L'École des Journalistes (Delphine DE GIRARDIN)

Comédie en cinq actes et en vers.

1839.

 

Personnages

 

MARTEL, rédacteur en chef du journal la Vérité. – Tournure élégante, tenue négligée, l’air moqueur et dédaigneux, manières d’homme distingué qui vit en mauvaise compagnie.

GUILBERT, banquier. – Cheveux frisés, figure honnête, tournure commune, manières d’homme riche.

EDGARD DE NORVAL, officier des spahis d’Afrique. – Figure belle, noble et franche, tournure d’officier, manières simples et dignes.

MORIN, peintre d’histoire. – Belle tête de vieillard, cheveux blancs, l’air noble et triste, le regard inspiré.

PLUCHARD, gérant responsable du journal la Vérité. – Ce que l’on appelle un bon et brave garçon, manières non élégantes mais point communes, l’air naïf mais spirituel.

JOLLIVET, collaborateur. – Figure de viveur et de buveur ; le teint rouge, l’air bon et malin.

GRIFFAUT, collaborateur. – Grand et pâle, esprit insouciant.

BLONDIN, collaborateur. – L’air évaporé, tournure d’un dandy qui n’est jamais allé à Londres.

DUBAC, parasite. – Manières prétentieuses et communes, l’air d’un sot endimanché.

ANDRÉ, modèle, ancien ouvrier imprimeur. – Belle tête expressive, barbe longue ; il a une jambe de bois et un bras de moins ; il est vêtu d’une blouse bleue.

BAPTISTE, domestique de Martel. – L’air niais et découragé, tournure d’un domestique pour tout faire.

CHARLES, apprenti imprimeur. – Vrai gamin de Paris.

MADAME GUILBERT, grande et belle femme, l’air très noble, parure de femme comme il faut, élégante et simple.

VALENTINE, sa fille, femme de M. Dercourt, ministre de l’intérieur. – Jolie et spirituelle, l’air distingué, manières de femme comme il faut, tournure de femme à la mode.

CORNÉLI E, danseuse coryphée à l’Opéra. – L’air maussade et prude, tournure de femme maigre qui se croit bien faite, manières de sotte qui se croit charmante.

UN POÈTE

UN ÉDITEUR

UN PHARMACIEN

UN ABONNÉ

UN NÉGOCIATEUR DE MARIAGES

MARCHANDS DE TOUTES SORTES

LAQUAIS

 

La scène se passe à Paris, en 183...

 

 

PRÉFACE

 

L’École des Journalistes, pièce reçue le 21 octobre 1839 à l’unanimité par le comité du Théâtre-Français, n’a pu obtenir de la censure l’autorisation d’être représentée.

Après les bruits étranges que l’on avait fait courir à propos de cette comédie, un tel refus était une accusation, et l’auteur devait se hâter d’y répondre en publiant son ouvrage, au risque d’en compromettre l’avenir ; car à ses yeux, une pièce qui n’a pas été représentée, qui n’a pas subi les corrections ordonnées par la mise en scène, n’est pas une œuvre achevée, et l’offrir au jugement du public avant cette épreuve, c’est la sacrifier.

La forme de cette comédie étant assez nouvelle, l’auteur croit devoir donner quelques explications.

Au premier acte, l’École des Journalistes est une sorte de vaudeville, semé de plaisanteries et de calembours ; – au deuxième acte, c’est une espèce de charge où le comique du sujet est exagéré, à l’imitation des œuvres des grands maîtres ; – au troisième acte, c’est une comédie ; – au quatrième, c’est un drame ; – au cinquième, c’est une tragédie. Dans le style, même sentiment, même variation : au premier acte, le style est satirique ; – au quatrième acte, il est simple et grave ; – au cinquième acte, il tâche d’être poétique. L’auteur l’a voulu ainsi.

Il lui a semblé qu’une époque comme la nôtre, où tous les rangs sont intervertis, où toutes les classes sont confondues ; ère d’envie où les grands s’abaissent pour être encore quelque chose, où les petits ne s’élèvent que parce qu’ils sont les petits, où la supériorité sans travers est comme un crime sans excuse, où l’on a besoin de se moquer pour admirer, où les difformités de la personne sont un passeport nécessaire aux perfections de l’esprit, où les mauvaises manières ont du bonheur, où la laideur est un prestige, où la déconsidération est une égide ; siècle de raison sublime et de démence incurable, où les hommes d’État font l’émeute, où les boutiquiers la répriment ; temps de grandeur et de simplicité, où les princes qu’on assassine bravent les balles sous un parapluie, où les aventures les plus chevaleresques sont égayées par les incidents les plus risibles ; où des filles de roi, des femmes illustres se cachent dans des fours, dans des cheminées, après d’héroïques combats ; époque sans nom, où tout est contraste et mélange, où l’on danse pendant que l’on s’égorge, où l’on dépouille le saint temple pendant que l’on promène le bœuf gras ; époque à la fois poétique et bourgeoise, romanesque et triviale, où les crimes sont burlesques, où les plaisanteries sont mortelles, où les vanités les plus bouffonnes ont les conséquences les plus fatales... il lui a semblé qu’une telle époque devait donner naissance à un genre nouveau de comédie : drame exceptionnel représentant nos mœurs exceptionnelles, peignant le monde tel qu’il est, c’est-à-dire plus sot que méchant et moins coupable qu’aveugle, plus dangereux par sa légèreté que par sa corruption ; comédie tragique tenant de la satire et de l’épopée, tableau grotesque, enseignement terrible, où le poète fût à la fois moqueur et juge, historien et prophète.

L’École des Journalistes est un essai de ce genre nouveau. Ce sont de grands malheurs causés par des plaisanteries qui se croient innocentes ; car, dans cet aperçu des mœurs du temps, ce n’est pas, comme dans les pièces du théâtre étranger, un mélange de rire et de larmes, un personnage comique jetant sa gaieté à travers une situation pathétique et horrible ; ce n’est pas non plus le niais du mélodrame venant distraire du bourreau et amuser le spectateur, que la cruauté du tyran fait trembler ; c’est la plaisanterie elle-même qui est fatale ; c’est la comédie elle-même qui enfante la tragédie ; c’est le niais qui est le bourreau, c’est ce qui a fait rire qui fait pleurer.

Le but de cet ouvrage est de montrer comment le journalisme, par le vice de son organisation, sans le vouloir, sans le savoir, renverse la société en détruisant toutes ses religions, en citant à chacun de ses soutiens l’aliment qui le fait vivre : en ôtant au peuple le travail, qui est son pain, au gouvernement l’union, qui est sa force, à la famille l’honneur, qui est son prestige, à l’intelligence la gloire, qui est son avenir. Il y a plusieurs intérêts, dira-t-on ; sans doute, puisqu’il y a plusieurs victimes ; mais ces malheurs divers ont tous la même cause, l’unité est dans le fléau.

Il est d’usage, dans les pièces du théâtre moderne, de faire pressentir ce qu’on appelle le drame dès les premières scènes, et d’avertir le public qu’un lui prépare de violentes émotions. L’auteur se serait facilement conformé à cette loi, s’il n’avait pensé que pour lui ce calcul habile serait une faute qui ôterait de la force à son sujet ; car cette fois la surprise est un enseignement. Pour que la leçon soit frappante, il faut qu’elle s’adresse non-seulement aux journalistes, mais aux spectateurs eux-mêmes, qui représentent les lecteurs, ou plutôt les abonnés. Il faut que, pendant les deux premiers actes, le public, comme le lecteur, soit complice involontaire de la cruauté des journaux. Il faut qu’il s’amuse de leur malice, sans en prévoir les tragiques effets. Il faut même qu’il s’impatiente de la puérilité des détails, et qu’il dise : « Mais il n’y a pas de pièce ; ce sont des plaisanteries insignifiantes qui ne mènent à rien... »

Et puis alors il faut, l’étourdissant par un coup terrible, lui répondre : « Regardez : ces plaisanteries insignifiantes sont toutes chargées à mitraille. L’une lance le déshonneur, l’autre la mort. Voyez ce que peut faire l’étourderie quand elle a pour arme un journal ! jugez maintenant de ce que peut faire la méchanceté ! »

Si cette comédie avait pour titre les Journalistes ou le Journalisme, on pourrait avec raison s’étonner de n’y point voir représentées toutes les variétés de journalistes que la presse périodique a vues naître : depuis le journaliste modèle, écrivain prudent, juge intègre, sévère pour les œuvres, mais bienveillant pour les personnes ; ne faisant servir la publicité dont il dispose qu’à la propagation d’idées saines, d’opinions consciencieuses, – jusqu’au journaliste profane, forçat littéraire, implorant la charité des peureux en leur mettant le pamphlet sous la gorge. Mais cette comédie a pour titre l’École des Journalistes. Qui dit école dit leçon, et les leçons ne s’adressent qu’à ceux qui peuvent en profiter. L’homme juste et loyal qui remplit ses devoirs n’a pas besoin de conseils ; l’homme dégradé qui se fait un revenu de ses mensonges n’écoute pas les reproches. La leçon donnée aux journalistes devait donc s’adresser à ces hommes du jour, malins, spirituels et légers, qui se servent d’une plume comme d’une épée ; à ces mousquetaires de la littérature qui font une guerre continuelle d’épigrammes et de bons mots, dont le métier est de combattre, qui trouvent l’inspiration dans l’attaque, et que la paix ruinerait ; ces moqueurs de profession ne peuvent se passer d’ennemis ; il le savait bien celui d’entre eux qui disait un jour, en parlant de ses protecteurs trop conciliants : « Ils me feront tant d’amis, qu’ils m’ôteront tout mon esprit ! »

L’auteur devait leur dire : « Vous êtes bon, et vous faites le mal ; vous avez une mère que vous respectez, et cependant vous écrivez un article qui déshonore une mère respectée comme la vôtre.

« Vous êtes généreux, vous faites l’aumône, vous souscrivez pour un ouvrier sans travail, et cependant vous écrivez des articles incendiaires, qui conduisent le peuple à la misère par l’insurrection.

« Vous êtes enthousiaste des beaux-arts, et cependant vous découragez le talent, non par un jugement loyal, sévère, digne de l’œuvre, mais par un dénigrement mesquin, un acharnement périodique qui change la critique en persécution. Harceler n’est point juger.

« Vous avez pour votre pays une tendresse pleine de vanité, et cependant, par vos stériles discussions, par vos sots engouements, par vos profanations, par votre injustice envers les hommes qui font sa puissance et sa gloire, vous le perdez. »

Voilà ce qu’il fallait leur dire ; voilà, heureusement, ce qu’ils ont compris. L’agitation où ce langage les jette en est la preuve. Cette grande rumeur qu’ils font aujourd’hui n’est pas de la colère, non ; c’est mieux que cela, c’est de l’épouvante et du regret. Les journalistes, effrayés, reculent devant leur propre image ; ils s’indignent de leurs propres torts. Ah ! cette protestation de leur part est un heureux présage, cette révolte de leur conscience est déjà un repentir. C’est un beau triomphe pour l’auteur, le plus glorieux qu’il ait pu rêver. Elle venait donc du cœur cette voix qui lui a crié : Éclaire-les, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font !

Quant au sujet principal de cet ouvrage, il est puisé dans l’histoire même du journalisme. Parmi les innombrables calomnies qui déshonorent la presse depuis dix années, l’auteur n’avait malheureusement pas le choix ; il a pris la seule que l’on put mettre au théâtre, tant les autres étaient d’une nature hideuse et dégoûtante. Les journaux seuls sont donc coupables des allusions que l’on peut trouver, c’est leur calomnie qui a fait la pièce. L’auteur rejette sur eux toute responsabilité : le vengeur n’est pas le complice.

Qu’on ne parle pas non plus des ressentiments ou des souvenirs d’affection dont l’auteur a pu se préoccuper en écrivant son ouvrage. Les gens qui ont l’intelligence de l’art savent bien que le poète oublie ce qu’il est quand il travaille ; hélas ! il ne travaille souvent que pour l’oublier ! Le monde réel disparaît dans l’horizon immense que l’inspiration lui dévoile ; son individualité s’efface, le sentiment de sa personnalité ne l’arrête plus. En vain vous l’appellerez par son nom, il ne vous répondra pas. Il n’est plus sur la terre, et le langage que vous parlez n’est pas le sien. En vain vous lui direz : « Prends garde, ces vers que tu récites d’une voix émue sont l’apologie de ton frère, de ton ami, ou la réhabilitation de ton ennemi le plus perfide ; » il ne vous comprendra pas. Dans le monde idéal qu’il habite, il n’y a point de haine et point d’intérêt. Dans ce beau pays de prétendues chimères, où les vérités éternelles ont seules le droit de pénétrer, les êtres innocents que l’on calomnie sur la terre, que d’injustes soupçons ont flétris, les êtres courageux qui, pour prix de leurs travaux et de leurs sacrifices, ne recueillent que malheur et proscription, ne sont plus ni des alliés, ni des rivaux, ni des amis, ni des ennemis, ce sont des victimes qu’il faut défendre et des martyrs qu’il faut chanter.

 

6 décembre 1839.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon richement meublé. Fauteuils à la Voltaire, canapés forme anglaise ; tables couvertes de journaux, de revues et d’albums. Dans le fond une grande porte à deux battants. À gauche une cheminée, à droite une porte cachée par une portière. Au milieu une table ronde.

 

 

Scène première

 

DEUX LAQUAIS en grande tenue, livrée de fantaisie

 

UNE VOIX derrière le théâtre.

Ô journal vertueux ! je bois à ta santé !

Vive la Vérité !

PLUSIEURS VOIX en chœur.

Vive la Vérité !

On entend des rires.

Ah ! ah !

PREMIER LAQUAIS préparant le service du café.

Les entends-tu ? peste ! ils ne sont pas tristes !

DEUXIÈME LAQUAIS allumant les candélabres.

Les bons enfants, ma foi ! J’aime les journalistes !

Ça mange bien, ça rit, ça chante des couplets,

Et puis ça boit, ça boit ! Hein !

PREMIER LAQUAIS.

Comme des Anglais.

DEUXIÈME LAQUAIS.

On n’imagine pas tout ce que ça peut dire.

PREMIER LAQUAIS.

Monsieur te grondera ; tu ne faisais que rire.

DEUXIÈME LAQUAIS.

Ah ! dame ! si l’on doit hurler avec les loups,

Il est aussi permis de rire avec les fous.

C’est ce petit rougeaud. Dieu ! Dieu ! qu’il était drôle !

Il mettait sa serviette en manteau sur l’épaule.

Il demandait du poivre avec des fruits confits ;

Il déclamait des vers, et m’appelait son fils.

Des roses du surtout il couronnait sa tête,

En criant comme un sourd : Je suis roi de la fête !

 

 

Scène II

 

LES DEUX LAQUAIS, MARTEL, en habit du matin

 

PREMIER LAQUAIS.

Tais-toi donc.

MARTEL.

Ces messieurs sont encore à dîner ?

Mais, que vois-je ? Pluchard a fait illuminer !

PREMIER LAQUAIS voulant annoncer Martel.

Monsieur vient tard, faut-il...

MARTEL.

Non pas ; je sors de table.

J’ai fait par parenthèse un dîner détestable !

À part.

Je vais attendre ici ces messieurs. Il est dur

De manger un pain sec arrosé d’un vin sûr,

Quand d’un si bon repas on était le convive.

Mais, hélas ! je dépends d’une belle... un peu... vive,

Qui me guette des yeux, qui me tient enfermé.

C’est un malheur parfois que d’être trop aimé.

Si l’on m’offre un plaisir, sa colère s’allume,

Je refuse... et m’échappe en cet humble costume ;

Un frac serait suspect... Pour rassurer son cœur,

Il faut que je sois sale et fait comme un voleur.

Regardant autour de lui.

Le salon de Pluchard me paraît fort passable

Pour un appartement d’éditeur responsable.

C’est fort beau ; tout ceci fait honneur au journal !

Voyant qu’on allume le lustre.

Mais madame Pluchard a donc ce soir un bal ?

PREMIER LAQUAIS.

Madame ?... Elle a dîné chez une de ses tantes,

Sachant qu’il s’agissait d’affaires importantes,

Pour laisser ces messieurs libres.

On entend de grands rires.

MARTEL.

Elle a bien fait,

Et ces affaires-là sont graves en effet.

Les laquais sortent.

Ô madame Pluchard, que vous êtes sublime !

Sainte abnégation de femme légitime !

Quoi ! vous êtes épouse, et votre digne époux

Peut donner à loisir de gais repas sans vous !

Et moi qui n’ai point fait de serments chez un maire,

Moi, je n’y puis venir, tant ma coupe est amère.

Ah ! c’est dans l’hymen seul qu’avec sécurité

L’homme respire enfin l’air de la liberté !

On entend des rires.

 

 

Scène III

 

MARTEL, GUILBERT est introduit par un laquais

 

MARTEL.

Heureux...

Apercevant Guilbert.

Monsieur Guilbert, notre capitaliste,

Notre budget !

GUILBERT apercevant Martel.

Martel ! le fameux journaliste !

MARTEL, à part.

Je n’ose en cet état paraître devant lui,

Je suis trop laid... Ah bah ! c’est la mode aujourd’hui.

On ne s’habille plus pour aller dans le monde.

Regardant Guilbert, qui est assez mal mis.

Et d’ailleurs...

GUILBERT, à part.

Parlons-lui du grand journal qu’il fonde.

