Le Commissaire est bon enfant (Georges COURTELINE - Jules LÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 16 décembre 1899.

 

Personnages

 

LE COMMISSAIRE

FLOCHE

BRELOC

UN MONSIEUR

L’AGENT LAGRENAILLE

L’AGENT GARRIGOU

MONSIEUR PUNÈZ

MADAME FLOCHE

 

La scène représente le cabinet d’un commissaire de police. À droite, une fenêtre praticable. À gauche, petite porte donnant sur un cabinet noir où sont les provisions de combustible pour l’hiver. Au fond, une porte à deux battants. Au fond aussi, mais un peu vers la gauche, une cheminée avec du feu.

 

 

Scène première

 

LE COMMISSAIRE, UN MONSIEUR

 

LE COMMISSAIRE, assis à son bureau.

N’insistez donc pas, sacrebleu ! Je n’ai pas que vous à entendre.

LE MONSIEUR.

Vous pouvez bien m’autoriser à porter une arme sur moi !

LE COMMISSAIRE.

Non.

LE MONSIEUR.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

LE COMMISSAIRE.

Ça me fait que je ne le veux pas.

LE MONSIEUR.

Le quartier n’est pas sûr. Il est infesté de souteneurs qui bataillent entre eux toute la nuit et attaquent les passants pour les dévaliser. Or, la profession que j’exerce m’oblige à rentrer tard chez moi.

LE COMMISSAIRE.

Exercez-en une autre.

LE MONSIEUR.

Je veux bien. Trouvez-m’en une.

LE COMMISSAIRE.

Vous voulez rire, j’imagine. Est-ce que vous vous croyez dans un bureau de placement ?

LE MONSIEUR.

Et si on m’attaque, moi, cette nuit ?

LE COMMISSAIRE.

Vous viendrez me le dire demain.

LE MONSIEUR.

Et alors ?

LE COMMISSAIRE.

Alors, mais seulement alors, je vous autoriserai à sortir avec un revolver sur vous.

LE MONSIEUR.

En sorte que j’aurai le droit de défendre ma peau après qu’on me l’aura crevée ?

LE COMMISSAIRE.

Oui.

LE MONSIEUR.

Charmant !

LE COMMISSAIRE.

En voilà assez. Aux ordres du gouvernement que j’ai l’honneur de servir, je suis ici pour appliquer les lois et non, comme vous semblez le croire, pour en discuter la sagesse. Si vous n’êtes pas content de nos institutions, changez-les.

LE MONSIEUR.

Si ça tenait à moi !...

LE COMMISSAIRE.

Hein ? Quoi ?... Un mot de plus, je vous fais empoigner ! A-t-on idée d’un ostrogoth pareil, qui vient semer la perturbation et faire le révolutionnaire jusque dans le commissariat !... Vous avez de la chance que je sois bon enfant.

Le monsieur veut parler.

En voilà assez, je vous dis ! Fichez-moi le camp, et que ça ne traîne pas, ou je vais vous faire voir de quel bois je me chauffe. Allez, allez !

Sortie hâtive et épouvantée du monsieur.

LE COMMISSAIRE, seul.

J’aurai l’œil sur cet anarchiste.

Le commissaire revient prendre, à sa table, la place qu’il y occupait au lever du rideau, attire à lui la pile de dossiers constituant le courrier du matin, et, rapidement, d’un coup d’œil, il se renseigne sur la nature des affaires soumises à son arbitrage. À la fin, geste impatienté. Il sonne. Un agent apparaît.

LE COMMISSAIRE.

Priez M. Punèz de venir me parler.

Sortie du gardien de la paix, et, presque aussitôt, apparition de M. Punèz. Celui-ci est un homme d’une cinquantaine d’années, chétif, craintif, d’une misère brossée lamentable. Il ôte la toque de drap qui lui protégeait le chef, et s’avance en multipliant de très humbles salutations.

 

 

Scène II

 

LE COMMISSAIRE, MONSIEUR PUNÈZ

 

LE COMMISSAIRE.

Bonjour, monsieur Punèz. Dites-moi, monsieur Punèz, savez-vous bien que votre service est fait comme par un cochon et que, si cela doit continuer, je me verrai contraint de demander au préfet votre révocation ou votre déplacement ? Cent fois, monsieur Punèz, cent fois, je vous ai ordonné de procéder le matin à un travail d’élimination de nature à simplifier le mien et à désencombrer, du coup, ma tâche, ma table, et ma pensée. Mais, ouat ! Je vous aurais chanté Femme sensible sur l’air de M. Malbrough, que le résultat serait le même. Voyez-moi plutôt ce courrier !

Il prend une pièce au hasard de la main.

« Plainte d’une servante contre son maître qui aurait tenté d’abuser d’elle. » Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? Pas de suite à donner. Enlevez !

Passant à une autre.

Et ça !... « Plainte d’un particulier contre un cocher de fiacre qui l’aurait traité de pourriture ! » Je m’en bats l’œil ; est-ce que ça me regarde ?... Enlevez !

Passant à une autre.

Bon ! voilà un concierge qui a l’oreille paresseuse et un locataire qui se plaint d’être resté deux heures à sa porte, sous la pluie !... Qu’il s’en prenne au propriétaire. Espère-t-il que j’irai lui tirer le cordon ?... Enlevez !

Passant à une autre.

