Le Faux instinct (Charles DUFRESNY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 2 août 1707.

 

Personnages

 

LE VIEILLARD

LA FEMME DU VIEILLARD

LA VEUVE

LA PETITE FILLE

ANGÉLIQUE, Nièce du Vieillard

VALÈRE, Amant d’Angélique

TOINETTE

L’AMIE DE PARIS

LE NOURRICIER

LA NOURRICE

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, TOINETTE

 

TOINETTE.

Je ne trouve ici ni la nourrice ni le nourricier ni la petite fille ; on dit qu’ils vont revenir, les attendrons-nous-là dans leur Jardin ?

ANGÉLIQUE, distraite.

Oui, Toinette.

TOINETTE.

J’ai dit à l’Hôtellerie qu’on ôta les chevaux du carrosse ; puisque vous avez tant fait que de venir jusqu’à ce village-ci au devant de votre oncle, il faut l’y attendre.

ANGÉLIQUE.

Oui, Toinette.

TOINETTE.

Il ne saurait manquer d’y passer ; car il vous a écrit qu’il revient de Lyon par la diligence, et c’est ici la dernière dînée de la diligence de Lyon ; il descendra ici pour voir sa petite fille unique.

ANGÉLIQUE.

Oui, Toinette.

TOINETTE.

En attendant nous pourrions dîner, mais les filles qui sont occupées de leur amour ne s’amusent pas à dîner.

ANGÉLIQUE.

Je regarde cette maison champêtre, elle est située à faire plaisir.

TOINETTE.

Voulez-vous que j’y fasse apporter le dîner ?

ANGÉLIQUE.

On respire ici un air...

TOINETTE.

Un air qui donne de l’appétit.

ANGÉLIQUE.

Cet endroit solitaire me fait rêver, et ce bois sombre m’inspire je ne sais quoi...

TOINETTE.

Ho ! je sais bien quoi, moi ; je me suis douté que ce lieu-ci vous inspirerait ce que tous les lieux et tous les objets vous inspirent également depuis quelques jours. Hier en regardant par vos fenêtres dans la rue la plus passante de Paris, le bruit des carrosses, et le tintamarre de la Ville vous inspiraient une douce et tendre rêverie, comme la solitude la plus tranquille : c’est que tout inspire l’amour quand on aime, vous vous imaginiez voir Valère dans tous les carrosses qui passaient, et vous croirez voir Valère au pied de tous les arbres que vous allez trouver dans ce bois.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Toinette, je suis bien fâchée que tu aies raison. Comment ferai-je donc pour oublier Valère ?

TOINETTE.

Votre amour me chagrine ; car Valère n’est pas assez riche pour faire votre fortune.

ANGÉLIQUE.

C’est moi qui souhaiterais être assez riche pour faire la sienne.

TOINETTE.

Vous avez l’un et l’autre plus d’amour que de richesses. Je vois entre vous et une convenance malheureuse ; car vous étiez héritière d’un vieil oncle, Valère était héritier d’une tante veuve ; votre oncle se remarie, sa tante se remarie aussi, et il leur vient à chacun une petite fille qui vous déshérite tous deux. Votre visionnaire d’oncle appellerait cela, une fatalité d’étoile, cela me ferait croire comme aux conjonctions d’astres. un Vieillard épouse une jeune femme, une vieille veuve épouse un jeune homme ; vous voudriez épouser Valère ; voilà deux conjonctions malheureuses, qui en empêchent une heureuse.

ANGÉLIQUE.

Oui Toinette, pour oublier Valère, je me servirai de toute ma raison.

TOINETTE.

Et Valère se servira de tout son mérite, pour vous faire oublier votre raison.

ANGÉLIQUE.

Je ne le verrai plus Toinette, et quand j’ai su qu’il était parti pour Lyon, je te jure que j’en ai

Elle soupire.

eu... une espèce de joie.

TOINETTE.

Aye... Une espèce de joie qui fait soupirer, c’est une espèce de chagrin.

ANGÉLIQUE.

C’en est fait, je ne veux plus parler de lui.

TOINETTE.

L’amour n’y perdra rien. Plus vous refermerez en dedans l’idée de Valère, plus elle se fortifiera ; et à force de rêver à lui, sans parler, son image se gravera si fortement...

ANGÉLIQUE.

Que vois-je ! Valère à l’entrée de ce bois !

TOINETTE.

Ne vous dis-je pas ? c’est son portrait qui se grave dans votre cerveau.

ANGÉLIQUE.

C’est Valère lui même.

TOINETTE.

Ha, ha, vous avez raison, sans doute il a résolu aussi de ne plus parler de vous, car il y rêve fortement.

ANGÉLIQUE.

Crois-tu qu’il pense à moi en ce moment ?

TOINETTE.

Oui, il grave aussi votre portrait dans sa tête : ces deux portraits-là vont faire un regard admirable. Mais à propos vous devriez l’éviter, Mademoiselle, il va vous déclarer son amour, et s’apercevoir du vôtre, c’est trop d’engagements, quand on veut rompre.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, TOINETTE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Ah Ciel ! vous rencontrer ici, Mademoiselle à huit lieues de Paris,  quelle surprise est la mienne !

TOINETTE.

N’êtes-vous point venu ici-exprès pour être surpris de l’y trouver.

ANGÉLIQUE.

Je vous croyais à Lyon, Monsieur.

VALÈRE.

J’en arrive aussi, Mademoiselle, c’en est ici la route, et je vais vous conter par quelle aventure je me trouve ici seul. Je partis il y a quinze jours pour aller au devant de ma tante, je l’ai jointe dans Lyon à la diligence ; elle y avait rencontré un vieil extravagant, qui a une femme assez jolie.

TOINETTE.

C’est votre oncle sans doute.

VALÈRE.

Dès que ce vieillard me vit, il jeta un cri, fut saisi d’effroi, comme s’il eut vu un spectre, nous le questionnâmes sur cette peur, lui n’osant s’expliquer, nous fit un récit obscur d’un songe qu’il avait eu, nous parla de pronostication, d’instinct, d’antipathies : mais ce qui mérite attention, c’est que ce Vieillard superstitieux crut avoir vu dans les astres, que j’étais passionnément amoureux. Il croyait vrai par hasard, Mademoiselle, il s’imaginait faussement que sa femme était l’objet de ma passion, et, que la connaissant avant son voyage, j’étais allé l’attendre à Lyon, moi fort embarrassé de lui voir faire une fausse application d’un amour véritable, je voulus jouer le rôle d’indifférent, mais une rêverie profonde, des distractions continuelles, quelques soupirs à demi étouffés, lui confirmant que j’aimais, ses règles d’Astrologie lui prouvèrent que sa femme était l’objet de mon amour.

TOINETTE.

Je vois le contraire sans être Astrologue.

VALÈRE.

Enfin Mademoiselle ce visionnaire, ce jaloux ce brutal, poussa si loin sa jalousie que je fus obligé par discrétion de ne point entrer dans le carrosse avec sa femme. J’ai pris une chaise de poste pour venir attendre ici ma tante qui vient avec eux. En les attendant, Mademoiselle, je m’étais enfoncé dans ce bois solitaire pour y rêver en liberté, tout occupé d’une passion la plus tendre, la plus vive... mais, Mademoiselle, je m’aperçois que mon récit vous ennuie.

TOINETTE.

Vous vous trompez, Monsieur ce que vous prenez pour de l’ennui, ce n’est qu’un certain embarras.

ANGÉLIQUE.

Quel embarras donc, es-tu folle ?

TOINETTE.

Ne nous en défendez point, Mademoiselle vous avez été embarrassée, vous êtes même encore troublée, décontenancée : et elle n’a pas tort, Monsieur, car ce Vieillard que vous appelez visionnaire, jaloux, brutal, c’est justement l’oncle de Mademoiselle : voyez si on peut entendre cela sans se troubler quand on aime... un oncle ?

