La réconciliation normande (Charles DUFRESNY)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 7 mars 1719.

 

Personnages

 

LE COMTE

LA MARQUISE

ANGÉLIQUE

DORANTE

LE CHEVALIER

PYRANTE

NÉRINE

FALAISE

DEUX LAQUAIS

 

La Scène est à Paris dans un Hôtel garni.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

NÉRINE

 

Pendant que je marchais rêvant profondément,

Angélique est entrée en quelque appartement ;

Elle s’égarera la petite étourdie.

Attendons. Voici donc l’hôtel de Normandie !

À Paris rendez-vous, des illustres Normands !

Des nôtres aujourd’hui les intérêts sont grands.

Haine, amour ! Nous verrons la très haineuse tante,

L’oncle très rancunier, puis l’amoureux Dorante,

Le galant Chevalier, le grave arbitre et moi.

À force de rêver, je m’oubliais, je crois.

Ah ! je vois accourir mon aimable orpheline.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, NÉRINE

 

ANGÉLIQUE.

On m’a dit que ma tante est là. Suis-moi, Nérine.

NÉRINE.

Attendez.

ANGÉLIQUE.

Je ne puis pas attendre, tout va bien.

Dorante est arrivé.

NÉRINE.

Paix.

ANGÉLIQUE.

Je n’en dirai rien.

Mais ma tante...

NÉRINE.

Arrêtez.

ANGÉLIQUE.

Il faut que je la voie.

NÉRINE.

Les premiers mouvements d’espérance et de joie

Vous font courir.

ANGÉLIQUE.

D’accord.

NÉRINE.

Marchez donc lentement,

Car vous avez encor tout à craindre.

ANGÉLIQUE.

Comment ?

Tout à craindre, dis-tu ?

NÉRINE.

Bon ! Vous voilà fixée :

Par la crainte d’abord votre ardeur s’est glacée.

J’admire la jeunesse, et sa vivacité !

Passant toujours de l’une à l’autre extrémité,

De l’excessive crainte à l’espérance folle ;

Parlant, parlant, parlant, puis perdant la parole ;

Courant, courant, courant, puis s’arrêtant tout court ;

En un seul jour aimant, et perdant son amour,

Pour un amour nouveau le retrouvant ensuite ;

Voulant, ne voulant plus, sans règle, sans conduite,

Sans arrêt, sans raison, que de défauts elle a

Cette jeunesse ! On l’aime avec ces défauts-là.

ANGÉLIQUE.

Tout à craindre, dis-tu ? Je rêve, j’examine.

Sur ce que nous voyons, que crains-tu donc, Nérine ?

Tout me réussit mieux qu’on eût pu désirer,

Du couvent tout exprès on vient de me tirer,

À m’établir mon oncle écrit qu’il se dispose,

Et ma tante, dit-on, a promis même chose.

Elle vient de Rouen, mon oncle de Lyon,

C’est pour se réunir, et leur désunion

À mon bonheur, Nérine, était le seul obstacle,

Tu me l’as dit toi-même.

NÉRINE.

Oui. Mais suis-je un oracle ?

ANGÉLIQUE.

Nérine, ton défaut est de toujours douter.

NÉRINE.

Jeune amante, le vôtre est de trop vous flatter.

ANGÉLIQUE.

Nous verrons ; mais enfin pour ma dot ils me cèdent

Leur terre près du Mans pour laquelle ils se plaident,

Qui fit naître leur haine.

NÉRINE.

Oh ! c’est la question.

Si le procès causa leur vieille aversion,

Les frères sans plaider quelquefois se haïssent ;

Par les procès aussi quelques frères s’aigrissent.

Procès engendre haine, il est vrai ; cependant

Nul Généalogiste encor jusqu’à présent

N’a pu nous bien prouver, si là-bas vers le Maine

Autrefois le procès fut père de la haine,

Ou si la haine y fut la mère du procès.

ANGÉLIQUE.

Tout cela va finir, j’attends un bon succès,

Pyrante est leur arbitre, il les réconcilie.

Comment peut-on haïr ? Hélas ! quelle folie

De se remplir le cœur de fiel et de venin !

Il n’est pas naturel de haïr. Car enfin,

On se fait plus de mal que l’on en fait aux autres.

Des parents se haïr ! Pour revenir aux nôtres,

Ils ne se sont point vus depuis quatre ou cinq ans,

Leur haine est éteinte.

NÉRINE.

Oh ! je croirais bien, qu’absents

Ils ne se sont haïs que par réminiscence ;

Mais leur fiel s’aigrira bientôt par la présence :

Outre qu’ils sont tous deux péris de pur levain,

Qu’ils ont l’art de donner à tout un tour malin.

Esprits très discordants, humeurs mal assorties,

Nature a mis en eux de ces antipathies

Qu’on voit en quelques-uns pour les chats, les souris,

Et que les femmes ont souvent pour leurs maris.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Nérine, vois-tu là-bas dans ce passage...

NÉRINE.

Qui voyez-vous ? ha, ha, c’est votre amant, je gage ;

Oui, sans le regarder, ma foi je crois le voir ;

Je le vois dans vos yeux, comme dans un miroir.

ANGÉLIQUE.

Avant qu’il m’ait parlé, conseille-moi, Nérine ;

Comme il n’est pas bien sûr que l’on me le destine,

Je devrais lui cacher encor mes sentiments !

NÉRINE.

Il est bien temps d’avoir de tels ménagements !

Croyez-vous qu’il ignore encor votre tendresse ?

ANGÉLIQUE.

Qui l’en aurait instruit ?

NÉRINE.

Quelque trait de jeunesse.

Comme on a de l’amour souvent sans le savoir,

On le déclare aussi souvent sans le vouloir.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, DORANTE, NÉRINE

 

DORANTE.

Que vois-je ! quel bonheur ! l’agréable surprise !

Belle Angélique, quoi, vous voir chez la Marquise !

Vous voir hors du Couvent, malgré sa dureté,

Le jour du rendez-vous pour l’accord arrêté !

Votre oncle et votre tante apparemment conviennent

De vous rendre aujourd’hui tous vos biens qu’ils retiennent ?

Depuis quatre jours, moi, m’étant ici logé,

J’ai si bien, sans m’ouvrir, prévenu, ménagé

L’esprit de votre tante, en faisant connaissance,

Qu’elle doit aujourd’hui me faire confidence

D’un grand secret ; dit-elle, et je me suis flatté,

Que ce que je désire, elle l’a projeté.

Elle me fit hier cent offres gracieuses

Qui, par rapport à vous, me furent précieuses.

Je ne lui parlai point de mon amour, hélas !

Peut-être votre cœur n’y répondra-t-il pas ;

Puis-je enfin obtenir un aveu de tendresse ?

ANGÉLIQUE.

Mon Dieu... l’essentiel, c’est que leur haine cesse.

DORANTE.

Ah ! l’essentiel, c’est le cœur, les sentiments ;

Il est temps de répondre à mes empressements.

ANGÉLIQUE.

Mais ce qui presse, c’est de savoir si ma tante...

DORANTE.

Ah ! ce qui presse, c’est de savoir...

ANGÉLIQUE.

Mais Dorante...

DORANTE.

Pourquoi dans ces moments, où j’ose me flatter,

Vous plaisez-vous encore à me laisser douter ?

Car je n’ose expliquer pour moi votre silence.

NÉRINE.

Si le frère et la sœur sont pour vous, patience,

Si non vous vous trompez, nous n’aimons point.

ANGÉLIQUE.

Mais non...

Elle plaisante... mais au fond elle a raison.

Car comment voulez-vous qu’on dise qu’on vous aime,

Pendant que rien n’est sûr ?

NÉRINE.

Jugez-en par vous-même,

Monsieur, vous n’aimez pas, car vous n’êtes pas sûr.

DORANTE.

Vous m’enchantez.

NÉRINE.

Aveu simple, naïf, et pur.

Point de ces sentiments renflés par des paroles,

Elle n’a point appris au couvent les grands rôles.

DORANTE.

Trop heureux !

NÉRINE.

Pas encor. Votre bonheur dépend

De deux esprits...

DORANTE.

D’accord, bizarres ; mais pourtant

L’arbitre réunis cette sœur et ce frère.

ANGÉLIQUE.

Je le désire encor plus que je ne l’espère.

DORANTE.

Et moi, je me fais fort d’avoir l’aveu des deux.

NÉRINE.

Nous verrons ; mais ils sont l’un et l’autre quinteux.

DORANTE.

Le Comte me connaît et connaît ma famille.

NÉRINE.

Oui. Mais il est brutal, son sang brûlant pétille.

À l’égard de la sœur, cent fois je vous l’ai dit,

L’esprit de la marquise est un terrible esprit ;

Tantôt fausse bonté, tantôt malice pure,

Pour son frère surtout, c’est une énigme obscure :

De son cœur on ne peut au plus que se douter.

Je l’interroge peu, je ne fais qu’écouter :

Je la vois tantôt gaie, et tantôt furieuse.

On ne peut définir cette capricieuse ;

Elle laisse échapper à moitié ses secrets,

Ensuite les retient, puis les déguise après ;

Elle est en même temps indiscrète et prudente,

Franche, dissimulée, et fière et caressante ;

En riant elle pousse une vengeance à bout,

Et dans ses passions met le tout pour le tout.

ANGÉLIQUE.

Je crois la voir là-bas dans cette galerie...

C’est elle-même. Elle est dans une rêverie...

Çà, Dorante, il faut donc, pour agir prudemment,

Ne point paraître encor de concert.

DORANTE.

Non vraiment.

Le chevalier arrive, il fera la demande :

Pour ne rien hasarder, il faut que je l’attende.

ANGÉLIQUE.

Éloignez-vous, Dorante, elle vient.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE, LA MARQUISE, NÉRINE

 

ANGÉLIQUE.

Tu vois bien

Que tu dois sans raison que je ne pense à rien ?

J’ai pensé la première à faire fuir Dorante.

NÉRINE.

Rare effet de l’amour ! il vous rendra prudente.

ANGÉLIQUE.

Par prudence il faudra louer ce Chevalier,

À qui ma tante est prête à se remarier,

Paraître bien contente.

NÉRINE.

Oui ; mais elle est chagrine.

ANGÉLIQUE.

Ah ! ne l’abordons pas, éloignons-nous, Nérine.

NÉRINE.

Observons le moment que ce nuage noir

Se dissipe.

ANGÉLIQUE.

Attendons.

NÉRINE.

Elle est meilleure à voir.

Quand il lui vient soudain quelque lueur de joie.

LA MARQUISE, à part.

Malgré ma haine, enfin il faut que je le voie.

Ce frère, il arrive. Hon !

ANGÉLIQUE.

Ce nuage en effet

Est bien noir.

LA MARQUISE, à part.

Mais tâchons d’effacer cet objet

Par un autre. Aujourd’hui je reverrai Dorante.

Que Dorante est charmant !

ANGÉLIQUE.

Il paraît que ma tante

Devient un peu plus gaie.

NÉRINE.

Oui, son œil s’éclaircit.

LA MARQUISE, à part.

Mais un obstacle affreux...

NÉRINE.

Non, non, il s’obscurcit.

LA MARQUISE, à part.

Obstacle triste ! on va dire que je suis folle.

Au chevalier enfin j’ai donné ma parole ;

On le croit mon mari. Pourrai-je ?... oui, je romprai,

J’ai deux cent mille écus, je me contenterai,

J’épouserai Dorante.

Apercevant Nérine.

Ah ! Te voilà, Nérine ?

NÉRINE.

Je n’osais avancer, je vous voyais chagrine,

Madame.

LA MARQUISE.

Tu me prends entre deux passions,

Agitée.

NÉRINE.

Eh calmez vos agitations ;

Ce jour pour vous doit être un jour doux, pacifique,

Où toute haine cesse, au moins par politique.

Pour l’autre passion, sans doute, c’est l’amour ?

LA MARQUISE.

Quoi ! tu devines.

NÉRINE.

Bon ! l’on m’a dit l’autre jour

Qu’un jeune chevalier, gai, vif, et pourtant sage,

À Rouen avec vous contractait mariage.

LA MARQUISE, à part.

Nérine en le nommant redouble mes remords.

NÉRINE.

Ah ! se remarier est le moindre des torts,

Si c’en est un encore.

LA MARQUISE.

Songeons à voir mon frère ;

Ensuite je prendrai tes conseils, et j’espère

Que tu me serviras dans une occasion

Où la crainte, la honte, et la conclusion...

NÉRINE.

Je vous conseillerai de surmonter la honte ;

Mes conseils sont humains.

LA MARQUISE.

Sur tes conseils je compte.

NÉRINE.

Et votre nièce approuve ces conseils.

Pour elle, elle en voudrait, il est vrai, de pareils. 

LA MARQUISE.

Ma nièce approuve donc que je me remarie ?

NÉRINE, lui montrant Angélique.

Daignez la regardez de bon œil, je vous prie.

LA MARQUISE.

Je ne te voyais pas ; viens vite m’embrasser.

ANGÉLIQUE.

Ma tante...

LA MARQUISE.

Enfin pour toi je vais m’intéresser,

Un oncle t’abandonne ; embrasse-moi. Tu n’oses ?

ANGÉLIQUE.

C’est le respect.

LA MARQUISE.

Non, non, dis franchement les choses.