Et cette cuisinière qui réclame huit jours de gages ! Affaire de justice de paix. Enlevez encore ! Et cela aussi ! Et cela de même ! – En vérité, monsieur Punèz, je pense que vous êtes absorbé par l’amour ou que j’ai trop auguré de votre intelligence. Il faut en finir. Taisez-vous ! Je veux bien être bon enfant, mais j’entends ne pas être dupe. Que ce mot vous serve de leçon ! C’est d’ailleurs la dernière que vous recevrez de moi ; vous pouvez vous le tenir pour dit. Je vous salue, monsieur Punèz.

MONSIEUR PUNÈZ, humble et souriant.

Je suis d’origine espagnole. Mon nom se prononce Pougnèze.

Il salue jusqu’à terre et sort.

 

 

Scène III

 

LE COMMISSAIRE, puis UN AGENT, puis UNE DAME

 

Le commissaire se remet au travail un instant, puis, de nouveau, fait jouer son timbre. Nouvelle apparition de l’agent déjà vu.

LE COMMISSAIRE.

Au suivant.

L’agent sort.

LE COMMISSAIRE, se levant.

Ce feu ne va pas ! C’est une Sibérie, ici !

Il se rend au placard de gauche, y prend une pelletée de charbon de terre dont il alimente son foyer. À ce moment, entrée d’une dame.

LA DAME.

Le commissaire ?

LE COMMISSAIRE, sa pelle à la main.

C’est moi.

LA DAME.

J’ai à me plaindre...

LE COMMISSAIRE, très affirmatif.

De votre mari.

LA DAME.

Précisément.

LE COMMISSAIRE.

Vous voyez que je suis tombé juste. Eh bien, madame, je ne puis rien pour vous. J’ai le regret de vous l’apprendre, mais j’en ai également le devoir.

LA DAME.

Monsieur...

Elle va pour prendre une chaise.

LE COMMISSAIRE.

Ne vous asseyez pas, madame ; c’est inutile. Vous allez perdre votre temps et me faire perdre le mien. C’est curieux, ce parti pris, chez les trois quarts des femmes, de considérer le commissaire pour un raccommodeur de ménages cassés ! Madame, les petites querelles d’intérieur ne sont pas de la compétence du commissaire de police. Sorti des flagrants délits d’adultère, le commissaire ne doit, ne peut intervenir qu’en cas d’entretien de concubine au domicile conjugal. Est-ce le cas de votre mari ?

LA DAME.

Monsieur...

LE COMMISSAIRE.

Oh ! pas de paroles inutiles, je vous en prie ! C’est oui ou non.

LA DAME.

Mais...

LE COMMISSAIRE.

Si c’est oui, déposez une plainte au parquet, qui me transmettra des instructions. Si c’est non, votre démarche est nulle et non avenue, et vous pouvez vous retirer.

LA DAME.

Mon mari ne me trompe pas.

LE COMMISSAIRE.

Alors, quoi ? Il vous bat ? En ce cas, madame, faites constater le fait par témoins, introduisez une instance en divorce, et les juges vous donneront gain de cause. Je vous répète que les femmes ont la rage de s’emparer du commissaire et de le mettre à toutes les sauces. Que diable, soyez raisonnable ! S’il me fallait intervenir, la branche d’olivier à la main, dans tous les salons où l’on se cogne, il me faudrait soixante jours au mois et quarante heures à la journée.

LA DAME.

Eh ! monsieur le commissaire, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mon mari ne me bat pas plus qu’il ne me trompe.

LE COMMISSAIRE.

Non ? Je parie qu’il est fou !

LA DAME.

C’est vrai.

LE COMMISSAIRE, souriant.

Vous me rendrez cette justice que j’ai plutôt l’air d’un monsieur connaissant les choses dont il parle.

LA DAME.

Comment avez vous pu deviner ?...

LE COMMISSAIRE.

J’ai tellement l’habitude de ces sortes de choses !... Mais votre histoire, ma chère dame, je la connais depuis A jusqu’à Z, et, des visites comme la vôtre, j’en reçois jusqu’à dix par jour ! Voulez-vous un conseil ?... un bon ?

La dame fait un signe de tête affirmatif et s’assied.

Rentrez donc tranquillement chez vous préparer votre déjeuner. Votre mari n’est pas plus fou que moi.

LA DAME.

Il est fou à lier.

LE COMMISSAIRE.

Non.

LA DAME.

Si.

LE COMMISSAIRE.

Non. Est-ce qu’il se saoule, votre mari ?

LA DAME.

Du tout.

LE COMMISSAIRE.

Avez-vous connaissance qu’il ait eu la fièvre typhoïde ou qu’il ait reçu un coup de soleil ?

LA DAME.

Aucun souvenir.

LE COMMISSAIRE.

Appartient-il à une famille d’alcooliques, d’épileptiques ou d’aliénés ?

LA DAME.

Je ne crois pas.

LE COMMISSAIRE.

Eh bien !

LA DAME.

Eh bien, quoi ? C’est une raison, parce qu’il n’y a pas de fou chez lui, pour qu’il n’y en ait pas un chez moi ?

LE COMMISSAIRE.

Permettez !

LA DAME.

Il ne boit pas !... Après ? Cela empêche-t-il qu’il ne fasse rien comme personne, qu’il ne tienne des discours auxquels on ne comprend goutte, et qu’il n’accomplisse des actions sans devant ni derrière, autant dire ?

LE COMMISSAIRE.

Quels discours ? Quelles actions ?

LA DAME.

Comment, quelles actions !... Et les nuits, les nuits blanches que je passe à l’écouter causer tout seul, combiner je ne sais quoi, menacer je ne sais qui, ruminer des heures entières !... sans parler des moments où il saute du lit, en chemise, le revolver au poing, en criant : « Je brûle la figure au premier qui touche à ma femme ! » C’est naturel, ça, peut-être ?