Prouvons à ce Geoffroi, malgré ce qu’il écrit,

Qu’un homme de finance est un homme d’esprit.

MARTEL, à part.

Le gros Mondor, je crois, me fait des prévenances ;

Prouvons-lui qu’un auteur se connaît en finances.

GUILBERT, à Martel.

Pluchard nous fait attendre, il m’avait dit pourtant

Que nous pouvions ici nous rejoindre un instant,

Pour causer à loisir de sa belle entreprise.

Que fait la Vérité ce soir ?

MARTEL, à part.

Elle se grise.

Haut.

Le premier numéro doit paraître demain.

GUILBERT.

La vérité nous guide une plume à la main !

MARTEL, à part.

Oh ! oh ! le financier se lance dans l’image ;

L’intention me plaît, c’est pour me rendre hommage.

Bas au laquais qui vient de relever le feu.

Dites à ces messieurs de ne pas se presser,

Et de parler plus bas et de ne rien casser.

À part.

Ce bruit l’alarmerait... la finance est peureuse.

Haut.

Le plan de ce journal est une idée heureuse.

J’ai bien chiffré l’affaire et la crois sans défaut ;

Mais ce sont des soutiens comme vous qu’il nous faut,

Car ce n’est pas l’argent, c’est le crédit qui manque.

GUILBERT, à part.

Oh ! oh ! notre Geoffroi se lance dans la banque,

Venons à son secours.

Haut.

Vous avez mon secret.

Dans ce nouveau journal je prends un intérêt ;

Mais ma position... mon gendre au ministère...

Vous comprenez...

MARTEL.

Très bien.

GUILBERT.

J’agis avec mystère.

Par moi vous obtiendrez plus d’un renseignement,

Mais vous en userez vous-même prudemment.

D’une indiscrétion on chercherait la source,

Et je ne pourrais plus...

MARTEL, à part.

Spéculer à la Bourse.

GUILBERT.

Vous donner des avis avec autorité ;

Et tout doit être vrai dans notre Vérité.

J’ai là le prospectus, il est fait à merveille.

Il va pour lire le prospectus.

LA VOIX derrière le théâtre.

La vérité se trouve au fond de la bouteille.

Buvons, du vin, du vin !

PLUCHARD, derrière le théâtre.

Servez du vin du Rhin.

GUILBERT.

C’est la voix de Pluchard, il paraît fort en train.

Ceci n’annonce point une chère frugale.

MARTEL, au supplice.

Ce sont des... Marseillais... que notre ami régale...

À part.

Scandaliser ainsi son banquier, l’étourdi !

Haut.

D’aimables Provençaux... mais cerveaux du Midi.

Ce prospectus vous plaît ; vous disiez, ce me semble,

Qu’il était convenable ?

À part.

Ils vont venir, je tremble !

GUILBERT.

Oui, j’en suis très content. Il est de vous, je crois.

MARTEL.

De moi.

GUILBERT.

Je veux encor le relire une fois.

Il parcourt des yeux le prospectus. Ou entend rire. Après avoir lu.

Fort beau !... je vous prédis un succès magnifique ;

Journal bien informé, savante polémique,

Un rédacteur en chef grave, adroit, respecté,

Car moi je tiens beaucoup à la moralité.

MARTEL, à part.

Diable ! que dirait-il s’il savait qu’à cette heure

Une nymphe en courroux ravage ma demeure ?

Haut.

Mais je vois qu’il vous faut des sages éprouvés,

Et j’ai bien peur...

GUILBERT.

Comment ! Pluchard les a trouvés.

Oui, Pluchard m’a promis des jeunes gens très sages,

Qui sauront respecter le monde et les usages ;

Qui, se sentant goûtés par un public instruit,

Sauront être amusants sans scandale et sans bruit.

On entend casser des assiettes et des rires forcenés.

MARTEL.

Les maudits Provençaux !

GUILBERT.

Ils rompent nos oreilles.

Que leur mistral fameux les emporte...

MARTEL.

À Marseille.

GUILBERT.

La Vérité, monsieur, c’est un titre excellent ;

Mais qu’on y soit fidèle. Ah ! point de faux semblant !

La vérité, toujours.

MARTEL.

Bon, vous parlez en maître.

Pour la dire toujours, il faudrait la connaître.

Chaque objet aux regards présente deux côtés,

Monsieur ; chaque principe a ses deux vérités,

Dont l’obligation tour à tour se démontre.

Si vous plaidez le pour, je plaiderai le contre,

Et je crains qu’arrivés à la péroraison,

Nous n’ayons tous les deux...

GUILBERT.

Tort.

MARTEL.

Ah ! bien pis, raison.

Quand deux hommes ont fort chacun dans leur système,

Quelque autre peut venir résoudre le problème ;

Mais quand des deux côtés le droit se trouve égal,

Il en résulte un choc à tous les deux fatal.

À qui rendre justice et donner préférence ?

Nous avons tous raison, c’est ce qui perd la France.

Ceux-ci, fiers du passé, vivent du souvenir ;

Ceux-là, rêveurs ardents, font tout pour l’avenir.

Les uns veulent garder tout le vieil édifice,

Les autres au progrès l’offrent en sacrifice,

Et chacun fait pour vaincre un inutile effort.

Ou s’entendrait déjà... si quelqu’un avait tort.

GUILBERT, avec ironie.

Je vois que vous jugez heureusement les choses.

MARTEL.

Oui, monsieur, nos malheurs n’ont que de nobles causes.

Le mal n’existe pas chez nous, il n’est dans rien,

Et notre seul fléau...

GUILBERT.

C’est...

MARTEL.

C’est l’abus du bien.

Mais cet abus fatal détruit tout sans ressource.

Par lui le fleuve pur est souillé dans sa course :

Le ciel dorait ses flots, et le sang les rougit ;

Il coulait en chantant, en roulant il rugit ;

Au lieu de féconder la terre, il la ravage,

Et le peuple à jamais déserte son rivage.

Ainsi nous avons fait haïr par leur abus

De belles vérités dont nous ne voulons plus.

Nous avons abusé des vertus les plus grandes :

Les autels ont croulé sous nos lâches offrandes ;

Nous sommes aujourd’hui sans prière, sans foi,

Pour avoir abusé de la divine loi.

Le troue a succombé par excès de puissance ;

La liberté mourut en devenant licence ;

Et la presse, monsieur, nouvel astre du jour.

Pour avoir trop brillé, va s’éteindre à son tour.

Si nous sommes tombés, c’est par excès de gloire ;

Nous avions abusé même de la victoire.

Ah ! nous regretterons un jour, pauvres Français,

Tous ces trésors perdus, perdus par nos excès.

GUILBERT.

Je pense comme vous, nous manquons de mesure ;

Mais le temps nous instruit, et cela me rassure.

MARTEL, allant écouter au fond du théâtre.

Ils viennent, c’en est fait...

GUILBERT.

Il doit être fort tard.

MARTEL.

Oui... neuf heures...

GUILBERT.

Déjà... Veuillez dire à Pluchard

Que je suis obligé de faire une visite

Indispensable.

MARTEL.

Bien... allez vite... allez vite.

GUILBERT, revenant.

Veuillez lui dire aussi que tout est convenu.

MARTEL.

Oui.

GUILBERT, revenant encore.

Mais dans peu d’instants je serai revenu.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MARTEL, seul

 

Il est parti, parti, très parti, je respire !

Vénérable banquier, je souffrais le martyre !

S’il avait reconnu les convives, grand Dieu !

À l’argent du journal il fallait dire adieu.

Avant tout, éloignons ce fâcheux trouble-joie ;

Il prétend revenir, faisons qu’on le renvoie.

Il sort.

 

 

Scène V

 

EDGAR DE NORVAL, PLUCHARD, JOLLIVET, GRIFFAUT, BLONDIN, DUBAC, AUTRES JOURNALISTES, PERSONNAGES MUETS, ensuite MARTEL

 

Entrée bruyante des convives ; Jollivet, très gris, s’avance comme un roi de mélodrame, appuyé sur Griffant et Dubac ; Blondin s’élance sur le devant de la scène eu faisant des entrechats et des pirouettes. Rire général.

TOUS.

Ah ! ah ! ah ! c’est charmant !

PLUCHARD.

Ah ! bravo, Jollivet.

GRIFFAUT, quittant Jollivet.

Ah ! ah ! avez-vous vu, messieurs, comme il buvait !

TOUS.

Honneur à Jollivet !

JOLLIVET.

Quel bruit insupportable !

Oh ! vous n’entendez rien au culte de la table.

Après dîner, messieurs, j’aime à me recueillir.

Les convives se dispersent dans le salon ; les uns causent assis sur les divans, les autres lisent des revues et parcourent des albums. De temps en temps Blondin s’amuse à danser. On sert le café.

EDGAR, causant avec Pluchard.

Chaque jour les Bédouins viennent nous assaillir

Aux environs d’Alger ; mais nos colons sont braves.

GRIFFAUT, mettant du sucre dans une tasse de café.

Pluchard, je m’y connais, sucre de betteraves.

JOLLIVET, prenant un verre de liqueur.

Je le bois au succès de l’empire ottoman !

Et je vais là-dessus... rêver en musulman.

Il s’étend dans un fauteuil.

GRIFFAUT, à Jollivet.

Tu n’étais pas hier à la pièce nouvelle ?

JOLLIVET.

Non, j’avais une noce... Eh bien, comment est-elle ?

GRIFFAUT.

Exécrable, stupide, on nous fait la leçon ;

Ah ! je vais l’arranger d’une belle façon.

L’auteur nous traite mal.

JOLLIVET.

Je pardonne ce crime.

Moi, quand j’ai bien dîné, je suis très magnanime.

Martel revient, tous vont lui tendre la main.

PLUCHARD, courant vers Martel.

Ah ! mon pauvre Martel ! te voilà donc enfin !

Mais, tu n’as pas dîné ?

JOLLIVET.

L’heureux homme, il a faim !

PLUCHARD, à Martel.

Nous t’avons attendu plus d’une heure et demie.

JOLLIVET.

Et d’un dîner servi l’attente est ennemie.

Mais quel dîner ! c’était le chef-d’œuvre de l’art !

Ce quartier de chevreuil, parfait... et ce homard !

Il valait à lui seul vingt buissons d’écrevisses.

Ce punch au marasquin entre les deux services,

Exquis. J’ai bien dîné, très bien, je suis content ;

Je voudrais tous les jours pouvoir en faire autant.

À Martel.

Pauvre ami, je te plains, oh ! de toute mon âme !

Manquer un tel festin !... pour quoi ? pour une femme !

EDGAR.

Est-il donc vrai, Martel ?

MARTEL.

Mais j’ai peu de loisirs.

On me défend le monde et ses bruyants plaisirs.

EDGAR.

Pour ta santé ?

MARTEL.

Non, mais...

PLUCHARD.

Une affreuse jalouse

Le suit comme un recors.

EDGAR.

Qui donc ?

PLUCHARD.

Sa fausse épouse,

Une ancienne beauté, nymphe de l’Opéra.

Si nous n’y prenons garde, elle l’étranglera.

EDGAR.

Pour avoir tant d’empire, elle est donc bien jolie ?

MARTEL.

Elle ? oui.

PLUCHARD.

Non.

GRIFFAUT, faisant signe à Pluchard.

Si.

PLUCHARD.

Non.

GRIFFAUT.

Si.

PLUCHARD.

Parbleu ! c’est Cornélie,

Ce squelette dansant que vous connaissez tous

Plus ou moins.

MARTEL.

Ah ! Pluchard, ménage-moi les coups.

PLUCHARD.

Non, je hais cette sotte et son fatal empire.

Elle est vieille, elle est laide, elle ne sait pas lire ;

Elle réduit à rien un homme intelligent,

Lui vole tout son temps, son temps et son argent ;

Car sa rapacité ne connaît point d’obstacle,

Il lui faut la mener tous les soirs au spectacle,

Avec de grands turbans ou de petits chapeaux,

Ou la conduire au bal couverte d’oripeaux...

EDGAR.

C’est traîner un boulet.

PLUCHARD.

D’une étrange nature ;

Peste ! un boulet qui veut qu’on le traîne en voiture !

C’est un luxe...

MARTEL.

Pluchard !

PLUCHARD.

Je remplis un devoir.

MARTEL.

J’en conviens, je suis faible, et je crains son pouvoir.

Mais elle me permet de sortir pour affaire,

Elle me laisse aller tout seul chez mon notaire,

Je suis libre les jours de grands événements :

J’ai pour moi les duels et les enterrements.

PLUCHARD.

Riez, riez, bercez son éternelle enfance,

C’est honteux ! c’est honteux !

GRIFFAUT, à Martel.

J’accours à ta défense.

Qu’est-ce ?

MARTEL.

Pluchard me gronde, il a le vin moral.

Mais il faudrait un peu s’occuper du journal ;

Tu me fais des sermons, et tes farces bouffonnes

Ont failli d’un seul coup renverser nos colonnes.

PLUCHARD.

Comment ?

MARTEL.

Monsieur Guilbert était scandalisé.

PLUCHARD.

Guilbert était ici ?

DUBAC qui écoutait.

Guilbert ? ce gros frisé,

Qui pour mieux resserrer les nœuds de la famille

À l’amant de sa femme a marié sa fille ?

PLUCHARD.

Chut ! d’un homme d’honneur parlez avec respect.

DUBAC.

Bah !

PLUCHARD, regardant si Edgar les écoute.

Edgar de Norval...

DUBAC, à part.

Ce Norval m’est suspect.

PLUCHARD, bas à Dubac.

Doit épouser bientôt la sœur de Valentine...

La fille de Guilbert.

DUBAC.

Que m’importe !

PLUCHARD.

Il s’obstine.

Durement.

D’ailleurs, c’est mon banquier, et vous m’obligerez

En parlant mieux de lui.

DUBAC.

Tout ce que vous voudrez.

PLUCHARD à Martel.

Tu dis donc que Guilbert...

MARTEL.

Entendant ce tapage,

S’alarmait.

PLUCHARD.

En effet.

MARTEL.

J’ai conjuré l’orage.

J’ai dit ce qu’il fallait pour expliquer vos cris,

J’ai dit que vous étiez des Provençaux très gris.

Il fallait bien mentir : c’est chose respectable,

Au temps où nous vivons, qu’un banquier véritable,

Et Guilbert est de ceux sur qui l’on peut compter.

Il n’escamote point l’argent qu’il doit prêter ;

Il n’est point de ces gens, banquiers imaginaires,

Qui promettent toujours, Célimènes d’affaires,

Qui ne donnent jamais ; spéculateurs profonds

Que nous avons nommés entrebâilleurs de fonds.

C’est un appui solide, et nous...

PLUCHARD.

Veux-tu te taire ?

Le secours qu’il nous donne est encore un mystère.

MARTEL.

Qu’ai-je fait ?

DUBAC, finement.

Bon, Guilbert.

PLUCHARD, aux rédacteurs.

Eh ! messieurs !

TOUS.

Nous voici !

PLUCHARD.

On va vous apporter vos épreuves ici.

EDGAR.

On fait donc un journal ?

GRIFFAUT, riant.

D’où venez-vous ?

EDGAR.

D’Afrique.

MARTEL.

Tu n’as donc pas compris ce dîner symbolique ?

EDGAR.

Non.

MARTEL.

C’était un festin d’inauguration.

PLUCHARD.

Et cette symbolique illumination,

Une image empruntée à la mythologie :

La Vérité, journal, nous éclaire.

MARTEL.

En bougie.

Quand tu goûtais ces vins, ces truffes, ces pâtés...

EDGAR.

Bien !

MARTEL.

Tu te nourrissais de saines vérités.

EDGAR.

On ne m’avait rien dit, j’ai mangé sans comprendre.

Mais aussi votre argot...

MARTEL, montrant les journalistes.

Viens, je veux te l’apprendre.

Tu vois ces jeunes fous, ce sont nos rédacteurs,

Plus ou moins gens d’esprit et plus ou moins auteurs.

Celui-ci n’a jamais écrit une colonne,

Le moindre article ; mais pour auteur il se donne,

Et son plus grand effroi, c’est d’être reproduit.

Celui-là se croit Kant parce qu’il l’a traduit ;

Il épluche pour nous les journaux d’Allemagne.

Celui qui dort là-bas en ronflant, c’est l’Espagne.

Ce petit, c’est Bertrand, voyageur du journal ;

Oui, sans que ça paraisse, il est au Sénégal.

Ce grand pâle est Griffaut, une tête savante.

EDGAR.

Griffaut, je le connais, son nom seul m’épouvante ;

Il poursuit de sa haine un grand peintre, Morin,

Mon maître. Le pauvre homme ! il en meurt de chagrin.

MARTEL.

Griffaut n’est point méchant, mais dès qu’il veut écrire,

Il ne sait pas comment, tout lui tourne en satire,

Sa plume est venimeuse et son rire fatal.

C’est un fort bon garçon qui fait beaucoup de mal.

Il est chargé des arts, de la littérature,

Des peintres, des auteurs.

EDGAR.

Excellente pâture !

Mais il doit exciter de vifs ressentiments ?

MARTEL.

Il les brave, il ne fait ni tableaux ni romans.

EDGAR, montrant Jollivet qui dort.

Dis-moi, ce gros joufflu là-bas n’est pas des vôtres ?

MARTEL.

Qui ? lui !... c’est Jollivet, un de nos grands apôtres,

Écrivain politique et sermonneur de rois !

Le soutien du journal !...

EDGAR.

Il chancelle parfois.

MARTEL.

