Électre (Prosper Jolyot de CRÉBILLON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 décembre 1708.

 

Personnages

 

CLYTEMNESTRE, veuve d’Agamemnon, et femme d’Égisthe

ORESTE, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, roi de Mycènes, élevé sous le nom de Tydée

ÉLECTRE, sœur d’Oreste

ÉGISTHE, fils de Thyeste, et meurtrier d’Agamemnon

ITYS, fils d’Égisthe, mais d’une autre mère que Clytemnestre

IPHIANASSE, sœur d’Itys

PALAMÈDE, gouverneur d’Oreste

ARCAS, ancien officier d’Agamemnon

ANTÉNOR, confident d’Oreste

MÉLITE, confidente d’Iphianasse

GARDES

 

La scène est à Mycènes, dans le palais de ses rois.

 

 

PRÉFACE

 

Se louer ou se plaindre du public, style ordinaire des préfaces. Jamais auteur dramatique n’eut une plus belle occasion de suivre un usage que la vanité de ses confrères a consacré dès longtemps. En effet, je sais peu de pièces dont on ait parlé plus diversement que de celle-ci ; et il n’y en a peut-être point qui ait mieux mérité tout le bien et tout le mal qu’on en a dit. Mes amis d’une part ; les critiques de l’autre, ont outré la matière sur cet article. C’est donc aux gens indifférents que ceci s’adresse, puisque ce sont ceux qui doivent être précisément à notre égard ce qu’on appelle publie. On me reproche des longueurs dans mes deux premiers actes, trop de complication dans le sujet. Je passe condamnation. La sortie d’Électre de dessus la scène, dans le premier acte, y laisse un vide qui le fait languir dans tout le reste. Une bonne partie du second tient plus du poème épique que du tragique : en un mot, les descriptions y sont trop fréquentes. Trop de complication ? À cela je n’ai qu’une chose à répondre : le sujet d’Électre est si simple de lui-même, que je ne crois pas qu’on puisse le traiter avec quelque espérance de succès, en le dénuant d’épisodes. Il s’agit de faire périr les meurtriers d’Agamemnon : on n’attend pour cela que le retour d’Oreste. Oreste arrivé, sa reconnaissance faite avec sa sœur, voilà la pièce à son dénouement. Quelque peine qu’ait l’action à être une parmi tant d’intérêts divers, j’aime mieux encore avoir chargé mon sujet d’épisodes, que de déclamations. D’ailleurs, notre théâtre soutient malaisément cette simplicité si chérie des anciens : non qu’elle ne soit bonne, mais on n’est pas toujours sûr de plaire en s’y attachant exactement. Pour l’anachronisme qu’on m’impute sur l’âge d’Oreste ; ce serait faire injure à ceux qui ont fait cette critique, que d’y répondre. Il faut ne pas entendre le théâtre, pour ne pas savoir quels sont nos droits sur les époques. Je renvoie là-dessus à Xipharès, dans Mithridate ; à Narcisse, dans Britannicus. Faire naître Oreste avant ou après le siège de Troie, n’est pas un point qui doive être litigieux dans un poème. J’ai bien un autre procès à soutenir contre les zélateurs de l’antiquité, plus considérable selon eux, plus léger encore selon moi, que le précédent : c’est l’amour d’Électre ; c’est l’audace que j’ai eue de lui donner des sentiments que Sophocle s’est bien gardé de lui donner. Il est vrai qu’ils n’étaient point en. usage sur la scène de son temps ; que, s’il eût vécu du nôtre, il eût peut-être fait comme moi. Cela ne laisse pas d’être un attentat jusque-là inouï, qui a soulevé contre un moderne inconsidéré toute cette région idolâtre où il ne manque plus au culte qu’on y rend aux anciens, que des prêtres et des victimes. En vain quelques sages protestent contre cet abus : les préjugés prévalent ; et la prévention va si loin, que tels qui ne connaissent les anciens que de nom, qui ne savent pas seulement si Sophocle était Grec ou Français, sur la foi des dévots de l’antiquité ont prononcé Hardiment contre moi. Ce n’est point la tragédie de Sophocle ni celle d’Euripide que je donne ; c’est la mienne. A-t-on fait le procès aux peintres qui depuis Apelles ont peint Alexandre autrement que la foudre à la main ?

 

Dussent les Grecs encore fondre sur un rebelle,

 

je dirai que, si j’avais quelque chose à imiter de Sophocle, ce ne serait assurément pas son Électre ; qu’aux beautés près, desquelles je ne fais aucune comparaison, il y a peut-être dans sa pièce bien autant de défauts que dans la mienne. Loin que cet amour dont on fait un monstre en soit un, je prétends qu’il donne encore plus de force au caractère d’Électre, qui a dans Sophocle plus de férocité que de véritable grandeur : c’est moins la mort de son père qu’elle venge, que ses propres malheurs. Triste objet des fureurs d’Égisthe et de Clytemnestre, n’y a-t-il pas bien à s’étonner qu’Électre ne soit occupée que de sa vengeance ? Ne faire précisément que ce qu’on doit, quand rien ne s’y oppose en secret, n’est pas une vertu ; mais vaincre un penchant presque toujours insurmontable dans le cœur humain, pour faire son devoir, en est une des plus grandes. Une princesse dans un état aussi cruel que celui où se trouve Electre, dira-t-on, être amoureuse ! Oui, amoureuse. Quels cœurs sont inaccessibles à l’amour ? Quelles situations dans la vie peuvent nous mettre à l’abri d’une passion si involontaire ? Plus on est malheureux, plus on a le cœur aisé à attendrir. Ce n’est point un grand fonds de vertu qui nous garantit de l’amour ; il nous empêche seulement d’y succomber. Il y a bien de la différence, d’ailleurs, de la sensibilité d’Électre à une intrigue amoureuse. Les soins de son amour ne sont pas de ces soins ordinaires qui font toute la matière de nos romans : c’est pour se punir de la faiblesse qu’elle a d’aimer le fils du meurtrier de son père, qu’elle veut précipiter les moments de sa vengeance, sans attendre le retour de son frère. Enfin, selon le système de mes censeurs, il ne s’agit que de rendre Electre tout-a-fait à plaindre : je crois y avoir mieux réussi que Sophocle, Euripide, Eschyle, et tous ceux qui ont traité le même sujet. C’est ajouter à l’horreur du sort de cette princesse, que d’y joindre une passion dont la contrainte et les remords ne font pas toujours les plus grands malheurs. Le seul défaut de l’amour d’Électre, si j’en crois mes amis qui me flattent le moins, c’est qu’il ne produit pas assez d’événements dans toute la pièce ; et c’est en effet tout ce qu’on peut raisonnablement me reprocher sur ce chapitre.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ÉLECTRE

 

Témoin  du crime affreux que poursuit ma vengeance,

Ô nui ! dont tant de fois j’ai troublé le silence,

Insensible témoin de mes vives douleurs,

Électre ne vient plus te confier des pleurs ;

Son cœur, las de nourrir un désespoir timide,

Se livre enfin sans crainte an transport qui le guide.

Favorisez, grands dieux, un si juste courroux ;

Électre vous implore, et s’abandonne à vous.

Pour punir les forfaits d’une race funeste,

J’ai compté trop longtemps sur le retour d’Oreste :

C’est former des projets et des vœux superflus ;

Mon frère malheureux, sans doute, ne vit plus.

Et vous, mânes sanglants du plus grand roi du monde,

Triste et cruel objet de ma douleur profonde,

Mon père, s’il est vrai que sur les sombres bords

Les malheurs des vivants puissent toucher les morts,

Ah ! combien doit frémir ton ombre infortunée

Des maux où ta famille est encor destinée !

C’était peu que les tiens, altérés de ton sang,

Eusseut osé porter le couteau dans ton flanc ;

Qu’à la face des dieux le meurtre de mon père

Fût, pour comble d’horreurs, le crime de ma mère ;

C’est peu qu’en d’autres mains la perfide ait remis

Le sceptre qu’après toi devait porter ton fils,

Et que dans mes malheurs Égisthe qui me brave,

Sans respect, sans pitié, traite Électre en esclave :

Pour m’accabler encor, son fils audacieux,

Itys, jusqu’à ta fille ose lever les yeux.

Des dieux et des mortels Électre abandonnée

Doit ce jour à son sort s’unir par l’hyménée,

Si ta mort, m’inspirant un courage nouveau,

N’en éteint par mes mains le coupable flambeau.

Mais qui peut retenir le courroux qui m’anime ?

Clytemnestre osa bien s’armer pour un grand crime.

Imitons sa fureur par de plus nobles coups ;

Allons à ces autels, où m’attend son époux,

Immoler avec lui l’amant qui nous outrage :

C’est là le moindre effort digne de mon courage.

Je le dois... D’où vient donc que je ne le fais pas ?

Ah ! si c’était l’amour qui me retînt le bras !

Pardonne, Agamemnon ; pardonne, ombre trop chère :

Mon cœur n’a point brûlé d’une flamme adultère ;

Ta fille, de concert avec tes assassins,

N’a point porté sur toi de parricides mains ;

J’ai tout fait pour venger ta perte déplorable.

Électre cependant n’en est pas moins coupable :

Le vertueux Itys, à travers ma douleur,

N’en a pas moins trouvé le chemin de mou cœur.

Mais Arcas ne vient point ! Fidèle en apparence,

Trahit-il en secret le soin de ma vengeance ?

Il vient ; rassurons-nous.

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, ARCAS

 

ÉLECTRE.

Pleine d’un juste effroi,

Je me plaignais déjà qu’on me manquait de foi ;

Je craignais qu’un ami qui pour moi s’intéresse

N’usât plus... Mais quoi ! seul ?

ARCAS.

Malheureuse princesse,

Hélas ! que votre sort est digne de pitié !

Plus d’amis, plus d’espoir.

ÉLECTRE.

Quoi ! leur vaine amitié,

Après tant de serments...

ARCAS.

Non, n’attendez rien d’elle.

Madame, en vain pour vous j’ai fait parler mon zèle :;

Eux-mêmes, à regret, ces trop prudents amis

S’en tiennent au secours qu’on leur avait promis.

« Qu’Oreste, disent-ils, vienne par sa présence

« Rassurer des amis armés pour sa vengeance.

« Palamède, chargé d’élever ce héros,

« Promettait avec lui de traverser les flots ;

« Son fils, même avant eux, devait ici se rendre.         

« C’est se perdre, sans eux qu’oser rien entreprendre ;

« Bientôt de nos projets la mort serait le prix. »

D’ailleurs, pour achever de glacer leurs esprits,

On dit que ce guerrier dont la valeur funeste

Ne se peut comparer qu’à la valeur d’Oreste,

Qui de tant d’ennemis délivre ces états,

Qui les a sauvés seul par l’effort de son bras,

Qui, chassant les deux rois de Corinthe et d’Athènes,

De morts et de mourants vient de couvrir nos plaines,

Hier, avant la nuit, parut dans ce palais ;         

Cet étranger qu’Égisthe a comblé de bienfaits,

À qui le tyran doit le salut de sa fille,

De lui, d’Itys, enfin de toute sa famille,

Est un rempart si sûr pour vos persécuteurs,

Que de tous nos amis il a glacé les cœurs.

Au seul nom du tyran que votre âme déteste

On frémit ; cependant on veut revoir Oreste.

Mais le jour qui paraît me chasse de ces lieux :

Je crois voir même Itys. Madame, au nom de ces dieux,

Loin de faire éclater le trouble de votre âme,

Flattez plutôt d’Itys l’audacieuse flamme ;

Faites que votre hymen se diffère d’un jour :

Peut-être verrons-nous Oreste de retour.

ÉLECTRE.

Cesse de me flatter d’une espérance vaine.

Allez, lâches amis qui trahissez ma haine ;

Électre saura bien, sans Oreste et sans vous,

Ce jour même, à vos yeux, signaler son courroux.

 

 

Scène III

 

ÉLECTRE, ITYS

 

ÉLECTRE.

En des lieux où je suis, trop sûr de me déplaire,

Fils d’Égisthe, oses-tu mettre un pied téméraire ?

ITYS.

Madame, pardonnez à l’innocente erreur

Qui vous offre un amant guidé par sa douleur.

D’un amour malheureux la triste inquiétude

Me faisait de la nuit chercher la solitude.

Pardonnez si l’amour tourne vers vous mes pas :

Itys vous souhaitait, mais ne vous cherchait pas.

ÉLECTRE.

Dans l’état où je suis, toujours triste, quels charmes

Peuvent avoir des yeux presque éteints dans les larmes ?

Fils du tyran cruel qui fait tous mes malheurs,

Porte ailleurs ton amour, et respecte mes pleurs.

ITYS.

Ah ! ne m’enviez pas cet amour, inhumaine !

Ma tendresse ne sert que trop bien votre haine.

Si l’amour cependant peut désarmer un cœur,

Quel amour fut jamais moins digne de rigueur ?

À peine je vous vis, que mon âme éperdue

Se livra sans réserve au poison qui me tue.

Depuis dix ans entiers que je brûle pour vous,

Qu’ai-je fait qui n’ait dû fléchir votre courroux ?

De votre illustre sang conservant ce qui reste,

J’ai de mille complots sauvé les jours d’Oreste :

Moins attentif au soin de veiller sur ses jours,

Déjà plus d’une main en eût tranché le cours.

Plus accablé que vous du sort qui vous opprime,

Mon amour malheureux fait encor tout mon crime.

Enfin, pour vous forcer à vous donner à moi,

Vous savez si jamais j’exigeai rien du roi.