LE COMMISSAIRE.

Il est jaloux.

LA DAME.

Jaloux.

LE COMMISSAIRE.

Oui.

LA DAME.

C’est facile à dire. Je voudrais bien savoir si c’est par jalousie qu’il s’enferme dans les cabinets pendant des fois deux et trois heures pour déclamer tout haut contre la société, hurler que l’univers entier a une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois de lit, et un rat dans la contrebasse !

LE COMMISSAIRE, amusé.

Il dit que l’univers entier a un rat dans la contrebasse ?

LA DAME.

Parfaitement ! Il voit des fous partout, monsieur !... Et avec ça, notez qu’il ne fait plus un pas sans hurler : « Une, deux ! » à tue-tête sous prétexte de se développer les pectoraux. Au point qu’il est devenu la risée du quartier et que les enfants lui donnent la chasse en criant à la chie-en-lit !...

LE COMMISSAIRE.

Vous exagérez.

LA DAME, l’ongle aux dents.

Pas de cela.

LE COMMISSAIRE, haussant les épaules.

Allons donc ! Mais si c’était vrai, il y a longtemps que les agents lui auraient mis la main dessus et l’auraient amené à mon commissariat pour scandale sur la voie publique.

LA DAME.

Les agents ne sont occupés qu’à dresser des contraventions aux marchandes de quatre-saisons.

LE COMMISSAIRE.

Les agents sont de braves gens, qui se conforment de leur mieux aux obligations de leur charge. Si vous êtes venue ici pour y exercer votre esprit caustique, vous vous êtes trompée d’adresse. Je suis bon enfant d’écouter vos sornettes ! Ne croyez pas que par-dessus le marché j’encaisserai vos impertinences. Pour en revenir à votre mari, vous voulez qu’il soit fou ? Vous le voulez à toute force ? Eh bien, c’est une affaire entendue ; il est fou. Après ?

LA DAME.

Après ?

LE COMMISSAIRE.

Oui ; après ? Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

LA DAME.

Je supposais...

LE COMMISSAIRE.

Vous vous trompiez. Suis-je médecin-aliéniste et puis-je le guérir ? Non. Alors ?... Car il faut pourtant se décider à dire des choses raisonnables et à présenter les faits sous leur véritable jour.

Mouvement de la dame.

Madame, le cas de votre mari – puisque cas il y a, dites-vous – n’est pas du ressort du commissaire, mais de celui de l’Assistance Publique ; c’est donc, non à moi, mais à elle que vous devez faire part de vos craintes et adresser votre requête. Je m’empresse d’ajouter d’ailleurs, qu’à moins d’un miracle... improbable, il n’y sera donné aucune suite.

LA DAME.

Parce que ?

LE COMMISSAIRE.

Il n’y a que les femmes pour poser des questions pareilles ! Parce que l’Assistance Publique n’est pas ce qu’un vain peuple pense et que les moyens dont elle dispose sont loin, bien loin, d’être en rapport avec les charges qui lui incombent et sous lesquelles elle succombe.

LA DAME, se levant.

Eh bien, monsieur le commissaire, je dois vous avertir d’une chose : mon mari n’est encore dangereux que pour moi ; le moment n’est pas éloigné où il le deviendra pour tout le monde.

LE COMMISSAIRE.

Quand ce moment sera venu, madame, nous aviserons. En attendant, comme les asiles regorgent à la fois de pensionnaires et de demandes d’admission ; que je ne puis procéder d’office, sur la première requête venue, à la séquestration d’un homme dont l’exaltation cérébrale n’existe vraisemblablement que dans l’imagination de sa femme ; que je ne puis enfin, avec la meilleure volonté du monde, perdre une matinée tout entière à rabâcher les mêmes choses sans arriver à me faire comprendre, vous trouverez bon que nous en restions là.

Il se lève.

LA DAME.

Enfin, monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE.

Vous avez une conversation charmante, pleine d’intérêt ; malheureusement, le devoir m’appelle, comme on dit dans les opéras. – Madame, au plaisir de vous revoir. Conseillez à votre mari le bromure, la marche et l’hydrothérapie. J’ai l’honneur de vous saluer.

 

 

Scène IV

 

LE COMMISSAIRE, BRELOC

 

Au même moment où la dame disparaît.

UNE VOIX, à la cantonade.

Monsieur le commissaire !

LE COMMISSAIRE.

Vous demandez ?

LA VOIX.

Une audience, une courte audience.

LE COMMISSAIRE.

Si courte que cela ?

LA VOIX.

J’en ai pour une minute.

LE COMMISSAIRE.

Pas plus ?

LA VOIX.

À peine, monsieur.

LE COMMISSAIRE.

En ce cas...

Il s’efface. Apparition, sur le seuil de la porte, de Breloc, qui entre, se découvre et gagne le milieu du théâtre.

LE COMMISSAIRE.

Veuillez vous expliquer.

BRELOC.

Monsieur le commissaire, c’est bien simple. Je viens déposer entre vos mains une montre que j’ai trouvée cette nuit au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince.

LE COMMISSAIRE.

Une montre ?

BRELOC.

Une montre.

LE COMMISSAIRE.

Voyons.

BRELOC.

Voici.

Il tire de son gousset et remet au commissaire une montre que celui-ci examine longuement. À la fin.

LE COMMISSAIRE.

C’est une montre, en effet.

BRELOC.

Oh ! il n’y a pas d’erreur.

LE COMMISSAIRE.

Je vous remercie.

Il va à sa table, fait jouer un tiroir et y enfouit la montre de Breloc.