Mon caressant accueil t’étonne un peu, je crois ?

ANGÉLIQUE.

Ma tante vous avez trop de bonté pour moi.

LA MARQUISE.

Pas trop, pas trop, ma nièce, au moins pour l’ordinaire ;

Je te vois rarement, je ne te donne guère.

NÉRINE.

Vous allez lui donner un mari.

LA MARQUISE.

Sûrement ;

Mais de mon frère il faut l’aveu premièrement :

Convenir de nos faits, c’est la première chose.

Je garde le secret, de peur qu’il ne s’oppose,

Car j’ai fait seule un choix qui te plaira, je crois,

Suffit... oui... tu seras très contente de moi.

Je veux faire cesser le blâme qu’on me donne ;

Je te hais sans sujet, dit-on, non je suis bonne,

Je ne te haïssais que par prévention :

Ressemblance de traits fit cette aversion.

En te voyant j’ai cru toujours voir feu ton père ;

Nous étions faits, dit-on, moi, ma sœur et mon frère,

Pour nous entre-haïr.

NÉRINE.

On dit que de tout temps

La haine dans Rouen distingua vos parents ;

Oncles, tantes, cousins, frère, sœur, père, fille,

Se reconnaissaient tous à cet air de famille.

LA MARQUISE.

Enfin cet air de haine entre mon frère et moi

Va disparaître. Mais entrez ma nièce... et toi,

Entre aussi ; tu sauras tantôt ma politique,

Il faut qu’avec l’arbitre encore je m’explique,

Laisse-moi.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, PYRANTE

 

LA MARQUISE, à part.

Mon amour veut du secret aussi ;

J’ai peur. Le chevalier vient m’épouser ici ;

J’apprendrai trop tôt que j’adore Dorante.

PYRANTE.

Je reviens vous parler.

LA MARQUISE.

Eh bien, Monsieur Pyrante ?

PYRANTE.

Votre frère, Madame, arrive et vient exprès,

De Lyon, pour vous voir, et finir le procès :

Il vient de me marquer la même impatience

Que vous me témoignez sincèrement, je pense,

De vous bien embrasser d’abord ; et dès ce soir,

Quand vous vous serez vus, de me faire savoir

Quel époux vous voulez choisir pour Angélique.

LA MARQUISE.

Il est temps qu’avec vous là-dessus je m’explique :

Mais, Pyrante, à vous seul, sous le sceau du secret.

PYRANTE.

Comme médiateur, je dois être discret,

Et ne rien témoigner, pas même à votre frère,

De ce dessein caché dont vous faites mystère.

Si votre frère aussi me confie un secret,

Je vous le cacherai, je dois être muet ;

Je dois être aussi neutre, en qualité d’arbitre,

Votre famille et vous, m’avez donné ce titre :

Et pour vous réunir, presque juge entre vous,

Je perds le droit d’ami.

LA MARQUISE.

L’on exige de nous

Qu’à ma nièce pour dot nous cédions cette terre,

Pour laquelle on plaidait ; j’y consens, plus de guerre.

Cette terre pourtant vaut deux cent mille francs.

PYRANTE.

Vous remplissez par là des devoirs très pressants.

Votre haine du moins cesse d’être publique,

Vous ne plaiderez plus, et la nièce Angélique

Aura ses biens, je dis ses biens, car franchement

Vous ne les auriez pu garder qu’injustement.

De nos plaideurs manceaux les maximes m’étonnent !

Ce qu’ils n’usurpent pas, ils disent qu’ils le donnent !

LA MARQUISE.

Nous convenons des faits, laissons à part les mots.

Je donne, mais d’un frère éludons les complots ;

Vous saurez qu’il hait fort un certain Procinville,

Homme très renommé, marquis, plaideur habile :

Le connaissez-vous ?

PYRANTE.

Non.

LA MARQUISE.

C’est lui que je choisis

Pour ma nièce.

PYRANTE.

Suffit.

LA MARQUISE.

Sur ce que je vous dis,

Silence. Mais j’entends quereller, c’est mon frère.

Je prendrais mal mon temps, j’essuierais sa colère.

Et moi, de mon côté je sens un mouvement...

J’entre chez moi, Monsieur, amusez-le un moment :

Pour le bien embrasser, je me sens trop émue.

PYRANTE, seul.

Ceci ne promet pas une tendre entrevue.

 

 

Scène VI

 

PYRANTE, LE COMTE, DEUX LAQUAIS, l’un portant une valise

 

LE COMTE.

Je joindrais ma sœur, mais je sens dans le moment

Un fiel qui fait en moi certain soulèvement...

Pour me tranquilliser, il me faut bien une heure.

Laquais, j’aurais voulu faire ici ma demeure ;

Mais pour cause cherchons un autre hôtel garni.

UN LAQUAIS.

Mais, Monsieur, votre sœur loge dans celui-ci.

LE COMTE.

Pour cela seul, maraud, je logerai dans l’autre.

À Pyrante.

Çà, Monsieur, tout est dit, mon avis est le vôtre.

Avant tout je verrai ma sœur, mais du secret.

Qu’elle ne sache point que mon unique objet,

C’est de donner ma nièce au sieur de Procinville ;

Je vous l’ai déjà dit, c’est un Marquis habile,

Mais comme il fut toujours ennemi de ma sœur,

Le choix que j’en ai fait la mettrait en fureur.

Soyez discret, silence enfin sur Procinville ;

En cherchant un logis je vais calmer ma bile ;

Je reviens dans une heure.

 

 

Scène VII

 

PYRANTE

 

Un même choix tous deux ?

Ainsi, sans le savoir, ils sont d’accord entre eux.

Sans le savoir ! rêvons à cette circonstance.

Cette affaire demande et secret, et prudence !

Mais l’énigme pour moi, c’est le tour qu’ils ont pris,

Car d’un côté la sœur me dit que ce marquis,

Est ennemi du frère, et le frère au contraire

Dit qu’il est ennemi de sa sœur. Quel mystère !

Je ne le comprends pas.

 

 

Scène VIII

 

PYRANTE, FALAISE, botté

 

FALAISE.

Monsieur.

PYRANTE.

Ah !

FALAISE.

Pardonnez

Si ma figure impose à vos yeux étonnés ;

Un postillon en noir surprend Monsieur Pyrante.

Falaise, c’est mon nom ; si ma langue éloquente,

Si les tours les plus fins du langage normand

Réussissaient autant dans un éloge en grand,

Qu’en petits plaidoyers, brillants de médisance,

Je haranguerais mieux que harangueur de France,

Ce Pyrante fameux, ce grand médiateur,

Réconciliateur, et pacificateur,

Phénix dans le pays des noises, des castilles,

Où l’on vous constitue arbitre des familles.

PYRANTE.

Mon ami, vous m’avez l’air d’être un peu diffus.

FALAISE.

J’en ai l’air, je le suis, et j’avouerai de plus

Qu’étant nourri, stylé dans la basse chicane,

Dans les discours fleuris je perds la tramontane.

PYRANTE.

Abrégez-les donc.

FALAISE.

Oui, je les abrégerai.

PYRANTE.

Que voulez-vous de moi ?

FALAISE.

Je vous l’expliquerai.

Mais il faut que Falaise à vous se définisse,

Afin d’avoir de vous audience propice.

Au Mans, je fus jadis substitut d’un sergent ;

Du sieur de Procinville ici je suis agent.

PYRANTE.

Venez-vous me parler de sa part ?

FALAISE.

Patience.

Il viendra demain ; mais je l’égale en science ;

Nous avons de jeunesse ensemble plaidaillé,

Bataillé, chicané, brétaillé, ferraillé ;

Pour cette double guerre il fallait un prélude,

Nous nous fîmes tous deux cadets dans une étude :

Dans la guerre du sac chacun n’est pas heureux ;

Il a gagné cent prix dans des combats douteux.

Des scrupules outrés franchissant la barrière,

Il me laissa bien loin dans la même carrière ;

Et je ne suis enfin, avec tout mon acquis,

Au Mans que maître clerc de monsieur le marquis.

PYRANTE.

Plus de digressions ; allons au fait.

FALAISE.

J’abrège.

Mais de mon maître, il faut vous dire le manège.

Du couple fraternel il a gagné le cœur,

Au frère il écrivait qu’il haïssait la sœur,

À la sœur il disait qu’il haïssait le frère.

PYRANTE.

Ce que tu me dis là m’éclaircit un mystère.

FALAISE.

Aussi suis-je chargé de vous bien mettre au fait.

Pour les rapatrier, ce manège secret,

Comme vous l’allez voir, était très nécessaire,

Car, pour vexer la sœur, le très rancunier frère,

À mon maître a promis la nièce, et le procès :

La sœur, pour chagriner le frère, donne exprès

À mon maître sous main le procès et la nièce ;

C’est ainsi que tous deux croyant se faire pièce,

Seront d’accord.

PYRANTE.

J’entends. Tous deux séparément

Me donnant par écrit un bon consentement,

Pouvoir de marier la nièce à votre maître,

Cette réunion, qui manquerait peut être,

Se fera sûrement ; c’est mon unique objet,

Votre maître arrivant, son mariage est fait.

FALAISE.

Il venait aujourd’hui, sa chaise s’est brisée,

J’ai pris du postillon la haridelle usée,

J’arrive à toute jambe ici pour prévenir

Monsieur Pyrante.

PYRANTE.

Enfin, je puis les réunir.

FALAISE.

Du secret.

PYRANTE.

C’est à quoi mon ministère engage.

 

 

Scène IX

 

FALAISE

 

Du frère, moi, je vais à la sœur dire rage,

Je dirai pis que pendre au frère de la sœur ;

Et disant mal des deux je ne suis point menteur,

Quoique je sois natif de Falaise. Allons boire,

Et me bien rafraîchir, en buvant, la mémoire

Des manceaux documents d’un maître très sensé.

Pateliner l’arbitre ; eh j’ai bien commencé,

Trigauder frère et sœur, épier l’orpheline ;

Prendre les souterrains, tournevirer Nérine ;

Défiance surtout, ne disant oui, ni non,

Manœuvre plus obscure encore que le jargon.

Je viens exprès du Mans enfin pour être traître,

Je vais tenir ici la place de mon maître.

Le grand homme en intrigue ! on peut dire pourtant

Qu’il n’est pas un parfait fripon, mais cependant

Il croit en probité les excès ridicules :

Les sots veulent, dit-il, mettre un tas de scrupules

Entre la probité solide, et l’intérêt ;

C’est pour l’homme d’esprit un incommode apprêt ;

La probité, d’accord, doit marcher la première,

Notre intérêt après, les scrupules derrière.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DORANTE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

On brouille, nous dit-il, mon oncle avec ma Tante ?

DORANTE.

Ne vous alarmez point, le Chevalier plaisante.

ANGÉLIQUE.

Mais il dit qu’un certain Falaise nous nuira ?

DORANTE.

En tout cas cet ami nous en garantira,

Quoique enjoué, badin, il est prudent et sage.

 

 

Scène II

 

DORANTE, ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, donnant son manteau à un laquais comme arrivant.

Je veux l’appartement que j’eus l’autre voyage.

Préparez-le-moi vite, il me convient. Eh bien !

Tristes déjà tous deux pour un mot, sur un rien,

Sur ce que je vous dis qu’un certain Procinville

Veut tout brouiller ? non, non, sa brigue est inutile :

Dans cette affaire-ci j’agirai puissamment ;

Mais faites comme moi, traitons ceci gaiement.

J’ai toujours l’âme en joie, heureux don de nature !

J’y joins même quelque art, car dans une aventure

Je n’observe jamais que le côté plaisant,

J’élude l’ennuyeux, je saisis l’amusant,

Et cela par raison, étant né sans fortune,

Sans bien, pour secouer cette idée importune,

Je trouve un patrimoine, au moins dans ma gaîté.

DORANTE.

Tout en riant, mon cher, tu m’avais attristé ;

Tu nous dis qu’un Falaise arrive exprès du Maine

Pour rompre cette paix que nous croyons certaine ?

ANGÉLIQUE.

De cette paix, Monsieur, tout mon bonheur dépend ;

Ils me rendent mes biens en se réunissant.

DORANTE.

Mon ami prend sur lui tout ce qui nous regarde,

Je devais leur parler, il veut que je retarde,

Et que d’abord on songe à les bien réunir.

ANGÉLIQUE.

J’adoucirai mon oncle.

LE CHEVALIER.

Exhortez-le à finir.

En attendant, sachez que voulant qu’on finisse,

Je contrains la Marquise à vous rendre justice.

ANGÉLIQUE.

L’on m’a dit vos bontés, monsieur le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Mon procédé du moins est assez singulier !

Car je n’épouse point en fraude votre tante,

La famille sous main en est très consentante :

La Marquise aurait pris quelque dissipateur ;

Ils me regardent, moi, comme un mari tuteur.

Ils savent l’ascendant que j’ai sur la Marquise,

Sa passion pour moi la rend bonne et soumise,

Sensée, indifférente. Amitié de sang-froid

Domine sur l’amour, sur elle j’ai ce droit,

Et je m’en servirai, car épousant la tante.

Oncle par conséquent de la nièce charmante,

Je te fais mon neveu, respecte un oncle en moi ;

Pour ma nièce je sais tout ce que je lui dois ;

Épouser une tante est une hardiesse,

Qu’on ne peut expier qu’en mariant la nièce.