ANGÉLIQUE.

Cela est vrai, Monsieur, et j’avoue que la contrainte que je me suis faite en vous écoutant, m’a fait une vraie peine.

VALÈRE.

Pardonnez mon indiscrétion, Mademoiselle, qui eut pu deviner que cet homme qui revient des Indes !...

TOINETTE.

Pour abréger une justification embarrassante, nous vous laissons rêver dans ce bois, et nous allons donner quelques ordres à nos gens qui sont à l’hôtellerie.

ANGÉLIQUE.

Oui, Monsieur, nous allons tout disposer pour l’arrivée de mon oncle.

 

 

Scène III

 

VALÈRE, seul

 

Que dois-je penser de l’embarras d’Angélique ? mais qu’Angélique m’aime ou non, je dois éviter de la voir, puisque je ne suis pas assez riche pour l’établir comme elle le mérite : Pourquoi faut-il que la fortune... ah fortune cruelle !

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, LE NOURRICIER, LA NOURRICE

 

LE NOURRICIER.

Excusez, mon Gentilhomme, si j’interrompons la fortune, si je savions la forteune à qui vous en voulez, et que je pussions vous rendre service...

VALÈRE.

Je vous suis obligé, mes enfants, j’attends ici la diligence de Lyon.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE NOURRICIER, LA NOURRICE

 

LE NOURRICIER.

La forteune à qui il en veut, c’est queuque forteune décoche.

LA NOURRICE.

Tu es toujours en humeur de goguenarder, nous avons biau avoir du chagrin, tu bois, tu chantes, tu vas toujours ton train, comme si n’y avait rien à craindre, je suis toute troublée, moi, je voudrais n’avoir jamais nourri les enfants des autres, comment feras-tu asteure vla tout ton esprit à bout.

LE NOURRICIER.

Tu as toujours peur que l’esprit ne me manque, parce que j’ai la mine niaise, depuis dix ans que je suis ton mari, tu ne saurais t’accoutumer à croire que je ne suis pas un sot. Ne t’ai je pas montré cent fois que ma bêtise, c’est de tirer de l’argent de ceux qui sont pu bête que moi.

LA NOURRICE.

Tu n’en as que trop tiré avec les deux petites nourissonnes : car asteure il nous en cuira.

LE NOURRICIER.

Mais que n’attends-tu jusqu’au bout, tous ceux qui ont queuque négoce avec moi, disent au commencement, j’avons à faire à un benêt, queux benêts, nous l’attraperons ; et à la fin ils sont bien attrapés de voir que j’ai dans cette fête-là, tout le contraire de mon visage, et c’est un trésor qu’une mine de niais quand on a l’esprit de la mettre à profit.

LA NOURRICE.

Tâche-donc de mettre encore à profit, tout ce mique-maque de nourissonnes que tu nous a fait faire.

LE NOURRICIER.

Te souviens-tu de la chanson que notre Village fit sur nous deux dans le temps que tu étais jeune et gentille ?

LA NOURRICE.

Il n’est pu temps de chanter.

LE NOURRICIER.

Écoute, écoute, c’est pour te dire que je mets tout à profit.

Chanson.

Jean n’est pas niais,

Quoiqu’il en ait la mine.

Jean n’est pas niais.

 

Venez vous cajoler sa belle Mathurine,

Il vous laisse avec elle, mais

Jean, etc.

 

Il vous empruntera du vin, de la farine,

Et ne vous les rendra jamais,

Jean, etc.

 

Allez à son cellier, lui demander chopine         ,

Il vous payera pinte, mais

Jean, etc.

 

Par un mauvais marché, qu’en buvant il machine,

Il vous fera payer les frais,

Jean, etc.

LA NOURRICE.

Mais puisque tu es si futé, songe donc à quelque rubrique pour mettre eune fin à tout ça, car voilà cette petite fille qui grandit, via le vieux père et sa jeune mère d’un côté, vla la vieille mère et son jeune mari de l’autre, ils vont bientôt revenir tretous de leux voyages, que leur diras-tu sur leux enfants ?

LE NOURRICIER.

Tout ce qui me vianra quand je les verrai venus. Quand on me bailli l’office d’haranguer le Seigneur du Village, je fis la harangue sur le champ, et si je ne fis rien qui vaille.

LA NOURRICE.

Ça va donc voir à cette hôtellerie s’il n’y a point de nouvelles, on m’a dit que la mie Toinette est venue de Paris pour voir la petite fille : cette petite fille va lui faire des questions comme l’autre voyage ; elle pensa tout découvrir.

LE NOURRICIER.

La langue de ste petite fille-là, a ben profité depuis trois mois : si al croît comme ça en babil encore eun an, alle sera femme devant que d’être grand fille.

LA NOURRICE.

Va donc vite à cette Hôtellerie.

LE NOURRICIER.

Oui, oui, mais vla ste petite fille levée, fais-lui un peu sa leçon avant qu’elle voie sa mie.

 

 

Scène VI

 

LA NOURRICE, LA PETITE FILLE

 

LA PETITE FILLE.

Que me voilà aise ! que me voilà aise !

LA NOURRICE.

La petite étourdie ? faut-il courir comme ça ?

LA PETITE FILLE.

Ha ma mère Nourrice, que je suis aise ; ma mie Toinette va venir bientôt, mon autre mie viendra aussi bientôt, et elles me donneront toutes les deux très bien de bonnes choses ; voyez si je ne suis pas bien aise, bien aise, bien aise.

LA NOURRICE.

Oui : mais si vous parlez de votre mie Toinette à votre autre mie, alles ne vous donneront pus rien ni l’eune ni l’autre ; ni l’eune ni l’autre ne vous donneront rien, je vous l’ai déjà dit.

LA PETITE FILLE.

Ho ! je sais bien ; je ne dirai rien que, bon jour ma mie, et puis comment vous portez-vous ? et puis, comment se porte mon papa, que je n’ai jamais vu, et puis comment se porte maman qui est bien loin, et puis mon autre papa, et puis...

LA NOURRICE.

Et pis, et pis voilà-t-il pas la langue ? Je vous ai défendu de leur parler de papa ni de maman, car vous êtes une petite bête là-dessus, et vous ne voulez pas me croire ; quand je vous dis que vous n’avez qu’un papa et qu’une maman.

LA PETITE FILLE.

Et moi je vous dis que j’ai trois papas : tenez je m’en vas vous les compter avec mes doigts, mon papa Nourricier, et un.

LA NOURRICE.

Il ne faut pas compter celui-là.

LA PETITE FILLE.

Hé bien, mais quand ma mie Toinette vient, elle me dit que mon papa est  bien vieux, bien vieux ; quand l’autre mie vient, elle me dit que mon papa est bien jeune bien jeune : ho ! un vieux et un jeune ce n’est pas tout de même, c’est donc deux papas que j’ai.

LA NOURRICE.

Ho ! je vous défends de jamais parler de tout cela. Mais voilà cette autre mie, il faut la renvoyer avant que votre mie Toinette vienne ; souvenez-vous bien que si celle-ci savait que vous avez une autre mie, elle ne vous donnerait plus rien.

 

 

Scène VII

 

LA NOURRICE, LA PETITE FILLE, LA MIE DE PARIS

 

LA MIE.

Bonjour nourrice, bonjour.

LA NOURRICE.

Hé bonjour, Madame, c’est une merveille de vous voir ici ; car vous n’y venez que deux ou trois fois l’année. Mais qu’avez-vous donc ? vous êtes toute triste.

LA MIE.

Hélas je vous apporte une mauvaise nouvelle ; le père de Charlotte est mort.

LA NOURRICE.

Son père est mort !

LA MIE.

