Le Dédit (Charles DUFRESNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 mai 1719.

 

Personnages

 

GÉRONTE, père d’Isabelle

ISABELLE, amante de Valère

BÉLISE, sœur d’Araminte

ARAMINTE, sœur de Bélise

VALÈRE, neveu de Bélise et d’Araminte, amoureux d’Isabelle

FRONTIN, valet de Valère

UN LAQUAIS

 

La scène est dans la maison de Bélise et d’Araminte.

 

 

Scène première

 

ISABELLE, VALÈRE, chacun de son côté sans se voir

 

VALÈRE.

Quoi ! ne pouvoir tirer raison de mes deux tantes !

ISABELLE.

Je n’en puis revenir. Quelles extravagantes !

VALÈRE.

Oui, plus j’y pense, et moins je vois d’expédients.

ISABELLE.

Avoir pour un neveu des procédés criants !

VALÈRE.

Nous n’en tirerons rien.

ISABELLE.

Ô dieux !

VALÈRE.

Tantes cruelles,

Depuis dix ans toujours injustices nouvelles,

Juste Ciel !

ISABELLE.

Quel travers !

S’apercevant tous deux.

mais...

VALÈRE.

Quelle cruauté !

Se désoler ainsi chacun de son côté,

Sans trouver nul moyen de réduire ces folles !

ISABELLE.

Mon père leur a dit de piquantes paroles,

Et va les menacer encor séparément.

Car chacune se tient dans son appartement.

VALÈRE.

Oui, depuis peu je vois que toutes deux s’évitent,

Se disent quelques mots en passant, et se quittent.

Pour moi, quand je leur parle, elles tournent le dos,

Leur dureté pour moi paraît à tout propos.

ISABELLE.

Leur dureté pour vous les condamne. Ah ! Valère,

Elles poussent trop loin leur mauvais caractère,

Ne vous pas aimer !

VALÈRE.

Moi, j’espérais que par vous

Mes deux tantes feraient quelque chose pour nous,

Et que vous ayant vue, adorable Isabelle,

Elles s’attendriraient.

ISABELLE.

Leur barbarie est telle,

Qu’elles parlent de vous avec aversion.

VALÈRE.

Vous voir, n’approuver pas ma tendre passion,

Ah ! Quel travers d’esprit !

ISABELLE.

Pouvoir haïr Valère !

Leur mauvais cœur me fait trembler, j’en désespère.

VALÈRE.

Votre père pourtant va les presser ; ainsi

Nous espérons encore, il va nous joindre ici.

ISABELLE.

Oui, donnons-nous au moins ce moment d’espérance

Mais je suis indignée encore, quand je pense

À leurs derniers discours.

VALÈRE.

Sur elles vous comptiez,

Car elles vous ont fait hier cent amitiés.

ISABELLE.

C’est par-là que je vois qu’elles m’ont méprisée ;

Car c’est en m’embrassant qu’elles m’ont refusée.

La prude méprisante avec ses airs hautains

Prend un ton doucereux, et mêle à ses dédains

Et caresse affectée, et fade raillerie ;

Vous mord en vous flattant, talent de pruderie :

Ma tendresse pour vous, m’a-t-elle dit là-haut,

Fait que je ne veux pas vous marier sitôt ;

C’est-à-dire, donner au neveu qui me presse

Du bien pour satisfaire une folle tendresse ;

Moi, me rendre complice en vous autorisant !

Et cent discours pareils d’un ton demi-plaisant.

Faites, faites plutôt contre le mariage,

Comme nous, un dédit qui vous maintienne sage.

Pour vous faire imiter notre force d’esprit,

Nos refus vous tiendront du moins lieu de dédit.

VALÈRE.

Voilà ses sots discours, toujours même rubrique ;

Mais rien de si borné que son esprit gothique ;

Sans monde, sans bon sens, ne hantant que sa sœur,

Moins dure qu’elle, mais plus folle par malheur.

ISABELLE.

Je suis contre Araminte un peu moins indignée,

Même dans des moments j’ai cru l’avoir gagnée.

Mais son esprit, sujet aux révolutions

S’agite en même temps de plusieurs passions.

Dans sa vivacité brouillonne et turbulente,

Voici ce que m’a dit à peu près cette tante.

J’extravague parfois, mais j’ai des sentiments :

J’aimerais l’amour, mais j’abhorre les amants.

Abhorrez-les aussi, je le veux, je l’ordonne.

Sans cesse je promets, mais jamais je ne donne.

Je hais bien mon neveu, mais je vous aime tant...

De ses galimatias je conclurais pourtant

Qu’elle ferait pour vous plus que sa sœur aînée.