ANGÉLIQUE.

Dorante, vous avez le plus adorable ami...

DORANTE.

Et qui ne sert jamais ses amis à demi :

Comme de la Marquise il n’est rien qu’il n’obtienne,

Il parlera pour nous.

LE CHEVALIER.

Oh ! qu’à cela ne tienne.

À la nièce d’abord je fais rendre les biens,

Et la tante par moi conservera les siens.

À se remarier elle était résolue,

À d’autres elle offrait la main que j’ai reçue ;

Elle veut un mari jeune, qui n’ayant rien,

Frustre ses héritiers en mangeant tout son bien ;

Je ferai son affaire, et si je puis, la vôtre,

En vous déshéritant plus sobrement qu’un autre :

Économe des biens, dont pourtant je vivrai,

Pour vos enfants, à vous je les conserverai.

 

 

Scène III

 

DORANTE, ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

NÉRINE.

La Marquise de tout me fait encor mystère ;

Éloignez-vous tous deux, je vois venir son frère.

LE CHEVALIER.

Il est avec cet homme, et je veux l’observer.

À ton amour, mon cher, chez moi va t’en rêver,

Et Nérine, et ma nièce adouciront le Comte ;

Je ferai la demande après.

DORANTE.

Sur toi je compte.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, NÉRINE, LE COMTE, FALAISE

 

ANGÉLIQUE.

Cet homme a là-dedans vu ma tante en secret,

Il voit mon oncle après !

NÉRINE.

Comme un fourbe il est fait.

ANGÉLIQUE.

Serait-ce ce Normand ?

LE CHEVALIER.

L’apparence en est grande.

NÉRINE.

Du Falaise, il a l’air ; sa parure est Normande,

Parure à double entente, on ne sait ce qu’il est.

FALAISE, au Comte.

Vous faites pour la nièce un excellent acquêt ;

Mon maître est à bon droit Marquis de Procinville,

Il est brave guerrier, et plaideur très habile ;

Tels étaient ses aïeux, la terreur des humains,

À la plume, à l’épée, exploiteurs à deux mains.

La noblesse normande ainsi court à la gloire :

Exploits guerriers gravés au temple de mémoire ;

Exploits enregistrés dans les greffes du Mans.

Certain Robert le Roux, général des Normands,

Conquérant renommé surtout en procédures,

Au sortir des combats faisait ses écritures

Lui-même.

LE COMTE.

Oui, j’ai besoin d’un vrai Robert le Roux

Pour ma nièce.

FALAISE.

Allons donc tromper la sœur pour nous,

Et pour nous de la nièce enfin rendez-vous maître ;

Moi, j’observerai tout sans rien faire connaître ;

Pour les espionner je jouerai bien mon jeu.

LE COMTE.

Avant que de la voir, j’y vais rêver un peu.

Ici une Scène muette de Falaise qui voit le Chevalier avec Angélique, et le soupçonne. Il regarde ensuite Nérine, et feint d’en être charmé ; après quoi il se retire d’un côté et le Chevalier d’un autre.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, ANGÉLIQUE, NÉRINE

 

LE COMTE.

Que vois-je ? vous voilà hors du Couvent, ma nièce ?

NÉRINE.

Pardon si d’en sortir elle a la hardiesse ;

Mais le désir d’hymen, subtil comme le vent,

S’est par malheur glissé jusques dans son couvent,

Je l’ai laissé souffler.

LE COMTE.

À mes ordres rebelle,

Vous voyez votre tante, et vous voilà chez elle ;

Avec elle sans doute vous complotez,

Quand elle est à Paris, enfin vous la hantez ?

NÉRINE.

Ma foi, très rarement elle hante sa tante.

LE COMTE, en colère.

Taisez-vous.

ANGÉLIQUE.

Pardon.

NÉRINE.

Mais...

LE COMTE.

Taisez-vous, insolente.

NÉRINE.

Nous sommes avec elle assez mal, Dieu merci,

Quel esprit ! quelle humeur ! et le cœur endurci.

LE COMTE, s’adoucissant par degrés.

Tu dis que...

NÉRINE.

Je dis que par malice je pense,

Elle se remarie.

LE COMTE.

Oui par pure vengeance.

NÉRINE.

La vengeance n’est pas son unique motif,

Cette veuve a le sang plus que vindicatif.

LE COMTE.

Tu lui rends bien justice ! en cela je t’estime.

NÉRINE.

Il suffit d’être bon pour être sa victime.

Pardon, si je la hais.

LE COMTE.

Va, je t’en aime mieux.

NÉRINE.

Nous n’avons presque osé nous montrer à ses yeux ;

Eh ! monsieur, aujourd’hui protégez-nous contre elle,

On lui voit pour sa nièce une haine mortelle,

Parce qu’elle est la vôtre, ainsi qu’on voit souvent

Une femme de bien haïr son propre enfant,

Parce que son mari peut-être en est le père.

LE COMTE.

Ma nièce, embrassez-moi : voyons ce qu’on peut faire ?

Au fond j’aime Angélique, elle me fait pitié.

ANGÉLIQUE.

Ah ! je ne veux de vous rien que votre amitié.

NÉRINE.

Amitié qui marie.

LE COMTE.

Oui, mais c’est un mystère,

Jusqu’à ce que l’on soit d’accord, il faut se taire.

ANGÉLIQUE.

Mais ma tante, je crois, vient au-devant de vous.

NÉRINE.

Je cours chercher l’arbitre.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, ANGÉLIQUE, LA MARQUISE

 

ANGÉLIQUE.

Ah ! quel bonheur pour nous ?

Cette entrevue aura parfaite réussite.

Ah ! ma tante, à la paix mon oncle vous invite.

LA MARQUISE.

Pour te faire plaisir, je le vois de bon cœur.

ANGÉLIQUE, courant vers l’oncle.

Ma tante vient à vous.

LE COMTE.

Pour faire ton bonheur,

Je vais l’embrasser.

ANGÉLIQUE, à part.

Bon. Ils vont s’aimer, je pense.

LA MARQUISE, à part

Quel effort je me fais !

LE COMTE, à part.

Ah ! quelle violence !

LA MARQUISE.

Eh ! bonjour, mon cher frère.

LE COMTE.

Embrassez-moi, ma sœur.

LA MARQUISE.

C’est avec grand plaisir.

LE COMTE.

Ah ! c’est de tout mon cœur.

LA MARQUISE.

Qu’entre mon frère et moi, ce jour-ci renouvelle

Pour soixante ans au moins, l’amitié fraternelle.

LE COMTE.

Que plus longtemps, encor secondant mes désirs

Le Ciel comble ma sœur de biens et de plaisirs.

LA MARQUISE.

Nous voilà réunis.

ANGÉLIQUE.

Réunion charmante !

LE COMTE.

Et l’on peut s’assurer qu’elle sera constante.

LA MARQUISE.

Oui. Quand vous promettez, on peut compter sur vous,

Et quelques démêlés qu’on ait vus entre nous,

À votre probité je rends toujours justice.

LE COMTE.

Il faut me pardonner quelque petit caprice,

Et vous avez aussi quelque petite humeur,

Mais toujours je l’ai dit, vous avez un bon cœur.

ANGÉLIQUE.

Ah ! vous êtes si bons tous deux !

LA MARQUISE.

Surtout mon frère.

LE COMTE.

Obligeante sur tout, c’est là son caractère.

Çà, ma sœur, aujourd’hui j’ose vous demander

Une grâce.

LA MARQUISE.

À coup sûr je vais vous l’accorder.

Mais je voudrais aussi vous en demander une.

LE COMTE.

Tant mieux. C’est pour tous deux une égale fortune,

De pouvoir sur le champ contentant son désir,

Rendre grâce pour grâce, et plaisir pour plaisir.

LA MARQUISE.

Vous êtes effectif.

LE COMTE.

Je le suis, je m’en pique.

Que puis-je faire ?

LA MARQUISE.

C’est au sujet d’Angélique.

LE COMTE.

C’est d’Angélique aussi que je vous parlerai.

LA MARQUISE.

Vous devez l’avouer, et moi j’en conviendrai,

Nous avons eu tous deux pour elle un peu de haine.

LE COMTE.

Vous m’aimez dans le fonds ?

LA MARQUISE.

Oui ; car je suis humaine.

LE COMTE.

La même humanité, les mêmes sentiments

Nous viennent d’émouvoir tous deux en même temps,

De la fraternité, c’est l’effet sympathique.

LA MARQUISE.

Attendrissons nos cœurs en faveur d’Angélique ;

Ne la contraignons point de rester au couvent.

LE COMTE.

C’est à quoi je rêvais tantôt en arrivant ;

Oui, faisons-lui du bien.

LA MARQUISE.

Du bien, c’est ma pensée.

LE COMTE.

J’ai fait réflexion...

LA MARQUISE.

Réflexion sensée !

LE COMTE.

Que ce procès nourrit la discorde entre nous.

LA MARQUISE.

Même réflexion.

LE COMTE.

Je rompis avec vous

Pour cette Terre.

LA MARQUISE.

Objet de notre brouillerie :

Faisons-en à ma nièce un don, je vous en prie.

LE COMTE.

J’allais vous en prier, d’honneur, dans le moment.

LA MARQUISE.

De nos prétentions...

LE COMTE.

Faire un don.

LA MARQUISE.

Justement.

LE COMTE.

Chacun s’est, comme l’autre, arrangé par avance.

LA MARQUISE.

De tous nos sentiments voyez la convenance !

J’admire que de cœur... là... nous nous prévenions !

LE COMTE.

Sans nous être parlé que nous nous devinions !

Car vous voulez sans doute aussi qu’on la marie ?

LA MARQUISE.

Justement ! Je le veux, même je vous en prie.

LE COMTE.

Il est juste qu’elle ait un établissement ;

Mais je dis au plus tôt.

LA MARQUISE.

Oui, sans retardement.

LE COMTE.

Nous voilà de tout point d’accord sur cette affaire,

Nous le serons toujours.

LA MARQUISE.

Assurément, mon frère :

Car le choix du mari vous est indifférent ?

LE COMTE.

Oui : qu’importe, pourvu que le mari qu’on prend

Soit un homme de bien.

LA MARQUISE.

C’est cela, qu’il convienne.

ANGÉLIQUE.

Il me doit convenir, de quelque part qu’il vienne,

Ou de vous, ou de vous.

LE COMTE.

La chose étant ainsi,

Je vous épargnerai l’embarras, le souci,

De chercher un mari pour elle.

LA MARQUISE.

Non, mon frère ;

Moi, qui reste à Paris, je ferai cette affaire.

LE COMTE.

Je prendrai volontiers le soin de la pourvoir.

LA MARQUISE.

Donnez-moi seulement par écrit un pouvoir.

LE COMTE.

Non, donnez-le moi, vous, je suis prudent et sage.

LA MARQUISE.

Mieux que vous je saurai faire un bon mariage.

LE COMTE.

Oh ! je veux m’en charger.

LA MARQUISE.

Monsieur, ce sera moi.

LE COMTE.

Je m’en charge, vous dis-je, et de plus je le dois.

Je me suis fait nommer son tuteur par justice.

LA MARQUISE.

Moi, pour la marier, je me nomme tutrice.

LE COMTE.

Moi, j’ai promis ma nièce, et me suis engagé.

LA MARQUISE.

Mon projet, est aussi tout fait, tout arrangé.

LE COMTE.

Cet arrangement fait n’est que pure malice.

ANGÉLIQUE.

Eh ! ne vous brouillez pas.

LE COMTE.

Ah ! c’est un artifice

Pour ne point consentir à l’homme que je veux.

LA MARQUISE.

Je reconnais mon frère, inquiet, soupçonneux.

ANGÉLIQUE.

Eh ! ma tante !

LE COMTE.

Ma sœur sera toujours maligne.

ANGÉLIQUE.

Eh ! mon oncle !

LA MARQUISE.

Ce trait de mon frère est bien digne.

LE COMTE.

En vain donc j’avais mis, pour avoir l’union,

Entre nous le chemin de Paris à Lyon.

LA MARQUISE.

Et pour venir la rompre après cinq ans d’absence,

De Lyon vous prenez exprès la diligence.

ANGÉLIQUE.

Vous voulez même chose, et vous êtes d’accord.

LE COMTE.

Quelle femme !

LA MARQUISE.

Quel homme !

LE COMTE.

Ah ! j’ai bien vu d’abord,

Tantôt en arrivant, que nièce et gouvernante

Avaient fait contre moi leur brigue avec la tante.

ANGÉLIQUE.

Non, mon oncle, non.

LE COMTE.

Oh ! Je saurai vous punir.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est une rupture à n’y plus revenir.

ANGÉLIQUE.

Mais faut-il sur un rien...

LE COMTE.

Oui, ventrebleu, j’en jure...

LA MARQUISE.

Oui, j’en fais serment...

ANGÉLIQUE.

Mais pourquoi cette rupture ?

LA MARQUISE.

Ma nièce aura celui qui plus vous déplaira.

LE COMTE.

Je la donne à celui qui plus vous haïra.

Il s’en va.

ANGÉLIQUE, à part.

À les raccommoder j’ai bien pris de la peine.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, NÉRINE

 

NÉRINE, à Angélique qui s’en va.

Laissez-moi profiter de son accès de haine.

LA MARQUISE.