J’en ai reçu la nouvelle à Paris la semaine passée. Le pauvre homme ! je l’avais élevé comme vous élevez sa petite fille, hélas, quand il partît pout le Languedoc, il croyait revenir six mois après ; il y  a demeuré quatre ans et le voilà mort ; mais n’en parlons plus, cela m’afflige trop. Ça Nourrice je vous apporte soixante francs pour un quartier de la pension de Charlotte, où est votre mari pour me faire une quittance ?

LA NOURRICE.

Il est à quatre pas d’ici, je vais le chercher.

LA MIE.

Allez vite, car notre veuve doit arriver ce soir à Paris, il faut que je m’y en retourne au plus vite.

 

 

Scène VIII

 

LA PETITE FILLE, LA MIE

 

LA PETITE FILLE.

Ne m’avez-vous rien apporté ma mie ?

LA MIE.

Voici déjà une boîte de dragées ; et j’ai encore ici dans ma poche...

LA PETITE FILLE.

Donnez-moi encore la poche.

LA MIE.

Qui est cette fille qui vient à nous ?

LA PETITE FILLE, à part.

Ha c’est mon autre mie ; elles ne me donneront pu rien tout deux.

LA MIE.

Savez-vous qui est cette fille-là ?

LA PETITE FILLE.

Ce n’est personne, donnez-moi vite tout.

 

 

Scène IX

 

LA MIE, LA PETITE FILLE, TOINETTE

 

TOINETTE.

He voilà Charlotte ; bonjour ma chère enfant. Pourquoi ne me sautes-tu donc pas au col comme à l’ordinaire ?

LA PETITE FILLE, embarrassé.

C’est que...

LA MIE.

Vous venez donc quelquefois la voir, Mademoiselle ?

TOINETTE.

Oui, Madame, je suis votre servante très humble.

LA MIE.

Je suis la vôtre, Mademoiselle.

TOINETTE.

Mais qu’est-ce que tu as donc, Charlotte ?

LA PETITE FILLE, faisant la mine.

Je n’ai rien... mais c’est que... tenez je m’en vais dire à ma mère Nourrice que vous êtes là toutes deux tout à la fois.

 

 

Scène X

 

LA MIE, TOINETTE

 

LA MIE.

Vous me paraissez avoir de l’amitié pour cette petite fille-là : vous êtes de Paris apparemment ? comment la connaissez-vous ?

TOINETTE.

Comment je la connais, Madame ! hé c’est moi qui en prends soin.

LA MIE.

Vous, Mademoiselle !

TOINETTE.

Moi-même, Madame, je lui tiens lieu de mère ; et si ma réputation de fille n’était bien établie, on me prendrait ici pour sa mère véritable, car on n’y en a jamais vu d’autre que moi.

LA MIE.

Ce discours m’étonne, car c’est moi-même qui lui tiens lieu de mère, depuis que nous l’avons mise ici en nourrice.

TOINETTE.

Vous voulez rire, et vous avez trouvé votre rieuse.

LA MIE.

Je n’ai pas envie de rire, je suis trop affligée de la mort de son père.

TOINETTE.

Cette mort-là est pourtant une mort pour rire, car il m’écrivit hier, et dans sa lettre il ne me parle point de sa mort.

LA MIE.

Laissons la plaisanterie, il y a un mois qu’il est mort.

TOINETTE.

Cela ne se peut, car j’ai reçu hier une lettre écrite de sa propre main, de sa main tremblante ; car depuis soixante-quinze ans il a  épousé une jeune femme, la main lui tremble et la tête aussi.

LA MIE.

Je vois bien que vous ne connaissez ni le père ni la mère de Charlotte ; car feu son père n’avait que trente ans quand je lui fis épouser une riche veuve, qui en avait cinquante.

TOINETTE.

Je ne connais point ce jeune épouseur de veuves ; mais vous connaissez encore moins le père de Charlotte, qui est un vieux négociant chargé de biens et d’années, et qui s’est tourmenté pendant quatre-vingts ans pour vivre à son aise jusqu’à cent cinquante.

LA MIE.

Il y a du mal entendu à tout ceci ;mais Mademoiselle, ne prenez-vous point cette petite fille là pour une autre ?

TOINETTE.

Comment m’y méprendrais-je ? je l’ai vu naître.

LA MIE.

Mais vraiment c’est moi qui l’ai vu naître, et nous la donnâmes à cette Nourrice-ci, parce que notre veuve emmena son jeune mari en Languedoc pour ses affaires.

TOINETTE.

L’aventure commence à me réjouir ; car c’est moi-même qui ai donné cet enfant à la Nourrice, quand son père partit il y a quatre ans pour aller faire encore une promenade aux Indes, et il y emmena sa jeune femme parce qu’il est jaloux.

LA MIE.

Ouais ! il y a ici quelque friponnerie de Nourrice.

TOINETTE.

Oui : quelque quiproquo d’enfant ; et si ce qui me vient en pensée est vrai, le tour est assez plaisant.

LA MIE.

Le Nourricier vient ; il sera bien étourdi de nous voir là toutes deux ! nous l’allons confondre.

 

 

Scène XI

 

LA MIE, LE NOURRICIER, TOINETTE

 

LE NOURRICIER.

Bonjour, Madame, bonjour Mademoiselle, je suis bien aise de voir la bonne rencontre ; car vous voilà toutes deux ensemble, et vous ne vous étiez jamais vues, n’est-ce pas ?

LA MIE.

Hé le bon Câlin ! on ne dirait pas qu’il y touche.

TOINETTE.

Il est bon homme, il nous va dire la vérité

LA MIE.

Répondez-moi, Monsieur le Nourricier. Quand je vins ici il y a quatre ans, trois mois après que nous eûmes donné à votre femme l’enfant à nourrir, vous me fîtes voir une petite fille qui venait d’avoir la petite vérole ?

TOINETTE.

Environ ce temps-là vous m’en fîtes voir une aussi qui en était toute marquée.

LA MIE.

C’est-à dire-que des deux enfants qui l’avaient eue, il en était mort une ?

LE NOURRICIER.

En bonne vérité, Madame, vous l’avez deviné.

TOINETTE.

Je suis au fait ; je vois que depuis quatre ans il nous fait croire à chacune en particulier, que celle qui reste, est la nôtre.

LE NOURRICIER.

Vous avez deviné aussi vous.

LA MIE.

Et par cette supposition, vous ayez tiré de nous deux doubles pensions.

LE NOURRICIER.

Il faut que vous soyez sorcière toutes deux pour deviner cela.

TOINETTE.

Mais dites-nous du moins à qui appartient celle qui reste ?

LE NOURRICIER.

Ô devinez ; vous devinez tout.

LA MIE.

Est-ce la nôtre qui est morte ?

LE NOURRICIER.

Oh c’est un secret que je ne peux pas dire, qu’aux pères et aux mères eux-mêmes.

LA MIE.

Je vois bien que nous ne tirerons pas un mot de vérité de ce malheureux là. Je remonte en carrosse à l’instant, et je m’en vais à Paris, consulter quelqu’un sur cette affaire-ci : jusqu’au revoir Monsieur le fripon.

LE NOURRICIER.

Laissez-moi donc l’argent de la pension.

LA MIE.

Voyez l’effronté ! après avoir tiré double entretien d’un même enfant.

TOINETTE.

Ce n’est pas le premier enfant qu’on fait entretenir à plusieurs pères.

 

 

Scène XII

 

LE NOURRICIER, TOINETTE

 

TOINETTE.

Tu es de mes amis, Nourricier, dis-moi donc en particulier à qui est la petite fille restante.

LE NOURRICIER.

En conscience je n’en sais rien, ni la Nourrice non plus.

TOINETTE.

Hé qui diantre le saura donc.

LE NOURRICIER.

Je vas vous dire l’histoire. Mais avou queuque intérêt pour qual soit putôt à cetui-ci qu’à cetui-là.

TOINETTE.

Oui vraiment : et je donnerais toutes choses au monde pour qu’elle fut à la Veuve ; car ma jeune Maîtresse aurait besoin pour se marier, d’hériter de son Oncle : elle serait son héritière unique, s’il n’avait point cette petite fille-ci.

