Cléopâtre (Delphine DE GIRARDIN)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 13 novembre 1847.

 

Personnages

 

MARC-ANTOINE

OCTAVE CÉSAR

VENTIDIUS, ami d’Antoine

UN ESCLAVE

DIOMÈDE, secrétaire de Cléopâtre

ÉROS, affranchi d’Antoine

FAUSTUS, soldat blessé à la bataille d’Actium

LE GRAND PRÊTRE D’HERMÈS

UN MÉDECIN

UN PHILOSOPHE de l’École d’Alexandrie

UN SAVANT

UN OFFICIER

CLÉOPÂTRE, reine d’Égypte

OCTAVIE, sœur de César, femme d’Antoine

IRAS, femme de Cléopâtre

CHARMION, femme de Cléopâtre

UN ARCHITECTE

SUITE DE CLÉOPÂTRE   

SUITE DE CÉSAR

SUITE D’OCTAVIE            

CHANTEURS

SOLDATS

 

La scène se passe à Alexandrie, au premier et au second acte ; à Tarente au troisième ; à Alexandrie, au quatrième et au cinquième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle du palais des Ptolémées séparée de la chambre royale par une galerie à jour. Deux portes latérales. Dans le fond, au milieu, une porte recouverte de rideaux. Au seuil de cette porte une jeune fille est couchée, elle dort ; une lampe brûle auprès d’elle. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

VENTIDIUS, DIOMÈDE, IRAS endormie

 

Ventidius traverse le théâtre avec précaution et va ouvrir la porte de Diomède.

DIOMÈDE, sortant de chez lui.

L’ambassadeur d’Antoine !...

VENTIDIUS.

Aujourd’hui non... demain.

Cette nuit je ne suis qu’un vieux soldat romain.

J’ai voulu te parler avant de voir la reine,

Diomède ; je sais le motif qui l’entraîne

À nous servir. Tu peux l’expliquer franchement...

Que fait-elle ? quel est l’intérêt du moment ?

DIOMÈDE.

Elle pleure César.

VENTIDIUS.

Elle !...

DIOMÈDE.

Comme elle pleure...

En riant, en changeant de plaisir à toute heure.

Mais je crois que, malgré cet air calme et serein,

Elle lutte en secret contre un amer chagrin.

Son orgueil rougirait d’un désespoir vulgaire.

VENTIDIUS.

On l’accuse pourtant de nous faire la guerre,

Et d’avoir prodigué son or et ses soldats

Aux bourreaux de César.

DIOMÈDE.

Jamais... cela n’est pas.

VENTIDIUS.

Tous ont été vaincus, et leur mort fut fatale.

Philippes pour Antoine est une autre Pharsale :

Mais avant leur défaite, et par d’adroits détours,

À Brutus Cléopâtre envoya des secours.

Antoine le soutient, et pour mieux la confondre

Il veut publiquement la forcer de répondre.

DIOMÈDE.

Antoine veut la voir ?

VENTIDIUS.

Oui, je viens la chercher.

DIOMÈDE.

Sérieusement, contre elle il prétend se fâcher ?

VENTIDIUS.

Sans doute, il faut qu’elle aille expliquer sa conduite.

DIOMÈDE.

À se justifier Cléopâtre est réduite...

D’avance je prévois le jugement rendu ;

La coupable est sauvée... et le juge est perdu...

VENTIDIUS.

Je pense comme toi, c’est là toute ma crainte ;

C’est pourquoi j’ai voulu sans témoins, sans contrainte,

Avant de voir la reine, avant de m’engager,

Mesurer avec toi la grandeur du danger...

Chercher par quel moyen, par quelle adroite ruse

On pourrait... déjouer...

DIOMÈDE.

Le triumvir accuse

La reine injustement... peut-être un mot de nous

Suffira pour calmer ce superbe courroux.

VENTIDIUS.

Je puis calmer Antoine avec un peu d’adresse ;

Mais ce hardi projet séduira ta maîtresse.

Elle redoute Antoine et l’empire romain ;

Quel bonheur de pouvoir terminer dès demain,

En obligeant Antoine à combattre pour elle,

Par un nouvel amour une vieille querelle !

Elle voudra dompter Rome et le triumvir...

Sa seule ambition est de nous asservir ;

Elle dit, pour donner du poids à sa parole :

« Vrai comme un jour je dois régner au Capitole ! »[1]

J’ai déjà vu César, servant tous ses projets,

Obéir à sa voix comme un de ses sujets.

Épris d’un fol amour, malgré sa vie infâme,

Il voulait l’épouser... Épouser cette femme,[2]

Cette sœur sans pitié, cette épouse sans foi,

Qui pour régner toujours, et pour régner en roi.

Fit périr sous nos yeux son mari Ptolémée.

C’est elle que César vainqueur a tant aimée...

Rome eut pitié de lui, Rome se révolta,

Proscrivit Cléopâtre, et César la quitta ;

Mais longtemps malgré tout il lui resta fidèle.

Antoine aura le sort de César, son modèle...

À ces pièges charmants peut-il se dérober ?...

Où chancela César, Antoine doit tomber.

DIOMÈDE.

Je le sais, ce n’est pas une crainte illusoire,

S’il la voit, tout est dit, c’en est fait de sa gloire.

Pour dompter ce héros, ce fameux conquérant,

Elle fera briller son prestige enivrant.

Quand elle aima César, elle était jeune encore,

Elle avait la beauté d’une enfant qui s’ignore,

Qui sourit pour sourire et séduit au hasard.

Maintenant, tout s’unit, et la nature et l’art,

Et la grâce et l’esprit, et la science même,

Pour lui donner l’orgueil de la beauté suprême...

Cet attrait merveilleux est un pouvoir divin

Contre lequel on veut combattre, mais en vain.

On passe de longs jours le cœur gonflé de rage,

À maudire son nom, à lui jeter l’outrage,

À raconter tout bas ses crimes ténébreux,

À plaindre ses sujets, à conspirer pour eux...

Et puis, quand on la voit si charmante et si belle,

On oublie à l’instant le mal qu’on pense d’elle.

Les glaces du mépris fondent sous son regard ;

Des mains du factieux s’échappe le poignard,

Il cherche vainement les causes de sa haine.

Ce pouvoir invincible à ses pieds vous enchaîne ;

C’est un étrange effet qu’on ne peut définir,

Où la crainte à l’amour vient vaguement s’unir,

Un plaisir plein d’angoisse, un effroi plein de charme,

Un danger menaçant qui pourtant vous désarme ;

Sa colère vous plaît, on l’aime, et quelquefois

On s’en laisse accabler pour entendre sa voix.

Elle est reine toujours... mais aussi toujours femme.

Dans cet être si frêle on sent une grande âme,

À travers sa faiblesse on sent la royauté ;

On tremble, on est vaincu, mais avec volupté.

Sa pensée est un monde et son cœur un abîme.

C’est ainsi qu’elle va, forte, de crime en crime,

Bravant impunément et le peuple et la cour,

Ne méritant que haine et n’inspirant qu’amour.

VENTIDIUS.

Antoine... quel portrait !

DIOMÈDE.

Ce n’est pas tout, j’oublie

Ce qui doit l’enivrer en flattant sa folie.

C’est ce luxe royal et sur tout répandu,

Et cet or précieux si sottement perdu,

Ce bruit, ce mouvement d’une éternelle fête,

Tourbillon de plaisir qui jamais ne s’arrête.

On ruine l’État, on lui prend tous ses fonds

Pour payer des chanteurs, des nains et des bouffons...

J’en gémis, c’est pitié !

VENTIDIUS.

Ce rapport m’épouvante.

De ces mêmes défauts Marc-Antoine se vante.

Il a pour les plaisirs la même folle ardeur,

C’est la même faiblesse et la même grandeur,

Ce sont les mêmes goûts, enfin les mêmes vices...

Rien ne peut modérer l’élan de ses caprices...

De même, sans raison il prodigue son or,

Et des peuples conquis épuise le trésor.

Pour nourrir ses bouffons il impose trois villes ;[3]

À table, il distribue à ses flatteurs serviles

Sa vaisselle d’argent... Quand le souper est bon,

Au cuisinier il fait présent d’une maison.[4]

S’affublant d’un manteau superbe et ridicule,

Et prenant les saints noms de Bacchus et d’Hercule,

Il parcourt le pays sur un char radieux,

Traîne par des lions comme le char des dieux ;

Dans les flots de l’orgie, il se plonge, il se noie !...

Et nous voulons livrer une si belle proie

À Cléopâtre ?... Non ; il faut dès aujourd’hui

Nous unir pour sauver Antoine malgré lui.

Car le salut d’Antoine est le salut de Rome ;

Nos destins balancés dépendent d’un seul homme ;

Antoine est notre espoir, lui seul retient encor

L’ambition d’Octave en son ardent essor.

Lépide est un jouet qu’ils briseront sans peine ;

Il ne porte avec eux que le poids de la haine...

Lépide n’est plus rien, et son nom sans crédit

Serait presque oublié s’il n’était pas maudit.

Leur vain triumvirat n’est qu’un adroit mensonge :

Dans l’intérêt de tous tâchons qu’il se prolonge,

Et ne permettons pas qu’Antoine désarmé,

Par un perfide amour fatalement charmé,

À son rival cédant sa moitié de l’empire,

L’élève jusqu’au trône où son orgueil aspire.

Dès qu’Antoine s’éclipse Octave est dangereux ;

Rome peut respirer quand la lutte est entre eux ;

Leurs pouvoirs divisés maintiennent l’équilibre,

Et Rome est libre encor, si Rome se croit libre.

Oui, méconnaître un joug qu’on n’a point accepté,

C’est se montrer encor digne de liberté.

Nos vieux républicains veillent toujours dans l’ombre.

Chaque instant, il est vrai, voit s’affaiblir leur nombre ;

Mais dans tous ses rameaux l’arbre n’est pas flétri,

Les plus forts sont tombés, mais tous n’ont point péri ;

Plusieurs vivent cachés dans des retraites sûres,

Et le corps de César portait vingt-trois blessures...[5]

Noble ami !... l’auraient-ils vainement immolé ?

Est-ce donc sans profit qu’un tel sang a coulé ?

Oh ! que sa mort du moins ne soit pas inutile,

Que son sang généreux arrose un sol fertile,

Et que son souvenir nous préserve aujourd’hui

De quelque autre tyran moins glorieux que lui !

Tu le vois, ce n’est pas sans raison que je tremble ;

Deux dangers différents nous menacent ensemble :

Ou la reine soumet à son fier ascendant

Antoine, et l’Orient commande à l’Occident ;

Ou le faible guerrier, dans les plaisirs esclave,

S’endort, et le sénat tombe au pouvoir d’Octave.

Ainsi des deux côtés même triste hasard,

Rome est à Cléopâtre, ou Rome est à César.

Ainsi sur cet amour notre avenir se fonde,

De cet amour dépend le partage du monde.

Sauvons donc, s’il se peut, dans cette extrémité,

Antoine et son honneur, Rome et sa liberté !...

J’ai mon expérience, aide-moi de la tienne.

Est-il quelque intérêt... violent... qui retienne

Cléopâtre en Égypte ?... En ce cas on pourrait...

Compromettre un moment ce puissant intérêt.

Eh ! ne m’as-tu pas dit que le peuple conspire,

Qu’il l’accuse tout bas, qu’il maudit son empire ?

S’il s’armait tout à coup... il lui faudrait rester...

DIOMÈDE.

Non, quelques mécontents veulent se révolter ;

Mais les Égyptiens sont un troupeau docile,

Ils l’aiment malgré tout, et son règne est facile.

Les crimes les plus grands ne les révoltent point ;

Ils ne sont ombrageux jamais que sur un point :

Qu’on respecte leurs dieux, c’est tout ce qu’ils demandent ;

Ils adorent le mal quand leurs dieux le commandent ;

On peut les décimer, les accabler d’impôts

Sans crainte de les voir sortir de leur repos...

Mais qu’on vienne à tuer dans la forêt sacrée

Une autruche, un ibis... la guerre est déclarée !

Gallus faillit périr pour un chat qu’un Romain

A tué par mégarde un jour sur son chemin.

La révolte éclata... ce peuple si tranquille

Voulut dans sa fureur incendier la ville ;

Il fallut que Gallus au port se retranchât,

Et deux mille Romains périrent... pour un chat...[6]

Non, la reine respecte et les dieux et les prêtres

Qui gouvernent ici le peuple et sont ses maîtres...

Crois-moi, nous ne saurions l’atteindre en son pouvoir ;

Comme reine, du moins, elle fait son devoir,

Et son sceptre est tenu d’une main ferme et sûre.

VENTIDIUS.

Cependant chaque roi porte au cœur sa blessure.

N’as-tu jamais sondé ce mystère profond ?

Quel mot, quel souvenir l’agite et la confond ?

Toi qui sais le secret de sa vie insensée,

N’as-tu pas découvert sa plus laide pensée ?

DIOMÈDE.

Sur son esprit troublé seul tu prétends agir ?...

Et tu veux un secret qui la fasse rougir ?...

VENTIDIUS.

Tu cherches ?...

DIOMÈDE, souriant.

Je choisis. C’est venir à merveille ;

Le plus triste est toujours le secret de la veille...

Eh bien, donc, tu sauras... Je rougis à mon tour

D’avoir à te conter ce misérable amour...

Ébloui par l’éclat d’un brillant diadème,

Un jeune esclave, un fou, sur la reine elle-même

Osa lever les yeux. Il l’aimait... sans espoir...

Mais elle, un jour d’ennui, daigna s’apercevoir

Des soins mystérieux de cet esclave indigne.

D’abord il fut troublé d’une faveur insigne ;

Puis tombant à genoux, il lui dit bravement :

« La mort, si tu le veux, pour l’amour d’un moment ! »

La reine, pardonnant cet insolent délire,

Sourit, et lui promit la mort par ce sourire.

L’esclave doit subir aujourd’hui son arrêt ;

On lui fait essayer quelque poison discret,

Venu de Thessalie ou rapporté de Thrace,

Et sans bruit, c’est ainsi que l’on se débarrasse

De ce honteux amour trop bien récompensé,

Et dont l’orgueil royal pourrait être offensé.

Le poison et le Nil finiront l’aventure ;

C’est un genre nouveau de brouille et de rupture ;

Mais on ne rougit point du souvenir des morts ;

C’est la honte qui fait tout le poids du remords,

Et la femme de cœur qui sait rendre impuissante

La preuve de son crime en est presque innocente.

VENTIDIUS.

Un esclave !...

DIOMÈDE.

Quelqu’un !

VENTIDIUS.

Marc-Antoine est jaloux...

Si, sauvant cet esclave...

DIOMÈDE.

On vient, retirons-nous.

Ils entrent dans la chambre de Diomède ; Charmion paraît dans la galerie.

 

 

Scène II

 

IRAS, CHARMION portant une coupe et une fiole de poison

 

IRAS, s’éveillant.

Qui marche là ?

CHARMION.

C’est moi, c’est Charmion la noire.

Oh ! que tu dormais bien sur ton beau bras d’ivoire,

Belle Iras ! J’admirais ce tendre dévouement :

En te voyant dormir, dormir profondément,

Je me disais tout bas, pardonne cette idée :

Par les rêves diras la reine est bien gardée !

IRAS.

Ne me dénonce pas, j’ai veillé l’autre nuit.

Et d’ailleurs, tu le vois, j’accours au moindre bruit.

CHARMION.

On sait ce que tu vaux ; aussi, jeune imprudente,

C’est toi la favorite, et moi la confidente.

Elle amuse, je sers, chacune a son devoir.

IRAS.

Oh ! Charmion, la reine était sombre hier soir...

J’ai chanté, j’ai dansé, mais rien n’a pu lui plaire,

Elle semblait cacher une sourde colère...

Elle cherchait à rire, et riait tristement...

Toi-même... quel est donc ce breuvage écumant

Que tu viens de verser, dont ta coupe est remplie ?

CHARMION.

C’est un poison nouveau venu de Thessalie.

IRAS.

On va l’essayer ?

CHARMION.

Oui.

IRAS.

Sur quelque condamné ?

CHARMION.

Dont le crime est si grand... qu’on l’avait pardonné !

IRAS.

Et quel était ce crime ?

CHARMION.

Une folie étrange.

Te souvient-il qu’un jour, assises dans la cange

Qui conduisait la reine aux fêtes de Memphis,

– Tu berçais dans tes bras Césarion son fils –

Nous avons remarque de loin, sur le rivage,

Un jeune homme au front pâle, à l’air noble et sauvage ?

Il restait là, rêveur, caché dans les roseaux,

Et tu dis en riant : « C’est le Nil, dieu des eaux... »

IRAS.

Oh ! je ne riais pas... Dans ma chère patrie...

CHARMION, l’interrompant.

Un soir, nous revenions d’une panégyrie ;

Il nageait dans le fleuve en nous jetant des fleurs.

IRAS.

Des lotus roses, bleus, de tontes les couleurs,

Des lis... je m’en souviens...

CHARMION.

Eh bien, aujourd’hui même

Il va mourir.

IRAS.

Pourquoi ?

CHARMION.

Pourquoi ?... la reine l’aime,

Il paiera de sa vie un moment de bonheur ;

Cet homme ne peut vivre après un tel honneur ;

C’est un esclave...

IRAS.

Lui ?...

CHARMION.

Sa mort secrète et prompte

Cachera cet amour.

IRAS.

La reine, quelle honte !

Aimerait un esclave, un être abject et vil !...

Non, je l’avais bien dit, c’est... c’est... le dieu du Nil !

Par le dieu du Scamandre, aux rives parfumées,

Souvent dans mon pays les femmes sont aimées.

Malheur à la beauté qui l’admire longtemps !

Perfide, il la retient par ses cheveux flottants,

Et l’emporte avec lui dans les grottes profondes

Où s’épanche son urne et se perdent ses ondes.

On la cherche, on la pleure, on poursuit dans son cours

Le fleuve... Il l’aime tant, qu’il la garde toujours !

CHARMION, riant.

Enfant, tu me dis là des contes de nourrices :

Va, le vieux Nil n’a point de si charmants caprices.

Je ris de ta folie, et je ne sais pourquoi

Je l’écoute... Le Nil !...

IRAS.