Il prétend qu’avec vous un nœud sacré m’unisse ;

Ne m’en imputez point la cruelle injustice :

Au prix de tout mon sang je voudrais être à vous,

Si c’était votre aveu qui me fît votre époux.

Ah ! par pitié pour vous, princesse infortunée,

Payez l’amour d’Itys par un tendre hyménée :

Puisqu’il faut l’achever ou descendre au tombeau,

Laissez-en à mes feux allumer le flambeau.

Régnez donc avec moi ; c’est trop vous en défendre :

C’est un sceptre qu’un jour Égisthe veut vous rendre.

ÉLECTRE.

Ce sceptre est-il à moi, pour me le destiner ?

Ce sceptre est-il à lui, pour te l’oser donner ?

C’est en vain qu’en esclave il traite une princesse,

Jusqu’à le redouter que le traître m’abaisse :

Qu’il fasse que ces fers, dont il s’est tant promis,

Soient moins honteux pour moi que l’hymen de son fils.

Cesse de te flatter d’une espérance vaine :

Ta vertu ne te sert qu’à redoubler ma haine.

Égisthe ne prétend te faire mon époux

Que pour mettre sa tête à couvert de mes coups :

Mais sais-tu que l’hymen dont la pompe s’apprête

Ne se peut achever qu’aux dépens de sa tête ?

À ces conditions je souscris à tes vœux :

Ma main sera le prix d’un coup si généreux.

Électre n’attend point cet effort de la tienne ;

Je connais ta vertu : rends justice à la mienne.

Crois-moi, loin d’écouter ta tendresse pour moi,

De Clytemnestre ici crains l’exemple pour toi.

Romps toi-même un hymen où l’on veut me contraindre ;

Les femmes de mon sang ne sont que trop à craindre.

Malheureux ! de tes vœux quel peut être l’espoir ?

Hélas ! quand je pourrais, rebelle à mon devoir,

Brûler un jour pour toi de feux illégitimes,

Ma vertu t’en ferait bientôt les plus grands crimes.

Je te haïrai moins, fils d’un prince odieux :

Ne sois point, s’il se peut, plus coupable à mes yeux ;

Ne me peins plus l’ardeur dont ton âme est éprise.

Que peux-tu souhaiter ? Itys, qu’il te suffise

Qu’Électre, tout entière à son inimitié,

Ne fait point tes malheurs sans en avoir pitié.

Mais Clytemnestre vient : ciel ! quel dessein l’amène ?

Te sers-tu contre moi du pouvoir de la reine ?

 

 

Scène IV

 

CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, ITYS, GARDES

 

CLYTEMNESTRE.

Dieux puissants, dissipez mon trouble et mon effroi ;

Et chassez ces horreurs loin d’Égisthe et de moi.

ITYS.

Quelle crainte est la vôtre ? où courez-vous, madame ?       

Vous vous plaignez : quel trouble a pu saisir votre âme ?

CLYTEMNESTRE.

Prince, jamais effroi ne fut égal au mien.

Mais ce récit demande un secret entretien.

Jamais sort ne parut plus à craindre et plus triste.

À ses gardes.

Qu’on sache en ce moment si je puis voir Égisthe.

Mais vous, qui vous guidait aux lieux où je vous voi ?

Électre se rend-elle aux volontés du roi ?

À votre heureux destin la verrons-nous unie ?

Sait-elle à résister qu’il y va de sa vie ?

ITYS.

Ah ! d’un plus doux langage empruntons le secours,

Madame ; épargnez-lui de si cruels discours ;

Adoucissez plutôt sa triste destinée :

Électre n’est déjà que trop infortunée.

Je ne puis la contraindre, et mon esprit confus...

CLYTEMNESTRE.

Par ce raisonnement je conçois ses refus.          

Mais, pour former l’hymen et de l’un et de l’autre,

On ne consultera ni son cœur ni le vôtre.

C’est, pour vous, de son sort prendre trop de souci :

Allez, dites au roi que je l’attends ici.

 

 

Scène V

 

CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE

 

CLYTEMNESTRE.

Aussi, loin de répondre aux bontés d’une mère,

Vous bravez de mon nom le sacré caractère !

Et, lorsque ma pitié lui fait un sort plus doux,

Électre semble encor défier mon courroux.

Bravez-le ; mais, du moins, du sort qui vous accable

N’accusez donc que vous, princesse inexorable.

Je fléchissais un roi de son pouvoir jaloux ;

Un héros par mes soins devenait votre époux ;

Je voulais, par l’hymen d’Itys et de ma fille,

Voir rentrer quelque jour le sceptre en sa famille :

Mais l’ingrate ne veut que nous immoler tous.

Je ne dis plus qu’un mot. Itys brûle pour vous ;

Ce jour même à son tort vous devez être unie :

Si vous n’y souscrivez, c’est fait de votre vie.

Égisthe est las de voir son esclave en ces lieux

Exciter par ses pleurs les hommes et les dieux.

ÉLECTRE.

Contre un tyran si fier, juste ciel ! quelles armes !

Qui brave les remords peut-il craindre mes larmes ?

Ah ! madame, est-ce à vous d’irriter mes ennuis ?

Moi, son esclave ! Hélas ! d’où vient que je la suis ?

Moi, l’esclave d’Égisthe ! Ah ! fille infortunée !

Qui m’a fait son esclave ? et de qui suis-je née ?

Était-ce donc à vous de me le reprocher ?

Ma mère, si ce nom peut encor vous toucher,

S’il est vrai qu’en ces lieux ma honte soit jurée,

Ayez pitié des maux où vous m’avez livrée :

Précipitez mes pas dans la nuit du tombeau ;

Mais ne m’unissez point au fils de mon bourreau,

Au fils de l’inhumain qui me priva d’un père,

Qui le poursuit sur moi, sur mon malheureux frère.

Et de ma main encore il ose disposer !

Cet hymen, sans horreur, se peut-il proposer ?

Vous m’aimâtes ; pourquoi ne vous suis-je plus chère ?

Ah ! je ne vous hais point ; et, malgré ma misère,

Malgré les pleurs amers dont j’arrose ces lieux,

Ce n’est que du tyran que je me plains aux dieux.

Pour me faire oublier qu’on m’a ravi mon père,

Faites-moi souvenir que vous êtes ma mère.

CLYTEMNESTRE.

Que veux-tu désormais que je fasse pour toi,

Lorsque ton hymen seul peut désarmer le roi ?

Souscris sans murmurer au sort qu’on te prépare,

Et cesse de gémir de la mort d’un barbare

Qui, s’il eût pu trouver un second Ilion,

T’aurait sacrifiée à son ambition.

Le cruel qu’il était, bourreau de sa famille,

Osa bien, à mes yeux, faire égorger ma fille.

ÉLECTRE.

Tout cruel qu’il était, il était votre époux :

S’il fallait l’en punir, Madame, était-ce à vous ?

Si le ciel, dont sur lui la rigueur fut extrême,

Réduisit ce héros à verser son sang même,

Du moins, en se privant d’un sang si précieux,

Il ne le fit couler que pour l’offrir aux dieux.

Mais vous, qui de ce sang immolez ce qui reste,

Mère dénaturée et d’Électre et d’Oreste,

Ce n’est point à des dieux jaloux de leurs autels ;

Vous nous sacrifiez au plus vil des mortels...

Il paraît, l’inhumain ! À cette affreuse vue

Des plus cruels transports je me sens l’âme émue.

 

 

Scène VI

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE

 

ÉGISTHE, à Clytemnestre.

Madame, quel malheur, troublant votre sommeil,

Vous a fait de si loin devancer le soleil ?

Quel trouble vous saisit ? et quel triste présage

Couvre encor vos regards d’un si sombre nuage ?

Mais Électre avec vous ! Que fait-elle en ces lieux ?

Auriez-vous pu fléchir ce cœur audacieux ?

À mes justes désirs aujourd’hui moins rebelle,

À l’hymen rie mon fils Électre consent-elle ?

Voit-elle sans regret préparer ce grand jour

Qui doit combler d’Itys et les vœux et l’amour ?

ÉLECTRE.

Oui, tu peux désormais en ordonner la fête ;

Pour cet heureux hymen ma main est toute prête :

Je n’en veux disposer qu’en faveur de ton sang,

Et je la garde à qui te percera le flanc.

Elle sort.

ÉGISTHE.

Cruelle ! si mon fils n’arrêtait ma vengeance,

J’éprouverais bientôt jusqu’où va ta constance.

 

 

Scène VII

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE

 

CLYTEMNESTRE.

Seigneur, n’irritez point son orgueil furieux.

Si vous saviez les maux que m’annoncent les dieux...

J’en frémis. Non, jamais le ciel impitoyable

N’a menacé nos jours d’un sort plus déplorable.

Deux fois mes sens frappés par un triste réveil

Pour la troisième fois se livraient au sommeil,

Quand j’ai cru, par des cris terribles et funèbres,

Me sentir entraîner dans l’horreur des ténèbres.

Je suivais, malgré moi, de si lugubres cris ;

Je ne sais quels remords agitaient mes esprits.

Mille foudres grondaient dans un épais nuage

Qui semblait cependant céder à mon passage.

Sous mes pas chancelants un gouffre s’est ouvert ;

L’affreux séjour des morts à mes yeux s’est offert.

À travers l’Achéron la malheureuse Électre,

À grands pas, où j’étais semblait guider un spectre.

Je fuyais ; il me suit. Ah, seigneur ! à ce nom

Mon sang se glace : hélas ! c’était Agamemnon.

« Arrête, m’a-t-il dit d’une voix formidable ;

« Voici de tes forfaits le terme redoutable :

« Arrête, épouse indigne ; et frémis de ce sang

« Que le cruel Égisthe a tiré de mon flanc. »

Ce sang, qui ruisselait d’une large blessure,

Semblait, en s’écoulant, pousser un long murmure.

À l’instant j’ai cru voir aussi couler le mien :

Mais, malheureuse ! à peine a-t-il touché le sien,

Que j’en ai vu renaître un monstre impitoyable

Qui m’a lancé d’abord un regard effroyable.

Deux fois le Styx, frappé par ses mugissements,

A longtemps répondu par des gémissements.

Vous êtes accouru ; mais le monstre en furie

D’un seul coup à mes pieds vous a jeté sans vie,

Et m’a ravi la mienne avec le même effort,

Sans me donner le temps de sentir votre mort.

ÉGISTHE.

Je conçois la douleur où la crainte vous plonge.

Un présage si noir n’est cependant qu’un songe

Que le sommeil produit et nous offre au hasard,

Où, bien plus que les dieux, nos sens ont souvent part.

Pourrais-je craindre un songe à vos yeux si funeste,

Moi qui ne compte plus d’autre ennemi qu’Oreste ?

Au gré de sa fureur qu’il s’arme contre nous,

Je saurai lui porter d’inévitables coups.

Ma haine à trop haut prix vient de mettre sa tête,

Pour redouter encor les malheurs qu’il m’apprête.

C’est en vain que Samos la défend contre moi :

Qu’elle tremble, à son tour, pour elle et pour son roi.

Athènes désormais, de ses pertes lassée,          

Nous menace bien moins qu’elle n’est menacée ;

Et le roi de Corinthe, épris plus que jamais,

Me demande aujourd’hui ma fille avec la paix.

Quel que soit son pouvoir, quoi qu’il en ose attendre,

Sans la tête d’Oreste il n’y faut point prétendre.         

D’ailleurs, pour cet hymen le ciel m’offre une main

Dont j’attends pour moi-même un secours plus certain.

Ce héros, défenseur de toute ma famille,

Est celui qu’en secret je destine à ma fille.

Ainsi je ne crains plus qu’Électre et sa fierté,

Ses reproches, ses pleurs, sa fatale beauté,

Les transports de mon fils : mais, s’il peut la contraindre

À recevoir sa foi, je n’aurai rien à craindre,

Et la main que prétend employer mon courroux

Mettra bientôt le comble à mes vœux les plus doux.

Mais ma fille paraît. Madame, je vous laisse,

Et je vais travailler au repos de la Grèce.

 

 

Scène VIII

 

CLYTEMNESTRE, IPHIANASSE, MÉLITE

 

IPHIANASSE.

On dit qu’un noir présage, un songe plein d’horreur,

Madame, cette nuit a troublé votre cœur.

Dans le tendre respect qui pour vous m’intéresse,

Je venais partager la douleur qui vous presse.

CLYTEMNESTRE.

Princesse, un songe affreux a frappé mes esprits ;

Mon cœur s’en est troublé, la frayeur l’a surpris.

Mais, pour en détourner les funestes auspices,

Ma main va l’expier par de prompts sacrifices.

 

 

Scène IX

 

IPHIANASSE, MÉLITE

 

IPHIANASSE.

Mélite, plût au ciel qu’en proie à tant d’ennuis

Un songe seul eut part à l’état où je suis !

Plût au ciel que le sort, dont la rigueur m’outrage,

N’eût fait que menacer !

MÉLITE.

Madame, quel langage !

Quel malheur de vos jours a troublé la douceur,

Et la constante paix que goûtait votre cœur ?

IPHIANASSE.

Tes soins n’ont pas toujours conduit Iphianasse ;

Et ce calme si doux a bien changé de face.

Quelques jours malheureux, écoulés sans te voir,

D’un cœur qui s’ouvre à toi font tout le désespoir.

MÉLITE.

À finir nos malheurs, quoi ! Lorsque tout conspire,

Qu’un roi jeune et puissant à votre hymen aspire,

Votre cœur désolé se consume en regrets !

Quels sont vos déplaisirs ? ou quels sont vos souhaits ?