LE NOURRICIER.

Écoutez, Mademoiselle Toinette... baillez-moi votre protection là-dedans, et je varrons ensemble le bien qui nous en reviendra.

 

 

Scène XIII

 

LE NOURRICIER, TOINETTE, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE, bas au Nourricier.

Tout est perdu mon pauvre mari.

LE NOURRICIER.

Tu peux parler haut, j’ai bouté Mademoiselle Toinette dans ma confidence.

LA NOURRICE.

Tout est perdu, ma bonne Mademoiselle Toinette.

TOINETTE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

LA NOURRICE.

I semble que le démon se déchaîne aujourd’hui pour amener ici tous les pères et mères ; en vla tout plein la diligence de Lyon.

LE NOURRICIER.

Cela est fâcheux, mais cela est drôle.

LA NOURRICE.

Comment diable se sont-ils trouvez là tretous ensemble ?

TOINETTE.

Nos gens venaient de Marseille, et la Veuve du Languedoc ; ils se sont rencontrés à Lyon.

LA NOURRICE.

En vla déjà qui venont.

TOINETTE.

C’est la femme du vieil Oncle, Angélique est avec elle ; que leur dirons-nous ?

LE NOURRICIER.

Fame, va-t-en vite enfarmer la petite fille dans notre autre maison, qui est au bout du jardin... va donc vite, cours.

TOINETTE.

Tu as raison ; cela nous donnera le temps de chercher un expédient.

 

 

Scène XIV

 

LE NOURRICIER, TOINETTE, LA FEMME DU VIEILLARD, ANGÉLIQUE

 

TOINETTE, l’embrassant.

Eh ! Madame, que j’ai de joie de vous revoir après un voyage de quatre ans.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Bonjour Toinette, bonjour ; nous avons tous grande impatience de voir les deux petites filles.

TOINETTE.

J’en demandais des nouvelles au Nourricier.

LE NOURRICIER.

Ma femme les est allé quérir à un Château d’ici aux environs ; c’est que l’y a une Dame qui nous les emprunte quelquefois pour jouer avec.

TOINETTE, bas au Nourricier.

Fort bien !

Haut.

Je ne les ai point vues de ce voyage-ci.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Il faut vous avertir Nourricier, d’une gageure, que mon mari vient de faire contre une Veuve, qui est mère de l’autre petite fille, que vous avez ici avec la nôtre.

TOINETTE.

Hé ! quelle gageure, Madame ?

LA FEMME DU VIEILLARD.

Je vais vous conter, le fait. Mon mari et moi sommes venus de  Marseille par Lyon, cette Veuve vient du Languedoc ; le hasard nous a rassemblé à la diligence. Comme on ne sait de quoi s’entretenir dans ces voitures ; après  nous être raconté l’histoire de nos familles, nous avons reconnu, que nos deux petites filles avaient été nourries par cette même Nourrice-ci ; mon mari, comme tu sais, est entêté de ses idées de sympathie, d’instinct, la Veuve est entêtée des mêmes visions ; ils veulent par l’instinct seul distinguer chacun leur enfant, c’est une gageure enfin, ils veulent que sans les avertir, on leur fasse voir les deux petites filles toutes deux ensemble.

LE NOURRICER, bas à Toinette.

Toutes deux ensemble, Madame Toinette.

TOINETTE.

Vous faites bien de nous avertir, je vais disposer tout pour la gageure ; entrez-dans la salle du Nourricier.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Entrons, ma chère nièce, entrons.

ANGÉLIQUE, bas à Toinette.

Je suis au désespoir, Toinette, Valère a paru là, et ma tante s’est aperçue qu’il m’aime.

TOINETTE.

Nous parlerons de cela tantôt, entrez.

 

 

Scène XV

 

LE NOURRICIER, TOINETTE

 

LE NOURRICIER.

Toutes deux ensemble, Madame Toinette ?

TOINETTE.

Quand il n’y en a qu’une ; la gageure m’embarrasse. Mais allons voir avec la Nourrice, quel tour nous donnerons à cette affaire-ci.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE NOURRICIER, TOINETTE

 

LE NOURRICIER.

Vla l’histoire, Mademoiselle Toinette, vla l’histoire des deux petites filles, et cette histoire-là fait que ma femme ni moi ne savons pu à qui appartient celle-ci ; notre Bailli dit li-même qu’il ne pourrait baillé là-dessus qu’une sentence à croix ou pile, et qu’il faudrait tirer la petite fille, comme la fève au gâteau.

TOINETTE.

Cette fève tombera à la Veuve, si tu veux faire ce que je t’ai dit ; et je rendrai par là Angélique héritière de son oncle.

LE NOURRICIER.

Je ferai tout, par amitié, pour vous, en cas que j’y trouve mon compte.

TOINETTE.

Tu l’y trouveras : mais pour arriver à notre but, il faut d’abord leur dire, à tous également, que les deux petites filles sont mortes.

LE NOURRICIER.

Toutes les deux mortes, c’est mon avis, je m’en vais donc leur dire la parole.

TOINETTE.

Attends : il faut que ce soit ta femme, elle donnera mieux le ton à cette nouvelle affligeante ; une femme a la feinte et les larmes plus en main qu’un homme.

LE NOURRICIER.

Ô ma femme pleure comme eune peinture.

TOINETTE.

Moi pour confirmer cette nouvelle au Vieillard superstitieux, je le prendrai par son faible ; je lui dirai que son enfant ne pouvait pas vivre, qu’il était né pendant l’éclipse ; il croit tout ce qu’on lui dit sur ce ton là. Il crut être mort une fois, parce qu’il avait été le treizième à table, et il soupçonna sa femme d’infidélité, parce qu’il avait renversé la salière, et qu’en rentrant chez lui, il avait vu le croissant à gauche.

LE NOURRICIER.

Bon, bon, je lui dirai, que notre berger avait ensorcelé le lait de la Nourrice ; et qu’il avait dit des paroles venimeuses sur le mouton, d’où venait la laine du maillot de l’enfant.

TOINETTE.

Voici le vieillard avec la Veuve, je vais instruire ta femme, dis-leur seulement bonjour d’un air triste pour les préparer.

 

 

Scène II

 

LE NOURRICIER, LE VIEILLARD, LA VEUVE

 

LE NOURRICIER.

Bonjour, Monsieur, bonjour, Madame.

LE VIEILLARD.

Vous êtes le Nourricier apparemment ?

LE NOURRICIER.

Hélas oui, Monsieur, si vous l’avez pour agréable. Hé vous êtes le mari de Madame ? Hé Madame est votre femme ? Est-ce vous, Madame, qu’on dit qui êtes Veuve ?

LE VIEILLARD.

Si elle était ma femme et veuve, je serais donc mort ? peste soit du sot.

LE NOURRICIER.

Je vous demande excuse, c’est que j’ai l’entendement triste.

LE VIEILLARD.

Le benêt !

LE NOURRICIER.

Ma femme va vous parler, car a n’est pas si benêt que moi.

 

 

Scène III

 

LE VIEILLARD, LA VEUVE

 

LE VIEILLARD.

Ce misérable ! me venir dire, comme si j’étais mort... cela m’a frappé ; il ne faut qu’un mot pour porter malheur ; il y a comme cela des pronostics ; ce coquin-là vous prendre pour ma Veuve !

LA VEUVE.

Cela m’a aussi blessé ; car le mot de Veuve est un coup de poignard pour moi depuis la mort de mon mari.

LE VIEILLARD.

Çà, Madame, il faut attendre ici qu’on nous amène les deux enfants ensemble, sans nous les distinguer.

LA VEUVE.

Oui, Monsieur, afin que nous les distinguions par l’instinct seul.

LE VIEILLARD.