Et si c’était un roi...

Qui, pour mieux réussir, s’aidant d’un stratagème...

CHARMION.

On ne fait pas mourir un roi parce qu’on l’aime.

IRAS.

Mais on connaît cet homme et l’on saura sa mort...

CHARMION.

C’est un esclave grec, un ouvrier du port ;

On l’oubliera bientôt, on le connaît à peine...

IRAS.

Oh ! la reine est cruelle... Oh ! je ne suis pas reine !...

Pauvre esclave ! il est Grec, il est de mon pays !

CHARMION.

Moi, je ne juge pas la reine... j’obéis...

Je ne demande pas le nom de la victime.

Cet homme est condamné, que m’importe son crime ?

Que m’importe qu’il vive ou tombe avant le temps ?

J’ai versé le poison dans la coupe... et j’attends.

IRAS.

Il vient !

 

 

Scène III

 

IRAS, CHARMION, L’ESCLAVE

 

L’ESCLAVE.

Ô Charmion, voici déjà l’aurore !...

Je la verrai briller si tu tardes encore.

Hâte-toi donc... Hier, j’ai juré que mes yeux

Ne reverraient jamais Hélios, roi des cieux ;

J’ai juré par le Styx !... Me rendrais-tu parjure ?...

Douterait-on de moi ?... Me fait-on cette injure ?...

CHARMION.

Non, j’avais ta parole, et le poison est prêt.

L’ESCLAVE, prenant la coupe.

Donne. Tu lui diras que je meurs sans regret !

CHARMION.

Quoi ! tant d’insouciance à ton heure dernière !

On te laisse le temps d’exhaler ta prière.

À la vie, au bonheur fais au moins tes adieux ;

Tu ne veux pas mourir sans invoquer tes dieux ?

L’ESCLAVE.

Ô fille de la Nuit ! ô déesse implacable,

Toi qui n’as point de temple, et qu’on craint d’adorer ;

Toi que le malheureux, quand le destin l’accable,

Seul en tremblant ose implorer ;

 

Ô Mort ! à tes fureurs un fol amour me livre !

Prends ta faux redoutable et parais à ma voix :

À la voix d’un heureux que son bonheur enivre,

Viens donc pour la première fois !

 

Une femme régnait sur des peuples sans nombre ;

De sa beauté les rois, les dieux étaient épris ;

Moi, j’étais son esclave et je l’aimais dans l’ombre,

Heureux même de ses mépris.

 

Je ne pouvais jamais l’approcher ni l’entendre ;

Mais, pour apercevoir ou son voile ou sa main,

Je la suivais partout, je vivais pour l’attendre

Et me jeter dans son chemin.

 

Un jour, elle vint voir les travaux dos fontaines...

Je tombai prosterné de crainte à son aspect...

Vénus ! tout l’amour qui dévore mes veines

Parla dans ce brûlant respect.

 

Pour lui plaire il faut être un héros fier et brave,

Et moi, par quels hauts faits ai-je su l’attendrir ?

Je n’ai dit qu’un seul mot : « Reine, je suis esclave.

Mais j’aime et je voudrais mourir. »

 

Et la nouvelle Isis que l’Égypte idolâtre

A souri par caprice à l’esclave du port...

J’ai vu pâlir d’amour la reine Cléopâtre...

Et joyeux je t’appelle, ô Mort !

 

Viens donc !... Tous les orgueils des gloires insensées,

Toutes les voluptés, tous les feux de l’amour,

Tous les enivrements des royales pensées,

Je les ai connus en un jour !

 

Je suis prêt à partir pour les rivages sombres ;

Prends mon sang et ma vie et mon jeune avenir...

Mais permets qu’avec moi j’emporte chez les ombres

Le souvenir... le souvenir !

 

Sauve-moi de l’oubli, Cléopâtre est si belle !...

Choisis pour me punir le plus dur châtiment,

Mais que dans les enfers je souffre encor pour elle,

Que mon amour soit mon tourment !...

 

Nourris tes noirs vautours de ma chair déchirée,

Sous des rocs éternels roule mon corps meurtri,

Mais laisse à mes regards son image adorée,

À mes lèvres son nom chéri !

 

Je subis tes arrêts, ô Mort, sans une plainte ;

Respecte mon bonheur... il m’est venu de toi...

Et sur mon front glacé laisse vivre l’empreinte

De ses baisers qui m’ont fait roi.

Il prend la coupe, boit le poison et tombe.

Ah !...

IRAS, regardant l’esclave.

L’implacable Mort a reçu son offrande,

Vois !

DIOMÈDE, entrant précipitamment.

Iras ! Charmion ! la reine vous demande.

Iras et Charmion sortent.

 

 

Scène IV

 

L’ESCLAVE, DIOMÈDE, VENTIDIUS, UN MÉDECIN, SERVITEURS

 

Diomède fait un signe au médecin et aux serviteurs, qui s’empressent auprès de l’Esclave.

LE MÉDECIN.

Il est trop tard, je crois...

DIOMÈDE.

Non, il respire encor.

LE MÉDECIN.

Maître...

DIOMÈDE.

Je te promets, demain, son pesant d’or,

Si tu peux le sauver...

LE MÉDECIN, faisant respirer un flacon à l’Esclave.

Le regard se ranime...

Ce flacon a ravi plus d’une autre victime

Aux vengeances des rois... Bien ! cet homme est sauvé...

Je vous réponds de lui.

DIOMÈDE.

Cet homme est réservé

À servir des projets d’une haute importance ;

J’ai révoqué pour lui la royale sentence ;

Mais toi, dis qu’il est mort et mort par le poison.

Va, fais-le transporter sans bruit dans ta maison,

Tiens-le dans quelque endroit inconnu, solitaire,

Jusqu’au jour où j’irai l’expliquer ce mystère.

VENTIDIUS, à part, regardant l’Esclave que les serviteurs emportent.

Oui, sauvons cet objet d’un si honteux amour ;

Je pressens les remords qu’il doit causer un jour...

Seul, j’aurai le secret de ce caprice infâme,

Je pourrai dominer cette orgueilleuse femme.

Antoine, tu voudras succéder dans son cœur

À César... l’héritage est digne d’un vainqueur ;

Il est beau d’être aimé par qui chérit la gloire,

Et d’être un noble choix dans une noble histoire.

Tu voudras succéder à César... vain effort,

Tu n’auras pour rival qu’un esclave du port.

Il faut qu’il la connaisse et qu’alors il la fuie...

Le monde est en danger, Cléopâtre s’ennuie !

Les serviteurs qui emportent l’Esclave se sont arrêtés sur un signe de Diomède. Attentif, il écoute ; après le dernier vers il leur fait de nouveau un signe ; les serviteurs se remettent en marche et sortent du palais.

 

 

ACTE II

 

Un pavillon sur la terrasse du palais des Ptolémées, à Alexandrie. Dans le lointain, le port et ses vaisseaux, la ville et ses monuments. La reine est étendue sur un lit de repos ; auprès d’elle Iras et Charmion balancent des éventails en plumes d’ibis. Au fond, des chanteurs et des chanteuses portant des lyres d’ivoire, des cithares d’or. Autour de la reine, des savants, des philosophes, des architectes et des esclaves tenant des instruments d’architecture et d’astronomie. Sur le devant de la scène, le grand prêtre d’Hermès lit dans le livre sacré que tient un desservant du temple.

 

 

Scène première

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION, LE GRAND PRÊTRE, UN PHILOSOPHE, UN SAVANT, UN ARCHITECTE

 

LE GRAND PRÊTRE, lisant à haute voix.

Athyr, c’est le chaos, l’obscurité profonde,[7]

Le lit au fond des eaux, où sommeillait le monde.

Pirami, c’est le jour, c’est l’esprit radieux.

Kneph, c’est le créateur, père de tous les dieux.

Phtah, son fils, dieu du feu, c’est le roi du tonnerre :

Il a créé le ciel, il a créé la terre.

Le mal est dans Typhon ; le bien, dans Osiris,

Frère et divin époux de l’immortelle Isis.

Toth, le révélateur, inventa l’écriture ;

Toth sait tous les secrets que voile la nature.

Tméi, c’est la justice. Athor, c’est la beauté ;

Toutes deux s’unissant forment la vérité.

L’Amenthi, c’est l’abîme où les âmes descendent,

C’est là qu’après la mort leurs juges les attendent ;

On y connaît leur vie, on y pèse leurs droits.

Mais déjà sur la terre on peut juger les rois...[8]

Tous s’inclinent.

CLÉOPÂTRE, au grand prêtre.

J’assisterai demain à la panégyrie.

LE GRAND PRÊTRE.

Les dieux nous sont cléments quand la reine les prie,

Et le peuple joyeux imite sa ferveur.

UN PHILOSOPHE, à Cléopâtre.

Égiras de Samos demande la faveur

D’être admis dans l’École...

CLÉOPÂTRE.

Admettez cet élève...

Il a quelque talent.

À un architecte.

J’ai hâte qu’on achève

Ce temple d’Hermonthis. Presse donc les travaux.[9]

À un savant.

Toi, ce mois-ci, combien de volumes nouveaux ?

LE SAVANT.

Mille.

CLÉOPÂTRE.

Pour remplacer ceux qu’a détruits la flamme,

C’est peu.

LE SAVANT.

Si nous avions les trésors de Pergame !

Des ouvrages sans prix ![10] Mais pour les lui ravir...

CLÉOPÂTRE.

Eh bien, que faudrait-il ?

LE SAVANT.

Un mot du triumvir.

CLÉOPÂTRE.

Vous les aurez... Il doit réparer les dommages

Que nous a faits César...[11]

LE SAVANT.

Oh ! reçois nos hommages ;

Favorite d’Isis, on t’admire à genoux !...

Tous se prosternent.

CLÉOPÂTRE.

Philosophes, savants, sages, relevez-vous !

Je souffre de vous voir dans cette humble attitude.

Vous qui représentez la science et l’étude,

Faites parler vos droits dans tous vos sentiments ;

Le monde, pour juger, attend vos jugements ;

Au premier rang, par vous, l’Égypte s’est placée ;

Ce qui fait l’homme grand, chez nous, c’est la pensée,

Et le front du penseur, semblable au front du roi,

Ne doit point se courber, pas même devant moi !

LE SAVANT.

Ce reproche t’honore et prouve ton génie.

Le grand prêtre, l’architecte et les savants sortent.

 

 

Scène II

 

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS

 

IRAS, à Cléopâtre.

Te plaît-il d’écouter ces chanteurs d’Ionie ?

CLÉOPÂTRE.

Non, le bruit me fatigue ; emmène tes chanteurs.

Isis, j’ai trop paye tes oracles menteurs...

Ils m’ont promis Antoine aujourd’hui... L’heure passe ;

Ils m’ont trompée !... En vain j’interroge l’espace ;

Nulle voile brillante à l’horizon des mers,

Nul messager poudreux dans les chemins déserts,

Nul rameur sur le Nil, nul signal sur le phare !

Point de chants, point de cris, de joyeuse fanfare !

Aucun bruit de retour ne fait battre mon cœur.

Rien ne me dit : Voici le triumvir vainqueur !

CHARMION.

Mais le fleuve déborde et la route est fermée.

CLÉOPÂTRE.

Qu’importe ? Il ne vient pas en tête d’une armée ;

Une cange suffit pour l’amener ici.

IRAS.

Dans ses projets peut-être il n’a pas réussi...

Et le nome insurgé refuse obéissance...[12]

CLÉOPÂTRE.

Iras, doute des dieux, mais non de sa puissance !

Réfléchissant.

Il reviendra par mer. Un messager romain

A dû le rencontrer dès hier en chemin.

Deux vaisseaux de César l’attendent dans la rade.

Peut-être il a voulu passer par l’Heptastade,[13]

Afin de recevoir les envoyés au port...

Mais que lui veut César ? Dieux ! s’ils étaient d’accord !

Pour chasser de ses mers l’héritier de Pompée

Et reprendre sur lui la Sicile usurpée,

Il a besoin d’Antoine... il presse son retour.

Rome, qui me connaît, a peur de son amour...

J’ai hâte de le voir... Oh ! comme l’heure est lente !

Et que cette chaleur sans air est accablante !

Pas un nuage frais dans ce ciel toujours pur,

Pas une larme d’eau dans l’implacable azur !

Ce ciel n’a point d’hiver, de printemps ni d’automne ;

Rien ne vient altérer sa splendeur monotone...

Toujours ce soleil rouge à l’horizon désert,

Comme un grand œil sanglant sur vous toujours ouvert.

De ce constant éclat l’esprit rêveur s’ennuie,

Et moi, pour voir tomber une goutte de pluie,

Iras, je donnerais ces perles, ce bandeau...

Ah ! la vie en Égypte est un pesant fardeau !

Va, ce riche pays, à tant de droits célèbre,

Est pour moi, jeune reine, un royaume funèbre...

On vante ses palais, ses monuments si beaux.

Mais les plus merveilleux ne sont que des tombeaux.

Si l’on marche, l’on sent, sous la terre endormies,

Des générations d’immobiles momies.

On dirait un pays de meurtre et de remords.

Le travail des vivants c’est d’embaumer les morts.

Partout dans la chaudière un corps qui se consume ;

Partout l’âcre parfum du naphte et du bitume ;

Partout l’orgueil humain follement excité,

Luttant dans sa misère avec l’éternité...

Des peuples disparus qu’importent ces vestiges ?

Art monstrueux ! je hais tes vains et faux prodiges.

Tout dans ce pays, tout est odieux pour moi ;

Tout, jusqu’à ses beautés, m’inspire de l’effroi,

Jusqu’à son fleuve illustre, énigme dans sa course,

Dont, depuis trois mille ans, on cherche en vain la source.

Son bonheur même a l’air d’une calamité,

Car le sombre secret de sa fertilité

N’est pas le don du sol, l’heureux bienfait d’un astre ;

Cette fécondité naît encor d’un désastre.

Il faut, pour qu’il obtienne un éclat passager,

Que son fleuve orgueilleux daigne le ravager.

Il perdrait tout, sa gloire et sa fortune étrange,

Si ce fleuve, un seul jour, lui refusait sa fange.

Oh ! c’est triste pour moi d’avoir devant les yeux

Toujours ce fleuve morne aux flots silencieux,

Et, regardant monter celte onde sans rivages,

De mettre mon espoir en d’éternels ravages.

CHARMION, avec malice.

On médit de l’Égypte, on l’aimait autrefois.

Ah ! si ce beau pays a perdu tous ses droits,

C’est qu’on a vu l’Asie et qu’on se souvient d’elle ;

C’est qu’un tendre regret rend le cœur infidèle ;

C’est que le froid Cydnus a détrôné le Nil...[14]

Oh ! le charmant voyage ! Iras, t’en souvient-il ?[15]

J’étais au gouvernail... j’étais une sirène.

IRAS.

Moi, j’étais une nymphe et j’encensais la reine.

Quel gracieux tableau ! Je crois le voir encor

Ce superbe vaisseau dont la poupe était d’or,

Et ces voiles de pourpre, au soleil enflammées,

Que gonflaient les soupirs des brises parfumées...

Ces rameurs à l’air fier, à l’œil intelligent,

Tenant dans leur main noire un aviron d’argent ;

Ces guirlandes de fleurs aux vergues suspendues,

Et partout sur le pont ces roses répandues,

Et tous ces beaux enfants déguisés en Amours,

Dont les grands yeux ravis la regardaient toujours.

CLÉOPÂTRE, souriant.

Et lui qui m’accusait, me traitait en rebelle !

IRAS.

Comme il fut ébloui ! comme il te trouva belle !

CLÉOPÂTRE.

Je voyageais ainsi pour me justifier ;

Il voulait me punir et me sacrifier ;

Il m’accusait tout haut d’avoir servi la haine

Du farouche Brutus : l’excuse eût été vaine...

Ce terrible soupçon à ma voix s’envola...

Il ne me parla point de Brutus ce jour-là.

Oh ! je veux rappeler ce souvenir de joie,

Et telle qu’il me vit je veux qu’il me revoie.

Je veux mettre aujourd’hui ce collier éclatant

Que je portais alors et qu’il admira tant.

À Charmion.

Va le chercher.

Charmion sort.

Eh bien ! ce souvenir m’attriste...

À l’absence, à l’ennui vainement je résiste.

Elle s’assied d’un air languissant.

IRAS.

Pour t’amuser je sens ma science en défaut...

Si j’essayais de lire... une ode de Sapho !

CLÉOPÂTRE.

Sapho !... ma pauvre enfant, j’admire ton adresse !

Pour guérir de l’amour des vers brûlants d’ivresse !

Pour calmer mon esprit ces délirants aveux !

Prends-les donc ces beaux vers, et lis-les, si tu veux.

IRAS, lisant comme une écolière.

« Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,

« Qui jouit du plaisir de t’entendre parler,

« Qui te voit quelquefois doucement lui sourire... »

CLÉOPÂTRE, l’interrompant.

Oh ! comme tu lis mal ! Tu n’as donc rien aimé ?

Tu ne comprends donc pas ce langage enflammé ?

Elle prend le livre et lit.

« Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,

« Qui jouit du plaisir de t’entendre parler,

« Qui te voit quelquefois doucement lui sourire !

« Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l’égaler ?

 

« Je sens de veine en veine une subtile flamme

« Courir par tout mon corps sitôt que je te vois,

« Et dans les doux transports où s’égare mon âme,

« Je ne saurais trouver de langue ni de voix.

 

« Un nuage confus se répand sur ma vue,

« Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs,

« Et, pâle, sans baleine, interdite, éperdue,

« Un frisson me saisit... je tremble... je me meurs ![16] »

 

Oh ! ces vers m’ont troublée !... Ainsi je suis émue...

Tout à coup... à son nom, à sa voix, à sa vue,

Et ce tourment n’est pas un aveu mensonger !

 

 

Scène III

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, DIOMÈDE, VENTIDIUS, ANTOINE enveloppé d’un manteau, OFFICIERS DU PALAIS et SERVITEURS, ensuite CHARMION

 

DIOMÈDE.

Le divin triumvir t’envoie un messager,

Reine, pour t’annoncer une heureuse nouvelle...

VENTIDIUS, à Antoine, qui reste au fond du théâtre.

Ne te montre donc pas.