Mon père vient.

VALÈRE.

Je vais savoir ma destinée.

ISABELLE.

Je tremble. Ah ! je le vois accablé de chagrin.

VALÈRE.

Son abord me saisit, mon malheur est certain.

 

 

Scène II

 

GÉRONTE, ISABELLE, VALÈRE

 

GÉRONTE.

Vous devinez assez, en voyant ma tristesse,

Que je n’ai qu’un refus : ma bonté, ma tendresse

En cette occasion m’ont trop parlé pour vous,

Prenez votre parti, ma fille.

ISABELLE.

Partons-nous ?

GÉRONTE.

Oui, ma fille.

VALÈRE.

Qu’entends-je !

ISABELLE.

Ah ! quel coup pour Valère !

GÉRONTE.

Vos tantes ont rendu ce départ nécessaire.

VALÈRE.

Quoi ! charmante Isabelle, il ne faut plus vous voir ?

Quoi ! monsieur, vous voulez me mettre au désespoir ?

Vous allez m’arracher Isabelle ?

GÉRONTE.

Oui, Valère.

VALÈRE.

Ah ! vous allez du moins conjurer votre père

De rester à Paris encore quelques jours.

ISABELLE.

Non, Valère.

VALÈRE.

Eh ! monsieur...

GÉRONTE.

Inutiles discours.

VALÈRE.

Ah ! si vous le vouliez, adorable Isabelle...

GÉRONTE.

Je ne le voudrais pas ; mais par bonheur pour elle,

Elle veut là-dessus ce qu’elle doit vouloir,

Retourner en province, enfin ne plus vous voir.

VALÈRE.

Eh ! vous y consentez ?

ISABELLE.

Il le faut bien, Valère.

Je vous donnais mon cœur par l’ordre de mon père,

J’obéissais alors : il veut présentement

Que je vous l’ôte, il faut l’avouer franchement,

Je n’ai pas sur ce point pareille obéissance ;

Mais je pars.

VALÈRE.

Quoi ! monsieur, m’ôter toute espérance ?

GÉRONTE.

Il faut bien vous l’ôter, puisque je n’en ai plus.

Vous espériez tirer quarante mille écus

Des restitutions que nous feraient vos tantes.

Je vous le dis encor, ces deux extravagantes

S’en tiennent au dédit qu’elles ont fait pour vous,

Disant, vous ne pouvez rien exiger de nous,

Qu’en cas que de nous deux quelqu’une se marie.

Elles ont cinquante ans. C’est une raillerie

De croire rien tirer d’un semblable dédit.

Il me faut de l’argent, à moi, mon bien périt,

On me ruine, enfin je dois, en homme sage

Faire dans ma province un autre mariage,

Qui me tire d’affaire.

VALÈRE.

Il est vrai. Mais enfin...

GÉRONTE.

Brisons là-dessus. C’est avec bien du chagrin :

Mais nous partons demain, il le faut.

ISABELLE.

Ah ! Valère,

Si je suis par raison les ordres de mon père,

Soyez sûr qu’en partant...

GÉRONTE prend Isabelle par le bras.

Abrégeons les adieux :

Quand il faut se quitter, le plus tôt, c’est le mieux.

VALÈRE.

Je suis au désespoir. Ah ! ce départ me tue.

 

 

Scène III

 

VALÈRE, FRONTIN, en habit de cavalier, passe par devant Valère qui se désespère

 

FRONTIN.

Monsieur ?

VALÈRE.

Qu’est-ce donc ?

FRONTIN.

C’est Frontin qui vous salue.

VALÈRE.

Que vois-je ?

FRONTIN.

Vous voyez votre valet Frontin,

Qui portait la livrée encore ce matin.

VALÈRE.

Que veut dire cela ? pourquoi cet équipage ?

FRONTIN.

Vous ne pourrez jamais le deviner, je gage.

VALÈRE.

Quel habit as-tu donc ? C’est un des miens, je crois.

FRONTIN.

Cela se pourrait bien, car il n’est point à moi.

VALÈRE.

Et ma perruque ?

FRONTIN.

Bon ! est-ce que j’en achète ?

J’ai trouvé celle-là sous ma main toute faite,

Et votre plus beau linge, et votre gros brillant.

VALÈRE.

Je t’ai vu quelquefois faire l’extravagant,          

Mais jamais tu ne fus à tel point d’insolence.

FRONTIN.

Cela vient tout à coup, monsieur, par l’opulence.

VALÈRE.

Tu prends fort mal ton temps, maraud, pour plaisanter.

FRONTIN.

Je prends mon temps fort bien, et j’ose me vanter

De savoir ménager les bons moments d’un maître.