Corinthe, avec la paix, vous demande pour reine :

Ce grand jour doit former une si belle chaîne.

IPHIANASSE.

Plût aux dieux que ce jour, qui te paraît si beau,

Dût des miens à tes yeux éteindre le flambeau !

Mais, lorsque tu sauras mes mortelles alarmes,

N’irrite point mes maux, et fais grâce à mes larmes.

Il te souvient encor de ces temps où, sans toi,

Nous sortîmes d’Argos à la suite du roi.

Tout semblait menacer le trône de Mycènes,

Tout cédait aux deux rois de Corinthe et d’Athènes.

Pour retarder du moins un si cruel malheur,

Mon frère sans succès fit briller sa valeur ;

Égisthe fut défait, et trop heureux encore

De pouvoir se jeter dans les murs d’Épidaure.

Tu sais tout ce qu’alors fit pour nous ce héros

Qu’Itys avait sauvé de la fureur des flots.

Peins-toi le dieu terrible adoré dans la Thrace ;

Il en avait du moins et les traits et l’audace.

Quels exploits ! Non, jamais avec plus de valeur

Un mortel n’a fait voir ce que peut un grand cœur.

Je le vis ; et le mien, illustrant sa victoire,

Vaincu, quoiqu’en secret, mit le comble à sa gloire.

Heureuse si mon âme, en proie à tant d’ardeur,

Du crime de ses feux faisait tout son malheur !

Mais hier je revis ce vainqueur redoutable

À peine s’honorer d’un accueil favorable.

De mon coupable amour l’art déguisant la voix,

En vain sur sa valeur je le louai cent fois ;

En vain, de mon amour flattant la violence,

Je fis parler mes yeux et ma reconnaissance :

Il soupire, Mélite ; inquiet et distrait,

Son cœur paraît frappé d’un déplaisir secret.

Sans doute il aime ailleurs ; et loin de se contraindre...

Que dis-je, malheureuse ! est-ce à moi de m’en plaindre ?

Esclave d’un haut rang, victime du devoir,

De mon indigne amour quel peut être l’espoir ?

Ai-je donc oublié tout ce qui nous sépare ?

N’importe : détournons l’hymen qu’on me prépare ;

Je ne puis y souscrire. Allons trouver le roi :

Faisons tout pour l’amour, s’il ne fait rien pour moi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TYDÉE, ANTÉNOR

 

TYDÉE.

Embrasse-moi ; reviens de ta surprise extrême.

Oui, mon cher Anténor, c’est Tydée, oui, lui-même ;

Tu ne te trompes point.

ANTÉNOR.

Vous, seigneur, en ces lieux,

Parmi des ennemis défiants, furieux !

Au plaisir de vous voir, ciel ! quel trouble succède !

Dans le palais d’Argos le fils de Palamède,

D’une pompeuse cour attirant les regards,

Et de vœux et d’honneurs comblé de toutes parts !

Je sais jusques où va la valeur de Tydée ;

D’un heureux sort toujours qu’elle fut secondée :

Mais ce n’est pas ici qu’on doit la couronner.

À la cour d’un tyran...

TYDÉE.

Cesse de t’étonner.

Le vainqueur des deux rois de Corinthe et d’Athènes,

Le guerrier défenseur d’Égisthe et de Mycènes,

N’est autre que Tydée.

ANTÉNOR.

Et quel est votre espoir ?

TYDÉE.

Avant que d’éclaircir ce que tu veux savoir,

Dans ce fatal séjour dis-moi ce qui t’amène.

Que dit-on à Samos ? que fait l’heureux Thyrrhène ?

ANTÉNOR.

Ce grand roi, qui chérit Oreste avec transport,

Depuis plus de six mois incertain de son sort,

Alarmé chaque jour et du sien et du vôtre,

M’envoie en ces climats vous chercher l’un et l’autre.

Mais, puisque je vous vois, tous mes vœux sont comblés.

Le fils d’Agamemnon... Seigneur, vous vous troublez !

Malgré tous les honneurs qu’ici l’on vous adresse,

Vos yeux semblent voilés d’une sombre tristesse.

De tout ce que je vois mon esprit éperdu...

TYDÉE.

Anténor, c’en est fait ! Tydée a tout perdu.

ANTÉNOR.

Seigneur, éclaircissez ce terrible mystère.

TYDÉE.

Oreste est mort...

ANTÉNOR.

Grands dieux !

TYDÉE.

Et je n’ai plus de père.

ANTÉNOR.

Palamède n’est plus ! Ah ! destins rigoureux !

Et qui vous l’a ravi ? Par quel malheur affreux...

TYDÉE.

Tu sais ce qu’en ces lieux nous venions entreprendre :

Tu sais que Palamède, avant que de s’y rendre,

Ne voulut point tenter son retour dans Argos,

Qu’il n’eût interrogé l’oracle de Délos.

À de si justes soins on souscrivit sans peine :

Nous partîmes, comblés des bienfaits de Thyrrhène.

Tout nous favorisait ; nous voguâmes longtemps,

Au gré de nos désirs bien plus qu’au gré des vents :

Mais, signalant bientôt toute son inconstance,

La mer en un moment se mutine et s’élance ;

L’air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur

Couvre d’un voile affreux les vagues en fureur ;

La foudre, éclairant seule une nuit si profonde,

À sillons redoublés ouvre le ciel et l’onde,

Et, comme un tourbillon embrassant nos vaisseaux,

Semble en source de feu bouillonner sur les eaux.

Les vagues, quelquefois nous portant sur leurs cimes,

Nous fout rouler après sous de vastes abîmes,

Où les éclairs pressés pénétrant avec nous

Dans des gouffres de feux semblaient nous plonger tous.

Le pilote effrayé, que la flamme environne,

Aux rochers qu’il fuyait lui-même s’abandonne.

À travers les écueils notre vaisseau poussé,

Se brise, et nage enfin sur les eaux dispersé.

Dieux ! que ne fis-je point, dans ce moment funeste,

Pour sauver Palamède et pour sauver Oreste !

Vains efforts ! la lueur qui partait des éclairs

Ne m’offrit que des flots de nos débris couverts ;

Tout périt.

ANTÉNOR.

Eh ! comment, dans ce désordre extrême,

Pûtes-vous au péril vous dérober vous-même ?

TYDÉE.

Tout offrait à mes yeux l’inévitable mort :

Mais j’y courais en vain ; la rigueur de mon sort

À de plus grands malheurs me réservait encore,

Et me jeta mourant vers les murs d’Épidaure.

Itys me secourut ; et de mes tristes jours,

Malgré mon désespoir, il prolongea le cours.

Juge de ma douleur, quand je sus que ma vie

Était le prix des soins d’une main ennemie !

Des périls de la mer Tydée enfin remis,

Une nuit allait fuir loin de ses ennemis,

Lorsque, la même nuit, d’un vainqueur en furie

Epidaure éprouva toute la barbarie.

Figure-toi les cris, le tumulte et l’horreur.

Dons ce trouble, soudain je m’arme avec fureur,

Incertain du parti que mon bras devait prendre,

S’il faut presser Égisthe, ou s’il faut le défendre.

L’ennemi cependant occupait les remparts,

Et sur nous à grands cris fondait de toutes parts.

Le sort m’offrit alors l’aimable Iphianasse,

Et ma haine bientôt a d’autres soins fit place.

Ses pleurs, son désespoir, Itys près de périr,

Quels objets pour un cœur facile à s’attendrir !

Oreste ne vit plus : mais, pour la sœur d’Oreste,

Il faut de ses états conserver ce qui reste,

Me disais-je à moi-même, et, loin de l’accabler,

Secourir le tyran qu’on devait immoler :

Je chasserai plutôt Égisthe de Mycènes,

Que d’en chasser les rois de Corinthe et d’Athènes.

Par ce motif secret mon cœur déterminé,          

Ou par des pleurs touchants bien plutôt entraîné,

Du soldat qui fuyait ranimant le courage,

À combattre du moins mon exemple l’engage ;

Et le vainqueur pressé, pâlissant à son tour,

Vers son camp à grands pas médite son retour.          

Que ne peut la valeur où le cœur intéresse !

J’en fis trop, Anténor ; je revis la princesse.

C’est t’en apprendre assez ; le reste t’est connu.

D’un péril si pressant Égisthe revenu,

Me comble de bienfaits, me charge de poursuivre

Deux rois épouvantés, dont mon bras le délivre.

Je porte la terreur chez des peuples heureux,

Et la paix va se faire aux dépens de mes vœux.

ANTÉNOR.

Ah ! seigneur, fallait-il, à l’amour trop sensible,

Armer pour un tyran votre bras invincible ?

Et que prétendez-vous d’un succès si honteux ?

TYDÉE.

Anténor, que veux-tu ? Prends pitié de mes feux,

Plains mon sort : non, jamais on ne fut plus à plaindre.

Il est encor pour moi des maux bien plus à craindre.

Mais apprends des malheurs qui te feront frémir,

Des malheurs dont Tydée à jamais doit gémir.

Entraîné, malgré moi, dans ce palais funeste

Par un désir secret de voir la sœur d’Oreste,

Hier, avant la nuit, j’arrive dans ces lieux.

La superbe Mycènes offre un temple à mes yeux :

Je cours y consulter le dieu qu’on y révère,

Sur mon sort, sur celui d’Oreste et de mon père.

Mais à peine aux autels je me fus prosterné,

Qu’à mon abord fatal tout parut consterné :

Le temple retentit d’un funèbre murmure

(Je ne suis cependant meurtrier ni parjure) :

J’embrasse les autels, rempli d’un saint respect ;

Le prêtre épouvanté recule à mon aspect,

Et, sourd à mes souhaits, refuse de répondre :

Sous ses pieds et les miens tout semble se confondre.

L’autel tremble ; le dieu se voile à nos regards,

Et de pâles éclairs s’arme de toutes parts :

L’antre ne nous répond qu’à grands coups de tonnerre,

Que le ciel en courroux fait gronder sous la terre.

Je l’avoue, Anténor ; je sentis la frayeur,

Pour la première fois, s’emparer de mon cœur.

À tant d’horreurs enfin succède un long silence.

Du dieu qui se voilait j’implore l’assistance :

« Écoute-moi, grand dieu ; sois sensible à mes cris :

« D’un ami malheureux, d’un plus malheureux fils

« Dieu puissant, m’écriai-je, exauce la prière ;

« Daigne sur ce qu’il craint lui prêter ta lumière. »

Alors, parmi les pleurs et parmi les sanglots,

Une lugubre voix fît entendre ces mots :

« Cesse de me presser sur le destin d’Oreste ;

« Pour en être éclairci tu m’implores en vain :

« Jamais destin ne fut plus triste et plus funeste.

« Redoute pour toi-même un semblable destin.

« Apaise cependant les mânes de ton père :

« Ton bras seul doit venger ce héros malheureux

« D’une main qui lui fut bien fatale et bien chère ;

« Mais crains, en la vengeant, le sort le plus affreux. »

Une main qui lui fut bien fatale et bien chère !

Ma mère ne vit plus, et je n’ai point de frère.

Juste ciel ! tt sur qui doit tomber mon courroux ?

De ces lieux cependant fuyons, arrachons-nous.

Allons trouver le roi... Mais je vois la princesse.

Ah ! fuyons ; mes malheurs, mon devoir, tout m’en presse :

Partons, dérobons-nous la douceur d’un adieu.

 

 

Scène II

 

IPHIANASSE, TYDÉE, MÉLITE, ANTÉNOR

 

IPHIANASSE, à Mélite.

Ah Mélite ! que vois-je ?...

À Tydée.

On disait qu’en ce lieu,

En ce moment, Seigneur, mon père devait être.

Je croyais...

TYDÉE.

En effet, il y devait paraître.

Madame, même soin nous conduisait ici :

Vous y cherchez le roi ; je l’y cherchais aussi.

Pénétré des bienfaits qu’Égisthe me dispense,

Je venais, plein de zèle et de reconnaissance,

Rendre grâce à la main qui les répand sur moi,

Et, dans le même temps, prendre congé du roi.

IPHIANASSE.

Ce départ aura lieu, Seigneur, de le surprendre :

Moi-même en ce moment j’ai peine à le comprendre.

Et pourquoi de ces lieux vous bannir aujourd’hui,

Et dépouiller l’État de son plus ferme appui ?

Vous le savez, la paix n’est pas encor jurée :

La victoire, sans vous, serait-elle assurée ?

TYDÉE.

Oui, Madame ; et vos yeux n’ont-ils pas tout soumis ?

Le roi peut-il encor craindre des ennemis ?

Que ne vaincrez-vous point ? Quelle haine obstinée

Tiendrait contre l’espoir d’un illustre hyménée ?

Du bonheur qui l’attend Téléphonte charmé,

Sur cet espoir flatteur, a déjà désarmé ;

Et, si j’en crois la cour, cette grande journée

Doit voir Iphianasse à son lit destinée.

IPHIANASSE.

Non, le roi de Corinthe en est en vain épris,

Si la tête d’Oreste en doit être le prix.

TYDÉE.

Quoi ! la tête d’Oreste ! Ah ! la paix est conclue,

Madame, et de ces lieux ma fuite est résolue :

Vous n’avez plus besoin du secours de mon bras.

Ah ! quel indigne prix met-on à vos appas !

Juste ciel ! se peut-il qu’une loi si cruelle

Fasse de vous le prix d’une main criminelle ?

Ainsi, dans sa fureur, le plus vil assassin.

Pourra donc à son gré prétendre à votre main,

Lorsqu’avec tout l’amour qu’un doux espoir anime

Un héros ne pourrait l’obtenir sans un crime ?

