Le Jaloux honteux de l'être (Charles DUFRESNY)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 6 mars 1708.

 

Personnages

 

LE PRÉSIDENT

LA PRÉSIDENTE

LUCIE, Nièce et Pupille du Président

DAMIS, Amant de Lucie

MONSIEUR ARGAN, autre Amant de Lucie

LISETTE, Suivante de Lucie

THIBAUT, Domestique du Président

HORTENCE, Jardinière

FRONTIN, Valet de Monsieur Argan, et Amant d’Hortense

 

La Scène est dans le Château du Président, à un quart de lieue de la Ville de Rennes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

MONSIEUR ARGAN, FRONTIN

 

MONSIEUR ARGAN.

Ce Château-ci me paraît assez beau ; je ne m’étonne pas si Monsieur le Président aime mieux y loger qu’à la Ville.

FRONTIN.

C’est comme s’il logeait à la Ville ; il n’y a qu’un quart de lieue de la Ville de Rennes, à ce Château-ci.

MONSIEUR ARGAN.

Monsieur le Président me dit hier de me rendre ici de grand matin, il croyait y coucher apparemment ; mais cette grande affaire où nous travaillâmes ensemble, l’aura obligé de coucher à Rennes.

FRONTIN.

Il faut que l’affaire soit importante, car un jaloux ne découche guères. Celui-ci ne quitte sa femme, que pour aller juger ; on dit même qu’il est inquiet en jugeant ; et des connaisseurs ont deviné qu’il est jaloux, parce qu’il ne dort jamais à l’Audience.

MONSIEUR ARGAN.

Tu m’as surpris, en m’apprenant qu’il est jaloux ; car il n’en a pas la réputation.

FRONTIN.

Je le crois bien, Monsieur ; ce n’est pas un jaloux déclaré, c’est un jaloux honteux de l’être : ce n’est pas un jaloux à l’Italienne, c’est un jaloux à la Française.

MONSIEUR ARGAN.

Mais, Frontin, comment as-tu pu connaître son faible, en deux ou trois fois que je t’ai envoyé ici ?

FRONTIN.

Bon ! comment ai-je connu le vôtre, dans le moment que vous m’avez parlé de Lucie ? Je suis pénétrant. À peine avez-vous ouvert la bouche pour me parler de la charmante Lucie, que j’ai connu l’amour prudent dont vous brûlez pour les grosses héritières, et l’ardeur sensée que vous avez pour les successions.

MONSIEUR ARGAN.

Je t’avouerai que j’ai plus de passion pour la succession, que pour l’héritière. Mais dis-moi, Frontin, as-tu mis la confidente dans nos intérêts ?

FRONTIN.

Pas encore ; c’est une Lisette inaccessible ; une Lisette surnaturelle ; car elle n’aime point les Frontins. Je n’ai pu encore séduire que le cœur d’une jeune petite Jardinière nommée Hortence, qui est simple, innocente ; et son innocence est devenue amoureuse de moi.

MONSIEUR ARGAN.

À quoi t’es-tu amusé là ? Une jeune innocente ne nous sera bonne à rien.

FRONTIN.

Je vous demande excuse, elle sera bonne à quelque chose. Il est question ici d’augmenter la jalousie que le Président a déjà conçue contre votre jeune rival ; et Hortence sera toute propre à cet usage.

MONSIEUR ARGAN.

Ce jeune Damis m’inquiète fort. Tu n’as donc pu savoir s’il aime Lucie, et s’il en est aimé ?

FRONTIN.

Je ne sais ni l’un ni l’autre ; mais je ne doute point qu’il ne feigne au moins d’être amoureux d’une pupille, qui lui ferait sa fortune.

MONSIEUR ARGAN.

C’est ici un coup de partie, Frontin ; car les prétentions de Damis, jointes aux droits de la pupille, et au crédit de Monsieur son Tuteur, absorberaient la succession de la défunte ; en un mot, ma fortune dépend de cette affaire-ci.

FRONTIN.

Et ma fortune dépend de la vôtre, Monsieur.

MONSIEUR ARGAN.

Ce qui est dit, est dit.

FRONTIN.

Nos conventions sont faites.

MONSIEUR ARGAN.

Ce mariage-ci me mettrait à mon aise.

FRONTIN.

Je vous mettrai à votre aise avec Lucie, et vous me mettrez à mon aise avec Hortence.

MONSIEUR ARGAN.

Tâche donc de voir cette Lisette.

FRONTIN.

Je l’ai demandée en entrant : mais il est si matin que ni la Présidente, ni Lucie, ni Lisette n’ont point encore paru ; elles dorment toutes, apparemment ; mais non, Lisette ne dort pas ; je la vois venir, bien éveillée.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR ARGAN, FRONTIN, LISETTE

 

MONSIEUR ARGAN.

Où court l’aimable Lisette ?

LISETTE.

Qui appelle là l’aimable Lisette ? Ah ! c’est un homme qui n’est pas trop aimable, lui.

MONSIEUR ARGAN.

Regardez-nous donc, Mademoiselle Lisette.

LISETTE.

J’ai encore les yeux si endormis... qu’à peine pourrais-je regarder un jeune homme.

MONSIEUR ARGAN.

Peut-on avoir un moment d’entretien avec vous ?

LISETTE.

Il est trop matin ; mon appétit de parler n’est pas encore ouvert.

MONSIEUR ARGAN.

Peut-être parleriez-vous plus volontiers à mon rival.

LISETTE.

Ah ! ah ! N’est-ce pas vous qui vous nommez Monsieur Argan ?

MONSIEUR ARGAN.

Oui, la belle.

LISETTE.

Et qui êtes en négociation avec Monsieur le Président ?

MONSIEUR ARGAN.

Justement.

LISETTE.

Pour obtenir ma Maîtresse en mariage ?

MONSIEUR ARGAN.

Tu l’es dit.

LISETTE.

J’ai une affaire pressée, Monsieur : je suis votre très humble servante.

MONSIEUR ARGAN.

Encore un mot. Vous êtes bien vive, bien inquiète ?

LISETTE.

Au contraire, Monsieur ; je suis si tranquille, si paresseuse, que je n’ai pas le courage de me mêler de vos affaires.

FRONTIN.

Mais encore, Mademoiselle la paresseuse, ne pourrait-on pas aiguillonner votre paresse ?

LISETTE.

Je vais vous dire quatre mots, pour vous épargner la peine d’en dire mille. Il n’y a que l’autorité de Monsieur le Président, qui puisse obliger ma Maîtresse à vous épouser. Or, pour l’épouser par force, vous n’avez que faire ni de son consentement, ni du mien.

MONSIEUR ARGAN.

Je sais que ta Maîtresse a toujours envisagé le mariage comme l’écueil de la liberté ; mais je suis d’un caractère si aisé à vivre, si doux, si facile, qu’elle ne trouvera avec moi ni gêne, ni contrainte.

LISETTE.

Oh ! je me doute bien qu’elle serait moins liée, moins engagée, et pour ainsi dire, moins mariée avec vous qu’avec un jeune homme ; mais c’est toujours être mariée.

MONSIEUR ARGAN.

Écoute-moi, je te prie.

LISETTE.

Il y a longtemps que j’écoute, et je vous aurais déjà quitté : mais c’est que je voudrais bien que ce fut vous qui me quittassiez, parce que voilà l’appartement de Madame la Présidente : Elle ne veut voir personne ici en l’absence de Monsieur le Président ; et comme c’est lui seul qui peut vous servir auprès de sa nièce, je vous prie d’aller l’attendre dans son appartement, qui est de l’autre côté du Château.

MONSIEUR ARGAN.

Nous ne voulons point incommoder Madame la Présidente.

FRONTIN.

Si vous recevez ainsi tous les Amants, vous n’aurez pas beaucoup de pratiques.

 

 

Scène III

 

LISETTE

 

Voilà déjà un Monsieur Argan qui me déplaît beaucoup ; et si c’est une nécessité que ma Maîtresse se marie, j’aimerais encore mieux... Mais je ne sais ce que j’aimerais mieux ; car ce jeune Damis que j’ai vu à Rennes, est trop joli homme pour n’être pas scélérat. Je crains pourtant que ma Maîtresse n’ait du goût pour lui, avant d’être sûre qu’il en ait pour elle. Elle n’ose m’avouer son amour, après m’avoir paru si prévenue, contre tous ces petits traîtres-là : elle est honteuse de se retrouver femme, après avoir été si raisonnable. Entrons dans sa chambre : elle m’a pourtant dit de ne l’éveiller qu’à neuf heures... Il n’importe, je lui dirai que sa montre retarde ; je ferai sonner sa pendule à réveil : mais je crains bien que l’idée de Damis n’ait prévenu le réveille-matin... Ne l’ai-je pas deviné ?

 

 

Scène IV

 

LUCIE, LISETTE

 

LISETTE.

Quelle diligence, Mademoiselle ! Vous lever et vous habiller toute seule ! Quelle diligence !

LUCIE.

Dis-moi, Lisette, crois-tu que la Présidente soit éveillée ? Son appartement est-il ouvert ?

LISETTE.

Oh que non. On n’y entrera pas si tôt : nous avons tout le temps de faire des réflexions, sur le mariage dont vous êtes menacée.

LUCIE.

Nous attendons, ce matin, des nouvelles de Monsieur le Président.

LISETTE.

Quand on attend des nouvelles de mariage, on ne dort point ; ou si on dort, on fait des songes fiévreux, qui vous réveillent en sursaut : on voit des fantômes. Ne dites-vous point hier, en vous couchant, certaines paroles magiques, qui font voir en rêve, celui qu’on doit épouser ?

LUCIE.

Je conviens que j’ai été toute la nuit inquiète : mais si ce mariage-ci me donne de l’inquiétude, c’est qu’il m’obligera peut-être à quitter la Présidente.

LISETTE.

Je ne m’étonne pas que vous aimiez si tendrement Madame la Présidente. Quand on a renoncé à l’amour, on est bien plus sensible à l’amitié.

LUCIE, soupirant.

Aie ! Cela est vrai.

LISETTE, soupirant aussi.

Aie ! oui. Et comme il faut absolument qu’une fille soupire ; l’amitié la fait soupirer, au défaut de l’amour.

LUCIE.

Je te vois venir, Lisette.

LISETTE.

Oh ! c’est moi qui veux vous voir venir ; et je ne vous parlerai pas la première se quelqu’un.

LUCIE.

De qui me veux-tu parler, Lisette ?

LISETTE.

Oh ! de personne. Parlons d’autre chose.

LUCIE.

Mais encore ?

LISETTE.

Parlons de votre tendre amitié, pour Madame la Présidente...

LUCIE.

Que tu es badine ! Est-ce que tu croirais que Damis ?...

LISETTE.

Ha ha ! Vous vous déclarez bien vite !

LUCIE.

Tu connais ma franchise.

LISETTE.

M’allez-vous avouer que vous l’aimez ?

LUCIE.

Je n’en suis pas encore tout à fait sûre ; mais je m’en doutai dès l’autre jour.

LISETTE.

Je m’en doutai moi aussi, en voyant Damis si aimable.

LUCIE.

Voici ce qui m’a fait remarquer que je l’aimais. Tu sais que je prends ordinairement plaisir à me déchaîner contre le mariage : tu sais que sans donner dans le ridicule de celles qui jurent de ne se marier jamais, je ne laissais pas de plaisanter celles qui se mariaient : Mais, l’autre jour j’en voulus plaisanter une ; et mes plaisanteries me parurent à moi-même si insipides, si fades...

LISETTE.

Comme les plaisanteries que notre jaloux fait contre la jalousie.

LUCIE.

Autre soupçon que j’ai de mon changement. Tu nous reproches quelquefois à la Présidente et à moi, que notre amitié est outrée en beaux sentiments : En effet, avant que d’avoir vu Damis, je faisais à le Présidente des sacrifices ; je renonçais pour elle au mariage cent fois par jour ; mille amants d’un côté, et mon amie de l’autre, elle l’emportait sans balancer.

LISETTE.

Et à présent, l’amour l’emporterait-il sur l’amitié ?

LUCIE.

Je suis sincère, je crois que la réflexion serait pour l’amitié ; mais le premier mouvement serait pour l’amour.

LISETTE.

Et le second aussi, sur ma parole. Mais à présent, que vous voilà quasi persuadée de votre tendresse pour Damis, dites-moi la vérité. Croyez-vous en être aimée ?

LUCIE.

Oui, Lisette, je crois qu’il m’aime.

LISETTE.

Vous croyez qu’il vous aime ? Hé ! quelles preuves en avez-vous ?

LUCIE.

Il m’aime, te dis-je ; car la première fois qu’il me vit chez cette tante entre deux âges, qui s’est accoutumée de jeunesse à plaire, et qui ne saurait s’accoutumer à croire qu’elle ne plaît plus.

LISETTE.

