Petin, Mouillarbourg et consorts (Georges COURTELINE)

Fantaisie judiciaire en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Carillon, le 5 mai 1896.

 

Personnages

 

LE PRÉSIDENT

MOUILLARBOURG

L’AVOCAT

LE SUBSTITUT

BOUGNASSE

L’HUISSIER

PETIN

MAPIPE

MADAME MOUILLARBOURG

 

 

Scène première

 

L’HUISSIER

 

Au lever du rideau, l’huissier, en scène, range les dossiers sur la table du tribunal. Ceci fait, il s’avance à la rampe et interpelle en ces termes des acteurs assis à l’orchestre et mêlés au public.

L’HUISSIER.

Les personnes que je vais appeler répondront : « Présent ! »

Il consulte sa feuille, puis appelle. 

« Petin ! »

PETIN, dans la salle.

Présent !

L’HUISSIER.

Approchez !

Il appelle.

Bougnasse !

BOUGNASSE, dans la salle.

Présent !

L’HUISSIER.

Approchez ! Vous avez votre citation ?

BOUGNASSE, qui lui tend un papier.

Voilà !

L’HUISSIER.

Bien. Allez vous asseoir.

À Petin.

Et vous ?

PETIN.

Quoi ?

L’HUISSIER.

Votre citation ?

PETIN.

Ah ! Pardon !

Il fouille ses poches.

L’HUISSIER, après un instant.

Mouillarbourg !

Silence dans la salle.

L’HUISSIER.

Mouillarbourg !... Pas ici, Mouillarbourg ?... Non ?...

Même silence.

L’HUISSIER, appelant.

Femme Mouillarbourg !

UNE DAME, dans la salle.

C’est moi.

L’HUISSIER.

Votre citation, je vous prie.

La dame s’approche et lui passe sa citation par-dessus la rampe.

L’HUISSIER, saluant.

Belle dame !...

La dame retourne vers sa place.

L’HUISSIER, la rappelant.

Ah ! un mot !...

La dame s’arrête.

Venez donc me parler après l’audience, je vous dirai quelque chose.

LA DAME.

Il a plutôt du culot, celui-là !

Elle va se rasseoir.

L’HUISSIER, à Petin qui, pendant tout ce temps, a continué à chercher dans toutes ses poches sa citation égarée.

Eh bien ? cette citation ?

PETIN.

C’est extraordinaire, je ne sais pas où je l’ai fourrée.

L’HUISSIER, brusquement.

Ah ! çà, mais qu’est-ce que vous avez donc à votre chapeau ?

PETIN.

À mon chapeau ?...

Il se découvre et aperçoit sa citation qu’il y avait glissée sous le ruban, en cocarde.

Ah ! la voilà !

L’HUISSIER.

Vous me faites encore l’effet d’un malin, vous...

PETIN.

Mais...

L’HUISSIER.

C’est bon. Allez vous asseoir.

On sonne.

Le tribunal va entrer en séance. Vous reviendrez quand on vous appellera.

Entrée du tribunal.

L’HUISSIER.

Le tribunal, messieurs, levez-vous !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE PRÉSIDENT, LE SUBSTITUT

 

LE PRÉSIDENT, s’asseyant.

L’audience est ouverte ! Avant de passer à l’examen des causes soumises à ma juridiction, je prendrai la liberté d’inviter M. le substitut à modérer, du moins pour aujourd’hui, le flot de l’éloquence qui le caractérise.

Le substitut salue.

Il est tard, je suis convié au souper de centième de la pièce des Folies-Comiques et je ne consentirais sous aucun prétexte à faire languir de jolies femmes.

LE SUBSTITUT.

C’est trop juste.

LE PRÉSIDENT.

N’est-il pas vrai ? Nous allons donc, si vous le voulez bien, entrer tout de go dans la question. Huissier !

L’HUISSIER.

Monsieur le président ?

LE PRÉSIDENT.

Le rôle est-il chargé ?

L’HUISSIER.

Deux causes.

LE PRÉSIDENT.

Nous allons enlever ça en deux temps, trois mouvements...

À la dame, qui vient de grimper sur sa chaise et qui regarde autour d’elle à travers son face-à-main.

Eh bien, à la bonne heure ! Où y a de la gêne y a pas de plaisir. Madame ! Madame !

LA DAME.

Bonjour, monsieur !

