Le Double Veuvage (Charles DUFRESNY)

Comédie en trois actes et un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 8 mars 1702.

 

Personnages du Prologue

 

LE MARQUIS

LE CHEVALIER

 

Personnages de la Comédie

 

LA COMTESSE

L’INTENDANT de la Comtesse

LA VEUVE, qui croit l’être de l’Intendant

GUSMAND, Maître d’Hôtel de la Comtesse

DORANTE, Neveu de l’Intendant

THÉRÈSE, Nièce de l’Intendant

UNE SUIVANTE de la Comtesse

FROSINE, Servante de la Veuve

LE SUISSE de la Comtesse

LA SUISSESSE, femme du Suisse

DEUX LAQUAIS

 

La Scène est dans un Château de Campagne, qui est à la Comtesse.

 

 

PROLOGUE

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, courant embrasser Le Marquis sur le Théâtre.

Hé bonjour, mon cher Marquis.

Autre embrassade.

Mon cher ami, je me suis bien affligé pour toi ; on m’a dit que tu as perdu un procès qui te ruine, que ton fils unique est mort, que tu as encore des affaires affligeantes ; tu  sais comme je partage tes chagrins, et avec quelle tendresse...

Il l’embrasse encore.

Peut-on te rendre quelque service ? Contes-moi tes malheurs !

LE MARQUIS.

Je n’aime point à fatiguer un ami de mes chagrins, n’en parlons point.

LE CHEVALIER.

Ah ! je t’en conjure ; pour me satisfaire dis-moi quelques particularités.

LE MARQUIS.

Pour contenter ton amitié, puisque tu l’exiges de moi, je te dirai que mon affliction...

LE CHEVALIER.

Dis-moi un peu, Marquis, qu’est-ce que c’est que cette Comédie nouvelle qu’on va jouer ?

LE MARQUIS.

Puisque ce n’est qu’à la Comédie que tu t’intéresses, je te dirai premièrement qu’elle a pour titre le double Veuvage.

LE CHEVALIER.

Le double Veuvage, quel titre est-ce là ? Je n’y comprends rien. Il faut que la Pièce ne vaille pas le diable.

LE MARQUIS.

Il ne faut pas condamner une Pièce sur le titre, mais tu pourras condamner le titre, quand tu auras vu la Pièce entière.

LE CHEVALIER.

Moi, me donner la patience d’écouter toute une Pièce : Hé ! que sais-je si elle en vaut la peine ?

LE MARQUIS.

C’est pour le savoir qu’il faut l’écouter : le silence, qui règne à présent dans le parterre, t’apprend que les gens de bon esprit écoutent avant que de juger.

LE CHEVALIER.

Ce silence sera bientôt troublé.

LE MARQUIS.

Si le trouble est universel, cela prouvera que la Pièce est mauvaise : car les mouvements passionnés du particulier ne déterminent point le général, et le public conserve toujours certaine équité dominante, qui sait maintenir une attention proportionnée au mérite des Pièces.

LE CHEVALIER.

Tu me fatigues avec tes idées d’attention ; je soutiens moi qu’une Pièce ne vaut rien, quand il faut de l’attention pour la trouver bonne : je veux pouvoir causer, badiner, prendre du tabac à droit, et à gauche, sortir au milieu d’une Scène, rentrer à la fin d’une autre, et toutes les fois que je rentre, je prétends trouver quelque pointe d’esprit qui me réjouisse.

LE MARQUIS.

Un homme censé ne se réjouit que des plaisanteries qui naissent du sujet.

LE CHEVALIER.

Que me fait le sujet à moi, il n’y a que cela qui m’ennuie.

LE MARQUIS.

Le sujet n’ennuie point, quand il est intéressant. On aime à voir des caractères soutenus, une intrigue nette et suivie, des situations qui surprennent, quoiqu’elles soient bien préparées, et de temps en temps quelque plaisanterie sans grossièreté.

LE CHEVALIER.

Oh ! je veux un peu de gros sel, la... de ces équivoques claires.

LE MARQUIS.

Tu n’en trouveras point dans cette Pièce-ci.

LE CHEVALIER.

Est-ce que tu l’as lue ?

LE MARQUIS.

Oui : l’Auteur est de mes amis.

LE CHEVALIER.

Il est de tes amis : Ah ! parbleu je protégerai sa Pièce, j’y viendrai tous les jours. Est-elle longue ?

LE MARQUIS.

Elle est longue comme une Pièce en cinq Actes, quoiqu’elle n’en ait que trois.

LE CHEVALIER.

Il n’y a que trois Actes, dis-tu ?

LE MARQUIS.

Non, et quelques accompagnements qui font la longueur du spectacle ordinaire.

LE CHEVALIER.

Ordinaire tant qu’il te plaira ; mais enfin ce ne sont que trois Actes, et il m’en faut cinq, je ne suis pas dupe. L’Auteur se moque-t-il de moi de rogner ainsi mes plaisirs ?

LE MARQUIS.

C’est la même longueur, te dis-je.

LE CHEVALIER.

N’importe, ces trois Actes me blessent l’imagination, je vais ressortir. Adieu, Marquis, adieu, je pars pour Versailles ; mais à Versailles on me va demander mon sentiment sur la Pièce nouvelle ; Je veux avoir le mérite de la décrier le premier. Dis-moi les défauts que tu y as trouvé : tu me regardes, est-ce qu’il n’y a point de défauts à cette Comédie ?

LE MARQUIS.

Il y en a mille ; mais ce n’est point aux défauts que je m’attache d’abord.

LE CHEVALIER.

Tu n’es donc pas connaisseur ?

LE MARQUIS.

Je ne m’en pique point : mais toi qui t’en piques, crois-tu être capable de...

LE CHEVALIER.

Qu’appelles-tu capable ? Sais-tu que quand je veux me donner la peine de m’appliquer au solide, j’en suis plus capable que toi.

LE MARQUIS.

Je le crois.

LE CHEVALIER.

Et pour examiner à fond une Comédie, et pour en faire ce que l’on appelle l’analyse... l’analyse, tu vois que j’ai de l’érudition ; car enfin nous savons ; Poème Épique, Poème Dramatique.

LE MARQUIS.

Je crois que tu sais comme Aristote, la Protase, l’Épitase et la Péripétie.

LE CHEVALIER.

De quoi s’agit-il dans ce Poème ?

LE MARQUIS.

Je vais te le dire : premièrement la Scène est dans le Château d’une Dame d’une grande qualité, d’une Comtesse.

LE CHEVALIER, à part sans écouter le Marquis.

La Protase !

LE MARQUIS.

Cette Comtesse s’ennuie fort à la campagne.

LE CHEVALIER.

L’Épitase ! cet Aristote avait de plaisants mots.

LE MARQUIS.

Pour se désennuyer, et pour faire un mariage où elle s’intéresse.

LE CHEVALIER.

La Péripétie.

LE MARQUIS.

Cette Comtesse, entends-tu ? Cette Comtesse...

LE CHEVALIER.

La Comtesse... J’entends bien.

LE MARQUIS.

Veut avoir le consentement d’une Tante.

LE CHEVALIER.

Péripétie, la Comtesse...

LE MARQUIS.

À qui l’on fait croire qu’elle est veuve.

LE CHEVALIER.

Péripétie, La Comtesse, péripétie... péripétie... adieu Marquis, je vais expliquer tout cela à la Cour.

LE MARQUIS.

Et moi je vais demander au Musicien des chansons.

LE CHEVALIER.

Des chansons ! est-ce qu’il y a des chansons dans la Pièce ?

LE MARQUIS.

Oui.

LE CHEVALIER.

Je la verrai donc, je ne pars plus, que ne me disais-tu cela d’abord ?

LE MARQUIS.

J’ai commencé par l’essentiel.

LE CHEVALIER.

Qu’entends-tu donc par l’essentiel ? Quoi un verbiage, qui ne fait que passer par les oreilles ? Des chansons demeurent dans la tête, on emporte cela. En sais-tu quelqu’une ? Chante-la moi.

LE MARQUIS.

Tu es fou ; moi chanter sur un Théâtre !

LE CHEVALIER.

Pourquoi non, j’y danse bien moi derrière les Acteurs.

LE MARQUIS.

J’entends les violons, on commencera dans peu : où vas-tu te placer, sur le Théâtre ?

LE CHEVALIER.

Non.

LE MARQUIS.

Dans les Loges ?

LE CHEVALIER.

Non.

LE MARQUIS.

Dans le Parterre ?

LE CHEVALIER.

Non parbleu.

LE MARQUIS.

Où te placer donc pour bien entendre ?

LE CHEVALIER.

Où je me place d’ordinaire, dans les foyers.

LE MARQUIS.

Dans les foyers pour bien entendre !

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas pour cela ; mais on y est à son aise, et on s’avance, quand on entend rire : je m’y en vais, tu m’appelleras aux chansons.

LE MARQUIS.

On ne laisse pas d’avoir souvent dans les foyers, des scènes aussi comiques que sur le Théâtre.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DORANTE, FROSINE

 

FROSINE.

Je suis ravie de vous voir de retour, Monsieur ; il y a une heure que je vous cherche dans le Château, dans les jardins ; partout enfin.

DORANTE.

Bonjour, Frosine, bonjour.

FROSINE.

Vous êtes arrivé tout à propos. Madame la Comtesse, toute la maison et moi, Monsieur, nous vous attendons avec impatience ; mais dites-moi vite des nouvelles de votre Oncle, est-il mort ou en vie ?

DORANTE.

Je n’en sais rien.

FROSINE.

Nous sommes dans la même incertitude. Il n’y a que ma Maîtresse qui en soit certaine ; nous lui avons confirmé cette mort, pour la faire tomber dans le panneau que nous lui tendons ; elle se croit veuve, c’est là-dessus que nous fondons le projet de votre mariage... M’entendez-vous, Monsieur ?

DORANTE.

Hé ! plaît-il ?

FROSINE.

Je vous dis que pour faciliter votre mariage avec Thérèse, Madame la Comtesse, qui vous protège tous deux, a fait jouer mille ressorts pour certifier à ma Maîtresse, que votre Oncle est mort ; elle est si sûre d’être veuve, qu’elle a pris le deuil dès hier... Monsieur !

DORANTE.

Que me contes-tu donc là ?

FROSINE.

Je vous conte vos affaires et les miennes, car les trente Louis d’or que vous m’avez promis, ont autant d’appas pour moi, que Thérèse en a pour vous : Écoutez-moi donc. Pour nous seconder, vous devez cacher à la veuve, l’amour que vous avez pour sa nièce ; car si...

DORANTE.

Hé ! je sais tout cela, je viens d’entretenir Madame la Comtesse.

FROSINE.

Pardon, Monsieur, de mes discours inutiles, je devais m’étendre d’abord sur les appas de cette jeune beauté, qui...

DORANTE.

Qu’elle a de charmes, Frosine, qu’elle a de charmes !

FROSINE.