Oh ! je gagnerai la gageure, car j’ai un instinct infaillible.

LA VEUVE.

Le mien me ferait discerner entre mille personnes inconnues, non seulement un enfant, mais un cousin, un petit cousin au dixième degré.

LE VIEILLARD.

C’est un instinct ordinaire ; mais le mien me fait aimer, ou haïr par avance ceux qui sont destinés à me faire du bien, ou du mal.

LA VEUVE.

Cela est tout naturel ; et dès l’âge de quatre ans, j’ai eu de l’antipathie pour le Médecin qui devait faire mourir mon mari.

LE VIEILLARD.

Cela est tout commun cela ; mais ce qui vous étonnera, c’est que je vois en rêve tous les lundis ce qui me doit arriver pendant la semaine.

LA VEUVE.

Cela ne m’étonne point ; mais ce qui va vous surprendre, c’est une de mes cousines, qui mourut paralytique à Paris ; j’étais à Lyon, à mesure que la paralysie lui faisait mourir un bras, le mien s’engourdissait : voilà sa jambe morte, la mienne est froide comme marbre, et j’ai vérifié minute pour minute, qu’il me prit un évanouissement dans l’instant qu’elle expira.

LE VIEILLARD.

C’est une chose triviale, que la sympathie ; un de mes amis se maria à Paris, et moi étant aux Indes, au moment de son mariage, je sentis dans le cœur, un épanouissement, une joie ; mais une joie, que je ne savais pas d’où cela me venait.

LA VEUVE.

Rien n’est plus ordinaire ; mais ce qui est singulier, c’est qu’à l’instant qu’il meure une personne dans le monde, tous ceux qui sont nés sous la même planète, sentent quelque chose, on n’y fait pas d’attention, parce que cela est imperceptible, mais cela est pourtant vrai.

LE VIEILLARD.

Mais ce qui vient de nous arriver à tous deux n’est-il pas visible.

LA VEUVE.

Plus que visible, palpable ; car on vient de vous dire ici, que nos deux petites filles sont dans ce Château, où nous venons de passer.

LE VIEILLARD.

Hé bien oui, nous y passons sans le savoir, et cependant j’ai senti une émotion.

LA VEUVE.

C’est moi qui vous ai dit la première, que le cœur me palpitait.

LE VIEILLARD.

J’ai senti tressaillir mes entrailles paternelles.

LA VEUVE.

Les entrailles maternelles sont plus sensibles. Hélas, il y a double sympathie entre ma petite fille et moi ; c’est mon mari que j’aime dans sa fille, je l’aimerai encore dans la fille de sa fille, et dans les enfants de leurs enfants, jusqu’à la dixième génération.

LE VIEILLARD.

Non, cela ne passe pas la septième, le nombre de sept est climatérique, tout change dans la nature de sept ans en sept ans.

LA VEUVE.

J’entends quelqu’un.

LE VIEILLARD.

Ce sont nos petites filles, car ma tendresse...

LA VEUVE.

Ne les regardez pas, il faut deviner par la sympathie seule.

 

 

Scène IV

 

LE VIEILLARD, LA VEUVE, TOINETTE, LA NOURRICE, chacune un mouchoir à la main, feignant de pleurer

 

LE VIEILLARD.

Oui sans que les yeux s’en mêlent.

LA VEUVE.

Nous distinguerons par les simples mouvements du cœur.

LE VIEILLARD.

Elles sont proches de nous, car je commence à sentir un petit frémissement agréable.

LA VEUVE.

Mon cœur palpite, et le plaisir...

LE VIEILLARD.

Oui : le plaisir fait que les jambes me tremblent.

LA VEUVE.

Les larmes de tendresse, les larmes de joie me viennent aux yeux.

TOINETTE.

Vous vous trompez, Madame, ce sont des larmes de tristesse.

LE VIEILLARD.

Qui a-t-il donc ?

LA VEUVE.

Qu’avez-vous à pleurer ?

TOINETTE.

La Nourrice n’a osé vous dire à vôtre arrivée...

LA NOURRICE.

Il ne faut pu barguigner, vos deux petites filles sont mortes.

LA VEUVE.

Elles sont mortes !

LE VIEILLARD.

Ah ! ciel...

LA NOURRICE.

Vous n’avez plus d’enfants tous deux !

LA VEUVE.

Hélas, j’en eus hier un pressentiment !

LE VIEILLARD.

Voilà justement une dent qui me tomba l’autre jour.

TOINETTE.

C’était en rêve apparemment.

LE VIEILLARD, s’en allant.

Je suis né sous une étoile bien malheureuse.

LA VEUVE.

Je ne puis supporter ma douleur, je vais me reposer ou plutôt m’évanouir là-dedans.

TOINETTE.

Nourrice allez aider à Madame à s’évanouir.

 

 

Scène V

 

TOINETTE, LE NOURRICIER

 

TOINETTE.

Cela commence à merveille, il faut continuer.

LE NOURRICIER.

Quous avez d’esprit Mademoiselle Toinette, je suis tout hébaï quous ayez pu d’esprit que moi, et si vous n’avez pas la mine si niaise.

TOINETTE.

Ça voilà donc nôtre Vieillard persuadé qu’il n’a plus d’enfant, il faut tirer secrètement de l’argent de la Veuve comme je t’ai dit.

LE NOURRICIER.

Oui quand j’aurai baillé à la sourdine l’enfant à la Veuve avec ces brimborions de papiers que je vous ai dit, on ne pourra pas l’y ôter.

TOINETTE.

Non sans doute ; mais il ne faut pas que le vieillard sache cela d’ici à quelques jours.

LE NOURRICIER.

Ça je m’en vas vite quérir les deux papiers pour négocier tout ça avec la Veuve.

TOINETTE, seule.

Je fais réflexion qu’il faut rendre service à Angélique sans l’en avertir ; car je déshérite Valère par ce manège ci : et l’amour d’Angélique pour lui... Il faut que je la guérisse de cet amour-là.

 

 

Scène VI

 

TOINETTE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

Ah Toinette, je te cherchais pour me réjouir avec toi en liberté : ma joie n’est point intéressée, et c’est le plaisir seul de voir Valère espérer de grands biens ; j’en espère encore de plus grands, et je puis à présent aimer Valère sans crainte.

 

 

Scène VII

 

TOINETTE, ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Quelle agréable nouvelle ! ah ! belle Angélique vous me voyez comblé de joie, transporté...

ANGÉLIQUE.

Votre joie est raisonnable, vous voilà héritier.

VALÈRE.

Hé, c’est de votre bonheur seul que je suis transporté.

ANGÉLIQUE.

C’est le vôtre seul aussi que j’envisage.

VALÈRE.

Voir ce qu’on aime heureux...

ANGÉLIQUE.

Voir le mérite heureux...

VALÈRE.

C’est un plaisir si vif...

ANGÉLIQUE.

C’est un plaisir pour moi...

VALÈRE.

Ah si mon amour !

ANGÉLIQUE, Toinette la tire.

Oui vous méritez.

VALÈRE.

Vous approuvez donc cette amour ?

ANGÉLIQUE, Toinette la tire.

Je ne vous dis pas...

TOINETTE.

Je vous dis moi que vous modériez tous deux la joie que vous avez d’hériter : allez consoler un oncle et une tante qui pleurent à présent de ce qui vous réjouit.

 

 

Scène VIII

 

LA FEMME DU VIEILLARD, ANGÉLIQUE, VALÈRE, TOINETTE

 

LA FEMME DU VIEILLARD.

Quoique je n’ai point vu ma petite fille depuis le temps de sa naissance, je ne laisse pas d’être fâchée de sa mort ; mais je ne veux pas exiger d’Angélique qu’elle paraisse triste d’une  chose qui doit la réjouir.

ANGÉLIQUE.