Pour ma nièce, sans doute il voulait quelque époux

Qui fût mon ennemi.

NÉRINE.

Mon Dieu, modérez-vous.

LA MARQUISE.

La modération me donne la migraine.

NÉRINE.

Fort bien. Ne pas goûter une passion pleine,

Vous aimeriez autant presque n’en point avoir.

Haïssez, j’y consens. Car j’ai bien su prévoir

Que vous ne mariez la nièce que par pique :

J’imagine un moyen pour pourvoir Angélique

Qui pourra nous venger d’un frère...

LA MARQUISE.

Vengeons-nous.

Je veux te dire...

NÉRINE.

Quoi !

LA MARQUISE.

Cent choses.

NÉRINE.

Calmez-vous.

LA MARQUISE.

J’aimais le Chevalier.

NÉRINE.

Oui, je l’avais ouï dire.

LA MARQUISE.

Je ne l’aime plus.

NÉRINE.

Bon, tant mieux.

LA MARQUISE.

Que je respire !

Ouf.

NÉRINE.

Oui, la haine seule est digne d’un grand cœur.

Aussi bien que l’amour, la haine a sa douceur :

Un fiel bien ménagé coule de veine en veine,

Part du cœur, y retourne : on fait filer la haine

À longs traits, avec art, comme l’amour enfin,

Chez les femmes surtout, où le plaisir malin

Prend racine, s’étend (la terre en est si bonne !)

Cette maligne haine, outre qu’elle y foisonne,

Y dure beaucoup plus que le goût d’un amant.

C’est en passant qu’on aime, on hait plus constamment.

Le plaisir d’aimer fuit, passe avec la jeunesse,

Et celui de haïr croit avec la vieillesse.

D’ailleurs d’avoir aimé, femme sage a regret,

Mais sans aucun remords la vertueuse hait.

Que de gêne en amour ! Précaution, mystère...

Il est souvent trompeur ; la haine est plus sincère.

Tel vous aime, dit-il ; n’en croyez rien, il ment,

Vous dit-on qu’on vous hait ? Croyez-le aveuglément.

En aimant, le plaisir c’est d’être aimé de même,

Eh ! qui peut s’assurer d’être aimé quand il aime ?

Peu d’amours mutuels, encore moins de constants,

Mais qui hait, est plus sûr d’être haï longtemps.

LA MARQUISE.

Tu me fais appétit de haïr ; mais, Nérine,

C’est sans me dégoûter d’aimer.

NÉRINE.

Comment ?

LA MARQUISE.

Devine ?

Mais je songe à mon frère encor. Quelle fureur !

Ah ! ma fureur s’apaise, et se change en douceur.

Voyant venir Dorante.

C’est lui.

NÉRINE.

Qui lui ?

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, DORANTE, NÉRINE

 

LA MARQUISE.

Celui qui calme, qui tempère...

Mes sens étaient troublés... troublés par la colère.

Et cet objet après avoir calmé les sens,

Les retrouble... mais c’est d’autre façon.

NÉRINE.

J’entends.

LA MARQUISE.

Il est charmant. Tiens, vois, Nérine... je l’adore.

Tu ne le connais pas. Son nom, c’est...

NÉRINE.

Je l’ignore ;

Mais...

LA MARQUISE.

Je tremble... Monsieur... vous paraissez rêveur.

DORANTE.

Oui, Madame. Je vois votre frère en fureur ;

Plus de réunion, a-t-il dit à Pyrante.

Cette rupture à tous va paraître étonnante,

C’est à quoi je rêvais ; car j’y prends part pour vous.

Vous voulûtes hier, Madame, qu’entre nous

Commençât l’union d’une amitié sincère,

Ce sont vos propres mots. Un conseil salutaire

Que je vous donne, c’est...

LA MARQUISE.

Nérine, un trouble...

NÉRINE.

Entrons.

LA MARQUISE.

Monsieur... ma honte...

NÉRINE.

Mais, ou rentrons, ou sortons.

LA MARQUISE.

Monsieur... vous... a-t-on tant de pudeur à mon âge ?

NÉRINE.

Mais gardez-la du moins jusqu’à tantôt.

À part.

J’enrage.

LA MARQUISE.

Monsieur...

NÉRINE.

C’est qu’à Madame un mal de gorge a pris.

La luette, la langue, elle a tout entrepris :

À la Marquise.

Venez boire.

LA MARQUISE, en sortant.

Il est vrai... je n’ose pas moi-même...

Rougis pour moi, Nérine, et dis-lui que je l’aime.

 

 

Scène IX

 

DORANTE, NÉRINE

 

DORANTE.

Qu’entends-je ?

NÉRINE.

Elle vous aime.

DORANTE.

Où suis-je ?

NÉRINE.

Vous voilà

Dans les biens jusqu’au cou. Voyez, épousez-la.

DORANTE.

Que devient Angélique ?

NÉRINE.

Objet de sa rage,

Si...

DORANTE.

Je perds l’espérance.

NÉRINE.

Et moi, je perds courage.

DORANTE.

Le coup est bien cruel !

NÉRINE.

Ce coup m’abasourdit.

DORANTE.

Ce mortel contretemps...

NÉRINE.

M’abat et m’étourdit,

Je n’ai plus...

DORANTE.

Juste ciel !

NÉRINE.

La force...

DORANTE.

Elle ! Elle m’aime ?

NÉRINE.

D’agir.

DORANTE.

Quoi !

NÉRINE.

De penser.

DORANTE.

Moi !

NÉRINE.

Vous.

DORANTE.

Moi, moi !

NÉRINE.

Vous-même.

DORANTE.

Il faut...

NÉRINE.

Quoi ?

DORANTE.

Voyons...

NÉRINE.

Qui ?

DORANTE.

Mais sachons...

NÉRINE.

Que savoir ?

DORANTE.

Allons...

NÉRINE.

Où, vous noyer.

DORANTE.

Je suis au désespoir.

 

 

Scène X

 

DORANTE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

LE CHEVALIER.

Le bel accord, mon cher, que l’entrevue opère !

Ils ne se verront plus, l’arbitre en désespère ;

Il faudra les gagner chacun séparément,

Vous autres gagnerez l’oncle facilement.

Pour moi morbleu, pour moi, je n’épouse la tante

Qu’en exigeant...

NÉRINE.

Tout beau, la puissance exigeante

Vous manque ici tout net ; vous n’êtes plus mari ;

Pour un autre que vous, son cœur s’est attendri.

LE CHEVALIER.

Quoi ! plaisantes-tu ?

NÉRINE.

Non, l’avis que je vous donne

N’est que trop vrai.

LE CHEVALIER.

Parbleu ! la nouvelle m’étonne,

Mais ne m’afflige point ; c’est-à-dire pour moi,

Car je me repentais d’avoir donné ma foi

Presque publiquement à la folle Marquise ;

Ainsi son changement à changer m’autorise.

Trop constant par honneur, je n’eusse pas osé

Accepter un parti que l’on m’a proposé,

Femme moitié moins riche, aussi moitié plus sage,

Amour moins pétulant, mais aussi moins volage.

J’attends de la Marquise un refus éclatant,

Qui me donne aujourd’hui le droit d’être inconstant.

Mais savez-vous quel est ce rival redoutable ?

Tel qu’il soit la Marquise y perd.

NÉRINE.

Il est aimable.

LE CHEVALIER.

J’observe exactement un traité conjugal.

NÉRINE.

Entre vous le débat, voilà votre rival.

LE CHEVALIER.

Dorante ?

NÉRINE.

Oui.

LE CHEVALIER.

Palsambleu l’incident me fait rire !

J’en suis fâché pour toi. Ha, ha ! tu vas me dire

Qu’il n’est pas trop sensé de rire en pareil cas ;

Mais si je m’affligeais, je ne trouverais pas

De prompts expédients que ma gaieté m’inspire :

Elle m’ouvre l’esprit. Par exemple... qu’on tire

De la tante les biens de la nièce... on le peut,

L’arbitre le prétend, la famille le veut ;

Alors en gagnant l’oncle, on mariera la nièce

Malgré la tante.

NÉRINE.

Oui ; mais lui jouer cette pièce,

C’est la difficulté.

LE CHEVALIER.

Nous allons y rêver,

Entrons chez moi tous trois.

DORANTE.

Je vais vous y trouver,

Mais je veux voir l’arbitre. Ah quel malheur,

Nérine.

LE CHEVALIER.

Je sens que malgré moi pour lui je me chagrine.

Trouvons vite un remède à ses malheurs pressants,

Car je ne pourrais pas être chagrin longtemps.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, NÉRINE, UN LAQUAIS

 

UN LAQUAIS en donnant une lettre à Nérine.

C’est pour monsieur le Comte.

NÉRINE.

Il est en ville ; donne ;

Je la lui rends tantôt, à lui-même, en personne,

Il doit venir chez nous, je la lui remettrai.

Lettre de Normandie. À fond j’éclaircirai

D’où vient cette lettre. Mais pensons à ce qui presse.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, NÉRINE

 

LE CHEVALIER.

J’y rêve. Mais il faut que Dorante paraisse

Vouloir bien épouser la Marquise. Oui, ce tour

Serait assez plaisant ! se servir de l’amour,

Qu’elle a pour lui, qui fait obstacle, qui désole ;

Se servir de l’amour qua pour lui cette folle,

Pour lui faire livrer les biens qu’elle retient :

Du Comte on tirera parti.

NÉRINE.

Dorante vient ;

Que vois-je ? où diantre a-t-il pu joindre la Marquise ?

LE CHEVALIER.

Elle l’aura surpris.

NÉRINE.

Peste de la surprise !

Morbleu, sur notre idée il n’est point prévenu,

N’étant instruit de rien, qu’aura-t-il répondu ?

Il aura tout gâté. Restez dans ce passage,

Du contretemps tâchons de tirer avantage,

Quand il sera pressé, je tousserai.

LE CHEVALIER.

J’entends.

NÉRINE.

Quel plaisir de servir des gens intelligents !

 

 

Scène III

 

DORANTE, NÉRINE

 

DORANTE.

Ah ! dans quel embarras me jettes-tu ? j’essuie

Le plus cruel assaut...

NÉRINE.

Il faut...

DORANTE.

Que je la fuie,

Elle me suit.

NÉRINE.

Restez : stratagème impromptu !

DORANTE.

Tu lui dis que je veux l’épouser, rêves-tu ?

NÉRINE.

Vous l’aimerez de plus j’en ai donné ma parole,

Oui, vous l’aimez, vous dis-je, il le faut.

DORANTE.

Es-tu folle ?

Je suis...

NÉRINE.

Vous perdez tout.

DORANTE.

Je ne puis consentir

À feindre.

NÉRINE.

Équivoquez, et laissez-moi mentir ;

En lui parlant, songez à la nièce charmante,

Soupirez pour la nièce en parlant à la tante,

C’est tout de même, allons, songez qu’un mot ou deux

Procure à cette nièce un mariage heureux.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, DORANTE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Madame, nous parlions de l’heureux mariage...

LA MARQUISE.

Quoi ! monsieur, vous parliez de moi ?

NÉRINE.

C’est grand dommage

Que ce qu’il m’en disait soit éloge perdu,

Je voudrais que de loin vous l’eussiez entendu.

LA MARQUISE.

Que disiez-vous, monsieur ?

NÉRINE.

Il n’ose le redire.

À part.

La riche veuve croit que l’intérêt inspire

Au jeune cavalier tout ce qu’il ne sent pas,

Et qu’il lui dit... Je ris de ce double embarras.

Haut.

Je vous vois à tous deux une espèce de honte ;

Vous restez-là muets ; la rougeur vous surmonte.

Monsieur me disait donc qu’il était tout honteux

De vos immenses biens ; car il est généreux.

Monsieur rougit voyant votre grande richesse,

Et vous, vous rougissez de sa grande jeunesse.

Vous rougissez tous deux ; car ainsi que l’honneur,

La générosité, madame, a sa pudeur.

LA MARQUISE.

Je vous permets d’aimer mes grands biens, car du reste

Je crains...

DORANTE.

Je vous l’ai dit, madame, je proteste,

Je jure que les biens qu’aujourd’hui vous m’offrez

Je les méprise au point...

NÉRINE.

Jamais vous ne croirez

À quel point là-dessus va sa délicatesse.

LA MARQUISE.

Vous trouvez donc en moi plus que de la richesse ?

NÉRINE.

Il faut bien, puisqu’en vous il voit de la beauté,

De l’esprit ; votre humeur, surtout, votre gaieté,

Votre enjouement d’hier le charma.

LA MARQUISE.

J’y pris garde.

Reprenons la gaieté d’hier, car on hasarde ;

On dit tout en riant, on s’explique bien mieux,

La honte paraît trop sur un front sérieux.

Disons donc que rien n’est d’un plus heureux présage

Que lorsqu’en quatre jours on fait un mariage ;

Cela prouve un rapport, que je vois entre nous,

Et qu’on voit rarement, monsieur, dans deux époux.

Bon esprit, belle humeur, douceur et complaisance !

Pour l’âge, nous n’avons pas tant de convenance,

Mais je ne vieillis point, et vous deviendrez vieux,

Et pour épouse alors je vous conviendrai mieux.

DORANTE.

Quand on a comme vous l’humeur vive et brillante,

On ne vieillit point.

LA MARQUISE.