Ce sont les plus jolis petits charmes, ils n’ont que quinze ans ces charmes-là : il lui en vient de nouveaux tous les jours, et vous épouserez bientôt tout cela.

DORANTE.

C’est le plus grand malheur qui me puisse arriver.

FROSINE.

Un malheur, de posséder ce que vous aimez tant ? Voici quelques-unes de vos délicatesses bizarres : Vous êtes le Gentilhomme de France le plus raisonnable, mais votre amour n’a pas le sens commun. Parlez-moi raisonnablement, souhaitez-vous d’épouser ?...

DORANTE.

Si je le souhaite !

FROSINE.

Puisque vous souhaitez ardemment ce mariage, travaillons-y donc de concert, et j’espère que Thérèse sera votre femme dès aujourd’hui.

DORANTE.

Hélas ! c’est ce que je crains.

FROSINE.

Encore ! ô vous extravaguez : de grâce Monsieur, est-ce folie amoureuse, ou folie folle ?

DORANTE.

Non, Frosine, non ; ce n’est ni caprice, ni extravagance ; je crains avec raison, ce que je souhaite avec ardeur. Je sens bien que je ne puis vivre sans l’aimable Thérèse, mais je prévois, que nous serons malheureux ensemble ; en un mot nous ne nous convenons point.

FROSINE.

Est-ce qu’il faut se convenir pour s’épouser ?

DORANTE.

Si tu savais la réception qu’elle vient de me faire !

FROSINE.

Elle a tort.

DORANTE.

Elle m’a reçu d’un air...

FROSINE.

Est-il possible !

DORANTE.

Après huit jours d’absence...

FROSINE.

Elle vous reçoit froidement ?

DORANTE.

Elle me reçoit en sautant, dansant, je la vois accourir d’une gaîté...

FROSINE.

Par ma foi vous n’êtes pas sage ; quoi ! vous vous désespérez de ce qu’elle est ravie de vous voir ?

DORANTE.

Ravie de me voir ! Ah je ne confonds point cette gaîté dissipée, avec le plaisir sensible et passionné que doit causer la vue de ce qu’on aime ; moi, par exemple, que son abord a pénétré, je suis resté immobile ; un saisissement... une langueur... mon cœur palpite... ma vue se trouble... Ah ! c’est ainsi que devrait s’exprimer sa passion ; mais elle est incapable de cet amour solide et sensible qui peut seul contenter le mien.

FROSINE.

Si j’étais homme, je choisirais pour mon repos, une femme qui fut toujours gaie, et jamais sensible.

DORANTE.

Je veux de la sensibilité.

FROSINE.

J’en voudrais dans une Maîtresse, mais dans une Épouse... hon !

DORANTE.

C’en est tout l’agrément.

FROSINE.

C’est un agrément bien dangereux pour le mari.

DORANTE.

On peut être sensible, et avoir de la vertu.

FROSINE.

La vertu ne rend pas toujours une Épouse vertueuse. Et j’aimerais mieux une femme qui n’eut pas de passions, qu’une femme qui les sût vaincre.

 

 

Scène II

 

DORANTE, FROSINE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, derrière le Théâtre chante.

Là, là, là. Là, là. Là, là, là, là, là.

DORANTE.

Entends-tu, Frosine, entends-tu ?

FROSINE.

Elle a la voix jolie, n’est-ce pas ?

DORANTE.

Après m’avoir vu contre elle dans un chagrin...

THÉRÈSE.

La Fille la plus sage,

Dans le Printemps,

Pense à mettre en usage,

La danse et les chants ;

On dit aussi que dans le Printemps,

La Fille la plus sage,

Là, là, là, là, là, là, là.

FROSINE.

Eh bien ! La fille la plus sage.

THÉRÈSE chante.

On dit aussi que dans le Printemps,

La Fille la plus sage,

Pense au beau temps.

DORANTE, se tient à côté du Théâtre.

Je suis outré d’entendre cela.

THÉRÈSE.

Hé ! vous voilà aussi vous, on ne vous voit quasi pas là ; vous êtes enveloppé dans votre humeur sombre.

DORANTE.

Mon chagrin n’est que trop bien fondé.

THÉRÈSE.

Vous êtes fâché de me voir rire, et moi je ris de vous voir fâché.

DORANTE.

Est-ce ainsi que parle l’Amour ?

THÉRÈSE.

À propos d’amour, le vôtre sera-t-il toujours affligé ?

DORANTE.

Si j’avais moins de délicatesse...

THÉRÈSE.

Vous seriez plus raisonnable.

DORANTE.

Est-il rien de plus raisonnable que mes plaintes ?

THÉRÈSE.

Oh ! vos extravagances sont toujours pleines de raison, mais elles ne sont pas réjouissantes.

DORANTE.

Quels discours, hélas ! que votre caractère est éloigné du mien.

THÉRÈSE.

Mon caractère n’est pas plus éloigné du vôtre, que le vôtre est éloigné du mien.

FROSINE.

Le mariage rapprochera tout cela.

DORANTE.

Ça, Frosine, je te fais Juge.

FROSINE.

Je n’ai pas le loisir de juger ; accommodez-vous à l’amiable, je vais lever ma Maîtresse.

THÉRÈSE.

Presse-la de s’habiller, car Madame la Comtesse veut la voir tout à l’heure.

FROSINE.

Votre Tante n’est encore qu’éveillée, et entre le réveil et la sortie d’une demie vieille, il y a bien des cérémonies de toilette.

 

 

Scène III

 

DORANTE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Il faut tirer de l’argent de ma Tante, c’est l’essentiel.

DORANTE.

L’essentiel est de savoir, si nous nous convenons l’un à l’autre.

THÉRÈSE.

Belle demande ! à l’humeur près, nous nous convenons à merveille, et je vous corrigerai de vos bizarreries.

DORANTE.

Je ne suis point bizarre, lorsque après des raisonnements solides, je conclus que votre gaîté...

THÉRÈSE.

Ô ! ma gaîté, ma gaîté ; je conclus moi, que ma gaîté vous doit prouver ma tendresse ; et voici comme je raisonne, car vous m’avez appris à faire des raisonnements ; vous savez avec quelle frayeur j’ai toujours envisagé le mariage, parce qu’il est triste, je crains donc le mariage naturellement, je vois qu’on me veut marier avec vous, et je n’en suis pas plus chagrine. Hé bien, être gaie en cette occasion-là, n’est-ce pas vous aimer ?

DORANTE.

C’est ne me pas haïr.

THÉRÈSE.

Et ne me point fâcher du ton dont vous le prenez là, il me semble que c’est vous aimer assez passablement !

DORANTE.

Passablement est une expression bien touchante... passablement.

THÉRÈSE.

Ô je veux que vous me teniez compte de la joie que j’ai.

DORANTE.

Cette joie serait à sa place, si vous étiez sûre que votre mariage réussit ; mais dans la situation où nous sommes, vous devriez trembler ; et si vous aimiez, on vous verrait comme moi inquiète, agitée ; et dans l’horreur d’une incertitude cruelle, languir, soupirer, gémir...

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, DORANTE, LA COMTESSE, LA SUIVANTE

 

LA COMTESSE.

Hé bien, Thérèse, je travaille à vous marier, n’êtes-vous pas ravie ?

THÉRÈSE, contrefaisant Dorante.

Au contraire, Madame, je suis inquiète, agitée ; et dans l’horreur d’une incertitude cruelle, je languis, je soupire.

À Dorante.

Est-ce comme cela qu’on aime, Monsieur ?

LA COMTESSE.

Fort bien Thérèse, fort bien ; c’est moi, Dorante, qui lui ai dit de vous railler un peu de votre humeur chagrine. Ce n’est pas que je ne vous estime beaucoup l’intérêt que je prends à votre mariage, vous le prouve assez ; mais j’ai résolu de rire aujourd’hui du ridicule de tous ceux qui sont ici autour de moi ; je n’ai plus qu’un jour ennuyeux à passer à ma campagne, je veux me désennuyer de tout ce qui se présentera : Notre Veuve sera le principal sujet de mon divertissement ; et la manière dont je m’y prends pour tirer de l’argent d’elle, est une espèce de Comédie que je veux me donner.

THÉRÈSE.

Madame, si vous pouviez tirez beaucoup d’argent de ma Tante, et ne vous guères moquer d’elle : il faut avoir pitié des affligées.

LA COMTESSE.

Quand on lui annonça la mort de son mari, je m’aperçus que cette mort n’affligeait que son visage.

DORANTE.

Quoi qu’il en soit, je vous prie de l’épargner ; car enfin si son affliction est fausse, la mort de mon Oncle est peut-être véritable, et mon Oncle avait l’honneur d’être votre Intendant.

LA COMTESSE.

Oh ! il s’est enrichi à mes dépens, je veux rire aux dépens de sa Veuve, après tout, c’est une extravagante, elle veut déshériter sa Nièce, qui est ma filleule ; en un mot elle hait celle que vous aimez, pourquoi la ménager, serait-ce parce qu’elle a de l’amour pour vous ?

DORANTE.

Si elle a de l’amour pour moi, c’est un ridicule inexcusable.

LA COMTESSE.

Un ridicule moins excusable, c’est l’empressement qu’elle eût hier de prendre le deuil. Mademoiselle, dites-moi un peu comment elle a pu trouver ici à la campagne tout le crêpe dont elle s’est chargée ?

LA SUIVANTE.

J’ai su ce matin de Frosine, qu’elle gardait dans sa cassette, un habit de deuil tout prêt pour la mort de son mari. Elle dit qu’une femme régulière doit en user ainsi, pour pouvoir célébrer sa douleur, dès le premier moment du Veuvage.

LA COMTESSE.

Et vous ne voulez pas que je me moque d’une telle vision ? ça Dorante, allez prendre le deuil aussi, pour lui prouver que vous êtes sûr de la mort de votre Oncle.

THÉRÈSE.

Je vais aussi prendre le noir pour rendre la chose plus touchante.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, LA SUIVANTE

 

LA COMTESSE.

Mademoiselle, il faudra que vous chantiez quelque petit air dans l’Opéra que Gusmand me prépare. Il est juste que mon domestique contribue aujourd’hui à me réjouir.

LA SUIVANTE.

Je voudrais que votre Suisse fût ici, car il chante plaisamment ; sa femme est d’assez bonne humeur, et danse assez bien pour une Suissesse.

LA COMTESSE.

La voici : que vient-elle m’annoncer ?

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LA SUIVANTE, LA SUISSESSE

 

LA SUISSESSE.

Réjouissez-vous Madame, mon mari vient d’arriver des Eaux.

LA COMTESSE.

J’en suis ravie ; il va nous apprendre si mon Intendant est mort ou en vie : ne te l’a-t-il point déjà dit ?

LA SUISSESSE.

Mon mari ne me dit jamais de secrets, il a raison, car je suis trop babillarde, et je n’aime point non plus qu’il me conte rien, car il est si landore ; il a la parole si longue, si longue, que j’aurais plutôt écouté cent douceurs d’un autre, qu’il ne m’en aurait dit une.