Ah ! si, pour se flatter de plaire à vos beaux yeux,

Il suffisait d’un bras toujours victorieux,

Peut-être à ce bonheur aurais-je pu prétendre.

Avec quelque valeur, et le cœur le plus tendre,

Quels efforts, quels travaux, quels illustres projets

N’eût point tentés ce cœur charmé de vos attraits ?

IPHIANASSE.

Seigneur !

TYDÉE.

Je le vois bien, ce discours vous offense.

Je n’ai pu vous revoir et garder le silence ;

Mais je vais m’en punir par un exil affreux,

Et cacher loin de vous un amant malheureux,

Qui, trop plein d’un amour qu’Iphianasse inspiré,

En dit-moins qu’il ne sent, mais plus qu’il n’en doit dire.

IPHIANASSE.

J’ignore quel dessein vous a fait révéler

Un amour que l’espoir semble avoir fait parler.

Mais, seigneur, je ne puis recevoir sans colère

Ce téméraire aveu que vous osez me faire.

Songez qu’on n’ose ici se déclarer pour moi,

Sans la tête d’Oreste, ou le titre de roi ;

Qu’un amant comme vous, quelque feu qui l’inspire,

Doit soupirer du moins sans oser me le dire.

 

 

Scène III

 

TYDÉE, ANTÉNOR

 

TYDÉE.

Qu’ai-je dit ? où laissé-je égarer mes esprits ?

Moi parler, pour me voir accabler de mépris !

Les ai-je mérites, cruelle Iphianasse ?

Mais quel était l’espoir de ma coupable audace ?

Que venais-je chercher dans ce cruel séjour ?

Moi, dans la cour d’Argos entraîné par l’amour !

Rappelons ma fureur. Oreste, Palamède...

Ah ! contre tant d’amour inutile remède !

Que servent ces grands noms, dans l’état où je suis,

Qu’à me couvrir de honte et m’accabler d’ennuis ?

Ah ! fuyons, Anténor ; et, loin d’une cruelle,

Courons où mon devoir, où l’oracle m’appelle :

Ne laissons point jouir de tout mon désespoir

Des yeux indifférents que je ne dois plus voir.

Le roi vient ; dans mon trouble il faut que je l’évite.

 

 

Scène IV

 

ÉGISTHE, TYDÉE, ANTÉNOR

 

ÉGISTHE.

Demeurez, et souffrez qu’envers vous je m’acquitte.

Ainsi que le héros brille par ses exploits,

La grandeur des bienfaits doit signaler les rois.

Tout parle du guerrier qui prit notre défense :

Mais rien ne parle encor de ma reconnaissance.

Il est temps cependant que mes heureux sujets,

Témoins de sa valeur, le soient de mes bienfaits.

Que pourriez-vous penser, et que dirait la Grèce ?

Mais quoi ! vous soupirez ! quelle douleur vous presse ?

Malgré tous vos efforts elle éclate, seigneur ;

Un déplaisir secret trouble votre grand cœur :

Même ici mon abord a paru vous surprendre.

Avez-vous des secrets que je ne puisse apprendre ?

TYDÉE.

De tels secrets, seigneur, sont peu dignes de vous ;

Je crains peu qu’un grand roi puisse en être jaloux ;

Permettez cependant qu’à mon devoir fidèle

Je retourne en des lieux où ce devoir m’appelle.

J’ai fait peu pour Égisthe, et de quelque succès

Sa bonté chaque jour s’acquitte avec excès.

S’il est vrai que mon bras eut part à la victoire,

Il suffit à mon cœur d’en partager la gloire.

Ne m’arrêtez donc plus sur l’espoir des bienfaits :

Les vôtres n’ont-ils pas surpassé mes souhaits ?

J’en suis comblé, seigneur ; mon âme est satisfaite :

Je ne demande plus qu’une libre retraite.

ÉGISTHE.

Un intérêt trop cher s’oppose à ce départ :

Argos perdrait en vous son plus ferme rempart.

Des héros tels que vous, sitôt qu’on les possède,

Sont, pour les plus grands rois, d’un prix à qui tout cède.

Heureux si je pouvais, par les plus forts liens,

Attacher pour jamais vos intérêts aux miens !

Je vous dois le salut de toute ma famille,

Et ne veux point sans vous disposer de ma fille.

TYDÉE, à part.

Ciel ! où tend ce discours ?

ÉGISTHE.

Oui, Seigneur, c’est en vain

Qu’avec la paix un roi me demande sa main :

Quelque éclatant que soit un pareil hyménée,

Au sort d’un autre époux ma fille est destinée ;

Sûr de vaincre avec vous, je crains peu désormais

Tout le péril que suit le refus de la paix.

Il ne tient plus qu’à vous d’affermir ma puissance.

J’ai besoin d’une main qui serve ma vengeance,

Et qui fasse tomber dans l’éternelle nuit

L’ennemi déclaré que ma haine poursuit,

Qui me poursuit moi-même, et que mon cœur déteste.

Point d’hymen, quel qu’il soit, sans la tête d’Oreste :

Ma fille est à ce prix ; et cet effort si grand,

Ce n’est que de vous seul que ma haine l’attend.

TYDÉE.

De moi, seigneur ? de moi ? juste ciel !

ÉGISTHE.

De vous-même.

Calmez de ce transport la violence extrême.

Quelle horreur vous inspire un si juste dessein ?

Je demande un vengeur, et non un assassin.

Lorsque, pour détourner ma mort qu’il a jurée,

J’exige tout le sang du petit-fils d’Atrée,

Je n’ai point prétendu, Seigneur, que votre bras

Le fît couler ailleurs qu’au milieu des combats.

Oreste voit partout voler sa renommée ;

La Grèce en est remplie, et l’Asie alarmée ;

Ses exploits seuls devraient vous en rendre jaloux :

C’est le seul ennemi qui soit digne de vous.

Courez donc l’immoler ; c’est la seule victoire,

Parmi tant de lauriers, qui manque à votre gloire.

Dites un mot, Seigneur ; soldats et matelots

Seront prêts avec vous a traverser les flots.

Si ma fille est un bien qui vous paraisse digne

De porter votre cœur à cet effort insigne,

Pour vous associer à ce rang glorieux

Je ne consulte point quels furent vos aïeux.

Lorsqu’on a les vertus que vous faites paraître,

On est du sang des dieux, ou digne au moins d’en être.

Quoi qu’il en soit, seigneur, pour servir mon courroux

Je ne veux qu’un héros, et je le trouve en vous.

Me serais je flatté d’une vaine espérance,

Quand j’ai fondé sur vous l’espoir de ma vengeance ?

Vous ne répondez point ! Ah ! qu’est-ce que je vois ?

TYDÉE.

La juste horreur du coup qu’on exige de moi.

Mais il faut aujourd’hui, par plus de confiance,         

Payer de votre cœur l’affreuse confidence.

Votre fille, Seigneur, est d’un prix à mes yeux

Au dessus des mortels, digne même des dieux.

Je vous dirai bien plus : j’adore Iphianasse ;

Tout mon respect n’a pu surmonter mon audace ;

Je l’aime avec transport ; mon trop sensible cœur

Peut à peine suffire à cette vive ardeur :

Mais quand avec l’espoir d’obtenir ce que j’aime,

L’univers m’offrirait la puissance suprême.

Contre votre ennemi bien loin d’armer mon bras,

Je ne sais point quel sang je ne répandrais pas.

Revenez d’une erreur à tous les deux funeste.

Qui ? moi, grands dieux ! qui ? moi, vous immoler Oreste !

Ah ! quand vous le croyez seul digne de mes coups,

Savez-vous qui je suis, et me connaissez-vous ?

Quand même ma vertu n’aurait pu l’en défendre,

N’eût-il pas eu pour lui l’amitié la plus tendre ?

Ah ! plût aux dieux cruels, jaloux de ce héros,

Aux dépens de mes jours l’avoir sauvé des flots !

Mais, hélas ! c’en est fait ; Oreste et Palamède...

ÉGISTHE.

Ils sont morts ? Quelle joie à mes craintes succède !

Grands dieux ! qui me rendez le plus heureux des rois,

Qui pourra m’acquitter de ce que je vous dois ?

Mon ennemi n’est plus ! Ce que je viens d’entendre

Est-il bien vrai, seigneur ? Daignez au moins m’apprendre

Comment le juste ciel a terminé son sort,

En quels lieux, quels témoins vous avez de sa mort.

TYDÉE.

Mes pleurs. Mais, au transport dont votre âme est éprise,

Je me repens déjà de vous l’avoir apprise.

Vous voulez de son sort en vain vous éclaircir :

Il me fait trop d’horreur, à vous trop de plaisir ;

Je ne ressens que trop sa perte déplorable,

Sans m’imposer encore un récit qui m’accable.

ÉGISTHE.

Je ne vous presse plus, seigneur, sur ce récit.

Oreste ne vit plus ; son trépas me suffit :

Votre pitié pour lui n’a rien dont je m’offense ;

Et quand le ciel sans vous a rempli ma vengeance,

Puisque c’est vous du moins qui me l’avez appris,

Je crois vous en devoir toujours le même prix.

Je vous l’offre, acceptez-le ; aimons-nous l’un et l’autre :

Vous fîtes mon bonheur ; je veux faire le vôtre.

Sur le trône d’Argos désormais affermi,

Qu’Égisthe en vous, seigneur, trouve un gendre, un ami :

Si sur ce choix votre âme est encore incertaine,

Je vous laisse y penser, et je cours chez la reine.

TYDÉE, à part.

Et moi, de toutes parts de remords combattu,

Je vais sur mon amour consulter ma vertu.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TYDÉE

 

Électre veut me voir ! Ah ! mon âme éperdue

Ne soutiendra jamais ni ses pleurs ni sa vue.

Trop infidèle ami du fils d’Agamemnon,

Oserai-je en ces lieux lui déclarer mon nom ;

Lui dire que je suis le fils de Palamède ;

Qu’aux devoirs les plus saints un lâche amour succède ;

Qu’Oreste me fut cher ; que de tant d’amitié

L’amour me laisse à peine un reste de pitié ;

Que, loin de secourir une triste victime,

J’abandonne sa sœur au tyran qui l’opprime ;

Que cette même main, qui dut trancher ses jours,

Par un coupable effort en prolonge le cours ;

Et que, prête à former des nœuds illégitimes,

Peut-être cette main va combler tous mes crimes ;

Qu’elle n’a désormais qu’à répandre en ces lieux

Le reste infortuné d’un sang si précieux ?...

Mais serait-ce trahir les mânes de son frère

Que de vouloir d’Électre adoucir la misère ?

D’Iphianasse enfin si je deviens l’époux,

Je puis dans ses malheurs lui faire un sort plus doux.

D’ailleurs, un roi puissant m’offre son alliance :

Je n’ai pour l’obtenir dignité ni naissance.

Que me sert ma valeur étant ce que je suis,

Si ce n’est pour jouir d’un sort... Lâche ! poursuis.

Je ne m’étonne plus si les dieux te punissent,

À ton fatal aspect si les autels frémissent.

Ah ! cesse sur l’amour d’excuser le devoir :

Pour être vertueux, on n’a qu’à le vouloir :

D’Électre, en ce moment, faible cœur, cours l’apprendre.

Qu’attends-tu ? que l’amour vienne encor te surprendre ?

Qu’un feu... Mais quel objet se présente à mes yeux ?

Dieux ! quels tristes accents font retentir ces lieux !

C’est une esclave en pleurs ; hélas ! qu’elle a de charmes !   

Que mon âme en secret s’attendrit à ses larmes !

Que je me sens touché de ses gémissements !

Ah ! que les malheureux éprouvent de tourments !

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, TYDÉE

 

ÉLECTRE, à part.

Dieux puissants, qui l’avez si longtemps poursuivie,

Épargnez-vous encore une mourante vie ?

Je ne le verrai plus ! inexorables dieux,

D’une éternelle nuit couvrez mes tristes yeux.

TYDÉE.

Je sens qu’à votre sort la pitié m’intéresse.

Ne pourrai-je savoir quelle douleur vous presse ?

ÉLECTRE.

Hélas ! qui ne connaît mon nom et mes malheurs ?

Et qui peut ignorer le sujet de mes pleurs ?

Un désespoir affreux est tout ce qui me reste.

Ô déplorable sang ! ô Malheureux Oreste !

TYDÉE.

Ah ! juste ciel quel nom avez-vous prononcé !

À vos pleurs, à ce nom, que mon cœur est pressé !

Qu’il porte à ma pitié de sensibles atteintes !

Ah ! je vous reconnais à de si tendres plaintes.

Malheureuse princesse, est-ce vous que je vois ?

Électre, en quel état vous offrez-vous à moi ?

ÉLECTRE.

Et qui donc s’attendrit pour une infortunée,

À la fureur d’Égisthe, aux fers abandonnée ?

Mais Oreste, Seigneur, vous était-il connu ?

À mes pleurs, à son nom, votre cœur s’est ému.

TYDÉE.

Dieux ! s’il m’était connu ! Mais dois-je vous l’apprendre,

Après avoir trahi l’amitié la plus tendre ?        

Dieux ! s’il m’était connu ce prince généreux !

Ah ! Madame, c’est moi qui de son sort affreux

Viens de répandre ici la funeste nouvelle.

ÉLECTRE.

Il est donc vrai, seigneur, et la Parque cruelle

M’a ravi de mes vœux et l’espoir et le prix ?

Mais quel étonnement vient frapper mes esprits !