Madame.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Point de compliments, nous nous aimons trop vous et moi pour nous dissimuler nos sentiments l’une à l’autre ; et je me fuis aperçue que Valère vous aime assez pour n’être pas fâché de vous offrir les espérances de la succession d’une tante.

VALÈRE.

Madame.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Ah ! je vous impose silence aussi bien qu’à elle, je n’aime point à entendre dire des choses qu’on ne pense point ; et pour vous dire en un mot mes sentiments, je me console contre mes propres intérêts de n’avoir plus d’enfant, puisque cela peut faire le bonheur d’Angélique que j’aime.

TOINETTE.

Séparez-vous, votre jaloux pourrait vous écouter.

 

 

Scène IX

 

TOINETTE, LE NOURRICIER

 

LE NOURRICIER.

Vla les deux papiers, Mademoiselle Toinette, j’en ai pour les deux petites filles, j’en brûlerai un et je donnerai l’autre à la Veuve, pour que...

TOINETTE.

Elle vient, achever ce que tu as commencé, moi je vais disposer nos gens à partir sans approfondir l’affaire.

 

 

Scène X

 

LE NOURRICIER, LA VEUVE

 

LA VEUVE.

Vous m’abandonnez bien vous autres, si depuis le coup mortel que vous m’avez porté, vous deviez bien me venir parler de la petite défunte, et me conter toutes les circonstances de sa mort pour me consoler.

LE NOURICIER.

Vous êtes donc bien fâchée, Madame, d’être comme ça orpheline d’eune fille unique ?

LA VEUVE.

Je donnerais la moitié de mon bien, pour lui rendre la vie.

LE NOURRICIER.

Comment ferions nous pour ça, tenez, Madame, si vous pouviais ne dire mot et faire semblant de rien, je vous dirais queuque chose.

LA VEUVE.

Que me dirais-tu ?

LE NOURRICIER.

Queuque chose qui vous ferait ben aise : mais soyez donc ben aise tout bas ; car quand les femmes sont ben aises ou bien fâchées, alles glapissons.

LA VEUVE.

Parle vite.

LE NOURRICIER.

Et il ne faut pas que ces autres pères et mères sachent ce qu’ou saurais ; ça fait que nous avons dit tout haut que les deux petites filles sont mortes, et li an a encore eune en vie, qui est si gentille, que c’est vous toute moulée.

LA VEUVE.

Ah ! c’est la mienne sans doute.

LE NOURRICIER.

Paix donc ; car si ce vieux homme savait ça il en voudrait avoir sa part.

LA VEUVE.

Ah fais la moi voir, j’en meure d’impatience.

LE NOURRICIER.

Patience : je l’ai serrée queuque part ; mais je ne veux pas l’aveindre tant que ces autres soient en allez.

LA VEUVE.

On leur a amené un carrosse, je pourrai rester ici après eux, et j’emmènerai ma fille, ma chère fille, le gage précieux d’un mari que j’aimais tant.

LE NOURRICIER.

Alle est à vous ; ni a qua voir ce que voulez y voulez mettre.

LA VEUVE.

Je te récompenserai libéralement.

 

 

Scène XI

 

LE NOURRICIER, LA VEUVE, LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD

 

LE VIEILLARD.

Je veux m’emporter, ma femme, je veux me mettre en colère : ces canailles, ces misérables ! me dire que ma petite fille est morte, et je la viens de voir à une fenêtre au bout du Jardin : ils l’ont enfermée dans une chambre pour me la cacher.

LA VEUVE.

Vous vous trompez sans doute ; ces gens-ci sont de bonnes gens, qui n’y entendent point finesse.

LE VIEILLARD.

Je vois que vous y entendez finesse, vous Madame, puisque vous les soutenez. Ils l’ont cachée sans doute, pour vous la donner à mon préjudice : cela est bien malhonnête de vous approprier mon enfant.

LA VEUVE.

Puisque vous le prenez sur ce ton là, Monsieur, l’enfant est à moi ; ces gens-ci en rendront témoignage.

LE VIEILLARD.

Vous avez gagné les témoins.

LA VEUVE.

Si je manquais de témoins, votre âge témoignerait contre vous.

LE VIEILLARD.

Pour qu’on put croire un enfant à vous, il faudrait qu’il eut quinze ans.

LA VEUVE.

Il vous sied bien de reprocher l’âge !

LE VIEILLARD.

Vous voulez avoir un enfant pour vous faire honneur.

LA VEUVE.

Vous auriez beau en avoir, ils ne vous seraient point honneur ; car on ne croirait pas...

LA FEMME DU VIEILLARD.

Je vous prie Madame, de m’épargner dans vos invectives.

LA VEUVE.

Je n’ai point dessein de vous offenser, Madame ; mais croyez-moi, vous devez me céder la petite fille ; car pour votre honneur aussi, vous ne devez point avoir d’enfant avec un mari de cet âge-là.

LE VIEILLARD.

Morbleu Madame !

LA FEMME DU VIEILLARD.

Modérez-vous, Monsieur, et vous, Madame ; tâchons plutôt de tirer de cet homme-ci des éclaircissements.

LA VEUVE.

Madame a raison ; car nous ne devons point souhaiter l’enfant d’autrui. Dites la chose comme vous la savez Nourricier.

LE VIEILLARD.

Parle-donc misérable, parle ; cet enfant-là n’est-il pas à moi ? Hen.

LE NOURRICIER.

Oui Monsieur.

LA VEUVE.

Comment donc malheureux ?

LE NOURRICIER.

Il est à vous aussi, Madame.

LE VIEILLARD.

Plaît-il ?

LE NOURRICIER.

Hé mais... puisque je ne savons auquel il est, vous y avez chacun la moitié.

LE VIEILLARD.

Ce coquin !

LE NOURRICIER.

Ne vous fâchez point, et je m’en vas vous conter tout cela, qu’ou n’y connaitrais goutte.

LA VEUVE.

Explique-nous au moins ce qui rend l’affaire obscure.

LE NOURRICIER.

Ce qui fait l’obscur, Madame, c’est la petite vérole ; car quand la petite vérole s’adonnit cheux nous, ma femme l’eut qu’à n’en voyait goutte. Vos deux petites filles l’eurent qu’on les défigurait l’eune d’avec l’autre ; car notre étourdie de servante en les remuant, les broullit toutes deux sans s’en apercevoir : tantia qu’il en mourut eune ; ma femme quand ale revit claire, ne vit plus sur le visage de l’autre les étiquettes de la ressemblance, pour voir laquelle c’était ; et vous même qui ne les avez jamais vues, vous n’y verrais goûte non plus.

LE VIEILLARD.

Ce que je vois clairement, c’est que vous êtes un fripon, et que pour avoir double pension, vous avez caché la chose.

LE NOURRICIER.

J’ai fait en conscience ; Monsieur ; car c’est que j’attendais que l’enfant fut en âge de raison, afin qual eut la raison de vous dire qui est son père et sa mère.

LE VIEILLARD.

Quel animal ! un enfant se souvenir du moment qu’il est né !

LE NOURRICIER.

Ha, ha, vous me faites apercevoir que je sis un sot.

LE VIEILLARD.

Un sot, qui a pris l’argent.

LE NOURRICIER.

Mais, est-ce ma faute, si je suis une bête. Je n’y serai pu attrapé ; car quand je prendrai deux petites nourissonnes ensemble, je les prendrai mâle et femelle.

LE VIEILLARD.

Ne nous amusons point avec ce misérable.

LE NOURRICIER.

Accommodez-vous donc tous seuls ; car ni a queune fille à vous tretous ; je n’en ai d’autres à vous donner.

 

 

Scène XII

 

LE VIEILLARD, LA VEUVE, LA FEMME DU VIEILLARD

 

LA VEUVE.

Il faut voir si la Nourrice ne nous donnera point d’autres lumières.

LA FEMME DU VIEILLARD.

La Nourrice m’a conté la chose ainsi mot pour mot, et l’affaire me paraît obscure.