LA COMTESSE.

Que ne paraît-il donc ?

LA SUISSESSE.

Madame, pour paraître devant vous en courrier poli, il est allé se friser, se poudrer.

LA SUIVANTE.

Il se fardera aussi ; car il était allé aux Eaux pour s’éclaircir le teint.

LA SUISSESSE.

Ne vous moquez point de lui, Madame, il était allé aux Eaux, pour se bien porter, et pour me plaire ; car comme il m’aime beaucoup, j’aime sa santé.

LA COMTESSE.

Je suis ravie de vous voir de bonne humeur.

LA SUISSESSE.

J’y suis, parce que mon mari est revenu, et aussi parce que vous avez commandé à votre Officier de nous faire boire tous à discrétion ; les femmes de mon pays sont nées pour le vin, comme les Françaises pour l’amour, chacune a son usage, et souvent l’un n’empêche pas l’autre.

LA SUIVANTE.

Voici votre Suisse, Madame. Il vous va faire un beau discours ; car il a de l’érudition votre Suisse.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, LE SUISSE, LA SUIVANTE

 

LE SUISSE, frisé, poudré, paré, fait plusieurs révérences.

Mondeme, Mondeme.

LA COMTESSE.

Ne perdons point de temps en révérence, dites-moi si mon Intendant est mort ?

LE SUISSE.

Je savoir tous ces chouse-là dans l’extrême exaltitude.

LA COMTESSE.

Toutes ces choses-là consistent en un mot : est-il mort ou ne l’est-il pas ?

LE SUISSE.

Fau que moi conte ça par ordonnance ; car quand je vous quitta... vous m’ordonites... que je vous apporta... toutes les circonvenances de notre voyage, en arrangement par écriture.

LA COMTESSE, riant.

Fort bien, ce que je veux savoir est écrit sur votre Journal.

LE SUISSE.

Ma Jornale, c’est de la parole sans papier, car je l’écriva dans mon jugement, par trois petites chapitres ; ce que nous partâmes, ce que nous séjournîmes, et ce que nous revenâmes.

LA COMTESSE.

Voilà une relation dans un bel ordre !

LE SUISSE.

À l’égard de premièrement, Monsieur notre Intendant, l’être fort ridicule, fort ridicule ; il dit qu’il y a dix ans que sa femme a du mariage, et qu’elle n’a point de génération ; et que c’est pour cela qu’il allait quérir des enfants aux eaux, vla de quoi il m’entretena tant qu’il arrivit...

LA COMTESSE.

Si ce récit ne me réjouissait pas, il m’impatienterait beaucoup.

LE SUISSE.

À l’égard de secondement, Monsieur l’Intendant est encor pu ridicule, car j’aime le bon vin moi, et lui fut aux eaux pour boire de l’eau, et dans cette eau-là, au lieu d’enfants, il y trouvit tant de maladie, tant de maladie, qu’il en était mort quand il en ressuscitit.

LA COMTESSE.

Nous voilà au fait. Il a pensé mourir, et n’en est pas mort. Écoutez Suisse, il faut dire à la Veuve, que quand son mari fut mort, il en mourut tout à fait.

LE SUISSE.

Ha, ha, ha, quand a ne se trouvera Veuve que d’un homme en vie, nous rirons bien.

LA COMTESSE.

Quand arrivera mon Intendant, où l’avez-vous laissé ?

LE SUISSE.

Je passimes hier par trente lieues d’ici, et tou contre-là son petit calèche romput, va t’en donc devant, me dit-il ; car j’ai envie d’être malade ici tant qui sera Dimanche, pour qu’on refasse mon calèche Lundi, et je m’en vas Mardi tout bellement.

LA COMTESSE.

À ce compte-là il n’arrivera que demain, et ne viendra point troubler aujourd’hui notre projet. Ça Mademoiselle, que celles de mes femmes qui savent danser se préparent pour la Noce que je prétends faire.

LA SUIVANTE.

Nous ferons de notre mieux pour vous plaire ; et moi qui chante fort mal, je ne laisserai pas de chanter quelqu’airs sur le Veuvage.

LA COMTESSE.

C’est mon maître d’Hôtel qui les a faits : il se pique d’être maître de Musique, mon maître d’Hôtel.

LA SUIVANTE.

C’est encore un autre original. Le voici, je crois qu’il compose, car il marche de mesure ; tenez, tenez, Madame, de la force dont il se tourmente, il est possédé du démon de la Musique.

LA COMTESSE.

Chut, il ne nous voit pas, je veux m’en donner le plaisir.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, LA SUIVANTE, GUSMAND

 

GUSMAND, composant et ne voyant pas la Comtesse, entre en marchant de mesure, et la bat avec ses mains.

La, la, la, la, cela ne vaut rien, morbleu : ne trouverai-je point quelque idée toute neuve...

Lentement.

La, la, la, la, la, non ce début-là est dans Lulli... La, la, la, la, la, la... Lulli encore... La, la, la, la... Encore Lulli, quoi Lulli partout... De quelque côté que je me tourne... Je suis bien malheureux de n’être venu qu’après lui, car parce que j’ai dans la tête tout ce qu’il a fait de beau, on dit que je le pille.... La, la, la, la, la... Fort bien cela. La, la, la, la, la, la. Admirable. La, la, la. Merveilleux.

Il chante ces derniers mots.

Et le second dessus. La, la, et la basse... ton, ton... quelle fécondité.

L’octave de haut en bas très vite.

La, la, la, la, la, la, la, la, quel reflux de génie.

L’octave de bas en haut.

La, la, la, la, la, la, la, la,

Sur le même ton.

Les Notes me gagnent, notons vite.

Il tire des lignes, et ne dit plus rien, mais note sur son genou, un genou en terre, il jette les yeux, du côté de la Comtesse, et l’apercevant met son chapeau par terre, et continue toujours. Il chante.

Pardon, Madame, pardon... hon, hon, hon,

Il note toujours.

je crains de perdre une idée. Hon, hon, hon, dont vous serez enchantée. Hon, hon, hon... je note le dernier ton.

Il se relève, et salue la Comtesse.

C’est un Duo, pour un air de Veuvage que vous m’avez commandé

Il donne à la suivante le papier sur lequel il a écrit.

tenez Mademoiselle, vous savez chanter à livre ouvert.

LA COMTESSE.

J’aperçois la Veuve dans la galerie, je vais au-devant d’elle.

GUSMAND.

Chantons toujours, cela nous servira de répétition.

 

 

Scène IX

 

GUSMAND, LA SUIVANTE

 

GUSMAND.

C’est vous qui représentez la Veuve, imitez bien l’affliction des Veuves, pleurez depuis les yeux jusqu’au menton.

LA SUIVANTE chante le rôle de la Veuve.

Pleurons, pleurons les malheurs du Veuvage

Sur un lugubre habit un crêpe à triple étage

Effarouchera les Amants :

L’horreur d’un linge uni qui me bat le visage !

Ni prétentailles, ni rubans,

Pendant deux ans !

Pleurons, pleurons les malheurs du Veuvage.

GUSMAND, chante.

Chantons, chantons les douceurs du Veuvage.

Une fille craint le courroux,

D’une mère un peu trop sage ;

Une femme craint son Époux,

Mais la Veuve hors d’esclavage

Ne craint ni mère ni jaloux :

Chantons, chantons les douceurs du Veuvage.

LA SUIVANTE.

Je perds un cher Époux qui m’aima constamment.

GUSMAND.

Jusques au jour charmant

De votre mariage.

LA SUIVANTE.

Il me tenait sans cesse un si tendre langage,

Sa complaisance, sa douceur.

GUSMAND.

Cachait toujours quelque infidèle ardeur,

À votre jalouse fureur.

LA SUIVANTE.

Ah ! qu’il était d’une agréable humeur.

GUSMAND.

Quand il soupait chez sa voisine.

LA SUIVANTE.

Quelle union fut pareille à la nôtre,

Nous n’avions entre nous que le oui, et le non.

GUSMAND.

Mais quand vous disiez l’un, il disait toujours l’autre.

LA SUIVANTE.

Il était bienfaisant.

GUSMAND.

En ville libéral.

LA SUIVANTE.

Et de tous les maris enfin.

GUSMAND.

Le plus brutal.

ENSEMBLE.

Que de vertus il avait en partage.

Que de défauts il avait en partage.

ENSEMBLE.

Pleurons, les malheurs du Veuvage.

Chantons, les douceurs du Veuvage.

 

 

Scène X

 

LA SUIVANTE, FROSINE, GUSMAND

 

FROSINE, à la Suivante.

Retirez-vous, ma Maîtresse s’approche.

À Gusmand.

Elle vient pleurer ici chemin faisant.

GUSMAND.

On en tirera plutôt de fausses larmes que de bon argent.

FROSINE.

Ne plaisantez point : je crains bien que tout ceci ne soit périlleux pour elle.

GUSMAND.

Comment donc ?

FROSINE.

Elle m’a fait pitié, quand Madame la Comtesse lui a certifié son Veuvage ; c’est un coup de poignard qu’elle lui a enfoncé dans le cœur.

GUSMAND.

Quoi elle a senti le coup !

FROSINE.

Ce qui la fera mourir, ce n’est pas le coup, c’est le contrecoup : car ce moment qui la détrompera d’un veuvage si doux, la fera mourir de douleur.

GUSMAND.

Venons au fait, dis-moi : est-il bien vrai qu’elle soit amoureuse de Dorante ; et qu’elle pense à l’épouser, aussitôt qu’elle croit son mari mort ?

FROSINE.

Elle y pensait bien dès son vivant, et je me suis toujours doutée, qu’elle destinait au Neveu la survivance de son Oncle.

DORANTE.

Par les confidences que le mari m’a faites, j’ai jugé qu’il destinait aussi à la Nièce le poste de la Tante ; il me dit souvent que Thérèse n’est Nièce de sa femme qu’au troisième degré.

FROSINE.

Ma Maîtresse veut que Dorante ne soit quasi pas neveu de son oncle.

GUSMAND.

Ces sentiments m’étonnent dans une femme, qui se pique d’une régularité de mœurs...

FROSINE.

Elle est régulière dans ses mœurs de parade ; mais chez certaines femmes les mœurs de parade et les mœurs négligées sont aussi différentes, que coiffure de jour et coiffure de nuit.

GUSMAND.

Tout bien considéré, je conclus que le mari et la femme excellent également dans l’hypocrisie conjugale.

FROSINE.

Ils s’embrassent à proportion des biens qu’ils espèrent l’un de l’autre.

GUSMAND.

Oui l’intérêt lui seul produit dans certaines familles plus d’embrassades fausses, que l’amour et l’amitié n’en produisent de sincères dans tout Paris.

FROSINE.

La tendresse affectée de ces deux époux me réjouit ; car en certains moments, tel des deux qui a envie de dévisager l’autre, caresse la succession qu’il en espère.