Vous qui montrez un cœur à mes pleurs si sensible,

N’êtes-vous pas, seigneur, ce guerrier invincible,

D’un tyran odieux trop zélé défenseur ?

Qui peut donc pour Électre attendrir votre cœur ?

Pouvez-vous bien encor plaindre ma destinée,

Tout rempli de l’espoir d’un fatal hyménée ?

TYDÉE.

Ah ! que diriez-vous donc si mon indigne cœur

De ses coupables feux vous découvrait l’horreur ?

De quel œil verriez-vous l’ardeur qui me possède,

Si vous voyiez en moi le fils de Palamède ?

ÉLECTRE.

De Palamède ! vous ? Qu’ai-je entendu, grands dieux !

Mais vous ne l’êtes point, Tydée est vertueux :

Il n’eût point fait rougir les mânes de son père ;

Il n’aurait point trahi l’amitié de mon frère.

Ma vengeance, mes pleurs, ni le sang dont il sort.

Si vous étiez Tydée, Égisthe serait mort :

Bien loin de consentir à l’hymen de sa fille,

Il eût de ce tyran immolé la famille.

De Tydée, il est vrai, vous avez la valeur ;

Mais vous n’en avez pas la vertu ni le cœur.

TYDÉE.

À mes remords du moins faites grâce, madame.

Il est vrai, j’ai brûlé d’une coupable flamme ;

Il n’est point de devoirs plus sacrés que les miens :

Mais l’amour connaît-il d’autres droits que les siens ?          

Ne me reprochez point le feu qui me dévore,

Ni tout ce que mon bras a fait dans Épidaure.

J’ai dû tout immoler à votre inimitié ;

Mais que ne peut l’amour, que ne peut l’amitié ?

Itys allait périr, je lui devais la vie ;

Sa mort bientôt d’une autre aurait été suivie.

L’amour et la pitié confondirent mes coups ;

Tydée en ce moment crut combattre pour vous.

D’ailleurs, à la fureur de Corinthe et d’Athènes

Pouvais-je abandonner le trône de Mycènes ?

ÉLECTRE.

Juste ciel ! et pour qui l’avez-vous conservé ?

Cruel ! si c’est pour moi que vous l’avez sauvé,

Venez donc de ce pas immoler un barbare :

Il n’est point de forfaits que ce coup ne répare.

Oreste ne vit plus : achevez aujourd’hui

Tout ce qu’il aurait fait pour sa sœur et pour lui.

À l’aspect de mes fers êtes-vous sans colère ?

Est-ce ainsi que vos soins me rappellent mon frère ?

Ne m’offrirez-vous plus, pour essuyer mes pleurs,

Que la main qui combat pour mes persécuteurs ?

Cessez de m’opposer une funeste flamme.

Si je vous laissais voir jusqu’au fond de mon âme,

Votre cœur, excité par l’exemple du mien,

Détesterait bientôt un indigne lien ;

D’un cœur que malgré lui l’amour a pu séduire,        

Il apprendrait du moins comme un grand cœur soupire ;

Vous y verriez l’amour, esclave du devoir,

Languir parmi les pleurs, sans force et sans pouvoir.

Occupé, comme moi, d’un soin plus légitime,

Faites-vous des vertus de votre propre crime.

Du sort qui me poursuit pour détourner les coups,

Non, je n’ai plus ici d’autre frère que vous.

Mon frère est mort ; c’est vous qui devez me le rendre,

Vous, qu’un serment affreux engage à me défendre.

Ah cruel ! cette main, si vous m’abandonnez,

Va trancher à vos yeux mes jours infortunés.

TYDÉE.

Moi, vous abandonner ! Ah ! quelle âme endurcie

Par des pleurs si touchants ne serait adoucie ?

Moi, vous abandonner ! Plutôt mourir cent fois.

Jugez mieux d’un ami dont Oreste fit choix.

Je conçois, quand je vois les yeux de ma princesse,

Jusqu’où peut d’un amant s’étendre la faiblesse ;

Mais quand je vois vos pleurs, je conçois encor mieux

Ce que peut le devoir sur un cœur vertueux.

Pourvu que votre haine épargne Iphianasse,

Il n’est rien que pour vous ne tente mon audace.

Je ne sais, mais je sens qu’à l’aspect de ces lieux

Égisthe à chaque instant me devient odieux.

ÉLECTRE.

À l’ardeur dont enfin ma haine est secondée,

À ce noble transport je reconnais Tydée.

Malgré tous mes malheurs, que ce moment m’est doux !

Je pourrai donc venger... Mais quelqu’un vient à nous.

Il faut que je vous quitte ; on pourrait nous surprendre.

En secret chez Arcas, seigneur, daignez vous rendre.

Seul espoir que le ciel m’ait laissé dans mes maux,

Courez, en me vengeant, signaler un héros,

Pour peu qu’à ma douleur votre cœur s’intéresse.

Elle sort.

TYDÉE.

Mais qui venait à nous ? Ah dieux ! c’est la princesse.

Quel dessein en ce lieu peut conduire ses pas ?

Dans le trouble où je suis, que lui dirai-je ? Hélas !

Que je crains les transports où mon âme s’égare !

 

 

Scène III

 

IPHIANASSE, TYDÉE, MÉLITE

 

IPHIANASSE.

Quel trouble, à mon aspect, de votre cœur s’empare ?

Vous ne répondez point, seigneur ! je le vois bien,

J’ai troublé la douceur d’un secret entretien.

Électre, comme vous, s’offensera peut-être

Qu’ici, sans son aveu, quelqu’un ose paraître :

Elle semble à regret s’éloigner de ces lieux ;

La douleur qu’elle éprouve est peinte dans vos yeux.

Interdit et confus... Quel est donc ce mystère ?

TYDÉE.

Madame, vous savez qu’elle a perdu son frère,

Que c’est moi seul qui viens d’en informer le roi :

Électre a souhaité s’en instruire par moi.

Mon cœur, toujours sensible au sort des misérables,

N’a pu, sans s’attendrir à ses maux déplorables,

Après le coup affreux qui vient de la frapper...

IPHIANASSE.

N’est-il que sa douleur qui vous doive occuper ?

Ce n’est pas que mon cœur veuille vous faire un crime

D’un soin que ses malheurs rendent si légitime ;

Mais, Seigneur, je ne sais si ce soin généreux

A dû seul vous toucher, quand tout flatte vos vœux.

TYDÉE.

Non, des bontés du roi mon âme enorgueillie

Ne se méconnaît point quand lui-même il s’oublie.

S’il descend jusqu’à moi pour le choix d’un époux,

Mon respect me défend l’espoir d’un bien si doux ;

Et telle est de mon sort la rigueur infinie,

Que, lorsqu’à mon destin vous devez être unie,

Votre rang, ma naissance, un barbare devoir,

Tout défend à mon cœur un si charmant espoir.

IPHIANASSE.

Je comprends la rigueur d’un devoir si barbare,

Et conçois mieux que vous tout ce qui nous sépare :

Plus que vous ne voulez, j’entrevois vos raisons.

Si ma fierté pouvait descendre à des soupçons...

Mais non, sur votre amour que, rien ne vous contraigne ;

Je ne vois rien en lui que mon cœur ne dédaigne.

Cependant à mes yeux, fier de cet attentat,

Gardez-vous pour jamais de montrer un ingrat.

 

 

Scène IV

 

TYDÉE

 

Qu’ai-je fait, malheureux ! y pourrai-je survivre ?

Mais quoi ! l’abandonner !... Non, non, il faut la suivre.

Allons. Qui peut encor m’arrêter en ces lieux ?

Courons où mon amour... Que vois-je ? justes dieux !

Ô sort ! à tes rigueurs quelle douceur succède !

Ô mon père ! est-ce vous ? est-ce vous, Palamède ?

 

 

Scène V

 

PALAMÈDE, TYDÉE

 

PALAMÈDE.

Embrassez-moi, mon fils : après tant de malheurs,

Qu’il m’est doux de revoir l’objet de tant de pleurs !

TYDÉE.

S’il est vrai que les biens qui nous coûtent des larmes          

Doivent pour un cœur tendre avoir le plus de charmes,

Hélas ! après les pleurs que j’ai versés pour vous,

Que cet heureux instant me doit être bien doux !

Ah, seigneur ! qui m’eût dit qu’au moment qu’un oracle

Semblait mettre à mes vœux un éternel obstacle,

Palamède à mes yeux s’offrirait aujourd’hui,

Malgré le sort affreux dont j’ai tremblé pour lui ?

Est-ce ainsi que des dieux la suprême sagesse

Doit braver des mortels la crédule faiblesse ?

Mais, puisqu’enfin ici j’ai pu vous retrouver,

Je vois bien que le ciel ne veut que m’éprouver ;

Qu’avec vous sa bonté va désormais me rendre

Un ami qu’avec vous je n’osais plus attendre.

Mais vous versez des pleurs ! Ah ! n’est-ce que pour lui

Que les dieux sons détour s’expliquent aujourd’hui ?

PALAMÈDE.

N’accusez point des dieux la sagesse suprême ;

Croyez, mon fils, croyez qu’elle est toujours la même !

Gardons-nous de vouloir, faibles et curieux,

Pénétrer des secrets qu’ils voilent à nos yeux.

Ils ont du moins parlé sans détour sur Oreste ;

Un triste souvenir est tout ce qui m’en reste.

J’ai vu ses yeux couverts des horreurs du trépas ;

Je l’ai tenu longtemps mourant entre mes bras.

Sa perte de la mienne allait être suivie,

Si l’intérêt d’un fils n’eût conservé ma vie ;

Si j’eusse, dans l’horreur d’un transport furieux,

Soupçonné, comme vous, la sagesse des dieux.

Conduit par elle seule au sein de la Phocide,

Cette même sagesse auprès de vous me guide ;

Trop heureux désormais si le sort moins jaloux

M’eût rendu tout entier mon espoir le plus doux !

Mais, hélas ! que le ciel, qui vers vous me renvoie,

Mêle dans ce moment d’amertume à ma joie !

D’un fils que j’admirais que mon fils est changé !

Tydée, Oreste est mort : Oreste est-il vengé ?

Depuis quel temps, si près de l’objet de ma haine,

Arrêtez-vous vos pas à la cour de Mycènes ?

Arcas ne m’a point dit que vous fussiez ici :

Mon fils, d’où vient qu’Arcas n’en est point éclairci ?

Pourquoi ne le point voir ? Vous connaissez son zèle ;         

Deviez-vous vous cacher à cet ami fidèle ?

Parlez enfin, quel soin vous retient en des lieux

Où vous n’osez punir un tyran odieux ?

TYDÉE.

Prévenu des malheurs d’une tête si chère,

Ma première vengeance était due à mon père...

Mais, seigneur, n’est-ce point dans ces funestes lieux

Trop exposer des jours qu’ont respectés les dieux ?

N’est-ce point trop compter sur une longue absence,

Que d’oser s’y montrer avec tant d’assurance ?

PALAMÈDE.

Mon fils, j’ai tout prévu ; calmez ce vain effroi :

C’est à mes ennemis à trembler, non à moi.

Eh ! comment en ces lieux craindrais-je de paraître,

Moi que d’abord Arcas a paru méconnaître,

Moi que devance ici le bruit de mon trépas,

Moi dont enfin le ciel semble guider les pas ?

D’ailleurs, un sang si cher m’appelle à sa défense,

Que tout cède en mon cœur au soin de sa vengeance.

La sœur d’Oreste en proie à ses persécuteurs,

Doit, ce jour, éprouver le comble des horreurs.

Je viens, contre un tyran prêt à tout entreprendre,

Reconnaître les lieux où je veux le surprendre.

Puisqu’il faut l’immoler ou périr cette nuit,

Qu’importe à mes desseins le péril qui me suit ?

Mon fils, si même ardeur eût guidé votre audace,

Vous n’auriez pas pour moi ce souci qui vous glace.

Comment dois-je expliquer vos regards interdits ?

Je ne trouve partout que des cœurs attiédis,

Que des amis troublés, sans force et sans courage,

Accoutumés au joug d’un honteux esclavage.

Par ma présence en vain j’ai cru les rassembler ;

Un guerrier les retient, et les fait tous trembler.

Mais moi, seul au dessus d’une crainte si vaine,

Je prétends immoler ce guerrier à ma haine ;

C’est par-là que je veux signaler mon retour.

Un défenseur d’Égisthe est indigne du jour

Parlez, connaissez-vous ce guerrier redoutable,

Pour le tyran d’Argos rempart impénétrable ?

Pourquoi sous vos efforts n’a-t-il pas succombé ?

Parlez, mon fils ; qui peut vous l’avoir dérobé ?

Votre haute valeur, désormais ralentie,

Pour lui seul aujourd’hui s’est-elle démentie ?

Vous rougissez, Tydée ! Ah ! quel est mon effroi !

Je vous l’ordonne enfin, parlez, répondez-moi :

D’un désordre si grand que faut-il que je pense ?

TYDÉE.

Ne pénétrez-vous point un si triste silence ?

PALAMÈDE.

Qu’entends-je ? quel soupçon vient s’offrir in mon cœur !

Quoi ! mon fils... Dieux puissants, laissez-moi mon erreur.

Ah ! Tydée, est-ce vous qui prenez la défense

De l’indigne ennemi que poursuit ma vengeance ?

Puis-je croire qu’un fils ait prolongé les jours

Du cruel qui des miens cherche à trancher le cours ?

Fallait-il vous revoir, pour vous voir si coupable ?

TYDÉE.

N’irritez point, seigneur, la douleur qui m’accable.