C’est le premier Paris, l’article d’importance,

Que l’on appelle aussi morceau de résistance !

C’est un homme très fort et qui sait son métier.

Comme buveur il peut troubler tout son quartier ;

Mais comme journaliste il est juge sévère ;

Diable ! il ne confond pas la plume avec le verre.

Ce Bacchus puritain, professeur de vertu,

N’est jamais plus moral que quand il a trop bu.

Il faut le voir, l’œil glauque et la face rougie,

S’indignant pour l’Europe au récit d’une orgie !

Il est beau !...

EDGAR.

Je le crois, car en fait de repas,

Il doit trouver honteux fous ceux dont il n’est pas.

DUBAC, qui écoutait.

Martel et Jollivet feront la politique,

Moi, je fais les canards.

MARTEL.

Ce mot veut qu’on l’explique.

On nomme fiction un mensonge rimé,

On appelle canard un mensonge imprimé.

Ainsi, ces deux Anglais jetés sur le rivage

Et mangés par un ours...

EDGAR.

C’est un canard.

MARTEL, riant.

Sauvage.

EDGAR.

Ce calembour, mon cher, est de bien mauvais goût.

DUBAC.

Ce coquin de Martel met de l’esprit partout.

EDGAR, montrant Dubac.

Cet homme est du journal ?

MARTEL.

Non pas.

EDGAR.

C’est quelque artiste ?

MARTEL.

Non.

EDGAR.

Quel est son état ?

MARTEL.

Flatteur de journaliste.

Il pose ses deux mains sur les épaules de Blondin, qui danse.

Allons, maudit sauteur, toujours en mouvement.

BLONDIN.

J’imitais Taglioni ; vois, ce pas est charmant.

Il danse.

MARTEL.

Il pleure le matin, et le soir il s’enivre.

BLONDIN.

Plus on est nécrologue, et plus on aime à vivre.

EDGAR, riant.

Monsieur est nécrologue ?

MARTEL.

Il écrit à ravir

Les articles de deuil.

BLONDIN, à Edgar.

Tout prêt à vous servir.

Qui pleurons-nous demain ? Un grand homme célèbre

Dont le nom soit ronflant dans la phrase funèbre.

MARTEL.

Non, c’est un vieux chimiste, un savant ingénu.

BLONDIN.

Tant mieux, eu fait de morts j’adore l’inconnu.

Trop de célébrité me gêne quand je vante,

Et je me tire mieux des vertus que j’invente.

Par aucun souvenir je ne suis arrêté.

Je brode sans remords, je pleure en liberté.

Mais j’exige qu’on soit bien mort ; je me défie.

Depuis que l’on m’a fait vanter un homme en vie,

J’y regarde à deux fois ; car messieurs les auteurs

Sont des fripons fieffés, d’infâmes imposteurs,

Qui, se moquant de tout, même du nécrologe,

Font semblant de mourir, pour voler un éloge.

On entend frapper à la petite porte.

Qu’ai-je entendu ! Messieurs, on a frappé trois coups.

Le spectacle commence.

PLUCHARD.

Entrez ; que voulez-vous ?

 

 

Scène VI

 

EDGAR, PLUCHARD, JOLLIVET, GRIFFAUT, BLONDIN, DUBAC, AUTRES JOURNALISTES, PERSONNAGES MUETS, MARTEL, CHARLES

 

Jollivet s’éveille.

MARTEL.

Ah ! je n’avais pas vu cette porte perfide.

BLONDIN.

C’est quelque femme !

MARTEL, effrayé.

Ô ciel !

BLONDIN, s’approchant de la petite porte.

Venez, beauté timide,

Ne tremblez pas, donnez votre gentille main.

Venez... Je ne vois rien...

Apercevant Charles.

Ah ! quel affreux gamin !

PLUCHARD, à Charles.

Viens, viens.

CHARLES.

Voilà, monsieur, une heure que je sonne,

Que je cherche partout, je ne trouve personne,

Et je me suis perdu dans ce grand corridor.

PLUCHARD.

Les gens sont à dîner.

JOLLIVET, étendant le bras.

Peut-on diner encor !

Charles donne les épreuves à Pluchard, qui les passe à Martel.

MARTEL, distribuant les épreuves, s’assied à la table.

Allons, messieurs, venez corriger votre style.

Tiens, donne à Jollivet.

BLONDIN, regardant Jollivet.

Ah ! c’est bien inutile !

MARTEL.

Griffaut, voilà pour toi. Tout ceci m’appartient.

GRIFFAUT.

Il me manque un feuillet.

MARTEL.

Celui-là te revient.

BLONDIN, secouant Jollivet.

Il ne pourra jamais corriger une phrase,

Il est tout à fait gris.

JOLLIVET.

Moi ! je suis en extase.

Il prend ses épreuves. Il lit.

Voyons : « Nous assistons à de tristes débats. »

Il saute plusieurs feuillets et ne regarde que la fin.

C’est très bien. « Le roi règne et ne gouverne pas. »

Il se rendort, les épreuves tombent par terre. Pluchard les ramasse.

MARTEL, corrigeant son article.

Que vois-je ? Chocolat... Chocolat de vanille.

Les bourreaux ! au lieu de consulat de Manille.

C’est charmant.

GRIFFAUT.

Moi, j’ai bien quoique petite erreur :

Ils ont mis l’empirique au lieu de l’empereur.

BLONDIN.

Ah ! ce n’est rien ; moi, j’ai l’autruche pour l’Autriche.

CHARLES, à Pluchard.

Voulez-vous voir, monsieur, l’épreuve de l’affiche ?

PLUCHARD.

Sans doute, donne-la.

Charles rentre dans le corridor.

MARTEL, parcourant l’article que Griffaut lui donne à lire.

Le mot est bien affreux,

Griffaut ; mais tu veux donc tuer ce malheureux ?

Il appelle Morin barbouilleur de murailles !

GRIFFAUT.

N’est-ce pas le vrai nom d’un peintre de batailles ?

BLONDIN.

Quoi ! c’est toujours Morin ? Tu le poursuis longtemps.

GRIFFAUT.

Aujourd’hui je l’achève.

BLONDIN.

Alors, moi, je l’attends.

EDGAR.

Ah ! messieurs, respectez ses quarante ans de gloire ;

Les tableaux de Morin sont toute notre histoire.

Pour parler d’un vieillard quittez ce ton railleur.

GRIFFAUT.

Je me laisse attendrir.

À Martel.

Efface... barbouilleur.

DUBAC, montrant Edgar.

Monsieur est quelque auteur maltraité, je parie.

EDGAR.

Moi, monsieur ? non, je suis dans la cavalerie,

Officier de spahis.

MARTEL, serrant la main d’Edgar.

Mon ami, mon témoin.

EDGAR.

Oui, dans tous ses duels.

DUBAC, à part.

Diable soit du Bédouin !

MARTEL.

Ce premier numéro, messieurs, est un modèle.

Demain de tout Paris ce sera la nouvelle.

Dans l’immense succès chacun aura sa part.

PLUCHARD, prenant les épreuves.

Et tout cet esprit-là sera signé Pluchard...

On sert le punch.

BLONDIN, montrant le rideau de la porte qui s’agite.

Regardez, regardez, on dirait d’une trombe.

CHARLES, soulevant le rideau.

Aidez-moi, c’est trop lourd, tout va tomber ; tout tombe !

Il laisse tomber un énorme rouleau d’affiches.

BLONDIN, dépliant le rouleau.

Voici des vérités de toutes les couleurs.

Les journalistes endormis se lèvent et viennent étaler des affiches de toutes couleurs ; ils se posent comme les renommées qui soutiennent les tableaux de bataille. Sur ces affiches immenses on lit.

LA VÉRITÉ
JOURNAL POLITIQUE QUOTIDIEN
PUBLIÉ
SOUS LES AUSPICES D’UN GRAND NOMBRE DE DÉPUTÉS.

PLUCHARD, servant le punch.

Martel, dans ce punch viens, viens noyer tes douleurs.

Quel amour peut brûler d’une plus belle flamme !

UN LAQUAIS, à Martel qui va pour boire.

On vient chercher monsieur.

PLUCHARD.

Eh ! qui donc ?

LE LAQUAIS.

Une dame.

MARTEL posant son verre sans boire.

Il me faut vous quitter, mes amis, plaignez-moi !

À demain.

TOUS.

À demain.

BLONDIN.

Va, nous boirons pour toi.

PLUCHARD, appelant Charles.

Eh ! gamin, viens ici ; tiens, voilà pour ta peine.

Blondin, Martel et Griffaut lui donnent une pièce de monnaie.

CHARLES, à part.

Chacun cent sous.

Haut.

Merci, messieurs. La bonne aubaine !

Les journalistes s’approchent de la table et boivent du punch.

EDGAR, les regardant.

Voilà donc le pouvoir que l’on nomme journal !

Royauté collective, absolu tribunal :

Un jugeur sans talent, fabricant d’ironie,

Qui tue avec des mots un homme de génie ;

Un viveur enragé – s’engraissant de la mort ;

Un fou – qui met en feu l’Europe et qui s’endort ;

Un poète manqué, grande âme paresseuse,

Qui se fait, sans amour, gérant d’une danseuse...

Tous gens sans bonne foi, l’un par l’autre trahis !

Ce sont là tes meneurs, ô mon pauvre pays !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un cabinet-bibliothèque. Sur le devant un bureau ; à gauche un canapé. On voit dans le fond, sur un fauteuil, un châle ; sur un autre fauteuil, un col de satin noir ; sur le canapé, une redingote, un chapeau d’homme et le sac à ouvrage d’une femme. Par terre beaucoup de papiers chiffonnés. Les cartons, les papiers du bureau sont en désordre.

 

 

Scène première

 

MARTEL, BAPTISTE

 

MARTEL reconduisant deux importuns.

Messieurs, j’en suis fâché, cela m’est impossible

Baptiste !... maintenant je ne suis plus visible

Pour personne ; entends-tu ? pour personne !

BAPTISTE.

C’est bien,

Bien.

MARTEL.

Je veux être seul, ne m’apporte plus rien,

Ni lettres ni journaux... enfin !... Quelle galère !

Et que c’est fatigant de se mettre en colère

Du matin jusqu’au soir !... Mon courage est à bout.

Ces gens-là viendront-ils me poursuivre partout ?

L’un m’attrape au collet, et me force d’entendre

Un article assommant qu’il s’obstine à me vendre ;

L’autre d’un grand projet prétend m’entretenir,

Et me prend mon chapeau pour mieux me retenir.

J’en trouve un toujours là, que je rentre ou je sorte ;

Je passe tout mon temps à les mettre à la porte.

Des auteurs !... c’est très long à chasser poliment.

Enfin me voilà seul ! seul et libre un moment !

La reine de mes jours, Nélie, est au théâtre :

Elle répète un pas Nymphe, je t’idolâtre,

Mais j’aime à te savoir heureuse loin de moi,

Et mon plus grand plaisir est de penser à toi !

Je ris, et cependant, je le sens, il est triste,

Quand on est né rêveur, de vieillir journaliste ;

De perdre la saison où le talent fleurit

En de mesquins travaux et de vains jeux d’esprit ;

De vendre ses destins pour un mince salaire ;

De travailler toujours, toujours pour ne rien faire ;

Griffonnage honteux qui nous gâte la main,

Œuvre sans avenir, succès sans lendemain !

Heureux si l’on nous jette un regret pour hommage,

Et si l’on nous admire en disant : Quel dommage !

Mais il est tard ; voyons, pour ce soir j’ai promis

Un article saillant contre nos faux amis.

Il s’assied devant son bureau.

Nous n’avons point, dit-on, de couleur politique,

Nous parlons pour ou contre un langage mystique.

Eh bien, soit, pourquoi prendre un chemin détourné ?

Attaquons le pouvoir, et flattons l’abonné ;

Mettons-nous franchement contre le ministère,

Soyons durs, disons-lui qu’il est sans caractère,

Qu’il subit sans courage une invisible loi,

Qu’il se laisse mener bassement... par le roi ;

Oui, commençons ainsi : « L’homme d’État résiste

« Au monarque, et pour lui la fermeté... »

CORNÉLIE dans la coulisse ; elle crie.

Baptiste !

MARTEL.

Ah ! mon Dieu, la voici... déjà... je suis perdu !

 

 

Scène II

 

MARTEL, CORNÉLIE, BAPTISTE

 

CORNÉLIE.

Baptiste, entendez-vous ?

BAPTISTE.

Oui, j’ai bien entendu.

Je viens, mademoiselle.

CORNÉLIE, avec humeur.

On m’appelle madame.

À Martel.

Dites-lui donc, monsieur, que je suis votre femme.

MARTEL, à son bureau.

Il ne le croirait pas, c’est un vieil entêté.

CORNÉLIE, à Baptiste.

Mon costume est-il prêt ? l’avez-vous rapporté ?

Sur la manche a-t-on mis des rosettes nouvelles ?

A-t-on raccommodé le ressort de mes ailes ?

BAPTISTE.

Oui, mad... ame, à présent elles battent toujours.

CORNÉLIE.

Mes socques, prenez-les... les monstres, qu’ils sont lourds !

Baptiste emporte les socques.

J’ai les pieds tout enflés... la maudite chaussure !

Pour de certains étals il faut une voiture.

Je ne dis pas cela pour me faire valoir,

Mais trotter le matin quand on danse le soir,

C’est très pénible...

Elle s’assied sur le canapé. Baptiste sort.

MARTEL, à part.

Oh ! oh ! le temps est à l’orage.

Ne nous démontons pas, et montrons du courage.

CORNÉLIE, tirant de sa poche un journal.

Me maltraiter ainsi, c’est une indignité !

Parler ainsi de moi dans votre Vérité !

Elle lit.

C’est affreux, voyez donc : « L’antique Cornélie

« À beau faire semblant d’avoir été jolie,

« Et raconter toujours ses succès d’autrefois,

« On ne l’applaudit point ; cette nymphe aux abois

« Dont l’âge prohibé joue au trente et quarante... »

Quel mauvais calembour !

Elle jette par terre le journal.

MARTEL, écrivant toujours.

Vous paraissez souffrante.

CORNÉLIE.

Oui, plaisantez, monsieur, prenez-le sur ce ton.

Vous n’avez donc pas lu ce mauvais feuilleton ?

MARTEL.

L’article de Griffaut ? si fait, ma bonne amie ;

Mais je l’ai lu très tard, et ma vue endormie...

CORNÉLIE.

Fort bien ; vos rédacteurs m’attaquent à loisir ;

C’est sans doute, monsieur, pour vous faire plaisir,

Que dans votre journal on m’insulte, on m’outrage ?

MARTEL, lisant le journal qu’elle lui met sous les yeux.

Ah !... je n’avais pas lu cet insolent passage ;

C’est un tour de Pluchard ; mais il me le paiera !

CONÉLIE.

Tout le monde on riait tantôt à l’Opéra.

Belle nymphe aux abois, c’est ainsi qu’on me nomme.

MARTEL.

Le traître de Pluchard !

CORNÉLIE.

Oh ! c’est un vilain homme !

Je l’ai toujours haï, je ne veux plus le voir.

MARTEL, à part.

Il va me dire encor : Je remplis un devoir.

Il faut la consoler.

Il se lève et va s’asseoir près d’elle sur le canapé. Haut.

C’est une indigne ruse,

Va, je les punirai ; ce tour n’a pas d’excuse ;

Ils savent tous combien je te suis attaché.

CORNÉLIE.

Le bel attachement !

MARTEL.

D’honneur, j’en suis fâché !

À part.

Ce coup est à la fois maladroit et barbare,

Car ces sinistres-là, c’est moi qui les répare.

Je ne la vois jamais chagrine sans effroi :

Ses consolations sont mes malheurs, à moi.

Haut.

Allons, il ne faut pas que cela te tourmente,

Tu n’as jamais été plus jeune et plus charmante :

Toujours tes petits pieds, et tes beaux cheveux d’or,

Et tes grands yeux d’azur...

CORNÉLIE, très radoucie.

Ce n’est pas tout encor

J’ai perdu mon manchon.

MARTEL, avec effroi.

Elle devient câline.

CORNÉLIE.

Un superbe manchon en martre zibeline.

MARTEL, à part.

Ce manchon égaré me paraît menaçant.

Je n’aime pas du tout ce regard caressant.

Haut.

Patience, Nélie, on va jouer mon drame,

Le succès est certain pour le rôle de femme ;

J’ai trouvé quelques vers très beaux Écoute-les.

CORNÉLIE.

Si vous m’aimiez, monsieur, vous feriez des ballets.

MARTEL.

J’en ai fait trois, et c’est... un travail monotone :

La Fille des déserts, Jupiter chez Latone,

Et Roland furieux.

CORNÉLIE.

Mon manchon !

MARTEL, à part.

Je suis pris.

Ah ! je suis ruiné, la martre est hors de prix ;

Le moindre chinchilla coûte une somme énorme.

Haut, regardant le châle de velours que porte Cornélie.

Quel joli mantelet ! quelle élégante forme !

CORNÉLIE, avec humeur.

C’est mon vieux mantelet, je le mets tous les jours.

MARTEL.

Eh bien, rien ne sied mieux qu’un châle de velours ;

Cela grandit la taille, ennoblit la tournure.

CORNÉLIE.

Oui, mais sur le velours il faut de la fourrure ;

On ne peut pas sortir sans manchon le matin.

MARTEL, à part.

Le manchon me poursuit ; inflexible destin !