ANTOINE, à Ventidius.

Regarde qu’elle est belle !

DIOMÈDE.

Ventidius vainqueur et vainqueur en son nom...

CLÉOPÂTRE, vivement.

Antoine viendra-t-il ici, ce soir ?

DIOMÈDE.

Non.

CLÉOPÂTRE.

Non !...

Il ne vient pas !...

DIOMÈDE.

Il doit...

CLÉOPÂTRE.

Je ne veux rien entendre...

Va-t’en.

DIOMÈDE.

Il reviendra.

CLÉOPÂTRE.

Je suis lasse d’attendre

Et de vivre sans lui ! Je pars... je le rejoins.

Où s’est-il arrêté ? Puis-je savoir du moins

Quel chemin il a pris ?

DIOMÈDE.

Quel chemin ? je l’ignore.

CLÉOPÂTRE.

Par Isis, c’en est trop ! languir, attendre ; encore

Après tous les ennuis que j’ai déjà soufferts !

Retourne d’où tu viens, messager des enfers !

Peut-il donc se jouer d’une telle souffrance ?

Moi, qui ne vivais plus que par cette espérance !...

Ah ! je ne croyais pas l’aimer si follement !

Que je voudrais le voir, le voir un seul moment !

Après il serait libre. Oui... pour le voir une heure

Je donnerais mon sceptre !

ANTOINE, à Ventidius.

Elle pleure... elle pleure !

CHARMION, rapportant le collier que la reine lui a demandé.

Voici ce beau collier, précieux souvenir ;

Iras, viens l’attacher.

CLÉOPÂTRE, refusant le collier.

Il ne doit pas venir !...

Le voir un seul moment !...

ANTOINE, à Ventidius.

Tu l’entends, elle m’aime !

CLÉOPÂTRE, à Diomède.

Dis-moi, le triumvir a-t-il donné lui-même

Ce message ?... Comment ne m’a-t-il pas écrit ?

Pour y manquer il faut qu’il ait perdu l’esprit.

Était-il inquiet ?... Il est blessé peut-être ?...

Quel est ce messager ?... avait-il vu son maître ?

Dis.

DIOMÈDE.

C’est un de ses gens que je ne connais pas.

CLÉOPÂTRE.

Si ce n’est pas Éros, c’est un de ses soldats.

Qu’on l’appelle...

DIOMÈDE.

Il est là !

CLÉOPÂTRE.

Qu’il vienne donc !

DIOMÈDE.

Il n’ose.

CLÉOPÂTRE.

Pourquoi cet embarras ? Va, j’en pressens la cause...

Il tarde à m’annoncer quelque horrible malheur ;

Il craint, il craint mes cris, l’excès de ma douleur.

À Antoine qui s’est approché d’elle, mais qui tourne la tête.

Tu détournes les yeux... Viens... parle... qui t’envoie ?...

Reconnaissant Antoine.

Ah !... lui !... C’est imprudent... on peut mourir de joie.[17]

Elle tombe dans les bras d’Antoine.

ANTOINE.

Ô ma reine adorée !

CLÉOPÂTRE.

Antoine !

ANTOINE.

Parle bas...

Je reviens malgré tout, mais ne me trahis pas.

CLÉOPÂTRE.

Et pourquoi te cacher ?

ANTOINE.

Pour tenir ma promesse.

Mes amis inquiets m’accusent de faiblesse.

J’ai juré de passer ici secrètement,

Sans te voir, et caché sous ce déguisement ;

Je marchais vers le port, quand tu m’es apparue

Sur la terrasse en fleur... belle, triste... À ta vue,

Entraîné malgré moi, je n’ai plus résisté ;

Par l’escalier des Sphinx, tremblant, je suis monté.

Tes gardes sont venus ; j’ai dit : C’est un message

Du triumvir... Soudain ils m’ont livré passage.

Là, j’espérais rester dans la foule un moment

Et fuir... mais tu pleurais... J’ai trahi mon serment.

Pardonne-moi d’avoir excité tant d’alarmes,

Reine... et d’avoir joui si longtemps de tes larmes.

CLÉOPÂTRE.

Mais pourquoi m’éviter ? que veulent tes amis ?

Quel est donc leur dessein ? que leur as-tu promis ?

ANTOINE.

Dans le port de Pharos ils veulent me conduire...

Il s’agit d’alliance...

CLÉOPÂTRE.

Ils veulent te séduire !

ANTOINE, souriant.

C’est toi qui dis cela !... Je dois...

CLÉOPÂTRE.

Tu n’iras pas...

ANTOINE.

Reine, il faut cependant...

CLÉOPÂTRE.

Je m’attache à tes pas !

VENTIDIUS, s’approchant et montrant la rade.

À bord de ces vaisseaux les envoyés l’attendent.

CLÉOPÂTRE, reconnaissant Ventidius. À part.

Ventidius !... Serait-ce un piège qu’ils me tendent ?

ANTOINE, montrant Ventidius.

Voici l’heureux vainqueur des Parthes.

VENTIDIUS.

Non pas moi !

Je n’ai fait qu’obéir ; et leur vainqueur, c’est toi...[18]

Reine, il va refuser de signer l’alliance...

Il comprend tes soupçons, ta juste défiance...

Mais à ses vieux amis il doit quelques égards.

Et n’est-ce pas le moins qu’il s’offre à leurs regards,

Pour ranimer leur foi quand la guerre s’annonce ?

Ne faut-il pas aussi, reine, que sa réponse

Pour avoir plus d’effet, soit de lui sans détour,

Et qu’on n’en puisse pas accuser son amour ?

Rome le dit esclave, et le sénat l’accuse :

Dissipe leurs soupçons par cette adroite ruse ;

Loin de toi, permets-lui d’agir eu liberté...

Laisse-le refuser de signer ce traité...

Apprenant les motifs qui font sa résistance,

Rome révoquera sa sévère sentence.

Que Rome croie Antoine à ses devoirs rendu,

Un seul jour, un moment... et César est perdu.

Tu l’aimes, aide-nous à défendre sa cause.

CLÉOPÂTRE, à Antoine.

Mais quel est ce traité que César te propose ?

VENTIDIUS.

Tu le sauras bientôt, il ne doit être absent

Que deux jours.

CLÉOPÂTRE.

Oh ! partir encore !... Il y consent !...

Cruel !... c’est à ma voix, à ma voix qu’il résiste !

Vivre pendant deux jours seule, inquiète et triste !

Comment les supprimer, hélas ! ces deux longs jours ?

Donne-moi des pavois pour les rendre plus courts.

N’est-il pas quelques fleurs, quelque oublieuse essence

Qui nous fasse dormir tout le temps d’une absence ?

Ah ! tu ne m’aimes plus... et tu veux me quitter !

ANTOINE.

Si j’envoyais au port ?

CLÉOPÂTRE, à Ventidius.

Tu vois qu’il peut rester.

VENTIDIUS.

Je vois qu’il est pressé de reprendre sa chaîne.

Je n’espère qu’en toi : sois généreuse, ô reine !

Sans lui tout est danger... Toi-même sauve-nous.

Bas à Antoine.

Viens, viens, l’Esclave est là ; tu n’es donc plus jaloux ?

ANTOINE, à part.

L’Esclave !... ce seul mot a réveillé ma rage.

Haut.

Adieu donc... dans deux jours...

CLÉOPÂTRE.

Qu’il me faut de courage !...

Voyant la tristesse de Cléopâtre, Antoine est au moment de revenir vers elle ; Ventidius l’entraîne violemment. Diomède, les officiers et serviteurs sortent. Cléopâtre suit des yeux Antoine d’un air désolé ; dès qu’il est parti, elle relève la tête.

 

 

Scène IV

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION

 

CLÉOPÂTRE, bas à Charmion.

Vite, mes espions !... qu’on les suive à l’instant !

Qu’on sache ce qu’ils font au port qui les attend...

Ils mentaient tous les deux... et cachaient mal leur trouble ;

Ils se parlaient tout bas et jouaient un jeu double...

Je feins d’être leur dupe, et les laisse partir

Pour mieux les rassurer et mieux les pressentir ;

Mais dis à Séleucus qu’il tâche de surprendre

Le secret de leur fuite et vienne me l’apprendre.

Charmion donne des ordres à plusieurs serviteurs, qui sortent de divers côtés.

IRAS, conduisant la reine au bout de la terrasse.

Viens, d’ici tes regards le suivront plus longtemps.

Voilà les grands vaisseaux aux pavillons flottants...

Et la barque d’Antoine !... Elle commence à poindre

À l’horizon brumeux... elle va les rejoindre.

CLÉOPÂTRE, regardant la rade.

Oui, le voilà qui monte à bord d’un des vaisseaux...

On dirait que la proue a sillonné les eaux...

Que, libre tout à coup, la voile se déploie,

Qu’elle s’enfle et s’agite... Oh ! mon cœur est en proie

Au plus affreux soupçon, au plus affreux tourment.

IRAS.

Ne crains rien, vers le port ils voguent doucement.

L’Esclave traverse le théâtre avec un arc à la main.

CLÉOPÂTRE.

Écoute... un pas furtif a glissé sur le marbre.

IRAS.

Non, c’est le vent du soir qui vole d’arbre en arbre.

CLÉOPÂTRE.

On vient de ce côté.

CHARMION.

Je n’ai rien entendu.

CLÉOPÂTRE.

Là... ne voyez-vous pas l’ombre d’un arc tendu ?

Sur le mur, près du sphinx...

Une flèche vient tomber aux pieds de la reine.

Une flèche !... Mes femmes !

César, je reconnais tes serviteurs infâmes...

Cet archer t’appartient, sa flèche était pour moi.

CHARMION, ramassant la flèche, dont le bois est enveloppé d’une feuille de papyrus.

Un billet...

CLÉOPÂTRE.

Ce n’est rien... je ris de mon effroi.

Mais comment ce message a-t-il trompé ma garde ?

Donne, je vais l’ouvrir.

CHARMION.

Non, ce soin me regarde.

Lisant.

« Reine, Antoine te trompe et tu l’attends en vain...

CLÉOPÂTRE, prenant le billet et lisant.

« Esclave indigne, il veut briser ton joug divin.

« Sa vieille ambition est enfin assouvie ;

« Il s’unit à César, il épouse Octavie...

« Pardonne à qui t’apprend ce perfide traité ;

« À la reine d’Égypte on doit la vérité. »

La sœur de César !... oui... le mystère s’explique.

Il évita l’éclat d’une fête publique.

Dans mon propre palais entré furtivement,

Il s’y tenait caché sous un déguisement.

Il venait racheter son âme prisonnière,

Livrer à son amour cette lutte dernière.

Oui, pour mieux s’éprouver, il a voulu me voir,

Et, content de sa force, il retourne au devoir.

Mais avec quelle audace et quelle perfidie

Il exaltait encor son ardeur refroidie !

Faussement indécis, faussement attristé,

Qu’il jouait la faiblesse avec simplicité !

Comme il reste toujours fidèle à sa nature !

Toujours doublement fort d’une double imposture,

Humble et fier, blanc et noir, histrion ou héros,

Pleurant, pleurant César, en flattant ses bourreaux !

Oh ! je le reconnais, et c’est bien le même homme

Qui vola la maison du grand Pompée, à Rome,

Qui, lâche, a fait périr Cicéron lâchement,[19]

Et petit, misérable en son ressentiment,

Répliquant par la mort au flux d’une harangue,

Jusqu’au fond de la gorge a châtié la langue !

Ô honte !... et l’on osa croire que je l’aimais !

Moi l’aimer comme un jour j’aimai César... jamais !

Non, je ne l’aime pas... Eh ! que dis-je, insensée ?

Quand je me sens mourir à la seule pensée

Qu’il vient de m’échapper, qu’une autre a son amour,

Et que pour elle il veut me quitter sans retour !

Une autre !... Est-il donc vrai ? Folle, insolente audace,

Est-ce moi que l’on quitte ? est-ce moi qu’on remplace ?

Quelle est cette beauté qui du fond de son deuil

Vient lutter avec moi de puissance et d’orgueil ?

Diomède a passé la moitié de sa vie

À Rome... il doit connaître, il connaît Octavie...

Qu’il vienne ! il me dira ce que je veux savoir...

Belle ou laide ? Elle est belle !... oh ! je voudrais la voir !

Affreux tourment ! garder sa fureur incertaine !

N’avoir pas une image à livrer à sa haine !...

Frapper à l’aventure et maudire au hasard !

Qu’il vienne donc !

Diomède entre avec Charmion, qui est allée le chercher dès que la reine a dit la première fois : « Qu’il vienne. »

 

 

Scène V

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION, DIOMÈDE

 

CLÉOPÂTRE, à Diomède.

C’est toi... viens Tu connais César ?

DIOMÈDE.

Oui, reine.

CLÉOPÂTRE.

Tu connais sa sœur ?

DIOMÈDE, à part.

Est-ce une épreuve ?

CLÉOPÂTRE.

Dis, connais-tu sa sœur ?

DIOMÈDE.

Octavie... une veuve ?

Je l’ai vue une fois aux fêtes de Junon.

CLÉOPÂTRE.

Est-elle belle ?

DIOMÈDE.

Très belle.

CLÉOPÂTRE.

Elle est jeune ?

Iras et Charmion font des signes à Diomède.

DIOMÈDE.

Non, non...

Une beauté sans grâce et qui ne saurait plaire.

CLÉOPÂTRE, à part.

Il cherche à me tromper, il pressent ma colère.

Folle reine qui veut en croire ses sujets !

Haut.

Ce que tu me dis là change tous mes projets.

On veut la marier au jeune roi de Thrace...

Mais puisqu’elle est ainsi sans jeunesse et sans grâce,

Je vais rompre en son nom...

DIOMÈDE.

Reine, n’en faites rien,

Elle est belle et charmante...

CLÉOPÂTRE.

Ah ! je le savais bien !

Sois calme... j’oublierai ce rapport infidèle ;

Mais obéis sur l’heure et conduis-moi près d’elle.

Tiens-toi prêt à partir, et va savoir au port

Quel vaisseau lève l’ancre et peut nous prendre à bord

Ce soir. Ne nomme point la reine, ta maîtresse...

Tu diras... que je suis... une esclave de Grèce...[20]

Montrant Iras.

Comme elle... et tous les trois nous partirons sans bruit,

Protégés par les dieux, le silence et la nuit.

Diomède sort.

CHARMION.

Eh quoi ! tu veux partir, ô reine bien-aimée,

Sans garde, sans amis, sans vaisseaux, sans armée,

Seule, te confier à des dieux étrangers ?

Songe, que de malheurs, de craintes, de dangers !...

CLÉOPÂTRE.

J’ai couru des dangers bien plus graves encore,[21]

Ne t’en souvient-il pas ? le jour qu’Apollodore

Me menant chez César, seule, dans un bateau,

Me chargea sur son cou comme un léger fardeau :

Dans ce coffre maudit je respirais à peine.

« Que m’apportez-vous là ? – Général, c’est la reine,

On ne te fit jamais de plus riches présents... »

César se prit à rire, et moi... j’avais seize ans.

Va, le plus grand danger pour moi, c’est cet outrage

Qui me frappe aujourd’hui, qui détruit mon ouvrage.

Il me faut retrouver Marc-Antoine à tout prix.

La grande Égypte et moi mourrons de son mépris.

Mon plan est arrêté ; donne, je veux prescrire

Des ordres à mes chefs...

Charmion présente à la reine des tablettes et un stylet : elle écrit.

Ce que je vais écrire

Leur sera chaque jour remis fidèlement

Comme un décret subit émané du moment.

Nos voisins sont en paix et le peuple est tranquille

Je puis sans imprudence abandonner la ville.

Mais il faut qu’on me croie ici, dans ce palais :

Les prêtres vont venir, toi-même reçois-les ;

Dis-leur... que je me meurs... que la fièvre me tue...

Que (le tous mes sujets je déteste la vue ;

Que ma faible raison commence à s’égarer...

Frappe, meurtris ton sein, fais semblant de pleurer...

CHARMION.

Je suis sincère, hélas ! tu me quittes, je pleure.

CLÉOPÂTRE.

Va, viens, et fais grand bruit, qu’on te voie à toute heure.

Tu règnes au palais, et Charmion, c’est moi ;

On ne croira jamais que je parte sans toi ;

C’est le meilleur moyen de cacher mon absence,

Tu resteras...

Charmion insiste.

Faut-il parler d’obéissance ?

CHARMION.

Reine, de tes dangers je dois avoir ma part.

CLÉOPÂTRE.

Non, reste, je le veux.

À Iras.

Pressons notre départ.

CHARMION.

À l’amour d’un Romain immoler ton royaume !

CLÉOPÂTRE.

Eh ! l’Égypte sans lui n’est plus qu’un vain fantôme.

Antoine seul lui rend l’éclat des anciens jours !

L’Égypte... a le secret de mes folles amours.

CHARMION.

Mais on peut t’entraîner dans quelque horrible trame !

Songe à ta vie enfin...

CLÉOPÂTRE.

Je veux voir cette femme !

Un seul regard, un seul, jeté sur sa beauté,

Me dira le pouvoir de son nom redouté.

Tant de vertus, dit-on, lui donnent tant de charmes...

Pour la combattre, il faut connaître au moins ses armes.

Eh bien, nous lutterons ensemble devant lui.

Suis-je donc un objet de dégoût et d’ennui,

Une triste Ariane, une pâle matrone,

Une laide Sapho, pour que l’on m’abandonne ?

Mes flatteurs auraient-ils trop loué ma beauté ?

Je suis reine, à quoi donc me sert la royauté,

Le prestige, l’attrait, l’éclat du diadème,

Si je ne peux pas plaire à cet homme que j’aime ?

Mais si sa beauté plaît, si son ordre fait loi,

La moindre lavandière est plus reine que moi !

Je suis reine, je suis fille de Ptolémée,

J’aime... je daigne aimer... et ne suis point aimée !

Et l’on s’en va chercher un bonheur innocent,

Après m’avoir donné quelques jours en passant !

C’est l’amour sérieux ; je suis l’amour folâtre...

On ne peut pas rester fidèle à Cléopâtre ;

Du nom de son amant on peut être jaloux,

Mais auprès d’Octavie on veut le nom d’époux !

Où règne la vertu mon influence expire !...