GUSMAND.

J’admire la sagesse des Lois de notre Province, qui permet aux époux de s’entredonner leurs biens ; car l’espérance d’hériter l’un de l’autre, est la seule digue qu’on peut opposer aux torrents des querelles domestiques.

FROSINE.

Retire-toi, voici ma Maîtresse. Pour gagner sa confiance, je vais lui aider à contrefaire l’affligée.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, LA VEUVE, FROSINE

 

LA COMTESSE.

Ménagez votre poitrine, Madame, ménagez votre poitrine : gémir, soupirer, sangloter, toutes ces démonstrations de douleur vous feraient plus de mal, que la douleur même.

LA VEUVE.

Hélas !

LA COMTESSE.

Ça, Madame, n’éludez point la proposition que je vous fais ; répondez-moi précisément : vous n’aimez point à voir votre Nièce, je veux l’éloigner de vous, et la marier en Province : ne voulez-vous pas bien lui faire quelque présent ?

LA VEUVE.

Voici le quatrième jour de mon veuvage : le quatrième, n’est-ce pas, Frosine ?

FROSINE, sur le même ton.

Le quatrième, oui.

LA VEUVE, à la Comtesse.

Hé bien ! Madame, depuis ce temps-là je n’ai pris aucune nourriture.

FROSINE.

Nous ne nous nourrissons que d’affliction et d’orge mondée.

LA VEUVE.

Tout ce que je mange me reste sur l’estomac comme un plomb.

FROSINE.

Nous ne mangeons point, et tout ce que nous mangeons nous étouffe.

LA COMTESSE.

Répondez-moi donc, Madame, consentez-vous...

LA VEUVE, pleurant.

Non je ne serai pas en vie dans quatre jours.

LA COMTESSE.

Vivez et ne pleurez plus.

LA VEUVE.

Ah ! je pleurerai encore dans trente ans.

FROSINE.

Mourir bientôt, et pleurer longtemps, c’est notre dernière résolution.

LA VEUVE.

Je ne sais ce que je dis, Frosine.

FROSINE.

Je le vois bien.

LA VEUVE.

J’ai l’esprit troublé, Madame, je ne suis pas en état de parler d’affaires, je suis si faible.

FROSINE.

Nous n’avons pas la force de marier Thérèse.

LA COMTESSE.

Tant que votre mari a vécu, vous m’alléguiez pour excuse, que vous espériez avoir des enfants ; mais vos espérances et vos excuses sont mortes avec votre époux, vous êtes maîtresse de vos volontés, il faut ou marier Thérèse, ou me dire que vous ne le voulez pas.

LA VEUVE.

Je ne puis me résoudre à marier ma nièce. Hélas ! je ne lui veux pas assez de mal pour l’exposer au mariage.

LA COMTESSE.

À vous entendre parler ainsi du mariage : on croirait que vous vous en seriez mal trouvée.

LA VEUVE.

Au contraire, c’est parce que mon bonheur était parfait, que je ne veux pas marier ma Nièce.

LA COMTESSE.

C’est une raison pour la marier.

LA VEUVE.

J’ai eu un mari trop aimable, je ne veux pas qu’elle en ait de sa vie.

LA COMTESSE.

Expliquez-vous mieux ?

LA VEUVE.

Elle serait trop affligée de le perdre ; la marier, ce serait l’exposer à être veuve et malheureuse comme moi. Ah ! Madame, dans l’abîme d’affliction où je me vois, la retraite et la solitude... c’est le parti que ma nièce doit prendre.

LA COMTESSE.

Ce n’est pas à votre Nièce, que la retraite convient.

LA VEUVE.

Ne m’en parlez plus, je suis trop affligée.

LA COMTESSE.

En un mot, votre Nièce...

LA VEUVE.

Non, non, je suis trop affligée ; je veux qu’elle passe sa vie dans un Couvent.

LA COMTESSE.

Par les mauvaises raisons que vous me dites, je comprends les bonnes que vous ne me dites pas : Vous voulez garder votre argent pour vous remarier.

LA VEUVE.

Moi ! me remarier ?

LA COMTESSE.

Écoutez, pour parvenir à un second mariage, vous avez besoin des grands biens que votre époux vous laisse, et ces grands biens ayant été gagnés d’une certaine façon dans mes affaires... je pourrais... (car je n’avais pas encore signé les comptes de votre mari)... c’est pourquoi, je vous prie de ne me point refuser dix mille écus que vous avez dans votre cassette ; je vous en prie, je vous en prie.

 

 

Scène XII

 

LA VEUVE, FROSINE

 

LA VEUVE, d’un air acariâtre.

Je vous en prie, dit-elle, je vous en prie.

FROSINE.

Elle vous prie d’un air...

LA VEUVE.

Ces gens de qualité...

FROSINE.

Le prennent sur un ton...

LA VEUVE.

Croient que leurs prières...

FROSINE.

Sont des commandements. Un grand Seigneur qui prie un Bourgeois de lui faire une grâce, c’est comme un Sergent qui prie de payer une lettre de change.

LA VEUVE.

Elle parle comme si on la craignait beaucoup.

FROSINE.

Vous la craindriez moins, si votre mari vivait ; car il était aussi habile à défendre sa proie, qu’il était fin pour l’attraper.

LA VEUVE.

Hélas ! j’ai bien perdu.

FROSINE.

Madame la Comtesse pourrait bien vous chicaner, oui... vous me direz, qu’elle ne peut faire que de mauvaises chicanes à la Veuve d’un honnête Intendant, qui s’est enrichi comme les autres, à embrouiller des affaires ; mais enfin, si elle allait vous faire rendre par injustice, ce que votre mari a gagné équitablement.

LA VEUVE.

C’est ce que je crains, Frosine.

FROSINE.

On opprime les veuves, parce qu’elles ont perdu leur appui.

LA VEUVE.

Leur appui, c’est bien dit. Hélas ! je suis sans appui.

FROSINE.

Sans appui ! C’est pourquoi vous devez contenter Madame la Comtesse, afin que possédant paisiblement de grands biens, vous trouviez quelque jeune homme qui soit votre appui.

LA VEUVE.

Ah ! Frosine, si je pense m’accommoder avec Madame la Comtesse, ce n’est que pour avoir du repos : mais avant que de lui rien donner, je veux consulter quelque homme d’esprit.

FROSINE, bas.

Comme Dorante.

Haut.

Quelque homme d’esprit : Oui...

LA VEUVE.

Quelque homme de bon conseil.

FROSINE.

Fort bien.

LA VEUVE.

Quelque homme de tête.

FROSINE.

À propos, Madame, Dorante est arrivé ce matin.

LA VEUVE.

Dorante est arrivé ?

FROSINE.

Oui, Madame, il est homme d’esprit, Dorante.

LA VEUVE.

Assurément.

FROSINE.

Homme de bon conseil.

LA VEUVE.

Sans doute.

FROSINE.

Homme de tête ; si vous lui communiquiez vos petites inquiétudes.

LA VEUVE.

Il savait les affaires de mon mari.

FROSINE.

Les vôtres seront bien entre ses mains.

LA VEUVE.

Va lui dire qu’il vienne me trouver dans le Jardin.

FROSINE.

Tout à l’heure, Madame.

LA VEUVE.

Une personne sage doit prendre conseil.

FROSINE.

Vous suivrez celui de Dorante. Quelle sagesse, quelle sagesse !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE, DORANTE

 

THÉRÈSE.

Dites-moi donc vite, ce qu’a produit votre conversation avec ma tante.

DORANTE.

J’ai tourné son esprit de façon, qu’elle me laisse arbitre entre elle, et Madame la Comtesse !

THÉRÈSE.

La plaisante chose !

DORANTE.

Je la vois disposée à vous donner tout ce que je jugerai à propos ; en un mot, elle facilitera notre union, sans le savoir.

THÉRÈSE.

Sans le savoir ! c’est ce qui me réjouit.

DORANTE.

Comprenez-vous quel est notre bonheur ?

THÉRÈSE.

Vous prendre pour juge contre elle-même ! rien n’est plus plaisant, cela me charme.

DORANTE.

Vous êtes charmée du plaisant, c’est le plaisant seul qui vous touche d’abord. Hé votre premier mouvement ne devrait-il pas être un sentiment vif et passionné de bonheur...

THÉRÈSE.

Ce bonheur-là me touche aussi.

DORANTE.

Aussi, aussi ! non elle a des expressions...

THÉRÈSE.

Oh ne me chicanez point. Je vais bien faire rire Madame la Comtesse.

DORANTE.

Quoi ! me quitter sans me témoignez...

THÉRÈSE.

Je vous témoignerai des merveilles.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, DORANTE, FROSINE

 

THÉRÈSE.

Ah Frosine, tout va le mieux du monde, tu me vois dans une joie... mais en récompense, Dorante est bien chagrin ; je crois qu’il souhaiterait quasi que notre mariage ne se fît point, et qu’il survînt quelque obstacle.

FROSINE.

Il peut se réjouir, car l’obstacle est survenu ; votre Oncle est arrivé, Monsieur.

DORANTE.

Mon Oncle ! Ah Ciel ! je suis au désespoir.

THÉRÈSE.

Voilà tous nos projets renversés. Ah Dorante ! Pourquoi m’aimez-vous tant ? Que vous allez être malheureux ! Hélas ! j’aurai autant de chagrin que vous : Plus d’espérance, je suis désolée.

DORANTE.

Désolée, dites-vous ?

THÉRÈSE.

Désolée, désespérée.

DORANTE.

Quoi ! vous ressentez ?...

THÉRÈSE.

Que je suis malheureuse !

DORANTE.

Ah ! quelle joie pour moi ! vous êtes sensible, je suis aimé, je ne souhaite plus rien au monde, je ne voulais que votre cœur.

FROSINE.

Vous n’aurez que cela aussi.

DORANTE.

Mais, Frosine, est-il bien vrai que mon Oncle soit ici ? Quoi dans le moment, que je suis convaincu, que je serais heureux ! Ah Ciel ! est-il un malheur égal au mien ?

 

 

Scène III

 

FROSINE, DORANTE, THÉRÈSE, GUSMAND

 

GUSMAND.

L’Intendant de retour ! quel contretemps ! prendre la poste, pour venir nous désoler ! la rage de sa femme va retomber sur nous ; fût-elle déjà où elle croit son mari.

FROSINE.

Pour moi je leur souhaite à tous deux ce qu’ils désirent : à la femme, la mort du mari, et au mari, la mort de la femme. À moins que leurs désirs ne s’accomplissent subitement, vous ne serez jamais mariés.

DORANTE.

Voici mon Oncle.

THÉRÈSE.

Que lui dirons-nous ?

GUSMAND.

Je n’en sais rien.

 

 

Scène IV

 

L’INTENDANT, FROSINE, DORANTE, THÉRÈSE, GUSMAND

 

L’INTENDANT.