Haut.

Un manchon ! la saison est bien trop avancée.

Nous sommes au printemps.

CORNÉLIE.

La rivière est glacée.

MARTEL.

Cela ne prouve rien... Les bourgeons vont s’ouvrir.

CORNÉLIE.

Il neige tous les jours.

MARTEL.

Les lilas vont fleurir.

CORNÉLIE.

Il me faut un manchon.

MARTEL, s’impatientant.

Alors, cherchez le vôtre.

CORNÉLIE.

Je l’ai perdu, vous dis-je, et j’en désire un autre.

MARTEL.

Je ne suis pas en fonds... Mais chut ! voici quelqu’un.

CORNÉLIE, à part.

C’est bon, j’y reviendrai.

MARTEL.

Encore un importun.

 

 

Scène III

 

MARTEL, CORNÉLIE, BAPTISTE, BAPTISTE

 

BAPTISTE.

Monsieur, c’est ce monsieur...

MARTEL.

Je n’y suis pour personne ;

Tu ne comprends donc pas les ordres que je donne ?

BAPTISTE.

Mais c’est monsieur Guilbert.

MARTEL, à Cornélie.

Va vite, et laisse-nous.

C’est notre homme d’argent !

Allant au-devant de Guilbert.

Pardon, je suis à vous.

Baptiste sort. Cornélie se retire lentement. Guilbert la regarde s’éloigner.

 

 

Scène IV

 

MARTEL, GUILBERT, et par moments CORNÉLIE

 

MARTEL.

Pardon, monsieur Guilbert, on vous fait bien attendre.

GUILBERT, à part.

J’interromps, je le vois, un entretien très tendre ;

Mais je suis sans pitié. Perdre cent mille écus

Par ce maudit journal ! Assez, je n’en suis plus.

Haut.

C’est madame Martel ? Monsieur, je vous dérange.

MARTEL.

Non, moi, je suis garçon.

À part.

Sa figure est étrange.

Il a l’air mécontent, il paraît agité.

N’oublions pas qu’il tient à la moralité.

Haut.

C’est une femme auteur qui m’apportait un livre.

Et de ces femmes-là j’aime qu’on me délivre.

Vous venez, n’est-ce pas, me parler du journal ?

Comment le trouvez-vous ?

GUILBERT.

Je le trouve fort mal.

MARTEL.

Vous m’étonnez, monsieur, son succès est immense.

GUILBERT.

Me ruiner d’un mot, c’est par là qu’il commence.

MARTEL.

Redoutez-vous déjà nos indiscrétions ?

GUILBERT.

Vous avez fait baisser toutes nos actions.

MARTEL.

Je ne vous comprends pas. Comment, monsieur, vous dites...

GUILBERT.

Je dis, parbleu, je dis que vos phrases maudites

Sur les chemins de fer, que vous montrez mourants,

Font perdre à moi Guilbert...

MARTEL.

Quoi ?

GUILBERT.

Trois cent mille francs !

MARTEL.

Ah ! monsieur, j’ignorais que dans cette industrie

Vous fussiez engagé ; croyez-le, je vous prie,

C’est un malheur affreux... j’en suis au désespoir...

Mais on peut...

CORNÉLIE.

Avons-nous la loge pour ce soir ?

Apercevant Guilbert.

Je le croyais parti.

Martel lui fait signe, elle sort.

GUILBERT, avec malice.

C’est encor cette dame ;

Elle vient donc souvent ?

MARTEL, avec embarras.

Oui, pour une réclame

Que dans notre journal elle veut publier.

GUILBERT.

Elle demeure près ?

MARTEL.

Sur le même palier.

Tout sera réparé, monsieur ; nous pouvons faire

Demain un autre article à celui-ci contraire ;

Oui, quelque industriel fictif nous écrira

Que nous avons eu tort, et tout s’arrangera.

Cela se fait souvent dans un cas difficile.

Un bon journal, monsieur, est un coursier docile

Qui peut passer partout quand il est bien monté.

GUILBERT.

Galopez donc sans moi, car votre Vérité

M’a mis à pied. Adieu ; ce début m’est funeste.

MARTEL.

Comment ?

GUILBERT.

Je veux garder pour moi ce qui me reste.

Je suis quitte envers vous, j’ai payé largement.

Demain je reprendrai mon cautionnement.

Il se dirige vers la porte.

MARTEL.

Monsieur Guilbert !...

CORNÉLIE.

Édouard...

GUILBERT, heurtant Cornélie.

Pardon... mais il me semble

Que je connais ces yeux... Cette femme ressemble...

C’est elle...

MARTEL, bas à Cornélie.

Va-t’en donc.

Elle sort.

GUILBERT.

Le mensonge est flatteur.

Depuis quand Cornélie est-elle femme auteur ?

Je crois que c’est plutôt la femme de ménage.

Ah ! monsieur, je comprends.

MARTEL, confus.

Pardonnez à mon âge.

GUILBERT.

Tout s’explique : vraiment, je ne m’étonne plus,

Messieurs, si vos écrits le soir sont mal relus,

Et si l’on trouve tant de prose vertueuse

Dans-vos articles faits aux pieds d’une danseuse !

Comme vous, nous vivions très gaiement autrefois,

Mais nous ne faisions pas et les mœurs et les lois.

Comme vous, nous aimions des femmes de théâtre,

Nous nous mêlions aux jeux de leur troupe folâtre ;

Nous flattions chaque jour leurs caprices nouveaux,

Nous leur donnions de l’or, des hôtels, des chevaux,

Des diamants, des fleurs, des châles, des dentelles,

Mais nous ne vivions pas en ménage avec elles !

Il sort indigné.

 

 

Scène V

 

MARTEL, seul

 

Qu’est-ce qu’il chante là, ce vieux mauvais sujet ?

Je règle mes amours, parbleu ! sur mon budget :

Si j’avais tant de luxe à donner à ma belle,

Va, je ne vivrais pas en ménage avec elle,

Et je lui ravirais le droit de m’enchaîner ;

Mais on partage, hélas ! quand on ne peut donner.

Quand on n’a pas d’argent pour payer l’infamie

D’une maîtresse... eh bien, l’on se fait une amie.

À sa dure misère on unit son destin,

En offrant ce qu’on gagne : un asile et du pain.

Réfléchissant.

Il est fâché... Sans lui nous serons mal à l’aise...

Mais il nous reviendra. Toute affaire mauvaise

À l’attrait du danger et du fruit défendu.

Rien ne ramène un cœur comme l’argent perdu...

Quoi ! deux heures déjà ! vite que je travaille !

Interrompu toujours, on ne fait rien qui vaille.

Il s’assied encore devant son bureau.

Je disais... je disais... mais je ne sais plus quoi...

Ah !... que le ministère est mené par le roi.

 

 

Scène VI

 

MARTEL, CORNÉLIE

 

CORNÉLIE, à part.

Enfin le voilà seul !

Haut.

Je venais pour te dire...

MARTEL, avec impatience.

Laissez-moi, laissez-moi... je suis en train d’écrire.

Laissez-moi !...

CORNÉLIE.

Travaillez, je ne vous parle pas.

À part.

J’ai trouvé le moyen.

Elle ouvre les cartons d’un cartonnier.

MARTEL.

Que fais-tu donc là-bas ?

CORNÉLIE.

Je cherche des papiers.

MARTEL, riant.

Des papiers de famille ?

CORNÉLIE, prend un manuscrit et lit.

« Le Ministre et l’amant, on la Mère et la fille. »

Je savais bien l’avoir serré dans ce carton.

MARTEL.

Quel est ce manuscrit ?

CORNÉLIE.

C’est un vieux feuilleton...

Une histoire d’amour que vous avez écrite

Un matin, en riant.

MARTEL.

Une histoire inédite ?

CORNÉLIE.

Un article de mœurs qui n’est pas important...

À part.

Mais que nous donnerons pour trois cents francs comptant.

Elle lit.

« Madame de Lorville aimait à la folie,

« Comme on aime à trente ans, quand on n’est plus jolie,

« Un préfet. » – C’est cela, bien...

Elle tourne quelques pages et lit encore.

« Très honnêtement

« La mère a marié sa fille à son amant. »

De madame Guilbert c’est le portrait, l’histoire...

Bah ! les noms sont changés... il n’a pas de mémoire.

D’ailleurs, je saurai bien l’envoyer malgré lui.

Patience, j’aurai la victoire aujourd’hui.

Ceci, c’est un manchon.

Elle roule le manuscrit, dans lequel elle met ses mains comme dans un manchon.

MARTEL.

Tu bavardes sans cesse,

Je ne puis travailler.

CORNÉLIE.

Bien, monsieur, je vous laisse.

MARTEL, écrivant rapidement.

Ne me dérange plus, je suis très en retard.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

MARTEL, PLUCHARD

 

PLUCHARD.

Il faut que je lui parle ! Allons, c’est moi, Pluchard.

MARTEL, impatienté.

À l’autre, maintenant.

PLUCHARD, avec effroi.

Martel, as-tu des armes ?

MARTEL.

Qu’est-il donc arrivé ?

Il quitte son bureau.

PLUCHARD.

Ma femme est tout en larmes.

MARTEL.

On veut t’assassiner ! D’où te vient cet émoi ?

Parle.

PLUCHARD.

Un homme est venu pour se battre avec moi.

Ah ! jamais je n’ai vu de pareille colère.

Il criait, il jurait comme un héros d’Homère.

Ah ! quel homme !

MARTEL.

Son nom ?

PLUCHARD.

Morin.

MARTEL.

Quoi ! ce vieillard ?...

PLUCHARD.

Un vieillard, lui ! Tudieu, c’est un fameux gaillard,

Qui devient diablement jeune quand il se fâche.

Il vous traite de fou, d’ignorant et de lâche,

Et de mille autres noms à peu près de ce goût.

Mais le plus effrayant, c’est qu’il me suit partout.

Oui... je viens de le voir en entrant tout à l’heure.

MARTEL.

Rien de plus naturel, c’est ici qu’il demeure.

PLUCHARD.

Je respire.

On entend tomber des tables, des chaises.

MARTEL.

Entends-tu ce bruit ?

PLUCHARD.

Quel bacchanal !

Qu’est-ce que ce tapage ?

MARTEL.

Un effet de journal.

PLUCHARD.

J’entends marcher là-haut.

MARTEL.

C’est ton homme qui rentre...

C’est le lion blessé qui rugit dans son antre,

Exhalant contre nous sa haine et sa fureur.

PLUCHARD.

Dis-moi, n’était-il pas peintre de l’empereur ?

MARTEL.

Oui.

PLUCHARD, reculant épouvanté.

Mais qui vient donc là... dans ce corridor sombre ?

MARTEL.

Tout l’effraye aujourd’hui.

PLUCHARD.

Mon ami, c’est une ombre,

Un fantôme boiteux ; ce n’est point un mortel.

Quels cheveux ! quelle barbe !... il vient !

 

 

Scène VIII

 

MARTEL, PLUCHARD, ANDRÉ

 

André entre par la porte de service ; il a une jambe de bois et un bras de moins.

ANDRÉ.

Monsieur Martel.

MARTEL.

C’est quelque mendiant, va-t’en fermer la porte.

Quand puis-je travailler ?

Il s’assied devant son bureau.

ANDRÉ, tenant un papier.

Monsieur, je vous apporte

La liste des tableaux du grand peintre Morin.

PLUCHARD, d’un air gracieux.

C’est un talent sublime, et nous étions en train

À part.

De faire son éloge. Attirons ce sauvage,

Et servons-nous de lui pour apaiser la rage

De ce fou dangereux qui trouble mon repos.

Haut.

Je vous le disais bien, vous venez à propos :

Vous êtes de Morin...

ANDRÉ.

Le serviteur fidèle,

L’ami, le confident, et, de plus, le modèle.

Depuis deux ans je souffre en le voyant souffrir.

Ah ! monsieur, les journaux ! ils nous feront mourir.

PLUCHARD.

Martel, écoute donc cet homme ; il m’intéresse,

Vraiment.

ANDRÉ.

Monsieur Martel, pardon, si je m’adresse

À vous pour obtenir quelques soulagements

Aux chagrins de mon maître, à ses affreux tourments ;

Ce désespoir, monsieur, c’est comme une folie ;

Ses accès me font peur : il s’emporte, il s’oublie.

Un jour, n’en dites rien, il s’est empoisonné.

Ses élèves déjà l’ont tous abandonné.

Dam, messieurs, vous avez tant ri de son école,

Que tous ces jeunes gens vous ont crus sur parole ;

En lisant les journaux, ils rougissaient de lui,

Et comme des ingrats loin du maître ils ont fui.

L’atelier est désert. Monsieur le journaliste,

Ayez pitié de lui. Tenez, voici la liste

Des tableaux qu’il a faits jadis, dans son bon temps :

Alexandre, l’Amour faisant passer le Temps,

La Bataille d’Iéna, les Muses au Parnasse...

MARTEL, toujours assis à son bureau.

Bien ; pour le consoler, que veux-tu que je fasse ?

ANDRÉ.

Un éloge, monsieur, lui rendrait la raison.

MARTEL.

Un éloge, en effet, c’est le contrepoison

De la critique.

ANDRÉ.

Un mot, et moi je vous pardonne

D’avoir dépareillé mon auguste personne.

MARTEL.

Que dis-tu ? je serais...

ANDRÉ.

Vous, non, mais vos pareils,

Dont j’ai trop bien suivi les dangereux conseils ;

Ceux qui nous font rester trois jours en embuscade

Derrière un omnibus, qu’ils nomment barricade ;

Qui, chauffant nos esprits, dans de sanglants combats

Nous donnent rendez-vous, et qui n’y viennent pas.

Nous étions des héros dans notre imprimerie,

Nous allions tous les ans délivrer la patrie.

En juin, j’étais là-bas ; diantre ! il y faisait chaud !

J’y courus patriote, et j’en revins manchot ;

Les balles m’ont taillé, messieurs, vous voyez comme.

Or, n’ayant plus d’état, je me suis fait bel homme.

PLUCHARD.

En effet.

ANDRÉ.

Non, je suis mieux que je ne parais ;

La blouse me va mal, il faut me voir de près.

PLUCHARD.

Vous avez une barbe...

ANDRÉ.

Ah ! c’est là ma fortune.

Cette barbe, messieurs, c’est celle de Neptune,

C’est celle de Moïse et celle de Platon.

Je nourris quatre enfants des fruits de mon menton.

Pour un boiteux manchot, c’est être encore habile

Que de gagner sa vie en restant immobile.

N’importe, j’aimais mieux mon état d’imprimeur.

Je me sens mannequin et j’en ai de l’humeur.

Ah ! les vilains journaux ! ah ! que je les déteste !

Je les déchire tous de la main qui me reste.

Tiens ! j’oubliais, monsieur... vous êtes du métier...

MARTEL.

Je te livre, mon cher, le troupeau tout entier.

Mais va vite porter ma promesse à ton maître :

Nous ferons son éloge.

ANDRÉ.

Il ne doit point connaître

Ma visite.

MARTEL.

Souvent, va, je prends son parti ;

Tu n’as en me parlant prêché qu’un converti.

À Pluchard.

Toi, Pluchard, maintenant que tu n’as rien à craindre,

Cours apaiser Guilbert ; il est venu se plaindre.

PLUCHARD.

Guilbert ?

MARTEL.

Il veut, dit-il, reprendre son argent.

Va vite le calmer.

PLUCHARD.

Ah ! ce n’est pas urgent,

Car nous serons bientôt hors de sa dépendance.

MARTEL.

Vrai ? tant mieux ! À ce soir.

PLUCHARD.

Au foyer de la danse.

ANDRÉ.

Adieu, monsieur Martel, je n’espère qu’en vous.

MARTEL.

Va, sous deux jours Morin sera content de nous.

 

 

Scène IX

 

MARTEL, seul

 

Je n’ai rien fait encor, la journée est passée !

Reprenons, s’il se peut, ma phrase commencée.

Je ne sais où j’en suis. Mais, dites-moi, peut-on,

Avec tous ces tracas, écrire rien de bon ?

Comment ne pas manquer un article qu’on bâcle ?

S’il n’est pas monstrueux, c’est encore un miracle.

Voyons... « Le ministère agit légèrement.

« Nous pourrions le laisser dans son aveuglement ;

« Mais ses folles erreurs, la France les expie,

« Et nous devons sauver les... »

 

 

Scène X

 

MARTEL, CHARLES

 

CHARLES.

Monsieur, la copie ?

MARTEL.

Ah ! malédiction ! déjà !... me voilà bien !

CHARLES.

Avez-vous quelque chose à donner ?

MARTEL.

Je n’ai rien.

CHARLES.

Monsieur, les ouvriers attendent.

MARTEL.

Qu’ils attendent !

CHARLES.

J’arrive du bureau ; ces messieurs vous demandent

Le feuilleton des arts.

MARTEL.

Eh bien, va le chercher.

Griffaut...

CHARLES.

Il est malade et vient de se coucher.

On ne peut pas le voir, et sa mère le garde.

MARTEL.

Quoi, pas de feuilleton !

 

 

Scène XI

 

MARTEL, CORNÉLIE, un manuscrit à la main, CHARLES

 

CORNÉLIE.

Bon, ceci me regarde.

Un feuilleton, Édouard ? moi, j’ai ce qu’il vous faut,

Et cet article-là vaut tous ceux de Griffant.

MARTEL.

Ah ! tu viens me sauver. Quelle excellente idée !

Voyons ce manuscrit.