Antoine, ce jeu-là te coûtera l’Empire...

Partons ! j’arriverai trop tard pour rien changer,

J’arriverai toujours à temps pour me venger !

 

 

ACTE III

 

Le jardin d’une villa aux environs de Tarente. À droite une statue ; à gauche une colonnade.

 

 

Scène première

 

ANTOINE, VENTIDIUS

 

ANTOINE.

Je le veux : dès ce soir je quitterai Tarente.

Vous m’avez tous trompé, Cléopâtre est mourante ;[22]

Elle m’aime, m’appelle, et je veux la revoir.

VENTIDIUS.

Et moi, je te retiens, et je fais mon devoir...

ANTOINE.

Tu nous as séparés par un cruel mensonge...

Ah ! je me sens rougir de rage quand j’y songe !...

Cet esclave maudit, qu’a-t-il donc révélé ?

Il vous a confondus sitôt qu’il a parlé...

Du fourbe Diomède il connaissait la haine...

Diomède voulait empoisonner la reine ;

L’esclave a pressenti l’infâme trahison,

Et pour la déjouer, il a bu le poison...

Quelqu’un l’a secouru... Voilà toute l’histoire...

VENTIDIUS.

C’est celle-là du moins qu’il te convient de croire...

Eh bien ! soit, je reprends mes avis superflus.

À quoi bon t’éclairer quand tes yeux ne voient plus ?...

Je ne lutterais pas contre un amour vulgaire ;

Mais ce honteux amour, c’est la guerre... la guerre !...

S’il s’agissait de toi, de tes seuls intérêts,

De ton bonheur enfui, je me résignerais

À voir ton nom éteint, la valeur endormie ;

Mais c’est l’amour fatal d’une reine ennemie,

C’est l’Empire détruit, perdu, déshérité,

Au profit de sa haine et de sa royauté.

Eh ! que me font ses pleurs et tes tendres alarmes !

Je vois ta perte, moi, dans tes menteuses larmes...

Je vois ton déshonneur dans ta folle pitié,

Et je te crie, au nom de ma vieille amitié,

Au nom de ton pays, de Rome qui te juge :

Tu te crois un amant, et tu n’es qu’un transfuge !

ANTOINE.

Et moi je juge aussi, d’après cet entretien,

Qu’Octave a des amis... et qu’ils le servent bien !...

VENTIDIUS.

Octave, penses-tu ?... Faut-il donc te le dire ?...

Ce voyage honteux, Octave le désire.

Pompée est mort... Ce nom le remplissait d’effroi :

Il est mort, et César n’a plus besoin de toi.

Il t’a donné sa sœur, cette sœur bien-aimée,

Pour avoir ton argent, ta flotte et ton armée :

Maintenant que le calme est rentré parmi nous,

Qu’il n’est plus inquiet, il redevient jaloux.

Aujourd’hui cet ami, cet allié, ce frère,

Ce n’est plus qu’un rival à tous tes plans contraire.

Octave est trop prudent pour aimer les héros.

Il n’a point les vertus, des vaillants généraux ;

Il est froid, patient, dans l’âge où l’on est brave ;

C’est pourquoi nous devons nous défier d’Octave.

ANTOINE.

Octave est un enfant qui ne peut rien sans moi.

VENTIDIUS.

Il rêve la couronne, il nous fera la loi...

Moins il a de valeur, plus il veut, plus il ose...

Il lui faut le pouvoir pour être quelque chose.

Son génie est douteux, il doit le compléter ;

Et le nom de César est bien lourd à porter.

Je te le dis, ami, ta gloire l’importune,

Toi seul tu peux encore arrêter sa fortune,

Balancer ses efforts et défendre nos droits,

Préserver notre front du joug honteux des rois,

Nous détourner du but où ton rival nous mène.

Seul tu peux soutenir la dignité romaine.

Un semblant de vertu nous est au moins resté ;

Nous avons deux tyrans, c’est notre liberté.

Romain, respecte-la dans son dernier vestige ;

Laisse-nous notre erreur, laisse-lui son prestige,

Tout sera dit pour elle, et l’on prendra son deuil

Le jour on nous aurons l’unité dans l’orgueil.

Voilà ce que prévoit ma longue expérience.

Crois-en ton vieil ami...

ANTOINE.

J’aime ta confiance,

Mais je dis à mon tour que tu me juges mal

En nommant trahison...

VENTIDIUS.

Quoi ! ton amour fatal ?

Je le répète encor, ta gloire en est souillée.

ANTOINE.

Mais l’Égypte est à nous, elle est noire alliée ;

J’ai ses blés, ses soldats, ses immenses trésors ;

J’ai plus de cent vaisseaux à l’ancre dans ses ports.

Tu veux me voir dompter la puissance d’Octave,

Laisse-moi donc partir ; ici je suis esclave ;

Il m’éteint par la honte, il m’éteint par l’ennui.

C’est Cléopâtre enfin qui m’arme contre lui.

L’Égypte est mon pays, c’est là que je suis maître,

Là du moins je respire et je me sens renaître.

J’y peux mener grand train et vivre à ma façon,

Et personne n’y vient me faire la leçon ;

J’y suis ce que je veux, j’y suis dieu, j’y suis homme ;

C’est beau d’être Romain partout, mais pas dans Rome.

Ici l’on joue un rôle, et toujours un frondeur

Vient juger votre vie au nom de la pudeur.

La brillante gaieté comme un crime est proscrite,

Et pour être honorable on se fait hypocrite.

Si vous êtes prodigue et si vous jetez l’or,

On crie, on le ramasse, et puis on crie encor...

Mes goûts capricieux sont des mesures sages ;

Pour dompter l’Orient j’adopte ses usages,

Et je perdrais bientôt ma générosité,

Mes tiers instincts de roi dans votre pauvreté.

Mon nouveau mariage à la froide réserve

Me contraint... Octavie est craintive et m’observe ;

Enfin, dans ce Forum j’ai peine à retenir

La colère où me jette un sombre souvenir :

C’est là que je subis cette publique offense,

C’est là que Cicéron m’attaquait sans défense ;

Rome pour moi, c’est lui ; là, toujours je le vois,

Et dans tous ses échos j’entends toujours sa voix.

VENTIDIUS.

Sa mort... et quelle mort !... aussi, te vengea-t-elle !

ANTOINE.

Se venge-t-on jamais d’une offense immortelle ?

Tiens, ne réveillons pas ce souvenir sanglant.

VENTIDIUS.

Oh ! tu me fais pitié, je t’écoute en tremblant,

Honteux des vains motifs où tu te réfugies.

Ce qui te manque ici, ce sont tes nuits d’orgies,

Ce sont les voluptés de ton coupable amour.

Pars donc. Mais César vient, n’attends pas son retour.

ANTOINE.

Eh bien oui ! Cléopâtre a toutes mes pensées,

Je sens à son nom seul des fureurs insensées.

Ne me retenez plus, je veux partir demain...

Je ne suis plus soldat, je ne suis plus Romain !...

Je suis un malheureux qu’un fol amour tourmente,

Un amant séparé sans pitié d’une amante.

J’entends ses cris, j’entends d’ici son désespoir...

Je veux la consoler, je veux... je veux la voir...

Et je hais, je maudis ceux qui me l’ont ravie !

VENTIDIUS.

Es-tu donc insensible à l’amour d’Octavie ?

Pour sa noble douleur n’as-tu pas un regard ?

Elle est jeune, elle est belle...

ANTOINE.

Elle est... sœur de César !

VENTIDIUS.

Mais elle vient, Antoine...

ANTOINE.

Elle aussi ?

VENTIDIUS.

Je vous laisse.

ANTOINE.

Reste... je ne pourrais lui cacher ma tristesse.

 

 

Scène II

 

ANTOINE, VENTIDIUS, OCTAVIE, ÉROS, SUITE D’OCTAVIE

 

OCTAVIE.

Mon frère est arrivé, je l’apprends à l’instant ;

Allons à sa rencontre, il ne peut...

ANTOINE.

On m’attend.

Je reviendrai ce soir.

OCTAVIE.

Mais il nous donne une heure

À peine, et...

ANTOINE.

Te faut-il une raison meilleure ?

Il ne me convient pas de le voir maintenant.

OCTAVIE.

Nous partirons demain... et César... apprenant...

ANTOINE.

Je partirai seul.

OCTAVIE.

Seul !... Les enfants de Fulvie,

Tes fils resteront donc ?

ANTOINE.

Oui, je te les confie...

Près de toi je les mets sous la garde des dieux :

Ils te nomment leur mère... À ce soir mes adieux.

Il sort.

OCTAVIE.

Antoine ! d’un tel coup j’ai peine à me remettre...

Octave avait raison, il le dit dans sa lettre...

Mais courons vers César ; je crains de l’irriter :

Ce peu d’empressement pourrait l’inquiéter.

Elle sort avec Ventidius.

 

 

Scène III

 

ÉROS, DIOMÈDE, CLÉOPÂTRE, IRAS, déguisées en esclaves

 

ÉROS, à Diomède qui est dans la coulisse.

La maîtresse est partie, amène les servantes ;

Des Grecques, me dis-tu... Voyons si tu les vantes,

Car la sœur de César, femme du triumvir

Antoine, est presque reine, il faut la bien servir.

DIOMÈDE.

Tu verras rarement une esclave pareille

À celle que voici.

ÉROS.

C’est donc une merveille ?

DIOMÈDE.

Ah ! l’on se sent troublé sitôt qu’elle paraît.

ÉROS, apercevant Cléopâtre.

Elle !...

CLÉOPÂTRE.

Avertis ton maître et garde mon secret.

ÉROS.

César va revenir, reine.

CLÉOPÂTRE.

Je veux l’attendre.

Où me cacher ?

ÉROS, l’emmenant sous la colonnade.

D’ici tu pourras tout entendre.

César !...

 

 

Scène IV

 

OCTAVIE, CÉSAR, SUITE DE CÉSAR et D’OCTAVIE, puis UN OFFICIER

 

CÉSAR, entrant avec Octavie.

Enfin, ma sœur, je te vois un moment...

Toujours belle et... toujours heureuse ?

OCTAVIE.

Oui.

CÉSAR.

Vraiment !

Et toujours confiante aussi ?

OCTAVIE.

Pourquoi ce doute ?

CÉSAR.

C’est que certains propos...

OCTAVIE.

Mon frère les écoute ?

CÉSAR.

Mais à de tels propos on peut ajouter foi ;

Et ne retrouvant pas Antoine près de toi,

Sachant qu’il doit partir, et voyant qu’il m’évite,

Je pourrais l’accuser...

OCTAVIE.

C’est l’accuser trop vite.

CÉSAR.

Va, ne te pare point d’une fausse fierté,

Je suis ton seul ami, dis-moi la vérité ;

Antoine nous trahit... Antoine t’abandonne...

Tu le sais comme moi...

OCTAVIE.

Eh bien, je lui pardonne.

CÉSAR.

Mais moi, je ne peux pas lui pardonner ainsi.

OCTAVIE.

Il faut qu’un tel soupçon au moins soit éclairci.

CÉSAR.

On saura que ma sœur...

OCTAVIE.

Ah ! de grâce, mon frère,

Ne prononce jamais mon nom dans ta colère ;

Excite contre Antoine et consuls et tribuns ;

Fais-lui des ennemis de vos amis communs.

Dis-leur que tu prétends régner seul sur l’Empire,

Que ton ambition au tronc même aspire,

Que tu veux écarter ton rival sans remords ;

Mais ne leur parle pas d’Antoine et de ses torts,

Mais ne leur parle point des chagrins de ma vie.

Qu’importent aux Romains les larmes d’Octavie ?

Oublie un droit sacré, romps un noble lien,

Mais que dans ton courroux, moi, je n’entre pour rien.

Sois cruel, mais permets que je sois généreuse.

J’aime Antoine, et je veux que l’on me croie heureuse ;

Je l’aime... et nul de vous, arbitre en ces débats,

N’a droit de l’accuser quand je ne me plains pas.

CÉSAR.

Mais il t’outrage... et moi !...

OCTAVIE.

Je ne sens pas l’outrage,

Non !... la vertu d’Antoine... clic est dans son courage !

Et l’amour d’un héros, si justement vanté,

Par quelques pleurs amers peut bien être acheté.

Qu’importe Cléopâtre ou toute autre maîtresse ?

Il ne peut les aimer que dans ses jours d’ivresse...

Mais c’est moi qu’il chérit dès qu’il a sa raison ;

C’est moi qu’il vient chercher dans sa chaste maison,

C’est à moi qu’il promet l’avenir de sa vie,

Et c’est moi qu’il respecte, et c’est moi qu’on envie.

Seule, je puis le suivre et lui donner des soins

Assidus, sans rougir, sans craindre des témoins ;

Seule enfin, partageant sa grande renommée,

J’ai le droit d’annoncer ses succès à l’armée,

D’envoyer au sénat ses drapeaux glorieux,

Et d’offrir en son nom un sacrifice aux dieux.

Mon frère, tu le vois, ma part est la plus belle !

CÉSAR.

Mais enfin le sénat l’a déclaré rebelle,

Ennemi de l’Empire et du peuple romain ;

Pour rejoindre la reine il doit partir demain.

OCTAVIE.

Oui, j’ai vu les apprêts...

CÉSAR.

J’en admire la pompe.

Il t’emmène ?

OCTAVIE.

Non...

CÉSAR.

Non !... tu vois bien qu’il te trompe ?

OCTAVIE.

Il m’écrira sitôt.

CÉSAR.

Il ne t’écrira pas !...

Je sais tous ses projets et je suis tous ses pas.

Il va la retrouver, ce n’est plus un mystère ;

Ils arment contre moi tous les rois de la terre.

Antoine, malgré nous, s’est assuré l’appui

De ceux qu’il a vaincus ; tous combattront pour lui.

Par ses puissants voisins la reine est secondée...

Adallas, roi de Thrace, Hérode de Judée,

Amyntas et le roi des Mèdes Polémon,

Déjà dans l’archipel s’assemblent en son nom.

Le roi de Comagène et le roi de Libye,

Mithridate et Bocchus, et le roi d’Arabie,

Malchus, le roi de Pont, et vingt autres encor,

Ont promis contre nous leurs soldats et leur or.

Ce n’est pas tout : Antoine ose accuser ton frère,

Il se plaint hautement d’un partage arbitraire ;

J’ai conquis la Sicile, il en veut la moitié ;

J’ai déposé Lépide, et l’ai fait sans pitié,

Sans droit ; j’ai confisqué tous ses biens pour les prendre.

J’ai des vaisseaux à lui que je ne veux pas rendre...

Et chaque jour j’apprends quelque insolent propos,

Qui me prouve qu’Antoine est las de son repos...

Il médite la guerre... eh bien, je m’y prépare !

OCTAVIE.

Vont-ils donc m’immoler à leur orgueil barbare !

Mon frère, je t’en prie, avant de l’engager

À jamais contre Antoine... avant de le juger,

Attends, attends encore. Octave, si tu m’aimes...

Antoine est mon mari, nos chagrins sont les mêmes.

Je recevrai les coups que tu lui porteras.

Peux-tu lui faire un mal que je ne sente pas ?

Que deviendrai-je, moi, dans vos luttes guerrières ?

Les dieux comprendront-ils mes changeantes prières ?

Irai-je en ta faveur implorer leur appui ?

Hélas ! prier pour toi, c’est prier contre lui.

Quel que soit le destin, le succès de vos armes,

Nulle chance pour moi, rien que le choix des larmes ;

Rien que me demander, paie et tremblant pour vous :

Lequel faut-il pleurer, mon frère ou mon époux ?

CÉSAR.

Eh bien donc, j’attendrai, puisque tu le demandes,

Des griefs plus amers, des injures plus grandes.

Je me laisse toucher, je cède à ta douceur,

Mais malheur à celui qui fait pleurer ma sœur...

Le seul être que j’aime et le seul que j’honore !

Ma noble sœur, pour toi je veux attendre encore.

À part.

Oui, laissons-le partir encore cette fois.

Plus il aura de torts et plus j’aurai de droits.

Rome m’en saura gré... C’est la guerre civile ;

Retardons-la d’un jour...

UN OFFICIER, entrant.

Les questeurs de la ville

Sollicitent l’honneur...

CÉSAR.

Je vais les recevoir.

Je ne partirai pas, ma sœur, sans te revoir.

Mes neveux, où sont-ils ? qu’au moins je les embrasse.

OCTAVIE.

Nous te suivons ensemble dieux ! je vous rends grâce.

César sort d’un côté, Octavie se dispose à sortir de l’autre.

 

 

Scène V

 

OCTAVIE, CLÉOPÂTRE, IRAS, SUITE D’OCTAVIE

 

CLÉOPÂTRE, sortant précipitamment de l’endroit où elle est restée cachée pendant la scène précédente.

Le supplice est trop long, et je me sens mourir...

IRAS, effrayée.

Ah !

À ce cri, des femmes accourent et s’empressent autour de Cléopâtre. Octavie revient sur ses pas.

OCTAVIE.

Que se passe-t-il ? qui vous fait accourir ?

IRAS, troublée et soutenant Cléopâtre.

C’est une jeune esclave... arrivée à Tarente

Aujourd’hui... Le voyage...

OCTAVIE, à Cléopâtre.

Elle est pâle et souffrante.

Quel est ton nom ? Dis-moi, parle...

IRAS.

Son embarras

S’explique... elle est d’Athènes... elle ne connaît pas

La langue du pays... et loin de sa famille

Pour la première fois, tout l’émeut...

OCTAVIE.

Cette fille

Malgré moi m’intéresse. Ah ! si la liberté

Pouvait avec l’espoir lui rendre la santé,

Moi, je l’affranchirais.

IRAS.

Pour elle quelle joie !

OCTAVIE.

Il faut que Philotas l’interroge et la voie.

C’est un médecin grec, il est des plus savants,

Et vous pouvez me croire, il soigne mes enfants.

À ses femmes. À Iras.

Faites-le demander. Et toi, reste auprès d’elle.

Octavie et sa suite sortent.

 

 

Scène VI

 

CLÉOPÂTRE, IRAS

 

CLÉOPÂTRE.

Iras, il faut partir, Antoine est infidèle...

Il l’aime... il doit l’aimer !