Votre vertu, toujours constante en ses projets,

Ne fait que redoubler l’horreur de mes forfaits.

Il suffit qu’à vos yeux la honte m’en punisse ;

Ne m’en souhaitez pas un plus cruel supplice.

D’un malheureux amour ayez pitié, seigneur :

Le ciel, qui m’en punit avec tant de rigueur,

Sait les tourments affreux où mon âme est en proie.

Mais vainement sur moi son courroux se déploie ;

Je sens que les remords d’un cœur né vertueux

Souvent, pour le punir, vont plus loin que les dieux.

PALAMÈDE.

Qu’importe à mes desseins le remords qui l’agite ?

Croyez-vous qu’envers moi le remords vous acquitte ?        

Perfide ! il est donc vrai, je n’en puis plus douter,

Ni de votre innocence un moment me flatter.

Quoi ! pour le sang d’Égisthe, aux yeux de Palamède,

Tydée ose avouer l’amour qui le possède !

S’il vous rend malgré moi criminel aujourd’hui,        

Cette main vous rendra vertueux malgré lui.

Fils ingrat, c’est du sang de votre indigne amante

Qu’à vos yeux trop charmés je veux l’offrir fumante.

TYDÉE.

Il faudra donc, avant que de verser le sien,

Commencer aujourd’hui par répandre le mien.

Puisqu’à votre courroux il faut une victime,

Frappez, seigneur, frappez : voilà l’auteur du crime.

PALAMÈDE.

Juste ciel ! se peut-il qu’à l’aspect de ces lieux,

Fumants encor d’un sang pour lui si précieux,

Dans le fond de son cœur la voix de la nature

M’excite en ce moment ni trouble ni murmure ?

TYDÉE.

Et que m’importe à moi le sang d’Agamemnon ?

Quel intérêt si saint m’attache à ce grand nom,

Pour lui sacrifier les transports de mon âme,

Et le prix glorieux qu’on propose à ma flamme ?

Et pourquoi votre fils lui doit-il immoler ?...

PALAMÈDE.

Si je disais un mot, je vous ferais trembler.

Vous n’êtes point mon fils, ni digne encor de l’être :

Par d’autres sentiments vous le feriez connaître.

Mon fils infortuné, soumis, respectueux,

N’offrait à mon amour qu’un héros vertueux ;

Il n’aurait point brûlé pour le sang de Thyeste :

Un si coupable amour n’est digne que d’Oreste.

Mon fils de son devoir eût été plus jaloux.

TYDÉE.

Et quel est donc, seigneur, cet Oreste ?

PALAMÈDE.

C’est vous.

ORESTE.

Oreste, moi, Seigneur ! Dieux ! qu’entends-je ?

PALAMÈDE.

Oui, vous-même,

Qui ne devez vos jours qu’à ma tendresse extrême.

Le traître dont ici vous protégez le sang

Aurait, sans moi, du vôtre épuisé votre flanc.

Ingrat ! si désormais ma foi vous paraît vaine,

Retournez à Samos interroger Thyrrhène.

Instruit de votre sort, sa constante amitié

A secondé pour vous mes soins et ma pitié :

Il sait, pour conserver une si chère vie

Par le tyran d’Argos sans cesse poursuivie,

Que, sous le nom d’Oreste, à des traits ennemis

J’offris, sans balancer, la tête de mon fils.

C’est sous un nom si grand, que, de vengeance avide,

Il venait en ces lieux punir un parricide.

Je l’ai vu, ce cher fils, triste objet de mes vœux,

Mourir entre les bras d’un père malheureux :

J’ai perdu pour vous seul cette unique espérance.

Il est mort ; j’en attends la même récompense.

Sacrifiez ma vie au tyran odieux

À qui vous immolez des noms plus précieux :

Qu’à votre lâche amour tout autre intérêt cède.

Il ne vous reste plus qu’à livrer Palamède :

Il vivait pour vous seul, il serait mort pour vous ;

C’en est assez, cruel, pour exciter vos coups.

ORESTE.

Poursuivez ; ce transport n’est que trop légitime :

Égalez, s’il se peut, le reproche à mon crime ;

Accablez-en, Seigneur, un amour odieux,

Trop digne du courroux des hommes et des dieux.

Qui ? moi, j’ai pu brûler pour le sang de Thyeste !

À quels forfaits, grands dieux, réservez-vous Oreste ?

Ah ! seigneur, je frémis d’une secrète horreur ;

Je ne sais quelle voix crie au fond de mon cœur.

Hélas ! malgré l’amour qui cherche à le surprendre,

Mon père mieux que vous a su s’y faire entendre.

Courons, pour apaiser son ombre et mes remords,

Dans le sang d’un barbare éteindre mes transports.

Honteux de voir encor le jour qui nous éclaire,

Je m’abandonne à vous ; parlez, que faut-il faire ?

PALAMÈDE.

Arracher votre sœur a mille indignités :

Apaiser d’un grand Roi les mânes irrités,

Les venger des fureurs d’une barbare mère :

Venir sur son tombeau jurer a votre père

D’immoler son bourreau, d’expier aujourd’hui

Tout ce que votre bras osa tenter pour lui :

Rassurer votre sœur, mais lui cacher son frère ;

Ses craintes, ses transports trahiraient ce mystère :

Vous offrir à ses yeux sous le nom de mon fils,

Sous le vôtre, Seigneur, assembler vos amis :

Que vous dirai-je enfin ? contre un amour funeste

Reprendre, avec le nom, des soins dignes d’Oreste.

ORESTE.

Ne craignez point qu’Oreste, indigne de ce nom,

Démente la fierté du sang d’Agamemnon.

Venez, si vous doutez qu’il méritât d’en être,

Voir couler tout le mien pour le mieux reconnaître.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉLECTRE

 

Où laissé-je égarer mes vœux et mes esprits ?

Juste ciel ! qu’ai-je vu ? mais, hélas ! qu’ai-je appris ?

Oreste ne vit plus ; tout veut que je le croie,

Le trouble de mon cœur, les pleurs où je me noie ;

Il est mort : cependant, si j’en crois à mes yeux,

Oreste vit encore, Oreste est en ces lieux.

Ma douleur m’entraînait au tombeau de mon père,

Pleurer auprès de lui mes malheurs et mon frère :

Qu’ai-je vu ? quel spectacle à mes yeux s’est offert ?

Son tombeau de présents et de larmes couvert ;

Un fer, signe certain qu’une main se prépare

À venger ce grand roi des fureurs d’un barbare.

Quelle main s’arme encor contre ses ennemis ?

Qui jure ainsi leur mort, si ce n’est pas son fils ?

Ah ! je le reconnais à sa noble colère ;

Et c’est du moins ainsi qu’aurait juré mon frère.

Quelque ardent qu’il paraisse à venger nos malheurs,

Tydée eût-il couvert ce tombeau de ses pleurs ?

Ce ne sont point non plus les pleurs d’une adultère

Qui ne veut qu’insulter aux mânes de mon père :

Ce n’est que pour braver son époux et les dieux        

Qu’elle élève à sa cendre un tombeau dans ces lieux.

Non, elle n’a dressé ce monument si triste,

Que pour mieux signaler son amour pour Égisthe,

Pour lui rendre plus chers son crime et ses fureurs,

Et pour mettre le comble à mes vives douleurs.         

Qu’ils tremblent cependant, ces meurtriers impies

Qu’il semble que déjà poursuivent les Furies.

J’ai vu le fer vengeur : Égisthe va périr ;

Mon frère ne revient que pour me secourir...

Flatteuse illusion à qui l’effroi succède !

Puis-je encor soupçonner le fils de Palamède ?

Un témoin si sacré peut-il m’être suspect ?

On vient : c’est lui. Mon cœur s’émeut à son aspect.

Mon frère... Quel transport s’empare de mon âme !

Mais, hélas ! Il est seul.

 

 

Scène II

 

ORESTE, ÉLECTRE

 

ORESTE.

Je vous cherche, madame.

Tout semble désormais servir votre courroux ;

Votre indigne ennemi va tomber sous nos coups.

Savez-vous quel héros vient à votre défense,

Quelle main avec nous frappe d’intelligence ?

Le ciel à vos amis vient de joindre un vengeur

Que nous n’attendions plus.

ÉLECTRE.

Et quel est-il, seigneur ?

Que dis-je ? puis-je encor méconnaître mon frère ?

N’en doutons plus, c’est lui.

ORESTE.

Madame, c’est mon père.

ÉLECTRE.

Votre père, Seigneur ! et d’où vient qu’aujourd’hui

Oreste à mon secours ne vient point avec lui ?

Peut-il abandonner une triste princesse ?

Est-ce ainsi qu’à me voir son amitié s’empresse ?

ORESTE.

Vous le savez, Oreste a vu les sombres bords ;

Et l’on ne revient point de l’empire des morts.

ÉLECTRE.

Et n’avez-vous pas cru, seigneur, qu’avec Oreste

Palamède avait vu cet empire funeste ?

Il revoit cependant la clarté qui nous luit :

Mon frère est-il le seul que le destin poursuit ?

Vous-même, sans espoir de revoir le rivage,

Ne trouvâtes-vous pas un port dans le naufrage ?

Oreste, comme vous, peut en être échappé.

Il n’est point mort, seigneur, vous vous êtes trompé.

J’ai vu dans ce palais une marque assurée

Que ces lieux ont revu le petit-fils d’Atrée,

Le tombeau de mon père encor mouillé de pleurs,

Qui les aurait versés ? qui l’eût couvert de fleurs ?

Qui l’eût orné d’un fer ? quel autre que mon frère

L’eût osé consacrer aux mânes de mon père ?

Mais quoi ! vous vous troublez ! Ah ! mon frère est ici.

Hélas ! qui mieux que vous en doit être éclairci ?

Ne me le cachez point, Oreste vit encore.

Pourquoi me fuir ? pourquoi vouloir que je l’ignore ?

J’aime Oreste, seigneur ; un malheureux amour

N’a pu de mon esprit le bannir un seul jour :

Rien n’égale l’ardeur qui pour lui m’intéresse.

Si vous saviez pour lui jusqu’où va ma tendresse,

Votre cœur frémirait de l’état où je suis,

Et vous termineriez mon trouble et mes ennuis.

Hélas ! depuis vingt ans que j’ai perdu mon père,

N’ai-je donc pas assez éprouvé de misère ?

Esclave dans des lieux d’où le plus grand des rois

À l’univers entier semblait donner des lois,

Qu’a fait aux dieux cruels sa malheureuse fille ?

Quel crime contre Électre arme enfin sa famille ?

Une mère en fureur la hait et la poursuit ;

Ou son frère n’est plus, ou le cruel la fuit.

Ah ! donnez-moi la mort, ou me rendez Oreste ;

Rendez-moi, par pitié, le seul bien qui me reste.

ORESTE.

Eh bien ! il vit encore ; il est même en ces lieux.

Gardez-vous cependant...

ÉLECTRE.

Qu’il paraisse à mes yeux.

Oreste, se peut-il qu’Électre te revoie ?

Montrez-le-moi, dussé-je en expirer de joie.

Mais, hélas ! n’est-ce point lui-même que je vois ?

C’est Oreste, c’est lui, c’est mon frère et mon roi.

Aux transports qu’en mon cœur son aspect a fait naître,

Ah ! comment si longtemps l’ai-je pu méconnaître ?...

Je vous revois enfin, cher objet de mes vœux !

Moments tant souhaités ! ô jour trois fois heureux !...

Vous vous attendrissez ; je vois couler vos larmes.

Ah seigneur ! que ces pleurs pour Électre ont de charmes !

Que ces traits, ces regards, pour elle ont de douceur !

C’est donc vous que j’embrasse, ô mon frère !

ORESTE.

Ah, ma sœur !

Mon amitié trahit un important mystère.

Mais, hélas ! que ne peut Électre sur son frère ?

ÉLECTRE.

Est-ce de moi, cruel, qu’il faut vous défier,

D’une sœur qui voudrait tout vous sacrifier ?

Et quelle autre amitié fut jamais si parfaite ?

ORESTE.

Je n’ai craint que l’ardeur d’une joie indiscrète.

Dissimulez des soins quoique pour moi si doux :

Ma sœur, à me cacher j’ai souffert plus que vous.

D’ailleurs, jusqu’à ce jour je m’ignorais moi-même.

Palamède, pour moi rempli d’un zèle extrême,

Pour conserver des jours à sa garde commis,

M’élevait à Samos sous le nom de son fils.

Le sien est mort, ma sœur ; la colère céleste

A fait périr l’ami le plus chéri d’Oreste ;

Et peut-être, sans vous, moins sensible à vos maux,

Envierais-je le sort qu’il trouva dans les flots.

ÉLECTRE.

Se peut-il qu’en regrets votre cœur se consume ?

Ah ! seigneur, laissez-moi jouir sans amertume

Du plaisir de revoir un frère tant aimé.

Quel entretien pour moi ! Que mon cœur est charmé !

J’oublie, en vous voyant, qu’ailleurs peut-être on m’aime ;

J’oublie auprès de vous jusques à l’amant même.

Surmontez, comme moi, ce penchant trop flatteur

Qui semble malgré vous entraîner votre cœur.

Quel que soit votre amour, les traits d’Iphianasse

N’ont rien de si charmant que la vertu n’efface.

ORESTE.

La vertu sur mon cœur n’a que trop de pouvoir,

Ma sœur ; et mon nom seul suffit à mon devoir.

Non, ne redoutez rien du feu qui me possède.

On vient : séparons-nous. Mais non, c’est Palamède.