VALÈRE.

À mes yeux ainsi fait avoir osé paraître !

FRONTIN.

Je m’en suis bien gardé, monsieur, jusqu’à présent ;

Et vous m’eussiez traité de maraud, d’insolent.

Ne travaillant d’abord qu’à mes propres affaires,

J’ai pris pour me cacher tous les soins nécessaires ;

Vous m’auriez empêché d’agir comme j’ai fait.

Tromper finement, c’est vertu dans un valet :

Vous auriez cru que c’est un vice dans un maître.

C’est à l’extrémité que je vous fais connaître...

Vous êtes scrupuleux ; enfin, il a fallu,

Ce que j’ai fait pour vous, le faire à votre insu.

VALÈRE.

Qu’as-tu donc fait pour moi ?

FRONTIN.

C’est une bagatelle :

Je travaille à vous faire épouser Isabelle.

VALÈRE.

Frontin, mon cher Frontin, tu travailles pour moi.

Par quel moyen ? comment ? et vite explique-toi.

FRONTIN.

Je m’explique d’abord, moi, sur ma récompense,

C’est par-là que toujours mon zèle ardent commence.

Si je vous fais avoir votre Isabelle...

VALÈRE.

Eh ! bien ?

FRONTIN.

Linge, habits, diamant, j e ne vous rendrai rien.

Si l’habit m’est trop long, trop court, vaille que vaille :         

Mais pour le diamant, il est fait pour ma taille.

VALÈRE.

Je te donnerai tout.

FRONTIN.

Écoutez mon récit.

Avec quelque pistole et ce brillant habit

Trouvant au lansquenet quelques cartes heureuses,

Et me faisant lorgner par de vieilles joueuses,

Avec une, surtout, j’ai fait un petit fond.

Elle a l’esprit stérile, et le babil fécond,

Le ton railleur : elle est plus folle que plaisante.

La reconnaissez-vous, monsieur ? c’est votre tante.

VALÈRE.

C’est elle-même. Eh bien, tu me dis donc qu’au jeu

Tu gagnes de l’argent à cette tante ?

FRONTIN.

Un peu.

Mais j’ai de plus gagné son cœur ; elle m’adore.

VALÈRE.

Elle t’aime ?

FRONTIN.

Oui, monsieur, et fait bien pis encore,

Elle m’épouse.

VALÈRE.

Bon !

FRONTIN.

Votre valet Frontin

Pourrait être votre oncle ou bel oncle demain.

VALÈRE.

Quoi sérieusement ?

FRONTIN.

La chose est sérieuse :

Je suis de taille à rendre une vieille amoureuse.

VALÈRE.

Sans doute. Mais enfin pour épouser d’abord,

Il faut connaître un homme.

FRONTIN.

Elle me connaît fort.

Un mois de lansquenet fait bien connaître un homme.          

Me disant d’un pays d’entre Paris et Rome,

J’ai pris d’abord un nom... nom à demi connu,

Là... comme en prennent ceux qui n’en ont jamais eu.

VALÈRE.

Comment te nomme-t-on ?

FRONTIN.

C’est le chevalier Clique.

Nom noble. Elle me croit d’une famille antique.        

VALÈRE.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

FRONTIN.

Bon, ce n’est encor rien : J’ai fait bien plus.

VALÈRE.

Comment ?

FRONTIN.

Voyant que le hasard me donnait une tante,

Mais qu’il m’en fallait une encore...

VALÈRE.

Eh bien ?

FRONTIN.

Je tente

Un projet difficile, étonnant, hasardeux ;

Dans la même maison je les vois toutes deux.

Je savais, il est vrai, qu’Araminte honteuse

Fuyait sa sœur, depuis qu’elle était amoureuse.

Pour plus de sûreté près de l’autre je prends

Autre nom, autre esprit, airs, habits différents.           

D’un grave sénéchal faisant le personnage,

Je prends l’air composé, ton grave, froid visage,

Disant comme elle un rien d’un ton sentencieux ;

Comme elle, de l’hymen censeur fastidieux.

Mon nom de sénéchal, c’est Groux. Je me présente :

Conformité d’esprit charme la prude tante.

Auprès d’elle, en un mot, monsieur, j’ai réussi.

VALÈRE.

Quoi donc mon autre tante ?

FRONTIN.

Elle m’épouse aussi.

VALÈRE.

Le fait est singulier. Mais de leur bienveillance

Que prétends-tu tirer ?

FRONTIN.

De leur extravagance

Nous tirerons, je crois, quelque argent du dédit,

Mais dites-moi comment fut fait leur double écrit ?

VALÈRE.

Voici le fait. Tu sais leurs chicanes cruelles.