IRAS.

Mais César l’accusait

De t’adorer toujours...

CLÉOPÂTRE.

Mais elle l’excusait !

IRAS.

Mais, reine, le sénat l’a déclaré rebelle...

CLÉOPÂTRE.

Mais tu n’as donc pas vu comme Octavie est belle ?

IRAS.

Belle... mais j’ai compris que sa beauté sans art

Lui déplaît.

CLÉOPÂTRE.

J’ai compris qu’il déteste César.

Il cherche à l’irriter... mais elle, il la rassure.

Ah ! ta faible pitié soigne en vain ma blessure.

Je devine Octavie, et je connais mon sort.

Va trouver Diomède, il m’attend sur le port ;

Dis-lui que nous partons, et que de son adresse

Dépend notre salut.

IRAS.

Ô ma belle maîtresse !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

CLÉOPÂTRE seule d’abord, puis L’ESCLAVE

 

CLÉOPÂTRE.

Il est donc vrai ! c’est moi, moi, la fille des rois !

J’ai rougi, j’ai rougi pour la première fois ;

Et d’un mot, d’un seul mot elle a su me confondre !

Elle m’interrogeait, je n’osais lui répondre,

Ni jeter sur son front un regard curieux ;

J’avais peur de ma voix, j’avais peur de mes yeux ;

Je craignais cet accent que je ne puis contraindre,

Je craignais ce regard que je ne puis éteindre ;

Car tout en moi, cet air, et ces traits contractés,

Cette ardente pâleur, trace des voluptés,

Tout devait, racontant les heures de ma vie,

Dénoncer Cléopâtre à la chaste Octavie...

Pour la première fois j’ai compris ce grand mot,

Ce grand mot de vertu qu’on fait sonner si haut ;

Oui, cette noble femme, oubliant sa vengeance,

Apparaissait sublime à mon intelligence ;

Mon esprit généreux comprenait sa grandeur ;

J’aimais de son maintien l’orgueilleuse pudeur,

J’enviais son front calme et son regard austère.

Enfin... caprice étrange ! incroyable mystère !

Moi qui n’étais venue ici, sans consulter

L’intérêt de mon rang, que pour mieux l’insulter,

Moi qui la haïssais autant que dans son âme

Une rivale en pleurs peut haïr une femme,

Je l’admirais !... son droit valait plus que le mien ;

Devant tant de fierté ma gloire n’était rien...

Je reconnaissais là cette vertu romaine,

Ce superbe ennemi de la faiblesse humaine.

Brutus ! la vertu, ce n’est pas un vain nom,

Ce n’est pas un mensonge, un faux prestige... Non !

C’est une autorité, c’est une force immense !

À ce premier degré la royauté commence ;

C’est un don précieux, c’est un divin trésor,

Une richesse au cœur qui fait mépriser l’or ;

C’est un droit personnel qui fait parler en maître ;

C’est un orgueil enfin... que je voudrais connaître !...

Ô soleil africain ! dieu du jour ! dieu du feu !

Des plus chastes efforts, toi qui le fais un jeu,

Et sans pitié, riant de nos promesses vaines,

Fais courir tes ardeurs dans le sang de nos veines,

Sois maudit pour m’avoir attiré cet affront !

Tu m’as souillé le cœur, tu m’as noirci le front !

Tes bienfaits sont menteurs, tes rayons sont des armes,

Tu fécondes la terre en dévorant ses larmes !

Sois maudit !... Puisse un jour ta fatale clarté

Disparaître... et manquer au monde épouvanté !...

Je voudrais assister à ta dernière aurore,

Voir sombrer dans les flots ton sanglant météore,

Et seule, au bord des mers, loin du monde et du bruit,

Respirer la fraîcheur de l’éternelle nuit !

À mes yeux cache donc ta splendeur qui les blesse ;

Je tiens tout de tes feux, ma boute et ma faiblesse ;

Sans toi, j’aurais connu l’amour dans sa candeur,

Et l’âpre volupté de l’austère pudeur ;

On ne m’eût point jeté des surnoms dérisoires ;

J’aurais tous les orgueils avec toutes les gloires ;

J’aurais sous la couronne un front pur et loyal ;

Je n’aurais point de tache à mon manteau royal...

J’irais partout joyeuse, et de respect suivie,

Je pourrais supporter le regard d’Octavie...

Eh bien ! ne puis-je encor remonter à mon rang,

À force de raison dénaturer mon sang,

Dompter dans ses transports ma fièvre impétueuse ;

Et, pour séduire Antoine, être aussi vertueuse ?...

Je saurais me montrer noble et fière à mon tour,

J’aurais la dignité d’un légitime amour.

Qu’Antoine répudie Octavie, et moi, reine,

J’établis chez les rois la vertu souveraine !

J’aimai César, de même il voulut m’épouser ;

Et de quel autre amour pourrait-on m’accuser ?

L’Esclave paraît au fond du théâtre.

Le passé... me serait jeté comme une injure ?

Mes prêtres le nieront, et je deviendrai pure.

Et quel juge oserait évoquer contre moi

Un souvenir honteux et criminel ?...

Avec terreur, apercevant l’Esclave.

Toi !... toi !...

Qui te force à quitter les funèbres abîmes ?...

Oui donc ouvre la tombe à tues froides victimes ?...

Et moi qui me disais sans boute et sans remords !

L’ESCLAVE.

Reine...

CLÉOPÂTRE.

Il me reconnaît !... Qui peut mentir aux morts ?...

L’ESCLAVE.

La voilà !...

CLÉOPÂTRE.

Vil esclave, à mon beure suprême,

Viens-tu donc te venger ?

L’ESCLAVE.

Moi, me venger ?... Je t’aime !...

CLÉOPÂTRE.

M’insulter, en disant quel crime est entre nous ?

L’ESCLAVE.

T’insulter !... toi, la reine !... on te parle à genoux.

Fuis... Tu sauras plus tard pourquoi l’on t’a trompée ;

Qu’importe cette proie à la mort échappée ?

CLÉOPÂTRE.

Quoi ! j’ai voulu ta mort, et tu m’aimes toujours ?

L’ESCLAVE.

La mort ! c’était si peu pour de telles amours,

Reine !

CLÉOPÂTRE.

Mais cette mort était cruelle, affreuse !...

L’ESCLAVE.

Oui, mais je t’ai trouvée encore généreuse.

CLÉOPÂTRE.

Pauvre fou !

L’ESCLAVE.

Va, j’ai bu le poison sans effroi ;

C’est avec volupté que je mourais pour toi.

Ma colère est pour ceux qui m’ont rendu la vie ;

Avec eux jusqu’ici, reine, je t’ai suivie.

Je veux te dévoiler leurs coupables projets.

L’un est Ventidius ; l’autre, un de tes sujets,

C’est Diomède. Ils sont tous deux d’intelligence ;

Ils ont compté sur moi pour servir leur vengeance :

T’espionner partout, pour moi, c’était te voir !

Oh ! je m’acquittais bien de ce lâche devoir.

C’est moi qui t’ai donné la fatale nouvelle ;

Une flèche, un billet...

CLÉOPÂTRE.

Oui, je me le rappelle.

L’ESCLAVE.

Pour entraîner Antoine, ils l’ont rendu jaloux.

Ils disaient que moi... moi... Reine, punis-les tous !

CLÉOPÂTRE.

Et je dois mes tourments à cette horrible trame.

Ils l’ont jeté jaloux aux bras d’une autre femme !

L’ESCLAVE.

Ô reine, pour celui qui t’a vue un seul jour,

Il n’est plus d’autre femme, il n’est plus d’autre amour.

En vain quelque beauté veut le rendre infidèle

Et cherche à l’attirer... il est à toi près d’elle.

Ses yeux, que ton image habite incessamment,

Sont frappés à jamais d’un chaste aveuglement.

Son amour t’appartient, fier, dédaigneux, austère ;

Toi seule à ses regards es belle sur la terre,

Et comme un feu divin dans le temple adoré,

Il nourrit dans son cœur ton souvenir sacré.

CLÉOPÂTRE.

Mais par un autre amour Antoine m’humilie !

Mais il veut m’oublier !...

L’ESCLAVE.

Est-ce toi qu’on oublie ?

Va, tu ne connais pas la force d’un regret,

Ni la ténacité d’un dévorant secret.

On peut vivre sans pain dans des murs qu’on assiège,

On peut vivre sans feu dans des déserts de neige,

On peut vivre sans eau dans le sable africain,

On peut vivre sans air dans l’antre de Vulcain ;

Mais dans cette démence où ma tête est bercée,

On ne pourrait pas vivre un jour sans ta pensée !...

Un jour sans t’évoquer, sans t’appeler vingt fois,

Sans chercher à surprendre un accent de ta voix,

Sans aspirer l’air pur que ta bouche respire,

Sans se courber joyeux et fier sous ton empire.

Ô reine ! ne crains rien, il t’aime, et plus encor !...

L’avare n’a jamais dédaigné son trésor ;

Et celui qui t’aima n’a ni repos ni trêve :

Il n’a plus qu’un espoir, il n’a plus qu’un seul rêve,

C’est de vivre pour toi, de te donner ses jours,

Et s’il souffre, sa joie est de souffrir toujours.

CLÉOPÂTRE, avec une joie triomphante.

Il reviendra...

L’ESCLAVE.

Tremblant, redemander sa chaîne.

Il t’aime, il t’aime encor, je le sens à ma haine.

Tu peux me croire, moi, son tourment est le mien ;

Va, lis dans mon amour les promesses du sien.

Voix confuses dans la coulisse.

CLÉOPÂTRE.

Mais n’est-ce pas sa voix ? j’ai cru la reconnaître...

L’ESCLAVE.

Esclave, cache-toi, voici venir le maître !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, ÉROS, puis IRAS

 

ANTOINE.

Quoi ! chez des ennemis sans foi venir ainsi,

Seule !... Éros, dis-tu vrai ? la reine... elle est ici !

C’est elle !...

CLÉOPÂTRE.

Antoine !... lui !...

ANTOINE.

Viens, ma reine adorée...

Comme elle est pâle ! ô dieux !

CLÉOPÂTRE.

Si longtemps séparée

De toi... j’ai tant souffert ! mon courage est à bout.

Oh ! ne nous quittons plus...

ANTOINE.

Je te suivrai partout.

CLÉOPÂTRE.

Tu n’es plus libre, foi.

ANTOINE.

Ton amour me délivre...

CLÉOPÂTRE.

Tu le vois maintenant, sans toi je ne puis vivre.

ANTOINE.

À mes pesants liens j’avais su m’arracher ;

Je courais te rejoindre.

CLÉOPÂTRE.

Et je viens te chercher.

ANTOINE.

Mais quels dangers bravés avec tant de courage !

Seule et sans défenseur, pendant ce long voyage,

César et les Romains, leurs outrages amers,

Les pirates partout répandus sur nos mers,

L’Océan furieux, la tempête grondante !

Comment ne pas aimer cette noble imprudente ?

Quel amour !...

CLÉOPÂTRE, apercevant Iras.

C’est Iras, elle vient m’avertir.

IRAS.

On n’attend plus que nous, le vaisseau va partir.

CLÉOPÂTRE, à Iras.

Antoine !

IRAS.

Lui !... Ma reine est enfin consolée.

CLÉOPÂTRE.

Viens, quittons ce pays, ma flotte est rassemblée

Dans le port d’Actium... Là... là, nous combattrons,

Et César nous rendra compte de nos affronts.

ANTOINE.

À loi tout mon amour, à loi toute ma vie !

CLÉOPÂTRE.

Ô folle que j’étais d’envier Octavie !

Tous sortent. Au même instant entre Ventidius suivi d’Octavie.

 

 

Scène IX

 

VENTIDIUS, OCTAVIE

 

VENTIDIUS.

L’indigne, il est parti ! nous arrivons trop tard.

Rejoignons-le, courons !

OCTAVIE.

Moi, la sœur de César !

Moi, que j’aille troubler un bonheur qui m’offense ;

Mon frère ne prendra que trop tôt ma défense.

L’outrage était prévu, le châtiment est prêt,

Et les dieux ont déjà prononcé leur arrêt...

Viens, rejoignons ses fils ; je pourrai, je l’espère,

Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père...

VENTIDIUS.

Je leur dirai combien...

OCTAVIE.

Non, je te le défends.

Gardons-lui toujours pur l’amour de ses enfants ;

Antoine est un héros qui grandit pour l’histoire ;

À ses fils ne parlons jamais que de sa gloire.

VENTIDIUS.

Sont-ce là les vertus qu’il ose dédaigner !

OCTAVIE, à part, sanglotant.

Ah ! je succombe... en vain je veux me résigner.

Je donnerais tout, rang, fortune, renommée,

Pour le honteux bonheur d’une maîtresse aimée !

 

 

ACTE IV

 

Un misérable camp dans la plaine d’Alexandrie. Au fond quelques soldats couverts de vêtements délabrés, assis et couchés par terre ; Faustus est auprès d’eux.

 

 

Scène première

 

L’ESCLAVE, seul

 

Le monde est à César, Antoine n’est plus rien :

L’Égypte en le perdant perd son dernier soutien.

Le combat d’Actium finit sa destinée.

Antoine... faible et lâche ! Ô fatale journée !

Dieu des folles amours, ce sont là de tes jeux !

Tu choisis le plus fier et le plus courageux

Pour le faire tomber tout à coup dans la lutte,

Et tu vas en riant te vanter de sa chute.

Puis, par un autre jeu plus barbare cent fois,

Tu te plais à rougir d’un misérable choix ;

Tu réveilles l’esclave endormi dans sa fange ;

En un maître orgueilleux ton caprice le change.

Ainsi dans le combat tu fais fuir le vainqueur,

Tu lui prends son courage et le mets dans mon cœur...

Cependant, nous aimons tous deux la même femme.

Eh bien, ce même amour, né d’une même flamme,

Qui fait d’un être abject un être noble et grand,

Fait un lâche fuyard du divin conquérant...

La reine, sans espoir, veut changer de patrie :

Elle laisse à César la riche Alexandrie,

Et va sur d’autres bords chercher d’autres sujets.

Ventidius, lui seul, peut servir ses projets ;

Dans ce morne désert je suis venu l’attendre.

Oh ! cette fois du moins nous pourrons nous entendre.

 

 

Scène II

 

L’ESCLAVE, VENTIDIUS

 

L’ESCLAVE.

Maître, je te cherchais.

VENTIDIUS.

Traître, que me veux-tu ?

L’ESCLAVE.

Je veux rendre la joie à ton front abattu.

VENTIDIUS.

Quel perfide dessein l’inspire cette envie ?

Ingrat, tu m’ns trompé, je t’ai sauvé la vie !

L’ESCLAVE.

Te demandais-je à vivre encor quelques instants ?

C’est un si grand bonheur que de mourir à temps !

Va, je ne te dois rien. Quand, par une infamie,

Tu voulus te venger d’une reine ennemie,

Je me suis révolté contre ta dure loi ;

Mais aujourd’hui tout change, et je reviens à toi.

La reine veut partir, sa défaite est certaine ;

Elle a fait transporter sur une mer lointaine

Tous ses vaisseaux. Veux-tu protéger son départ ?

Tu triomphas !... Tu sais qu’un vainqueur à son char

Peut traîner les vaincus... Ah ! par ta renommée,

Épargne cette honte au sang de Ptolémée.

VENTIDIUS.

Antoine ?

L’ESCLAVE.

Il est ici, dévorant son affront ;

Au seul mot d’Actium, il se cache le front.

Sitôt qu’il aperçoit son bouclier, ses armes,

Il pâlit, dans ses yeux roulent de grosses larmes.

VENTIDIUS.

Sait-il que ses soldats l’ont rejoint malgré lui,

Et consentira-t-il à les voir aujourd’hui ?

Ces nobles cœurs, toujours fidèles à sa cause,

De lui, de son courage, obtiendront quelque chose.

Sait-il qu’ils sont ici ?

L’ESCLAVE.

Non, il ne le sait pas.

On compte sur l’aspect subit de ses soldats

Pour ranimer Antoine et réveiller son âme...

Devant eux pourra-t-il pleurer comme une femme

Il sera vivement ému de leur retour,

Il comprendra sa force en voyant leur amour.

Faustus vous aidera, son influence est grande.

Souvent, dans sa douleur, Antoine le demande,

Antoine aimait Faustus.

VENTIDIUS.

Faustus ?

L’ESCLAVE.

C’est ce vieux chef

Au front audacieux, à l’œil vif, au ton bref,

Qui l’assista souvent d’un conseil salutaire ;

C’est lui qui l’engageait à combattre sur terre

La veille d’Actium... Antoine rejeta

Un conseil si prudent ; la reine l’emporta ;

Mais aujourd’hui vaincu, ce souvenir le trouble ;

Quand il pense à Faustus, son désespoir redouble.

Peut-être qu’à sa vue il sera soulagé,

Qu’il l’écoutera, lui, lui que rien n’a changé,

Et qui vient le rejoindre à travers tant d’obstacles.

VENTIDIUS.

Ah ! s’il avait toujours écouté ses oracles,

Il serait aujourd’hui le premier des Romains ;

Il aurait l’avenir du monde entre ses mains !

L’ESCLAVE.

Faustus avait raison, ses avis étaient sages ;

Mais il n’écouta rien. De sinistres présages

Lui disaient cependant que, jaloux, irrités,

Les dieux ne viendraient point combattre à ses côtés.

Mais rien, rien n’annonçait sa fuite déplorable ;

Plus de cinq cents vaisseaux, une flotte admirable !

Lui-même il engagea la lutte hardiment !

On entendait sa voix tonner à tout moment :

On le voyait toujours au fort de la mêlée

Balançant sous les dards sa tête échevelée...

Tantôt à l’ennemi résistant comme un roc,

Tantôt lui répondant par un terrible choc ;

Sublime !... et tout à coup, dérision amère !

Comme un timide enfant qu’abandonne sa mère,

Il fuit... cherche la reine... il rejoint ses vaisseaux,

Et César étonné reste maître des eaux...

La bataille gagnée est tout à coup perdue...

Ô destin !

VENTIDIUS.

À César la reine est donc vendue ?...

L’ESCLAVE.

Elle ?... non.

VENTIDIUS.