Ouais, que signifie donc tout ceci ? J’ai beau questionner tous nos gens, chacun me tourne le dos sans me répondre... Que vois-je ! Tous trois en deuil ! mon Neveu, de qui portez-vous ce deuil-là ?

DORANTE.

Monsieur...

Il fait une révérence, et s’en va.

L’INTENDANT.

Autre muet qui me fuit : et vous, Thérèse, me direz-vous ?...

THÉRÈSE, autre révérence.

Je n’en sais rien, Monsieur.

L’INTENDANT.

Encore. Hé je te prie, Frosine, tire-moi d’inquiétude ? pourquoi ce grand deuil ?

FROSINE, s’en allant aussi.

C’est pour courir le bal.

 

 

Scène V

 

L’INTENDANT, GUSMAND

 

L’INTENDANT.

Et vous Gusmand, m’expliquerez-vous ce que je commence à soupçonner ? car enfin ce n’est pas Madame la Comtesse qui est morte, tous ses gens seraient aussi en deuil. Mon cher Gusmand, ne me cachez rien, vous êtes mon confident unique.

GUSMAND.

Eh mais...

À part.

que diantre lui dirai-je ?

L’INTENDANT.

Que dois-je penser en voyant cela ?

GUSMAND.

En voyant... leurs habits... noirs... vous devez penser... qu’ils sont en deuil.

L’INTENDANT.

Hom, je me doute...

GUSMAND.

Dites-moi de quoi vous vous doutez, je verrai bien si c’est la vérité.

L’INTENDANT.

C’est assurément... mais je n’ose le croire.

GUSMAND.

Ni moi le dire.

L’INTENDANT.

Mon cœur me le dit assez...

Il met ses mains sur ses yeux.

ma femme est morte.

GUSMAND, à part.

Il me vient une idée, faisons-lui croire... Il est amoureux de Thérèse, et cela fera que... Cela est bon.

Haut.

Oui ma foi, Monsieur, on devine toujours d’abord ce qu’on craint, ou ce qu’on souhaite le plus ; vous l’avez deviné, votre femme est morte.

L’INTENDANT.

J’ai bien vu que personne n’osait m’apprendre la nouvelle...

GUSMAND.

Cela saute aux yeux, je n’osais vous le dire non plus, moi ; je me suis ressouvenu que vous avez l’esprit fort.

L’INTENDANT.

Il faut s’attendre à tout dans la vie.

GUSMAND.

Vous soutenez cela comme un César.

L’INTENDANT.

Je gagerais qu’elle est morte la nuit du lundi au mardi.

GUSMAND.

Justement.

L’INTENDANT.

Car je me réveillai en sursaut.

GUSMAND.

Voyez la sympathie quand on s’aime.

L’INTENDANT.

Je sentis une main froide.

GUSMAND.

Elle vous disait adieu.

L’INTENDANT.

Je vis un fantôme invisible... là... qui disparaissait : mais comment cette mort est-elle arrivée ?

GUSMAND.

Je vais vous le dire, Monsieur. Vous saurez que... la nuit du lundi au mardi...

L’INTENDANT.

Oui.

GUSMAND.

Dans le moment qu’elle vous apparut... il lui prit... mais le fantôme vous aura dit tout cela.

L’INTENDANT.

Mais encore ?

GUSMAND.

Il lui prit... je n’aime point à faire des récits douloureux.

L’INTENDANT.

Dites-moi quelque circonstance.

GUSMAND.

Si vous voulez absolument savoir les circonstances de sa maladie, je vous dirai que d’abord elle est morte subitement.

L’INTENDANT.

D’apoplexie.

GUSMAND.

Non, Monsieur, de chagrin. On vient lui dire chez elle, que vous étiez mort aux eaux ; tout d’un coup un saisissement la saisit... elle tombe évanouie, l’évanouissement prit racine et vous voilà veuf.

L’INTENDANT, tirant son mouchoir.

S’il est vrai qu’elle est morte de douleur, je suis bien obligé de la pleurer... hon...

GUSMAND.

Ne pleurez pas encore, j’ai à vous parler d’affaires importantes.

L’INTENDANT.

Hélas ! j’ai fait une perte irréparable... hon.

GUSMAND.

Cela se réparera, Monsieur, car...

L’INTENDANT.

C’était la meilleure femme... hon, hon.

GUSMAND.

Écoutez-moi, de grâce.

L’INTENDANT.

Une complaisance, une douceur... hon...

GUSMAND.

Écoutez-moi donc.

L’INTENDANT.

Une tendresse... hon... sincère... désintéressée... hon... c’était le meilleur cœur, c’était le meilleur cœur... hon, hon, hon...

GUSMAND.

Il va pleurer ici une heure, cela romprait mes mesures ;

Il le tire par le bras.

Monsieur, vous me faites compassion, et je fais conscience de vous laisser pleurer une femme qui s’est point morte de douleur ; je vous ai dit cela d’abord pour vous consoler ; mais la vérité, c’est que tous les Médecins convinrent que... on a vu des femmes mourir de joie.

L’INTENDANT.

Je ne puis croire qu’elle souhaitait ma mort.

GUSMAND.

Pour souhaiter votre mort, non ; mais elle craignait que vous vécussiez plus qu’elle.

L’INTENDANT.

Oh ! pour cela, je le croirais bien.

GUSMAND.

Elle voulait hériter de vous.

L’INTENDANT.

Oui... l’intérêt...

GUSMAND.

L’intérêt la rendait caressante ; mais dans le fond elle avait une dureté pour vous.

L’INTENDANT.

Ah ! c’était un mauvais cœur.

GUSMAND.

Vous souvient-il qu’un jour, enragée contre vous, elle se contraignit tant, pour vous aller embrasser, qu’elle en eût crevé ; mais elle s’avisa de dire à son petit Laquais, toutes les injures qu’elle n’osait vous dire, et pensa l’étrangler à votre intention.

L’INTENDANT.

C’était une méchante femme.

GUSMAND.

Une malice...

L’INTENDANT.

Cachée.

GUSMAND.

Noire.

L’INTENDANT.

J’en étais si indigné...

GUSMAND.

Une malignité...

L’INTENDANT.

Si outrée...

GUSMAND.

De démon.

L’INTENDANT.

Si excédé...

GUSMAND.

C’était un diable.

L’INTENDANT.

Que si elle n’était morte, j’en serais mort.

GUSMAND.

À présent que vous ne pleurez plus, souvenez-vous de la tendresse que vous aviez pour Thérèse, lorsque vous me fîtes confidence, que vous vivriez plus longtemps que votre femme. Si vous aimez encore cette petite Thérèse, je vous plains, car Madame la Comtesse la marie aujourd’hui.

L’INTENDANT.

Aujourd’hui !

GUSMAND.

C’est de quoi j’ai voulu vous avertir en ami ; mais avant que d’entrer en matière là-dessus, il est essentiel que vous évitiez Madame la Comtesse, jusqu’à ce que nous ayons pris quelques mesures avec Thérèse ; mais cachez-vous vite au fond de cet appartement, pendant que j’irai avertir Thérèse.

L’INTENDANT.

Tu m’inquiètes, et...

GUSMAND.

Entrez vite, et pour cause, je vous amènerai Thérèse à l’instant : entrez vite.

 

 

Scène VI

 

GUSMAND

 

Mon idée est bonne, il donnera dans le panneau, c’est un petit génie faible, habile dans les affaires, et sot partout ailleurs. On en voit tant comme cela. Courons avertir... mais si quelqu’un venait le détromper.

Il va.

Il faut pourtant que j’aille.

Il revient.

Il faut que je reste aussi. Par où commencer, appelons quelqu’un de nos gens.

 

 

Scène VII

 

GUSMAND, LE SUISSE, LA SUISSESSE, DEUX LAQUAIS

 

LA SUISSESSE.

Ah ! Monsieur le Maître, notre Intendant est revenu, quel malheur !

LE SUISSE.

Y revenir en poste, et vlà le malheur.

LE SUISSE et UN LAQUAIS.

Vlà le malheur.

LE SUISSE.

Drès que son femme l’aura vu, a se doutera bien qu’il n’est plus mort.

LA SUISSESSE.

Plus de mariage.

LE SUISSE.

On ne boira point ; pu de noce. Nous ne boirons plus.

LA SUISSESSE et LE LAQUAIS et boit.

Plus.

GUSMAND.

Écoutez-moi. Si vous voulez boire, il faut lui faire croire que sa femme est morte.

LE SUISSE.

Ho, ho, les vlà donc morts tous deux !

LA SUISSESSE.

Et les voilà tous deux veufs !

GUSMAND.

S’il vous questionne, ne répondez autre chose, que, elle est morte ; mais quand cela ? mais comment ? mais pourquoi ?

LE SUISSE.

Elle est morte.

GUSMAND.

Fort bien, mais ce n’est pas le tout, il faut l’empêcher de sortir de ces deux Salles-ci ; et pour cela, il faut contrefaire les ivrognes.

LA SUISSESSE.

Je conduirai tout cela, nous le ferons boire malgré lui.

GUSMAND.

Oui, gardez-le moi, jusqu’à ce que je revienne.

 

 

Scène VIII

 

LE SUISSE, LA SUISSESSE, DEUX LAQUAIS

 

LE SUISSE.

Faut lui dire pour toute guialogue : votre femme est morte, et buvons.

LA SUISSESSE.

À propos de sa femme morte, il nous écoute. Chante-lui cette Chanson que tu sais.

LE SUISSE.

Ah ! ah ! ce Chanson de consolation à boire : là vlà... hem...

Chanson.

Chagrin, chagrin contre ta noir fisage,

Moi savoir prendre un joyeux trinquement ;

Poire un pti coup, pour un pti chagrinage,

Pour un pu grand, poire pu grandement.

Mais quand ché nou mon fame fait tapage,

En enrageant avalir tout, avalir tout.

Il boit.

Moi craindre point sti rage.

 

Si pour mourir mon fame était partie,

Moi consolir par un pti trinquement,

Pour consolir de ce qu’al est en vie,

Me faut trinquer beaucoup pu grandement.

Quand son galant veut que moi ne voir goutte,

Par tremblement avalir tout,

Sans l’y perdre un pti goutte.

 

 

Scène IX

 

LE SUISSE, LA SUISSESSE, DEUX LAQUAIS, L’INTENDANT

 

L’INTENDANT.

Qu’est-ce à dire donc, se réjouir ainsi de mon affliction ?

LE SUISSE, faisant l’ivrogne.

Votre femme est morte, et buvons.

LA SUISSESSE et CHAMPAGNE.

Et buvons.

L’INTENDANT.

Ces marauds-là sont ivres.

LE SUISSE, l’arrêtant.

Il faut boire l’affliction.

L’INTENDANT veut passer.

Qu’est-ce à dire donc ?

CHAMPAGNE, apporte un banc.

Consolez-vous dans ce fauteuil.

L’INTENDANT.