BRELOC.

Je puis me retirer ?

LE COMMISSAIRE, l’arrêtant du geste.

Pas encore.

BRELOC.

Je suis un peu pressé.

LE COMMISSAIRE.

Je le regrette.

BRELOC.

On m’attend.

LE COMMISSAIRE, sec.

On vous attendra.

BRELOC, un peu étonné.

Ah ?

LE COMMISSAIRE.

Oui.

BRELOC.

Mais...

LE COMMISSAIRE.

C’est bien. Un instant. Vous ne supposez pas, sans doute, que je vais recueillir cette montre de vos mains sans que vous m’ayez dit comment elle y est tombée.

BRELOC.

J’ai eu l’honneur de vous expliquer tout à l’heure que je l’avais trouvée cette nuit, au coin de la rue Monsieur-le-Prince et du boulevard Saint-Michel.

LE COMMISSAIRE.

J’entends bien ; mais où ?

BRELOC.

Où ? Par terre.

LE COMMISSAIRE.

Sur le trottoir ?

BRELOC.

Sur le trottoir.

LE COMMISSAIRE, soupçonneux.

Voilà qui est extraordinaire. Le trottoir, ce n’est pas une place où mettre une montre.

BRELOC.

Je vous ferai remarquer...

LE COMMISSAIRE.

Je vous dispense de toute remarque. J’ai la prétention de connaître mon métier. Au lieu de me donner des conseils, donnez-moi votre état civil.

BRELOC, un commencement d’impatience dans la voix.

Je m’appelle Breloc (Jean-Eustache). Je suis né à Pontoise, le 29 décembre 1861, de Pierre-Timoléon-Alphonse-Jean-Jacques-Alfred-Oscar Breloc et de Céleste Moucherol, son épouse.

LE COMMISSAIRE.

Où demeurez-vous ?

BRELOC.

Rue Pétrelle, 47, au premier au-dessus de l’entresol.

LE COMMISSAIRE, après avoir pris note.

Quelles sont vos ressources ?

BRELOC, qui se monte peu à peu.

J’ai vingt-cinq mille livres de rente, une ferme en Touraine, une chasse gardée en Beauce, six chiens, trois chats, une bourrique, onze lapins et un cochon d’Inde.

LE COMMISSAIRE.

Ça suffit ! – Quelle heure était-il quand vous avez trouvé cette montre ?

BRELOC.

Trois heures du matin.

LE COMMISSAIRE, ironique.

Pas plus ?

BRELOC.

Non.

LE COMMISSAIRE.

Vous me faites l’effet de mener une singulière existence.

BRELOC.

Je mène l’existence qui me plaît.

LE COMMISSAIRE.

Possible ; seulement, moi, j’ai le droit de me demander ce que vous pouviez fiche à trois heures du matin au coin de la rue Monsieur-le-Prince, vous qui dites habiter rue Pétrelle, 47.

BRELOC.

Comment, je dis !

LE COMMISSAIRE.

Oui, vous le dites.

BRELOC.

Je le dis parce que cela est.

LE COMMISSAIRE.

C’est ce qu’il faudra établir. En attendant, faites-moi le plaisir de répondre avec courtoisie aux questions que mes devoirs m’obligent à vous poser. Je vous demande ce que vous faisiez, à une heure aussi avancée de la nuit, dans un quartier qui n’est pas le vôtre.

BRELOC.

Je revenais de chez ma maîtresse.

LE COMMISSAIRE.

Qu’est-ce qu’elle fait, votre maîtresse ?

BRELOC.

C’est une femme mariée.

LE COMMISSAIRE.

À qui ?

BRELOC.

À un pharmacien.

LE COMMISSAIRE.

Qui s’appelle ?

BRELOC.

Ça ne vous regarde pas.

LE COMMISSAIRE.

C’est à moi que vous parlez ?

BRELOC.

Je pense.

LE COMMISSAIRE.

Oh ! mais, dites donc, mon garçon, vous allez changer de langage. Vous le prenez sur un ton qui ne me revient pas, contrairement à votre figure, qui me revient, elle !

BRELOC.

Ah bah !

LE COMMISSAIRE.

Oui ; comme un souvenir. Vous n’avez jamais eu de condamnations ?

BRELOC, stupéfait.

Et vous ?

LE COMMISSAIRE, qui bondit.

Vous êtes un insolent !

BRELOC.

Vous êtes une foutue bête.

LE COMMISSAIRE.

Retirez cette parole !

BRELOC.

Vous vous fichez de moi. Me prenez-vous pour un escroc ?

Les deux répliques suivantes doivent être dites ensemble.

BRELOC.

Et puis j’en ai plein le dos, à la fin ; vous m’embêtez avec votre interrogatoire. A-t-on idée d’une chose pareille ? Je trouve dans la rue une montre ; je me détourne de mon chemin pour vous la rapporter, et voilà comment je suis reçu ! D’ailleurs, c’est bien fait pour moi ; ça m’apprendra à rendre service et à me conduire en honnête homme.

LE COMMISSAIRE.

Ah c’est comme ça ? Eh bien attendez, mon gaillard, je vais vous apprendre à me parler avec les égards qui me sont dus ! En voilà encore, un voyou ! Est-ce que je vous connais, moi ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? Vous dites habiter rue Pétrelle : rien ne me le prouve ! Vous dites vous nommer Breloc : je n’en sais rien. Et puis d’ailleurs, c’est bien simple. La question va être tranchée.

Le commissaire court à la porte qu’il ouvre.

LE COMMISSAIRE.

Emparez-vous de cet homme-là, et collez-le-moi au violon !