Hé bien, Mademoiselle, chez cette tante ?

LUCIE.

Je remarquai que pendant toute la soirée, Damis affecta de vouloir plaire à ma tante plutôt qu’à moi ; il ne parla quasi qu’à elle ; à peine me regarda-t-il.

LISETTE.

Cette preuve d’amour est incontestable. Mais Madame la Présidente m’a parlé d’une certaine déclaration d’amour, que Damis lui fit le même soir au bal.

LUCIE.

Ah Lisette ! quand j’y fais réflexion, je tremble de peur, que ce ne soit la Présidente qu’il aime. Si tu en savais les circonstances ! Non, Lisette, non ; ce n’est point moi que Damis aime.

LISETTE.

Passer en un moment d’un excès de confiance, à un excès de crainte ; croire sur un rien être aimée, et sur un autre rien, croire ne l’être pas ; voilà la femme, et la femme qui aime.

LUCIE.

Dans cette incertitude, la crainte domine, ma chère Lisette ; et je crains avec raison. Je n’ai vu Damis que deux fois ; il ne m’a jamais parlé : il est vrai que ses regards m’ont dit... mais je m’y suis trompée sans doute ; car je n’ai pas osé les soutenir assez longtemps, pour en tirer des conséquences bien sûres.

 

 

Scène V

 

LUCIE, LISETTE, LA PRÉSIDENTE avec un habit tout semblable à celui de Lucie

 

LISETTE.

J’entends ouvrir chez Madame ; son inquiétude la rend aussi diligente que vous.

LA PRÉSIDENTE.

J’allais à votre appartement, ma chère amie.

LUCIE.

J’avais envie de vous prévenir, Madame.

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! ah ! vous avez encore mis aujourd’hui l’habit fatal ?

LISETTE.

Mais contez-moi donc l’aventure de ces deux habits semblables. Pourquoi pestâtes-vous tant contre moi toutes deux, en revenant du Bal ? Vous me querellâtes de vous avoir fait prendre cette pièce d’étoffe ; Je n’y avais point entendu finesse : vous craigniez d’être reconnue au Bal par vos habits ordinaires ; vous ne vouliez point de mascarade : deux habits neufs et un masque sur le nez, vous faisaient un déguisement.

LUCIE.

Contons-lui l’aventure de la déclaration équivoque ; elle en jugera.

LA PRÉSIDENTE.

Voici le fâcheux de l’aventure. Damis cherchait au Bal, à parler à une de vous deux ; savoir laquelle, c’est la question : soit que la ressemblance de nos habits l’ait trompé, ou qu’elle lui ait servi de prétexte pour me parler : le fait est qu’étant masquée, j’entendis à mes oreilles le déclaration d’amour la plus passionnée. Mon mari était derrière ; je m’étais démasquée brusquement ; mon mari se démasquant aussi, Damis fut fort surpris, et nous demeurâmes tous trois immobiles. Damis voulut parler, mais mon mari tourna la chose en plaisanterie ; et galamment à son ordinaire, refusa d’entrer en explication.

LISETTE.

Sur ce récit je juge d’abord que la surprise de Damis est fort équivoque. Il pouvait être surpris de vous voir, où il avait cru voir Lucie ; il pouvait être surpris aussi de trouver votre mari si proche de vous.

LA PRÉSIDENTE.

Nous ne savons encore qu’en croire ; et cette incertitude, nous désole toutes deux également : car je crains autant d’être aimée, qu’elle craint de ne l’être pas.

LISETTE.

Vous en serez quittes pour le faire expliquer.

LUCIE.

Il n’est plus temps, Lisette ; car la nouvelle d’hier fait que Damis aurait aujourd’hui intérêt de m’épouser pour sa fortune. Cela rend suspecte la déclaration qu’il faisait en ma faveur.

LISETTE.

J’entends bien. Quand il ne vous aimerait pas, il feindrait à présent de vous aimer, pour les cent mille écus dont vous héritâtes hier, par cette mort qui m’a tant réjouie ; car il est permis de se réjouir de la mort de cette vieille Plaideuse, qui, à quatre-vingt-dix ans, menaçait d’en plaider encore trente, pour ruiner deux familles. Mais à propos de défunte, il y a là un autre héritier de cette Plaideuse, et qui prétend aussi vous épouser par accommodement.

LUCIE.

Ah ! tu me fais trembler, si c’était celui-ci dont mon Oncle parle dans sa lettre ; il n’en propose qu’un pour ce mariage.

LISETTE.

Oh ! s’il ne vous promet qu’un mari dans sa lettre, c’est sans doute ce Monsieur Argan ; car il est d’une figure à plaire beaucoup à un Jaloux.

LA PRÉSIDENTE, d’un ton sévère.

Lisette, je vous ai déjà défendu...

LISETTE.

Pardon, Madame, je ne prononcerai plus ce mot de Jaloux.

LA PRÉSIDENTE.

Suspendons nos jugements ; mon mari nous expliquera sa lettre. Il m’écrit qu’il ne reviendra que ce soir.

LISETTE.

Il reviendra donc ce matin ; car il vous mande toujours une heure avant son retour, qu’il ne reviendra de longtemps.

LA PRÉSIDENTE.

Encore ?

LISETTE.

Mais, Madame, pourquoi voulez-vous que je sois la seule de la maison, qui ne parle point de la jalousie de Monsieur ?

LA PRÉSIDENTE.

Qu’est-ce à dire ?

LISETTE.

Oui, Madame ; de tous les Domestiques, il n’y a que notre Concierge Thibaut, qui occupé de sa jalousie grossière, ne s’aperçoit point de la jalousie fine et délicate de son Maître.

LA PRÉSIDENTE.

Quoi, Lisette, les Valets parlent de sa jalousie ?

LISETTE.

Ils en parlent encore tout bas ; mais quand les valets parlent d’une chose tout bas, toute la Ville en parle bientôt tout haut.

LA PRÉSIDENTE.

Ah, ma chère Lisette ! c’est ce que je crains tant : car enfin, la jalousie d’un mari fait toujours tort à la réputation d’une femme. Il y a peu de gens assez équitables, pour croire un homme jaloux, sans s’imaginer qu’il a sujet de l’être.

LISETTE.

En effet, rien n’est plus rare qu’un Jaloux qui a tort ; les femmes prennent tant de soin de fonder la jalousie de leurs maris !

 

 

Scène VI

 

LA PRÉSIDENTE, LUCIE, LISETTE, HORTENCE, qui vient écouter la Présidente

 

LUCIE.

Voilà votre petite Hortence qui vous écoute.

LISETTE.

Comment souffrez-vous que Monsieur mette auprès de vous une petite espionne, qui lui rapporte mot pour mot tout ce que vous dites.

LA PRÉSIDENTE.

Cela ne me fait point de chagrin ; et cela fait plaisir à mon mari.

LISETTE.

Que de complaisance ! que de vertu ! Une femme si vertueuse à un Jaloux, quel dommage !

LUCIE.

Allez là-dedans, Hortence ; allez donc. Faut-il être ainsi importune ?

HORTENCE.

Je ne suis pas une importune ; c’est que je vous viens dire qu’il y a là-bas un Monsieur, qui dit qu’il s’appelle Monsieur Damis.

LA PRÉSIDENTE.

Ah Ciel ! Damis vient ici ?

HORTENCE, faisant la révérence à la Présidente.

Oui, Madame.

LUCIE.

Damis est ici ?

HORTENCE. Une révérence.

Oui, Madame.

LISETTE.

Damis est ici ?

HORTENCE. Une révérence.

Oui, Mademoiselle Lisette.

LUCIE.

Le verrons-nous, Madame ?

LA PRÉSIDENTE.

Êtes-vous folle ? Moi, le voir ?

LISETTE.

Vous n’y pensez pas ! en l’absence de Monsieur ! à huit heures du matin.

LUCIE.

Rentrons donc. Viens Lisette ; que je te dise de quelle manière il faut lui parler, pour découvrir ses sentiments.

 

 

Scène VII

 

HORTENCE

 

Ouais ! Je suis toute fâchée qu’on me marie à Thibaut : et pourquoi, puisque Monsieur Frontin ne m’a dit mot aujourd’hui. Thibaut me dit qu’il y a des hommes, c’est comme des sorciers, qui ont de la maladie dans leurs paroles : faut que ça soit, car quand Frontin me parlait hier, j’étais tout je ne sais comment.

 

 

Scène VIII

 

HORTENCE, DAMIS

 

DAMIS.

Dites-moi, je vous prie, la belle enfant, ne pourrais-je point parler à Lisette ? Je viens de l’appartement de Monsieur le Président, on m’a renvoyé à celui-ci.

HORTENCE.

Je m’en vais vous dire tout, tout de suite. C’est que comme j’étais dans la cour, j’ai vu le Carrosse ; vous avez ouvert la fenêtre du Carrosse, j’ai entendu, c’est Monsieur Damis ; je l’ai venu dire à tout le monde ; Elles se sont enfuies, et puis...

DAMIS.

Et puis ?

HORTENCE.

Et puis voilà Thibaut, qui me guette, et qui m’a défendu de parler à des hommes.

DAMIS.

Je vous prie de dire à Lisette que je l’attends.

HORTENCE.

Je m’en vas lui dire.

 

 

Scène IX

 

THIBAUT, DAMIS

 

DAMIS.

Dites-moi, je vous prie, Monsieur Thibaut ?...

THIBAUT, affligé.

Monsieur !

DAMIS.

Croyez-vous que Monsieur le président ?...

THIBAUT.

Monsieur !

DAMIS.

Revienne bientôt de Rennes ?

THIBAUT.

Monsieur, j’ai une grâce à vous demander.

DAMIS.

Qu’y a-t-il pour votre service ? Vous me paraissez affligé ?

THIBAUT.

Ce n’est pas de l’affliction qui m’afflige, mais c’est que...

DAMIS.

C’est que ?

THIBAUT.

C’est que je suis...

DAMIS.

Vous êtes ?

THIBAUT.

Je suis jaloux, Monsieur.

DAMIS.

Je vous en félicite.

THIBAUT.

Oh ! je ne suis point honteux d’être jaloux, moi, je le dis à tout le monde, afin qu’on ne touche point à mon Hortence. Pourquoi cacher la jalousie ? c’est une vertu naturelle, comme de boire et de manger.

DAMIS.

Mais mon enfant, je m’étonne que Monsieur le Président souffre un Jaloux chez lui ; étant d’une humeur si opposée à la jalousie.

THIBAUT.

C’est par bonté qu’il me souffre, cela est vrai, et il se moque toujours de ma jalousie. Mais il ne laisse pas de me consoler de mes tristesses ; et par compassion, il veut absolument que je lui aille conter tout ce qui m’a donné de la jalousie ; et que je lui dise tous ceux qui vont et viennent ici dedans pour me faire du chagrin, quand il n’y est pas.

DAMIS, à part.

Mes soupçons seraient-ils véritables ! Le Président serait-il jaloux ?

Haut.

Hé dites-moi, Monsieur Thibaut, votre Maître est donc un bon Maître ? Quoi ? par affection pour vous, il est fâché qu’en son absence, il vienne ici compagnie ? il sera donc fâché que je sois venu ?

THIBAUT.

C’est moi qui en suis fâché ; car pour Monsieur, il vous recevrait à bras ouverts. Il est civil, honnête ; il ira au-devant d’un honnête homme ; il sera toujours avec lui, à lui faire voir sa femme, lui-même ; et il le reconduit tout le plus loin qu’il peut.

DAMIS.

Tout le plus loin qu’il peut ! çà Monsieur Thibaut, j’étais venu ici pour lui parler d’une affaire de conséquence, vous lui direz au moins que je suis ressorti dans le moment.

THIBAUT.

Oh ! il ne se met pas en peine de cela : car quelquefois, quand ma petite Hortence, que j’ai dressée à rapporter à Monsieur et à moi, tout ce qui se dit céans... Oh je dis donc, que quand Hortence dit à Monsieur ceux qui sont venus, il ne l’écoute pas le plus souvent ; il n’y a que la naïveté d’Hortence, qui le réjouit là-dedans.

DAMIS.

J’en suis persuadé.

THIBAUT.

Oh, Monsieur je vous disais donc, moi, que je vous demande en grâce.

DAMIS.

Tu me demandes ?...

THIBAUT.

Je vous prie de ne plus parler à mon Hortence, et de me la laisser tout comme elle est.

DAMIS.

Je te le promets.

THIBAUT.

C’est que quand je vous ai vu lui parler, il m’a pris un... car ma jalousie à moi, c’est comme une migraine... Cela me prend d’abord-là, entre les deux yeux, comme un coup de marteau ; et cela me fait après un battement de cœur... et après, cela me monte comme un feu, qui me brûle le visage en dedans... et après, cela me redescend comme un glaçon, qui me donne la colique...

DAMIS.