Et toujours il subit son pouvoir ?

L’ESCLAVE.

Mais, depuis Actium, il ne veut plus la voir,

Il la hait, il maudit sa passion funeste.

VENTIDIUS.

Antoine fuit la reine !... Antoine la déteste !

Ah ! s’il en est ainsi, j’aime son déshonneur.

Et ce jour misérable est un jour de bonheur !

Vite, servons sa haine et soufflons sa colère !

Marc-Antoine est sauvé si la honte l’éclaire...

J’entrevois l’avenir, pour nous l’espoir renaît...

Enfin il la déteste, enfin il la connaît.

Ce seul mot va changer les destins de l’Empire.

Contre la liberté César en vain conspire,

Dans son élan superbe il sera retenu ;

Rome va lui crier : Antoine est revenu !

Mais la reine s’afflige et regrette sa proie...

Oh ! ne permettons pas qu’Antoine la revoie.

L’ESCLAVE.

Iras est prévenue, elle veille sur eux.

VENTIDIUS.

Empêchons à tout prix un retour dangereux.

Agis de ton côté, nous agirons du nôtre.

L’ESCLAVE.

Oui, sauvons-les tous deux.

VENTIDIUS.

Sauvons-les l’un de l’autre.

Octavie est ici ; ses intérêts jaloux,

En dépit de César, sont d’accord avec nous.

Toi, cours et va presser le départ de la reine...

Aux soldats.

Amis, Antoine est libre, il a brisé sa chaîne ;

Faisons qu’il se grandisse en effaçant ses torts,

Et préparons pour lui de glorieux remords.

La liberté prendra parti dans sa querelle,

La liberté grandit ceux qui luttent pour elle.

Dieux de Rome, aidez-la dans ses efforts mourants,

Et retardez d’un jour le règne des tyrans !

L’ESCLAVE.

Dieux des Grecs, parmi nous daignez encor descendre ;

Chassez ce faux César du trône d’Alexandre !

VENTIDIUS.

J’assemble mes soldats et reviens sans retard...

Apercevant Antoine.

Antoine !... est-ce bien lui ?...

À Faustus et aux soldats.

Vous, restez à l’écart.

L’Esclave sort d’un rôle, Ventidius de l’autre. Antoine s’avance, morne et abattu, dans un grand désordre.

 

 

Scène III

 

ANTOINE, ÉROS, FAUTUS, SOLDATS

 

ANTOINE.

Actium !... Actium !... depuis ce jour je pleure...

Implacable Destin ! rends-moi, rends-moi cette heure !...

Ce moment ne peut-il jamais être effacé ?...

Ne pouvons-nous jamais rien reprendre au passé ?...

Je donnerais ma vie et mes trente ans de gloire

Pour arracher ce jour aux pages de l’histoire !

La gloire, c’était là mon rêve le plus beau,

La gloire qui fait vivre au delà du tombeau.

Être pour l’avenir un immortel exemple,

Avoir dans son pays une colonne, un temple,

C’était là mon orgueil... et j’étais parvenu

À gravir dans la gloire un sommet inconnu.

Tout jeune, je faisais admirer mon courage ;

Comme un vaillant aiglon, j’aspirais à l’orage...

Ma mère, il m’en souvient, j’étais encore enfant,[23]

Me contait les exploits d’Hercule triomphant...

Au superbe récit de cette noble vie,

Mes yeux brillaient d’orgueil, d’espérance et d’envie ;

Et ma mère joyeuse, en me tendant les bras,

Disait : « C’est ton aïeul, et tu l’égaleras. »

Et moi, j’entrevoyais une sublime tâche !...

Qui t’aurait dit alors que tu couvais un lâche,

Ma mère, et que ce fils, objet de tant d’amour,

Dans un combat fameux devait s’enfuir un jour ?...

Il est heureux pour loi de dormir dans la tombe !...

Mais lui, pour qu’il soit grand, il faut bien que je tombe !

Ma lâcheté d’un jour fait sa valeur, à lui,

Et s’il a triomphe, c’est parce que j’ai fui.

Quel guerrier ! il ne sait pas tenir son épée

Ni rallier d’un cri sa phalange échappée !...

À Philippe il n’avait qu’un courage trompeur :

Il était, disait-il, malade... Il avait peur !

Et c’est là le rival que j’avais à combattre !

C’est à lui que les dieux ont permis de m’abattre !

Chose étrange... par lui vaincu, déshonoré,

Au lieu de me venger sur l’heure, j’ai pleuré !

Je ne peux même plus recommencer la lutte...

Oh ! que mes ennemis vont jouir de ma chute !

Et toi, fantôme !... toi, le plus cruel d’entre eux,

Cicéron, Cicéron, que tu dois être heureux,

Si tu m’entends gémir de l’abîme où tu plonges !...

J’ai fait des vérités de tes plus noirs mensonges !

À tes écrits j’ai su donner le sceau divin...

Tu n’étais qu’orateur, moi je t’ai fait devin !

Mais que dis-je ? jamais ta sévère pensée

N’alla jusqu’à prévoir cette fuite insensée...

Tu m’accusais d’orgueil, de plans ambitieux,

D’infâmes cruautés, de vols audacieux,

De crimes qui souillaient la majesté romaine ;

Flatteur !... J’ai dépassé les rêves de ta haine !...

Viens donc remercier Antoine... accusateur.

Il a sauvé ton nom du surnom d’imposteur !...

Avoir tant d’ennemis et les combler de joie !

Se faire d’un seul coup leur complice et leur proie !...

Eh bien donc, c’est justice... Et leurs joyeux transports

Ne devraient point trouver de place en mes remords.

Que m’importe ma honte à l’envi proclamée ?

Mes amis, mes soldats, ma triomphante armée,

Voilà ce qui doit seul occuper ma douleur !...

J’ai méprisé leur foi, j’ai trahi leur valeur !...

C’est pendant qu’ils mouraient pour moi, leur chef indigne,

Que je les ai quittés, sans un mot, sans un signe,

Sans les récompenser par un dernier adieu.

Ils me nommaient leur père, ils me nommaient leur dieu ;

Je les connaissais bien... Ah ! ces nobles victimes

Ne me demandaient pas, dans leurs luttes sublimes,

De combattre à leur front, ni de les secourir,

Mais seulement d’aller les regarder mourir !

Qu’es-tu devenu, toi, mon vieux soldat rebelle,

Toi qui m’as tout prédit ?... ô Faustus !...

Pendant les deus derniers vers, Éros fait signe à Faustus de s’approcher.

FAUSTUS.

Qui m’appelle ?...

Tu demandes Faustus, il accourt à ta vois.

ANTOINE, ému.

Mon vieux soldat !... Toujours joyeux, comme autrefois...

Où me cacher, Faustus ? La bonté me dévore...

Pourtant je suis heureux de te revoir encore.

Actium...

FAUSTUS.

Général, c’est un jour malheureux :

Tu vaincras demain, si... tu n’es plus amoureux.

Les dieux ont envoyé sur la terre les femmes

Pour arrêter l’essor des trop vaillantes âmes,

Pour empêcher en tout les hommes d’étaler

Un trop puissant génie et de les égaler.

Elles font leur devoir ; les femmes ont des ailes,

On lâche son honneur pour courir après elles.

Aussi, dorénavant, fais comme tes soldats :

Nous n’emmenons jamais de femmes aux combats.

ANTOINE.

Comment m’as-tu trouvé dans ce désert sauvage ?...

FAUSTUS.

J’ai cherché, j’ai couru de rivage en rivage.

ANTOINE.

Ami !

FAUSTUS.

Je suis venu te rejoindre au hasard.

ANTOINE.

Mais César t’eût donné...

FAUSTUS.

Je n’aime pas César.

Là-bas, nous attendions toujours ton arrivée ;

Ne te revoyant plus, la troupe s’est sauvée.

Canidius partit pendant la nuit... l’ingrat !...

Moi, je me dis alors : Je ne suis plus soldat ;

Donc, je peux voyager. Ma blessure est guérie ;

Je m’en vais visiter le port d’Alexandrie.

ANTOINE.

Je ne mérite pas ce noble dévouement

Regardant la blessure de Faustus.

Blessé dans ce combat où j’ai fui lâchement !

Cache-moi ta blessure, elle offense ma vue.

FAUTUS.

Vous étiez encor là lorsque je l’ai reçue.

ANTOINE.

Va, tu cherches en vain à calmer mes remords...

Ami, dis-moi le nom et le chiffre des morts.

FAUTUS.

Cinq mille, disait-on. Justéius est du nombre !

ANTOINE.

Divinités du Styx, faites taire son ombre !

Et Straton ?

FAUTUS.

Il périt en tombant dans la mer.

ANTOINE.

Il m’a sauvé la vie !... Ô souvenir amer !

Scarrus ?

FAUTUS.

Est mort aussi.

ANTOINE.

Scarrus ! perte fatale !

C’est le dernier héros qui restât de Pharsale.

Donatus ?

FAUTUS.

Il mourait, et riant sous les coups,

Disait : « Antoine vole à quelque rendez-vous. »

ANTOINE.

Comme des épis mûrs, la mort cruelle fauche

Tous mes vieux compagnons. Cnéius à l’aile gauche

Combattait vaillamment... lui, qu’est-il devenu ?

FAUSTUS.

Contre nos ennemis longtemps il a tenu ;

Mais après ton départ...

ANTOINE.

Dis donc le mot, ma fuite.

FAUSTUS.

Il a rejoint César, et s’est mis à sa suite.

Je suis juste, Cnéius le dernier s’en alla.

ANTOINE, lui prenant les mains.

Toi ?...

FAUSTUS.

Je ne suis pas seul, et mes amis sont là...

Éros fait signe aux soldats ; Antoine se retourne, les soldats se lèvent tous ensemble et viennent tomber aux pieds d’Antoine.

LES SOLDATS.

Antoine est notre chef, nous n’en voulons point d’autre !

ANTOINE.

Non, j’ai perdu ma gloire ; amis, gardez la vôtre.

Moi, je vous apprendrais à fuir...

FAUSTUS.

Mais, général,

Cela ne compte pas, c’est un combat naval.

À nous, soldats, il faut une base affermie ;

La mer ne nous vaut rien, la terre est notre amie ;[24]

Elle aime à nous tenir pressés contre son flanc ;

Elle nous connaît tous, chacun par notre sang !

Mène-nous donc combattre, et tu verras encore

Comme un beau sang versé la pare et la colore.

César a pris la mer, mais la terre est à nous.

Viens...

TOUS LES SOLDATS.

Vive Antoine !...

ANTOINE.

Antoine est indigne de vous...

Un vaisseau chargé d’or est là-bas dans la rade,

Emmenez-le, partez... tous... avec votre grade...

Octave vous prendra dans son armée... et moi...

Je saurai, mes amis, dégager votre foi.

Laissez-moi seul verser des larmes éternelles...

Oh ! cela me fait mal de vous voir tous fidèles.[25]

Les soldais entourent Antoine et le supplient.

Laissez-moi ! ces adieux sont mes derniers adieux !

Allez, ne gênez point la vengeance des dieux !

Les soldats s’éloignent tristement ; Antoine s’assoit.

ÉROS, regardant Antoine.

Qui le consolera ?... Ventidius... peut-être...

IRAS, entrant précipitamment, bas à Éros.

La reine ! empêche-la de parler à ton maître !

 

 

Scène IV

 

ANTOINE, ÉROS, CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION

 

CHARMION, à Éros.

Il a vu ses soldats ?

ÉROS.

Il les repousse aussi.

CLÉOPÂTRE.

Ô mes filles, pourquoi m’amenez-vous ici ?

CHARMION, à Antoine.

C’est la reine, seigneur ; depuis deux jours errante,

Elle vous cherche, hélas ! pâle, triste, mourante...

ANTOINE.

Arrière ! arrière ! non... je ne veux pas la voir.

CHARMION.

Ayez pitié, seigneur ; un si grand désespoir...

ANTOINE.

Non...

À part.

Qui peut maintenant se vanter d’être brave ?

Le brave Antoine a fui devant le lâche Octave !...

CLÉOPÂTRE.

N’espérons plus, Iras.

ÉROS, à Antoine.

La reine...

ANTOINE.

Non... non, non !

Je t’avais défendu de prononcer son nom.

IRAS, entraînant la reine.

Viens, viens...

CLÉOPÂTRE s’éloigne, puis revient et se jette aux genoux d’Antoine.

Pardonne-moi, noble et chère victime...

ANTOINE.

Non, je veux te haïr pour expier mon crime.

CLÉOPÂTRE.

Je suis coupable, hélas ! sois juste, maudis-moi ;

Mais permets-moi du moins de pleurer près de toi.

ANTOINE.

Tu m’as pris mon honneur, femme, cruelle femme !

J’étais grand, tu m’as fait vil, misérable, infâme !

Aie trahir pour César... ce rival tant haï !

CLÉOPÂTRE, pleurant.

Je ne serais pas là si je t’avais trahi.

ANTOINE.

Pourquoi donc tes vaisseaux à la voile gonflée

M’ont-ils fui lâchement au fort de la mêlée ?

CLÉOPÂTRE.

À quoi bon m’excuser ? tu ne me croirais pas !

ANTOINE.

Et pour la suivre, moi, j’ai quitté mes soldats !

Mon armée invincible, et malgré tout fidèle !

Pour elle, je l’ai fait... et j’en rougis près d’elle !...

Mais enfin que dis-tu pour te justifier ?

À qui veux-tu me vendre et me sacrifier ?...

À César, à César ! tout le prouve et t’accable...

CLÉOPÂTRE.

Oui, tout est contre moi ! délire inexplicable !...

Moi-même je m’accuse, et j’ignore comment

S’est fait dans mon esprit ce fatal changement.

J’espérais tant d’éclat d’une telle journée,

Et j’avais tant de foi dans notre destinée !

Des présages fâcheux me tourmentaient en vain...

Je bravais les conseils de l’oracle divin ;

Écartant, malgré tout, une crainte importune,

J’aimais à confier mon sceptre à ta fortune.

J’avais un noble rôle et voulais le remplir ;

Au combat j’assistais en reine, sans pâlir...

J’adorais un héros, de l’Empire heureux maître...

Et par un coup du sort, sans exemple peut-être,

De ses exploits guerriers, femme, j’étais témoin !...

Que j’étais fière alors... je t’entendais de loin,

Ta voix nous arrivait en rugissant murmure...

Que je te trouvais beau dans l’or de ton armure !...

Je n’avais même pas le frisson du danger.

Tu me semblais un être à la terre étranger,

Un de ces immortels que respecte la Parque...

Je te suivais des yeux sur ta royale barque.

Non, jamais fier guerrier, illustre conquérant,

Ne fut dans un combat plus terrible et plus grand...

ANTOINE, vivement.

Tu me voyais combattre ?

CLÉOPÂTRE.

Oui, j’admirais ta rage,

Et j’avais tant d’orgueil que j’avais du courage.

Mon corps était d’airain, mon âme était de feu,

La guerre me semblait un magnifique jeu.

Va, je ne tremblais pas !... au milieu de mes femmes,

Sur le pont du vaisseau, recevant l’eau des lames,

Livrant aux vents mon voile et mes cheveux flottants,

Mêlant ma voix de reine aux cris des combattants,

Je m’enivrais, ainsi que d’une grande fête,

De cet orage humain, plus beau que la tempête.

Nous buvions à Neptune, à Jupiter Stator,

À Mars, et nous jetions aux flots nos coupes d’or...

Joyeuses, nous allions de la proue à la poupe,

Chaque libation voyait tomber sa coupe...

Prodigues, nous cherchions par de riches présents,

À nous faire des flots et des dieux complaisants.

ANTOINE.

Tu demandais aux dieux le succès de nos armes,

Tu partageais nos vœux, nos dangers, nos alarmes.

Tu m’admirais, dis-tu !... Pourquoi m’as-tu quitté ?

Quel démon te poussait ? dis...

CLÉOPÂTRE.

La fatalité !

Écoute... Devant nous commençait le carnage...

Des brandons enflammés nous suivaient à la nage :

Une invisible main, les tenant sous les eaux.

Tout à coup les lançait à bord de nos vaisseaux.

En vain on punissait d’un dard la main hardie,

De tous côtés sur l’onde éclatait l’incendie...

Et ce spectacle affreux, confus dans son horreur,

Ces escadres, luttant sur la mer en fureur ;

Sur la rive, ce camp, cette immobile armée,

Suivant, jugeant nos coups à travers la fumée,

Ces cris, ce sifflement des dards, des javelots,

Ce sang qui rougissait l’azur mouvant des flots...

Ce tumulte sans fin brisa ma force vaine...

Oh ! c’était trop d’orgueil, même pour une reine...

Je ne te voyais plus combattre à l’horizon,

Et déjà je sentais chanceler ma raison,

Lorsqu’un hasard fatal vint combler ce délire :

Un soldat fut blessé... sur le pont du navire

Il tomba... tout son sang k gros bouillons coulait.

Je m’approchai de lui... Dieux ! il te ressemblait !

Je ne sais quelle idée, un rêve, un vain présage !...

Mais en voyant la mort sur ce noble visage,

Tout à coup je pensai que, comme ce soldat,

Tu pouvais à ton tour périr dans ce combat...

Toi, mort !... Oh ! j’entrevis cette douleur immense...

Toi, mourir pour César !... toi !... misère... démence !

Quand on peut vivre aimé, mourir pour un vain nom !...

Dans ce triste moment, je l’avoue, ô Junon !

Je ne compris plus rien à l’orgueil, à la gloire,

À ce faux souvenir qu’on appelle l’histoire,

À ce bruit enivrant des échos éternels...

Tes ennemis pour moi c’étaient des criminels.

Je maudissais ta gloire et ta fougue intrépide...

La guerre... me semblait un jeu lâche et stupide !...

Je n’apercevais plus dans ce devoir sacré

Que des périls affreux pour un être adoré...

J’oubliais tes exploits, tes destins de grand homme,

Et César... et l’Empire... et mon Égypte... et Rome...

Je ne voyais plus rien que ton sang répandu,

Que sur toi, sur ta tête un glaive suspendu !...

Et tout me sembla bon, dans cet horrible rêve,

Pour arrêter ce sang et détourner ce glaive !