BRELOC.

Ça, par exemple, c’est un comble !

L’AGENT.

Allez ! Allez ! Au bloc ! Et pas de rouspétance !

BRELOC, emmené presque de force.

Eh bien, que j’en trouve encore une !... que j’en trouve encore une, de montre !

Il disparaît.

 

 

Scène V

 

LE COMMISSAIRE, puis FLOCHE et DEUX AGENTS

 

LE COMMISSAIRE.

Breloc ! Breloc ! Est-ce que je sais, moi, si cet homme-là s’appelle Breloc ! À la rigueur, moi aussi, je pourrais m’appeler Breloc ! Si on les écoutait, ils s’appelleraient tous Breloc !

Allant à la fenêtre

Saperlipopette, il vient un vent par cette fenêtre !

À ce moment, bruit à la cantonade. La porte s’ouvre violemment, livrant passage à Floche, qui se débat entre deux gardiens de la paix.

FLOCHE.

Le commissaire ! Où est le commissaire ? Je veux parler au commissaire !

LE COMMISSAIRE, aux agents.

Qu’est-ce qu’il y a ?

FLOCHE.

C’est vous le commissaire ?

LE COMMISSAIRE.

Oh ! pas tant de bruit, s’il vous plaît. Vous parlerez quand je vous y inviterai. – De quoi s’agit-il, Lagrenaille ?

L’AGENT LAGRENAILLE.

C’est monsieur qui faisait de l’esclandre à l’angle de la rue de Dunkerque et du faubourg Poissonnière, en débinant la République. Comme les passants assemblés concouraient de toutes parts au désordre de la rue, nous avons hâté le pas, mon collègue et moi, et avons engagé monsieur à satisfaire de bonne grâce aux lois de la circulation. Sur le refus qu’il nous opposa, nous l’avons pris par le bras, sans violence, et l’avons amené au commissariat.

LE COMMISSAIRE.

A-t-il fait de la rébellion ?

L’AGENT LAGRENAILLE.

Non, monsieur le commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Vous a-t-il injuriés ?

L’AGENT LAGRENAILLE.

Du tout.

FLOCHE.

Je n’avais pas de raison pour être malhonnête avec des agents comme il faut. Quant à de la rébellion, j’aime trop l’autorité pour n’en avoir pas le respect.

LE COMMISSAIRE.

Voilà un principe de conduite auquel vous auriez dû vous conformer plus tôt.

FLOCHE.

Par exemple ?

LE COMMISSAIRE.

Quand les agents vous ont prié de circuler.

FLOCHE, discret, mais ironique.

Oh çà !...

LE COMMISSAIRE.

Quoi, oh çà ?

FLOCHE.

Je dis : oh çà !... Dire : « oh çà ! », c’est le droit de tout le monde.

LE COMMISSAIRE.

Oui, mais ce qui n’est le droit de personne, c’est de se livrer, comme vous l’avez fait, à des démonstrations publiques et de tenir à haute voix des propos séditieux.

FLOCHE.

La République me dégoûte.

LE COMMISSAIRE.

Ce n’est pas une raison suffisante pour que vous essayiez d’en dégoûter les autres.

FLOCHE, concis et éloquent.

Ça, encore !...

Il rit.

LE COMMISSAIRE.

Quoi, ça encore ?

FLOCHE.

Je dis : « Ça encore !... » Ça vous choque ?

LE COMMISSAIRE.

Oui, ça me choque ; et puisque vous le prenez comme ça, le paysage va changer d’aspect.

Aux agents.

Je vous remercie.

Sortie des agents. Un temps.

LE COMMISSAIRE, entre ses dents.

« Ça encore !... »

Haussement d’épaules. Il prend une feuille de papier, trempe sa plume dans l’encre et se dispose à écrire.

Comment vous appelez-vous ?

FLOCHE.

Floche.

LE COMMISSAIRE.

Avec ou sans S ?

FLOCHE.

Sans S.

LE COMMISSAIRE.

Vos prénoms ?

FLOCHE.

Jean-Édouard. Domicile : rue des Vieilles-Haudriettes, 129.

LE COMMISSAIRE.

Votre profession ?

FLOCHE.

Je n’en ai pas. J’ai un petit capital qui travaille pour moi.

LE COMMISSAIRE.

Vous êtes décoré ?

FLOCHE.

Qui ? Moi ? Non.

LE COMMISSAIRE.

Alors, ça ?

Il désigne le large ruban rouge qui pare la boutonnière de Floche.

FLOCHE.

Ça ? C’est un pense-bête.

Il rit.

J’ai la mémoire assez indocile, je vous dirai. Elle a tendance à faire l’école buissonnière, si bien que je suis contraint de lui mettre un licou. D’où ce ruban qui la rappelle, quand le besoin s’en fait sentir, au sentiment de sa mission. C’est nouveau et ingénieux, supérieur au mouchoir corné, qui perd toute efficacité si vous n’êtes affligé du rhume de cerveau, et à l’épingle sur la manche qui a le tort de vous signaler comme étourneau à la raillerie des imbéciles.

LE COMMISSAIRE.

Soit ! mais si ce ruban ne vous signale pas à la raillerie des imbéciles, il peut vous signaler à l’attention des juges et vous valoir six mois de prison. Enlevez-moi ça ! hein.

Floche retire le ruban.

Votre âge ?

FLOCHE, s’asseyant.

Avez-vous idée d’un poète composant une tragédie dans un salon où un professeur de piano ferait des gammes du matin au soir ?

Stupéfaction du commissaire.