 

 

Scène III

 

ORESTE, ÉLECTRE, PALAMÈDE, ANTÉNOR

 

PALAMÈDE.

Anténor, demeurez ; observez avec soin

Que de notre entretien quelqu’un ne soit témoin.

ORESTE.

Vous revoyez, ma sœur, cet ami si fidèle,        

Dont nos malheurs, les temps, n’ont pu lasser le zèle.

ÉLECTRE, à Palamède.

Qu’avec plaisir, Seigneur, je revois aujourd’hui

D’un sang infortuné le généreux appui !

Ne soyez point surpris ; attendri par mes larmes,

Mon frère a dissipé mes mortelles alarmes :

De cet heureux secret mon cœur est éclairci.

PALAMÈDE.

Je rends grâces au ciel qui vous rejoint ici.

Oreste m’est témoin avec quelle tendresse

J’ai déploré le sort d’une illustre princesse ;

Avec combien d’ardeur j’ai toujours souhaité

Le bienheureux instant de votre liberté.

Je vous rassemble enfin, famille infortunée,

À des malheurs si grands trop longtemps condamnée !

Qu’il m’est doux de vous voir où régnait autrefois

Ce père vertueux, ce chef de tant de rois,         

Que fit périr le sort trop jaloux de sa gloire !

Ô jour que tout ici rappelle à ma mémoire,

Jour cruel qu’ont suivi tant de jours malheureux,

Lieux terribles, témoins d’un parricide affreux,

Retracez-nous sans cesse un spectacle si triste !          

Oreste, c’est ici que le barbare Égisthe,

Ce monstre détesté, souillé de tant d’horreurs,

Immola votre père à ses noires fureurs.

Là, plus cruelle encor, pleine des Euménides,

Son épouse sur lui porta ses mains perfides.

C’est ici que sans force, et baigné dans son sang,

Il fut longtemps traîné le couteau dans le flanc.

Mais c’est là que, du sort lassant la barbarie,

Il finit dans mes bras ses malheurs et sa vie.

C’est là que je reçus, impitoyables dieux !       

Et ses derniers soupirs, et ses derniers adieux.

« À mon triste destin puisqu’il faut que je cède,

« Adieu, prends soin de toi, fuis, mon cher Palamède ;

« Cesse de m’immoler d’odieux ennemis :

« Je suis assez vengé si tu sauves mon fils.

« Va, de ces inhumains sauve mon cher Oreste :

« C’est à lui de venger une mort si funeste. »

Vos amis sont tout prêts ; il ne tient plus qu’à vous ;

Une indigne terreur ne suspend plus leurs coups ;

Chacun, à votre nom, et s’excite et s’anime ;

On n’attend, pour frapper, que vous et la victime.

À Électre.

De votre part, Madame, on croit que votre cœur

Voudra bien seconder une si noble ardeur.

C’est parmi les flambeaux d’un coupable hyménée

Sue le tyran doit voir trancher sa destinée.

Princesse, c’est à vous d’assurer nos projets.

Flattez-le d’un hymen si doux à ses souhaits :

C’est sous ce faux espoir qu’il faut que votre haine

Au temple où je l’attends ce jour même l’entraîne.

Mais, en flattant ses vœux, dissimulez si bien,

Que de tous nos desseins il ne soupçonne rien.

ÉLECTRE.

L’entraîner aux autels ! Ah ! projet qui m’accable

Itys y périrait ; Itys n’est point coupable.

PALAMÈDE.

Il ne l’est point, grands dieux ! Né du sang dont il sort,

Il l’est plus qu’il ne faut pour mériter la mort.

Juste ciel ! est-ce ainsi que vous vengez un père ?

L’un tremble pour la sœur, et l’autre pour le frère !

L’amour triomphe ici ! Quoi ! dans ces lieux cruels,

Il fera donc toujours d’illustres criminels !

Est-ce donc sur des cœurs livrés à la vengeance

Qu’il doit un seul moment signaler sa puissance ?

Rompez l’indigne joug qui vous tient enchaînés :

Eh ! l’amour est-il fait pour les infortunés ?

Il a fait les malheurs de toute votre race :

Jugez si c’est à vous d’oser lui faire grâce.

Songez, pour mieux dompter le feu qui vous surprend,

Que le crime qui plaît est toujours le plus grand :

Faites voir qu’un grand cœur que l’amour peut séduire

Ne manque à son devoir que pour mieux s’en instruire ;

Ne vous attirez point le reproche honteux

D’avoir pu mériter d’être si malheureux.

Peut-être sans l’amour seriez-vous plus sévères.

Vous savez sur les fils si l’on poursuit les pères.

Songez, si le supplice en est trop odieux,

Que c’est du moins punir à l’exemple des dieux.

Mais je vois que l’honneur, qui vous en sollicite,

De nos amis en vain rassemble ici l’élite :

C’en est fait ; de ce pas je vais les disperser,

Et conserver ce sang que vous n’osez verser.

En effet, que m’importe à moi de le répandre ?

Ce n’est point malgré vous que je dois l’entreprendre.

Pour venger vos affronts j’ai fait ce que j’ai pu ;

Mais vous n’avez point fait ce que vous avez dû.

ÉLECTRE.

Ah ! seigneur, arrêtez ; remplissez ma vengeance :

Je sens de vos soupçons que ma vertu s’offense.        

Percez le cœur d’Itys, mais respectez le mien :

Il n’est point retenu par un honteux lien ;

Et quoique ma pitié fasse pour le défendre

Tout ce qu’eût fait l’amour sur le cœur le plus tendre,

Ce feu, ce même feu dont vous me soupçonnez,

Loin d’arrêter, seigneur...

PALAMÈDE.

Madame, pardonnez ;

J’ai peut-être à vos yeux poussé trop loin mon zèle :

Mais tel est de mon cœur l’empressement fidèle.

Je ne hais point Itys, et sa fière valeur

Pourra seule aujourd’hui faire tout son malheur.

Oreste est généreux ; il peut lui faire grâce,

J’y consens : mais d’Itys vous connaissez l’audace ;

Il défendra le sang qu’on va faire couler :

Cependant il nous faut périr ou l’immoler,

Et ce n’est qu’aux autels qu’avec quelque avantage

On peut jusqu’au tyran espérer un passage.

La garde qui le suit, trop forte en ce palais,

Rend le combat douteux, encor plus le succès,

Puisque votre ennemi pourrait encor sans peine,

Quoique vaincu, sauver ses jours de votre haine :

Mais ailleurs, malgré lui par la foule pressé,

Vous le verrez bientôt à vos pieds renversé.

ORESTE.

Venez, seigneur, venez : si l’amour est un crime,

Vous verrez que mon cœur en est seul la victime ;

Qu’il peut bien quelquefois toucher les malheureux,

Mais qu’il est sans pouvoir sur les cœurs généreux.

PALAMÈDE.

Il est vrai, j’ai tout craint du feu qui vous anime ;

Mais j’ai tout espéré d’un cœur si magnanime ;

Et je connais trop bien le sang d’Agamemnon,

Pour soupçonner qu’Oreste en démente le nom.        

Mon cœur, quoiqu’alarmé des sentiments du vôtre,

N’en présumait pas moins et de l’un et de l’autre.

Si de votre vertu ce cœur a pu douter,

Mes soupçons n’ont servi qu’à la faire éclater.

Mais, pour mieux signaler ce que j’en dois attendre,

Après moi chez Arcas, Seigneur, daignez-vous rendre :

Vous me verrez bientôt expirer à vos yeux,

Ou venger d’un cruel, vous, Électre, et les dieux.

ORESTE.

Adieu, ma sœur ; calmez la douleur qui vous presse :

Vous savez à vos pleurs si mon cœur s’intéresse.

ÉLECTRE.

Allez, Seigneur, allez ; vengez tous nos malheurs ;

Et que bientôt le ciel vous redonne à mes pleurs !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ÉLECTRE

 

Tandis qu’en ce palais mon hymen se prépare,

Dieux ! quel trouble secret de mon âme s’empare !

Le sévère devoir qui m’y fait consentir

Est-il sitôt suivi d’un honteux repentir ?

Croirai-je qu’un amour proscrit par tant de larmes

Puisse encor me causer de si vives alarmes ?

Non, ce n’est point l’amour ; l’amour seul dans un cœur

Ne pourrait exciter tant de trouble et d’horreur :

Non, ce n’est point un feu dont ma fierté s’irrite...

Ah ! si ce n’est l’amour, qu’est-ce donc qui m’agite ?

Un amour si longtemps sans succès combattu

Voudrait-il d’aujourd’hui respecter ma vertu ?

Festins cruels, et vous, criminelles ténèbres,

Plaintes d’Agamemnon, cris perçants, cris funèbres,

Sang que j’ai vu couler, pitoyables adieux,

Soyez à ma fureur plus qu’Oreste et les dieux :

Échauffez des transports que mon devoir anime :

Peignez à mon amour un héros magnanime...

Non, ne me peignez rien ; effacez seulement

Les traits trop bien gravés d’un malheureux amant,

D’une injuste fierté trop constante victime,

Dont un père inhumain fait ici tout le crime,

Toujours prêt lu défendre un sang infortuné,

Aux caprices du sort longtemps abandonné.

On vient. Hélas ! c’est lui. Que mon âme éperdue

S’attendrit et s’émeut à cette chère vue !

Dieux, qui voyez mon cœur dans ce triste moment,

Ai-je assez de vertu pour perdre mon amant ?

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, ITYS

 

ITYS.

Pénétré d’un malheur où mon cœur s’intéresse,

M’est-il enfin permis de revoir ma princesse ?

Si j’en crois les apprêts qui se font en ces lieux,

Je puis donc sans l’aigrir m’offrir à ses beaux yeux !

Quelque prix qu’on prépare au feu qui me dévore,

Malgré tout mon espoir, que je les crains encore !

Dieux ! se peut-il qu’Électre, après tant de rigueurs,

Daigne choisir ma main pour essuyer ses pleurs ?

Est-ce elle qui m’élève à ce comble de gloire ?

Mon bonheur est si grand, que je ne le puis croire.

Ah ! madame, à qui dois-je un bien si doux pour moi ?

(Amour, fais, s’il se peut, qu’il ne soit dû qu’à toi !)

Électre, s’il est vrai que tant d’ardeur vous touche,

Confirmez notre hymen d’un mot de votre bouche ;

Laissez-moi, dans ces yeux de mon bonheur jaloux,

Lire au moins un aveu qui me fait votre époux.

Quoi ! vous les détournez ! Dieux ! quel affreux silence !

Ma princesse, parlez : vous fait-on violence ?

De tout ce que je vois que je me sens troubler !

Ah ! ne me cachez point vos pleurs prêts à couler.

Confiez à ma foi le secret de vos larmes ;

N’en craignez rien : ce cœur, quoiqu’épris de vos charmes,

N’abusera jamais d’un pouvoir odieux.

Madame, par pitié, tournez vers moi les yeux.

C’en est trop : je pénètre un mystère funeste ;

Vous cédez au destin qui vous enlève Oreste ;

Vous croyez désormais que pour vous aujourd’hui

L’univers tout entier doit périr avec lui.

Votre cœur cependant, à sa haine fidèle,

Accablé des rigueurs d’une mère cruelle,        

Au moment que je crois qu’il s’attendrit pour moi,

M’abhorre, et ne se rend qu’aux menaces du roi.

ÉLECTRE.

Fils d’Égisthe, reviens d’un soupçon qui me blesse :

Électre ne connaît ni crainte ni faiblesse ;

Son cœur, dont rien ne peut abaisser la fierté,

Même au milieu des fers agit en liberté.

Quelque appui que le sort m’enlève dans mon frère,

Je crains plus tes vertus que les fers ni ton père.

Ne crois pas qu’un tyran pour toi puisse en ce jour

Ce que ne pourrait pas ou l’estime, ou l’amour.         

Non, quel que soit le sang qui coule dans tes veines,

Je ne t’impute rien de l’horreur de mes peines ;

Je ne puis voir en toi qu’un prince généreux

Que, de tout mon pouvoir je voudrais rendre heureux.

Non, je ne te hais point : je serais inhumaine,

Si je pouvais payer tant d’amour de ma haine.

ITYS.

Je ne suis point haï ! Comblez donc tous les vœux

Du cœur le plus fidèle et le plus amoureux.

Vous n’avez plus de haine ! Eh bien ! qui vous arrête ?

Les autels sont parés, et la victime est prête :

Venez sans différer, par des nœuds éternels,

Vous unir à mon sort aux pieds des immortels.

Égisthe doit bientôt y conduire la reine ;

Souffrez que sur leurs pas mon amour vous entraîne :

On n’attend plus que vous.

ÉLECTRE, à part.

On n’attend plus que moi !

Dieux cruels ! que ce mot redouble mon effroi !

Haut.

Quoi ! tout est prêt, seigneur ?

ITYS.

Oui, ma chère princesse.

ÉLECTRE.

Hélas !

ITYS.

Ah ! dissipez cette sombre tristesse.

Vos yeux d’assez de pleurs ont arrosé ces lieux :

Livrez-vous à l’époux que vous ornent les dieux.

Songez que cet hymen va finir vos misères ;

Qu’il vous fait remonter au trône de vos pères ;

Que lui seul peut briser vos indignes liens,

Et terminer les maux qui redoublent les miens.

Le plus grand de mes soins, dans l’ardeur qui m’anime,

Est de vous arracher au sort qui vous opprime.

Mycènes vous déplaît : eh bien ! j’en sortirai ;

Content du nom d’époux, partout je vous suivrai,

Trop heureux, pour tout prix du feu qui me consume,

Si je puis de vos pleurs adoucir l’amertume !