Pour restitution, je n’ai pu tirer d’elles

Qu’un peu de sûreté sur leur succession,        

Serments de bien tenir leur résolution

Contre le mariage entre elles si constante :

Ce fut ce vœu fameux de l’une et l’autre tante,

Qui se renouvela pour lors à mon profit :

J’eus d’elles deux billets en forme de dédit.

Chacune me promet qu’en cas de mariage

De la succession elle me dédommage.

Chacun de leurs billets est de cent mille francs.

FRONTIN.

Je tirerai parti des billets. Mais j’entends...

Ah, bon ! c’est un laquais de moi, chevalier Clique.

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, FRONTIN, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Le temps presse, monsieur ; au notaire on s’explique,

Et tout serait perdu ; vite, déguisez-vous.

FRONTIN, mettant un surtout brun et une perruque noire.

C’est qu’il faut que je sois d’abord sénéchal Groux.

Attendez-moi là-haut chez la tante Araminte,

Elle vient de sortir : là je pourrai sans crainte

Vous instruire de tout.

VALÈRE.

J’y vais.

FRONTIN.

Je vous rejoins.

 

 

Scène V

 

FRONTIN, seul

 

Je croyais bien avoir deux jours de temps au moins,

Mais toutes deux prenant l’argent chez le notaire,

Vont découvrir la mèche. Il faut brusquer l’affaire.

 

 

Scène VI

 

FRONTIN, BÉLISE

 

FRONTIN.

Ah bon ! la prude sort. Pour avoir imité           

Trait pour trait sa fadeur, sa froide gravité,

Je lui plus. Il ne faut, pour plaire à cette sotte,

Qu’être l’écho flatteur de sa fade marotte.

Madame...

BÉLISE.

Ah ! Sénéchal ; quoi vous êtes ici ?

Je rêvais.

FRONTIN.

Vous rêviez ? moi, je rêvais aussi.  

BÉLISE.

Je rêvais au bonheur d’une femme insensible.

FRONTIN.

Je revois au bonheur d’un homme incombustible.

BÉLISE.

Qui voit avec froideur l’homme le plus charmant.

FRONTIN.

Qui voit avec dédain l’objet le plus aimant.

BÉLISE.

Ensuite avec frayeur considérant que j’aime,

Je m’étonnais de voir ce changement extrême,

Qu’en moins de quinze jours vous avez fait en moi.

FRONTIN.

J’envisageais avec une espèce d’effroi

Qu’en moi vous avez fait une métamorphose.

BÉLISE.

Tous deux en même temps pensions donc même chose ?

FRONTIN.

Même chose, et toujours sympathie entre nous.

BÉLISE.

Quelle démarche, ô Ciel ! vous prendre pour époux !

Cela me fait trembler.

FRONTIN.

Je frissonne, Madame,

Du pas que je vais faire, en vous prenant pour femme.

BÉLISE.

Moi, qui par mon exemple ai maintenu ma sœur

Dans le vœu qu’elle a fait de bien garder son cœur.

Elle me respectait comme la plus parfaite :

Me faudra-t-il rougir devant une cadette ?

FRONTIN.

Moi, qui de mon aîné réprimant les ardeurs,

Forçant au célibat même jusqu’à mes sœurs,

Dans l’histoire voulais, pour distinguer ma place,

Y mériter le nom d’extincteur de ma race !

BÉLISE.

Moi qui du mariage abhorrais jusqu’au nom,

Et qui me suis acquis par-là tant de renom !

FRONTIN.

Moi, le sénéchal Groux, caustique philosophe,

Qui raille l’épouseur, l’insulte, l’apostrophe.

BÉLISE.

J’appelle un mariage un Dédale, un écueil.

FRONTIN.

La prison des désirs, des vivants le cercueil.

BÉLISE, tendrement.

Un abîme. Et voilà qu’un penchant insensible...

FRONTIN.

Vers l’abîme une pente...

BÉLISE.

Oui, douce...

FRONTIN.

Imperceptible...

BÉLISE.

Me mène au bord.

FRONTIN.

Le pied me glisse, et m’y voilà.

BÉLISE.

M’y voilà. Mais du moins le monde conviendra

Que je vous ai choisi par goût pour la sagesse.

FRONTIN.

Notre mariage est de la plus sage espèce.

BÉLISE.

Mais tout mon embarras, monsieur lé Sénéchal,         

C’est qu’en me mariant, il faut (voilà le mal)

Il me faudra payer ce dédit ; comment faire ?

Ce billet de dédit, que j’ai fait à Valère.