LE PRÉSIDENT.

Je suis votre serviteur, voulez-vous descendre de là !...

LA DAME.

Je regarde si mon mari n’est pas encore arrivé.

LE PRÉSIDENT.

Votre mari ?

LA DAME.

Oui, un bonhomme qui a une tête de cocu.

Montrant l’huissier.

Il ressemble un peu à monsieur. Je plaide contre lui en divorce et je suis citée pour aujourd’hui.

LE SUBSTITUT, qui a consulté le dossier.

Vous êtes la dame Mouillarbourg ?

LA DAME.

J’ai ce regret.

LE PRÉSIDENT.

Votre prénom, je vous prie ?

LA DAME.

Antoinette.

LE PRÉSIDENT, à part.

Antoinette !... Où sont mes vingt ans ?

Haut, avec une courtoisie souriante.

Veuillez vous asseoir, mon enfant. On vous appellera tout à l’heure...

Il se penche vers le substitut.

Dites donc...

Le substitut se penche vers lui, et, souriant, les regards fixés sur la dame, il écoute avec des hochements de tête approbatifs.

LA DAME.

Qu’est-ce qu’ils ont à me dévisager ?... J’ai quelque chose sur la figure ?...

Elle tire son mouchoir et s’en frotte le bout du nez.

LE SUBSTITUT, au président.

Je vous crois, parbleu ! Moi aussi.

Ils rient.

LE PRÉSIDENT, à la dame.

Antoinette, voyons, soyez sage. Asseyez-vous.

La dame s’assied.

Là !... Elle est mignonne, cette enfant !... Huissier, appelez !

L’HUISSIER.

Petin contre Bougnasse ! – Petin !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, PETIN, BOUGNASSE

 

PETIN, qui s’avance.

Présent !

L’HUISSIER.

Bougnasse !

BOUGNASSE.

Présent !

L’HUISSIER.

Approchez ! Placez-vous ici... Et vous, là. Vous pouvez vous asseoir.

Les deux hommes s’assoient.

LE PRÉSIDENT, qui consulte le dossier, à Petin.

Levez-vous.

Les deux hommes se lèvent.

LE PRÉSIDENT, toujours plongé dans ses paperasses, à Bougnasse.

Restez assis !

Les deux hommes se rassoient.

LE PRÉSIDENT, à Petin.

Je vous dis de vous lever.

BOUGNASSE, qui croit qu’il s’agit de lui.

Ah ! pardon !

Il se lève.

LE PRÉSIDENT.

Pas vous ! Ils sont idiots !

LE SUBSTITUT.

Ça me fait cet effet-là !

LE PRÉSIDENT, à Petin qui s’est levé.

Vous avez compris ? C’est heureux !

Mouvement de Petin.

Taisez-vous. – Vous vous appelez Petin ?

PETIN.

Marc, Hippolyte, Oscar.

LE PRÉSIDENT.

Comment ?

PETIN.

Marc, Hippolyte, Oscar.

LE PRÉSIDENT, qui a mal entendu.

Marquis ?... Vous êtes marquis ?

LE SUBSTITUT.

Marc, Hippolyte, Oscar. Ce sont ses prénoms.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! fort bien ! Vous ne pouvez pas ouvrir la bouche !... Votre âge ?

PETIN.

Cinquante ans.

LE PRÉSIDENT.

Votre demeure ?

PETIN.

Boulevard Picpus, numéro 100.

LE PRÉSIDENT, très sec.

Est-ce que vous vous croyez dans une écurie ?...

PETIN, étonné.

Non, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

On pourrait s’y tromper.

Effarement de Petin.

Il y a ici des femmes charmantes, des femmes tout à fait charmantes !...

PETIN.

Eh bien ?

LE PRÉSIDENT.

Eh ! bien, vous devriez avoir la discrétion de demeurer au 101 ou au 99. Il suffit ! Vous êtes un goujat.

Un temps.

Vous vous plaignez d’avoir été frappé. Bougnasse que voici...

LA DAME, avec éclat.

Ah ! le voilà !

LE PRÉSIDENT, sursautant.

Qui ça ?

LA DAME, désignant un monsieur qui vient de faire son apparition et qui cherche un coin pour se caser.

Mon mari !

LE PRÉSIDENT, frappant sur son bureau avec son couteau à papier.

Voyons ! Voyons ! Voyons !