CORNÉLIE, à part.

Je vais être grondée.

À Charles.

Tiens, petit.

MARTEL.

Non, donnez, donnez donc.

CORNÉLIE.

Le voilà.

MARTEL, parcourant le manuscrit.

Je ne veux point du tout qu’on imprime cela.

Pour madame Guilbert le tour serait infâme.

CORNÉLIE.

Vous avez toujours dit du mal de cette femme :

Je ne sais d’où vous vient cette prompte amitié.

MARTEL.

Mais sa fille est un ange.

CORNÉLIE.

Eh bien !

MARTEL.

J’en ai pitié.

Ce serait la frapper, elle aime tant sa mère !

CORNÉLIE, avec affectation.

Madame de Dercourt vous est-elle si chère ?

Je vous trouve, vraiment, très sensible aujourd’hui.

MARTEL, déjà ébranlé.

D’ailleurs, monsieur Guilbert...

CORNÉLIE.

Gênez-vous donc pour lui !

Ne vous souvient-il plus de ses grosses injures

À propos de vos goûts et de vos mœurs impures,

Et ne trouvez-vous pas qu’il ait bien mérité

Qu’on l’épargne à son tour dans sa moralité ?

Son indignation était trop pathétique.

CHARLES.

Monsieur ne donne pas l’article politique ?

CORNÉLIE, reprenant le manuscrit.

Donnez ce feuilleton...

MARTEL.

Laissez-moi le revoir...

CORNÉLIE.

Vous le corrigerez aux épreuves ce soir.

Elle donne l’article à Charles, qui sort. Des marchands envahissent le théâtre.

MARTEL.

Maintenant, laissez-moi travailler, je vous prie.

CORNÉLIE, à part.

Malgré sa volonté, malgré sa brusquerie.

Quand il est en retard j’en fais ce que je veux.

 

 

Scène XII

 

MARTEL, CORNÉLIE, UN POÈTE tenant un gros livre, UN ÉDITEUR portant plusieurs volumes, UN ABONNÉ, UN NÉGOCIATEUR DE MARIAGES, MARCHANDS de toute espèce : l’un porte un parasol, l’autre un fusil, l’autre un fourneau, l’autre un chapeau : plusieurs marchandes de modes portent des cartons, BAPTISTE

 

UN MARCHAND de cosmétiques, à Cornélie.

Madame, c’est une eau pour teindre les cheveux.

LE POÈTE, à Martel.

C’est vous monsieur Martel, le fameux journaliste ?

CORNÉLIE, voyant toute cette foule.

Que de monde, grand Dieu !

MARTEL.

D’où sortent-ils ?

CORNÉLIE et MARTEL.

Baptiste !

CORNÉLIE, à Baptiste.

Qu’est-ce que ces gens-là ?

BAPTISTE.

Ce sont... des inconnus.

CORNÉLIE.

Le sot ! je le sais bien.

MARTEL.

Par où sont-ils venus ?

BAPTISTE.

Par la porte, monsieur. Ce gamin veut ma perte,

Il a laissé là-bas la porte tout ouverte.

LE POÈTE, à Martel, en lui offrant un livre.

Monsieur Martel, ce livre est un petit recueil

De vers badins, daignez y jeter un coup d’œil.

UN LIBRAIRE-ÉDITEUR, offrant quatre volumes.

Daignez lire, monsieur, ce traité de morale.

UN PHARMACIEN, offrant une boîte.

Daignez goûter, monsieur, ma pâte pectorale.

MARTEL, impatienté.

Les annonces, messieurs, ne me regardent point.

UN ABONNÉ.

Monsieur, nous différons d’avis sur plus d’un point...

À propos du sultan vous dites de ces choses...

Qui... que... Vous confondez les effets et les causes...

MARTEL, avec humeur.

Eh ! monsieur !

L’ABONNÉ.

De ce ton j’ai droit d’être étonné.

MARTEL.

Eh ! qui donc êtes-vous ?

L’ABONNÉ.

Je suis votre abonné.

Martel, furieux, range ses papiers et se dispose à sortir ; les marchands qu’il a repoussés se retournent vers Cornélie et Baptiste.

UN GRAINETIER, à Baptiste, lui montrant Martel.

À vous importuner, monsieur, je me hasarde ;

Veuillez l’intéresser à ma blanche moutarde.

UN NÉGOCIATEUR de mariage, à Cornélie, que des marchands de modes entourent.

Je puis vous marier, madame, à peu de frais ;

Le monde est tout rempli des heureux que j’ai faits.

UN FABRICANT de briquets phosphoriques.

Ces briquets merveilleux ont détrôné Fumade.

UN FABRICANT de cheminées, à Baptiste.

Essayez mes fourneaux.

UN PARFUMEUR, à Cornélie.

Protégez ma pommade !

UN MARCHAND de comestibles, à Cornélie.

Mon racahout engraisse et fait vivre cent ans.

CORNÉLIE.

Qui nous délivrera de tous ces charlatans ?

BAPTISTE, mettant dans ses poches force boîtes et pots de pommade qu’on lui donne de tous côtés.

Sans rien dire, je fais ma petite récolte.

CORNÉLIE, à Martel, qui marche vers la porte.

Où courez-vous, Édouard ?

MARTEL, exaspéré.

Ma foi, je me révolte ;

Oui, je vais loin de vous, de ce bruit infernal,

Écrire mon article au bureau du journal.

J’en conviens, on fait peu de bonne politique

Dans votre compagnie et dans cette boutique.

Il sort avec son portefeuille sous le bras ; tous les marchands le poursuivent.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon du ministère de l’intérieur.

 

 

Scène première

 

GUILBERT, EDGAR

 

EDGAR.

Eh bien, monsieur Guilbert, vous faites des journaux ?

GUILBERT, avec humeur.

Tout le monde aujourd’hui m’accueille par ces mots !

EDGAR.

Ah ! c’est qu’ils ont acquis dans cette circonstance,

Ici, pour tout le monde, une grande importance.

L’article d’aujourd’hui produit un tel effet !...

GUILBERT.

Parbleu, vous savez bien que je ne l’ai pas fait.

Je ne me suis jamais donné des airs d’écrire.

EDGAR.

Vous ne l’avez pas fait, mais vous l’avez dû lire ;

On ne croira jamais qu’un article pareil.

Contre le maréchal président du conseil,

N’ait pas été dicté, soufflé par votre gendre.

GUILBERT.

Mais mon gendre est ministre...

EDGAR.

Il a beau s’en défendre,

On affirme partout que l’article est de lui.

On dit qu’à ce journal il donne son appui,

Qu’il veut dans le conseil susciter une guerre,

Pour former à lui seul un nouveau ministère.

Ceci doit amener un fâcheux résultat.

GUILBERT.

Quel supplice d’avoir un gendre homme d’État !

On ne peut pas tenir une affaire secrète ;

On ne peut dire un mot sans qu’on ne l’interprète ;

On trouve à chaque pas quelques pièges nouveaux.

 

 

Scène II

 

GUILBERT, EDGAR, MADAME GUILBERT

 

Elle est en grande parure et coiffée d’un turban.

MADAME GUILBERT.

Comment, monsieur Guilbert, vous faites des journaux !

GUILBERT.

Ah ! voilà maintenant ma femme qui me gronde !

Aujourd’hui je serai grondé par tout le monde,

C’est mon sort, et je sens que je l’ai mérité.

MADAME GUILBERT.

Pourquoi faire un journal ?

GUILBERT.

Quelle fatalité !

MADAME GUILBERT.

Dans quel but, s’il vous plaît ?

GUILBERT.

Vous ignorez, ma chère.

Qu’un journal peut servir beaucoup dans mainte affaire.

MADAME GUILBERT.

Soit, mais pour profiter d’un semblable moyen,

On dit aux rédacteurs...

GUILBERT.

Vous les connaissez bien !

Ce sont des indiscrets, des fous que rien n’arrête.

Ils ont l’air de comprendre, et ne font qu’à leur tête,

Répondant, sans égard pour le plus maltraité,

Qu’ils doivent, avant tout, dire la vérité.

Mais, grâce au ciel ! je suis sorti de leur galère.

MADAME GUILBERT.

Oui, mais vous sortirez aussi du ministère,

Si vous ne vous hâtez de réparer le mal

Que nous fait, malgré vous, ce malheureux journal.

Votre gendre demain ne sera plus ministre.

GUILBERT.

Courage, on peut encore éloigner ce sinistre.

Ses collègues, ma chère...

MADAME GUILBERT.

Ah ! dites ses rivaux !

 

 

Scène III

 

GUILBERT, EDGAR, MADAME GUILBERT, VALENTINE

 

Elle est en toilette du matin, mais elle est déjà coiffée pour le bal.

VALENTINE.

Mon père, depuis quand faites-vous des journaux ?

GUILBERT.

C’est ton tour à présent, ma pauvre Valentine !

VALENTINE.

Mon Dieu, ne croyez pas que cela me chagrine.

Dans tous ces embarras je ne vois qu’un danger,

Qu’un vrai malheur.

EDGAR.

Lequel ?

VALENTINE.

C’est de déménager.

MADAME GUILBERT.

Valentine eut toujours des goûts philosophiques.

VALENTINE.

Oui, je verse fort peu de larmes politiques.

Je ne tiens pas beaucoup au ministère, moi.

GUILBERT.

Mais tout n’est pas perdu.

VALENTINE.

Pas encor ?

GUILBERT.

Non, ma foi.

Nous allons arranger tout cela, je l’espère !

Mon gendre est chez le roi ?

VALENTINE.

Depuis longtemps, mon père.

GUILBERT.

Moi je vais m’expliquer avec le président,

Et renier très haut cet article impudent.

MADAME GUILBERT.

Et moi, de mon côté, je cours, à l’instant même.

Chez sa femme...

GUILBERT.

Non pas ; chez la femme qu’il aime,

C’est plus adroit. Tâchez de la voir par hasard.

UN LAQUAIS, à Guilbert.

On demande monsieur.

GUILBERT.

Qui donc ?

LE LAQUAIS.

Monsieur Pluchard.

GUILBERT.

Ah !... bien !

MADAME GUILBERT.

Cet entretien est-il inévitable ?

Faut-il...

GUILBERT.

Le président doit être encore à table.

Au laquais.

Qu’il entre... ce monsieur ! Je vais l’expédier ;

Le laquais sort.

Il ne faut qu’un moment pour le congédier.

Ce gérant responsable est l’intrigant, le traître

Qui nous compromet tous. Vous allez le connaître.

Ah ! je veux le traiter impitoyablement !

 

 

Scène IV

 

GUILBERT, MADAME GUILBERT, VALENTINE, EDGAR, PLUCHARD

 

Pluchard salue madame Guilbert et Valentine, qui se retirent à l’écart et causent entre elles. Edgar tend la main à Pluchard, qui a l’air profondément triste. Guilbert et Pluchard occupent le milieu du théâtre.

PLUCHARD, à Guilbert.

Je venais vous parler du cautionnement.

À des formalités, monsieur, on nous oblige...

GUILBERT.

Oh ! je vous donnerai tout le temps qu’on exige ;

Ce qui m’importe à moi, c’est que l’on sache bien

Que dans votre journal je ne suis plus pour rien ;

Car je rougis, messieurs, d’avoir eu l’imprudence

De me mettre un instant dans votre dépendance.

À mon âge, en effet, j’aurais dû deviner

Que vous êtes des gens qu’on ne peut gouverner.

Se tournant vers Edgar.

Mais comment croire aussi que la sotte critique

De ces sots va changer toute une politique ?

Se tournant vers Pluchard qui n’écoute pas.

Il est triste, messieurs, d’être mené par vous.

Ah ! sans doute, et je souffre en pensant que des fous,

Griffonnant en riant auprès de leurs maîtresses,

Entre deux bols de punch, même entre deux ivresses,

Peuvent avec un mot absurde, irréfléchi,

Perdre un homme d’État dans les travaux blanchi.

Regardant Pluchard, qui reste immobile.

Qu’en dites-vous, monsieur ? votre sang-froid m’étonne.

PLUCHARD.

Je suis si malheureux, que je ne plains personne.

Je le crois comme vous, ce journal est mauvais ;

Mais cela m’est égal, je ne le lis jamais.

GUILBERT.

Ah ! c’est charmant, monsieur ; vous en lisez un autre ?

PLUCHARD.

Est-ce que j’ai le temps ?

GUILBERT.

Mais cependant, le vôtre...

PLUCHARD.

Le lire est un ennui que je peux m’épargner.

C’est déjà bien assez, vraiment, de le signer.

GUILBERT.

Quoi ! pas un numéro ?

PLUCHARD.

Pas une seule ligne,

Et la preuve, monsieur, c’est... c’est que je le signe.

Leur article d’hier, il est incriminé.

Il me faudra subir, si je suis condamné,

Frais, amende et prison. Ah ! pour moi c’est très grave.

On dit notre prison froide comme une cave.

Les maux de dents, monsieur, sont mon infirmité ;

Ce que je crains le plus, moi, c’est l’humidité.

Valentine se met à rire, madame Guilbert la gronde.

GUILBERT, satisfait.

Ma foi !

PLUCHARD.

J’avancerai les fonds de leur amende ;

Mais je n’espère pas du tout qu’on me les rende.

Non, je connais, monsieur, ce monde intelligent.

Ils ont beaucoup d’esprit, mais ils n’ont pas d’argent.

Force dettes ! que moi je suis chargé d’éteindre.

Ah ! loin de m’accuser, monsieur, il faut me plaindre.

J’ai d’aimables amis qui me font bien souffrir.

GUILBERT.

Vos malheurs ne sauraient aujourd’hui m’attendrir.

Dans tout cela je perds une très forte somme.

PLUCHARD.

Et moi donc ! moi, j’y perds un oncle, le pauvre homme !

Un riche fabricant... Ils l’ont si maltraité

Qu’il en est furieux, et m’a déshérité.

GUILBERT.

Ils me forcent d’aller, bégayant une excuse,

Porter chez un ministre une mine confuse.

J’ai manqué de tomber dans un abîme affreux.

PLUCHARD.

Et moi donc ! j’ai manqué de me battre pour eux !

Je leur donne un dîner dont ils font une orgie.

Ils changent un salon tout neuf en tabagie.

GUILBERT.

Ils me causent à moi les plus grands embarras.

PLUCHARD.

Ils m’ont gâté, monsieur, tout un meuble en lampas.

GUILBERT.

Mon gendre est indigné.

PLUCHARD.

Ma femme est furieuse !

VALENTINE, éclatant de rire.

Le plaisant désespoir !

MADAME GUILBERT.

Mais tais-toi donc, rieuse.

GUILBERT.

J’ai peur du président.

PLUCHARD.

J’ai peur du tribunal.

GUILBERT.

Ah ! le maudit journal !

PLUCHARD.

Ah ! le maudit journal !

EDGAR.

Je le vois, les journaux nuisent à tout le monde :

À celui qui les lit !

GUILBERT.

À celui qui les fonde !

PLUCHARD.

À celui qui les signe !

EDGAR.

Oui, c’est un vilain jeu.

L’homme le plus adroit se brûle avec le feu.

MADAME GUILBERT.

Mais il est tard : venez, monsieur Guilbert, de grâce,

J’ai hâte de savoir au moins ce qui se passe.

Partons vite.

VALENTINE, courant après madame Guilbert.

Et mon bal ? nous irons, je le veux.

Mais, ma mère, pourquoi cacher vos beaux cheveux ?

Pourquoi mettre aujourd’hui cette lourde coiffure ?

MADAME GUILBERT.

Enfant, il s’agit bien vraiment de ma parure,

Quand ta position est près de s’écrouler !

Mais toi, fais-toi très belle.

VALENTINE.

Oui, pour dissimuler.

MADAME GUILBERT, revenant sur ses pas, à Edgar.

Vous m’avez annoncé pour ce soir la visite

D’un de vos vieux amis, homme d’un grand mérite.

EDGAR.

Le célèbre Morin.

MADAME GUILBERT.

J’aurais voulu le voir ;

Mais Valentine est libre et va le recevoir.

Elle sort. Valentine court l’embrasser.

EDGAR, les regardant.

Quelle charmante mère et quelle aimable fille !

Il me tarde déjà d’être de la famille.

Qu’une telle union doit avoir de douceur !

 

 

Scène V

 

EDGAR, VALENTINE

 

VALENTINE.

À nous deux maintenant. Vous avez vu ma sœur ?

EDGAR.

Oui, je viens de la voir.

VALENTINE.

Ah ! comme elle est grandie !

EDGAR.

Il faut la marier.

VALENTINE.

Elle est trop étourdie.

Non, monsieur, c’est finir trop tôt votre roman,

Et vous devez languir pour elle encore un an.

EDGAR.

Un an ! mais c’est trop long ; vous êtes bien sévère !

VALENTINE.

Songez donc qu’elle doit vivre loin de ma mère.

Malgré l’attachement qu’elle ressent pour vous,

Elle pleure en songeant qu’il faut nous quitter tous.

Se séparer déjà de ma mère, à son âge !

Moi je n’aurais pas eu ce douloureux courage.

J’aimais bien mon mari, mais s’il avait osé

Me dire : Quittez-la, je l’aurais refusé.

EDGAR, lui prenant la main.

Chère sœur !

À part.

Voilà donc cette famille unie

Qu’un monde corrompu soupçonne et calomnie !

Elle mériterait un destin plus heureux !

VALENTINE.

Pourquoi lever au ciel des regards langoureux ?