LE VIEILLARD.

L’affaire est obscure pour vous, Madame ; mais je trouverai moi cent manières de l’éclaircir claires comme le jour : par exemple, n’y a-t-il pas des devins ?

LA VEUVE.

Monsieur a raison, n’y a-t-il pas des tireurs d’horoscope ? S’ils disent que la petite fille n’a plus de père, c’est la mienne, cela est clair.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Il faudrait des preuves plus sérieuses et plus certaines pour une décision ce cette importance.

LE VIEILLARD.

Allons conférer ensemble, Madame, des moyens que nous choisirons.

LA VEUVE.

Entrez toujours, Monsieur, j’ai un mot à dire à mon neveu que je viens d’apercevoir.

 

 

Scène XIII

 

LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD

 

LE VIEILLARD.

Je viens de l’apercevoir aussi, Madame, et il vous regardait avec des yeux... ce Valère a dans la physionomie quelque chose de funeste pour moi, et le rêve que j’ai fait... mais ne parlons à présent que de la petite fille, j’en veux voir la vérité.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Vous ne verrez jamais que des fantômes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, TOINETTE, les bras croisés entre les deux

 

ANGÉLIQUE.

Non, Valère, non, je ne puis me vaincre là-dessus, et quelqu’estime que j’aie pour vous, si vous étiez riche, et que je ne la fusse pas, j’aurais peine à me résoudre à vous devoir ma fortune.

VALÈRE.

Je conviendrai avec vous qu’il y a plus de plaisir à tout donner, mais il y a peut-être plus de délicatesse, à vouloir bien devoir tout à ce qu’on aime.

TOINETTE.

Vos délicatesses m’ennuient : vous avez l’un pour l’autre de petits sentiments délicats, minces ; on voit le cœur à travers, raisonnons un peu plus solidement.

ANGÉLIQUE.

Je raisonne comme je pense.

TOINETTE.

Écoutez-moi. L’aventure d’aujourd’hui vous donne occasion d’accorder ensemble la bagatelle et le solide : vous ignorez encore qui de vous deux sera le plus riche, votre sort dépend de ce qui sera décidé sur la petite fille, en attendant la décision vous jouez gros jeu, mais vous avez jeu égal, composez, et promettez-vous l’un à l’autre, que celui de vous deux qui aura une succession, la partagera avec ce qu’il aime : quelque chose qui arrive vous n’aurez lien à vous reprocher.

VALÈRE.

Elle a raison ; cet accommodement termine notre dispute.

ANGÉLIQUE.

Je vois encore un grand obstacle ; c’est le jalousie bizarre, que mon oncle a conçus contre vous.

TOINETTE.

Le voici, éloignez-vous.

 

 

Scène II

 

LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD, TOINETTE

 

LA FEMME DU VIEILLARD.

Enfin, Monsieur, puisque vous êtes convenu avec la veuve, de cette manière d’accommodement, satisfaites-vous.

LE VIEILLARD.

Fort bien. Mais vous ne me répondez point sur Valère, Madame ; je vous dis que Valère n’a qu’à se résoudre à ne voir jamais Angélique.

TOINETTE.

Jaloux de votre femme, jaloux de votre nièce, ne l’êtes-vous point de moi aussi Monsieur.

LE VIEILLARD.

J’ai cent raisons pour haïr cet homme-là. Premièrement, j’ai tiré sa figure, et j’ai vu dans les lettres de son nom, qu’il serait mon fléau ; et cela joint au rêve que je fis la nuit que nous couchâmes à Lyon...

LA FEMME DU VIEILLARD.

Contez-nous donc enfin cette chimère.

LE VIEILLARD.

Il n’y a point de chimère ; car en dormant, je vous vis comme je vous vois, vous promenant avec un jeune homme dans un bois.

TOINETTE.

Ce bois était dans votre tête.

LA FEMME DU VIEILLARD.

C’est donc-là ce qui vous fit réveiller comme un furieux.

LE VIEILLARD.

Ce n’est pas être trop furieux de ne vous avoir rien dit ; et quand on a des certitudes aussi grandes...

TOINETTE.

Que celle d’un songe.

LE VIEILLARD.

Mais ce n’est pas tout, car je vis dans ce même songe, un lion et un chat noir ; Nostradamus dit, que quand le lion et le chat... j’ai oublié la centurie, mais il est clair qu’elle a été faite pour moi : car un lion, c’était en arrivant à Lyon, et un chat, c’est une trahison de femme. Il ne faut point hausser les épaules ; car le lendemain, je fus tout étonné que Valère ressemblait à se jeune homme, qui était avec vous dans ce bois.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Il faut avoir bien de la patience, pour écouter vos rêveries.

LE VIEILLARD.

N’en parlons plus ma femme ; je veux bien tout oublier, je vous pardonne.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Comment donc, vous me pardonnez ?

LE VIEILLARD.

Enfin vous me dites que cela n’est pas vrai ; cependant mon songe m’a dit le contraire, et les songes sont plus vrais que les femmes, et ils trompent moins.

 

 

Scène III

 

LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD, TOINETTE, LA VEUVE

 

LA VEUVE.

La Nourrice et le Nourricier nous vont amener la petite fille : je vous sait bon gré d’avoir imaginé le premier un moyen sûr d’éviter un procès, où les Juges seraient fort embarrassés.

LE VIEILLARD.

Oui, Toinette, j’ai imaginé un moyen sûr pour connaître quelle est la mère de la petite fille.

LA VEUVE.

Nous nous en tiendrons au jugement d’un Juge infaillible ; c’est l’instinct naturel, qui se trompe moins que tous les raisonnements, et que la raison même.

LE VIEILLARD.

Ce qui est dit, est dit. Celle des deux mères, que la petite fille reconnaîtra pour sa mère, la sera réellement ; et il n’y a rien de plus sûr.

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD, TOINETTE, LA VEUVE, LA PETITE FILLE, LA NOURRICE, LE NOURRICIER

 

LE NOURRICIER.

Gare gare, vla l’instinct qui vient, vla l’instinct qui vient ; ne faut pas que personne dise rien, pour que l’instinct parle tout seul.

LA PETITE FILLE.

Je ferme les yeux bien fort, bien fort, pour ne point voir tous mes papas et toutes mes mamans, que quand vous me dirais, c’est fait comme à la climusette.

LA NOURRICE.

Vous pouvez ouvrir les yeux ; mais ne tournez pas la tête qu’on ne vous le dise, et regardez-les tous bien longtemps, bien longtemps avant que de parler.

LA PETITE FILLE.

Vous me l’avez dit déjà, afin de voir, si je sentirai remuer là-dedans mon papa et maman.

LE NOURRICIER.

Oui, et après, tout ce qu’a dira, sera vrai ; car j’en ai tant vu comme ça à Paris des petites filles aux enfants trouvés, qui disent, vla papa, vla maman, et ils n’en manquent pas un, cela est admirable !

LE VIEILLARD.

Nous allons être jugez.

LA VEUVE.

Regardez bien la belle enfant. Quelle est jolie !

TOINETTE.

Vous corrompez le Juge.

LA VEUVE.

Je suis sûre qu’elle va courir à moi.

LA PETITE FILLE.

Oh point : mais... je sens déjà... ah c’est celle-là qui est ma belle maman.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Regardez-bien au moins, car vous vous trompez peut-être.

LA PETITE FILLE.

Oui, c’est vous qui êtes ma vraie maman.

LE VIEILLARD.

En faut-il davantage ? il n’y a que les premiers mouvements qui soient vrais, parce qu’ils sont naturels : viens ma fille, viens embrasse ton papa.

LA PETITE FILLE, repoussant le Vieillard.

Fi, fi !

LE VIEILLARD.

C’est moi qui suis ton papa, car je suis le mari de ta maman.

LA PETITE FILLE.

Ça ne fait rien, car tenez, c’est celui-là qui est mon vrai papa.