LA DAME, qui triomphe.

Hein ? L’a-t-il, la tête de l’emploi ? Croyez-vous qu’il l’a, le physique ?... Va donc, eh cocu !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MOUILLARBOURG

 

MOUILLARBOURG, s’avançant.

Monsieur le président, vous voyez...

LE PRÉSIDENT.

Huissier, expulsez cet homme.

MOUILLARBOURG.

Comment, expulsez cet homme ?

L’HUISSIER.

Allez, sortez !

MOUILLARBOURG.

Pourquoi ?

LE PRÉSIDENT.

Vous troublez l’audience...

LE MONSIEUR.

Moi ?... C’est ma femme !

LE PRÉSIDENT.

Précisément ! Comme mari, vous êtes civilement responsable.

MADAME MOUILLARBOURG.

Très bien ! Très bien !

MOUILLARBOURG, jeté à la porte.

Cornes du diable !

LE PRÉSIDENT.

Le diable ne s’occupe pas des vôtres. Laissez donc les siennes tranquilles.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, moins MOUILLARBOURG

 

MADAME MOUILLARBOURG.

Ça, par exemple, c’est tapé !... Il est épatant, le président !

LE PRÉSIDENT, avec un petit geste de la main.

Antoinette ! Je vous en prie...

Au substitut.

Elle est exquise.

LE SUBSTITUT.

Exquise.

LE PRÉSIDENT, dans un rugissement amoureux.

Ah !!!

À part.

Modérons-nous.

Haut, à Petin.

Nous disons donc que Bougnasse vous aurait donné un soufflet ?

PETIN.

Oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Où ça ?

PETIN.

En pleine figure.

LE PRÉSIDENT, agacé.

Tâchez donc de comprendre ce qu’on vous dit.

LE SUBSTITUT.

On vous demande en quel lieu et non à quelle place.

PETIN.

Pardon !... À « la Nouvelle Athènes » !

LE PRÉSIDENT.

Place Pigalle ?

PETIN.

Place Pigalle.

LE PRÉSIDENT.

Quelle heure était-il donc ?

PETIN.

Dans les une heure, une heure et demie.

LE PRÉSIDENT.

Du matin ?

PETIN.

Bien sûr, du matin.

LE PRÉSIDENT.

Vous étiez à une heure du matin place Pigalle, vous qui dites habiter boulevard Picpus ?

PETIN.

Comment, je dis ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, vous le dites.

PETIN.

Je le dis pour une bonne raison...

LE PRÉSIDENT.

Assez !...

Au substitut.

Voilà un citoyen qui me fait l’effet de mener une singulière existence... Enfin !... Racontez-nous comment le fait s’est passé.

PETIN.

Monsieur, je vous dirai une bonne chose : que c’est M. Bougnasse qui m’a provoqué. Il faut vous dire que nous nous connaissons depuis les temps les plus reculés, que je l’ai eu pour témoin à ma noce, et qu’il venait dîner chez nous tous les jeudis ; à preuve qu’on faisait du veau, du navarin, des côtelettes à la casserole, des pieds de mouton, du petit salé aux choux, des...

LE PRÉSIDENT.

C’est bien, c’est bien. Et après ?

PETIN.

Bon ! Un beau jour, qu’est-ce qu’il fait ? Il se tire des pieds avec ma femme. Vous voyez d’ici ma tête !

LA DAME.

Oui ; ah ! elle est bath !... On peut voir.

LE PRÉSIDENT, avec douceur.

Chut ! Chut ! Chut !

PETIN.

Je me dis : « Toi, mon vieux, que je te choppe ; tu verras un peu si tu y coupes ! » – Et en effet, l’autre soir,

Le président prend une feuille de papier et écrit.

voilà-t’y pas que je le rencontre au coin de la place Pigalle et du boulevard Rochechouart. « Ah ! te voilà ! que j’y fais. – Oui, qu’y me fait, me voilà. – Eh ben, t’es un joli coco, que je lui fais. – À cause de quoi ? – À cause que tu t’es conduit comme le dernier des derniers.

Le président prend une enveloppe et y glisse la feuille de papier.

Tu m’as barboté ma femme, c’est des choses qui ne se font pas, ou alors qu’est-ce qu’on est ? un mufle ! – Eh bien, qu’y me fait, allons au café, qu’y me fait, nous causerons en prenant un verre. »

Le président fait signe à l’huissier de s’approcher, lui dit un mot à l’oreille et lui remet l’enveloppe qu’il vient de fermer. L’huissier prend le papier, salue, et va le porter à la dame, qui se hâte d’en prendre connaissance.