EDGAR, à part.

Je tremble qu’un hasard fatal ne lui révèle

Les propos que l’on tient sur sa mère et sur elle.

Un soupçon troublerait toute sa vie.

VALENTINE.

Eh bien ?

Je vous parle, monsieur, vous ne répondez rien.

EDGAR.

Mais je suis inquiet, je réfléchis, je pense

Au nouveau choc qui peut troubler votre existence.

Si jeune, avec vos goûts, vivre d’ambition !

VALENTINE.

Je n’ai guère l’esprit de ma position.

EDGAR.

Aux soupçons de l’envie être toujours en hutte,

Toujours craindre un revers et prévoir une chute.

VALENTINE.

Qui ? moi ! ces craintes-là ne sont pas mes tourments.

Non, les jours de revers sont mes plus doux moments.

Je regretterais peu ces honneurs qu’on m’envie ;

Dans mes affections j’ai mis toute ma vie ;

Et loin de m’effrayer, j’attends avec plaisir

Un revers qui permet de s’aimer à loisir.

Dans les pompeux salons de ce beau ministère

Je ne vois presque plus mon mari ni ma mère.

Le pouvoir les enivre, ils ne pensent qu’à lui.

Ils en ont tout l’honneur, moi j’en ai tout l’ennui.

EDGAR, riant.

Ah ! vous vous occupez des affaires publiques !

C’est vous qui décidez nos destins politiques ?

VALENTINE, avec impatience.

Je ne dis pas cela ; que vous êtes moqueur !

Je dis qu’au ministère il faut briser son cœur,

Et que j’aimerais mieux dans une humble retraite,

Avec tous ceux que j’aime et qu’ici je regrette,

Vivre éternellement sans plaisirs, sans espoir,

Que d’être toujours seule au faîte du pouvoir.

EDGAR.

Il est pourtant très doux, pour une jeune femme,

De faire l’importante et d’être grande dame.

VALENTINE.

Pas pour moi : je n’ai pas du tout de vanité.

EDGAR, affectueusement.

Ils appellent cela de la légèreté !

VALENTINE.

Vrai, je ne comprends rien aux ruses de l’intrigue.

Mon rôle, si brillant, m’attriste et me fatigue.

Ce monde de bavards m’ennuie au dernier point.

Et malgré mes efforts, je ne le cache point,

Ma figure s’allonge, et je bâille, je bâille !

EDGAR.

Quoi ! vous bâillez chez vous ?

VALENTINE.

Jusqu’à ce qu’on s’en aille.

EDGAR.

C’est mal.

VALENTINE.

Vous ignorez cet horrible devoir,

Ce supplice flatteur qu’on nomme recevoir !

Le premier jour j’ai cru que j’en deviendrais folle.

Je ne pouvais trouver une seule parole.

Et puis je me perdais dans tous ces députés.

À dîner, j’en avais d’affreux à mes cotés :

Les deux plus laids.

EDGAR.

Sans doute, et c’est l’usage en France.

À table vous devez donner la préférence

Toujours au plus infirme, au plus grave, au plus vieux.

VALENTINE.

Oui, c’est de très bon goût, mais c’est très ennuyeux.

Je n’aime pas non plus ces brillantes coquettes

Qui de leur protégé se faisant interprètes,

Viennent à mon mari glisser des billets doux.

J’ai peur : une audience est presque un rendez-vous.

EDGAR.

Vous jalouse !

VALENTINE, vivement.

Ah !... chassons cette idée importune,

Non, je n’ai de rivale encor que la tribune ;

Mais la cruelle sait mieux que moi le charmer.

Un ministre aujourd’hui n’a pas le temps d’aimer.

Le rapport du budget, le vote de l’adresse,

Sont des événements qui troublent la tendresse,

Et le plus vif amour a des distractions

Dans les jours orageux d’interpellations.

EDGAR.

N’accusez pas Dercourt ; vous êtes son idole.

Vous avez tout crédit.

VALENTINE.

Oui, cela me console.

D’obliger nos amis il a plus d’un moyen,

Je l’aide quelquefois à faire un peu de bien.

EDGAR.

Vous pourriez donc me rendre un immense service ?

VALENTINE.

Ah ! dans l’art d’intriguer je suis encor novice.

EDGAR.

Aussi votre crédit ne court aucun danger :

C’est un très grand talent que j’ose protéger.

VALENTINE.

Quel est ce grand talent que l’on me recommande ?

Allons, voyons, monsieur, faites votre demande.

Nous penserons au sort de votre protégé.

EDGAR.

Vrai ?

VALENTINE, riant.

Si nous n’avons pas ce soir notre congé.

EDGAR.

On décore en peinture une nouvelle église,

Et la grande coupole...

VALENTINE.

Hélas ! elle est promise.

EDGAR.

Vous croyez ?

VALENTINE.

C’est monsieur Jardy qui l’obtiendra.

EDGAR.

Ah ! ce pauvre Morin ! que faire ? il en mourra.

VALENTINE, souriant.

Quoi ! c’était donc pour lui ?

EDGAR.

Sans doute, pourquoi rire ?

VALENTINE.

Ah ! c’était pour Morin, ce peintre de l’Empire

Qui fait des Adonis dont on se moque tant ?

EDGAR.

Les tableaux de florin sont bien connus pourtant.

Son talent...

VALENTINE.

Son talent, tout le monde le nie.

EDGAR.

Morin n’en est pas moins un homme de génie.

VALENTINE.

Lui donner ce travail, je vous le dis tout bas,

Les journaux crieraient trop, on ne l’oserait pas !

EDGAR.

Les journaux ! voilà donc l’éternelle réponse !

Il faut qu’un grand talent à tout espoir renonce,

Lorsque dans les journaux il n’a pas un soutien,

Car pour lui le pouvoir désarmé ne peut rien !

Madame, pardonnez si j’ose vous déplaire,

Mais je ne puis cacher ma trop juste colère.

Je m’indigne de voir ces journaux insolents

Accabler sous leurs coups de sublimes talents,

Et je ne comprends pas qu’écoutant leur malice,

Un ministre éclairé se fasse leur complice.

VALENTINE.

Ne vous emportez pas, je parlerai pour lui.

EDGAR.

Ah ! protégez ses droits, faites-vous son appui !

À vous il appartient de prendre sa défense,

De venger noblement un vieillard qu’on offense !

Mon pauvre maître, hélas ! il est si malheureux !

VALENTINE.

Oui, je veux seconder vos désirs généreux.

Je ne vous promets pas la victoire complète,

Mais j’obtiendrai... C’est lui, je cours à ma toilette.

Elle sort.

UN LAQUAIS.

C’est monsieur le baron Morin.

EDGAR.

Bien, on l’attend.

 

 

Scène VI

 

EDGAR, MORIN

 

MORIN.

Chez un ministre, moi ! Norval, es-tu content ?

Je fais ce que tu veux, mais j’ai peu d’espérances.

EDGAR.

Pourquoi cela ?

MORIN.

Je crains de basses concurrences.

À force d’injustice, ils m’ont découragé.

Je doute de moi-même. Ah ! je suis bien changé !

Je le sens, mon enfant, la blessure est mortelle.

Mais madame Dercourt...

EDGAR.

Elle vient, et c’est elle

Qui doit très chaudement prendre vos intérêts.

MORIN.

Soit ; je t’avais promis que je lui parlerais,

Me voici. Mais quel temps est-ce donc que le vôtre ?

Que ce temps misérable est différent du nôtre !

Quand on voulait de nous, on venait nous chercher,

Ah ! LUI ne laissait point nos palettes sécher !

Mais nous sommes vaincus, et notre règne expire.

On nous a proclamés ganaches de l’Empire !

Oui, de nos successeurs nous sommes les bouffons,

Et vous nous préférez vos peintres de chiffons !

Certes, ils ont triomphé de choses difficiles.

À leurs chastes pinceaux les formes sont dociles.

Le nu leur faisait peur... pour sortir d’embarras,

Bref, ils ont supprimé les jambes et les bras ;

Plus de pieds paresseux et plus d’épaules blanches,

Mais des gants, des manteaux, des bottes et des manches.

Leurs moines, leurs soldats, font valoir leurs vertus ;

S’ils ne sont pas bien peints, ils sont très bien vêtus !

On peut les admirer au grand jour, en famille,

Ils ne font pas penser à mal la jeune fille.

Ce n’est plus ce dormeur, ce fat Endymion

Que Phébé caressait d’un coupable rayon,

Ni ce perfide Amour, teneur des demoiselles,

Qui pour tout vêtement n’avait que ses deux ailes,

Galathée a perdu le droit de vous charmer ;

Honteuse, elle s’habille... au lieu de s’animer.

Peindre le beau ! fi donc ! Copier la nature !

Ah ! vous avez raison, c’était une imposture

Que de représenter de grands hommes bien faits,

Vous êtes si petits, si maigres et si laids !

EDGAR, riant.

J’aime cette fureur.

MORIN.

Ma rage te fait rire,

Mais moi je ne ris pas, et mon cœur se déchire

Quand je songe aux affronts dont ils m’ont abreuvé !

Les journaux m’ont proscrit, je suis un réprouvé !

Dans les arts, comme en tout, le journalisme règne.

Ils ont dit que j’étais un grand peintre... d’enseigne,

Que mes tableaux n’avaient ni dessin, ni couleur,

Et bientôt mes tableaux n’auront plus de valeur.

Ils déclarent déjà ma palette caduque ;

Ma crinière d’argent, ils la nomment perruque !

Percé de mille traits, enivré de poison,

Je n’y peux plus tenir... Ah ! j’en perds la raison !

EDGAR.

Ne vous affligez pas !

MORIN.

À toi j’ose me plaindre,

Il regarde autour de lui.

Je te dis mon secret... c’est... je ne peux plus peindre ;

J’ai peur de mes pinceaux, de mes yeux, de mon goût ;

Leurs jugements cruels me poursuivent partout.

Je les entends sans cesse... Ah ! l’Euménide antique

N’était point le remords... non... c’était la critique.

Fantôme, vision qui me remplit d’effroi,

Je la trouve toujours entre ma toile et moi !

EDGAR.

Ah ! calmez-vous, déjà votre destin se change :

Un démon vous poursuit. Dieu vous envoie un ange,

Montrant Valentine qui vient d’entrer.

Regardez... tant d’éclat présage un ciel serein.

 

 

Scène VII

 

EDGAR, MORIN, VALENTINE en grande parure

 

EDGAR, à Valentine.

Je veux vous présenter mon vieil ami Morin.

VALENTINE.

Ce vieil ami, monsieur, est un illustre maître,

Que depuis très longtemps je désirais connaître,

Et que vous auriez dû plus tôt nous amener.

EDGAR.

Ah ! mon ami n’est pas facile à gouverner.

MORIN, souriant avec mélancolie.

C’est que souvent je fais un triste personnage.

Ah ! madame, on devient très timide à mon âge !

VALENTINE, à Edgar, qui prend son chapeau.

Vous nous quittez ?...

EDGAR.

Je vais prendre congé du roi,

Par je reste à Paris plus que je ne le doi.

MORIN.

Tu repars donc déjà ?

EDGAR.

Je retourne en Afrique.

Notre uniforme est beau, n’est-ce pas ?

MORIN.

Magnifique.

VALENTINE.

Dans un de vos tableaux il ne ferait pas mal.

MORIN, soupirant.

Ah !

VALENTINE, à Edgar.

Nous nous reverrons ?

EDGAR.

Oui, tout à l’heure, au bal.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

VALENTINE, MORIN

 

MORIN.

Je crains de vous gêner, madame, un jour de fête...

VALENTINE.

Non, non, vraiment ; restez, pour le bal je suis prête.

Personne ne m’attend, et je trouve très doux

De passer ma soirée...

MORIN.

Avec moi ?

VALENTINE.

Près de vous.

Ignorez-vous combien votre nom m’intéresse ?

Au Salon fui souvent blâmé votre paresse.

Quoi ! pas un seul tableau qui soit signé Morin !

MORIN.

Qu’attendre d’un vieillard inutile et chagrin,

Que les doctes journaux condamnent et méprisent,

Et qui n’a jamais eu de talent... ils le disent ?

VALENTINE.

Qu’importent les journaux ? il faut lutter contre eux.

À part.

Pour un peintre, en effet, je les crois dangereux :

L’artiste qui travaille a besoin qu’on le loue.

Haut.

Vous les craignez donc bien ? Pour moi, je vous avoue

Que je brave gaiement leur terrible pouvoir.

MORIN.

Madame, en triompher serait notre devoir.

Ne nous abusons point, leurs forces sont extrêmes ;

Fatalement pour nous, sans profit pour eux-mêmes,

Ces tyrans inconnus gouvernent le pays

Et le perdent ; par eux nous sommes envahis.

C’est en vain qu’on les fuit, c’est en vain qu’on les brave ;

Ils dominent nos chefs, la Chambre est leur esclave ;

Les ministres du roi se courbent devant eux...

Et la France supporte un tel joug... c’est honteux !

Et l’on voit chaque jour des soldats, des artistes,

Des magistrats... trembler devant les journalistes !

Des juges, menacés de leur ressentiment,

Faire, par lâcheté, mentir leur jugement !

Cela se voit, madame, et c’est un beau spectacle !

Les journaux mènent tout ; leur voix est un oracle :

S’ils disent d’un acteur qui les a mal reçus

Qu’il est mauvais... soudain ou ne l’applaudit plus ;

S’ils disent d’un roman, œuvre d’un grand poète,

Qu’il est sans intérêt... personne ne l’achète ;

Mais s’ils disent aussi d’un vieux fat important

Que c’est un beau génie... on le croit à l’instant.

Que de sots empaillés dont ils l’ont de grands hommes !

Ah ! madame, aujourd’hui bien candides nous sommes ;

J’étais loin de penser jadis qu’il fût écrit

Qu’on dût nous asservir sans gloire et sans esprit.

VALENTINE.

Le pouvoir des journaux est nuisible peut-être

Pour celui qui le craint et veut le reconnaître ;

Mais quand on le méprise, on échappe à sa loi.

MORIN.

Madame, ils font trembler de plus puissants que moi.

Vous ignorez encor jusqu’où va leur audace.

VALENTINE.

Leurs injures d’un jour laissent si peu de trace !

Dans leur malignité je ne vois point d’affront ;

Ils peuvent contre moi dire ce qu’ils voudront :

Que je suis intrigante, insolente, coquette ;

Que je ne sais parler que chiffons et toilette,

Que je n’ai pas d’esprit, que j’ai très mauvais goût ;

Ces épigrammes-là ne me font rien du tout.

N’est-ce pas leur métier ? Une petite injure,

Un bon mot leur fournit deux jours de nourriture ;

Eh bien, je me résigne à cette charité ;

Je livre mes défauts à leur triste gaieté ;

Sur moi je leur permets de frapper sans scrupule ;

Je me sens généreuse en étant ridicule.

Et d’ailleurs chaque siècle a ses mauvais penchants,

Il faut faire en ce monde une part aux méchants.

MORIN.

Que de raison, madame !

VALENTINE.

Ah ! je veux vous apprendre

À rire de leurs coups, pour mieux vous en défendre.

Il faut les détourner par des succès nouveaux.

En peinture on prépare encor de grands travaux.

MORIN, avec joie.

Je le sais...

VALENTINE.

Il s’agit d’orner une coupole.

Si mon mari n’a pas engagé sa parole,

Si... demain... ce travail dépend encor de nous,

J’espère, avec vos droits, qu’on l’obtiendra pour vous.

MORIN.

Ah ! quel espoir, madame ! Hélas ! j’ai peu de chance.

VALENTINE.

Un chef-d’œuvre serait une belle vengeance.

Et puis, je veux encor... ceci, c’est mon secret,

Je veux vous demander de faire mon portrait.

MORIN.

Quand puis-je commencer un si charmant ouvrage ?

VALENTINE, après avoir hésité un instant.

Mardi...

MORIN.

Vous me rendez la vie et le courage.

Avec empressement j’accepte un tel honneur.

Puisse tant de bonté vous valoir du bonheur !

 

 

Scène IX

 

VALENTINE, seule

 

Le pauvre homme a raison : aujourd’hui si l’on n’ose

Lui donner ce travail, les journaux en sont cause.

Ils font tant que partout on se moque de lui.

Voici ma mère... On dit que le bal d’aujourd’hui

Sera charmant... et puis ma robe est si jolie !

Elle prend son éventail et son bouquet.

 

 

Scène X

 

VALENTINE, MADAME GUILBERT, puis UN LAQUAIS

 

MADAME GUILBERT, très agitée.

Ah ! l’on n’y comprend rien, et c’est de la folie !

Le président n’a pas daigné nous recevoir.

VALENTINE.

Vraiment ?... par quel motif ?

MADAME GUILBERT, avec ironie.

Il est souffrant ce soir !

Mais cet accueil n’a rien qui puisse nous surprendre.

Ses collègues et lui sont jaloux de mon gendre ;

Ils devaient s’emparer de cette occasion ;

Ils viennent d’envoyer tous leur démission.

Dercourt n’est pas ici ?

VALENTINE.

Non.

MADAME GUILBERT.

Quelque espoir nous reste.

Contre la trahison notre parti proteste ;

Cette confusion peut même le servir

Et doubler le pouvoir qu’on cherche à lui ravir.

VALENTINE, avec impatience.

Pour la vingtième fois le sort nous favorise

D’un de ces doux moments qu’on appelle une crise !

Ah ! quel ennui !