Aussi touché que vous du destin d’un héros...

ÉLECTRE.

Hélas ! que ne fait-il le plus grand de mes maux !

Et que ce triste hymen où ton amour aspire...

Cet hymen... Non, Itys, je ne puis y souscrire.

J’ai promis ; cependant je ne puis l’achever.

Ton père est aux autels, je m’en vais l’y trouver ;

Attends-moi dans ces lieux.

ITYS.

Et vous êtes sans haine !

Aux autels, quoi ! sans moi ? Demeurez, inhumaine :

Demeurez, ou bientôt d’un amant odieux

Ma main fera couler tout le sang à vos yeux.

Vous gardiez donc ce prix à ma persévérance ?

ÉLECTRE.

Ah ! plus tu m’attendris, moins notre hymen s’avance.

ITYS, se jetant à ses genoux.

Quoi ! vous m’abandonnez à mes cruels transports !

ÉLECTRE.

Que fais-tu, malheureux ? Laisse-moi mes remords ;

Lève-toi : ce n’est point la haine qui me guide.

 

 

Scène III

 

ÉLECTRE, ITYS, IPHIANASSE

 

IPHIANASSE.

Que faites-vous, mon frère, aux pieds d’une perfide ?

On assassine Égisthe ; et, sans un prompt secours,

D’une si chère vie on va trancher le cours.

ITYS.

On assassine Égisthe ! Ah, cruelle princesse !

 

 

Scène IV

 

ÉLECTRE, IPHIANASSE

 

ÉLECTRE.

Quoi ! malgré la pitié qui pour toi m’intéresse,

Ta mort de tant d’amour va donc être le fruit !

Je n’ai pu t’arracher au sort qui te poursuit,

Prince trop généreux !

IPHIANASSE.

Cessez, cessez de feindre,

Ingrate ; c’est plutôt l’insulter que le plaindre.

La pitié vous sied bien, au moment que c’est vous

Qui le faites tomber sous vos barbares coups !

J’entends partout voler le nom de votre frère.

Quel autre que ce traître, ennemi de mon père...

ÉLECTRE.

Respectez un héros qui ne fait en ces lieux

Que son devoir, le mien, et que celui des dieux.

Le crime n’a que trop triomphé dans Mycènes :

Il est temps qu’un barbare en reçoive la peine ;

Qu’il éprouve ces dieux qu’il bravait, l’inhumain !

Quoique lents à punir, ils punissent enfin.

Si le ciel indigné n’eut hâté son supplice,

Il eût fait à la fin soupçonner sa justice.

Entendez-vous ces cris et ce tumulte affreux,

Ce bruit confus de voix de tant de malheureux ?

Tels furent les apprêts de ce festin impie

Qu’Égisthe par sa mort dans ce moment expie.

Mais ce que j’ai souffert de nos cruels malheurs

M’apprend, en les vengeant, à respecter vos pleurs.

Je ne vous offre point une pitié suspecte ;

Un intérêt sacré veut que je les respecte.

Vous insultiez mon frère, et ma juste fierté

Avec trop de rigueur a peut-être éclate.

D’ailleurs, c’est un héros que vous devez connaître :

À vos yeux, comme aux miens, tel il a dû paraître.

 

 

Scène V

 

ÉLECTRE, IPHIANASSE, ARCAS

 

ARCAS.

Madame, c’en est fait : tout cède à nos efforts :

Ce palais se remplit de mourants et de morts.

Vous savez qu’aux autels notre chef intrépide

Devait d’Agamemnon punir le parricide ;

Mais les soupçons d’Égisthe, et des avis secrets,

Ont hâté ce grand jour si cher à nos souhaits.

Oreste règne enfin : ce héros invincible

Semble armé de la foudre en ce moment terrible.

Tout fuit à son aspect, ou tombe sous ses coups :

De longs ruisseaux de sang signalent son courroux.

J’ai vu prêt à périr le fier Itys lui-même

Désarmé par Oreste en ce désordre extrême.

Ce prince au désespoir, cherchant le seul trépas.

Portant partout la mort et ne la trouvant pas,

À son père peut-être eût ouvert un passage ;

Mais sa main désarmée a trompé son courage.

Ainsi, de ses exploits interrompant le cours,

Le sort, malgré lui-même, a pris soin de ses jours.

Oreste, qu’irritait une fureur si vaine,

À sa valeur bientôt fait tout céder sans peine.

J’ai cru de ce succès devoir vous avertir.

De ces lieux cependant gardez-vous de sortir,

Madame : la retraite est pour vous assurée ;

Des amis affidés en défendent l’entrée.

Votre ennemi d’ailleurs, au gré de vos désirs,

Aux pieds de son vainqueur rend les derniers soupirs.

IPHIANASSE.

Ô mon père ! à ta mort je ne veux point survivre :

Je ne puis la venger, je vais du moins te suivre.

À Électre.

Cruelle, redoutez, malgré tout mon malheur,

Que l’amour n’arme encor pour moi plus d’un vengeur.

 

 

Scène VI

 

ORESTE, ÉLECTRE, IPHIANASSE, ARCAS, GARDES

 

ORESTE.

Amis, c’en est assez ; qu’on épargne le reste.

Laissez, laissez agir la clémence d’Oreste :

Je suis assez vengé.

IPHIANASSE.

Dieux ! qu’est-ce que je voi ?

Sort cruel ! c’en est fait ; tout est perdu pour moi ;

Celui que j’implorais est Oreste.

ORESTE.

Oui, madame,

C’est lui ; c’est ce guerrier que la plus vive flamme

Voulait en vain soustraire aux devoirs de ce nom,

Et qui vient de venger le sang d’Agamemnon.

Quel que soit le courroux que ce nom vous inspire,

Mon devoir parle assez ; je n’ai rien à vous dire :

Votre père en ces lieux m’avait ravi le mien.

IPHIANASSE.

Oui ; mais je n’eus point part à la perte du tien.         

 

 

Scène VII

 

ORESTE, ÉLECTRE, PALAMÈDE, ARCAS, GARDES

 

ORESTE, à ses gardes.

Suivez-la. Dieux ! quels cris se font encore entendre !

D’un trouble affreux mon cœur a peine à se défendre.

Palamède, venez rassurer mes esprits.

Que vous calmez l’horreur qui les avait surpris !

Ami trop généreux, mon défenseur, mon père,

Ah ! que votre présence en ce moment m’est chère !...

Quel triste et sombre accueil ! Seigneur, qu’ai-je donc fait ?

Vos yeux semblent sur moi ne s’ouvrir qu’à regret :

N’ai-je pas assez loin étendu la vengeance ?

PALAMÈDE.

On la porte souvent bien plus loin qu’on ne pense.

Oui, vous êtes vengé, les dieux le sont aussi ;

Mais, si vous m’en croyez, éloignez-vous d’ici.

Ce palais n’offre plus qu’un spectacle funeste ;

Ces lieux souillés de sang sont peu dignes d’Oreste :

Suivez-moi l’un et l’autre.

ORESTE.

Ah ! que vous me troublez !

Pourquoi nous éloigner ? Palamède, parlez :

Craint-on quelque transport de la part de la reine ?

PALAMÈDE.

Non, vous n’avez plus rien à craindre de sa haine.

De son triste destin laissez le soin aux dieux :

Mais pour quelques moments abandonnez ces lieux ;

Venez.

ORESTE.

Non, non, ce soin cache trop de mystère ;

Je veux en être instruit. Parlez, que fait ma mère ?

PALAMÈDE.

Eh bien ! un coup affreux...

ORESTE.

Ah dieux ! quel inhumain

A donc jusque sur elle osé porter la main ?

Qu’a donc fait Anténor chargé de la défendre ?

Et comment et par qui s’est-il laissé surprendre ?

Ah ! j’atteste les dieux que mon juste courroux...

PALAMÈDE.

Ne faites point, seigneur, de serment contre vous.

ORESTE.

Qui ? moi, j’aurais commis une action si noire !

Oreste parricide !... Ah ! pourriez-vous le croire ?

De mille coups plutôt j’aurais percé mon sein.

Juste ciel ! et qui peut imputer à ma main...

PALAMÈDE.

J’ai vu, seigneur, j’ai vu : ce n’est point l’imposture

Qui vous charge d’un coup dont frémit la nature.

De vos soins généreux plus irritée encor,         

Clytemnestre a trompé le fidèle Anténor,

Et, remplissant ces lieux et de cris et de larmes,

S’est jetée travers le péril et les armes.

Au moment qu’à vos pieds son parricide époux

Était près d’éprouver un trop juste courroux,

Votre main redoutable allait trancher sa vie :

Dans ce fatal instant la Reine l’a saisie.

Vous, sans considérer qui pouvait retenir

Une main que les dieux armaient pour le punir,

Vous avez d’un seul coup, qu’ils conduisaient peut-être,

Fait couler tout le sang dont ils vous firent naître.

ORESTE.

Sort, ne m’as-tu tiré de l’abîme des flots

Que pour me replonger dans ce gouffre de maux,

Pour me faire attenter sur les jours de ma mère !...

Elle vient : quel objet ! où fuirai-je ?

ÉLECTRE.

Ah, mon frère !

 

 

Scène VIII

 

CLYTEMNESTRE, ORESTE, ÉLECTRE, PALAMÈDE, ARCAS, ANTÉNOR, MÉLITE, GARDES

 

CLYTEMNESTRE.

Ton frère ! quoi ! je meurs de la main de mon fils !

Dieux justes ! mes forfaits sont-ils assez punis ?

Je ne te revois donc, fils digne des Atrides,

Que pour trouver la mort dans tes mains parricides ?

Jouis de tes fureurs, vois couler tout ce sang

Dont le ciel irrité t’a formé dans mon flanc.

Monstre que bien plutôt forma quelque Furie,

Puisse un destin pareil payer ta barbarie !

Frappe encor, je respire, et j’ai trop à souffrir

De voir qui je fis naître, et qui me fait mourir.

Achève, épargne-moi le tourment qui m’accable.

ORESTE.

Ma mère !

CLYTEMNESTRE.

Quoi ! ce nom qui te rend si coupable,

Tu l’oses prononcer ! N’affecte rien, cruel ;

La douleur que tu feins te rend plus criminel.

Triomphe, Agamemnon ; jouis de ta vengeance :

Ton fils ne dément pas ton nom, ni sa naissance.

Pour l’en voir digne au gré de mes vœux et des tiens,

Je lui laisse un forfait qui passe tous les miens.

 

 

Scène IX

 

ORESTE, ÉLECTRE, PALAMÈDE, ANTÉNOR, ARCAS, GARDES

 

ORESTE.

Frappez, dieux tout-puissants que ma fureur implore ;

Dieux vengeurs, s’il en est, puisque je vis encore,

Frappez : mon crime affreux ne regarde que vous.

Le ciel n’a-t-il pour moi que des tourments trop doux ?

Je vois ce qui retient un courroux légitime ;

Dieux, vous ne savez pas comme on punit mon crime.

ÉLECTRE.

Ah ! mon frère, calmez cette aveugle fureur :

N’ai-je donc pas assez de ma propre douleur ?

Voulez-vous me donner la mort, mon cher Oreste ?

ORESTE.

Ah ! ne prononcez plus ce nom que je déteste.

Et toi que fait frémir mon aspect odieux,

Nature, tant de fois outragée en ces lieux,

Je viens de te venger du meurtre de mon père ;

Mais qui te vengera du meurtre de ma mère ?

Ah ! si pour m’en punir le ciel est sans pouvoir,

Prêtons-lui les fureurs d’un juste désespoir.

Ô dieux ! que mes remords, s’il se peut, vous fléchissent !

Que mon sang, que mes pleurs, s’il se peut, t’attendrissent,

Ma mère ! vois couler...

Il veut se tuer.

PALAMÈDE, le désarmant.

Ah, seigneur !

ORESTE.

Laisse-moi :

Je ne veux rien, cruel, d’Électre ni de toi :

Votre cœur, affamé de sang et de victimes,

M’a fait souiller ma main du plus affreux des crimes...

Mais quoi ! quelle vapeur vient obscurcir les airs ?

Grâce au ciel, on m’entr’ouvre un chemin aux enfers :

Descendons, les enfers n’ont rien qui m’épouvante ;

Suivons le noir sentier que le sort me présente ;

Cachons-nous dans l’horreur de l’éternelle nuit.

Quelle triste clarté dans ce moment me luit ?

Qui ramène le jour dans ces retraites sombres ?

Que vois-je ? mon aspect épouvante les ombres !

Que de gémissements ! que de cris douloureux !

« Oreste ! » Qui m’appelle en ce séjour affreux ?

Égisthe ! Ah ! c’en est trop, il faut qu’à ma colère...

Que vois-je ? dans ses mains la tête de ma mère !

Quels regards ! Où fuirai-je ? Ah ! monstre furieux,

Quel spectacle oses-tu présenter à mes yeux ?

Je ne souffre que trop : monstre cruel, arrête ;

À mes yeux effrayés dérobe cette tête.

Ah ! ma mère, épargnez votre malheureux fils0

Ombre d’Agamemnon, sois sensible à mes cris ;

J’implore ton secours, chère ombre de mon père ;

Viens défendre ton fils des fureurs de sa mère ;         

Prends pitié de l’état où tu me vois réduit.

Quoi ! jusque dans tes bras la barbare me suit !...

C’en est fait ! je succombe à cet affreux supplice.

Du crime de ma main mon cœur n’est point complice ;

J’éprouve cependant des tourments infinis.

Dieux ! les plus criminels seraient-ils plus punis ?

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