Lisette tarde bien à venir. L’aura-t-on avertie ? Ah ! je l’aperçois.

THIBAUT.

Comme il est troublé ! vous verrez qu’il va négocier avec Lisette, pour mon Hortence. Tâchons de voir et d’entendre toute leur manigance, pour m’en plaindre à Monsieur.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

DAMIS, LISETTE

 

LISETTE.

Je ne vous conseille point de rester ici pendant l’absence du Président. S’il vous trouvait à son arrivée, cela augmenterait les soupçons qu’il a déjà conçus contre vous.

DAMIS.

Mais il sait bien que j’ai affaire à lui.

LISETTE.

Vous reviendrez quand il sera de retour. Sortez, croyez-moi.

DAMIS.

Je ne comprends pas, qu’il pût me faire mauvais accueil.

LISETTE.

Vraiment, je sais qu’il vous fera bon accueil ; c’est sa femme seule qui vous fera mauvaise mine : car elle aime le Président, quoiqu’il soit son mari ; et cet amour lui fait haïr tous ceux, qui peuvent lui donner de l’ombrage. On voit chez nous, tout le contraire de ce qu’on voit ailleurs. S’il entre ici quelques jolis hommes, c’est la femme seule qui fonce le sourcil ; et pendant que le mari s’efforce de les gracieuser en enrageant, la femme leur fait la moue de bon cœur. Elle leur tourne le dos, quand il leur tend le bras, parce qu’elle voit qu’il ride le front en leur souriant, et qu’il ne caresse que ceux dont il craint que sa femme ne soit caressées.

DAMIS.

Au portrait que tu m’en fais, je comprends qu’il est prudent de ne le pas attendre ici ; je vais à l’hôtellerie, jusqu’à ce qu’il soit arrivé : mais puisqu’il est trop matin pour voir Lucie, donne-lui au moins ce billet.

LISETTE.

Très volontiers.

DAMIS.

Et dis-lui bien, que je la convaincrai de la sincérité de mon amour.

LISETTE.

Je vous le répète encore ; c’est la difficulté : car comment voulez-vous prouver que c’est Lucie que vous aimez ?

DAMIS.

Je le prouverai, en la demandant en mariage.

LISETTE.

Vouloir épouser, ne prouve point qu’on aime ; et surtout en cette occasion. Vous fîtes l’autre jour au Bal une déclaration à la Présidente ; le lendemain Lucie devient une grosse héritière ; cela rend votre explication équivoque entre l’amour et l’intérêt.

DAMIS.

Il est aisé de prouver que je suis l’homme du monde le moins intéressé.

LISETTE.

Vous ne l’avez point encore prouvé, à moi.

DAMIS.

Tu as raison... j’oubliais... tiens, prend cela, en attendant mieux.

LISETTE.

Je le prends ; mais cela ne me persuade point. On peut être libéral par intérêt.

DAMIS.

Hé, laissons la plaisanterie : Rien n’est plus facile, te dis-je, que de prouver ma tendresse à Lucie. Mes regards, mes soupirs...

LISETTE.

Cela prouvera, que vous savez regarder, et soupirer.

DAMIS.

Ah ! l’on voit bien quand le cœur...

LISETTE.

Hé non, l’on ne voit point quand le cœur...

DAMIS.

D’accord ; mais enfin, l’amour se prouve...

LISETTE.

Se prouve ? comment ?

DAMIS.

L’amour se prouve par l’amour.

LISETTE.

Prouvez au moins votre prudence, en sortant au plus vite.

DAMIS.

Tu me feras avertir quand le Président sera de retour.

 

 

Scène II

 

LISETTE, FRONTIN

 

LISETTE, à part.

Ces petits Messieurs-là parlent tous aussi tendrement les uns que les autres. Ce qui les rend plus ou moins croyables, c’est le plus ou moins de faiblesse de la femme qui les écoute.

FRONTIN.

Il m’a paru que vous avez rebuté le Concurrent de mon Maître : par cette raison, vous devriez nous favoriser.

LISETTE.

Je rebute Damis, parce que je crains qu’il ne plaise trop à Lucie ; et je rebute votre Maître, parce que je crains qu’il ne lui déplaise beaucoup. À votre égard, vous êtes intrigant, et je hais l’intrigue. Point de commerce. Adieu.

 

 

Scène III

 

LISETTE, FRONTIN, HORTENCE

 

HORTENCE.

Mademoiselle Lisette, voilà Monsieur venu.

LISETTE.

Hé, vite, que j’aille savoir les nouvelles qu’il nous apporte.

 

 

Scène IV

 

HORTENCE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Hé bien, charmante Hortence, voilà donc Monsieur le Président arrivé ?

HORTENCE.

Je l’ai vu qui venait sans qu’on le voie, par les fossés, dans le Château ; et puis par toutes les petites portes, avec ses petites clefs il est monté tout doucement : car comme il est matin, il dit qu’il a peur d’éveiller Madame, parce qu’il l’aime bien.

FRONTIN.

Hé, où est-il à présent ?

HORTENCE.

Il a été tout d’un coup voir au lit de Madame ; et il a été fâché qu’a n’était pas déjà pu dedans.

FRONTIN.

Il est donc chez Madame ?

HORTENCE.

Oui ; et Madame a couru le voir, et ils sont tous seuls l’un avec l’autre ; et je m’en suis venu être aussi toute seule avec vous.

FRONTIN.

Hé, je voudrais bien que ce fût comme Monsieur et Madame : car je vous aime tendrement.

HORTENCE.

Je m’en suis doutée drès hier : car vous me parliez, et vous mêliez, avec vos paroles, des yeux, du soupir, et de petits tremblements ; ça était si joli.

FRONTIN.

Cela sera bien plus joli, quand j’aurai le loisir ; mais à présent il faut que vous fassiez, ce que je vous prierai de faire pour mon Maître.

HORTENCE.

Je ne fais toujours que ce que Thibaut me dit de faire.

FRONTIN.

Vous me parlez pourtant ; et Thibaut ne vous a point dit de me parler.

HORTENCE.

Oh dame ! n’y a que ça aussi que je ferai sans qu’il le dise.

FRONTIN.

Il faut pourtant que vous me rendiez service ; car jusqu’à présent vous ne m’aimez pas mieux que Thibaut.

HORTENCE.

Hé mais, mieux... Je ne peux pas bien vous dire ; car je l’aime d’une façon, et je vous aime, d’une autre : ce n’est pas de même enfin.

FRONTIN.

Expliquez-moi cette différence ?

HORTENCE.

La différence ?

FRONTIN.

Oui.

HORTENCE.

Li a déjà, que je l’aime d’accoutumance, petit à petit, depuis que j’étais petite ; et vous, ça est venu pu vite, ça est encore pu fort.

FRONTIN.

Expliquez-moi cela encore un peu plus clairement ?

HORTENCE.

Hé bien, la différence ! Tenez, imaginez-vous, quand il est avec moi, et qu’il me prend la main, je n’y prends pas garde seulement : mais quand vous me l’avez prise hier, je l’ai retirée au plus vite ; car j’étais si troublée, que je ne savais pourquoi.

FRONTIN.

Expliquez-moi cela encore un peu plus clairement.

HORTENCE.

Mais faut-il tant dire ? je ne l’aime pus du tout pour être mariée avec lui ; et que je vous aimerais cent fois mieux pour ça que lui.

FRONTIN.

Oh ! que si j’avais le temps, vous m’expliqueriez cela encore un peu plus clairement ; mais répondez-moi, charmante Hortence, c’est vous qui reportez tout à Monsieur le Président ?

HORTENCE.

Oui, Monsieur Frontin.

FRONTIN.

Si vous m’aimez mieux que Thibaut, vous m’aimez mieux aussi que Monsieur le Président ?

HORTENCE.

Oh oui, je vous aime mieux que de l’argent qu’il me donne.

FRONTIN.

Promettez-moi deux choses ; premièrement, de ne dire à personne que vous m’aimez ; ensuite de rapporter à Monsieur le Président, tout ce que je vous dirai de lui dire.

HORTENCE.

Eh ben ! Je vous promets tout ça : Mais comme Monsieur le Président n’a pas été ici pendant hier, drès qui sera tout seul, je m’en vas ly dire tou ce que Madame a fait : le voulez-vous bien ?

FRONTIN.

Je vous le permets, à condition que vous lui direz ensuite ce que je viens de voir ; c’est que ce Monsieur Damis, qui vous a parlé, vient de donner un papier à Lisette.

HORTENCE.

Bon !

FRONTIN.

Et quand vous direz cela à Monsieur, il faut qu’il soit tout seul.

HORTENCE.

Bon !

FRONTIN.

Et sans faire semblant de rien, vous quitterez Lisette, pour voir ce qu’elle fera de ce papier.

HORTENCE.

Je verrai ben ça, car je me fourre partout.

FRONTIN.

Vous viendrez me rendre réponse, et je vous dirai ce qu’il faudra faire. Mais Monsieur vient à son appartement ; je vais avertir Monsieur Argan mon Maître.

 

 

Scène V

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, HORTENCE

 

LE PRÉSIDENT, riant.

Ha, ha, ha ! je vous demande pardon, Madame, laissez-moi rire de vos questions, avant que d’y répondre sérieusement. Ha, ha, ha !

LA PRÉSIDENTE.

Allez dedans, petite fille. Mais Monsieur, qu’avez-vous donc tant à rire ?

 

 

Scène VI

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE

 

LE PRÉSIDENT.

Oh ! Permettez-moi de rire, Madame, je vous prie, je suis en humeur aujourd’hui de me réjouir ; et l’heureux accommodement que je viens de terminer, nous doit inspirer à tous de la gaîté. Permettez-moi donc de rire un peu, de la conversation que nous venons d’avoir ensemble.

LA PRÉSIDENTE.

Je ne trouve rien de risible dans notre conversation. Depuis le moment de votre arrivée, vous m’avez fait un détail de la mort subite d’une vieille plaideuse, et de la manière dont les Juges veulent accommoder deux familles par un mariage : que trouvez-vous de plaisant à tout cela ?

LE PRÉSIDENT.

Le plaisant que j’y trouve, Madame, c’est que pendant tout ce long détail, vous ne m’avez questionné que sur un seul article. J’ai pris plaisir à vous voir, sur cet article seul, une curiosité excessive, retenue par la crainte de paraître trop curieuse. Chaque fois que j’ai parlé d’un héritier que nos arbitres veulent marier à Lucie, vous m’avez demandé d’un ton curieux et retenu : cet héritier, Monsieur, quel homme est-ce ? Puis un moment après : Monsieur, cet héritier a-t-il du mérite ? Moi, prenant plaisir à continuer d’autres détails, sans répondre à vos questions sur l’héritier, et vous, les y faisant retomber à tout propos : l’héritier est-il jeune ou vieux ? l’héritier est-il bien fait ? l’héritier est-il aimable ? et toujours tremblante de peur que votre curiosité ne me donnât de l’ombrage : J’avoue que cette curiosité vive et timide, m’a paru très plaisante.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! permettez que je rie un peu à mon tour, de vous voir rire avec tant d’affectation de ma curiosité, pour me cacher l’inquiétude qu’elle vous donne.

LE PRÉSIDENT.

Vous voilà dans vos plaisanteries ordinaires.

LA PRÉSIDENTE.

Si je plaisante quelquefois avec vous des petites inquiétudes que je vous vois, ce n’est qu’entre nous autres, au moins. Je craindrais hors votre nièce et moi quelqu’un s’en aperçût.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! ne craignez point qu’il vienne jamais dans l’idée de personne, que je sois un mari inquiet : il n’y a que vous et ma nièce qui vous mettiez ces visions en tête ; et je blâme fort les précautions que vous prenez là-dessus. Pourquoi, par exemple, vouloir vous renfermer dans un Château ? Encore, si vous y receviez des compagnies de plaisir, si vous attiriez ici les jeunes gens de la Ville de Rennes...

LA PRÉSIDENTE.

C’est à vous à les y amener, si cela vous fait plaisir.

LE PRÉSIDENT.

Bon ! j’irai vous amener des gens qui ne vous conviendront point ! J’aime mieux vous en laisser le choix.

LA PRÉSIDENTE.

Parce que vous savez que nous ne choisirons personne.

LE PRÉSIDENT.

Quoi ! toujours des soupçons ! toujours des injustices ! me soupçonner d’un vice que je déteste, que j’ai en horreur ! Je vous le dis sans cesse, oui, de toutes les passions, la jalousie est celle qui me paraît la plus honteuse, et la plus déshonorante.

LA PRÉSIDENTE.

Quoi qu’il en soit, vous ne sauriez blâmer mon goût pour la solitude ; et pour mettre en repos l’esprit d’un mari, qu’on aime, on ne saurait prendre trop de précautions.

LE PRÉSIDENT, riant.

Bon ! des précautions, si j’étais d’humeur à soupçonner...