C’est très bien, nous entrons à « la Nouvelle-Athènes ». Et là, voilà M. Bougnasse qui commence à biberonner : un bock, deux bocks, trois bocks, quatre bocks ! une fine pour faire passer la bière, un rhum pour faire passer la fine, un kirsch pour faire passer le rhum, et si bien qu’y se met à devenir insolent, je ne sais pas à propos de quoi, disant que les femmes étaient toutes les mêmes vadrouilles, volailles et compagnie, que la mienne valait pas les quat’fers d’un chien et que tout ça c’était de ma faute... Épaté...

À ce moment.

LA DAME, au président, après avoir lu.

Oui, mais pas à quatre heures.

LE PRÉSIDENT.

Pas à quatre heures ?

LA DAME.

Non. À quatre heures, il faut que j’aille au Louvre.

LE PRÉSIDENT.

À cinq heures, alors ?

LA DAME.

Ou à trois.

LE PRÉSIDENT.

À trois ?

LA DAME.

À trois.

LE PRÉSIDENT.

Entendu.

À Petin, qui est demeuré effaré, la bouche en jeu de tonneau.

Eh bien, continuez, qu’est-ce que vous attendez ?

PETIN.

Épaté, je veux placer un mot. « En voilà assez ! » qu’il me fait. Et là-dessus, cette brute...

BOUGNASSE, indigné.

Cette brute !

LE SUBSTITUT.

J’invite la partie civile à ne pas invectiver le prévenu, ou je me verrai forcé d’attirer sur sa tête les justes sévérités de la loi.

LE PRÉSIDENT.

Vous entendez ?

PETIN.

J’entends, j’entends !... Je retire « brute ». Ce galant homme, cet homme du monde, ce dernier représentant de la bonne éducation et de la saine courtoisie française, m’envoya donc une paire de gifles qu’on dut entendre de Vaugirard.

LE PRÉSIDENT.

Et c’est tout ?

PETIN.

Mon Dieu, oui, c’est tout.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas bien grave. Monsieur le substitut ?

LE SUBSTITUT.

Je m’en rapporte à la sagesse du tribunal.

LE PRÉSIDENT, à Petin.

Vous pouvez vous asseoir. – Bougnasse !

Bougnasse se lève.

Vous avez un avocat ?

BOUGNASSE.

Oui, monsieur le président. J’en ai arrêté un pour trois francs cinquante, tout à l’heure, à la buvette, Me Legaffeur.

LE SUBSTITUT.

C’est cet ex-substitut de province qui a été révoqué au dernier changement de ministère et qui s’est depuis fait inscrire au barreau.

LE PRÉSIDENT.

Il devrait être ici, c’est insupportable.

L’HUISSIER.

Le voici, monsieur le président.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LEGAFFEUR

 

Il s’avance tranquillement, la serviette sous le bras.

LE PRÉSIDENT, à Legaffeur.

Allons, maître Legaffeur, allons !

LEGAFFEUR.

C’est à moi de jouer ?... euh ! de parler ?

LE PRÉSIDENT.

Sans doute ! Le tribunal vous attend.

LEGAFFEUR.

Je suis prêt.

LE PRÉSIDENT.

Vous savez de quoi il s’agit ?

LEGAFFEUR, à qui le substitut vient de communiquer le dossier.

Petin contre Bougnasse... euh ! euh... Ne vous inquiétez pas, monsieur le président.

Il vient se placer derrière la petite tribune réservée à la défense et il commence à plaider.

Messieurs, si jamais prévention n’eut pas besoin d’être soutenue, c’est bien celle qui me vaut l’honneur de prendre aujourd’hui la parole devant vous. À peine au sortir de l’enfance, l’homme que vous avez à juger et que vous jugerez, j’en suis sûr, avec toute la sévérité que votre intégrité comporte, donna les signes les moins équivoques d’une nature réfractaire à tout bon sentiment. À cinq ans, il rouait de coups sa pauvre mère et lui dérobait ses économies qu’il gaspillait en acquisition de sucres d’orge et de cigares de cacao !... Vous dépeindrai-je, messieurs, la poignante douleur qui étreignait à ces cruels instants le cœur de cette excellente femme ? Hélas ! l’indignation m’étrangle, et...