Ah ! la réplique est galante ;

M’aimeriez-vous un peu ? parlez ouvertement,

Monsieur.

NÉRINE.

Je vous ai dit qu’il faut premièrement,

Pour le faire parler, lever tous ses scrupules.

DORANTE.

Oui, scrupules, j’en ai.

NÉRINE.

Même de ridicules :

Dans un siècle, où chacun ne se fait une loi

D’honneur, de probité, que par rapport à soi,

Il craint de supplanter le Chevalier.

DORANTE.

Je blâme

De pareils procédés.

NÉRINE.

Il veut du moins, madame,

Ne se point déclarer que vous n’ayez rompu.

LA MARQUISE.

Il me faut quelque temps ; mais j’ai déjà conçu

Un prétexte pour rompre à peu près vraisemblable.

NÉRINE.

Pour son autre scrupule, il est très raisonnable,

Même le Chevalier comme lui l’avait eu ;

Avant que de signer, Madame, il a voulu

Voir la famille en paix.

LA MARQUISE.

Expliquez-vous Dorante ?

DORANTE.

Oui, je voudrais bien voir la famille contente.

NÉRINE.

Comme en vous épousant il frustre de vos biens

Une nièce, il veut voir qu’on lui rende les siens ;

Je l’ai dit à Madame, et pour vous satisfaire

Elle a fait un bon acte et par-devant notaire.

LA MARQUISE.

Je ne le livrerai qu’à votre occasion,

Expliquez-vous.

DORANTE.

S’il faut une explication,

Livrez-le, et vous ferez le bonheur de ma vie.

LA MARQUISE.

Ah ! le cœur a parlé.

NÉRINE.

Que vous voilà ravie ?

LA MARQUISE.

Ravie... oui... transportée...

NÉRINE, appelant le Chevalier.

Hem.

LA MARQUISE.

J’ai vu dans vos yeux,

Votre bouche va donc s’exprimer mieux ;

Vous n’êtes plus suspect d’intérêt, cher Dorante,

J’ai vu votre embarras, votre pudeur charmante,

La mienne enfin vaincue...

NÉRINE.

Ah ! fuyez promptement.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce ?

NÉRINE.

Je vois venir... sauvez-vous. Hem.

LA MARQUISE.

Comment.

Pourquoi le faire fuir ?

Dorante sort.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

NÉRINE, à part.

À présent je respire,

Haut.

Quoi ! vous ne voyez pas ?

LA MARQUISE.

Qui donc ? que veux-tu dire ?

NÉRINE.

Le Chevalier.

LA MARQUISE.

Ô Dieux ! qu’il vient à contretemps !

Lui, sitôt de retour ! Nérine tous mes sens

Se glacent.

LE CHEVALIER, à part.

Çà, pendant qu’à Dorante elle pense,

J’aurai de l’épouser facilement dispense ;

Profitons du moment ; mettons-là dans son tort.

LA MARQUISE.

S’il me soupçonne, il va faire un éclat d’abord,

Je voulais à loisir ménager la rupture ;

J’ai des raisons. Je tremble. Ah ! la triste aventure !

Dissimulons encor.

Nérine sort.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

J’arrive dans l’instant,

Madame. L’autre jour je vous dis en partant

Que je ne reviendrais pas sitôt ; mais je pense

Que vous me saurez gré de mon impatience.

Mais... je vois dans votre air un certain embarras,

Même un trouble... aujourd’hui je ne vous trouve pas

La gaieté que toujours mon abord vous inspire ;

Je ne vous prierai point cependant de me dire

Ce qui se passe en vous. Nous nous sommes promis

D’être en nous mariant moins mariés, qu’amis.

J’aime ma liberté, vous, vous aimez la vôtre,

Ainsi ne nous rendons nul compte l’un à l’autre

Ni de nos sentiments, ni de nos actions.

Mais je vois le sujet de vos distractions,

Vous savez que je suis haï de votre frère,

Ma présence pourrait ranimer sa colère,

Vous voulez l’adoucir ; je ne me trompe pas,

Sans doute cela seul fait tout votre embarras ?

LA MARQUISE.

Justement !

LE CHEVALIER.

Vous craignez qu’il ne nous voie ensemble.

LA MARQUISE.

Oui. C’est de cette peur seulement que je tremble.

LE CHEVALIER.

Oh ! rassurez-vous donc, ailleurs je logerai.

LA MARQUISE.

La prudence le veut.

LE CHEVALIER.

Je ne vous reverrai

Que quand vous aurez fait l’affaire essentielle.

LA MARQUISE.

Oui, l’accommodement.

LE CHEVALIER.

Quand j’en aurai nouvelle,

Je viendrai. Nous n’avons rien qui presse entre nous ;

Pour signer ce contrat nous avions rendez-vous,

À notre aise. Ce point ne se peut trop rabattre,

Nous devons dans deux jours signer, prenons en quatre.

LA MARQUISE.

Sept ou huit.

LE CHEVALIER.

Huit ou dix.

LA MARQUISE.

Il faut bien quinze jours.

LE CHEVALIER.

Il nous faut même plus, et d’ailleurs nos amours...

LA MARQUISE.

Oh !

LE CHEVALIER.

N’ont ni tant d’ardeur, ni tant de violence,

Qu’un mois même nous fit maigrir d’impatience.

LA MARQUISE.

Vous plaisantez toujours, mais sérieusement :

Vous m’avez souvent dit, et très sincèrement

Que vous ne promettiez à ma vive tendresse

Qu’une bonne amitié, tout le reste est faiblesse.

LE CHEVALIER.

Oui, votre cœur pourrait, s’étant fortifié,

Avoir réduit l’amour à la simple amitié.

LA MARQUISE.

Mais cela serait juste.

LE CHEVALIER.

Oh ! je suis équitable.

LA MARQUISE.

Moins d’amour de ma part.

LE CHEVALIER.

Rendra plus convenable,

Plus égale entre nous l’union.

LA MARQUISE.

L’amitié.

Et j’ai gagné cela sur moi plus d’à moitié,

Pour rendre plus aisé le nœud qui nous engage.

En sorte, Chevalier, que notre mariage

N’est quasi qu’un prétexte à se voir librement.

LE CHEVALIER.

Et qui ne nous oblige à rien précisément.

LA MARQUISE.

Non, car au fonds ce n’est encor qu’une promesse.

LE CHEVALIER.

Promesse non signée, et même d’une espèce...

LA MARQUISE.

Promesse libre.

LE CHEVALIER.

Libre, espèce de projet.

LA MARQUISE.

Projet simple.

LE CHEVALIER.

Oui, très simple, et de ceux que l’on fait

Presque en l’air.

LA MARQUISE.

En l’air, car supposé que l’un change...

LE CHEVALIER.

L’autre n’est point en droit de le trouver étrange.

LA MARQUISE.

Ainsi soit vous, soit moi...

LE CHEVALIER.

Toute permission.

Çà, je vous laisse, il faut de la discrétion.

LA MARQUISE.

Vous êtes, j’en conviens, d’un charmant caractère.

LE CHEVALIER.

Et commode. Allez donc terminer votre affaire,

De moi vous voilà libre.

LA MARQUISE.

Allez embrassez-moi.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE

 

Il n’est pas soupçonneux ! J’aime la bonne foi ;

Il n’approfondit rien, c’est un homme adorable !

Il est si bon ! Mais quoi ! Dorante est plus aimable,

Cela m’excuse au fond changer n’est point trahir,

Ce n’est qu’être inconstante.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, FALAISE

 

FALAISE.

Ah ! Je viens de haïr...

LA MARQUISE.

Eh bien, mon cher !

FALAISE.

Je viens de haïr votre frère,

Madame, presque autant que mon maître peut faire ;

Je l’ai vu là passer, il m’a regarder noir.

Çà, madame, allez-vous délivrer ce pouvoir,

Et donner en secret votre nièce à mon maître ?

Cette donation est faite ?

LA MARQUISE.

Elle va l’être.

Je contente par là ma haine et mon amour ;

Ma haine, en la masquant, en prenant le grand tour ;

Car j’oblige ton maître à bien plaider mon frère :

Je lui cède un procès, mais un homme d’affaire

M’a dit qu’il ne peut pas durer plus de dix ans

Ce procès que je cède, et c’est bien peu de temps,

Pourra-t-il en former quelque autre.

FALAISE.

Qui ? mon maître !

Le père des procès n’en pourrait faire naître ?

Quand j’ai, car moi c’est lui, le moindre échantillon

Tenant le bout du fil du moindre Procillon,

Un quartier de terrain dans toute une province,

Je m’accrois, je m’étends, j’anticipe, j’évince,

J’envahis, et le tout avec formalité

Procédure est chez nous la règle d’équité ;

Sur le terrain des sots j’arrondis l’héritage

Par droit de bienséance, et droit de voisinage.

En gagnant par justice, on, a rarement tort ;

Mais supposé qu’on l’eût, tout est sujet au sort,

Il est juste qu’on gagne une mauvaise cause,

Puisqu’à perdre la bonne en plaidant on s’expose.

Car enfin après tout, qui sait en certain cas

Si la terre d’autrui ne m’appartiendra pas,

Par quelque nullité, vice de procédure ?

Pour être à mon profit dans une affaire obscure,

Un juge bien payé verra plus clair que moi.

LA MARQUISE.

Ces maximes me font aimer ton maître et toi :

Vous poursuivrez mon frère, et j’en rirai dans l’âme,

J’en aurai le plaisir sans en avoir le blâme.

En faisant cette paix, que je me vengerai !

Ce que l’on exigeait, je l’exécuterai.

M’en voilà quitte, enfin je me réconcilie.

FALAISE.

Se réconcilier, veut dire en Normandie,

Se le donner plus beau pour vexer l’ennemi.

LA MARQUISE.

L’arbitre avec mon frère au reste aura fini,

Il s’est fait fort d’avoir en blanc sa signature.

FALAISE.

À l’arbitre allez donc livrer...

LA MARQUISE.

Je vais conclure.

Avec un frère au fond il faut bien vivre en paix.

En apercevant le Comte.

Mais à condition de ne le voir jamais.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, FALAISE

 

LE COMTE.

De ce qu’elle me fuit, je n’ai point de colère

Parce qu’elle ne fait que ce que j’allais faire.

FALAISE.

Vous ne la fuyez, vous, que par bonté de cœur,

Parce que vous verriez sa haine avec douleur.

Mais elle ! oh ! elle hait votre propre personne.

LE COMTE.

Moi, par un bon motif à ton maître je donne

Ma nièce et le procès pour plaider ma sœur.

FALAISE.

Bon.

LE COMTE.

Pour son bien, pour la mettre un jour à la raison.

Car d’ailleurs de bon cœur je me réconcilie,

Pourvu qu’on la mate, et l’arbitre la lie,

Car il tirera d’elle un blanc signé, je crois ;

Enfin je fais la paix autant qu’il est en moi.

FALAISE.

Paix pour le décorum, car lorsque vous la faites,

Retentons souterrains, et chicanes secrètes...

Il le faut pour son bien, dites-vous.

LE COMTE.

Oui, sans fiel.

FALAISE.

Tant de plaideurs dévots disent : Fasse le ciel

Qu’un arrêt foudroyant rende un tel raisonnable.

En conscience on peut plaider à l’amiable.

LE COMTE.

Avant tout je voudrais voir la lettre pourtant ;

Depuis huit jours ici cette lettre m’attend,

Je ne la trouve point.

FALAISE.

Je crains quelque surprise.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, FALAISE, NÉRINE

 

NÉRINE, à part.

Dans quel étonnement me jette la Marquise !

Que me dit-elle là de sa donation ?

Épouser Procinville est la condition.

Ah ! j’enrage : éclatons, plaignons-nous à son frère.

LE COMTE.

Je vais chercher ma lettre, elle m’est nécessaire.

NÉRINE.

Monsieur, le désespoir...

LE COMTE.

Non, non, console-toi.

Je cède tous les biens ; et pour ma nièce, moi,

J’ai choisi pour époux en secret Procinville :

N’en dit mot à ma sœur. Chut !

NÉRINE.

J’en reste immobile !

 

 

Scène XI

 

FALAISE, NÉRINE

 

FALAISE, à part.

Au seul nom de mon maître un noir chagrin lui prend.

Tantôt avec la nièce un jeune homme galant...

Pour tirer ce secret j’ai feint d’aimer Nérine,

Feignons encor.

NÉRINE, à part.

Ceci m’étonne... j’examine...

Ils veulent Procinville en secret tous les deux.

Sans doute ce Falaise ici s’est joué d’eux,

Il m’observe. Tâchons d’éclaircir ce mystère.

Mais à propos la lettre, il se pourrait bien faire

Qu’elle fût du marquis. Pour tirer son secret,

Feignons qu’il m’a charmé tantôt.

Haut à part.

Qu’il est bien fait

Le Falaise !

FALAISE, haut à part.

Qu’elle est charmante La Nérine !

NÉRINE, haut à part.

Contre un amour naissant ma fierté qui s’obstine,

Me gêne.

FALAISE, haut à part.

Mon amour...

NÉRINE, haut à part.

Ma vertu...

FALAISE, haut à part.

Mon ardeur...

NÉRINE, haut à part.

Du moins en soupirant soulageons notre cœur.

Ouf !

FALAISE, haut à part.

Ouf !

FALAISE et NÉRINE ensemble en s’approchant.

Ouf !