Morbleu.

LA SUISSESSE, l’arrêtant.

Votre femme est partie, il faut boire jusqu’à ce qu’elle revienne.

LE SUISSE.

Quand ma fame... sera morte, je m’enivrerai sur l’Épitaphe.

L’INTENDANT.

Je ne gagnerai rien avec ces ivrognes-ci ; rentrons pour attendre Gusmand.

LA SUISSESSE.

En attendant que Gusmand vienne, chantons une petite chanson à boire.

Ma Voisine est très jolie,

Mais ce qui me déplaît fort,

Elle est toujours endormie,

Son mari jamais ne dort.

Quand leur humeur me chagrine,

Je porte chez eux d’un vin,

Qui réveille la voisine,

Et fait dormir le voisin.

LE SUISSE.

Mon voisin me dit sans cesse,

Qu’il me veut fournir de vin,

Je connais bien sa finesse,

Mais moi l’être encore pu fin.

Fais semblant d’être facile,

Moi ferai semblant de rien,

Pendant qu’il fera le gille,

Je lui boirai tout son bien.

LA SUISSESSE.

Mon mari je suis très sage,

Mais mon cœur simple et bénin,

N’aura jamais le courage

De tromper un bon voisin.

Et s’il faisait la dépense,

D’apporter du vin chez nous,

Je croirais en conscience

Devoir le payer pour vous.

 

 

Scène X

 

L’INTENDANT, GUSMAND, THÉRÈSE

 

GUSMAND, faisant retirer les ivrognes.

Chut, retirez-vous tous. Ça, Mademoiselle, entrez là-dedans.

THÉRÈSE.

Le voici : je vais jouer mon rôle à merveille.

L’INTENDANT.

Ah ! les voilà partis, allons joindre Gusmand.

THÉRÈSE.

Je viens implorer votre bonté, Monsieur, je suis désolée.

L’INTENDANT.

Consolez-vous, ma chère enfant, j’empêcherai bien que Madame la Comtesse ne vous marie.

THÉRÈSE.

Elle veut me marier à un homme qui n’a pas un sol, c’est ce qui me désole.

GUSMAND.

Pas un sol ! Monsieur, vous savez qu’elle n’a rien, et quand rien se marie avec rien, cela fait des enfants si tristes... Madame la Comtesse dit, que cet homme-là fera fortune.

THÉRÈSE.

Je ne me connais en fortunes, que quand je les vois toutes faites.

GUSMAND.

Elle dit qu’il est jeune.

THÉRÈSE.

Il en sera plus inconstant.

GUSMAND.

Plus un homme est âgé, plus il y a d’apparence qu’il vous aimera le reste de sa vie.

THÉRÈSE.

J’ai toujours souhaité un mari dont l’humeur fut éprouvée.

GUSMAND.

Qui eût déjà été marié.

THÉRÈSE.

Qui ait toujours eu pour sa femme mille complaisances.

GUSMAND.

Comme vous, par exemple.

THÉRÈSE.

Hélas ! je ne serai jamais si heureuse que ma tante l’était.

L’INTENDANT.

J’admire la prudence, la sagesse, et le bon goût de cette personne-là.

THÉRÈSE.

C’est mon goût naturel ; vous savez, Monsieur, que je suis incapable de ces amours de jeunesse ; mais en récompense, je suis capable d’une bonne petite amitié naturelle pour ceux qui me font du bien.

L’INTENDANT.

Les beaux sentiments ! les beaux sentiments... J’en suis si charmé, si transporté, que je vais de ce pas trouver Madame la Comtesse. Ah ! la voilà dans la galerie. Je vais lui parler de bonne sorte.

 

 

Scène XI

 

THÉRÈSE, GUSMAND

 

THÉRÈSE.

Cela ne va pas mal ; mais si ma tante allait rentrer.

GUSMAND.

Ne craignez rien, nos deux défunts ne sauraient se rencontrer sitôt, car Dorante s’est emparé de la femme dans le jardin, et nous tenons ici le mari ; Madame la Comtesse a le mot, et elle va le ramener dans son appartement.

THÉRÈSE.

Tâchons donc de faire aussi bien de notre côté, que Dorante a fait du sien.

GUSMAND.

Il faut que vous mettiez à contribution l’amour du vieillard veuf, pendant que Dorante fait consigner sa vieille veuve.

 

 

Scène XII

 

GUSMAND, THÉRÈSE, LA COMTESSE, FROSINE, L’INTENDANT

 

LA COMTESSE.

L’amour ne se cache point, Monsieur, et vous m’avez abordé d’une manière à me persuader que vous en avez beaucoup pour Thérèse.

L’INTENDANT.

Point du tout, Madame, mais enfin...

LA COMTESSE.

Je n’ai qu’un mot à vous dire là-dessus, si vous voulez que je ne marie point Thérèse, et que je vous la garde, pour vous consoler de votre veuvage dans quelque temps d’ici, il faut que vous fassiez du bien à votre neveu ; Vous savez que je l’estime, je vous ai parlé cent fois inutilement pour lui, je me sers de l’occasion, le Notaire est là-dedans, je vais marier Thérèse à vos yeux, si vous n’assurez quelque bien à votre neveu.

L’INTENDANT.

Je suis raisonnable, Madame.

LA COMTESSE.

Nous allons voir : mais pour convenir de nos faits, entrons dans mon appartement, suivez-nous Thérèse, votre présence facilitera cet accommodement-ci.

 

 

Scène XIII

 

FROSINE, DORANTE

 

DORANTE.

Hé bien Frosine !

FROSINE.

Ils sont après à taxer votre oncle, qu’avez-vous fait pour hâter la libéralité de la veuve ?

DORANTE.

Je la presse vivement ; mais elle me presse vivement aussi.

FROSINE.

C’est que son amour la presse de même.

DORANTE.

Je feins de ne rien comprendre à ses discours passionnés ; mais moins je lui parais intelligent, plus elle se rend intelligible ; je n’y pouvais plus tenir ; je l’ai laissée seule dans le jardin, où elle est restée pour cacher son trouble : Elle soupire, elle s’agite.

FROSINE.

C’est la déclaration qui opère, cela veut sortir, elle en aura le cœur net... La voici, voyez si ces portes sont bien fermées, de peur d’accident. Elle médite quelque déclaration, qui soit obscure et intelligible.

 

 

Scène XIV

 

FROSINE, LA VEUVE, DORANTE, un peu éloigné

 

LA VEUVE.

Ah, Frosine, que j’ai de honte de t’avoir avoué là-bas, les vues éloignées que j’ai sur Dorante.

FROSINE.

Pourvu que ces vues éloignées ne s’approchent point trop tôt, je les approuve.

LA VEUVE.

Serai-je donc moins vertueuse, que ces femmes anciennes, qui n’envisageaient d’autre consolation, que d’avaler les cendres de leurs Époux.

FROSINE.

Vous voyez dans un neveu les cendres vivantes de son Oncle ; Une prise de ces cendres-là, vous guérira de vos scrupules.

LA VEUVE.

Frosine, dis-moi, Dorante ne se douterait-t-il point de mes sentiments ?

FROSINE.

Non vraiment ; mais soyez discrète ; car un homme entend les veuves à demi mot.

LA VEUVE.

Je viens de l’entretenir avec une indifférence, une froideur...

FROSINE.

Voilà ce que fait la vertu.

LA VEUVE.

J’ai éloigné toutes les idées de tendresse, avec une circonspection ; mais finement, délicatement. Hélas ! avec toutes ces précautions, je ne laisse pas d’avoir des remords continuels ; je m’imagine sans cesse, que l’âme du défunt me reproche... oui dans ce moment même, j’entends ses plaintes, le son de sa voix est actuellement dans mes oreilles.

DORANTE, à qui Frosine a fait signe de s’approcher.

Madame.

LA VEUVE, ayant peur.

Ah Ciel ! ah ! c’est vous Dorante ? vous m’avez fait une peur... j’ai cru entendre la voix de mon mari.

DORANTE.

J’ai en effet le son de la voix tout semblable à celui qu’avait mon oncle, tout le monde s’y méprenait.

LA VEUVE.

Il avait le son de la voix fort agréable, mon mari.

DORANTE.

Parlons de vos affaires.

LA VEUVE.

C’est une chose merveilleuse que la ressemblance dans les familles. Vous avez toutes les manières de votre oncle ; et ses manières me charmaient.

DORANTE.

Suivant les conseils que je vous ai donnés...

LA VEUVE.

Vous avez son geste, sa démarche, son air de visage ; j’aimais tant votre air de visage.

DORANTE.

Pensons à terminer...

LA VEUVE.

Ce qui me charmait encore dans mon Époux, c’est votre douceur, votre esprit, votre personne enfin.

DORANTE.

Madame, je vous ai dit de quelle conséquence il est pour vous, de contenter au plus vite Madame la Comtesse ; vous ne m’honorez point de votre attention.

LA VEUVE.

De l’attention ? c’est vous qui n’en avez guères. Vous me pressez de donner tout mon bien, vous ne savez pas que plus j’en aurai... mieux ce sera pour vous... n’est-ce pas Frosine... car dans la suite... vous entendez bien, Monsieur... je pourrais bien vous... n’est-ce pas Frosine... je ne m’explique point... vous entendez bien, Monsieur... car la bienséance me défend de vous dire...

FROSINE.

Tout ce que vous lui avez déjà dit.

LA VEUVE.

Je vous dirai seulement, qu’ayant fait réflexion sur ce que Madame la Comtesse ne veut point me dire quel est le mari qu’elle destine à ma nièce, je crains que ce ne soit vous.

DORANTE.

Moi, Madame !

FROSINE.

Monsieur est trop sage, pour ne pas aller droit à la source du bien.

LA VEUVE.

Je le crois ; mais de peur que Madame la Comtesse ne vous donne malgré vous à ma Nièce, j’ai résolu de ne donner mon argent, qu’en signant le Contrat de ma nièce, avec un autre mari que vous, avec un autre... et j’ai mille bonnes raisons à vous communiquer là-dessus. Suivez-moi tous deux.

DORANTE.

Frosine.

FROSINE.

Monsieur.

 

 

Scène XV

 

FROSINE, DORANTE, GUSMAND

 

FROSINE.

Ah ! Gusmand, tout va mal de ce côté-ci.

GUSMAND.

Ah ! Frosine, tout va encore plus mal de l’autre.

FROSINE.

Elle veut bien donner à la vérité.

GUSMAND.

À la vérité, il veut bien donner aussi.

FROSINE.

Mais Gusmand.

GUSMAND.

Mais Frosine.

FROSINE.

Elle veut s’assurer Dorante.

GUSMAND.

Il veut être nanti de Thérèse, il donnera en signant le Contrat, dit-il.

FROSINE.

En signant le Contrat, dit-elle.

DORANTE.

C’est-à-dire, que mon malheur est sans ressource.

GUSMAND.

Je n’y en vois nulle.

FROSINE.