LE PRÉSIDENT, l’interrompant.

Un mot, maître. Je ne me trompe pas ? Vous requérez bien l’application de la peine ?

LEGAFFEUR.

Avec la dernière énergie !

LE PRÉSIDENT, stupéfait.

Mais vous êtes avocat ?

LEGAFFEUR, plus stupéfait encore.

Moi ?

LE PRÉSIDENT.

Dam !

LEGAFFEUR, se frappant le front.

Eh ! C’est pardieu vrai ! Ce que c’est que l’habitude !... Je me croyais encore substitut.

Souriant.

Simple distraction.

Avec volubilité.

Plaise au tribunal adopter mes conclusions, déclarer mon client recevable en sa plainte et condamner la partie adverse à cinquante mille francs de dommages et intérêts.

Il plaide.

Messieurs, si jamais le bon droit d’un homme odieusement dépouillé sauta aux yeux de magistrats intègres, c’est bien, j’ose le dire, en l’espèce ! Petit-fils d’un lieutenant-colonel de l’Empire qui laissa ses os à Iéna, fils d’un grenadier de la garde qui, sous les murs de Sébastopol, conquit l’étoile de l’honneur à la pointe de sa baïonnette, Petin, messieurs, est l’honnête homme dans l’acception la plus large du mot. Dès l’âge le plus tendre, il montra un penchant irrésistible pour la vertu, et par son application, par son amour du travail, il sut conquérir l’estime de ses professeurs et la tendresse de ses parents. L’heureuse famille, messieurs !... Qu’il me soit permis d’attarder un instant mes yeux sur le riant tableau que leur offrent monsieur et madame Petin père et mère, étreignant de leurs bras, les yeux baignés de douces larmes, le fils, espoir de leurs vieux ans...

LE PRÉSIDENT.

Un mot encore, maître Legaffeur. C’est bien pour Petin que vous plaidez ?

LEGAFFEUR.

Certainement.

LE PRÉSIDENT.

Mais vous êtes l’avocat de Bougnasse.

LEGAFFEUR.

Bah ? C’est bien possible, après tout.

Souriant.

Une simple erreur. Je m’étais trompé de client. Plaise au tribunal adopter mes conclusions, renvoyer mon client des fins de la poursuite et condamner la partie civile aux dépens.

Il plaide.

Messieurs, un lapsus linguae, dont votre clairvoyance a déjà fait justice, me faisait dire tout à l’heure de Petin ce que la plus stricte bonne foi me fait dire à présent de Bougnasse. Si jamais...

LE PRÉSIDENT.

Maître, l’heure s’avance, je dois me rendre chez Marguery où m’appellent d’impérieux devoirs. Si vous voulez, nous allons traiter à forfait ; pas de plaidoierie, pas de prison.

LEGAFFEUR.

Parfaitement, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT, à Bougnasse.

Seize francs d’amende. Vous pouvez vous retirer.

BOUGNASSE, qui s’en va.

Messieurs...

PETIN, au président.

Combien ?

LE PRÉSIDENT.

Seize francs.

PETIN, abasourdi.

Seize francs !... seize francs !... Voilà un drôle qui me tombe dessus sans motif, me soufflette en plein café, et il en est quitte pour seize francs !

LE PRÉSIDENT.

Ah ! vous allez vous taire, n’est-ce pas ?

PETIN.

En Angleterre...

LE PRÉSIDENT.

L’Angleterre n’a rien à voir là-dedans. Laissez-nous tranquille ; c’est jugé.

PETIN.

Il est joli, le jugement !

LE PRÉSIDENT.

Plaît-il ?

PETIN, qui se dirige vers la porte.

Des mufles, ces gens-là !... Des mufles !

LE PRÉSIDENT.

Huissier, emparez-vous de cet homme.

Petin, empoigné au collet, est amené devant le tribunal.

LE PRÉSIDENT.

Maintenez-vous vos paroles ?

PETIN.

Certes ! Étant donné le prix d’une gifle, un gros mot doit coûter dans les deux francs cinquante, je serais donc bien bête de faire des platitudes.

LE PRÉSIDENT.

Monsieur le substitut.

LE SUBSTITUT.

Je requiers l’application de la loi.

LE PRÉSIDENT, le Code aux doigts.