LE VIEILLARD.

Que vois-je ! Ah c’en est trop.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Vous voyez la fausseté de vos idées ; vous ajoutez foi à des visions.

LA PETITE FILLE.

Baisez-moi donc mon vrai papa.

VALÈRE.

Vous êtes une petite sotte, voilà votre père.

LA VEUVE.

Je vous dis qu’elle se trompe en mère comme en père...

Bas.

Venez me parler à moi, je vous donnerai tant de bonbons.

LA PETITE FILLE.

Je vous dis que ce n’est pas vous qui êtes maman, vous êtes trop laide et trop vieille.

LA VEUVE.

Ah la petite malheureuse ! C’est une petite fille ramassée ; je vous la laisse Monsieur, je vous la laisse.

Elle s’en va.

LE VIEILLARD.

Je n’en veux point, Madame, je n’en veux point ; je renonce à la fille, et à la mère.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Oh ! c’en est trop aussi, ma patience est à bout.

LA PETITE FILLE.

Ah le méchant papa ; j’aime bien mieux l’autre, je m’en vais le chercher.

Elle court à Valère qui s’enfuit.

 

 

Scène V

 

LE VIEILLARD, TOINETTE, LE NOURRICIER

 

LE VIEILLARD.

Non, je n’en reviendrai jamais, je suis convaincu, j’ai vu de mes propres yeux... Écoute Nourricier, si tu veux gagner de l’argent, il n’y a qu’un mot. J’ai à présent cette petite fille-là en horreur, il faut que tu rendes témoignage qu’elle est à la Veuve, et qu’elle n’est point à moi.

LE NOURRICIER.

Hé mais Monsieur, si vous le voulez je ferai qu’à n’y sera pas ; et qu’on verra ça clair comme si il faisait clair de lune.

LE VIEILLARD.

Si tu nous donne cet éclaircissement, je te promets cent louis d’or que j’ai sur moi.

LE NOURRICIER.

Vous promettez, c’est bau et bon ; mais vous vouliais mettre au jeu, et que Mademoiselle Toinette gardi les enjeux ; car c’est que je n’aurai jamais l’esprit de vous les demander quand j’aurais tout dit.

LE VIEILLARD.

Les gens bêtes sont toujours méfiants.

LE NOURRICIER.

Excusez la bêtise.

LE VIEILLARD.

Tiens Toinette, tiens, je te remets ma bourse entre les mains, tu la lui donneras en cas qu’il prouve clairement que le petite fille n’est pas la mienne.

LE NOURRICIER.

Allez dans la salle, je m’en vas chercher quelque brimborions, de papier qu’il faut pour ça.

LE VIEILLARD.

Je te laisse.

 

 

Scène VI

 

LE NOURRICIER, TOINETTE

 

TOINETTE.

Comment feras-tu donc pour gagner ces cent Louis-là ? Est-ce que la chose est vraie, ou si tu le feras croire vraie quoi qu’elle soit fausse ? Parle donc, pourquoi ne m’as-tu pas dit ce secret ?

LE NOURRICIER.

C’est que je ne dis jamais mes secrets qu’à mesure que ça me profite ; vous avez déjà de l’argent, je m’en vas vous en faire bailler encore, et je partagerons.

TOINETTE, seule.

Quel est donc son dessein ? Je n’y comprends rien.

 

 

Scène VII

 

TOINETTE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

Ah Toinette je suis désolée de toutes les manières ; voilà mon oncle entêté d’une jalousie si violente, qu’il veut absolument se séparer d’avec sa femme : elle est outrée de désespoir, elle a pris mes intérêts avec tant de générosité, que je suis touchée de son malheur, autant qu’elle-même. Mon oncle est un homme à ne revenir jamais de ses soupçons ; ah ma pauvre Toinette, il ne reviendra jamais, non plus que de la haine qu’il a conçue contre Valère !

TOINETTE.

Je ne vois point de remède à cela. Tenez, qu’est ce que le Nourricier négocie-là avec la Veuve ? Valère est avec eux.

 

 

Scène VIII

 

TOINETTE, ANGÉLIQUE, LA VEUVE, VALÈRE, LE NOURRICIER

 

LE NOURRICIER.

N’ayez pas peur, Madame, n’y a point de mal de tout dire devant Mademoiselle Toinette.

LA VEUVE.

Je veux bien mettre la bague entre les mains de mon neveu, puisque tu ne te fie pas à ma parole.

LE NOURRICIER.

Je vous demande excuse, mais c’est mon naturel d’être comme-ça craintif.

VALÈRE.

Cette bague vaut cent pistoles ; je te la remettrai entre les mains en cas que tu prouves ce clairement que tu nous promets.

ANGÉLIQUE.

Peut-on savoir, Madame, de quoi il est question.

 

 

Scène IX

 

VALÈRE, LA VEUVE, LE NOURRICIER, LE VIEILLARD, LA FEMME DU VIEILLARD, ANGÉLIQUE, TOINETTE

 

LE VIEILLARD.

Je viens voir, Madame, si vous voulez que nous fassions un accommodement avant que de nous quitter.

LA VEUVE.

Voyons l’accommodement, que vous voulez faire.

LE VIEILLARD.

Voulez-vous nous en rapporter à ce que nous diront la Nourrice et le Nourricier.

LA VEUVE.

Très volontiers.

LE VIEILLARD.

Il faut signer que nous nous en tiendrons à leur décision.

LA VEUVE.

Je le veux bien ; mais il n’y a point ici de Notaire.

LE VIEILLARD.

Il faut emmener avec nous à Paris le Nourricier, la Nourrice et la petite fille, et là nous choisirons un arbitre, un homme de tête.

LE NOURRICIER.

Oni a que faire d’aller à Paris pour chercher un homme de tête, vla-t-il pas la mienne ? Je vas vous arbitrager tout seul, comme si j’étais quinze.

LA NOURRICE.

Tu vas donc prononcer leur sentence ?

LE NOURRICIER.

Je vas leux dire tout comme ça est, ne le veux-tu pas bien ? je m’en vas parler avec les papiers.

LA NOURRICE.

Quels papiers font ça donc ?

LE NOURRICIER.

Ces papiers-là ? c’est les certifications du Curé et du Tabellion, comme vos deux petites filles ont été enterrées toutes les deux à notre Paroisse.

LA NOURRICE.

Cela est vrai : et pour faire ma petite fille Bourgeoise, je fîmes le stratagème.

LE NOURRICIER.

Oui : la petite fille est du cru de ma femme ; et je n’y avons pas nui.

LE VIEILLARD.

Voyons ces certificats.

VALÈRE.

Il a fait ce qu’il a promis, la bague est à lui.

TOINETTE.

Qu’est-ce donc, Monsieur, est-ce que cela n’est pas dans les formes ?

LE VIEILLARD.

Il n’y manque rien ; mais je songe à demander pardon à ma femme de l’injure que je lui ai faite.

LA FEMME DU VIEILLARD.

Ce faux instinct de la petite fille, vous guérira peut-être de vos superstitions.

LA VEUVE.

Je suis ravie que Madame soit justifiée.

ANGÉLIQUE.

Vous avez aussi offensé Valère, mon oncle ?

VALÈRE.

Reviendrez-vous de vos préventions contre moi ?

TOINETTE.

Il faut les marier au plus vite, afin qu’ils accomplissent le rêve de Monsieur.

LE VIEILLARD.

J’y consens. Mais pour punir ce maraud de Nourricier, qui nous a attrapé notre argent, il payera les frais de la noce ; car nous souperons chez lui.

LE NOURRICIER chante.

Jean n’est pas niais.

 

Vous souperez, chez nous,

Servis par Maturine.

Bon vin et bonne chère, mais

Jean n’est pas niais.

 

Il me vient in instinct,

Morgué je le devine,

Ces Messieurs payeront les frais,

Jean n’est pas niais.

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