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! je vous défierais d’avoir des soupçons fondés. Je me suis ôté jusqu’à la possibilité de vous tromper.

LE PRÉSIDENT, riant.

La possibilité y est toujours.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! par plaisir, imaginez-vous un peu par quel moyen.

LE PRÉSIDENT, riant.

Pour imaginer des moyens de tromper, il faut être femme : Pour moi, je n’imagine rien.

LA PRÉSIDENTE.

Faites un effort d’esprit.

LE PRÉSIDENT.

J’ai l’esprit bouché sur le manège des femmes.

LA PRÉSIDENTE.

Mais encore ?

LE PRÉSIDENT.

Je suis un enfant là-dessus.

LA PRÉSIDENTE.

Vous savez qu’aucun autre domestique ne m’approche, qu’une simple petite Jardinière.

LE PRÉSIDENT, riant.

La fille la plus simple a de l’esprit de reste, pour conduire une intrigue.

LA PRÉSIDENTE.

Il faut passer par votre chambre, pour entrer dans la mienne ; car j’ai fait condamner toutes les portes de dégagement.

LE PRÉSIDENT, riant.

N’y a-t-il pas de fenêtres ?

LA PRÉSIDENTE.

Pour recevoir une visite par les fenêtres, il faudrait que je fusse un moment sans vous.

LE PRÉSIDENT.

Mais je dors quelquefois.

LA PRÉSIDENTE.

Rarement : mais en cas de surprise, où cacher un galant ? tout est ouvert pour vous, cabinets, armoires, coffres.

LE PRÉSIDENT, riant.

J’ai connu un petit homme qui se cacha un jour dans un étui de des grosses basses de violon : pour moi, je ne m’aviserais jamais d’aller chercher là.

LA PRÉSIDENTE.

Vous vous avisez d’y penser pourtant. Vous me dérangez mes tiroirs, mes boites ; vos mains sont plus souvent dans mes poches, que dans les vôtres ; où pourrais-je seulement cacher un billet ?

LE PRÉSIDENT.

Un billet ? on l’avale.

LA PRÉSIDENTE.

Vous n’imaginez rien, vous avez l’esprit bouché, vous n’êtes qu’un enfant !

LE PRÉSIDENT.

Ce sont des plaisanteries que je vous dis ; ne voyez-vous pas que je suis en humeur de plaisanter sur tout ? Mais parlons sérieusement, je vais satisfaire votre curiosité. Ma nièce, ma nièce.

 

 

Scène VII

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, LUCIE

 

Le jeu de cette Scène est que Lucie est impatiente, et que le Président attribue son impatience à la Présidente, qui l’écoute tranquillement.

LE PRÉSIDENT.

Madame dit que vous êtes impatiente de savoir le choix qu’on a fait pour vous ?

LUCIE.

Cela est vrai, je vous l’avoue.

LE PRÉSIDENT.

Quelle complaisance pour votre amie, d’avouer que vous avez impatience d’être mariée, vous qui êtes si prévenue contre le mariage !

LUCIE.

Mon impatience n’est point d’être mariée ; c’est seulement de savoir à qui vous voulez me marier.

LE PRÉSIDENT.

Je ne veux plus vous tenir en suspens, Madame, il y a deux héritiers...

LUCIE.

Hé, lequel des deux, Monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Patience, ma nièce. Pour satisfaire votre curiosité, Madame, je vous dirai que nos arbitres qui n’envisagent dans ce mariage que la solidité d’un accommodement, pour pacifier deux familles, penchent beaucoup pour le plus âgé des deux, qui est Monsieur Argan.

LUCIE.

Monsieur Argan ? mais, Monsieur...

LE PRÉSIDENT, parlant toujours à le Présidente en la regardant.

Doucement, ma nièce. Ne vous alarmez point, Madame, car je suis, moi, pour l’autre héritier, qui est Damis ; parce qu’il me paraît que la convenance des âges, doit être de quelque considération dans un mariage.

LUCIE.

Sans doute, Monsieur ; et je serais très fâchée, si on...

LE PRÉSIDENT.

Ne vous fâchez point, Madame, je vois bien ce qui convient à Lucie. Damis est fait à peindre, Damis a de l’esprit, de l’enjouement ; enfin Madame, Damis...

LA PRÉSIDENTE.

Mais, Monsieur, comme c’est à Lucie que vous donnez un époux, c’est à elle à qui vous devez en faire le portrait.

LE PRÉSIDENT.

C’est à elle aussi, Madame, que je le fais. Je vous dirai donc, ma nièce, que j’ai eu une forte dispute contre nos arbitres ; et je leur ai opposé mille raisons pour Damis, et je leur en opposerai encore : car enfin, Madame, à toute rigueur, j’aimerais encore mieux sacrifier un peu de nos intérêts, au plaisir d’avoir dans ma famille un mérite brillant, comme celui de Damis ; et d’ailleurs, un jeune homme dans notre société, égaierait un peu cette vie triste, que vous avez résolu de mener, Madame ; cela vous obligerait à voir du monde.

LA PRÉSIDENTE.

Non, Monsieur, rien ne peut plus m’obliger à voir du monde.

LE PRÉSIDENT.

Il faudrait bien par complaisance pour de jeunes mariés...

LA PRÉSIDENTE.

Je n’en aurai pas même pour vous là-dessus ; et de plus Lucie se séparera de nous, dès qu’elle aura un mari.

LE PRÉSIDENT.

On a toujours de la liaison, avec une nièce ou un neveu.

LA PRÉSIDENTE.

En un mot, monsieur, je vous prie de n’avoir nul égard à moi dans le choix que vous ferez.

LUCIE.

Madame a raison, vous avez des vues trop étendues.

LE PRÉSIDENT.

C’est vous qui les étendez, ma nièce. Mais plaisanterie à part, je prendrai fortement le parti de Damis : il faut cependant ménager Monsieur Argan pour nos intérêts ; disposez-vous je vous prie, à le bien recevoir ; nous devons au moins payer de politesse, l’empressement qu’il a de rechercher notre alliance.

LA PRÉSIDENTE.

Nous allons l’attendre dans mon appartement.

LE PRÉSIDENT.

Je vais vous le mener à l’instant, j’ai quelques ordres à donner à Thibaut.

 

 

Scène VIII

 

LE PRÉSIDENT

 

Oui sans doute, ma femme s’intéresse pour Damis. J’ai bien remarqué que Lucie était tranquille, indifférente ; et que ma femme seule était, dans l’impatience de savoir, si Damis entrera dans ma famille. Après cela n’ai-je pas raison de croire, que mes soupçons du bal étaient bien fondés ? Mais Thibaut va peut-être encore me donner quelques lumières.

 

 

Scène IX

 

LE PRÉSIDENT, THIBAUT

 

THIBAUT.

Je viens à vous, monsieur, je viens à vous, vous êtes toute ma consolation.

LE PRÉSIDENT.

Tu me parais inquiet, agité ; tu sais la part que je prends à tes chagrins, qu’as-tu donc ? ne serait-il point venu en mon absence, quelqu’un pour traverser ton mariage ? Ne me cache rien, tu as eu sans doute quelque sujet de jalousie ? parle donc, comme te voilà troublé !

THIBAUT.

On le serait à moins, Monsieur. Il est venu ici un homme... Ouf.

LE PRÉSIDENT.

Hé bien, un homme te fait-il peur ?

THIBAUT.

Ah, Monsieur ! on dit que cet homme-là s’appelle Damis.

LE PRÉSIDENT.

Le nom ne fait rien à la chose.

THIBAUT.

Oui, Monsieur ; mais c’est que si vous aviez vu comme il est bien fait, c’est un grand homme qui a une mine...

LE PRÉSIDENT.

Ton récit m’ennuie... Hé bien ?

THIBAUT.

Ah, Monsieur ! vous allez voir la suite.

LE PRÉSIDENT.

Je n’ai que faire de ta suite... Après ?

THIBAUT.

C’est quez comme je rodais ici autour, pour voir si... parce que... quelquefois...

LE PRÉSIDENT.

Pour voir quoi ?

THIBAUT.

Pour voir comment, et par où... car...

LE PRÉSIDENT.

Par où, comment, car ; que voulais-tu voir ?

THIBAUT.

Je voulais voir, je n’en sais rien ; mais comme je suis jaloux, je veux toujours tout voir, pour voir si je ne verrai point... je veux tout voir enfin.

LE PRÉSIDENT.

Et tu as vu ?

THIBAUT.

J’ai vu premièrement qu’Hortence allait et venait, et tournait et retournait ; et c’est qu’elle cherchait ce jeune homme qui l’attendait ici. Aussitôt pour empêcher ça, je lui ai dit que j’étais jaloux ; n’ai-je pas bien fait, Monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Fort bien.

THIBAUT.

Après cela, comme il me tournait de fil en aiguille, comme pour savoir si vous étiez jaloux aussi...

LE PRÉSIDENT.

C’est qu’il a intérêt que tu ne sois point jaloux.

THIBAUT.

C’est vous qu’il voulait savoir ; mais je lui ai dit que non.

LE PRÉSIDENT.

Je vois bien que ta jalousie nuit aux desseins qu’il a sur Hortence.

THIBAUT.

Oui, car j’ai entendu après, qu’il disait à Lisette des mots tout bas, et des mots tout haut ; il faisait des hélas par secousses : Ses soupçons me désolent, disaient-il ; Hé je t’en conjure, favorise mon amour. Et après, Lisette lui a dit, allez-vous-en, car il ne faut pas que Monsieur le Président vous trouve ici.

LE PRÉSIDENT.

Cela est clair.

THIBAUT.

Oui, Monsieur cela est clair ; car c’est qu’il sait que par bonté, vous vous fâchez de ce qui me fâche.

LE PRÉSIDENT.

Je n’en puis douter, il vient pour voir ma femme, c’est elle qu’il aime.

THIBAUT.

C’est mon Hortence qu’il aime.

LE PRÉSIDENT.

C’est elle sans doute.

THIBAUT.

Elle-même, c’est ce que je vous dis. Mettez-vous à ma place. Mais, Monsieur, j’oubliais, que tout d’un coup après, comme je ne l’ai plus vu, je me suis douté qu’il s’était caché ici.

LE PRÉSIDENT.

Tu ne l’as donc pas vu sortir ?

THIBAUT.

Je m’en vais vous dire. C’est que pour voir où il était, je me suis souvenu d’une invention que vous me donnâtes un jour, quand vous me dîtes qu’il y avait un homme caché ici.

LE PRÉSIDENT.

Mais abrégeons. As-tu vu sortir Damis ?

THIBAUT.

Patience, Monsieur. J’ai donc pris, comme vous me dîtes l’autre fois, la petite chienne de Madame, qui est accoutumée à aboyer ; quand elle sent quelqu’un de dehors, dans le Château ; et avec la petite chienne sous mon bras, j’ai fait la chasse partout, pour trouver le gîte, comme vous m’avez appris.

LE PRÉSIDENT.

Finis donc.

THIBAUT.

Et quand j’ai été à un petit coin où on ne voit goutte, la chienne a aboyé, Monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Damis y était donc caché ?

THIBAUT.

Il faut bien dire ; car il s’en est allé bien vite, et il est sorti du Château.

LE PRÉSIDENT.

Il faut suivre cela. Mais on m’a dit que monsieur Argan est là-dedans.

THIBAUT.

Ha, oui, Monsieur c’est un homme petit, laid. Voilà comme il le faut pour épouser chez nous.

LE PRÉSIDENT.

Tâchons de faire affaire avec lui, et promptement, afin que Damis n’ait plus de prétexte pour venir ici.

THIBAUT.

Oui, c’est cet Argan-là qu’il nous faut. S’il n’en vient que comme lui au Château, mon Hortence sera pour moi tout seul.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

LE PRÉSIDENT, MONSIEUR ARGAN, LA PRÉSIDENTE, LUCIE, LISETTE, FRONTIN

 

MONSIEUR ARGAN.

En un mot, Mademoiselle comprend bien, par la situation des affaires, que c’est son avantage de m’épouser ?

LUCIE.

Excusez-moi, Monsieur, je n’entends point les affaires.

LE PRÉSIDENT.

Nous déciderons la chose, dans l’Assemblée qu’on tiendra demain.

MONSIEUR ARGAN.

Je vais toujours disposer mes amis à soutenir mes droits ; je laisse ici Frontin, afin que vous m’écriviez ce soir, la résolution de Mademoiselle.

LE PRÉSIDENT.

Je reviens vous parler, dès que j’aurai reconduit Monsieur.

MONSIEUR ARGAN, bas à Frontin.

Je te laisse ici à dessein, pour achever d’irriter la jalousie du Président contre Damis.

FRONTIN.

Je vous en rendrai bien compte.

 

 

Scène II

 

LA PRÉSIDENTE, LUCIE, LISETTE

 

LUCIE.