MADAME GUILBERT.

D’abord, c’est monsieur Martinet

Qui devait composer le nouveau cabinet.

En ce cas on mettait Champmaillart à la guerre,

Borde à l’intérieur, qui ne lui convient guère ;

Car ce qu’il faut flatter dans leur ambition,

Ce n’est pas leur talent, c’est leur prétention.

Rien ne peut éclairer leur sottise aveuglée.

Tout intrigant se croit diplomate d’emblée ;

Les avocats pour tout se mettent sur les rangs,

Et l’Université séduit les ignorants.

VALENTINE.

Nos grands hommes d’État se font par ordonnances ;

Sans scrupule ils mettraient un soldat aux finances.

MADAME GUILBERT.

Ah ! rien ne les arrête, et quand ils sont en train,

Mon Dieu ! d’un hydrophobe ils feraient un marin.

Cette combinaison était donc adoptée ;

Mais les cent trente-trois bientôt l’ont rejetée.

Autre combinaison : Cordière et Badiveau

Sont chargés de former un cabinet nouveau.

Ils prenaient avec eux Rissac de la Gironde.

Cette combinaison arrangeait tout le monde :

On sait d’un tel faisceau la médiocrité...

Mais, voulant s’expliquer, vite ils ont disputé !...

Ah ! que de petitesse et quelle inquiétude !

VALENTINE.

Et rien n’est décidé ?

MADAME GUILBERT.

Non, rien ; l’incertitude

Dure encor. Ces messieurs, après de longs débats,

Ont enfin découvert qu’ils ne s’entendaient pas.

Ce sont des pourparlers ! ce sont des commentaires !

Nous avons eu déjà ce soir trois ministères.

Ah ! quels hommes ! chacun accepte... en refusant.

Si ce n’était honteux, ce serait fort plaisant !

Mais ces dissensions ne nous sont pas contraires,

Et je crois que Dercourt peut rester aux affaires.

VALENTINE.

Nous n’irons pas au bal ?

MADAME GUILBERT.

Il faut nous y montrer ;

Et dès que ton mari...

UN LAQUAIS.

Monsieur vient de rentrer.

Le ministre de Prusse est près de lui.

Le laquais sort.

MADAME GUILBERT.

N’importe,

Je cours le prévenir, de crainte qu’il ne sorte ;

Je veux lui faire part d’un avis important.

Valentine, attends-moi, je reviens à l’instant.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

VALENTINE, seule

 

Que d’agitations ! je m’afflige pour elle

De tous ces embarras. La fâcheuse querelle !

Quel supplice ! Voilà mon bal bien attristé !

Elle s’approche de la table.

Que faire en attendant ?... Lisons... La Vérité.

C’est ce nouveau journal que protégeait mon père,

Qui vient de renverser ce pauvre ministère.

Elle parcourt le journal.

Voyons donc... quel pathos ! Passons au feuilleton.

Il est d’Édouard Martel, homme d’esprit, dit-on.

C’est par la poésie et la gaieté qu’il brille.

Elle lit.

« Le Ministre et l’amant, ou la Mère et la fille. »

Ce titre est singulier, et je ne sais pourquoi

Ces seuls mots dans mon cœur ont jeté de l’effroi !

Elle lit.

« Madame de Lorville aimait à la folie,

« Comme on aime à trente ans, quand on n’est plus jolie,

« Un préfet... qui rêvait Chambre et conseil d’État,

« Comme on rêve à trente ans, quand on est magistrat.

« De la dame en crédit l’adresse peu commune

« Servit habilement sa rapide fortune.

« Mais un soir le mari, trouvant un billet doux,

« S’endormit inquiet... et s’éveilla jaloux.

« Il sentit le besoin, pour rassurer son âme,

« De chasser au plus tôt ses soupçons... ou sa femme !

« Mais elle, sans pâlir, lut le brûlant écrit.

« À quoi servirait donc d’être femme d’esprit,

« Si l’on ne savait point, par instinct ou par ruse,

« Trouver pour un grand crime une innocente excuse ?

« Bref, elle répondit sans le moindre embarras

« Que ce billet d’amour ne la regardait pas,

« Qu’il était... pour sa fille, et qu’il fallait très vite

« Au ministre amoureux accorder la petite.

« Le père fut crédule, – et très honnêtement

« La mère a marié sa fille à son amant ;

« Et l’enfant fut vendu sans trop de résistance.

« Tous trois mènent en paix une grande existence.

« Ils s’aiment à loisir, et le monde enchanté

« Bénit de leur amour l’heureuse trinité. »

Oh ! le méchant article ! Oh ! j’en suis indignée !

Dans ce honteux portrait ma mère est désignée.

Un ministre... un ancien préfet... c’est évident.

Quel mensonge odieux ! .Ma mère !... Cependant...

Je crois me rappeler... Oh ! non, c’est impossible...

À l’instant je grondais Morin d’être accessible

Aux propos des journaux, et voilà que j’y crois...

Mon mari !... tous les jours il venait autrefois

Chez ma mère. Grand Dieu ! quelle lumière affreuse !

Elle reprend le journal.

Oui, cette histoire, c’est la mienne ! Ah ! malheureuse !

Cet homme est mon mari... Cette épouse sans foi,

C’est ma mère... et l’enfant qu’on a vendu, c’est moi !

 

 

ACTE IV

 

Même décoration qu’au troisième acte.

 

 

Scène première

 

EDGAR, seul

 

Il se promène à grands pas et semble inquiet.

Valentine m’écrit de me rendre chez elle ;

Voudrait-on m’annoncer quelque triste nouvelle ?

Hier a-t-elle lu ce journal ? Je le crains !

Ah ! s’il en est ainsi, pour nous que de chagrins !

Comment calmer jamais cette tête exaltée,

Par d’infâmes soupçons sans cesse tourmentée ?

Pourquoi n’ai-je pas lu cet article odieux ?

On aurait pu du moins le soustraire à ses yeux !

Et Martel est l’auteur d’une telle infamie !

La main qui nous déchire est une main amie !

 

 

Scène II

 

EDGAR, MARTEL sortant de chez Guilbert

 

EDGAR, apercevant Martel.

Votre présence ici...

MARTEL.

T’alarme avec raison.

Tu vois que je m’en vais.

EDGAR, indigné.

Vous ! dans cette maison !

J’admire votre audace. Ah ! c’est un grand courage

Que d’oser se montrer chez les gens qu’on outrage.

MARTEL.

Ici je ne viens pas non plus pour mon plaisir,

Et d’y rester longtemps je n’ai point le désir.

Monsieur Guilbert m’écrit une insolente lettre

Que dans notre journal il nous condamne à mettre ;

Mais il n’en sera rien : nous ne publierons pas

Sa réclamation... Non... et tu le verras.

Je suis très bravement venu pour le lui dire,

Et lui dicter enfin ce qu’il doit nous écrire.

EDGAR.

Ah ! votre feuilleton, qui le flatte si fort,

Prouve assez qu’avec vous il n’était point d’accord !

MARTEL.

Cet article bâclé dans un jour de folie,

Qu’au fond d’un vieux carton a trouvé Cornélie !...

Ma foi, monsieur Guilbert a voulu s’ériger

En censeur de mes mœurs... j’ai voulu me venger !

EDGAR, avec chaleur.

L’excuse est excellente et part d’une belle âme !

Vous vous vengez d’un homme en attaquant sa femme !

MARTEL, avec ironie.

Pour madame Guilbert vous parlez chaudement.

Si j’avais su, monsieur, qu’un tendre sentiment

Vous fit le défenseur d’une femme chérie,

Croyez...

EDGAR.

Épargnez-moi cette plaisanterie.

Je ne souffrirai pas qu’on insulte d’un mot

La famille Guilbert, dont je serai bientôt.

MARTEL, avec surprise.

Quoi ! tu dois épouser...

EDGAR.

La sœur de Valentine,

Malvina...

MARTEL.

Pour mari c’est toi qu’on lui destine,

Et tu ne m’en dis rien ! Mon Dieu, que de regrets...

Norval ! Aussi pourquoi me cacher tes secrets ?

EDGAR.

Je voulais te conter cela, mais ta danseuse

Nous écoutait toujours.

MARTEL.

Toujours !... la malheureuse

Cause tous mes chagrins, je lui dois tous mes torts.

Ah ! je veux désormais la fuir comme un remords.

Par ses obsessions, dans mou journal j’offense

Une honnête famille et mon ami d’enfance

Mais je viens d’acquérir le droit de la quitter.

La leçon est cruelle et j’en veux profiter.

EDGAR.

Il est bien tard ; je crains que cet avis perfide

N’ait jeté le soupçon dans une âme candide ;

Elle ne pourra point supporter un tel coup.

MARTEL.

C’est donc vrai ?

EDGAR.

Non... d’honneur ! mais on l’a dit beaucoup.

Tout viendra, malgré moi, lui rendre cette idée :

Dans un passé douteux, par le soupçon guidée,

Elle va chaque jour, dans la moindre action,

Trouver contre sa mère une accusation !

Le malheur qu’on redoute est toujours fort probable !

Et d’ailleurs, ton article...

MARTEL, avec douleur.

Ah ! je suis bien coupable !

Mais je veux croire encor qu’elle ne l’a pas lu.

EDGAR.

La voici... Qu’elle est pâle !

MARTEL.

Edgar, tout est perdu !

EDGAR.

Va vite ! il ne faut pas qu’elle nous voie ensemble.

Martel sort.

 

 

Scène III

 

EDGAR, VALENTINE

 

EDGAR, à part.

Son regard me fait mal... Mon Dieu, comme elle tremble.

Hélas ! que de bonheur un mot vient de troubler !

Haut.

Vous désirez me voir ?

VALENTINE.

Oui, je veux vous parler,

Edgar. Pour des motifs que je ne puis vous dire,

Mais que vous devinez... sans doute... je désire

Avoir bientôt en vous un frère, un défenseur.

Oh ! vous êtes si bon, vous aimez tant ma sœur !

J’ai hâte d’assister à votre mariage.

Et quand vous partirez, je serai du voyage.

EDGAR.

Quoi ! partir avec nous !... et pour quelle raison ?

Votre mari...

VALENTINE.

Je veux quitter cette maison ;

Elle m’est odieuse, et je n’y peux plus vivre.

De mon indigne chaîne il faut qu’on me délivre.

Je ne peux plus cacher ma honte et mon dégoût !...

Ensemble ils me trompaient !... Je sais tout, je sais tout !

EDGAR.

Gardez-vous de nourrir cette affreuse pensée.

VALENTINE.

Moi qui les aimais tant !... Que j’étais insensée !

EDGAR.

Vous devez les chérir encor...

VALENTINE.

Jamais, jamais !

EDGAR.

Votre mère pour vous...

VALENTINE.

Ma mère !... je la hais !

Voilà donc l’union que ses mains ont bénie !

EDGAR.

Osez-vous la juger sur une calomnie,

Et voulez-vous troubler son bonheur, son repos,

Par votre confiance en un lâche propos ?

Pensez-vous qu’avec eux je sois d’intelligence ?

Pour de tels sentiments ai-je de l’indulgence ?

Croyez-vous que l’honneur me soit si peu sacré

Que j’unisse à mon nom un nom déshonoré ?

Ah ! vous me connaissez, et vous devez comprendre...

VALENTINE.

Edgar, c’est un devoir pour vous de les défendre ;

Mais vos secours sont vains, le prestige a cessé,

Et mes yeux sont ouverts ; j’ai lu dans le passé.

Je me suis rappelé bien des choses obscures

Qui s’expliquent enfin par autant d’impostures :

Des égards que d’abord je n’avais pas compris,

Sacrifices menteurs dont je connais le prix.

Je me suis rappelé bien des discours étranges,

De tendresse et de haine incroyables mélanges !

Ah ! je me suis surtout rappelé l’heureux jour

Où ma mère, joyeuse et triste tour à tour,

Nous maria... Mon Dieu !... nous étions à l’église,

À l’autel ; près de moi ma mère était assise.

Tout à coup... en sanglots je l’entends éclater...

Elle s’évanouit... il fallut l’emporter !

Oh ! je me sens mourir Edgar, je vous implore !

Évitons un éclat... il en est temps encore :

Partons avec ma sœur, emmenez-moi... Du moins,

Mon affreux désespoir n’aura pas de témoins ;

Peut-être loin de ceux dont le bonheur m’outrage

Je pourrai me contraindre et vivre avec courage...

Je vous supplie !...

EDGAR.

Eh bien, vous viendrez avec nous.

Mais d’ici là soyez prudente, calmez-vous ;

Vous tenez dans vos mains l’honneur de votre mère !

J’entends venir quelqu’un, ne pleurez pas !...

VALENTINE, apercevant Guilbert.

Mon père !

 

 

Scène IV

 

VALENTINE, EDGAR, GUILBERT

 

GUILBERT, à Edgar.

Vous savez, mon ami, tout ce qui s’est passé ?

EDGAR.

Non.

GUILBERT.

Par ses ennemis mon gendre est renversé.

Malgré tous nos efforts, on le met à la porte,

Et c’est le président du conseil qui l’emporte !

EDGAR.

On le disait hier déjà... mais j’espérais

Qu’ils se mettraient d’accord.

GUILBERT.

Jugez de mes regrets !

De tout ce changement c’est moi qui suis la cause.

Ah ! pour les désunir il fallait peu de chose :

Ce journal a servi de prétexte.

Guilbert regarde Valentine avec inquiétude. Elle s’en aperçoit et s’efforce de sourire.

VALENTINE.

Vraiment,

N’allez-vous pas gémir sur cet événement ?

Regretter un pouvoir dont on était l’esclave !

GUILBERT.

Voyez-vous ce héros ! Tu fais toujours la brave,

Mais je m’aperçois bien que tes yeux ont pleuré.

EDGAR.

Ce n’est rien.

GUILBERT.

Cependant son teint est altéré ;

Elle paraît souffrante, et sa pâleur m’afflige.

Dites-moi... savez-vous ?...

EDGAR.

Mais ce n’est rien, vous dis-je.

GUILBERT.

Valentine n’est pas en larmes sans sujet.

VALENTINE.

Mon père, je voulais vous parler d’un projet

Qui nous ferait à tous grand plaisir, mais je n’ose.

GUILBERT.

Et quel est ce projet qu’en tremblant on propose ?

VALENTINE.

Je veux vous demander de marier ma sœur.

GUILBERT.

Dans six mois ?

VALENTINE.

Maintenant.

GUILBERT.

J’y consens de grand cœur.

EDGAR.

Ah ! que je suis heureux !

GUILBERT.

Très bien ! mais prenez garde,

C’est madame Guilbert que ce projet regarde ;

C’est son consentement qu’il vous faut obtenir.

À Valentine.

Tu pourras lui parler, car elle va venir.

À Edgar.

Pendant ce temps tous deux nous irons chez mon gendre,

Qui nous fait demander et qui doit nous attendre.

EDGAR, à part.

Sa mère va venir, elles vont se revoir.

Ah ! dans cet entretien je mets tout mon espoir.

Ils sortent. Edgar fait signe à Valentine et l’engage à se contraindre.

 

 

Scène V

 

VALENTINE, seule

 

Oh ! j’étouffais !... C’est trop prolonger mon supplice.

À quoi me servira ce courage factice ?...

Je vais revoir ma mère... elle va m’embrasser !...

Hélas ! il me faudra la fuir, la repousser !

Mon Dieu, je l’aimais tant ! j’étais si fière d’elle !

Comme je l’admirais !... je la trouvais si belle !

Et pour elle mon cœur s’est à jamais fermé !

Qu’il est dur de haïr ce qu’on a tant aimé !

Je ne pourrai jamais me contraindre à sa vue,

Malgré moi...

 

 

Scène VI

 

MADAME GUILBERT, VALENTINE

 

MADAME GUILBERT, au fond du théâtre.

Valentine !

VALENTINE, entendant sa voix.

Ah !...

MADAME GUILBERT.

Comme elle est émue !

Qu’est-il donc arrivé ? mon Dieu ! quelle pâleur !

Pour elle nos ennuis ne sont pas un malheur.

Non, quelque autre chagrin la menace ou l’agite.

Elle fuit mes regards... toujours elle m’évite

Valentine !

VALENTINE.

Ah ! c’est vous !... Je veux vous demander...

MADAME GUILBERT.

Eh bien, parle ; est-ce moi qui dois t’intimider ?

VALENTINE.

J’ai déjà confié ce projet à mon père,

Et vous l’approuverez comme lui, je l’espère.

Nous voulons marier ma sœur...

MADAME GUILBERT.

Si promptement !

Ah ! vous vous passerez de mon consentement,

Son absence aujourd’hui serait trop douloureuse.

VALENTINE.

J’ai le droit d’exiger que ma sœur soit heureuse.

MADAME GUILBERT.

Envers toi, Valentine, ai-je donc quelques torts ?

VALENTINE.

On se croit innocent quand on est sans remords.

MADAME GUILBERT.

Si je te fais souffrir, ma fille, ose te plaindre ;

Ce n’est pas avec moi que tu peux te contraindre.

Pourquoi trembler ainsi... pâlir à mon aspect ?

Parle, cette froideur...

VALENTINE.

Est encor du respect ?

De mes ressentiments je crains la violence.

Ah ! ne me forcez pas à rompre le silence.

MADAME GUILBERT.

Je ne puis supporter cette position ;

Je demande, j’attends une explication :

D’où vient ce désespoir, cette parole amère ?...

VALENTINE.