Non, n’est-ce pas ? Eh bien ma mémoire est à l’image de ce poète : elle est logée en un cerveau où le génie fait trop de musique.

LE COMMISSAIRE.

Vous êtes un faiseur d’embarras. Je vous invite à garder pour vous vos phrases à panache dont je n’ai que faire, et à répondre à mes questions. Je vous demande quel âge vous avez.

FLOCHE.

Vingt-cinq ans.

LE COMMISSAIRE.

Plaît-il ?

FLOCHE.

Vingt-cinq ans.

LE COMMISSAIRE.

Comment, vingt-cinq ans !... Vous avez vingt-cinq ans ?

FLOCHE.

Oui.

LE COMMISSAIRE, rectifiant.

Vous les avez eus.

FLOCHE.

C’est bien pourquoi je les ai gardés.

LE COMMISSAIRE.

Drôle de raisonnement !

FLOCHE.

Drôle en quoi ? Il est logique comme une démonstration d’algèbre, lumineux comme un clair de lune et simple comme une âme d’enfant. J’ai eu vingt-cinq ans ! Oui, parbleu ! Seulement, le jour où je les eus, je me suis dit à moi-même : « Bel âge ! Tenons-nous-y ! » Je m’y suis donc tenu, je continue à m’y tenir, et je m’y tiendrai jusqu’à ce que mort s’ensuive, avec votre permission.

Un silence.

LE COMMISSAIRE.

Un mot. Il est bien entendu que vous ne vous moquez pas de moi ?

FLOCHE.

Je ne vois rien dans mes allures, dans ma tenue ni dans mon langage, qui puisse vous autoriser à une supposition semblable.

LE COMMISSAIRE.

C’est que, précisément...

FLOCHE.

J’attendais l’objection. Elle était fatale en un temps où la raison se promenant gravement par les rues, la tête en bas et les jambes en l’air, on en est venu petit à petit à ne plus distinguer nettement ce qui est le vrai de ce qui est le faux, puis à prendre le faux pour le vrai, l’ombre pour la lumière, le soleil pour la lune et le bon sens pour l’égarement. C’est ainsi que ma femme, qui est devenue folle au contact d’un air saturé de folie, tire des plans pour me faire fourrer à Charenton.

Il s’égaye.

LE COMMISSAIRE, faussement étonné.

Se peut-il !... Elle aurait une punaise dans le bois de lit ?

FLOCHE.

Et un rat dans la contrebasse !

LE COMMISSAIRE, à part.

Je suis fixé.

Haut.

Monsieur.

FLOCHE.

Le cas de cette malheureuse, qui est, à peu de chose près, celui de la foule tout entière, devait naturellement tenter l’esprit de logique et d’analyse d’un moraliste équilibré. Aussi ai-je conçu le projet de l’étudier tout au long, avec ses effets et ses causes, en un ouvrage intitulé : le Daltonisme mental...

LE COMMISSAIRE.

Monsieur...

FLOCHE.

...ouvrage d’une haute portée philosophique...

LE COMMISSAIRE.

Sans doute, mais...

FLOCHE.

...fruit de mes réflexions, filles elles-mêmes de mes longues veilles...

LE COMMISSAIRE.

Mon Dieu...

FLOCHE.

...et dont je prendrai la liberté de vous développer les grandes lignes. Monsieur...

Il s’interrompt.

Pardon.

Il se lève et gagne le fond du théâtre.

LE COMMISSAIRE, vaguement inquiet, à part.

Oh ! mais il m’embête, cet homme-là ! – Ah çà ! il ferme la porte !

Il se précipite, mais déjà Floche est redescendu en scène, la lèvre fleurie d’un sourire.

FLOCHE.

Vous voyez : je fais comme chez moi.

LE COMMISSAIRE.

En effet, et c’est le tort que vous avez. – Ma clef.

FLOCHE.

Votre clef ?

LE COMMISSAIRE.

Oui ; ma clef !

FLOCHE.

Quelle clef ?

LE COMMISSAIRE.

La clef de cette serrure.

FLOCHE.

Eh bien ?

LE COMMISSAIRE.

Rendez-la-moi.

FLOCHE, très doucement.

Non.

LE COMMISSAIRE.

Non ?

FLOCHE.

Non.

LE COMMISSAIRE.

Pourquoi ?

FLOCHE.

Parce que j’aime mieux la garder dans ma poche. Vous n’avez aucun intérêt à ce que cette porte soit ouverte, et moi, j’en trouve un grand à ce qu’elle soit fermée. Je veux bien, vous, magistrat officiel, vous mettre dans le secret des dieux ; mais l’aller confier au hasard d’une porte qui peut s’entrebâiller sans bruit, l’aller jeter en pâture à l’oreille indiscrète du premier goussepin qui passe, c’est une autre paire de manches. – Monsieur, le vent de folie qui souffle de toutes parts prend naissance dans un quiproquo : dans le malentendu survenu entre la Nature qui commande, et l’Homme qui n’exécute pas ; entre les intentions bien arrêtées de l’une et l’interprétation à rebrousse-poil de l’autre.

LE COMMISSAIRE, pris de la bravoure des poltrons qui se jettent à l’eau.

Si vous ne me rendez pas ma clé, à l’instant même, j’appelle à l’aide, j’enfonce la porte, et je vous fais expédier à l’infirmerie du Dépôt, ficelé comme un saucisson. Vous avez compris ?

FLOCHE.

À merveille.

Il met la main à sa poche, tire un revolver et en braque le canon sur le commissaire.