NÉRINE.

Est-ce ainsi que tu viens me surprendre ?

Tu guettais ce soupir ?

FALAISE.

Tu viens donc de m’entendre ?

Tu me prends sur le fait ; car qui te croyait-là ?

NÉRINE.

La justesse, l’accord de ces deux soupirs-là,

En même temps...

FALAISE.

C’est comme un Duo par nature.

NÉRINE.

Sans doute quelque amour a battu la mesure.

FALAISE.

Comme amant, parlons-nous tous deux à cœur ouvert.

NÉRINE.

Oui, qu’ainsi que nos cœurs, nos esprits de concert

S’expliquent.

FALAISE.

L’intérêt de ta jeune maîtresse

M’est cher comme le tien.

NÉRINE.

Et moi je m’intéresse

Au Marquis, comme à toi. Dis-moi donc franchement...

FALAISE.

Oui, tout ce que je sais. Et toi sincèrement

Tu me diras...

NÉRINE.

Oui tout. Sois le premier sincère.

Quel tour a pris ton maître en trompant sœur et frère ?

FALAISE.

Oh ! de ces tours jamais mon maître ne m’instruit ;

Tous ses projets pour moi sont une obscure nuit ;

Car j’y marche à tâtons, je sers à l’aveuglette.

NÉRINE.

Oh ! ma jeune maîtresse est bien plus indiscrète.

FALAISE.

Elle te dit donc tout ?

NÉRINE.

Elle m’ouvre son cœur.

FALAISE.

Qu’y vois-tu ? Parle net. Je te jure d’honneur

Que de l’épouser, moi, j’empêcherais mon maître,

Supposé qu’elle aimât quelqu’un. Cela peut être.

NÉRINE.

Cela ne se peut, non. Impossibilité.

Elle emploie à haïr sa sensibilité.

Elle tient de la tante à moitié, tout du frère,

Et d’un grand haïsseur qui fut défunt son père.

De leur famille on voit peu d’amants, point d’amis :

On voit passer la haine au Mans de père en fils,

Comme à Paris l’amour passe de mère en fille.

FALAISE.

Hon ! la nièce, je crois, tient peu de sa famille.

NÉRINE, tenant la lettre nonchalamment.

Lettre de Normandie.

FALAISE, à part.

Ah ciel ! entre ses mains

La lettre de mon maître au comte. Ah ! que je crains !

Saurait-elle qu’elle est de lui ?

NÉRINE.

Par aventure...

FALAISE.

Eh bien ?

NÉRINE.

Connaîtrais-tu ?

FALAISE.

Voyons.

NÉRINE.

Cette écriture ?

FALAISE.

Je ne la connais point.

NÉRINE.

Suffit. Parlons d’amour.

FALAISE, voulant ravoir la lettre.

Lettre de Normandie, as-tu dit ?

NÉRINE, feignant de ne l’écouter pas.

En un jour

Se sentir l’un pour l’autre autant de sympathie.

FALAISE.

Je connais un facteur ici de Normandie.

Je saurai... donne-moi la lettre.

NÉRINE.

Quand le cœur...

FALAISE.

Des plaideurs me diront...

NÉRINE.

L’amour...

FALAISE, à part.

Hon ! j’ai bien peur.

NÉRINE.

Je vais la rendre au Comte. À tantôt la tendresse.

FALAISE, à part.

À tantôt.

NÉRINE, à part.

Il voudrait l’avoir, je suis au fait.

FALAISE, à part.

Elle ment en disant que cette nièce hait,

Elle aime ce jeune homme. Allons voir.

NÉRINE, à part.

Oui, la lettre

Pourrait bien détromper la tante.

FALAISE, à part.

Je vais mettre

Tout en œuvre.

Tous deux minaudant et se rapprochant.

NÉRINE.

Un seul mot de toi, mais nettement...

FALAISE.

Un de toi, mais naïf, dis-moi tout uniment...

NÉRINE, lui montrant la lettre.

Que sur cette écriture un mot simple s’explique ?

T’est-elle inconnue ? eh ?

FALAISE.

Oui, tout court. Angélique

A-t-elle un amant ? eh ?

NÉRINE.

Non, tout court.

FALAISE.

Tout court. Bon.

Langage de soubrette en cas d’amour un non

Bien souvent veut dire, oui.

NÉRINE.

Dans le Normand langage

Oui, c’est-à-dire, non.

À part.

Mais je tremble.

FALAISE, à part.

Ah ! J’enrage.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DORANTE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

DORANTE.

Tout est perdu pour moi, mon amour découvert

M’ôte toute ressource, et pour jamais me perd.

LE CHEVALIER.

À tout autre malheur on eût trouvé remède,

À celui-ci, mon cher, mon habileté cède.

DORANTE.

La Marquise sait tout.

NÉRINE.

Cet intrigant maudit,

Ce Falaise a tout su, ce Falaise a tout dit.

DORANTE.

Ayant quelque soupçon, et voulant me détruire,

Au couvent d’Angélique il est allé s’instruire.

 

 

Scène II

 

DORANTE, LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, NÉRINE

 

ANGÉLIQUE.

Pour la dernière fois, hélas, je viens vous voir ;

Nérine, elle sait tout, je suis au désespoir.

Elle était bien tranquille, et j’étais avec elle,

On lui parle tout bas, d’abord elle t’appelle,

Et te rechasse après, et me prends par le bras,

Et voit en moi la peur, le trouble et l’embarras.

Vous aimez, je le sais, et vous êtes aimée,

Me dit-elle d’abord de fureur animée ;

Elle l’a soutenu, moi le niant toujours,

Mais elle vous voyait, dans mon air, mes discours,

Peut-être dans mes yeux, car nous sortions d’ensemble :

N’y pouvant plus tenir, car encore j’en tremble,

Je me suis dérobée à ses emportements,

En fuyant à travers de ces appartements.

Je mourrai de douleur.

DORANTE.

Consolez-vous. J’espère...

La Marquise... voyons...

ANGÉLIQUE.

Eh ! que pourrait-on faire ?

DORANTE.

Espérons tout du temps. Son amour passera.

ANGÉLIQUE.

Non, Dorante, toujours elle vous aimera.

NÉRINE.

Je le crois ; son amour est un amour tenace.

Quand l’amour une fois dans un vieux cœur se place,

Comme on l’y laisse en paix, il y reste longtemps.

ANGÉLIQUE.

Quoi nul expédient ?

LE CHEVALIER.

J’y rêve, j’en attends.

Soyez d’abord par moi tant soit peu querellée.

Quoi ! N’avoir pas l’esprit d’être dissimulée !

Devant la tante avoir tremblé, pâli, rougi ;

Crainte, sincérité, pudeur à quinze ans ! Fi.

De ces vices je crois que le remords vous ronge ?

Auriez-vous la vertu de bien faire un mensonge.

NÉRINE.

Oh ! qu’oui.

LE CHEVALIER, à Nérine.

J’entends quelqu’un, sors, toi cours amuser

La Marquise.

ANGÉLIQUE.

Je fuis.

LE CHEVALIER, arrêtant Angélique.

Restez.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, NÉRINE, LA MARQUISE

 

LE CHEVALIER.

Il faut ruser.

Elle sait votre amour, elle est bien pénétrante.

Mais a-t-elle fixé ses soupçons sur Dorante ?

L’avez-vous nommé ?

ANGÉLIQUE.

Non.

LA MARQUISE a vue au fond du théâtre.

Quel est donc son amant ?

NÉRINE.

Chimère, elle n’a vu nul homme à son couvent.

LA MARQUISE.

Je veux approfondir cet amour de ma nièce,

À quinze ans amoureuse ! ah ! quelle hardiesse !

LE CHEVALIER, bas.

Il faut tout hasarder, profitons des instants,

Feignons de ne point voir qu’elle nous voit.

ANGÉLIQUE.

J’entends.

LE CHEVALIER.

Hélas !

Haut.

Fut-il jamais un amant plus à plaindre ?

LA MARQUISE.

Ah ! c’est le chevalier. Écoutons.

LE CHEVALIER, bas.

Pour mieux feindre

Essayez de m’aimer presque réellement ;

Prenez-moi pour Dorante, il faut du sentiment.

Haut.

De pouvoir être à vous je n’ai plus d’espérance,

J’épousais votre tante, et je crains sa vengeance.

Vous savez que votre oncle est mon grand ennemi,

Cet odieux mortel ne hait point à demi.

Ainsi vous comprenez qu’à la sœur comme au frère

De votre amour il faut encor faire mystère.

Bas.

Cachez-le bien au moins. Tout haut répondez-moi

Qu’on vous a soupçonnée.

ANGÉLIQUE, haut.

Hélas ! Monsieur, je crois

Avoir imprudemment laissé voir ma tendresse ;

Je l’ai presque avouée.

LE CHEVALIER, haut.

Ah ! tant pis.

ANGÉLIQUE, haut.

Par faiblesse,

Par franchise.

LE CHEVALIER, bas.

Fort bien. Mais il faut dire mieux.

Haut.

Ah ! charmante Angélique.

Bas.

Attendrissez ces yeux.

Haut.

Votre tendre douleur augmente encor vos charmes.

Bas.

On va nous séparer. Il faut ici des larmes.

Feignez de pleurer.

ANGÉLIQUE, haut.

Ah ! je suis au désespoir.

LE CHEVALIER, haut.

Je vois couler vos pleurs.

Bas.

Tirez donc le mouchoir,

Faudra-t-il tout vous dire.

Haut.

Ah ! je perds Angélique,

Il lui prend la main pour la baiser.

Du moins...

Bas.

La main en est, il faut du pathétique.

ANGÉLIQUE, bas, retirant sa main que le Chevalier lui baise.

Mais...

LE CHEVALIER, bas.

La tante nous voit, il ne faut point tricher ;

Oh ! fuyez à présent.

ANGÉLIQUE, haut.

Ah ! je cours me cacher,

Je ne puis supporter les regards de ma tante.

LA MARQUISE.

Je m’en étais doutée.

NÉRINE.

Ah ! qu’elle est imprudente !

Tous deux également vous êtes indiscrets,

Dès tantôt vos regards ont trahis vos secrets.

Ah ! rien n’échappe aux yeux des mères et des tantes ;

L’expérience, hélas, les rend trop pénétrantes.

À la Marquise.

Vous m’allez quereller en mon particulier.

LA MARQUISE.

Falaise l’avait vue avec le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Il faut bien l’avouer ; je soupirais pour elle,

Pris en flagrant délit, m’avouant infidèle,

Me voilà bien honteux. Que vous me haïrez !

Mais, ma foi, quand la honte et le vin sont tirés,

Il faut les boire.

NÉRINE.

Allons, buvez d’intelligence.

Honte bue à présent, ma foi, sur l’inconstance.

Vous êtes inconstant, madame l’est aussi.

LA MARQUISE.

Il faut vous l’avouer, j’en aime un autre : ainsi

Vous ne me voyez point jalouse, furieuse.

Votre infidélité, d’ailleurs injurieuse,

Paraît dans un moment favorable pour vous :

Je suis bonne indulgente, et je dois filer doux,

J’adore votre ami.

LE CHEVALIER.

J’avouerai ma surprise,

Elle est très grande, mais ainsi que vous, Marquise,

Je ne suis que surpris, et non pas furieux,

Car je vois que l’amour a tout fait pour le mieux.

NÉRINE.

En effet il finit vos gênes, vos contraintes.

LA MARQUISE.

Cet éclaircissement a fait cesser nos feintes.

LE CHEVALIER.

Nous nous gênions tantôt ; je ne m’étonne pas

Si voulant du contrat différer l’embarras

Vous disiez dans trois jours, dans quatre, dans huitaine,

Renchérissant sur vous je voulais la quinzaine ;

Nous nous donnions beau jeu pour notre changement.

LA MARQUISE.

J’ai senti des remords jusques à ce moment.

LE CHEVALIER.

J’avais quelque scrupule.

LA MARQUISE.

Oh ! l’heureuse rupture !

LE CHEVALIER.

Je respire à présent.

LA MARQUISE.

L’agréable aventure !

NÉRINE.

Voilà le bon esprit. Ne se rien reprocher ;

Se bien rendre le change au lieu de se fâcher ;

Faiblesse pour faiblesse, ayons chacun la nôtre :

Passe-moi celle-ci, je te passerai l’autre.

Que d’honnêtes maris, que de femmes d’honneur,

Sur ces facilités ont fondé leur bonheur.

LE CHEVALIER.

Çà, madame, à présent j’aurai votre suffrage ?

Deux trahisons feront un double mariage.

LA MARQUISE.

Non, ma vivacité m’aveugle dans l’instant,

Et me fait oublier le point fixe, important,

À servir ma haine : oui, ma nièce est destinée,

À Procinville enfin, elle est presque donnée.

LE CHEVALIER.

Quoi ! madame, un tel homme...

NÉRINE.

Oui, doit vous supplanter.

Sur sa fidélité, madame peut compter ;

Monsieur qui le connaît, m’en a fait la peinture :

Ce monstre moitié guerre, et moitié procédure,

Soi-disant noble, fut maître clerc et bretteur ;

À Falaise on l’a vu, marquis et procureur ;

Dans la ville du Mans il s’établit ensuite,

Là les plus fins Manceaux admiraient sa conduite ;

Ce fut là qu’on en vit quelques échantillons :

Il achetait sous mains de petits procillons,

Qu’il savait élever, nourrir de procédures,

Il les empâtait bien, et de ces nourritures

Il en tirait de bons et gros procès du Mans.