Quel homme, ma chère amie ! quel caractère d’homme ! qu’il est haïssable !

LA PRÉSIDENTE.

Cet homme si haïssable, sera choisi tout d’une voix par les Arbitres. Mon mari tourne leurs esprits comme il veut.

LUCIE.

Je ne le sais que trop.

LISETTE.

Et vous vous laisserez ainsi sacrifier à sa jalousie ?

LA PRÉSIDENTE.

Si l’on lui pouvait persuader que Damis vous aime ?

LISETTE.

Hé, Madame ! quand vous lui prouveriez que Damis aimerait douze Lucies, il craindrait encore que vous ne fussiez la treizième.

LUCIE.

Donne-nous donc quelque expédient, pour lui ôter ses soupçons.

LISETTE.

Bon ! ôtez-lui un soupçon, il lui en viendra vingt autres ; car la source en est dans sa tête. En un mot ; s’il n’était que jaloux, nous serions perdus ; mais heureusement, il est honteux d’être jaloux. Faites-lui sentir qu’on devine ses vues, il n’osera peut-être les suivre plus loin. Son faible principal, c’est la honte. Oui, Madame, la jalousie est le nœud de la difficulté, il faut que la honte en fasse le dénouement. La honte a autant de pouvoir sur les hommes que sur nous : Si la honte rend quelques femmes modestes, ne rend-elle pas quelques guerriers hardis ? Oui, oui, souvent la honte fait avancer les poltrons, comme elle fait reculer les femmes.

LA PRÉSIDENTE.

Lisette a raison. Mais qui de nous deux lui donnera les premières attaques ? ce ne sera pas moi ; je crains trop d’augmenter ses soupçons, en affectant de les lui reprocher.

LUCIE.

Ce sera moi qui parlerai. Je lui ferai voir que je démêle ses motifs et ses craintes : Je lui dirai franchement, que je ne veux point de Monsieur Argan, que j’aime Damis... Et quoique je n’en sois pas sûre, je lui dirai que Damis m’aime aussi.

LA PRÉSIDENTE.

À propos, son billet est-il tendre ?

LUCIE.

Je vais vous le montrer.

LISETTE.

Je l’ai lu ; mais la tendresse sur le papier ne prouve rien. J’ai lu des Romans si tendres !

LUCIE, cherchant le billet dans sa poche.

Ouais !

LA PRÉSIDENTE.

L’auriez-vous perdu ?

LUCIE.

Non, non, je m’en souviens, je l’ai mis dans mon tiroir.

LA PRÉSIDENTE.

Mon mari revient, je vous laisse avec lui.

LUCIE, seule.

Je vais lui parler d’une manière... Il n’aura point de réplique, je veux le rendre muet.

 

 

Scène III

 

LUCIE, LE PRÉSIDENT

 

LE PRÉSIDENT.

Je viens de reconduire notre homme : je n’ai pas voulu lui ôter toute espérance parce que nous avons besoin de lui ; mais je vous promets...

LUCIE.

Vous me promettez ce que vous ne me tiendrez pas.

LE PRÉSIDENT.

Que veut dire cette méfiance ?

LUCIE.

Voulez-vous que je vous parle franchement et librement, à mon ordinaire ? Je suis vive, comme vous savez ; et toute l’autorité que vous avez sur moi, ne m’empêche pas de vous donner quelquefois de petites attaques sur votre naturel soupçonneux. Je crois avoir démêlé vos motifs, pour choisir un homme tel que Monsieur Argan : Je vais vous dire là-dessus tout ce que je pense.

LE PRÉSIDENT.

Tout ce que vous pensez, et tout ce que vous ne pensez pas même ; car par complaisance pour ma femme, vous m’allez redire tout ce qu’elle vient de vous dicter.

LUCIE.

Il faut convenir que vous avez d’étranges préventions.

LE PRÉSIDENT.

C’est vous qui êtes prévenue pour elle ; vous prenez son parti avec une vivacité... Ses intérêts sont les vôtres ; vous ne voyez que par ses yeux, et elle parle souvent par votre bouche ; vous êtes son écho.

LUCIE.

Non, Monsieur, je ne suis point son écho, et je vais vous parler avec une liberté qu’elle n’aurait pas prise assurément. Permettez-moi de m’explique sur ce mariage-ci.

LE PRÉSIDENT.

Volontiers. Mais je pourrais vous épargner la peine d’une explication ; car je devine tout ce que vous m’allez dire, ma chère nièce, avant que vous ayez ouvert la bouche. Je sais mot pour mot tout ce que la Présidente vient de vous inspirer : J’ai tant étudié ma femme ! je la sais par cœur. Par exemple, sur l’aventure du Bal, je devinai qu’elle vous prierait, de me venir répéter syllabe pour syllabe, la même justification qu’elle m’avait faite ; et cela ne manqua pas.

LUCIE.

Je ne réponds point à cela, de peur de m’impatienter ; car si nous vous eussions conté l’aventure différemment : elles se sont coupées, eussiez-vous dit : nos relations sont conformes : elle m’a dicté la mienne, dites-vous. Que faut-il donc faire pour dissiper vos ombrages ?

LE PRÉSIDENT.

Rien ; car je n’en eus jamais. Vous vous imaginez que je suis soupçonneux, parce que je suis pénétrant : vous ne faites point de différence entre soupçonner, et avoir de la pénétration d’esprit. C’est pénétration seule, par exemple, qui me fait deviner ce que vous m’allez dire, pour ne point épouser Monsieur Argan.

LUCIE.

Oh devinez donc, puisque vous ne voulez pas me laisser parler.

LE PRÉSIDENT.

Vous m’allez dire, par exemple, que je suis le maître de choisir, entre les deux héritiers.

LUCIE.

Je le crois ainsi.

LE PRÉSIDENT.

Je vous devine, comme vous voyez ; Et vous m’allez dire encore, que Monsieur Argan ne vous convient point.

LUCIE.

C’est ce que j’allais vous représenter.

LE PRÉSIDENT.

Ne vous dis-je pas ? Et vous me représenterez encore, que Damis vous convient mieux, qu’il vous estime, qu’il vous aime, qu’il n’adore que vous.

LUCIE.

D’accord ; c’est ce que je voulais vous apprendre.

LE PRÉSIDENT.

Ne vous dis-je pas ? Vous m’apprendrez aussi, qu’étant persuadée, convaincue de la sincérité de son amour, votre cœur n’a pu se défendre...

LUCIE, impatiemment.

Il faut bien vous l’avouer, puisque cela est vrai.

LE PRÉSIDENT.

Ne vous dis-je pas ? Et ensuite vous m’avouerez confidemment, que vous avez pour l’autre une antipathie, une aversion, une haine...

LUCIE, en colère.

Hé bien, oui, oui, oui, oui ; j’aime l’un, et je hais l’autre.

LE PRÉSIDENT.

C’est ce que je vous dis. Vous voyez que je suis au fait, comme si j’avais été derrière la Présidente, quand elle vous a fait votre leçon.

LUCIE.

Vous me mettez dans une impatience... Quoi ? parce que vous devinez que je vais vous dire des vérités, cela vous persuade qu’elles ne sont pas vraies.

LE PRÉSIDENT.

J’ai malheureusement l’art de pénétrer les vérités qui ne sont pas vraies.

LUCIE.

Oh ! la patience m’échappera. Écoutez, Monsieur, il faut que je vous respecte beaucoup, pour surmonter la colère où me met... votre... votre... pénétration, Monsieur, votre pénétration.

LE PRÉSIDENT.

J’admire l’ardeur de votre zèle pour une amie. Vous avez oublié, pour me persuader, de me dire que Damis est venu ici en mon absence vous faire une déclaration d’amour.

LUCIE.

Si je savais qu’il y fût venu, je vous le dirais aussi. Mais j’aurais beau vous dire qu’il serait venu ici pour moi, vous croiriez qu’il y serait venu pour votre femme.

LE PRÉSIDENT.

Ha, ha, ha ! votre dépit me réjouit ; il vous fait dire des extravagances. Sérieusement, ma nièce, votre zèle pour ma femme vous fera devenir folle.

LUCIE.

Oh ! c’est vous qui me la feriez devenir : je n’y puis plus tenir, et je vous déclare en un mot, que s’il le faut absolument, Monsieur, je me sacrifierai à ma nécessité de ce mariage : mais vous me permettrez de m’en éclaircir moi-même.

 

 

Scène IV

 

LE PRÉSIDENT

 

Ne balançons plus ; allons à Rennes prévenir les mesures que Lucie pourrait prendre. Mais Damis est venu ici en mon absence, et Lucie n’en sait rien ! C’est donc pour ma femme seule qu’il y est venu.

 

 

Scène V

 

LE PRÉSIDENT, THIBAUT, HORTENCE

 

LE PRÉSIDENT.

Qui est-ce là qui m’écoute ? Ah !

HORTENCE.

C’est moi, Monsieur, qui ai vu qu’ous étiais tout seul avec personne ; et comme je ne vous ai pas encore dit ste fois-ci, ce que Madame a fait tandis qu’ous n’y étiais pas, je vians vous le dire, comme à l’accoutumée.

LE PRÉSIDENT, à Thibaut.

C’est toi qui lui ordonnes de me venir toujours rompre la tête des choses dont je n’ai que faire.

THIBAUT.

C’est que ces petits dialogues vous amusent, et j’en fais mon profit.

LE PRÉSIDENT.

J’ai bien de la complaisance !

HORTENCE.

Il se trouve donc que drès avant-hier au soir, Madame se coucha tourte seule, parce qu’ou n’y étiais pas. Hier au matin, drès que Madame a été du haut en bas du lit, elle a pris ses pantoufles, et pis al a commencé par aller vouar à son miroir, comment a se portait ; après elle s’est mise à tourné, viré, ouvrir tous ses tiroirs, et pis les reframer, ravoindre trois fois la même chose, et pis la resserrer ; Hortence, me faut-ci ; Hortence me faut ça, va-t-en me quérir ci, et pis ne bouge : donne-moi ça ; et pi, je n’en veux pu : tantia que n’y a rien à vou dire là-dessus ; car c’est comme si al n’avait rien fait pendant tras heures.

LE PRÉSIDENT.

J’avoue que sa naïveté me divertit.

THIBAUT.

N’est-il pas vrai ? elle a un mémoire...

HORTENCE.

Après, al a été bientôt coiffée ; car ce n’est pu comme quand al avait des cheveux, qui tenaient à sa tête ; à steure a n’a qu’à prendre sa perruque à dentelle ; a met ça comme un étui, coque ; et pi vla qu’est fait.

THIBAUT.

Cela est admirable ! Après, après ?

HORTENCE.

Après, al a couru bien vite à la ruelle du lit, al a tiré le rideau su elle, et pi al s’est baissée...

LE PRÉSIDENT.

Hé fi, petite Fille, faut-il ainsi examiner ? Je ne veux plus rien savoir.

HORTENCE.

Je ne vous dirai donc pas queque chose.

LE PRÉSIDENT.

Thibaut a bien envie de le savoir.

THIBAUT.

Oui.

HORTENCE.

C’est que ce matin, comme Madame s’habillait, j’ai vu...

THIBAUT.

Vous avez vu ?

HORTENCE.

J’ai vu que j’entendais cogner à la fenêtre par en dehors.

THIBAUT.

Hé bien ?

HORTENCE.

Et Madame a été ouvrir elle-même.

THIBAUT.

Elle-même ?

HORTENCE.

Et vla tout d’un coup que c’était la petite guenon du Fermier, qui s’est jetée sur Madame pour la caresser.

LE PRÉSIDENT, reprenant haleine.

Ouf !

THIBAUT.

Hé bien, n’y a-t-il plus rien ?

HORTENCE.

Oh ! l’y a encore, que tout à l’heure tantôt, j’ai vu Monsieur Damis qui donnait un papier à Lisette.

LE PRÉSIDENT.

Ah ciel ! ce sera peut-être une déclaration d’amour...

THIBAUT.

Pour Hortence, Monsieur : Il aura deviné que cette petite coquine-là sait lire. Voilà ce que c’est d’apprendre à lire aux filles.

LE PRÉSIDENT.

Il faut suivre cela de près ; viens avec moi Thibaut.

 

 

Scène VI

 

HORTENCE

 

Queux vilain maussade ! Me vla déjà fiancée à ly, pourtant. Mais je dirai à Monsieur le Président tantôt queuque chose, pour que Thibaut n’achève pas d’être marié avec moi.

 

 

Scène VII

 

HORTENCE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Hé bien, charmante personne, avez-vous dit à Monsieur le Billet ?...

HORTENCE.

Je lui ai dit, et il a fait une mine tout comme Thibaut.

FRONTIN.

Vous n’aurez jamais pu attraper, comme je vous ai dit, le papier de Mademoiselle Lucie.

HORTENCE.