Tremblante, ivre de peur, je donnai le signal.

Tu devais obéir à cet ordre fatal,

Je le savais... Enfin, dans ma fuite si prompte,

Je n’ai rien calculé, ta douleur ni ta honte...

Et quand je t’ai revu, quand je t’ai retrouve,

Je n’ai pas dit : J’ai fui... j’ai dit : Je t’ai sauvé !

Aujourd’hui je comprends, et le remords m’accable.

ANTOINE.

Et moi qui t’accusais... c’est moi qui suis coupable !...

Tu pleures ! toi, pleurer ?...

CLÉOPÂTRE.

Je meurs, pardonne-moi.

ANTOINE.

L’Empire ne vaut pas une larme de toi.

Il lui tend les bras, elle s’y jette.

Ô Reine, tu le sais, ma misère est profonde :

J’ai fui devant Octave, il m’a repris le monde...

Eh bien ! ce seul moment, ce moment m’a rendu

Tout ce qu’il a conquis, tout ce que j’ai perdu.

Qu’il vienne, ce vainqueur, à mon tour je le brave !

Tes succès de hasard, jeune et prudent Octave,

Me rendent peu jaloux, j’aime mieux mes revers...

Laisse-moi Cléopâtre et garde l’univers...

CLÉOPÂTRE.

Tu ne me hais donc plus ?

ANTOINE.

Je t’aime pour tes larmes.

Je redeviens Antoine Éros, rends-moi mes armes !

À Cléopâtre.

Gloire, force, raison, toi seule es tout pour moi,

Et je ne crains plus rien quand je me fie à toi ;

Car voilà mon secret, ma Cléopâtre, écoute :

Je n’ai qu’un ennemi, c’est le doute ; le doute,

C’est l’ennemi fatal dont rien ne me défend.

Je crains plus celui-là que César triomphant :

Quand je doute de toi, tout mon courage expire...

Pourquoi combattre alors ?... Je ne veux plus l’Empire !...

J’oublie alors mon nom, mes devoirs les plus grands,

Ma gloire, mes drapeaux, mes vieux soldats mourants,

La chose la plus sainte et la plus respectable,

Pour aller éclaircir ce doute insupportable.

CLÉOPÂTRE.

Je te forcerai bien à croire en moi toujours.

 

 

Scène V

 

ANTOINE, ÉROS, CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMION, VENTIDIUS, SES SOLDATS

 

VENTIDIUS.

Ô spectacle touchant ! nobles, dignes amours !

À Antoine.

Pardonne à qui t’enlève à ce doux esclavage ;

Mais Octave vainqueur est maître du rivage.

CLÉOPÂTRE.

Mes chefs ?...

VENTIDIUS.

Se sont rendus sans combat et sans bruit ;

Avec ceux de César ils soupent cette nuit.

CLÉOPÂTRE.

Dieux !...

VENTIDIUS, à Antoine.

On parle tout haut d’un traité que la reine

A signé, d’un traité qui te livre et l’enchaîne.

ANTOINE.

Quoi ! reprendre sitôt un pardon usurpé !

CLÉOPÂTRE.

Tu crois ?...

ANTOINE.

Ventidius ne m’a jamais trompé.

Et voilà donc pourquoi tu te faisais si tendre !

Pour laisser à César le temps de me surprendre !...

Le but de ce mensonge indigne... le voilà !

Combien t’a-t-il donné de cette tête-là ?...

CLÉOPÂTRE.

Antoine !

ANTOINE.

Et j’écoutais cette incroyable histoire !...

Ce fabuleux récit fleurissait ma mémoire :

« Un blessé dont le sang à gros bouillons coulait,

Dont le front était pâle et qui me ressemblait ! »

Par Jupiter Stator ! c’en est trop, et je jure

Que ce plaisant mensonge est ta dernière injure.

Va signer le traité qui me livre aujourd’hui.

CLÉOPÂTRE.

Je connais trop César pour traiter avec lui.

ANTOINE.

Tu prétends...

VENTIDIUS.

C’est encore une nouvelle ruse ;

La reine te trahit, César même l’accuse...

CLÉOPÂTRE.

Ah ! mon cœur indigné se révolte à son tour !

C’est bien là ta justice, aveugle et fol amour !

De l’éternelle erreur c’est l’éternelle proie :

Il faut mentir toujours pour qu’un amant vous croie ;

Il ne trouve d’attrait que dans la trahison !...

Eh bien oui !... j’en conviens... jadis, avec raison,

On a pu m’accuser... Pour ce vain diadème,

J’aurais trahi cent rois... mais toi, mais toi... je t’aime !

ANTOINE.

Et moi, moi, je te hais pour mieux me défier !

CLÉOPÂTRE.

Oh ! la mort, si la mort peut me justifier !...

Frappe, Antoine, je m’offre aux coups de ton épée,

Tu m’aimeras peut-être après m’avoir frappée !

ANTOINE, la repoussant.

Pleure, gémis... je sais ce que valent tes pleurs.

CLÉOPÂTRE.

Adieu donc... sois cruel... mais crains d’autres malheurs.

Va, je ne vivrai pas longtemps abandonnée,

Et bientôt, malgré toi, tu m’auras pardonnée !...

Adieu !...

 

 

Scène VI

 

ANTOINE, VENTIDIUS, FAUTUS, SOLDATS, puis L’ESCLAVE

 

ANTOINE.

Je l’ai brisé cet infâme lien,

Je suis libre !...

VENTIDIUS, vivement.

Partons, mon camp sera le tien.

ANTOINE.

César ne m’attend pas, sa déroute est certaine...

À Ventidius.

Avec tes cavaliers, toi, descends dans la plaine.

À Faustus.

Toi, marche vers le port...

Aux soldats.

Et vous, braves archers,

Tenez-vous embusqués derrière ces rochers...

Que tous ces mots guerriers me plaisent à redire !

Au seul bruit du clairon je renais, je respire !...

Le seul amour d’Antoine est l’amour des combats ;

Antoine n’est heureux qu’avec ses vieux soldats !

Ah ! César, tu prétends que j’ai fui... Par Hercule !

Le lion semble fuir aussi lorsqu’il recule

Pour prendre son élan et fondre avec la mort...

Moi, j’ai fui comme lui pour retomber plus fort...

Dans mon antre, blessé, comme lui je sommeille :

Tremble, tremble, César ! le lion se réveille !...

Il se lève, il rugit, terrible et menaçant...

Viens, j’ai soif de laver ma honte dans ton sang !

À Ventidius.

Nous nous retrouverons aux portes de la ville.

Ventidius sort. Mouvement de troupes commandé par Antoine. Entre l’Esclave, qui parle bas à Faustus. Au moment de sortir, Antoine s’arrête et prend Faustus à part.

ANTOINE, à Faustus.

Un mot ! toi... tu n’es pas un confident servile...

Tu sais comment... Straton... a délivré Brutus...

J’ai son courage au moins, si je n’ai ses vertus...

Ma valeur cette nuit peut être encor trompée :

Jure alors de plonger dans ce cœur ton épée...

Jure... Mais tu frémis, tu ne m’écoutes pas !

Quel est ce messager qui te parlait tout bas ?

FAUSTUS.

La reine...

ANTOINE.

S’est vendue à César ? peu m’importe !

Dis, je m’attends à tout...

L’ESCLAVE, attachant sur Antoine un regard étrange.

Seigneur, la reine est morte.

ANTOINE.

Cléopâtre !...

L’ESCLAVE.

Nos soins n’ont pu la secourir.

ANTOINE, à l’Esclave, lui montrant ses soldats.

Cours vers ces gens, dis-leur... qu’Antoine va mourir !

L’Esclave sort.

Morte ! elle m’aimait donc, et je l’ai méconnue !

Allons, fais ton devoir, Faustus, l’heure est venue...

FAUSTUS.

Qui, moi je percerais ce cœur plein de fierté

Que les dards ennemis ont toujours respecté !

ANTOINE.

Faustus, tu l’as juré !

FAUSTUS, tirant son épée.

Tu le veux ?

ANTOINE.

Je l’ordonne.

FAUSTUS.

Ne me regarde pas !...

ANTOINE.

Obéis.

FAUSTUS, jetant l’épée.

Non.

ANTOINE, impérieusement en lui donnant la sienne.

Tiens.

FAUSTUS, souriant.

Donne.

Adieu.

Il prend l’épée et se frappe.

Voilà comment j’échappe à la douleur

De tuer Marc-Antoine... Adieu.

Il tombe mort.

ANTOINE.

Malheur ! malheur !

À son vieux général le vieux soldat s’immole ;

C’est la première fois qu’il manque à sa parole.

Ô Brutus ! ton vainqueur, indigne de ce nom,

Ton vainqueur est réduit à t’envier Straton !

Courage ! n’ai-je pas l’exemple d’une femme !

Il prend l’épie de Faustus et se jette dessus.

Quoi ! la cruelle mort ne veut pas de mon âme !

Ô mes amis, venez, venez donc m’achever !

Rome, pardonne-moi... j’aurais pu le sauver !

Les soldats viennent au secours d’Antoine.

 

 

ACTE V

 

Une salle des tombeaux des Ptolémées, à Alexandrie. Dans le fond, une grande porte donnant sur une plate-forme garnie de créneaux auxquels sont encore attachées des cordes et des chaînes. Dans l’intérieur, des vases d’or, des tables de porphyre, la couronne, le manteau de reine ; objets précieux figurant le trésor royal. À droite, un trône ; à gauche, un lit de repos en or.

 

 

Scène première

 

ANTOINE, mourant, étendu sur un lit de repos, CLÉOPÂTRE, pâle, les cheveux épars, CHARMION, IRAS

 

CLÉOPÂTRE, pleurant.

Lâche et fatal mensonge !...

ANTOINE.

Injustice cruelle !

Grands dieux, qui permettez que j’expire auprès d’elle,

Soyez bénis ! et tous, sombres divinités,

Prolongez les instants que vous m’avez comptés.

Cléopâtre !

Il l’embrasse.

À toi ma dernière pensée !

J’avais peur de mourir sans t’avoir embrassée.

CLÉOPÂTRE.

Sanglant... pâle... est-ce ainsi qu’Antoine m’est rendu ?

Ah ! malheureux ! pour toi tout n’était pas perdu.

Ton armée... elle était encor puissante et forte.

Tu pouvais triompher.

ANTOINE.

Mais je te croyais morte !

Toi-même m’as trompé par un faux bruit... pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.

Pour t’apaiser... savoir si tu vivrais sans moi.

ANTOINE.

Tu le sais maintenant... Cruelle ! es-tu contente ?

Est-ce que ma douleur a trompé ton attente ?

T’ai-je comprise au moins ?... À ces fausses rumeurs

Je n’ai dit qu’un seul mot : Elle est morte, je meurs.

Mais... viens plus près de moi... soutiens-moi... je frissonne...

Hors à Proculéius, ne te fie à personne...

CLÉOPÂTRE.

Oh ! comme le destin s’est acharne sur nous !

Va, nous nous aimions trop, les dieux étaient jaloux.

ANTOINE.

Moi je n’accuse pas les dieux, la destinée...

Je choisirais encor la part qu’ils m’ont donnée :

J’ai suivi sur la terre un glorieux chemin ;

Romain je n’eus jamais pour vainqueur qu’un Romain.

J’ai vécu noble et fier, aimé de toi que j’aime...

J’ai de beaux souvenirs... enfin, dans la mort même,

Je suis heureux encore... Heureux, ne me plains pas...

C’est pour toi que je meurs, et je meurs dans tes bras...

Il meurt. Cléopâtre reste immobile et contemple Antoine mort.

CLÉOPÂTRE.

Mort ! mort !

IRAS, à Charmion.

Regarde-la... qu’elle est calme ! je tremble !

CLÉOPÂTRE, à Charmion.

Dans le même tombeau tu nous mettras ensemble.

Charmion ferme les yeux d’Antoine.

Quoi ! ses yeux sont fermés... sont fermés pour jamais !

Jamais !... Ô mon Antoine ! oh ! comme je l’aimais !

Je vais le retrouver... dans sa sombre demeure,

Avec lui je descends... et pourtant je le pleure ;

C’est qu’en de tels moments le cœur est déchire...

Voir, voir l’horrible mort sur un corps adoré,

C’est affreux ! c’est affreux... Je ne suis qu’une femme...

Se sentir arracher la moitié de son âme,

Aimer qui ne vit plus, aimer avec ardeur

Un être éteint, glacé, dont on cherche le cœur !...

Tenir froide une main qui vous brûlait vivante...

Ah ! c’est trop, ma raison se trouble, s’épouvante...

Cette horrible douleur brise ma force... Iras !...

Oh !... comment se peut-il que je n’en meure pas ?...

Elle tombe dans les bras de ses femmes. Revenant à elle.

Isis, reine des cieux, écoute ma prière :

Conduis-moi vers Antoine à mon heure dernière...

Autrefois comme moi tu pleuras ton époux,

Isis, veille sur lui !

À ses femmes.

Vous, pleurez à genoux.

Et toi qui me l’as pris, sois fière dans ta joie,

Mort ! tu n’eus jamais une plus belle proie !

Jamais guerrier plus grand, plus illustre, plus beau.

Ne para de son nom les marbres d’un tombeau.

Puissant dans le sénat, dans l’armée et dans Rome,

Dans Rome où tout est grand, il sut être un grand homme.

Les peuples attendris se levaient à sa voix,

Il marchait entouré d’un cortège de rois ;

Car l’univers entier vivait de sa pensée.

Eh bien ! cette grandeur que nul n’a dépassée,

Cet éclat, ce pouvoir n’étaient rien à ses yeux...

Il cherchait dans la vie un bien plus précieux ;

Et voilà ce qui rend si belle son histoire :

Dès qu’il comprit l’amour, il méprisa la gloire ;

Vainqueur, il se laissa noblement désarmer,

Fier que l’on dît un jour : Antoine sut aimer !

Et s’il voulut, régnant sur la terre et sur l’onde,

Posséder et tenir entre ses mains le monde,

César, ce n’était pas pour l’asservir un jour...

Non ! c’était pour en faire une offrande à l’amour !

Elle pleure.

CHARMION.

La pâleur de la mort s’étend sur son visage...

Appelons-le trois ibis : à Rome c’est l’usage.

S’approchant du corps d’Antoine et étendant la main.

Antoine !

CLÉOPÂTRE, étendant la main.

Antoine !

 

 

Scène II

 

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS, OCTAVIE, SA SUITE

 

OCTAVIE au fond du théâtre, même geste.

Antoine !

Moment de stupeur.

CLÉOPÂTRE, s’approchant d’Antoine.

Elle arrive trop tard !

J’ai son dernier soupir et son dernier regard.

OCTAVIE, regardant Antoine.

Ô malheureux !... il a voulu mourir près d’elle...

Ainsi jusqu’à la mort infidèle... infidèle !...

Et je n’étais pas la pour lui fermer les yeux ;

Il ne m’a point nommée au moment des adieux !

Il s’est frappé lui-même... oui, voilà sa blessure...

Pour elle !... et cette mort est encore une injure !

CHARMION, à Octavio, qu’elle veut emmener.

Nous sommes chez la reine, et l’on n’y doit entrer...

CLÉOPÂTRE, l’interrompant.

Elle l’aimait aussi, laissons-la le pleurer.

Ma douleur suit sa plainte amère et déchirante.

OCTAVIE.

Mais... je te reconnais, je t’ai vue à Tarente...

Une Grecque, une esclave... une esclave... mais... toi...

Eh ! qui donc d’entre vous est Cléopâtre ?...

CLÉOPÂTRE.

Moi !

OCTAVIE.

Ah ! tu te déguisais !... Vivant, tu vins le prendre

Chez moi !... mais il est mort, et tu vas me le rendre.

Ici, moi je n’ai pas besoin de me cacher...

Il est mort, et je viens à mon tour le chercher !...

Au nom de son pays, de ses fils, je te somme

De rendre ta victime aux dieux vengeurs de Rome.

CLÉOPÂTRE, s’approchant d’Antoine.

Me séparer de toi !... jamais ! tu m’appartiens.

À Octavie.

Tes droits ?

OCTAVIE.

Oserais-tu faire valoir les tiens ?

CLÉOPÂTRE.

Oui...

OCTAVIE.

Tu ne sais donc plus que moi, j’étais sa femme ?

CLÉOPÂTRE.

Je sais qu’il m’a donné sa vie avec son âme,

Qu’il a voulu mourir sur mon cœur, dans mes bras,

Qu’il m’aimait... qu’il m’aimait... et qu’il ne t’aimait pas !

OCTAVIE.

Tremble, car maintenant je n’ai plus rien à craindre ;

Tout est fini pour moi, rien ne m’oblige à feindre,

Rien ne vient m’imposer des égards superflus :

J’ose enfin te haïr.

CLÉOPÂTRE.

Moi, je ne te hais plus.

À tes cris outrageants je reste indifférente,

Et comme toi je dis : Je t’ai vue à Tarente.

Ce souvenir me calme, et tu peux m’insulter ;

J’ai compris ta grandeur et je veux l’imiter.

OCTAVIE.

N’est-ce pas que je fus clémente en ma tendresse ?

J’ai respecté l’époux jusque dans sa maîtresse.

Ils m’outrageaient tous deux... j’ai supporté l’affront,

J’ai caché saintement la rougeur de mon front,

J’ai dévoré mes pleurs, et j’ai nié son crime,

Et je n’ai pas voulu qu’on m’appelât victime !...

C’est qu’un dernier espoir me soutenait toujours ;

Je te laissais à toi sa gloire et ses beaux jours,

Mais je me réservais, pardonnant sa faiblesse,

L’honneur de consoler son auguste vieillesse.

À toi ses pas vainqueurs, à moi ses pas tremblants ;

À toi tous ses lauriers, à moi ses cheveux blancs !

Jeune, ardent, orgueilleux, il m’avait dédaignée ;

Vieillard, il m’aimerait, pieuse et résignée ;

On devient généreux à l’heure de mourir,

On cherche avec amour ceux qu’on a fait souffrir,

Et j’attendais le prix de ma longue souffrance ;

Je supportais... ta joie... avec cette espérance...

Elle pleure.

Et tu m’as tout ravi, sans pudeur, sans remord,

Sa gloire, son amour, sa vieillesse et sa mort !...