LE CHEVALIER.

Et c’est cet ennemi des accommodements,

Qui vous jurant, madame, une amitié sincère,

Vous trahissait sous main en servant votre frère.

NÉRINE.

Pour et contre agissant, plaideur à deux envers,

En face il vous caresse, et vous bat à revers :

Tenez, reconnaissez ici son écriture.

Nérine donne la lettre à la Marquise.

LA MARQUISE.

Il écrit à mon frère !

NÉRINE.

Oui, faites la fracture,

Je n’ose la faire.

LA MARQUISE décachetant la lettre.

Ah ! lisons.

LE CHEVALIER.

Vous alliez

Avec un franc fripon !

LA MARQUISE.

Que vois-je, Chevalier ?

LE CHEVALIER, lisant avec la Marquise.

À médire de vous sa plume est éloquente !

NÉRINE.

En vieux titres aussi sa plume est élégante ;

Pour la beauté du style il change un mot, un nom :

Signature qui soit tout à fait fausse, non ;

Non pas tout à fait vraie aussi, mais signature

Vraisemblable...

LE CHEVALIER.

On veut bien lui passer sa roture ;

Mais chacun sait que c’est un homme sans honneur,

Tourmentant ses voisins, injuste, usurpateur...

LA MARQUISE.

C’est l’homme qu’en secret avait choisi mon frère !

Il est usurpateur, roturier et faussaire.

Par bonheur je n’ai pas délivré le papier.

Oui, ma nièce sera pour vous ; mais, Chevalier,

Comment tromper mon frère ? il sera difficile

De le des-entêter du traître Procinville.

LE CHEVALIER.

C’est à quoi nous allons rêver. Faisons si bien

Que de notre complot il ne soupçonne rien.

LA MARQUISE.

Madame, allons d’abord recacheter sa lettre,

Et par quelque inconnu faisons-là lui remettre.

Tantôt il la cherchait dans toute la maison,

Sur ce que je l’avais, il aurait du soupçon.

LE CHEVALIER.

Toutes deux allez donc réparer la fracture,

Et vous triompherez de lui, je vous le jure.

Rentrez, je vous rejoins.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER

 

Je me suis aperçu

Qu’avec la nièce ici ce Falaise m’a vu,

Ce maraud ne peut-il point nuire à mon idée ?

Notre affaire n’est pas encore décidée.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, FALAISE

 

FALAISE, à part.

Voilà donc ce rival maudit ? Et par malheur

Il me paraît qu’il a pour lui gagné la sœur.

LE CHEVALIER, à part.

Je crains que ce coquin ici ne nous dérange.

Voyons si tout à l’heure il a bien pris le change,

S’il me croit bien l’amant d’Angélique.

À Falaise.

Viens çà.

FALAISE, en le fuyant.

Je vais à vous, monsieur.

LE CHEVALIER.

Tu me fuis ? Reste là,

Ou morbleu...

FALAISE.

Pardonnez ; car, monsieur, c’est mon maître,

Ce n’est pas moi qui veux épouser.

LE CHEVALIER.

Comment, traître,

Travailler à m’ôter ma maîtresse ?

FALAISE.

J’ai peur,

Tremblez aussi ; mon maître a pour lui le tuteur ;

La sœur n’est pas battante à livrer Angélique ?

C’est acquisition fausse, et non juridique.

Une nièce, monsieur, ne peut s’aliéner ;

C’est comme un propre. Enfin on va vous chicaner.

Mon maître sait ravoir son bien en bonne guerre,

Il sait bien par retrait rentrer dans une terre ;

Oui, vous l’épousez mal, mon maître y rentrera.

LE CHEVALIER, à part.

Il est dans l’erreur, bon.

Haut.

Pour ton maître on verra,

Mais à toi, jusqu’au Mans tu plaides à merveilles,

Je pourrais bien ici te couper les oreilles.

FALAISE.

Pour me les rendre après je vous fais assigner.

 

 

Scène VI

 

FALAISE

 

Pour l’oncle ils ne pourront morbleu pas le gagner ;

Quand il saura l’amour, il les va tous confondre.

Il faut l’attendre ici. De moi je puis répondre.

Je gagne trop d’argent à servir un fripon,

Pour n’être pas fidèle, et ne pas tenir bon.

Pour mon maître je vais jouer à quitte ou double ;

Pour ce maudit rival, la Nérine nous trouble :

Je croyais la charmer, cet homme apparemment

Plus libéral encor que je ne suis charmant,

La paye bien, le reste est pure bagatelle ;

Moi, lui faisant l’amour, qu’aurais-je tiré d’elle ?

La faveur d’un coup d’œil, ou d’un air minaudier ?

Bon ! j’aime mieux avoir la faveur d’un greffier.

Mais le Comte paraît. Laissons-là la morale,

Et tâchons d’animer sa vengeance brutale.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, FALAISE, UN LAQUAIS tenant une lettre

 

LE COMTE.

Quoi, morbleu l’on apporte une Lettre pour moi,

Ici je la demande à tous ceux que je vois...

LE LAQUAIS.

D’une lettre, monsieur, vous êtes fort en peine,

Je courais la chercher, j’étais tout hors d’haleine,

Lorsqu’un homme inconnu...

LE COMTE.

Que tiens-tu ?

LE LAQUAIS.

La voilà.

LE COMTE.

Et donne-la, maraud, sans dire tout cela.

Le Comte lit.

De Procinville. Hon, hon, hon... quel verbiage !

Votre sœur est bizarre, et maligne, et volage.

Bon cela. Hon, hon, hon... l’esprit très dangereux.

Fort bien. Sur le complot que nous faisons tous deux...

Hon, hon... Soyez discret, prudent. Mot inutile.

Et morbleu croyez-vous, monsieur, de Procinville,

Que je ne sais pas être aussi prudent que vous ?

Il faut... hon, hon... il faut faire un acte entre nous.

Il faut... hon, hon... il faut s’assurer d’Angélique,

Il faut... Toujours il faut ? Votre ton despotique

Impose trop. Hon, hon... mais je crains votre sœur,

D’ailleurs, on me menace. Hon, hon, hon... J’ai bien peur...

Vous êtes un poltron. L’on m’écrit que la nièce...

On ment. On dit... hon, hon... C’est pour vous faire pièce.

Monsieur de Procinville, et vous êtes un sot

D’ajouter foi... hon, hon... c’est sans doute un complot...

Soupçons normands. Je crois... je n’en crois rien, vous dis-je.

Informez-vous... hon, hon... je prétends et j’exige...

Vous êtes obstiné. Je soutiens qu’on a vu...

Oh ! je vous soutiens, moi... J’en suis bien convaincu...

Morbleu, cet homme-là m’échauffe les oreilles !

Car a-t-on jamais vu de disputes pareilles.

À Falaise.

Je me fâchais un peu, ton maître a du soupçon.

FALAISE.

C’est qu’il connaît la sœur. Ah ! qu’il a bien raison ;

On vous trahit.

LE COMTE.

Comment ?

FALAISE.

Et la tante à la nièce

Donne un amant secret.

LE COMTE.

Ah ! quelle hardiesse.

FALAISE.

Et c’est le Chevalier. J’ai vu, vu de mes yeux.

LE COMTE.

Quoi ! ma nièce me trompe aussi ?

FALAISE.

Tout de son mieux.

De ce complot secret j’ai fait la découverte ;

Sonnons la charge, allons, procédons, guerre ouverte.

LE COMTE.

Heureusement morbleu je n’ai rien délivré.

FALAISE.

De sa conquête enfin l’amant sera sevré ;

Nous allons replaider et de tierce et de quarte.

En procès, comme au jeu, plus on mêle la carte,

Et plus le gain devient légitime, loyal.

Accorder un procès, est-il un plus grand mal ?

C’est proprement frauder les droits de la justice,

La voler.

LE COMTE.

Ah ! c’est trop ruser, plus d’artifice.

L’Arbitre, la Nérine, et la Sœur, et l’Amant,

Envoyons tout au diable, et la Nièce au couvent.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, DORANTE, NÉRINE

 

DORANTE.

Le Chevalier se moque, il nous fait trop attendre ;

Il nous quitte incertain du parti qu’il doit prendre,

Il court chercher le Comte, il nous dit que chez lui,

Il fulmine, et ne veut rien finir aujourd’hui.

Mais s’il ne peut calmer la colère du Comte ?

NÉRINE.

Tant pis.

ANGÉLIQUE.

Si nous n’avons une réponse prompte,

Tout est perdu.

NÉRINE.

D’accord.

DORANTE.

Je crains tout. Finissons.

Falaise à la Marquise a donné des soupçons.

NÉRINE.

J’en tremble.

DORANTE.

Au fond je vois que le péril redouble,

L’amour de la Marquise...

ANGÉLIQUE.

Ah ! c’est ce qui me trouble.

DORANTE.

Vous comprenez bien ?

ANGÉLIQUE.

Oui. Tout se découvrirait.

NÉRINE.

J’attends le Chevalier.

ANGÉLIQUE.

Mais, Nérine, il faudrait

Pour finir promptement, prendre d’autres mesures.

NÉRINE.

Voyons.

DORANTE.

Il faut sans doute en prendre de plus sûres.

NÉRINE.

Prenons-en volontiers ; imaginez-les nous,

Réformez nos desseins. Quelle idée avez-vous ?

Quel autre expédient ?...

ANGÉLIQUE.

Je suis bien malheureuse ?

NÉRINE.

Et votre idée à vous ?

DORANTE.

La Marquise amoureuse !

NÉRINE.

Et vous ?

ANGÉLIQUE.

Hélas !

NÉRINE.

Et vous ?

DORANTE.

Ah ! ciel ! j’y périrai.

NÉRINE.

Voilà de bons avis, et je m’en servirai.

Peste soit des amants, et de leurs faibles têtes !

Ils ne savent qu’aimer, l’amour les rend si bêtes !

De leurs tendres soupirs, et de leurs chagrins noirs,

De leur joie excessive, et de leurs désespoirs,

On ne tirerait pas une once de prudence,

De bon conseil.

ANGÉLIQUE.

J’entends... c’est mon oncle, je pense.

DORANTE.

Quoi donc ! il crie, il jure, il menace, quel bruit !

Pas plutôt un succès, qu’un malheur le détruit.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, ANGÉLIQUE, DORANTE, NÉRINE

 

LE COMTE.

Oui, plus j’y pense, et plus ma colère s’augmente.

Têtebleu ; ventrebleu, de l’amour pour Dorante !

ANGÉLIQUE.

Il sait donc notre amour ?

LE COMTE.

Oh ! vous ne l’aurez pas.

DORANTE.

Ah ! nous voilà perdus.

NÉRINE.

Il va faire un fracas...

DORANTE.

Tâchons de l’apaiser.

ANGÉLIQUE.

En nous voyons ensemble,

Il s’irrite encore plus.

LE COMTE.

Hon... têtebleu !

ANGÉLIQUE.

Je tremble.

LE COMTE.

Oui, vous aimez Dorante ! Ici, ma nièce, ici.

Nous allons voir beau jeu.

NÉRINE.

Moi, j’ai le cœur transi.

LE COMTE.

Monsieur Dorante : un mot... la fuite est inutile.

Ouf ! je ne puis parler.

NÉRINE, à part.

C’est un torrent de bile.

Haut.

S’il pouvait l’étouffer. Monsieur, vous êtes bon.

LE COMTE.

Vous aimez donc Dorante ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! mon oncle pardon.

LE COMTE.

Oh ! parbleu, votre amour vous produira la rage.

DORANTE.

Où veut-il en venir ?

NÉRINE.

Voyons fondre l’orage.

LE COMTE, à Angélique.

Songeons à la punir. Donnez-moi votre main.

NÉRINE.

Qu’en veut-il faire ? hélas !

DORANTE.

Voyons jusqu’à la fin.

LE COMTE.

Monsieur Dorante.

DORANTE.

Et bien, monsieur.

LE COMTE.

Donnez la vôtre.

Quoi donc ! vous hésitez ; je pense l’un et l’autre.

NÉRINE.

Ha, ha... j’entrevois...bon, je devine, je crois.

LE COMTE.

Traverser son amour, ah ! quel plaisir pour moi !

Ma sœur à cinquante ans devenir amoureuse !

Oh ! je m’en vengerai.

NÉRINE.

La vengeance est heureuse.

LE COMTE, prenant leurs mains.

Je vous... marie... exprès... exprès... pour... la... punir...

NÉRINE, prenant leurs mains.

Punissez, punissez.

LE COMTE.

Quel plaisir j’ai d’unir

Deux cœurs, dont l’union va faire à la Marquise

Un chagrin éternel.

NÉRINE.

Mais de peur de surprise,

Séparez-vous tous deux.

DORANTE.

Que d’obligation !

NÉRINE.

Moins de remerciements, plus de discrétion,

Fuyez.

ANGÉLIQUE.

Que de bonté !

NÉRINE.

Courez chez votre tante,

De vous entretenir elle est impatiente.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, NÉRINE

 

LE COMTE.

Le Chevalier m’apprend cet amour de ma sœur.