Je m’en vas vous dire. C’est que comme j’ai entré dans la chambre de Lucie, al avait le visage su sa main, et son bra sur sa table, et pui le papier qual tenait, et pui a lisait, lisait ; et pui al soupirait, soupirait ; et pui a parlait à elle toute seule ; et pui a regardait en bas sans branlé ; et pui a disait des mots bien fort en haut. Dame ! à la fin al a mis le papier dans son petit tiroir, et pui a s’en est allée comme une effarée, qu’a n’a pas vu que j’étais derrière, et moi qui fouille partout, j’ai fouillé le papier du tiroir, et tenez le voilà.

FRONTIN.

Donnez vite, que je voie si... Hon, hon, hon... Mes soupirs... Hon, hon, hon... Je ne vois rien là qui ne soit équivoque... Hon, hon. Au contraire, voici quelques mots qu’un homme qui voit tout à fait à travers les brouillards de sa jalousie, pourra expliquer contre sa femme. Tenez, Hortence, allez sans faire semblant de rien, porter ce Billet à Monsieur le Président, et dites que vous l’avez trouvé à terre ; car Mademoiselle Lucie vous gronderait, si elle savait que vous l’avez pris dans son tiroir. Allez vite, et je vous promets que je serai votre mari à la place de Thibaut.

HORTENCE.

Oh ! cela me va faire courir bien vite.

Elle sort.

FRONTIN.

Il ne faut rien négliger de ce qui peut irriter le jaloux, contre le rival de mon maître.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

HORTENCE

 

Je ne trouve point Monsieur tout seul ; et Frontin m’a dit qu’il faut que Monsieur soit tout seul, pour que je lui donne le papier. En attendant, je m’en vas voir si je lirai bien dedans.

Elle lit syllabe à syllabe.

Ne... vous... verrai-je jamais seule... Ô Dieux ! quelle contrainte... Mon amour. Faut-il que ce soit de l’amour que tout ça veut dire. Mais en vla trop dans ce grand papier. Je n’aurai pas l’esprit d’entendre ça tout à la fois. Faut recommencer petit à petit. Ne... vous... verrai-je... jamais... seule... ô Dieux !... ô Dieux !... c’est un homme qui jure, et qui est fâché... seule... seule... Ah ! c’est comme quand Frontin m’a dit qu’il voulait me voir toute seule, sans que Thibaut y soit. Après. Mon... amour... aura-t-il pu... se faire entendre... Mes regards échappés... mes soupirs étouffés... N’y a là que soupirs que j’entends... soupirs étouffés... Étouffés ! oui, c’est que quand on aime très bien, ça étouffe. Non... car... la présence d’un jaloux... jaloux... C’est Monsieur, déjà... est un obsta... cl’in... vin... cible... Obsta qu’in... vin... cible ! queux mot c’est ça !...

Elle rêve à ces mots, et regardant en l’air, elle tient le papier négligemment.

 

 

Scène II

 

HORTENCE, LE PRÉSIDENT, THIBAUT, LISETTE

 

LE PRÉSIDENT.

Vois-tu ton Hortence, qui lit un papier ?

THIBAUT.

La petite traîtresse !

LE PRÉSIDENT.

Ne t’avise pas de lui arracher ce papier au moins ?

THIBAUT, approche pas à pas. Le Président reste derrière.

Chut.

LISETTE, suivant Thibaut.

Ha ! Voilà le Billet que Lucie a perdu : Il y a dedans des mots équivoques ; si Monsieur le voit, il croira qu’il est pour Madame.

THIBAUT, arrachant le papier.

Ha, ha, coquine.

LISETTE, l’arrachant aussi à Thibaut, et regardant malicieusement le Président.

Ha, ha, jaloux !

Le déchirant.

Voilà comme on punit la curiosité des jaloux, des esprits travers comme toi, des ridicules, des extravagants, qui s’imaginent que tout ce qui se dit, tout ce qui s’écrit, tout ce qui se fait, est écrit, et dit, et fait pour leur femme. Tu n’as que faire de me regarder noir. Tu enrages, et j’en suis ravie ; car mon plus grand plaisir est de faire enrager les jaloux.

Au Président.

Ha ! je ne vous voyais pas là, Monsieur.

LE PRÉSIDENT, se contraignant.

Tu as fait à merveilles, Lisette, de jouer ce tour-là à Thibaut.

THIBAUT.

Vous en parlez bien à votre aise, Monsieur.

LE PRÉSIDENT.

J’aime à le voir un peu mortifié. Mais, Lisette, n’est-ce pas toi qui avais perdu ce papier ?

LISETTE.

Oui, Monsieur, et c’est un Billet que Damis m’a donné pour Lucie.

LE PRÉSIDENT.

Pour Lucie ? mais Lucie sera fâchée que vous l’ayez déchiré.

LISETTE.

Bon ! ne lui dirai-je pas bien ce qu’il contenait ? Qui a vu une déclaration d’amour, en a vu mille.

LE PRÉSIDENT.

Tu as raison. Çà, Lisette, va un peu dire à Madame, qu’elle ne viendra qu’après midi me trouver à Rennes ; je lui laisse le carrosse, et je vais monter à cheval. Je sui bien aise de tirer quelque coup de fusil dans mon Parc, en allant à Rennes.

 

 

Scène III

 

LE PRÉSIDENT, HORTENCE, THIBAUT

 

LE PRÉSIDENT.

Hortence ?

HORTENCE.

Plaît-il, Monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Tu lisais ce papier ; mais je parie que tu n’as rien compris à ce que tu as lu.

HORTENCE.

Si fait, Monsieur ; car l’y a des mots que j’entends bien, et pis d’autres où je n’entends goutte.

LE PRÉSIDENT.

Quels mots as-tu compris, par exemple ?

HORTENCE.

Quels mots ?

LE PRÉSIDENT.

Oui : nous verrons bien si tu as de l’esprit.

HORTENCE.

L’y a déjà de l’amour.

LE PRÉSIDENT.

Quoi ! tu entends ce mot-là ? hé, il a encore...

HORTENCE.

L’y a dans le papier encore du soupir, l’y a du regard, l’y a qu’il veut la voir toute seule, et pis du jaloux.

LE PRÉSIDENT, à part.

Qu’entends-je ? c’est sans doute un Rendez-vous qu’il donne à ma Femme, pour Rennes.

Haut.

Hortence, allez vite auprès de ma femme, de peur qu’elle n’ait besoin de vous.

 

 

Scène IV

 

LE PRÉSIDENT, THIBAUT

 

LE PRÉSIDENT.

En réunissant les morceaux, je verrai...

Il voit Thibaut en se retournant.

Ha, ha ! tu es encore là, Thibaut ?

THIBAUT.

Oui, Monsieur, je ramasse les soupirs et les regards.

LE PRÉSIDENT, le regardant ramasser, et le laissant faire exprès.

Tu veux être sûr qu’Hortence te trahit. Que tu es insensé ! de chercher avec tant d’empressement ce qui va te désespérer.

THIBAUT.

Cela me fera enrager, mais cela me contente.

LE PRÉSIDENT.

Je t’admire ! Prends bien garde d’en oublier au moins. Tiens, en voilà encore quelque morceau là-bas.

THIBAUT.

Ne pensez pas vous moquer, je n’en veux pas perdre une syllabe.

LE PRÉSIDENT, va lui prendre les morceaux qu’il a ramassés.

Oh ! c’en est trop aussi, tu vas te creuser la cervelle, à recoller des morceaux de papier ; tu vas les arranger de travers : je veux t’ôter cette occasion de chagrin ; donne-moi cela.

THIBAUT.

Ha, non, je vous prie.

LE PRÉSIDENT.

Donne donc.

À part.

Allons dans mon cabinet... Mais voilà ma Femme au passage...

Haut.

Va dire à ma Femme que tu vois, qu’elle aille m’attendre dans sa chambre.

 

 

Scène V

 

LE PRÉSIDENT, seul

 

Je ne veux pas la voir en la situation où je me sens ; je ne me posséderais pas, et il faut dissimuler, pour pouvoir ensuite la convaincre... et quand je l’aurai convaincue... Mais quoi... oserai-je éclater ? Si j’éclate que dira toute la Province attentive sur un homme comme moi, dans les premières places d’un Parlement ? Je perdrai l’estime et la confiance ; car enfin ; usage, injuste usage, tu attaches à l’idée de jaloux celle de bizarre, de capricieux, d’extravagant. Quelles idées, d’un homme qui juge les autres ! Mais je crains pis encore ; c’est le ridicule, ce ridicule qui fait mépriser jusqu’aux vertueux, ce ridicule qui avilit plus un homme, que tous les vices. Je serai donc l’objet du mépris et de la risée ? Non, j’aimerais encore mieux être trahi en secret par une femme, que convaincu publiquement d’être jaloux. Mais pour éviter ces deux malheurs, oui, je puis facilement... Voyons si ma Femme... elle vient à moi. Mon trouble... Calmons-nous ?... Aurai-je bien la force... Je vois qu’elle veut partir. Sans doute le rendez-vous est pris pour Rennes...

 

 

Scène VI

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, en Écharpe

 

LE PRÉSIDENT, se contraignant excessivement.

Hé bien, Madame, vous voulez donc partir ? car je vous vois disposée...

LA PRÉSIDENTE.

Mais, Monsieur, ne m’avez-vous pas dit ?...

LE PRÉSIDENT, troublé.

Oui.

LA PRÉSIDENTE.

Avez-vous changé de dessein ?

LE PRÉSIDENT, troublé.

Non, mais...

LA PRÉSIDENTE.

Est-ce que vous ne voulez pas ?...

LE PRÉSIDENT, troublé.

Je ne sais... car...

LA PRÉSIDENTE.

Comme vous voilà troublé !

LE PRÉSIDENT.

Moi, Madame ! moi troublé ! et de quoi donc troublé ?

LA PRÉSIDENTE.

Lisette vient de me dire qu’un Billet déchiré...

LE PRÉSIDENT, avec des mouvements de rage, qui lui échappent malgré lui.

Lisette est folle ; et vous êtes la plus étrange personne du monde... Franchement, Madame, je commence à me lasser de vous voir toujours agitée, toujours inquiète ; vouloir sans cesse prévenir ou détruire des soupçons que je n’ai point. Je vous vois toujours attentive à justifier vos démarches innocentes : croyez-vous que cela ne me fatigue pas, Madame ?... cela me fatigue.

LA PRÉSIDENTE.

Si vous étiez moins soupçonneux, nous serions tranquilles l’un et l’autre ; mais comme je vous vois souffrir...

LE PRÉSIDENT.

Ce qui me fait souffrir, c’est l’injustice de vos craintes.

LA PRÉSIDENTE.

Quoi qu’il en soit, il est bon d’éclaircir...

LE PRÉSIDENT.

Éclaircir à moi ? suis-je un homme à éclaircissement ?

LA PRÉSIDENTE.

Non, car vos préventions les rendent inutiles : mais je veux que vous approfondissiez...

LE PRÉSIDENT.

Je n’approfondis jamais.

LA PRÉSIDENTE.

Vous craindriez, en approfondissant, de guérir le tourment dans lequel vous vous plaisez.

LE PRÉSIDENT.

Je vais me disposer à partir pour Rennes.

LA PRÉSIDENTE.

Vous ne partirez point, que je n’aie le cœur net sur ce Billet.

LE PRÉSIDENT.

Laissons cela : Peut-on entrer dans des minuties ?...

LA PRÉSIDENTE.

Je veux vous prouver moi, que ce Billet était pour Lucie. Lisette m’a dit qu’elle l’a déchiré en cet endroit. Voyons si on pourrait, en ramassant ?...

LE PRÉSIDENT.

Hé fi, Madame ! fi ! est-il possible qu’une pareille imagination...

LA PRÉSIDENTE.

Ha ha !... Je n’y vois plus les morceaux...

La Présidente le regarde : le Président est confus.

J’en suis ravie, Monsieur, vous vous convaincrez en particulier, de ce que vous auriez honte d’examiner avec moi. Mais j’aperçois Damis.

LE PRÉSIDENT.

Je le voyais aussi. Mais pourquoi n’a-t-il osé avancer quand il vous a vue ?...

 

 

Scène VII

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, DAMIS, de loin

 

LA PRÉSIDENTE.

Je vais vous laisser...

LE PRÉSIDENT.

Il vous a vue, demeurez, il me soupçonnerait...

À Damis.

Monsieur ? Monsieur Damis ?

LA PRÉSIDENTE.

Je vais...

LE PRÉSIDENT, à la Présidente.

Demeurez donc, il croira...

À Damis.

Approchez donc, Monsieur.

À la Présidente.

Restez, vous dis-je.

LA PRÉSIDENTE.

Non, Monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Il croira que c’est moi qui...

LA PRÉSIDENTE.