Si vous dites un mot, si vous faites un geste, si vous cessez un seul instant de me regarder dans le blanc de l’œil, je vous envoie six coups de revolver par le nez et je vous fais éclater la figure comme une groseille à maquereau !... Qui est-ce qui m’a bâti un fou furieux pareil ?

LE COMMISSAIRE.

Ah, c’est moi le... ?

FLOCHE.

Silence ! ou ca va mal tourner. Je suis bon enfant, mais je n’aime pas les fous !

LE COMMISSAIRE, terrifié.

Je comprends ça !

FLOCHE.

Le fou, c’est mon ennemi d’instinct, entendez-vous ?... c’est ma haine, c’est ma rancune ! La vue d’un fou suffit à me mettre hors de moi, et quand je tiens un fou à portée de ma main, je ne sais plus, non, je ne sais plus, de quoi je ne serais pas capable !

LE COMMISSAIRE, à part.

C’est la crise ! Je suis dans de beaux draps.

Les deux hommes se regardent dans les yeux. Le commissaire, visiblement, ne donnerait pas deux sous de sa peau. Mais, dans l’instant où il commence à recommander son âme à Dieu.

FLOCHE, partant d’un grand éclat de rire.

Savez-vous que pour un commissaire, vous êtes plutôt sujet au trac ?

LE COMMISSAIRE, qui ne comprend plus.

Moi ?

FLOCHE.

Vous en avez eu, une peur !

LE COMMISSAIRE.

Je vous assure...

FLOCHE.

Allons, ne faites pas le modeste. Vous en tremblez encore comme de la gelée de veau !

Un peu moqueur.

Comment, vous n’avez pas compris que je vous faisais une farce ?... Ai-je donc la figure d’un homme qui caresse de mauvais desseins ?

LE COMMISSAIRE.

Non, certes ! Mais c’est ce...

FLOCHE.

Ce quoi ?

LE COMMISSAIRE.

Ce revolver. Un malheur est si vite arrivé, comme on dit !

FLOCHE.

Vous dites des enfantillages. Une arme n’est dangereuse qu’aux mains d’un maladroit, et je suis maître de la mienne comme un bon écrivain est maître de sa langue. Songez que je vous crève un as à vingt-cinq pas, ou que je vous guillotine une pipe, le temps de compter jusqu’à quatre !

LE COMMISSAIRE, feignant le plus vif intérêt.

Vraiment ?

FLOCHE.

Vraiment ! – D’ailleurs, vous allez en juger.

LE COMMISSAIRE.

Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous allez faire ?

FLOCHE.

Vous allez voir. Ne bougez pas.

Il rompt de quelques pas et braque son revolver sur le commissaire aux cent coups.

LE COMMISSAIRE, qui ne veut rien savoir.

Non ! Non !

FLOCHE.

Ne bougez donc pas, crebleu ! Je vous dis qu’il n’y a pas de danger. La balle va vous passer au ras de l’oreille gauche ; vous allez l’entendre siffler ; c’est très curieux. Attention !... Une !... Deux !...

LE COMMISSAIRE, lancé dans des sauts de cabri.

Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

FLOCHE, retombant sans transition de l’accalmie à la fureur.

Nom de Dieu d’imbécile ! Buse ! Brute ! Une seconde de plus, le coup partait ; je lui logeais une balle dans la peau !

Hors de lui.

Et vous croyez que, des êtres pareils, la société ne ferait pas mieux de les détruire ? Tenez,

Tirant la lame de sa canne à épée.

je ne sais ce qui me retient de vous clouer au mur comme une chauve-souris avec vingt pouces de fer dans le ventre !

LE COMMISSAIRE, réfugié derrière sa table.

Ça recommence ? Après le feu, le fer ?... Zut ! à la fin ! C’est assommant ! On ne peut pas être tranquille une minute, avec vous !

FLOCHE, laissant tomber son épée.

Insensé !

LE COMMISSAIRE.

Eh non !

FLOCHE.

Grelot vide ! Timbre fêlé ! Tête sans cervelle !

LE COMMISSAIRE.

Je vous jure que vous êtes dans l’erreur. Vous vous faites, de mes facultés, une idée qui n’est pas la bonne.

FLOCHE.

Je sais ! Vous êtes le fou traditionnel, classique, celui qui prêche et qui vend la sagesse. Mais, pauvre idiot, tout, en vous, tout respire et trahit la démence !... depuis la bouffonnerie de votre accoutrement jusqu’à l’absurdité sans nom de votre visage !

LE COMMISSAIRE.

Trop aimable !

FLOCHE, qui est venu à la table.

Et puis, qu’est-ce que c’est que toute cette paperasserie ? Ça ne sert à rien !

LE COMMISSAIRE.

Mais si.

FLOCHE.

Mais non ! Erreur de vos sens abusés !

Il rafle le tas de procès-verbaux, pièces à légaliser, etc., etc., et sème le tout par les libres espaces.

LE COMMISSAIRE.

Oh ! cré nom !

FLOCHE, qui est venu se poster devant le cartonnier.

Et ces cartons !... Ça n’a aucune utilité.

LE COMMISSAIRE.

Permettez !

FLOCHE.

Illusions !... Chimères !...

Il dit, et les cartons, violemment arrachés à l’étreinte de leurs alvéoles, voltigent, à leur tour, par les airs, en lâchant des torrents d’affaires à l’instruction.

LE COMMISSAIRE, consterné.

Ah ! c’est gai !

Soudain.

FLOCHE, avisant le feu qui flambe en la cheminée.

Et ça !

LE COMMISSAIRE.

Quoi ça ?

FLOCHE, désignant l’âtre.

Ça !

LE COMMISSAIRE.

C’est du feu.