Le Chevalier et moi nous étions en froideur ;

En public je m’étais même mis en colère,

De ce qu’il devenait malgré moi mon beau-frère ;

À présent je le vais aimer de tout mon cœur ;

Car tout ceci le fait renoncer à ma sœur,

Il m’a donné parole, elle est sûre, et j’y compte.

NÉRINE.

Quel coup pour votre sœur ! elle mourra de honte.

Car elle va rester veuve entre deux amours,

Sur le Chevalier même elle aura des retours.

On a quelque regret de perdre, quoiqu’on change ;

Mais surtout son amour pour Dorante vous venge :

Elle croit le tenir, l’amour, qui porte à faux,

Est bien piquant.

LE COMTE.

Oui, mais j’ai dit là quelques mots,

Falaise m’observait, je parlais de Dorante,

S’il m’avait entendu ? j’ai la voix éclatante :

Il écoute encor.

NÉRINE.

Ah ! s’il avait entendu

Que l’amant véritable est Dorante...

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, NÉRINE, FALAISE

 

LE COMTE, bas à Nérine.

Il a pu

Entendre quelques mots, car j’étais en colère.

NÉRINE, bas au Comte.

Lui redonner le change, est tout ce qu’on peut faire.

Oui ; sur le Chevalier confirmons son erreur.

Haut.

Pourquoi vous irriter ? Parce que votre sœur

Au Chevalier veut bien accorder Angélique,

Vous criez, en faisant un serment authentique.

Qu’en vain nous espérons de vous ce tendre amant,

Que nous ne l’aurons pas.

LE COMTE.

Oui, je fais un serment...

À ton maître je fais un serment authentique.

Qu’au Chevalier jamais je ne donne Angélique.

NÉRINE.

Et moi, je fais serment, oui, j’en jure ma foi,

Nous mourrons au Couvent, et votre nièce et moi,

Plutôt que d’épouser le sieur de Procinville ;

Nous ne quitterons point Paris la bonne ville,

Pour épouser au Mans un Marquis à dindons,

Et nous ne savons pas engraissez des chapons.

LE COMTE.

Laissons-la criailler, allez chez moi m’attendre.

Bas à Nérine.

C’est pour nous en défaire.

NÉRINE, bas au Comte.

Ah ! que c’est bien l’entendre.

FALAISE.

Ha, ha, ha, je triomphe.

 

 

Scène V

 

NÉRINE, FALAISE

 

NÉRINE.

Ah ! fourbe, scélérat,

Tu m’adorais tantôt, faux amant, renégat.

FALAISE.

Ta colère me fait respirer plus à l’aise,

Nous avons l’esprit fort nous autres à Falaise ;

Invectives, gros mots, injures, maudissons,

Ce n’est que menu grain, nous nous en engraissons.

NÉRINE.

Me trahir en affaire ! en intrigue, encore passe,

Mais en amour ? hélas ! je t’ai cru dans la nasse.

FALAISE.

Je t’aimais tantôt, mais tout change avec le temps ;

Amants Falaisiens ne sont pas si constants.

Mon amour reviendra peut-être, mon cœur vole,

Va, vient, reva, revient, tout comme ma parole.

Car d’objet en objet, souvent du blanc au noir

Je me promène moi du matin jusqu’au soir.

Du non au oui, oui, non, ce sont mes galeries.

 

 

Scène VI

 

NÉRINE

 

Nous pouvons à présent dresser nos batteries.

Le voilà confirmé dans l’erreur. J’ai tremblé

Qu’il n’eût vu qu’à Dorante Angélique a parlé.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

LA MARQUISE.

Ha, ha, ha, ha, fort bien, ha, ha, qu’elle est plaisante

La pièce que l’on joue à mon frère.

LE CHEVALIER.

Charmante.

Car vous croyant toujours pour moi le même amour,

Il croit, m’ôtant à vous, vous jouer un bon tour.

Pour vous désespérer il me donne Angélique,

À l’arbitre en secret là-dessus il s’explique.

Je vous ai dit le reste, et vous verrez son jeu.

J’avouerai que tromper quelqu’un me blesse un peu ;

Mais si la tromperie en quelque cas s’excuse,

C’est quand on fait donner un ennemi qui ruse

Dans le piège malin, que lui-même nous tend :

D’ailleurs pour détourner un malheur très pressant

La feinte est quelquefois un vice nécessaire.

Les hommes sont si faux, qu’un seul toujours sincère

Entre eux tous paraîtrait comme un niais étrange,

Dans un pays, où tous biaisent pour s’arranger :

En affaire, en amour, en guerre, en marchandise,

Même en morale on farde à présent la franchise.

Chacun de son manège étant tout occupé

Qui ne trompe jamais, sera souvent trompé.

Çà, dans son piège il faut que votre frère donne ;

Mais finissez sans moi de peur qu’il ne soupçonne

Qu’en croyant vous punir, il va combler nos vœux.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, ANGÉLIQUE, PYRANTE, NÉRINE

 

ANGÉLIQUE, à part à Pyrante en entrant.

Je ne vois plus d’obstacle à cet accord heureux.

PYRANTE, à la Marquise.

Vous avez pris enfin l’expédient unique,

Et votre frère et vous, pour pourvoir Angélique,

C’est d’ignorer tous deux qui sera son époux.

Eût-il été choisi par lui, comme par vous,

Fût-il ami du Comte en secret et le vôtre.

Sitôt que l’un saurait qu’il est choisi par l’autre,

Vous cesseriez tous deux encor de le vouloir.

Sur ce Marquis Manceau vous l’avez bien fait voir,

Vous le vouliez tous deux, j’ai cru l’accord facile,

Tous deux vous excluez à présent Procinville ;

Le ciel en soit loué, car c’est un malheureux ;

Mais le plus honnête homme eût été par vous deux

Exclu et détesté par le même caprice.

NÉRINE.

Vous parlez à merveille, et vous rendez justice.

PYRANTE.

Nous allons terminer.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, LA MARQUISE, ANGÉLIQUE, PYRANTE, NÉRINE

 

LE COMTE.

Je viens à vous, ma sœur,

Avec sincérité vous découvrir mon cœur,

Non point comme tantôt par politique feindre,

Dire que je vous aime, en un mot, me contraindre ;

Si je vous le disais, vous ne le croiriez pas.

LA MARQUISE.

Votre sincérité m’épargne un embarras.

Car je ne sais pas bien au fond comment m’y prendre

Pour vous persuader une amitié bien tendre.

LE COMTE.

Nous nous gênions tantôt en nous tendant les bras.

LA MARQUISE.

Oui, cet expédient ne nous réussit pas.

NÉRINE.

Raccommodons-nous seulement par prudence.

LE COMTE.

Pour éviter le blâme, enfin par bienséance.

LA MARQUISE.

Afin qu’on puisse dire, en parlant bien de vous,

Ce que l’on dit de mieux pour louer deux époux,

Ils se haïssent mais ils vivent bien ensemble.

LE COMTE.

Notre premier motif, celui qui nous rassemble,

Celui qui de si loin nous fait venir tous deux,

C’est la famille. Enfin nous secondons ses vœux,

Plus de procès. Il reste à pouvoir Angélique,

Vous vouliez lui donner tantôt par politique

Ce fourbe de Marquis, c’était là votre choix...

LA MARQUISE.

À ce scélérat, oui, vous donniez votre voix.

LE COMTE.

Nous n’avons d’autre but à présent l’un et l’autre

Que de l’exclure.

LA MARQUISE.

Il est mon horreur et la vôtre.

PYRANTE.

Vous l’excluez enfin dans vos donations.

LE COMTE.

Pour finir entre nous ces altercations,

Nous vous donnons pouvoir de marier ma nièce.

LA MARQUISE.

Ne nous en point mêler c’est un trait de sagesse,

Plus d’éclats.

LE COMTE.

Le dernier sera donc celui-ci.

LA MARQUISE.

Notre haine sera secrète, Dieu merci.

PYRANTE.

Votre donation.

LA MARQUISE.

La voici.

PYRANTE.

Vous la vôtre.

Tous deux donnent leurs donations à Pyrante.

NÉRINE.

Que vous nous épargnez de tourment l’un et l’autre.

ANGÉLIQUE.

Ah ! quel bonheur pour moi !

LA MARQUISE.

Ma nièce peut choisir.

LE COMTE.

Du choix qu’elle fera donnons-nous le plaisir.

LA MARQUISE.

Nous nous sommes promis douceur et politesse.

LE COMTE.

Nous verrons qui des deux tiendra mieux sa promesse.

PYRANTE.

Vous me dispenserez d’être le spectateur

De cette politesse et de cette douceur,

J’ai fait mon ministère, et la nièce est pourvue.

ANGÉLIQUE.

Je sors, je n’aurais pas assez de retenue,

Ma joie irriterait ma tante.

LA MARQUISE.

Amenez-nous

Votre amant.

LE COMTE, retenant Angélique.

Il viendra, ma sœur, trop tôt pour vous.

Il est bien fait, charmant, son amant ; il enchante.

NÉRINE.

Je vous quitte aussi.

LA MARQUISE.

Non, Nérine, sois présente,

Je veux te faire voir ma modération ;

Car c’est mon fort, quand j’ai ma satisfaction.

LE COMTE.

Pour moi, je suis tranquille, et pourvu que je voie

Mes desseins réussir, j’ai même de la joie.

LA MARQUISE.

Quand les miens tournent bien, je ris moi quelquefois.

LE COMTE.

Ne vous fâchez donc point si je ris de son choix.

LA MARQUISE, apercevant le Chevalier qui vient.

D’autres même en riront.

NÉRINE.

Nous allons donc bien rire.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, LE COMTE, ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

LE CHEVALIER.

Je vous vois tous contents : à monsieur il faut dire

Pour augmenter sa joie encore d’un degré,

Que nous avons rompu.

LE COMTE.

Je vous en sais bon gré ;

Je ne vous haïssais que comme beau-frère.

LA MARQUISE.

Et vous l’allez haïr comme neveu, j’espère ;

Mais par degrés je veux vous resserrer le cœur.

Apprenez donc d’abord, monsieur, que votre sœur

Moi, mon frère, moi, moi, j’épouserai Dorante.

LE COMTE.

Vous croyez m’affliger, mais non, ma joie augmente,

Car d’un seul mot je vais troubler la vôtre.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, LE COMTE, ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, DORANTE, NÉRINE, FALAISE

 

FALAISE.

Non,

Je veux tout rompre, moi, je n’entends point raison.

DORANTE.

Arrête.

FALAISE.

Non morbleu.

DORANTE.

Tais-toi.

FALAISE.

Non, je criaille,

Pour les mieux exciter à se donner bataille.

DORANTE.

Je voulais différer d’un moment vos chagrins,

Madame, et vous marquez au moins que je vous plains,

J’eusse voulu pouvoir être un peu plus sincère :

Pardonnez à l’amour...

LA MARQUISE.

Ah ! j’entends. C’est mon frère,

Que vous avez fâché d’avoir trompé, je crois.

Il pardonne à l’amour que vous avez pour moi.

FALAISE.

Eh non, madame, non, ce n’est pas vous qu’il aime,

Car je viens en guettant être témoin moi-même !

De l’amour pour la nièce, il lui disait des mots...

Enfin heureusement je viens tout à propos,

Ne leur délivrez rien, vous êtes bien nantie.

NÉRINE.

Ma foi tu viens trop tard, et la dot est partie.

LE COMTE.

Ma nièce, choisissez.

ANGÉLIQUE, voulant sortir.

Je n’ose.

LE COMTE, la retenant.

Restez-là.

ANGÉLIQUE, prenant Dorante.

Je choisis donc.

LA MARQUISE.

Comment ! je n’entends pas cela.

LE COMTE.

Je viens de marier votre amant à ma nièce.

LA MARQUISE.

Au Chevalier d’accord, croyant me jouer pièce.

LE COMTE.

Non, à votre autre amant à Dorante, ha, ha.

DORANTE.

Venez, monsieur, venez : de grâce laissons-la.

LE COMTE.

Ah ! voyons son dépit, il va combler ma joie.

DORANTE.

C’est ce qu’il ne faut pas qu’un galant homme voie.

Ils s’en vont avec Angélique.

LA MARQUISE.

Quoi ! tous ? Le Chevalier...

LE CHEVALIER, d’un ton poli.

Je ne vous réponds rien.

Moi, j’ai pris mon parti, Dorante a pris le sien.

Je vous plaindrais beaucoup, si vous étiez souffrante.

Il s’en va.

LA MARQUISE.

Ma nièce !

NÉRINE.

Je lui tiens lieu de mère.

LA MARQUISE.

Dorante.

NÉRINE.

Nous n’avons pu pour vous en faire qu’un neveu.

Elle s’en va.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, FALAISE

 

FALAISE.

Ah ! mon maître pour vous va mettre tout en feu,

Mettre en combustion leurs biens de Normandie ;

Mon maître à ses voisins pire qu’un incendie ;

Va venger en plaidant votre amour méprisé.

Brûlez d’un plus beau feu ; que ce cœur embrasé

D’amour, soit possédé d’un amour de chicane ;

Il faut pour triompher d’eux tous notre organe.

Bas.

Épouser le Marquis de Procinville... ou moi.

LA MARQUISE.

Mon seul soulagement dans tout ce que je vois.

C’est de tourner en fiel cet amour qui me gêne ;

Oui, je vais me livrer toute entière à la haine. 

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