Il croira tout ce qu’il voudra.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LE PRÉSIDENT, DAMIS

 

LE PRÉSIDENT, prenant un air galant, de peur que Damis ne le soupçonne, à part.

Il me soupçonnera...

Haut.

Vous nous trouvez Madame et moi dans la plus plaisante dispute ! Elle veut vous fuir, je voulais la retenir, comme vous avez vu.

DAMIS.

Je n’ai fait nulle attention. L’affaire importante qui m’amène m’occupe si fort...

LE PRÉSIDENT.

Je veux vous conter notre dispute, elle est réjouissante. C’était sur l’aventure du Bal, dont nous plaisantâmes tant vous et moi. Elle s’avisa d’en être sérieusement blessée.

DAMIS.

Vous me permettez de vous dire qu’elle a tort.

LE PRÉSIDENT.

C’est notre dispute. Je lui ai dit qu’elle avait pris là-dessus, un travers ridicule.

DAMIS.

Elle n’a pas pu prendre mal une méprise si visible.

LE PRÉSIDENT.

Si visible ; c’est justement sur quoi je la raillais. Mais je ne puis lui faire comprendre, que c’est Lucie à qui vous pensiez parler d’amour.

DAMIS.

Elle n’a seulement qu’à vouloir s’éclaircir.

LE PRÉSIDENT.

Elle n’a qu’à m’écouter là-dessus. J’ai vu, j’ai compris, je sais que vous aimez Lucie, vous me l’avez dit ; mais elle n’écoute rien. Est-il rien de plus plaisant ? peut-on avoir une vision plus risible ? Mais le ridicule de cela, c’est qu’elle croirait faire un crime de vous voir ; et sa vertu alarmée en vous voyant, m’a pensé faire mourir de rire. Car enfin, il est bon qu’une femme ait de la vertu ; mais trop, est trop aussi.

DAMIS.

Cet excès n’est jamais blâmé pour un mari. Mais ce qui me fait plaisir, c’est de vous voir si bien persuadé de mon amour pour Lucie : cela doit vous déterminer à me préférer à Monsieur Argan.

LE PRÉSIDENT.

C’est ce que nous déciderons demain, à l’Assemblée de nos Arbitres.

DAMIS.

La grâce que je vous demande, Monsieur, c’est de vous déclarer dès aujourd’hui ou pour ou contre moi ; car on m’a dit que vous vous déclarâtes pour moi il y a quelques mois, avant qu’il fût question encore de mariage.

LE PRÉSIDENT.

Cela est vrai, mais l’affaire a changé de face.

DAMIS.

Mon conseil m’a fait voir clairement, qu’il ne pouvait y avoir du changement que de votre part ; et que si vous ne vous déclarez pas aujourd’hui pour moi, c’est une preuve que vous êtes contre.

LE PRÉSIDENT.

Il prend mal la chose ; car examinons, s’il vous plaît...

DAMIS.

Permettez-moi de n’entrer dans aucun détail ; Vous savez que je suis instruit à fond de l’affaire.

LE PRÉSIDENT.

Je le sais.

DAMIS.

Il ne serait plus temps demain, que je prisse des mesures. Ainsi, Monsieur, je vous prie de me donner aujourd’hui votre parole.

LE PRÉSIDENT.

Mais vous êtes trop pressant, et...

DAMIS.

Vous savez que je le dois être. Voulez-vous que nous allions ensemble à Rennes ?

LE PRÉSIDENT.

Volontiers ; mais non pas aujourd’hui ; car...

DAMIS.

On m’a bien dit que si vous aviez changé de sentiment, vous hésiteriez...

LE PRÉSIDENT.

Je n’hésite point ; mais demain n’est pas si éloigné.

DAMIS.

Vous me feriez soupçonner, que par complaisance pour Madame votre épouse, vous entreriez dans les raisons qu’elle croit avoir de m’éloigner d’elle.

LE PRÉSIDENT.

Au contraire, vous dis-je.

DAMIS.

Déclarez-vous donc aujourd’hui. Voulez-vous venir à Rennes ?

LE PRÉSIDENT.

Je ne puis aller aujourd’hui à Rennes ; j’ai des raisons particulières...

DAMIS.

Ce sont apparemment les raisons de Madame la Présidente ; et vous entrez dans ses soupçons injustes.

LE PRÉSIDENT.

Je vous dis que non. Mais...

DAMIS.

Si vous étiez persuadé que j’aime Lucie...

LE PRÉSIDENT.

J’en suis persuadé.

DAMIS.

Consentez donc aujourd’hui ?...

LE PRÉSIDENT.

Mais, Monsieur...

DAMIS.

Je ne le vois que trop : Madame la Présidente est prévenue contre moi ; et les préventions seules vous déterminent.

LE PRÉSIDENT.

Permettez-moi de vous dire, que vous vous mettez en tête des visions...

DAMIS.

Elles sont fondées, ces visions ; et celles de Madame la Présidente ne le sont pas, juste ciel ! dans le moment que je sens pour Lucie, l’amour le plus tendre, l’ardeur la plus vive, me soupçonner !... Ah ! faites paraître seulement Lucie : En lui disant que le l’adore, ma passion, mon respect, mes paroles, mon silence, mes transports, tout prouvera également la sincérité de mon amour. Non, la prévention la plus aveugle sera contrainte d’ouvrir les yeux.

LE PRÉSIDENT.

Vous déployez inutilement votre éloquence, pour prouver un amour dont je n’ai pas le moindre doute.

DAMIS.

Faites-la-moi donc venir, cette charmante nièce, et je croirai...

LE PRÉSIDENT.

Oh pour cela, non : Plus je suis persuadé de la violence de votre passion, et moins je dois l’exposer à vous voir, avant que d’être sûr de votre mariage.

DAMIS.

Ah ! ce refus me prouve encore que vous êtes sûr du contraire. Je vois que vous ne reviendrez jamais de vos préventions. Je n’ai plus rien à ménager ; je vais de ce pas à Rennes tenter toutes les voies... je suis au désespoir.

 

 

Scène IX

 

LE PRÉSIDENT

 

Le petit fourbe ! il faut convenir qu’il a bien joué cela. Quelle déclamation ! Sa voix, ses yeux animés... Il avait son objet, qui lui échauffait l’imagination. Ses tons passionnés... oui, voilà le scélérat le plus pathétique, le plus séduisant... Ah ! je ne m’étonne pas si ma femme...

 

 

Scène X

 

LE PRÉSIDENT, THIBAUT

 

THIBAUT.

Monsieur, j’ai fait tout comme vous m’avez dit. J’ai rompu quelque chose au carrosse ; et il ne pourra être raccommodé qu’après-midi. Vos autres carrosses sont à Rennes, et j’ai fait seller votre Anglais. Voilà votre manteau, et votre chapeau de cheval.

LE PRÉSIDENT, mettant son manteau et son chapeau.

Donne... Mais vois si ce Damis est parti ?

THIBAUT.

Je verrai bien ; car son carrosse était tout à l’heure dans la cour.

LE PRÉSIDENT.

Il faut partir sans ma femme ; car elle pourrait traverser mes desseins.

 

 

Scène XI

 

LE PRÉSIDENT, LISETTE

 

LISETTE.

Qu’est-ce donc, Monsieur ? est-ce que vous avez déjà congédié un de nos prétendants ?

LE PRÉSIDENT.

Damis est-il parti ?

LISETTE.

Oui vraiment, je ne sais pas ce que vous lui avez dit ; mais il vient de passer brusquement près de moi. Où allez-vous donc, Monsieur Damis ? Pour toute réponse, il enfonce son chapeau, ne fait qu’un saut de notre perron, ouvre lui-même la portière du carrosse, et s’élance dans le fond avec une rage muette... et, touche cocher.

LE PRÉSIDENT.

Il est donc parti ?

LISETTE.

Vous n’avez qu’à regarder du côté de l’avenue, vous verrez encore son carrosse, il va à bon train. Mais vous voilà en équipage de cheval, est-ce que vous allez à Rennes ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, Lisette.

LISETTE.

Mais, Monsieur, Madame veut partir avec vous.

LE PRÉSIDENT.

Dès que le carrosse sera raccommodé, elle viendra.

LISETTE.

Madame ne se paye pas de ces raisons-là ; elle veut à toute force aller avec vous.

LE PRÉSIDENT.

Quelle fantaisie !

LISETTE.

Fantaisie de femme, elle s’exécutera. Tenez, la voilà qui vous attend au passage.

LE PRÉSIDENT, à part.

Quel contretemps ! Parlons-lui.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LISETTE

 

Je m’admire. J’ai quelquefois des vivacités d’imagination, pour faire des portraits d’après rien, qui ne laissent pas de ressembler. Oui, je suis sûre, que de la manière dont j’ai dépeint Damis montant en carrosse, le Président ne devinera pas que le carrosse est parti à vide. Çà, prenons nos mesures. Voilà notre Amant caché ici, il faut que je lui ménage un éclaircissement avec Lucie ; elle a raison de vouloir éprouver, si Damis l’aime sincèrement.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

LE PRÉSIDENT, THIBAUT

 

LE PRÉSIDENT, à part.

Comment faire, pour m’échapper d’elles ? Si elles me suivent à Rennes, elles rompront les mesures que j’y veux prendre contre Damis. Écoute, Thibaut, j’ai une affaire importante à Rennes ; je veux partir, sans que ma femme ni Lucie s’en aperçoivent.

THIBAUT.

Hé bien, Monsieur, j’ai fait tenir un cheval à la petite porte du jardin.

LE PRÉSIDENT.

Fort bien. Mais je viens de leur dire que nous partirions tous ensemble, dans deux heures, et que j’allais m’enfermer dans mon cabinet, pour examiner un procès. Oh ! ce qui m’embarrasse, c’est qu’on m’observe pour voir de loin si j’entrerai, comme j’ai dit, dans mon cabinet.

THIBAUT.

Cela est fâcheux.

LE PRÉSIDENT.

Attends... pour tromper Lisette et nos Dames, avançons-nous ici.

THIBAUT.

Où ?

LE PRÉSIDENT.

De ce côté-ci, on ne peut pas nous voir. Prends vite ce manteau, mets ce chapeau, cache-toi le visage, tiens : voilà la clef de mon cabinet, entre dedans comme si c’était moi, elles y seront trompées.

THIBAUT, accommodant son manteau.

Cachons-nous bien le nez...

 

 

Scène II

 

THIBAUT, HORTENCE

 

HORTENCE.

Monsieur le Président, ne vous en allez pas encore ; car il faut que je vous dise queuque chose avant qu’ou ni soyais pu.

THIBAUT, en fausset.

Dites donc vite.

HORTENCE.

C’est que Frontin m’a dit comme ça, qu’il a vu ce Monsieur Damis dans le petit cabinet, qui s’est caché tout en cachette.

THIBAUT, en fausset.

Fort bien, fort bien.

HORTENCE.

Attendez que je vous dise à st’heure queuque chose pour moi et Thibaut ?

THIBAUT, à part.

Ceci me regarde.

En fausset.

Hé bien.

HORTENCE.

C’est que comme je n’oserais dire à Thibaut que je ne l’aime pu, je vous le dis à vous, Monsieur le Président, sans qu’il le sache ; afin qu’ou ly disiais de n’être pu du tout mon mari.

THIBAUT, en fausset.

Hé pourquoi n’aimez-vous pas Thibaut ? il est si aimable, si aimable !

HORTENCE.

Ça n’est pas vrai, Monsieur, car j’aime mieux Frontin que lui, si vous plaît.

THIBAUT, en fausset.

Fi ! tous ces hommes-là sont des traîtres.

HORTENCE.

Vous dites ça, parce qu’ou soutenez Thibaut ; mais c’est Thibaut qui est un maussade, un bourru, un jaloux.

THIBAUT, en fausset.

Hé bien, je lui commanderai de n’être plus jaloux.

HORTENCE.

Oui, mais vous ne li commanderais pas de n’être pu si vieux, ni si laid ; et j’aime bien mieux Frontin, qui est tout comme il me plaît, sans qu’ou li commandiais.

THIBAUT, à part.

J’enrage... Mais il faut entrer dans le cabinet.

HORTENCE.

Comme Monsieur le président parle creux ! Il est enrhumé d’être jaloux.

 

 

Scène III

 

HORTENCE, FRONTIN, THIBAUT, de loin qui les examine

 

FRONTIN.

Hé bien, ma chère petite femme, avez-vous dit à Monsieur le Président que Damis est caché ?

HORTENCE.

Oui.

FRONTIN.

Fort bien ; il va être enragé contre Damis ; cela fera la fortune de mon Maître, il fera la mienne, et je ferai la vôtre.

HORTENCE.

Tenez, tenez, vla Monsieur le Président qui nous guette.

FRONTIN.

Tant mieux, c’est ce que je demande. Mais il me semble qu’il n’a point l’air du Président.