Cette folle de sœur inventa ce dédit ;

Nous fîmes deux billets à ce neveu maudit :

Tout retombe sur moi, seule je me marie.

Il faudra payer seule, et de sa raillerie

Je vais en rougissant essuyer tous les traits.

FRONTIN.

Pendant que nos amours sont encore secrets,

Composez, retirez vos billets de Valère.          

BÉLISE.

C’est mon intention. Je vais de mon notaire

Prendre pour ce neveu quelque somme d’argent.

Sans doute il me rendra mon billet à l’instant.

Mais si ma sœur découvre... ah ! le cœur me palpite.

Par raison et par honte avec soin je l’évite,

Depuis que je vous vois, je n’ose plus la voir.

Elle sort.

FRONTIN.

Nous toucherons l’argent qu’elle va recevoir.

 

 

Scène VII

 

FRONTIN, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur, changez d’habits, ou cachez-vous bien vite,

Araminte est rentrée.

FRONTIN.

Il faut que je l’évite.

Mais non ; ôtons cela : je vais l’attendre ici.

Le temps presse ; tiens, prends cette perruque-ci :

En nouant celle-là, j’aurai l’air plus comique,

Folâtre, négligé, c’est le chevalier Clique.

Pour charmer une folle, il faut extravaguer.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, FRONTIN

 

ARAMINTE, prenant toutes ces passions l’une après l’autre.

Je cours en étourdie. On vient de m’intriguer.

Je tremble... J’ai pourtant cent choses à vous dire,

Et plaisantes. Je rais d’abord vous faire rire.

Mais non : le sérieux est ici plus pressé.

Ma sœur me voyant là, fièrement a passé ;

J’en ai frémi... C’est dont nous parlerons ensuite.

Commençons par vous faire admirer ma conduite.

Douceur et complaisance ont caché mes chagrins ;

Cependant en secret j’espérais, mais je crains...

Au reste, je ressens une joie infinie,

Vous m’allez délivrer de cette tyrannie,

De ma sœur... et de plus je hais ce neveu-là.

Je vais vous arranger par ordre tout cela

Mais parlez le premier, quel parti dois-je prendre ?

Parlez tout à loisir, car j’aime à vous entendre.

En reprenant haleine, on vous écoutera :          

Parlez de votre amour, et l’on y répondra.

Parlez...

FRONTIN.

Si je me tais, c’est parce que la foule

Des mêmes passions dont le tourbillon roule

En vous, ainsi qu’en moi, m’empêche de parler,

Car en vivacité j’ose vous égaler.

Tristesse, joie, amour, haine, crainte, espérance...

Mais mon amour surtout m’a réduit au silence ;

Je n’ai pu dire un mot, parce que vous parliez.

ARAMINTE.

Vous êtes tout esprit, quoique vous vous taisiez ;

Car votre air, vos façons, vos regards, tout s’explique :

Tout en vous parle au cœur, mon cher Chevalier Clique.

FRONTIN.

Tout en vous étant beau, tout en moi vous aimant,

Tout en moi, tout en vous par un rapport charmant,

Tout en vous, tout en moi demande mariage.

ARAMINTE.

Il est vrai. Mais je crains ce dédit qui m’engage,         

Et je crains encor plus cette sévère sœur,

Qui croit que c’est un crime, hélas ! d’avoir un cœur,

Et qui fit faire au mien ce vœu d’indifférence

Que je voudrais avoir rompu dès mon enfance,

C’est-à-dire dès l’âge où mon discernement

Eût pu vous distinguer, vous choisir pour amant,

Oui, mon cher chevalier, oui, je vous le répète,

Je vous aime trop tard, sans cesse je regrette

Trente ans que j’ai passés sans vous avoir connu.

FRONTIN.

Je n’en ai que vingt-cinq, mais je serais venu

En ce monde vingt ans plus tôt pour vous connaître.

Çà, le temps étant cher pour nous, comme il doit l’être,

Voyons, vite, réglons, qu’avez-vous résolu ?

ARAMINTE.

J’ai vu, revu, réglé, déterminé, conclu :

Dussé-je être en horreur à cette sœur sauvage,

Qui pour elle et pour moi hait tant le mariage ;

Vous serez mon époux dès demain, dès ce soir.

FRONTIN.

Mais à l’essentiel il faut d’abord pourvoir ;

Avant qu’à votre sœur nous déclarions l’affaire,

Il faudrait retirer les billets de Valère.

Composez avec lui, votre argent est-il prêt ?

ARAMINTE.

Oui, j’ai tout retiré ; car c’est mon intérêt

Qu’avant que ma sœur sache, hélas ! mon mariage,

Ce dédit soit rompu : je suis prudente et sage.

FRONTIN.