Mon génie est épuisé.

GUSMAND.

Notre intrigue tombe d’elle-même.

DORANTE.

Juste Ciel ! que deviendrai-je !

Il s’en va.

GUSMAND.

Frosine, donnons-nous au moins à nous deux le plaisir de voir ce double Veuvage.

FROSINE.

Que veux-tu que je voie, nous n’en pouvons tirer nulle utilité ; et je n’ai pas le courage d’en rire.

Elle s’en va.

GUSMAND.

Moi, j’ai toujours le courage de me réjouir. Voyons ce que deviendra tout ceci, le mari est resté seul dans cet appartement-là, sa femme est seule dans celui-ci, ils ont tous deux la bride sur le col. Voyons qui sortira le premier. Bon, voici le mari ; J’aperçois aussi sa femme : éteignons les lumières, pour faire durer plus longtemps le double Veuvage.

 

 

Scène XVI

 

GUSMAND, L’INTENDANT

 

L’INTENDANT.

Madame la Comtesse croyait avoir trouvé sa dupe, et tirer de l’argent de moi, sans me donner Thérèse : elle veut la marier de force à un autre ; mais Thérèse serait au désespoir de ne me pas épouser : elle m’a promis qu’elle ne serait jamais à d’autre qu’à moi, je lui ai dit tout bas de me venir retrouver pour prendre des mesures ; elle y viendra : attendons-là ici.

 

 

Scène XVII

 

GUSMAND, caché, L’INTENDANT, LA VEUVE

 

LA VEUVE, bas à part.

Dorante ne m’a point suivie, il est resté ici, et on a éteint les lumières : ne serait-ce point un rendez-vous qu’il aurait donné à Thérèse ?

L’INTENDANT, bas à part.

Si Thérèse y consent, je l’épouserai malgré la Comtesse... Je n’ai qu’à l’emmener secrètement, qu’en arrivera-t-il ?

LA VEUVE, bas à part.

J’entends quelqu’un, c’est Dorante qui attend Thérèse.

L’INTENDANT, bas à part.

Oui, Thérèse me suivra ; car elle m’a promis de m’épouser : que je serai aise ! Ah !

Il élève sa voix.

LA VEUVE, bas.

Comme il soupire...

Élevant aussi sa voix.

Le petit traître.

L’INTENDANT.

C’est Thérèse qui me cherche : me voici.

LA VEUVE.

Cette ressemblance de voix me surprend toujours.

L’INTENDANT.

Est-ce moi, que vous venez chercher ici ?

LA VEUVE.

Ce son de voix me fait frémir... mais je suis folle, c’est la voix de Dorante qui a ce son-là. Pour découvrir ses sentiments, contrefaisons la voix de Thérèse... Je viens au rendez-vous, mon cher Dorante.

L’INTENDANT.

Dorante... Quoi, c’est Dorante que vous cherchez, après m’avoir promis de n’être jamais qu’à moi.

LA VEUVE.

Ah ! c’est la vraie voix de feu mon mari.

L’INTENDANT.

Ingrate, perfide.

LA VEUVE.

Son âme... me reproche...

L’INTENDANT.

Me trahir ainsi.

LA VEUVE.

C’est mon âme qui revient. Fuyons...

Elle tombe dans un fauteuil.

Les jambes me manquent, crions ?... ma voix s’éteint.

L’INTENDANT.

Vouloir épouser Dorante.

LA VEUVE.

Je ne dis pas cela.

L’INTENDANT.

Quoi, j’ai mal entendu, ce n’est pas Dorante.

LA VEUVE.

Eh non... je ne serai jamais à d’autre qu’à vous.

L’INTENDANT.

Jamais à d’autre qu’à moi !

LA VEUVE.

Non, mon mari, non.

L’INTENDANT.

Elle tremble en m’appelant son mari, elle craint Madame la Comtesse. Il n’y a que moi ici, ne tremblez plus, suivez-moi.

LA VEUVE.

Ha... a, a, a.

L’INTENDANT.

Où êtes-vous donc ?

Il rencontre sa main qu’il prend.

LA VEUVE.

Ah !...

Elle s’évanouit.

L’INTENDANT.

N’ayez pas de peur, c’est moi qui vous tiens ? Oui, puisque vous m’appelez votre mari, vous serez ma femme ; Vous m’aimerez un peu, n’est-ce pas ? Hé plaît-il, la pudeur vous rend muette... Hon... Que cette main-là est bien meilleure à baiser que celle de ma femme, la sienne était rude, celle-ci est douce... Mais ne perdons point de temps Venez avec moi.

Il la tire.

Qu’est-ce donc, vous trouvez-vous mal ! Hé.

Il la tire.

LA VEUVE.

Ah ! Dorante.

L’INTENDANT.

Qu’entends-je ?

GUSMAND, accourant avec une bougie.

Que faites-vous donc là, tête à tête...

L’INTENDANT, fuyant.

Ah !

LA VEUVE, fuyant.

Ah !

GUSMAND.

Je tourne la chose en raillerie, car j’ai une idée qu’il faut communiquer à Frosine.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FROSINE, THÉRÈSE

 

FROSINE.

Notre Intendant est outré de n’être plus veuf : il peste contre Madame la Comtesse qui lui a donné cette fausse joie ; mais il n’ose rompre avec Gusmand, il craint qu’il n’apprenne à sa chère épouse son infidélité. Il vous aime, mais il est encore plus amoureux de la succession de sa femme : enfin Gusmand fera de son mieux pour ramener cet esprit là.

THÉRÈSE.

Hélas ! que pourra produire tout ceci ?

FROSINE.

Cela pourrait peut-être... par hasard... supposé que... mais franchement, je crois que cela ne produira pas grand-chose ; ils viennent, retirez-vous : je vais voir en quel état est ma Maîtresse.

 

 

Scène II

 

GUSMAND, L’INTENDANT

 

GUSMAND.

Oui, Monsieur, c’est la dissimulation, qui maintient parmi les hommes la société civile et matrimoniale.

L’INTENDANT.

Ouf !

GUSMAND.

À l’abri de la dissimulation, les Courtisans s’embrassent, les femmes se complimentent et les Auteurs se saluent de loin ; la dissimulation, farde les amitiés nouvelles, et recrépit les vieilles haines.

L’INTENDANT.

Ouf !

GUSMAND.

Sans la dissimulation, que de séparations secrètes s’érigeraient en divorces publics ; mais la dissimulation tient lieu de sagesse aux femmes, et de bonté aux maris ; c’est ce qui fait tant de bons ménages qu’on voit à présent.

L’INTENDANT.

Ah ! mon cher Gusmand !

GUSMAND.

Vous commencez à dissimuler, vous me caressez, de peur que je ne dise à votre femme... Ne craignez rien, je suis discret, et elle ne peut pas s’être aperçue que vous la preniez pour Thérèse ; car vous parliez bas, et elle était évanouie.

L’INTENDANT.

Je suis outré quand je pense...

GUSMAND.

Qu’elle n’était qu’évanouie.

L’INTENDANT.

La perfide !

GUSMAND.

C’est avec cette perfide, que vous avez intérêt à dissimuler.

L’INTENDANT.

Quoi ! toutes les caresses qu’elle m’a faites pendant dix ans, ce n’était que pour avoir mon bien ?

GUSMAND.

C’est ce qui nous autorisait à la caresser aussi pour avoir le sien.

L’INTENDANT.

Une femme espérer vivre plus longtemps que son mari ! cela est bien dénaturé.

GUSMAND.

Qu’un mari souhaite vivre plus longtemps que sa femme, cela est dans la nature, cela.

L’INTENDANT.

Avoir pour mon neveu un amour criminel !

GUSMAND.

Vous n’avez pour sa nièce qu’une tendresse innocente.

L’INTENDANT.

Le Ciel la punira, et ceux qui souhaitent la mort des autres, meurent toujours les premiers.

GUSMAND.

Sur ce pied-là, vous mourrez tous deux ensemble d’un coup fourré.

L’INTENDANT.

Enfin je dissimulerai, pour conserver la paix chez moi, et mon honneur dans le monde.

GUSMAND.

Fort bien ; mais souvenez-vous de l’essentiel, c’est d’envoyer votre neveu aux Indes.

L’INTENDANT.

Aux Indes ; oui, je n’épargnerai rien pour l’établir là.

GUSMAND.

Ça, commencez votre dissimulation par Madame la Comtesse : allez rire avec elle du tour qu’elle vous a joué, et plaisantez-en à la barbe des gens, afin qu’ils n’en rient point à la vôtre.

L’INTENDANT.

C’est le parti que je vais prendre.

 

 

Scène III

 

GUSMAND, FROSINE

 

FROSINE.

Hé bien ! Gusmand.

GUSMAND.

Je l’ai amené à notre but... il dissimulera... j’ai bien eu de la peine à calmer ses transports.

FROSINE.

Les transports de ma Maîtresse sont encore plus violents : pour les adoucir elle s’est évanouie deux fois.

GUSMAND.

C’est la force du sexe, que d’avoir ces faiblesses à commandement ; car dans les grands accidents, quand l’attaque est trop forte, une femme se sauve dans l’évanouissement.

FROSINE.

Elle se retranche là contre les réflexions, et quand la force lui revient, ce sont des tirades d’injures contre son mari ; mais elle met le nom en blanc.

GUSMAND.

Finissons. Est-il temps de ménager l’entrevue ?

FROSINE.

Oui. Voici la femme, fais venir le mari.

GUSMAND.

Je vais te l’amener.

 

 

Scène IV

 

FROSINE, LA VEUVE

 

LA VEUVE.

Où es-tu donc Frosine ? Tu m’abandonnes dans ma colère, je suis outrée... contre Madame la Comtesse.

FROSINE.

C’est-à-dire votre mari.

LA VEUVE.

Me tromper, me trahir ! Il souhaite ma mort, le cruel, le traître !

FROSINE.

Oui, c’est une traître que cette Madame la Comtesse ; mais votre mari mérite aussi votre colère, premièrement parce qu’il est en vie, et de plus, parce qu’il est infidèle ; mais de peur qu’il ne s’aperçoive que vous l’êtes aussi, feignez, comme je vous l’ai dit, d’être ravie de le revoir.

LA VEUVE.

Je tremble de peur qu’il ne me soupçonne ; j’aurai peut-être dans mon trouble nommé Dorante innocemment.

FROSINE.

Innocemment, d’accord ; mais enfin la vertu veut que vous changiez en un clin d’œil, votre amour en estime ; et dès que votre mari deviendra mort, vous rechangerez en un autre clin d’œil, votre estime en amour.

LA VEUVE.

Tes conseils sont si sages... je suivrai celui que tu m’as donné, d’envoyer ma nièce à cent lieues d’ici.

FROSINE.

Ça allons embrasser votre Époux, comme si de rien n’était.

LA VEUVE.

J’aurai bien de la peine à cacher mon ressentiment.