HORTENCE.

Dame ! il avait une certaine voix, comme s’il avait le cauchemar.

FRONTIN.

Hé, l’avez-vous vu au visage ?

HORTENCE.

Non, car il le cachait.

FRONTIN.

C’est peut-être là Thibaut. Le Président serait-il parti ? Toutes mes mesures seraient rompues ; il faut éclaircir la chose.

HORTENCE.

Tenez, tenez, il n’avance ni ne recule.

FRONTIN.

Pour le faire avancer, en cas que ce soit Thibaut, je vais faire semblant de vous baiser la main.

HORTENCE.

Ha oui, ça sera drôle.

FRONTIN.

Thibaut avance-t-il ?

HORTENCE.

Oh non.

FRONTIN.

Il faut donc la baiser tout de bon, pour voir.

HORTENCE.

Ce n’est que pour voir, au moins.

FRONTIN.

Avance-t-il, ma chère Hortence ?

HORTENCE.

Non pas encore.

FRONTIN.

Il est rétif, il faut un coup d’éperon plus fort ; Baisons la joue.

HORTENCE.

Arrêtez à st’heure, car le voilà qui vient.

THIBAUT, laissant aller son manteau de colère.

Coquine ! friponne !

HORTENCE, s’en allant.

Ah ! le méchant.

 

 

Scène IV

 

THIBAUT, FRONTIN, LISETTE

 

THIBAUT.

Vous êtes bien insolent, vous !

LISETTE.

Ha ha ! Vous êtes donc Monsieur le Président, qui allez examiner un Procès dans le cabinet ? Et il est parti sans nous le dire ?

THIBAUT.

C’est ste coquine-là qui est cause que je serai querellé ; j’enrage.

FRONTIN.

J’enrage aussi qu’il soit parti, voilà mon coup manqué.

LISETTE.

Allons avertir Madame.

 

 

Scène V

 

LA PRÉSIDENTE, LUCIE, LISETTE

 

LA PRÉSIDENTE.

C’est donc ainsi que mon mari me trompe ?

LUCIE.

Je viens de le voir passer, et on m’a dit qu’un cheval l’attendait là-bas.

LISETTE.

Thibaut sous le manteau de son Maître, m’avoir donné le change.

LUCIE.

Le voilà parti enfin ; que ferons-nous donc ?

LA PRÉSIDENTE.

Partons en diligence ; allons à Rennes nous informer, examiner, parler aux Juges.

LUCIE.

Nos démarches seront inutiles ; il tourne comme il veut leur esprit.

LA PRÉSIDENTE.

J’en conviens ; mais que pouvons-nous faire ?

LUCIE.

Il faut avoir un éclaircissement avec Damis ; et quand je serai sûre qu’il m’aime, je joindrai mes amis aux siens, et je lèverai le masque contre mon oncle.

LA PRÉSIDENTE.

Vous pourrez vous éclaircir avec Damis, mais je ne le verrai point.

LISETTE.

Hé, je vous en conjure, que je voie seulement l’effet que votre présence et la mienne feront sur lui. J’examinerai son abord, ses discours, ses manières, sa contenance, ses yeux, tout enfin ; et s’il fait tant que de me dire qu’il m’aime, je l’aime trop pour ne pas démêler s’il parlera contre son cœur.

LA PRÉSIDENTE.

Vous l’aimez trop aussi, pour ne vous y pas tromper. Mais quoi qu’il en soit, je ne veux point absolument me trouver où sera Damis.

LISETTE.

Oh ! vous vous y trouverez malgré vous, Madame, car il est ici.

LA PRÉSIDENTE.

Damis est ici ! Ah ciel ! Partons vite.

LUCIE.

Hé, je vous en prie, restons.

LA PRÉSIDENTE.

J’ai déjà trop resté.

LUCIE.

Ma chère amie, si vous m’aimez, aidez-moi à éprouver Damis.

LA PRÉSIDENTE.

Non, vous dis-je.

LISETTE.

Il me vient une idée : que Lucie le voie seule.

LUCIE.

Moi le voir seule ! non.

LISETTE.

Écoutez-moi, j’imagine un moyen d’éprouver Damis bien plus sûrement.

LUCIE.

Quel moyen, Lisette ?

LISETTE.

Vos deux habits sont semblables.

LA PRÉSIDENTE.

Hé bien ?

LISETTE.

Que Mademoiselle prenne votre écharpe et votre coiffe.

LUCIE.

Je t’entends, Lisette.

LISETTE.

S’il vous voyait comme Lucie, il jouerait peut-être si bien le passionné, qu’il vous rendrait crédule.

LUCIE.

J’entends ; mais il faudra me cacher le visage, en baissant mes coiffes.

LISETTE.

Sans doute, et cela représentera naïvement une Présidente vertueuse, que la pudeur accompagnerait encore, quoique la vertu fût déjà bien loin.

LA PRÉSIDENTE.

Il reconnaîtra le son de la voix.

LISETTE.

Elle parlera bas : en parlant bas, et en glapissant, toutes les voix de femmes se ressemblent.

LUCIE.

Ne perdons point de temps. Donnez-moi votre écharpe et votre coiffe.

LISETTE.

Je vais tirer Damis du cabinet où je l’ai caché, et vous l’amènerai à l’instant.

 

 

Scène VI

 

LUCIE

 

Voici le moment qui va m’assurer peut-être de mon malheur. J’avais tantôt quelque confiance ; je trouvais des raisons pour me flatter d’être aimée : mais plus l’éclaircissement approche, plus je crains. Cependant Damis tarde beaucoup. S’il aimait la Présidente, il serait déjà ici. Ah ! que s’il pouvait m’aborder avec indifférence, froidement, que cette froideur me plairait ! Mais si je trouve dans son abord de la tendresse, que je serai malheureuse !

 

 

Scène VII

 

LUCIE, LISETTE, DAMIS

 

DAMIS, à Lisette.

Mais pourquoi la Présidente veut-elle me parler plutôt que Lucie ?

LISETTE, se tenant à l’écart.

Lucie a, pour ne vous point voir, des raisons que la Présidente vous va dire.

DAMIS.

Cette entrevue m’embarrasse.

LUCIE, à part, se cachant le visage.

Il hésite à m’approcher. Il sent peut-être pour la Présidente le même trouble qui m’empêche d’aller à lui. Ah ! c’est la Présidente qu’il aime.

DAMIS.

Madame, après le malheur que j’ai eu de vous faire une affaire au bal, en vous prenant pour Lucie, vous avez raison de ne me voir qu’avec peine, et de ne vous pas laisser voir : mais ce qui m’étonne, c’est que malgré cette juste répugnance, vous vous exposiez à me parler. Il faut que vous ayez à me dire des choses que Lucie n’ose me dire elle-même. Serait-ce qu’elle me défend de penser à elle ?

LUCIE, n’osant parler.

Monsieur...

DAMIS.

Vous n’osez peut-être vous-même m’annoncer une nouvelle qui me mettrait au désespoir.

LUCIE, n’osant parler.

Monsieur...

DAMIS.

Vous hésitez à me le dire. Ah ! votre silence m’annonce mon malheur. Suis-je haï ? parlez ?

LUCIE, n’osant parler.

Monsieur...

DAMIS.

Vous me désespérez. Par quel endroit ai-je pu lui déplaire ? A-t-elle eu du dépit de l’aventure qui m’attira votre colère ?

LUCIE, à demi-bas.

Non, Monsieur, non ; mais vous seriez bien étonné, si je avouais que votre déclaration du bal ne m’a point irritée contre vous.

DAMIS.

Que dites-vous, Madame ? Je n’ai pas bien entendu. Vous parlez si bas...

LUCIE.

Il est certains aveux qu’on ne saurait faire si haut.

DAMIS, à part.

Ô Ciel ! me suis-je mépris ?

LUCIE.

Je vous le répète encore ; une femme n’est point fâchée de plaire.

DAMIS.

C’est apparemment pour m’éprouver, que...

LUCIE.

Je m’aperçois du chagrin que vous fait cet aveu ; mais j’espère que votre chagrin ne durera guères.

DAMIS.

Du moins, vous n’en serez pas témoin longtemps ; je vous laisse, Madame.

LUCIE.

Encore un mot.

DAMIS.

Madame...

LUCIE.

Au bal vous fûtes fâché de me voir, après avoir cru parler à Lucie ; seriez-vous dédommagé de ce chagrin, si croyant à présent parler à la Présidente, je vous faisais voir Lucie ?

Lucie lève sa coiffe, et se fait voir.

DAMIS.

Que vois-je ?

 

 

Scène VIII

 

LUCIE, DAMIS, LE PRÉSIDENT, FRONTIN

 

FRONTIN.

Tenez, Monsieur, voyez si l’avis que je vous ai donné est faux.

LE PRÉSIDENT.

Damis avec ma femme !

FRONTIN, à part.

Quel bonheur pour Monsieur Argan ?

DAMIS.

Cette surprise charmante a si fort saisi mon âme, que je ne puis exprimer...

LUCIE.

Ah, Damis ! c’est donc moi que vous aimez ?

DAMIS.

Oui, je vous aime, je vous adore, et mon bonheur est parfait. Rien ne peut plus troubler ce bonheur, que la jalousie cruelle de Monsieur le Président... Ses soupçons me désespèrent ; mais êtes-vous résolue d’avoir pour lui des égards ? Je vous déclare moi, que je n’en aurai plus. Non, je ne le ménagerai plus ; et pourvu que vous me permettiez...

LUCIE.

Hélas ! dans l’extrémité où ses soupçons me jettent, je vous permets...

DAMIS.

Ah ! quel est mon bonheur ! Permettez-moi donc...

Damis lui baise la main.

 

 

Scène IX

 

LISETTE, LUCIE, DAMIS, LE PRÉSIDENT, FRONTIN, HORTENCE, LA PRÉSIDENTE

 

LE PRÉSIDENT.

Ah ! c’en est trop.

LUCIE.

Ah, Ciel !

DAMIS.

Qu’est-ce donc ?

LE PRÉSIDENT, outré de rage.

Je vois mon déshonneur ; Perfide, Suborneur infâme, il faut s’égorger ; et ma fureur...

Ils se jettent tous sur le Président.

LA PRÉSIDENTE.

Hé, Monsieur !

LE PRÉSIDENT.

On me retient, on me trahit...

LUCIE.

Quoi ! vous ne voyez pas que je suis Lucie ?

LE PRÉSIDENT.

Ma femme ?

DAMIS.

Vos yeux sont-ils troublés, au point de ne pas voir...

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur le Président, reconnaissez-moi.

LE PRÉSIDENT.

Encore, ma femme !

LISETTE.

Il voit deux femmes pour une.

LUCIE.

J’ai pris l’écharpe de Madame, pour éprouver Damis ; c’est moi qu’il aime, vous n’en pouvez douter.

LE PRÉSIDENT.

C’est donc vous ma nièce ?...

LA PRÉSIDENTE.

Hé, remettez-vous un peu.

DAMIS.

Pardonnez à l’amour qui m’a fait revenir, pour m’assurer le cœur de Lucie.

LA PRÉSIDENTE.

Hé bien, êtes-vous désabusé ?

LISETTE.

La bizarrerie des événements, prouve bien qu’il ne faut rien croire sur les apparences.

LE PRÉSIDENT.

Aïe ! Laissez-moi revenir à moi, et reprendre ma raison.

FRONTIN, à part.

Je vois bien que Lucie sera pour Damis. Tâchons de nous assurer Hortence...

Au Président.

Monsieur, comme je vous vois touché, cela me touche aussi de repentir. Vous aimez Madame, Monsieur aime Lucie, et moi j’aime Hortence. Il faut vous avouer ma fourberie : fourberie vertueuse pourtant ; car je servais mon Maître, en faisant agir les ressorts qui ont rendu Monsieur jaloux. Je vais justifier...

LE PRÉSIDENT.

Tout est justifié ; et j’ai obligation à Frontin ; car ceci me corrigera d’un défaut que je n’ai jamais avoué.

LUCIE.

Nous sommes tous disposés à le cacher.

LE PRÉSIDENT.

Damis aurait raison de publier ma jalousie, si je le rendais malheureux.

DAMIS.

Mon désespoir l’aurait peut-être emporté, sur la considération que j’ai pour vous.

LE PRÉSIDENT.

Gardez-moi tous le secret, je vous en conjure ; j’avoue mon faible, je me croirais déshonoré, si on savait ce qui fait ma honte. Madame, promettez-moi d’oublier tout, et je donne Lucie à Damis.

LUCIE.

Vos bontés...

DAMIS.

Ma reconnaissance...

FRONTIN.

Pour m’obliger aussi au secret, il faut me fermer la bouche avec Hortence.

LE PRÉSIDENT.

Oui, je veux l’ôter à Thibaut, afin qu’il n’y ait plus chez moi de mari jaloux.

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