Hâtez-vous. Je vais voir mes illustres parents,

Pour leur communiquer le parti que je prends.

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, seule

 

Envoyons au plus vite un laquais à Valère.

Mais que vois-je ! ma sœur rentre avec le notaire :

Sur l’argent que j’ai pris, elle va s’irriter,

Il vient l’avertir.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, BÉLISE, l’une et l’autre à part quelque temps

 

BÉLISE.

Oui, ma sœur a vu monter    

Le notaire. Elle va deviner le mystère.

ARAMINTE.

Je la vois agitée : ah ! je crains sa colère.

Où dirai-je que j’ai voulu placer l’argent ?

BÉLISE.

Ah ! je vois qu’elle sait la chose ; il vaut autant

Lui dire un fait duquel au moins elle se doute.          

ARAMINTE.

Il faudra tôt ou tard, au fond, quoi qu’il m’en coûte,

Dire que cet argent est pour me marier.

BÉLISE.

Tôt ou tard à ma sœur il faut me confier.

ARAMINTE.

Je tremble. Lui ferai-je entière confidence ?

Hasardons.

BÉLISE.

Parlons-lui.

ARAMINTE, haut.

Ma sœur.

BÉLISE, haut.

Ma sœur, je pense

Que...

À part.

la peur me saisit.

ARAMINTE, à part.

La honte éteint ma voix.

BÉLISE.

Pour placer un argent quand on s’est fait des lois...

ARAMINTE.

Quand d’un argent commun toute seule on dispose...

BÉLISE.

On devrait avertir qu’on le prend, mais on n’ose.

ARAMINTE.

On devrait confier à sa sœur...

BÉLISE.

Oui, d’abord...

ARAMINTE.

On doit...

BÉLISE.

On craint...

ARAMINTE.

C’est moi...

BÉLISE.

Je l’avouerai...

ARAMINTE.

J’ai tort.

BÉLISE.

On doit demander grâce...

ARAMINTE.

Une faute si grande...

BÉLISE.

Oui, quand on s’est promis...

ARAMINTE.

Ma sœur, je vous demande

Pardon...

BÉLISE.

Pardon, ma sœur...

ARAMINTE.

Pardon...

BÉLISE.

Pardon...

ARAMINTE.

Comment ?

Nous demandons pardon toutes deux ?

BÉLISE.

Mais vraiment

Vous me le demandez, quelle est donc votre offense ?

ARAMINTE.

C’était vous qui d’abord le demandiez, je pense ;

Que m’avez-vous donc fait ?

BÉLISE.

Mais vous-même, ma sœur ?

ARAMINTE.

Dites-moi vos secrets.

BÉLISE.

Ouvrez-moi votre cœur.

ARAMINTE.

Eh mais... vous aurez su sans doute du notaire

Que j’ai pris cet argent ?

BÉLISE.

Vous en aviez affaire.

Vous avez eu raison de prendre votre bien,

Car chacun à son gré peut disposer du sien.

ARAMINTE.

Pour le placer ailleurs j’ai cru pouvoir le prendre.

BÉLISE.

Vous n’avez là-dessus aucun compte à me rendre.

J’ai pris le mien aussi.

ARAMINTE.

Tant mieux, ma sœur, tant mieux

Je calme là-dessus mes désirs curieux.

BÉLISE.

Vous avez bon esprit, vous n’êtes point gênante ?

ARAMINTE.

On est libre avec vous, que vous êtes charmante !

BÉLISE.

Hélas ! je ne vous ai jamais gênée en rien,        

Hors sur le mariage, et c’est pour votre bien.

Si d’être fille enfin l’ennui vous allait prendre,

J’aurais compassion, comme une sœur bien tendre,

D’un faible...

ARAMINTE.

Ah ! vous n’aurez jamais ce faible-là !

S’il vous venait pourtant, car la plus sage l’a,

Loin de vous condamner, j’aurais la complaisance...

BÉLISE.

Ah ! soyez sûre aussi de ma condescendance.

ARAMINTE.

Parfois l’une pour l’autre il faut s’humaniser.

BÉLISE.

Hélas ! je serais fille à vous autoriser,

En me mariant, moi, sans en avoir envie.         

ARAMINTE.

Eh ! mariez-vous vite, oui, j’en serais ravie,

Car enfin je pourrais...

BÉLISE.

Quoi ! comment ?

ARAMINTE.

Mais, ma sœur...

BÉLISE.

Auriez-vous pu laisser surprendre votre cœur ?

ARAMINTE.

Et vous ?

BÉLISE.

Mais vous ?

ARAMINTE.

Mais vous ?

BÉLISE.

Eh !