 

 

Scène V

 

FROSINE, LA VEUVE, GUSMAND, L’INTENDANT

 

FROSINE.

Le voici ; rappelez-vous toute la tendresse que vous aviez le jour de vos noces.

LA VEUVE.

Je frissonne... mon sang se glace.

FROSINE.

C’est la tendresse conjugale qui rentre.

L’INTENDANT, à Gusmand.

Plus j’approche d’elle, plus mon indignation redouble.

GUSMAND, à l’Intendant.

Contraignez-vous. Point de rancune sur votre visage.

FROSINE, à la Veuve.

Courage, Madame.

GUSMAND, à l’Intendant.

Faites un effort, Monsieur.

FROSINE.

Ferme.

GUSMAND.

Allons donc.

Ils s’aperçoivent l’un l’autre, et courent s’embrasser avec une grimace de joie outrée.

L’INTENDANT.

Je revois ma chère femme.

LA VEUVE.

Voilà mon cher mari.

Ils s’embrassent plusieurs fois, et se retournent tous deux de l’autre côté, pour reprendre haleine.

L’INTENDANT.

Aïe.

LA VEUVE.

Ouf.

L’INTENDANT se retourne vers sa femme avec une seconde grimace de joie.

Ma joie est si grande que... aïe

LA VEUVE.

Je suis ravie que... ouf.

L’INTENDANT.

Qu’est-ce donc, votre joie paraît troublée ?

LA VEUVE.

Cela est vrai, il me vient des mouvements de colère... contre Madame la Comtesse... car enfin, en vous faisant croire que j’étais morte, elle vous exposait à quelque saisissement.

L’INTENDANT.

Elle se jouait à me faire mourir.

LA VEUVE.

Dieu merci, vous avez bon visage, vous paraissez avoir une santé... je suis outrée... contre Madame la Comtesse.

L’INTENDANT.

Tout ceci n’a fait que redoubler ma tendresse.

LA VEUVE.

Je sens aussi que mon amour... Hon que je hais Madame la Comtesse.

L’INTENDANT.

Enfin ceci est un renouvellement d’union.

LA VEUVE.

Oui, une espèce de second mariage.

GUSMAND.

Un mariage posthume.

L’INTENDANT.

En renouvelant mon amour, je veux renouveler aussi les petites précautions, qui vous assurent mon bien après ma mort.

LA VEUVE.

Je souhaite que vous me surviviez, pour jouir du mien.

L’INTENDANT.

Afin de n’avoir plus autour de moi personne qui puisse espérer ma succession à votre préjudice, j’ai résolu d’envoyer mon neveu aux Indes.

LA VEUVE, avec surprise et aigreur.

Et moi je marie ma nièce à cent lieues d’ici.

L’INTENDANT.

Vous me dites cela avec un peu d’aigreur ! c’est innocemment que je vous parle d’éloigner mon neveu.

LA VEUVE.

Moi je n’entends point finesse en éloignant Thérèse.

 

 

Scène VI

GUSMAND, L’INTENDANT, LA SUIVANTE, LA VEUVE, FROSINE

 

LA SUIVANTE.

Voici Madame la Comtesse qui vient se réjouir ; nous allons chanter et danser toute la nuit, et ce n’est pas trop pour trois mariages, que je vois sur le tapis. Provisions de noces, comme vous voyez.

L’INTENDANT.

Qu’est-ce que c’est donc que ces trois mariages ?

LA SUIVANTE.

Le vôtre premièrement : car Madame la Comtesse regarde cela comme un mariage tout neuf.

LA VEUVE.

Elle a raison.

L’INTENDANT.

Et les deux autres.

LA SUIVANTE.

Ne les savez-vous pas ? la plaisanterie qu’on vous a faite, n’était-ce pas pour tirer de votre bourse de quoi marier votre neveu en Gascogne ? Et vous, Madame, vous avez bien compris, que l’argent qu’on vous demandait, c’était pour marier votre nièce en basse Normandie ; comme vous n’avez rien voulu donner, Madame le Comtesse fait ces deux mariages à ses dépens.

LA VEUVE, bas à Frosine.

Dorante en Gascogne !

FROSINE.

Faites bonne contenance, la vertu.

L’INTENDANT, à Gusmand.

Thérèse en Basse-Normandie ?

GUSMAND.

Taisez-vous, Monsieur, la dissimulation.

 

 

Scène VII

 

L’INTENDANT, LA SUIVANTE, THÉRÈSE, LA COMTESSE, LA COMTESSE, LA SUISSESSE, LA VEUVE, FROSINE

 

LA COMTESSE.

Je viens prendre part à la joie que vous avez de vous revoir ; prenez part aussi aux deux mariages que je fais. Allons, réjouissons-nous.

On danse.

LA SUISSESSE.

Rien n’est si gai que la tristesse

Ou d’une fille, ou d’une nièce,

Qui, pour suivre un mari va quitter ses parents ;

Son cœur sensible à la tendresse,

La fait pleurer et rire en même temps.

LA SUIVANTE, à Thérèse.

C’est grand dommage

D’envoyer aux Normands une fille si sage ;

Car fille sage apparemment

Sera fidèle en mariage,

Et femme si fidèle avec mari Normand,

C’est grand dommage.

LA COMTESSE.

Suspendez vos chansons pour un moment. Je crois m’apercevoir qu’au lieu de vous réjouir, ceci vous attriste, il y a quelque chose là, que je ne comprends point ; quand je marie à mes dépens, un neveu qui vous déplaît, afin de l’éloigner de vous...

L’INTENDANT.

Éloignez-le, Madame, c’est ce que je souhaite.

LA COMTESSE.

Et quand je vous débarrasse d’une nièce...

LA VEUVE.

Vous me faites plaisir, Madame.

LA COMTESSE.

Votre nièce partira demain pour la Basse-Normandie.

LA VEUVE.

J’y consens, mais...

LA COMTESSE.

Et votre neveu pour la Gascogne...

L’INTENDANT.

C’est ce que je souhaite, mais...

LA COMTESSE.

Pourquoi donc êtes-vous fâchés tous deux de ce que je vous contente tous deux.

FROSINE.

Madame voudrait bien qu’on n’éloignât point... sa nièce unique.

GUSMAND.

Monsieur voudrait bien voir toujours auprès de lui... son cher neveu.

LA COMTESSE.

Je ne croyais pas que vous les aimassiez tant ; votre tendresse pour eux me ferait venir une idée, ce serait de les garder dans ma maison, et de les marier ensemble, si vous y consentez.

GUSMAND, bas à l’Intendant.

Ce mariage fera enrager votre femme, et Thérèse restera près de vous.

FROSINE, bas à la Veuve.

Ce mariage punira votre mari, et vous verrez toujours Dorante.

LA COMTESSE.

Vous hésitez encore à cette seconde proposition, cela me ferait soupçonner que...

LA VEUVE.

Point du tout, Madame.

L’INTENDANT.

Vous vous trompez.

LA COMTESSE.

Qui peut donc vous arrêter ?

LA VEUVE.

Madame, c’est qu’ayant destiné mon bien à un Époux que j’aime...

L’INTENDANT.

Oui, Madame, et je veux garder aussi tout le mien à mon Épouse.

LA COMTESSE.

Ah ! je suis ravie de m’être trompée dans mes soupçons ; puisque je vois le seul point qui vous arrête, je ne vous demande rien pour eux, vous hériterez l’un de l’autre ; mais ils hériteront du dernier vivant, et vous leur assurerez tous vos biens.

DORANTE.

Madame, empêchez qu’on ne m’éloigne.

THÉRÈSE.

Monsieur, souffririez-vous qu’on me marie en Province ?

L’INTENDANT.

Ce qui me détermine, c’est la peur... de déplaire à ma femme.

LA VEUVE.

La crainte que j’ai de... de fâcher mon mari.

LA COMTESSE.

C’est donc un mariage fait, donnez-vous la main.

GUSMAND.

Un si joli mariage mériterait un divertissement complet ; mais nous n’avons dans ce Château, ni Musiciens, ni Danseurs, et il nous est défendu d’en prendre en ville, contentez-vous donc d’une petite danse, que je vous donnerai tantôt. Nous allons la répéter en votre présence.

On danse.

LA SUIVANTE, à Thérèse.

L’excès de votre enjouement

Chagrine votre Amant.

L’excès de sa tendresse

Vous blesse :

L’Hymen va vous guérir, l’Hymen en moins d’un jour,

Sait corriger l’excès d’enjouement et d’amour.

LA SUISSESSE.

Quand un Galant bien fait, de bonne mine

Me conte fleurette, croit-on

Que j’en sois chagrine ?

Non, non, non ; ma foi non :

Je voudrais même en quelque sorte

Récompenser son joli jargon ;

Mais ma vertu n’entend non plus raison,

Qu’un Suisse qui garde sa porte.

GUSMAND.

Puisque nous manquons de Musiciens, je vais chanter moi seul une espèce d’Opéra en raccourci.

La la la la : je vais chanter, La la la la,

Mon Opéra, La la la.

Donnez-moi le ton. Je n’y suis pas.

Trop haut, trop bas.           

Ha ! ha.

M’y voilà.

D’abord une ouverture,

La, la, la, d’une beauté,

D’une gravité.

Chant naturel, d’après Nature.

La reprise est d’un goût

Fantasque et bizarre, Ta ri ta ri ta tou,

Voici la Pièce, écoutez jusqu’au bout.

Une Ritournelle tendre,

Vous prépare au récit que vous allez entendre.

La lire

La, La ri ta ri ta tire,

La li ta ra

Et cætera.

J’admire

La science

De mes chœurs :

Et la magnificence

De mes clameurs.

Quelles horreurs ?

Des fureurs.

Ce qui m’étonne,

C’est ma Chaconne :

Où puis-je prendre un feu si beau !

Ma passacaille est encore un morceau,

Hou, je m’égare

En Bécarre,

Rentrons vite en Bémol, pour chanter mon Rondeau.

Duo, Trio, Sourdine, Écho.           

Écho, Écho, Écho.

Pour ma gigue elle n’est pas si belle,

Mais elle est nouvelle.

Voici le beau ;

Mais il n’est pas nouveau,           

C’est un tombeau.

Je descends aux Enfers,

De là je monte aux Cieux, et parcourant les airs,

Je dors ; et mon sommeil est un enchantement.

Je fais le tout en badinant ;

Mais la saillie,

Et l’effort d’un grand Génie,

C’est mon petit Menuet, et ma Loure,

Loure,

Et mon rigaudon,

Diguedon.

Dans mes Chansonnettes,

De tendres Sornettes

Charment les grands cœurs.

On y voit des chaînes si belles,

Des nouvelles ardeurs,

Et des ardeurs nouvelles.

J’ai mis partout des Coulés, Murmurés,

Des Régnés,

Courés, Volés,

Des Triomphes, Victoire, et gloires immortelles ;

Que vous dirai-je enfin : Tous les traits les plus beaux,

Des Opéra nouveaux.

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