Vous m’avez mariée à votre amant, ma mère !

Vous-même avez formé cet indigne lien !

MADAME GUILBERT.

Ma fille, écoute-moi...

VALENTINE.

Non, je n’écoute rien...

MADAME GUILBERT.

C’est ta soumission que ta mère réclame.

VALENTINE.

Moi, je ne me sens plus votre fille, madame !

MADAME GUILBERT.

Les méchants ont parlé... Pauvre enfant, calme-toi.

VALENTINE.

Adieu ! je vais partir, soyez heureux sans moi.

Vous aimez mon mari, je vous rends sa tendresse.

MADAME GUILBERT.

Viens.

VALENTINE, la repoussant.

Non, vous n’êtes plus pour moi que sa maîtresse !

MADAME GUILBERT.

Comment de sa pensée arracher cette erreur ?

Mais, courage, laissons s’exhaler sa fureur.

Elle n’entendrait pas maintenant !

VALENTINE.

Ô misère !

Être frappée au cœur par une main si chère !

Trouver la trahison dans les bras maternels !

Une mère bénir des liens criminels,

Déshonorer sa fille !... étouffer dans son âme

Sa piété d’enfant et son amour de femme ;

La livrer à des vœux, des soupçons révoltants,

Et flétrir en un jour tous ses jours... à vingt ans !

Une mère, l’honneur, l’orgueil de la famille !

Ah ! c’est infâme !...

MADAME GUILBERT.

Aussi cela n’est pas, ma fille.

Il faut m’entendre enfin... Écoute, je le veux.

Qu’importe la douleur de ces tristes aveux ?

Par d’horribles soupçons je te vois poursuivie,

Il est temps de trahir le secret de ma vie...

Oui, j’aimai ton mari...

VALENTINE.

Bien !

MADAME GUILBERT.

Malgré mes combats...

VALENTINE.

Madame... je le sais !

MADAME GUILBERT.

Mais lui, ne le sait pas !

Jamais il n’a pu lire en mon âme blessée,

Jamais il n’a connu ma coupable pensée,

Et cet aveu d’amour... qui m’étouffe la voix...

Je le fais aujourd’hui pour la première fois.

J’ai longtemps combattu pour vaincre ma faiblesse ;

Mais ce talent si beau, ce cœur plein de noblesse,

Ces dons supérieurs qui partout font la loi,

M’attiraient, me charmaient, m’entraînaient malgré moi.

Je voulus demander secours à son génie...

Fol espoir, dont je fus cruellement punie.

Son esprit se calmait dans de graves travaux.

Mais mon cœur s’exaltait de ses succès nouveaux.

Ah ! c’était imprudent, je le sentis moi-même :

Il est bien dangereux d’admirer ce qu’on aime !

Je luttais vainement contre un amour fatal,

Et j’allais succomber... Mais un soir, dans un bal...

Sortant de la retraite où tu fus élevée,

Il te vit, Valentine... Alors je fus sauvée !...

Oui, depuis ce moment toi seule l’occupas.

Eh bien ! je t’aime tant... que je n’en souffris pas !

Ses soins ne me causaient ni douleur ni colère ;

Oh ! je te pardonnais, ma fille, de lui plaire.

Je me rendais justice, et, changeant de fierté,

Je mettais mon orgueil dans ta jeune beauté ;

Joyeuse, je sentais qu’en mon âme innocente

La tendresse de mère était la plus puissante ;

Moi-même t’apprenais à l’aimer chaque jour ;

Mon amour s’épurait dans ton naissant amour,

Et lorsque après un an tu devins son épouse,

Si tu me vis pleurer, si tu me vis jalouse,

Ce n’était pas de toi... mais de lui : j’avais peur,

Mon enfant, qu’il ne prît ma place dans ton cœur.

VALENTINE.

Ô ma mère !

MADAME GUILBERT.

On blâma hautement ma conduite.

Tant que de ces propos lu ne fus pas instruite,

Je supportai ces cris, et je me résignai ;

Mais je défends enfin mon honneur indigné.

VALENTINE.

C’est que de tels efforts, si grandement sublimes,

Si monstrueux en bien... ressemblent à des crimes !

Le monde est effrayé des trop beaux sentiments ;

Il voit dans leur excès d’affreux égarement ;

Il ne peut les comprendre, il juge de sa place !...

MADAME GUILBERT.

Mais viens donc, mon enfant, viens donc que je t’embrasse !

VALENTINE, tombant à genoux.

Ah ! c’est à vos genoux... Maman, pardonne-moi !

MADAME GUILBERT.

Va, ces affreux soupçons ne venaient pas de toi !

VALENTINE.

Non, mais hier j’ai lu dans un journal infâme...

Les indignes !... flétrir une si noble femme !

Forcer ce cœur si pur à se justifier,

Apprendre à son enfant même à s’en défier !

Hommes sans foi, démons inspirés par l’envie !...

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente un vaste atelier de peinture. De grands tableaux de batailles sont attachés sur les murs. Des tableaux mythologiques sont posés sur des chevalets ; çà et là se trouve le portrait d’un des héros de l’Empire : Bonaparte, Murat, Eugène Beauharnais. Dans le fond on aperçoit la Vénus de Médicis et autres statues ; de côté on voit la rampe d’un escalier tournant.

 

 

Scène première

 

ANDRÉ, seul, tenant un journal à la main

 

C’est un éloge !... Enfin nous l’avons emporté !

Un éloge pompeux. Vive la Vérité !

Mon bon maître ! pour lui la surprise est charmante !

Depuis bientôt deux ans, deux ans qu’on le tourmente,

C’est la première fois qu’on dit du bien de lui !

Allons, je suis content, et du moins aujourd’hui

Je ne l’entendrai pas me gronder et se plaindre !

Ah ! nous sommes sauvés s’il recommence à peindre.

Il pose le journal sur la boîte de couleurs.

Préparons l’atelier, et faisons un bon feu.

Il manque deux couleurs, de l’ocre et puis du bleu.

Pour un portrait de femme il faut un fond très sombre ;

Ce jour est éclatant, faisons ici de l’ombre.

Morin, entré depuis un instant, regarde tristement André faire ses préparatifs. Morin est vêtu d’une longue robe de chambre en velours noir.

 

 

Scène II

 

MORIN, ANDRÉ

 

MORIN, à part.

Mon pauvre compagnon... sa gaieté me fait mal !

À André.

Tiens... porte cette lettre à monsieur de Norval ;

Tu la lui remettras toi-même.

ANDRÉ, regardant Morin.

Qu’il est triste !

Mais quand il aura lu...

Morin lui fait signe de se hâter. André sort.

 

 

Scène III

 

MORIN, seul

 

L’art fait vivre l’artiste !

Eh bien, l’artiste meurt quand son art est perdu !

C’en est fait, ce travail si beau, qui m’était dû,

Est donné ! Vainement une main charitable

Me protégeait, ce coup était inévitable.

Mon ennemi remporte et m’ôte tout espoir !

Il aperçoit le journal qui est sur la boîte de couleurs.

Quoi ! ce journal ! encor !... je ne veux plus le voir

Il déchire le journal et jette les morceaux loin de lui.

C’est mon rival, le chef de la nouvelle école,

C’est Jardy qui peindra cette immense coupole !

Moi, je n’ai rien. Mon nom n’obtient que des mépris !

De mes nombreux travaux est-ce donc là le pris ?

Il n’est donc ici-bas nuls triomphes durables,

Si le sot jugement de quelques misérables

Peut détruire en un jour quarante ans de succès ?

Et quels succès !... D’orgueil comme je frémissais

Quand devant ces tableaux, aujourd’hui leur risée,

La foule avec ardeur se pressait au Musée !

Chacun voulait les voir, on se battait pour eux.

Que j’étais fier... hélas ! et que j’étais heureux,

Quand l’empereur, après une grande victoire,

Choisissait mes pinceaux pour en tracer l’histoire,

Et me disait, devant mes confrères jaloux :

« Ah ! Morin, nous venons de travailler pour vous ! »

Ces mots flattent encor mon oreille charmée.

Eh quoi ! tant de succès et tant de renommée

Sont à jamais détruits !... par des fous sans talent

Qui vendent au hasard leur langage insolent,

Qui se font un état dans la littérature

En prenant bassement ma gloire pour pâture ;

En frappant sans pudeur, sans haine et sans danger

Un vieillard qui n’a plus de fils pour le venger !

Il parcourt l’atelier et contemple ses tableaux.

Ô mes tableaux ! témoins de ma sombre agonie,

Recevez mes adieux, espoir de mon génie !

Que mon talent par vous soit réhabilité,

Et que ma mort vous rende à la postérité !

Il ouvre une cassette remplie de journaux qu’il déploie. Il prend un cahier cacheté de noir et le met dans la cassette.

Je mets mon testament sur ce monceau d’injures,

Il renferme l’aveu de mes longues tortures.

En voyant ce poison dont s’abreuvaient mes jours,

On me pardonnera d’en arrêter le cours.

Je le sens, aujourd’hui, dans ma chute profonde,

C’est un crime d’avoir une idole en ce monde !

Ce crime fut le mien ! Mon jeune âge exalté

Poussa l’amour de l’art jusqu’à l’impiété.

Pour donner la lumière et l’espace à ma toile,

Pour faire enfler la vague et frissonner la voile,

Pour peindre le regard, le sourire, l’éclair,

J’aurais vendu mon âme au démon de l’enfer.

Mon art, c’était ma vie, il avait tous mes rêves.

Et j’aimais mes enfants bien moins que mes élèves :

Mes amis au tombeau, je les pleurai deux jours ;

Mes élèves ingrats, je les pleure toujours !

Dans tous mes sentiments l’art me trouva fidèle.

Une femme !... pour moi ce n’était qu’un modèle ;

Je ne lui demandai ni foi ni pureté,

J’avais mis la vertu dans la seule beauté !

Je contemplais sa joie avec des yeux profanes ;

Cruel, j’étudiais ses larmes diaphanes !

J’étais peintre toujours : sans effroi, sans remord,

Dans ses plus noirs secrets j’interrogeais la mort !

Je luttais avec Dieu... l’auteur de la nature

N’était pour mon orgueil qu’un rival en peinture,

Et je lui reprochais, dans mes jaloux combats,

Les couleurs du soleil que je ne trouvais pas !

Mais Dieu m’a bien puni, sa vengeance fut prompte :

J’ai vécu par l’orgueil... et je meurs par la honte !

Il sort en cachant sa figure dans ses mains. Au même instant, Valentine paraît au haut de l’escalier.

 

 

Scène IV

 

MADAME GUILBERT, VALENTINE

 

Madame Guilbert et Valentine sont en robes du matin très élégantes.

VALENTINE, d’abord seule.

Ma mère, suivez-moi, prenez cet escalier ;

J’ai trouvé le chemin, je suis dans l’atelier.

MADAME GUILBERT.

Que de détours, mon Dieu ! Mais je ne vois personne.

Morin doit nous attendre, et cet oubli m’étonne.

VALENTINE, à part.

Ce qu’il me demandait, je n’ai pu l’obtenir ;

C’est pour le consoler que j’ai voulu venir,

Afin qu’en apprenant cette triste nouvelle

Il ne m’accuse pas d’avoir manqué de zèle.

Haut, se promenant dans l’atelier.

Pendant qu’il n’est pas là, regardons ses tableaux ;

Je ne les connais pas... Ma mère, qu’ils sont beaux !

J’ignorais que Morin eût fait de tels ouvrages.

Quoi ! c’est ce grand talent que poursuivent d’outrages

Ces indignes journaux ! Rien n’est sacré pour eux.

Oh ! qu’il avait raison et qu’ils sont dangereux !

Combien je les déteste à mon tour quand je songe,

Hélas ! que par l’effet de leur affreux mensonge

Vous n’osez plus, ma mère, avec nous habiter,

Et que, nous punissant, vous allez nous quitter !

MADAME GUILBERT.

Ma présence chez vous n’était plus convenable

Valentine pleure.

Après tous ces propos Allons, sois raisonnable.

 

 

Scène V

 

MADAME GUILBERT, VALENTINE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Ah ! mesdames, pardon, mon maître vous attend.

Je vais le prévenir, car je rentre à l’instant.

Il m’avait ordonné de porter une lettre

Chez monsieur de Norval et de la lui remettre

Moi-même en propre main ; mais il était sorti.

Il entre dans l’appartement de Morin.

MADAME GUILBERT.

Edgar est prévenu, nous l’avons averti ;

Ton père et lui viendront nous chercher dans deux heures.

Mais on ne fera pas ton portrait si tu pleures !

Viens !

Elle embrasse Valentine.

VALENTINE.

Il était si doux de se voir tous les jours !

On entend une grande rumeur.

MADAME GUILBERT.

Mon Dieu ! n’entends-tu pas que l’on crie au secours ?

VALENTINE.

Je distingue ces mots : « Tombé par la fenêtre !... »

Quel horrible soupçon !

Elle court vers l’appartement de Morin. André paraît dans le plus grand désespoir.

 

 

Scène VI

 

MADAME GUILBERT, VALENTINE, ANDRÉ

 

ANDRÉ, criant.

Ah ! mon malheureux maître !

Je le cherchais partout... je ne l’ai point trouvé,

Et je viens de le voir... là-bas... sur le pavé !...

Il a perdu l’esprit... à force de souffrance !

VALENTINE.

Dieu !

MADAME GUILBERT, courant vers la porte.

Mais... peut-être il vit encor ?

Elle va pour sortir, Edgar l’arrête.

EDGAR.

Plus d’espérance !

Tout est fini.

ANDRÉ.

Mon maître !

EDGAR.

Il vient de succomber.

Je suis vite accouru, mais pour le voir tomber.

Cette lettre m’apprend sa dernière pensée,

Et me dit le secret de sa mort insensée.

Pendant qu’il parlé, plusieurs personnes alarmées montent l’escalier.

 

 

Scène VII

 

MADAME GUILBERT, VALENTINE, ANDRÉ, EDGAR, GUILBERT, MARTEL, GRIFFAUT, PLUCHARD

 

GRIFFAUT.

Et qui donc a causé son désespoir ?

EDGAR.

Vous !

TOUS, en même temps.

Vous !

EDGAR.

Le malheureux Morin a péri sous vos coups !

GRIFFAUT confus.

Mais j’ai fait son éloge hier... On peut vous dire...

ANDRÉ.

Vous l’avez fait trop tard ; il est mort sans le lire.

Apercevant par terre le journal déchiré.

Le voilà cet éloge... hélas !... tant désiré.

GRIFFAUT.

Le croyant une insulte, il l’aura déchiré.

Un homme peut-il donc mourir d’une épigramme ?

ANDRÉ.

Mon Dieu ! qui nourrira mes enfants et ma femme ?

GRIFFAUT, à Martel.

Comment prévoir Martel, quelle fatalité !

Madame Guilbert et Valentine, au nom de Martel, lèvent les yeux et le regardent avec indignation.

MARTEL, à Edgar.

Quelle puissance, Edgar !

EDGAR.

J’en suis épouvanté !

ANDRÉ.

Sans pain et sans état !... Je demande vengeance !

Ils ne respectent rien, pas même l’indigence.

Ils ont tué mon maître et causé tous mes maux,

Ces infâmes journaux !

GUILBERT.

Les journaux !

VALENTINE.

Les journaux !

GUILBERT, à part.

Risquer une fortune et perdre un ministère !

VALENTINE, à part.

C’est pour les avoir lus que je quitte ma mère.

PLUCHARD, bas à Griffaut.

Je serai condamné.

GRIFFAUT.

Toi !... pour quelle raison ?

PLUCHARD, montrant Martel.

Pour son article, hélas ! à deux mois de prison.

Haut.

Ah ! les journaux !

MARTEL, sortant de sa préoccupation.

Ce cri d’horreur, je le répète.

Sans les journaux, messieurs, j’aurais été poète !

En regardant madame Guilbert.

Sur mes écrits honteux vous n’auriez point pleuré !

Au lieu d’être maudit, je serais admiré ;

Je n’aurais pas enfin, dans un jeu misérable,

Perdu tout l’avenir d’un talent honorable.

À Valentine.

Madame, pourrez-vous me pardonner jamais ?

VALENTINE, regardant sa mère.

Oui... car je l’aime encor plus que je ne l’aimais.

MARTEL.

La grandeur de votre âme est dans cette réponse.

Pour moi quelle leçon ! Désormais je renonce

À mon triste métier, et je vends mon journal !

EDGAR.

Et moi, je te l’achète ! Oui, pour guérir un mal

Il faut l’étudier. Je descends dans la lice ;

Pour vaincre les journaux je me fais leur complice.

Je veux tarir les pleurs, le sang qu’ils font couler.

MARTEL, prenant la main d’Edgar.

Mon ami !...

VALENTINE.

Malheureux ! ils vont vous immoler !

EDGAR.

Je le sais... et mon cœur s’est armé de courage.

Je sais ce qui m’attend, et je connais leur rage :

Pour moi plus de repos, pour moi plus de bonheur.

Je leur offre ma vie, ils prendront mon honneur...

Ils iront, poursuivant ma jeunesse flétrie,

Jusqu’à me disputer le ciel de ma patrie !

Mais plus ils oseront mentir et m’outrager,

Et plus de leur pouvoir on verra le danger.

Je servirai d’exemple en servant de victime ;

En y tombant du moins je montrerai l’abîme,

Et j’y tomberai seul... et mon pays, un jour,

Bénissant mes malheurs, comprendra mon amour !

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