ARAMINTE.

Mais oui.

BÉLISE.

Moi de même.

ARAMINTE.

Embrassez-moi, ma sœur.

BÉLISE.

Ma sœur, que je vous aime !

Oui, nous sommes en tout vraiment sœurs en ce jour.

ARAMINTE.

On sait que les bons cœurs sont tous faits pour l’amour.

Vous vouliez rester fille, ah ! quelle extravagance !

BÉLISE.

J’admire, comme vous, avec quelle imprudence

Nous fîmes à trente ans ce vœu prématuré.

ARAMINTE.

Celui que vous aimez vous en a libéré.

Sans doute, chère sœur, sage comme vous êtes,

Vous avez médité sur le choix que vous faites.

BÉLISE.

Vous, dont le goût est fin, exquis, apparemment

Vous avez fait un choix avec discernement.

ARAMINTE.

Vif, enjoué, badin ; c’est un jeune homme aimable.

BÉLISE.

Celui que j’aime est jeune, et pourtant respectable,

Sage, grave, posé.

ARAMINTE.

Le mien toujours en l’air...

BÉLISE.

Une solidité...

ARAMINTE.

Brillant comme un éclair.

BÉLISE.

Qui parle rarement, mais par poids, par mesure.

ARAMINTE.

Le mien parle sans cesse, et parle à l’aventure,

Mais toujours bien pourtant.

BÉLISE.

Comme vous. Et je vois,

Qu’à notre caractère avec goût, vous et moi,

Sous avons assorti nos époux.

ARAMINTE.

C’est prudence.

BÉLISE.

C’est sagesse. Le mien a les biens, la naissance,          

Homme en place, estimé, c’est le Sénéchal Groux.

ARAMINTE.

C’est un homme connu... j’ai trouvé comme vous

Un époux noble, mais d’une noblesse antique,

Un homme distingué, c’est le Chevalier Clique.

BÉLISE.

On en dit du bien, et... vos suffrages, ma sœur,          

Plus que la voix publique encor lui font honneur.

ARAMINTE.

Le public à nos choix doit donner des louanges.

Mais nous avons d’ailleurs eu des travers étranges,

Ce dédit par exemple.

BÉLISE.

Oui, ce dédit d’accord.

ARAMINTE.

Nos billets !

BÉLISE.

Nos billets !

ARAMINTE.

Nous avons eu grand tort.

Promettre à ce neveu cent mille francs chacune.

BÉLISE.

Je viens de refuser sa demande importune,

Et je crois qu’il ignore encore nos projets,

Pour peu d’argent il va nous rendre nos billets.

ARAMINTE.

Mais pour les retirer quel tour pourrons-nous prendre ?

 

 

Scène XI

 

BÉLISE, ARAMINTE, GÉRONTE, ISABELLE, VALÈRE

 

VALÈRE, bas à Géronte.

Profitons du moment. Il ne faut pas attendre

Qu’elles poussent plus loin leur éclaircissement.

Haut.

Isabelle n’est point partie heureusement,

Mes Tantes, et j’apprends une bonne nouvelle.

GÉRONTE.

Je viens m’en réjouir pour l’amour d’Isabelle.

ISABELLE.

Je viens de tout mon cœur vous en féliciter ;

Et je vois que tantôt c’était pour plaisanter,

Que vous déclamiez tant contre le mariage :

Car vous-même...

ARAMINTE.

Nous-mêmes !

BÉLISE.

Ah ! ma sœur, quel langage !

VALÈRE.

Vous allez toutes deux enfin vous marier.

ARAMINTE, bas.

Pour ne guère donner, ma sœur, il faut nier.

BÉLISE.

Ce bruit est faux.

ARAMINTE.

Très faux.

VALÈRE.

Je le crois vrai, mes tantes.

BÉLISE.

Comment ! nous prenez-vous pour des extravagantes ?

Nous marier, nous !

ARAMINTE.

Nous ? non, non, il n’est plus temps.

BÉLISE.

Non, vous n’y pensez pas, j’ai plus de quarante ans.

VALÈRE.

Vous ne les avez point.

ARAMINTE.

J’en ai plus de cinquante.

VALÈRE.

Non.

BÉLISE.

Nous les avons.

ISABELLE.

Non.

ARAMINTE.

La dispute est plaisante !

Je crois que nous savons notre âge mieux que vous.

Il raille, et les billets, ma sœur, qu’il a de nous,

Ne valent rien, mais rien, c’est en vain qu’il espère.

BÉLISE.

Ils ne valent rien : mais Isabelle et Valère,

Ma sœur, ont l’un pour l’autre une tendre, amitié,

Leurs légitimes feux enfin me font pitié ;

Peuvent-ils, comme nous, haïr le mariage ?