Eh ! pourquoi, malgré nous, partout t’a-t-il suivie ?

CLÉOPÂTRE.

Je l’aimais ! cet amour était toute ma vie.

OCTAVIE.

Quelle preuve, dis-moi, de cet amour si beau ?

CLÉOPÂTRE.

Je lui donnai mon trône et je prends son tombeau.

OCTAVIE.

Je suis sa veuve, et moi seule je dois le suivre.

CLÉOPÂTRE.

Va, ne te flatte pas ; toi, tu pourras survivre,

Et tu pleures trop haut pour mourir de ton deuil,

Une douleur qui tue est moins folle d’orgueil,

Tu vivras !...

OCTAVIE.

Je vivrai pour le voir notre esclave,

Pour te voir attachée au char vainqueur d’Octave.

CLÉOPÂTRE, saisissant son poignard.

Jamais !...

Les officiers la désarment.

Oh !

OCTAVIE.

Tu ne peux échapper à César.

César est maître ici...

CLÉOPÂTRE.

Mon poignard !... mon poignard !...

OCTAVIE.

Gardes, malheur à vous si la mort nous l’enlève

Par le feu du poison-ou par le fer du glaive !...

Tous, hors de ce tombeau, de ce pays fatal,

Soldats, portez le corps de votre général ;

Qu’il soit purifié, lavé de tous leurs crimes

Par des libations de larmes légitimes !

Rendez à ce Romain ses drapeaux triomphants ;

Rendez... rendez ce père aux pleurs de ses enfants !...

Les soldats font un dais de leurs drapeaux dont ils couvrent le corps d’Antoine, qu’ils emportent ensuite hors du tombeau. Octavie suit le cortège en pleurant.

CLÉOPÂTRE, s’élançant vers Antoine.

Antoine ! Antoine !... adieu !...

CHARMION, la retenant.

La résistance est vaine...

CLÉOPÂTRE.

On vient me l’arracher !... et je ne suis plus reine !...

 

 

Scène III

 

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS, OFFICIERS, GARDES

 

CHARMION, bas à Cléopâtre.

Il te reste un moment, il te reste un espoir.

On annonce César, il faut le recevoir...

CLÉOPÂTRE.

Morte !...

CHARMION.

Hélas ! te voilà prisonnière et vivante !

Sans armes, sans secours !

CLÉOPÂTRE.

Charmion, cherche, invente

Un moyen de franchir les murs de ma prison ;

Il faut... Mais ton anneau toujours plein de poison ?...

CHARMION.

Ils l’ont pris !... les cruels ont lu dans ta pensée.

CLÉOPÂTRE.

De me voir à son char Rome est donc bien pressée !

CHARMION.

Le vaisseau qui t’emmène est déjà dans le port.

CLÉOPÂTRE.

Ainsi donc, rien ne peut me soustraire à mon sort.

Je vais suivre César !... César, ce faux grand homme,

Et derrière son char je vais rentrer dans Rome !

Pour escorte, j’aurai ses soldats triomphants !

Par le peuple grossier, les femmes, les enfants,

Tout le long des chemins je serai poursuivie !

Je passerai devant la maison d’Octavie,

Qui me suivra des yeux, et ses regards si froids

Brilleront de plaisir pour la première fois !...

Partir, partir ce soir, vaincue et désarmée !...

Cache-moi sous ta pierre, ombre de Ptolémée !...

Et pas un seul ami ne vient me secourir !

Pas un seul ne comprend que j’ai soif de mourir !...

Et pour fuir ces affronts où je suis réservée,

Rien !...

 

 

Scène IV

 

CLÉOPÂTRE, CHARMION, IRAS, L’ESCLAVE déguisé en prêtre égyptien, UN OFFICIER, GARDES

 

L’ESCLAVE. Il tient une corbeille de figues entourée de fleurs.

La reine !

CLÉOPÂTRE, reconnaissant l’Esclave, à part.

C’est lui !... c’est lui, je suis sauvée !

L’OFFICIER, à l’Esclave.

Arrête. Que veux-tu, prêtre ? quel est ton nom ?

L’ESCLAVE.

Je suis un serviteur du saint temple d’Ammon.

Tous les soirs, à la reine, après les sacrifices,

Des fruits de la saison on offre les prémices :

C’est l’usage du temple, et je viens aujourd’hui...

L’OFFICIER, à ses gardes.

Cet homme est attendu ; défiez-vous de lui...

Les gardes s’approchent pour prendre la corbeille.

L’ESCLAVE, indigné.

Toucher aux fruits sacrés !

CHARMION, devinant l’intention de l’Esclave.

Ciel ! qu’Ammon le protège !...

L’ESCLAVE.

Quoi ! Romains, voulez-vous par un vain sacrilège

Épouvanter l’Égypte et vous rendre odieux ?

Vous ne la soumettrez qu’en respectant ses dieux.

De ce respect César vous donnerait l’exemple ;

Il sait qu’ici le trône est à l’abri du temple.

L’OFFICIER, à l’Esclave.

Va donc ; mais hâte-toi de remplir ton devoir.

L’ESCLAVE, posant la corbeille aux pieds de la reine et se prosternant.

Reine...

Bas.

Rome t’attend, tu partiras ce soir,

À moins que, préférant une mort noble et prompte...

As-tu peur de la mort ?

CLÉOPÂTRE.

Moi !... j’ai peur de la honte.

Un poignard ?...

L’ESCLAVE.

Un poignard !... ces insolents témoins.

Te voyant te frapper, t’imposeraient leurs soins.

CLÉOPÂTRE.

Du poison ?...

L’ESCLAVE.

Au poison l’âme est longtemps rebelle...

Non, tu souffrirais trop et tu mourrais moins belle.

Des serpents sont cachés entre ces fruits vermeils :

Leur venin vous endort du dernier des sommeils,

Sans altérer vos traits, sans horreur, sans souffrance.

IRAS.

Quoi ! si grande et mourir !... N’est-il plus d’espérance ?...

CLÉOPÂTRE, faisant signe à l’Esclave, qui porte la corbeille près du trône.

Là !... Donnons à ma mort un aspect triomphal.

Charmion, la couronne et le manteau royal !

Cléopâtre monte sur le trône, Iras et Charmion posent sur ses épaules le manteau royal ; elle met la couronne sur sa tête.

L’OFFICIER.

César !

L’ESCLAVE.

Voilà César !...

CLÉOPÂTRE.

Oh ! maintenant qu’il vienne !

Ma noble Charmion, ma mort sera la tienne.

À Iras.

Adieu, ne pleure pas... Et toi, serpent du Nil,

Délivre-moi...

Elle plonge sa main dans la corbeille et se fait piquer par un aspic.

Déjà !... le poison est subtil...

Je vais revoir Antoine !... oh ! je meurs avec joie...

Eh bien, César, viens donc, viens donc chercher la proie...

Elle est prête... et tu peux l’enchaîner à ton char...

Je te rejoins, Antoine...

À César, qui entre.

Et je t’attends, César !

En apercevant César, Cléopâtre mourante se soulève avec effort, elle lui tend la main, lui sourit, et retombe morte.

CÉSAR.

Elle m’a trompé !... morte !... Elle et lui !... je respire !

À ces deux orgueilleux la tombe... à moi l’Empire !


[1] Cléopâtre se voyait en rêve maîtresse absolue à Rome ; son serment habituel était : «  Comme j’espère de donner la loi au Capitole. »

Dion Cassius.

[2] La passion que César conçut pour cette princesse fut la véritable cause de cette guerre si dangereuse. Son attachement pour Cléopâtre le retint en Égypte plus longtemps que les affaires ne le permettaient ; quoique tout fût réglé dans ce pays et dès la fin de janvier, il n’en partit que vers la fin du mois d’avril, passant tout son temps en festins avec Cléopâtre. S’étant embarqué avec elle sur le Nil dans une grande galère appelée Thalamégos, il parcourut tout ce pays ayant à sa suite une flotte de quatre cents vaisseaux ; il avait résolu de pénétrer jusque dans l’Éthiopie, mais son armée refusa de le suivre. Il aurait même mené Cléopâtre à Rome pour l’y épouser, après avoir fait passer dans l’assemblée du peuple une loi par laquelle il serait permis aux citoyens romains d’épouser telles et autant de femmes qu’il leur plairait. Marius Cinna, tribun du peuple, avoua après la mort de César qu’il avait eu une harangue toute prête pour proposer cette loi.

Suétone.

[3] Plutarque, Vie d’Antoine.

[4] Il donna à un de ses cuisiniers la maison d’un habitant de Magnésie, parce qu’il lui avait apprêté un excellent repas.

Plutarque, Vie d’Antoine.

[5] Il fut percé de vingt-trois coups, et plusieurs des conjurés se blessèrent eux-mêmes en frappant tous à la fois sur un seul homme.

Plutarque, Vie de César.

[6] Les Égyptiens souffraient toutes ces violences sans murmure, tenus en respect par la garnison romaine ; mais un soldat romain ayant tué un chat, qui était un des dieux du pays, le prétendu sacrilège n’eut pas plutôt été su, que les Alexandrins se soulevèrent et mirent en pièces l’auteur de cet attentat commis par mégarde.

Aristée et Merkus,

Histoire universelle depuis le commencement du monde.

Les Égyptiens ont pour quelques animaux une vénération extraordinaire ; de ce nombre sont les chats, les ichneumons, les chiens, les éperviers, et les oiseaux auxquels ils donnent le nom d’ibis : à ceux-ci il faut ajouter les loups, les crocodiles, etc.

Lorsqu’un de ces animaux vient à mourir, ils l’enveloppent dans un linceul, et, se frappant la poitrine et poussant des gémissements, ils le portent chez les embaumeurs. Ayant été ensuite traité par l’huile de cèdre et d’autres substances odoriférantes propres à conserver longtemps le corps, ils le déposent dans des caisses sacrées. Quiconque tue volontairement un de ces animaux sacrés est puni de mort : si c’est un chat ou un ibis, le meurtrier, qu’il ait agi volontairement ou involontairement, est condamné à mourir ; le peuple se précipite sur lui et lui fait subir les plus mauvais traitements, sans jugement préalable. Tout cela inspire tant de crainte, que celui qui rencontre un de ces animaux mort se tient à distance en poussant de grandes lamentations et en protestant de son innocence. Le respect et le culte pour ces animaux était tellement enraciné, qu’à l’époque où le roi Ptolémée n’était pas encore l’allié des Romains, et que les habitants recevaient avec le plus grand empressement les voyageurs d’Italie, de crainte de s’attirer la guerre, un Romain qui avait tué un chat fut assailli par la populace bravant la vengeance de Rome, et ne put être soustrait à la punition, bien que son action eût été involontaire...

On raconte que les habitants de l’Égypte étant un jour en proie à la disette, se dévorèrent entre eux sans toucher aucunement aux animaux sacrés.

Diodore de Sicile.

[7] Mythologie égyptienne.

[8] Chaque jour on lisait au roi d’Égypte un passage du livre d’Hermès.

Champollion-Figeac, Égypte.

[9] Le mammisi d’Hermonthis fut construit sous le règne de la dernière Cléopâtre, en commémoration de la naissance de son fils, Ptolémée Césarion, fils de Jules César.

Champollion-Figeac, Égypte.

[10] Calvisius, ami de César, fit connaître le tort qu’Antoine s’était donné pour faire plaisir à cette reine (Cléopâtre) en lui donnant la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes.

Plutarque, Vie d’Antoine.

[11] Le premier danger auquel il se vit exposé pendant la guerre d’Égypte fut la disette d’eau ; les ennemis avaient bouché tous les aqueducs qui pouvaient lui en fournir. Il courut un second péril lorsque les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour la sauver il fut obligé de la brûler lui-même. Le feu prit à l’arsenal du palais, et consuma la grande bibliothèque que les rois d’Égypte avaient formée.

Plutarque, Vie de César.

[12] L’Égypte fut divisée par Sésostris en trente-six nomes ou préfectures.

[13] Levée ou môle qui avait sept stades de longueur et qui joignait l’île de Pharos au continent, près d’Alexandrie.

[14] Fleuve qui traverse la Cilicie, dont l’eau est extrêmement froide.

[15] Antoine envoya dire à Cléopâtre de venir le joindre en Cilicie pour s’y justifier des imputations qu’on lui faisait d’avoir puissamment aidé Brutus et Cassius dans leur guerre contre Antoine. Cléopâtre recevait coup sur coup des lettres d’Antoine et de ses amis, qui l’engageaient à presser son voyage ; mais elle n’en tint aucun compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu’elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les avirons d’argent, et le mouvement des rames cadencé au son des flûtes qui se mariaient à celui des lyres et des chalumeaux. Elle-même, magnifiquement parée, et telle qu’on peint la déesse Vénus, était couchée sur un pavillon brodé en or ; de jeunes enfants, habillés comme les peintres peignent les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir : ses femmes, toutes parfaitement belles, vêtues en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve étaient embaumées de parfums qu’on brûlait dans le vaisseau, et couvertes d’une foule immense qui accompagnait Cléopâtre, et l’on accourait de toute la ville pour jouir d’un spectacle si extraordinaire. Le peuple qui était sur la place s’était précipité au-devant d’elle. Antoine resta seul dans le tribunal où il donnait audience, et le bruit courut partout que c’était Vénus qui, pour le bonheur de l’Asie, venait en masque chez Bacchus.

[16] Traduction de Boileau.

[17] Mais voyez la légèreté de l’homme ! arrivé aux Roches-Rouges, vers la dixième heure du jour, il se cacha dans une misérable taverne où il but jusqu’au soir. De là il se rendit à Rome, dans une voiture légère, et descendit à sa porte, la tête enveloppée. Le portier demande qui il est ? « Courrier de Marc-Antoine, » répond-il. On le conduit aussitôt à la maîtresse de la maison, et il lui remet une lettre ; elle la lit en pleurant, car la lettre est pleine de tendresse. Elle portait en substance qu’il renonçait à la comédienne, et que désormais sa femme serait l’unique objet de ses affections. Elle fondait en larmes. Cet homme sensible ne put résister, il se découvrit et se jeta dans ses bras. Le misérable ! comment puis-je autrement l’appeler ? Ainsi donc pour faire le galant, pour causer une surprise à sa femme qui ne l’attendait pas, il a répandu la terreur dans Rome pendant la nuit, et alarmé l’Italie pendant plusieurs jours ! Cependant l’amour n’était pas votre seul motif ; vous en aviez un autre plus honteux ! Il fallait empêcher que L. Plancus ne vendît les biens de vos cautions. Mais lorsque traduit dans l’assemblée par un tribun, vous eûtes répondu que vous étiez venu pour mettre ordre à vos affaires, le peuple se mit à rire et ne vous épargna pas les railleries.

Cicéron, Philippique II, XXXI, 393.

L’auteur a pensé qu’Antoine avait pu recommencer pour Cléopâtre cette plaisanterie imaginée pour Fulvie, surtout dans un moment où il avait intérêt à se cacher.

[18] Plutarque, Vie d’Antoine.

[19] Antoine exigea que celui qui tuerait Cicéron lui coupât la tête et la main droite, dont il avait écrit des Philippiques. Quand on les lui apporta, il les considéra longtemps avec plaisir, et dans les transports de sa joie il lit plusieurs fois de grands éclats de rire. Après s’être rassasié de ce spectacle horrible, il ordonna qu’on l’attachât au haut de la tribune sur la place publique. Fulvie, s’associant aux ressentiments de son mari, perça la langue de Cicéron avec des aiguilles.

[20] Pour Cléopâtre, elle fit voir que l’art de la flatterie, qui, suivant Platon, ne s’exerce que de quatre manières différentes, est susceptible d’une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses et dans les amusements qui partageaient le temps d’Antoine, elle imaginait toujours quelque nouveau plaisir, quelque nouveau genre d’attraits pour le divertir ; elle ne le quittait ni jour ni nuit ; elle jouait, buvait, chassait avec lui, et assistait même à ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et qu’il s’arrêtait aux portes et aux fenêtres des simples particuliers, pour les plaisanter, elle l’accompagnait habillée en servante, étant lui-même déguisé en valet, ce qui lui attirait souvent des injures et quelquefois des coups.

[21] Elle partit sur-le-champ, et ne prit de tous ses amis que le seul Apollodore de Sicile ; elle se mit dans un petit bateau, et arriva de nuit devant le palais d’Alexandrie. Comme elle ne pouvait y entrer sans être reconnue, elle s’enveloppa dans un paquet de hardes (d’autres disent dans une malle), qu’Apollodore lia avec une courroie, et qu’il fit entrer chez César par la porte même du palais.

Plutarque, Vie de César.

[22] Cléopâtre, qui sentit qu’Octavie venait lui disputer le cœur d’Antoine, craignant qu’une femme si estimable par la dignité de ses mœurs, et soutenue de toute la puissance de César, n’employât pas longtemps auprès de son mari les charmes de sa conversation et l’attrait de ses caresses sans prendre sur lui un ascendant invincible et s’en rendre entièrement maîtresse, feignit d’avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d’atténuer son corps en prenant peu de nourriture.

Plutarque, Vie d’Antoine.

[23] Antoine, après la mort de son père, fut élevé par sa mère Julie, de la maison de César, qui ne le cédait à aucune Romaine de son temps en sagesse et en vertu.

Plutarque. Vie d’Antoine.

[24] Un chef de bandes d’infanterie, qui avait combattu plusieurs fois sous les ordres d’Antoine, et dont le corps était criblé de blessures, le voyant passer, lui dit d’une voix douloureuse : « Eh ! mon général, pourquoi, vous défiant de ces blessures et de cette épée, mettez-vous vos espérances dans un bois pourri ? Laissez les hommes d’Égypte et de Phénicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle, accoutumés à tenir ferme, nous savons on vaincre ou mourir.

Plutarque, Vie d’Antoine.

[25] Les soldats, qui désiraient fort son retour, et qui s’attendaient à chaque instant à le voir reparaître, montrèrent tant de fidélité et de courage, qu’après même qu’ils ne purent plus douter de sa fuite, ils restèrent sept jours sans se séparer, n’ayant aucun égard aux ambassades que César leur envoyait pour les attirer à son parti.

Plutarque, Vie d’Antoine.

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