FLOCHE, les bras au ciel.

Du feu !

Éclatant d’un rire épileptique.

Du feu au mois de janvier !

LE COMMISSAIRE.

Eh bien ?

FLOCHE, au public.

Est-il bête ! Alors non ? Vous ne comprenez pas qu’à moins d’être un énergumène, on ne doit faire de feu que pendant les grandes chaleurs ?

LE COMMISSAIRE.

À cause ?

FLOCHE, solennel.

À cause que la Nature, – qui, seule et toujours, a raison, – exige que l’homme ait chaud l’été, comme elle veut qu’il ait froid l’hiver ! – Éteignez-moi ce brasier.

LE COMMISSAIRE.

Non.

FLOCHE, d’un ton d’un monsieur qui ne plaisante pas.

Vous ne voulez pas l’éteindre ?

LE COMMISSAIRE, persuadé.

Si !

Il se lève ; se dirige lentement vers la cheminée. Un temps.

FLOCHE.

Et au trot !

Le commissaire se hâte. Une carafe est sur la cheminée. Il la prend, et de son contenu inonde les bûches du foyer. Sur quoi.

La nature ordonne que, l’hiver, l’homme soit exposé à mourir de congestion pulmonaire, phtisie galopante, pleurésie, pneumonie et autres. Ouvrez cette fenêtre.

LE COMMISSAIRE.

Non.

FLOCHE, menaçant.

Vous ne voulez pas l’ouvrir ?

LE COMMISSAIRE.

Si.

Il se dirige à petits pas vers la fenêtre.

FLOCHE.

Et que ça ne traîne pas !

Le commissaire, épouvanté, gagne la fenêtre, qu’il ouvre toute grande. Ceci fait.

FLOCHE.

Enfin, elle veut et commande que l’homme, l’hiver, ait les pieds gelés. Enlevez vos godillots.

LE COMMISSAIRE.

Ah ! non !

FLOCHE, l’arme braquée.

Vous ne voulez pas les enlever ?

LE COMMISSAIRE.

Si.

Scène muette. Le commissaire, résigné et navré, se décide à ôter ses chaussures. Mimique de Floche qui attend. À la fin, les souliers enlevés et déposés côte à côte près des pieds libérés de leur propriétaire, le fou s’en empare, et, à toute volée, les envoie, par la fenêtre ouverte, voir au dehors si le printemps s’avance. Là-dessus.

FLOCHE, avisant le placard où l’on a vu le commissaire puiser une pelletée de coke au commencement de l’acte.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE COMMISSAIRE.

Le placard au charbon.

FLOCHE.

Bien. Entrez-y.

LE COMMISSAIRE.

Vous dites ?

FLOCHE.

Je dis : « Entrez-y ! »

LE COMMISSAIRE.

Mais...

FLOCHE, formidable.

Vous ne voulez pas ?

LE COMMISSAIRE, vaincu, donc convaincu.

Je ne fais que ça.

D’un pas de condamné à mort, le pauvre commissaire s’achemine vers le placard dont Floche lui tient la porte ouverte. Là, courte hésitation. Brusquement, d’une main agacée, Floche le saisit par le fond de sa culotte, l’envoie dans le noir, ramène la porte et la verrouille.

Puis il redescend la scène, va au bureau du commissaire, prend son chapeau haut de forme et rétablit les huit reflets après avoir apposé dans le fond de la coiffe un coup du timbre à tampon. Il se coiffe. D’une pichenette il fait disparaître un grain de poussière égaré sur sa manche, puis, automatiquement, en faisant aller les bras, il manœuvre en criant : une, deux ; une, deux. Il ouvre la porte, voit les deux agents de garde, les salue poliment et sort.

 

 

Scène VI

 

DEUX AGENTS, LE COMMISSAIRE

 

Un temps. Soudain, la porte s’ouvre. Apparition d’un des agents qui avaient amené Floche.

L’AGENT, après avoir regardé.

Lagrenaille ! Lagrenaille !

LAGRENAILLE, qui survient.

Hé là ?

L’AGENT.

Où est donc le patron ?

LAGRENAILLE.

Je n’en sais rien.

L’AGENT.

Eh bien, elle est raide, celle-là !

LAGRENAILLE, qui aperçoit le chapeau du commissaire.

V’là son tube.

L’AGENT, qui voit le pardessus.

Sa pelure !

LAGRENAILLE, désignant le parapluie.

Son pépin !

Un silence.

L’AGENT, les bras cassés de stupeur.

Ah ! nom de Dieu !

LAGRENAILLE, brusquement.

La fenêtre !

Ils se précipitent, se penchent, regardent à droite et à gauche.

L’AGENT.

Rien !

LAGRENAILLE.

Rien !

L’AGENT.

Ça m’a donné un coup !

LA VOIX DU COMMISSAIRE.

Lagrenaille !

LAGRENAILLE.

Écoute voir ?

LA VOIX DU COMMISSAIRE.

Garrigou !

L’AGENT.

On m’appelle !

LA VOIX DU COMMISSAIRE.

À moi !

LAGRENAILLE.

C’est le patron !

L’AGENT.

Dieu me pardonne, est-ce qu’il n’est pas dans le charbon de terre !

Il va au placard, qu’il ouvre.

LE COMMISSAIRE, qui jaillit, pareil à un diable à surprise, la figure noircie de charbon.

Au fou ! Au fou !... Des cordes !... des courroies !... des chaînes !... Qu’on aille chercher le panier à salade !... Téléphonez au préfet de mobiliser les pompiers et la garde républicaine !... La ville est menacée !... Au fou !

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