Non : il faudrait leur faire un petit avantage,

Ils m’attendrissent.

ARAMINTE.

Oui, nous nous attendrissons.

VALÈRE.

Vous vous attendrissez, vos billets seront bons.

BÉLISE.

Ne raillons donc plus, ça nous donnons à Valère,

Dix mille écus en tout.

ARAMINTE.

Oui, c’est ce qu’on peut faire.

VALÈRE.

Non, non, nous attendrons pour avoir tout.

BÉLISE.

Comment ?

ISABELLE.

Rien ne presse en effet.

ARAMINTE.

Profitez, du moment.

VALÈRE.

Nous vous laissons.

ARAMINTE.

Pendant que je suis libérale,

Cinquante mille francs.

BÉLISE.

C’est trop, mais je l’égale

En générosité.

VALÈRE.

Cinquante mille écus,

Ou nous attendrons.

BÉLISE.

Oh ! je ne vous retiens plus,

Mon neveu, mon neveu !

ISABELLE.

Ménagez-les, Valère,

Puisque cent mille francs suffisent à mon père.

GÉRONTE.

Oui, cela nous suffit.

ARAMINTE.

Pour ne plus disputer,

Donnons-les.

BÉLISE.

Allons donc, il faut s’exécuter.

ARAMINTE.

J’ai sur moi ce que j’ai retiré du Notaire.

BÉLISE.

Il m’a donné de quoi terminer cette affaire.

VALÈRE.

Voyons si par hasard je n’aurai point aussi

Vos billets ; oui vraiment, je crois que les voici.

GÉRONTE.

Le marché me paraît bien facile à conclure.

VALÈRE.

Voyez.

BÉLISE.

C’est mon billet.

ARAMINTE.

Voilà ma signature. 

BÉLISE.

Quarante mille francs sur mon banquier, et dix.

ARAMINTE.

Trente en lettres de change, et quatorze, et puis six.

GÉRONTE.

Je vous unis tous deux.

VALÈRE.

Quel bonheur !

ISABELLE.

Je respire.

ARAMINTE.

Qu’avec un grand plaisir, dédit, je te déchire.

 

 

Scène XII

 

BÉLISE, ARAMINTE, VALÈRE, GÉRONTE, ISABELLE, FRONTIN
 

FRONTIN, avec un manteau, une petite perruque, et un chapeau de Pasquin.

Nos amants sont contents ; il faut nous divertir.         

ARAMINTE.

Ah ! c’est vous, Chevalier ; pourquoi vous travestir ?

BÉLISE.

Ah ! c’est le Sénéchal ; quel est donc ce mystère ?

Pourquoi n’avez-vous pas votre habit ordinaire ?

FRONTIN.

Le voici ; je ne suis que Chevalier servant.

ARAMINTE.

Il est folâtre.

BÉLISE.

Mais Sénéchal...

FRONTIN.

Bien souvent,   

Quoique Sénéchal, moi je porte la livrée.

BÉLISE.

Est-il devenu fou ?

ARAMINTE.

De plaisir enivrée,

Ma sœur croit voir en vous son amant Sénéchal,

Cher chevalier.

BÉLISE.

Ma sœur, nous nous entendons mal.

C’est le Sénéchal Groux.

ARAMINTE.

Mais vous rêvez, je pense,

C’est mon Chevalier Clique.

FRONTIN.

Oui : j’ai par complaisance,

Pour plaire à la cadette, et folâtre et vif ;

Et pour plaire à l’aînée été rébarbatif.

Mais ne pouvant en moi doubler que l’apparence,

Ne pouvant être qu’un, je dois en conscience,

Avouer que Frontin n’est ni Clique, ni Groux.

BÉLISE.

Quoi !

ARAMINTE.

Comment !

VALÈRE.

C’est Frontin lui-même.

BÉLISE.

Où sommes-nous ?

VALÈRE.

Un maraud de valet faire un tel personnage ?

ARAMINTE.

Un valet !

BÉLISE.

Un valet !

GÉRONTE.

Le parti le plus sage,

C’est de nous demander là-dessus le secret.

ISABELLE.

Pardonnez au neveu la ruse du valet.

BÉLISE.

Ah ! ma sœur.

ARAMINTE.

Ah ! ma sœur, cachons-leur notre honte.

VALÈRE.

La peur qu’elles auront qu’on n’en fasse un bon conte,

Peut-être les rendra moins injustes pour moi.

FRONTIN.

En morale comique, il est permis, je crois,

Aux Frontins de punir l’avarice des tantes,

Et de berner un peu les caduques amantes.

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