Le tribunal, après en avoir délibéré, – Attendu que le présent jour Petin a qualifié de mufles les magistrats siégeant en audience publique ; – que ce propos tenu à haute et intelligible voix, puis maintenu, constitue un grave attentat au caractère et à la dignité de ces personnages ; – qu’il constitue le délit, prévu et puni par la loi, d’outrage à des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions ; – Par ces motifs ; – Faisant application de l’article 222 du code pénal, ainsi conçu : « Lorsque des magistrats auront reçu quelque outrage, celui qui les aura outragés sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans ; si l’outrage a eu lieu à l’audience, l’emprisonnement sera de deux à cinq ans. » – Condamne Petin à deux ans de prison.

PETIN.

J’ai deux ans de prison à c’t’heure ?

LE PRÉSIDENT, à l’huissier.

Emmenez !

Le substitut tend un papier à l’huissier.

PETIN.

On m’a fichu une gifle, et, par-dessus le marché, on me flanque deux ans de prison !

L’HUISSIER.

C’est bon ! c’est bon ! Vous causerez demain.

PETIN, emmené.

Si j’avais supposé qu’une gifle coutât seize francs à donner et deux ans de prison à recevoir...

La voix se perd dans l’éloignement.

 

 

Scène VII

 

LE PRÉSIDENT, LE SUBSTITUT, L’HUISSIER, MONSIEUR et MADAME MOUILLARBOURG

 

LE PRÉSIDENT.

Et d’une ! Ça se tire !... Antoinette !

LA DAME.

Qu’est-ce qu’elle a fait ?

LE PRÉSIDENT.

Ça va être à vous, mon enfant. Approchez avec confiance.

La dame s’approche.

Sans vouloir anticiper sur les événements à venir et préjuger en quoi que ce soit des décisions de la Justice, je crois pouvoir vous affirmer que le tribunal est animé à votre égard des meilleures dispositions.

LA DAME.

Chouette !

LE PRÉSIDENT.

Je me plais à espérer que par votre excellente attitude...

LA DAME.

Oui, mon gros.

LE PRÉSIDENT.

...Votre réserve...

LA DAME.

Oui, mon chat.

LE PRÉSIDENT.

...La tenue de votre langage...

LA DAME.

Oui, mon coco.

LE PRÉSIDENT.

Vous saurez vous élever à la hauteur des circonstances et vous montrer digne des bontés avec lesquelles j’ai l’honneur d’être

Il se lève et retire sa toque.

votre très humble, très obéissant et très affectueux serviteur : Tirmouche.

À l’huissier.

À vous, la pose.

L’HUISSIER.

La femme Mouillarbourg contre Mouillarbourg, son mari.

Il va au fond ouvrir la porte.

Mouillarbourg !

MOUILLARBOURG, qui se précipite.

Présent ! – Monsieur le président, pour vous donner une idée comme ma femme est une sale bête...

LE PRÉSIDENT.

Qui est-ce qui vous demande la couleur de vos bas ?

MOUILLARBOURG, interloqué.

Personne !

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, fermez donc votre placard. Vous répondrez quand on vous questionnera.

LA DAME, enchantée.

Toc !

Mouillarbourg salue et vient prendre sur l’estrade du tribunal la place qui lui est réservée.

LE PRÉSIDENT.

Antoinette ! veuillez vous lever !

MOUILLARBOURG, surpris.

Antoinette !

LE PRÉSIDENT.

Levez-vous aussi, Mouillarbourg.

MOUILLARBOURG, se levant.

Honoré.

LE PRÉSIDENT.

Quoi, Honoré ?

MOUILLARBOURG, souriant.

Je m’appelle Honoré.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

MOUILLARBOURG.

Excusez. Je croyais que vous alliez m’appeler par mon petit nom.

LE PRÉSIDENT, à la dame.

Madame, au nombre des griefs dont vous incriminez monsieur, vous alléguez – les pièces du dossier en font foi – de sa réserve à votre endroit... À quel endroit ?

Un temps.

LA DAME.

Vous en avez une santé, vous !

LE PRÉSIDENT, la main sur le sein.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. Si je vous invite à entrer dans quelques éclaircissements, c’est que j’y suis contraint et forcé par mes devoirs de magistrat.

LA DAME.

Parfaitement, je la connais celle-là.

LE PRÉSIDENT.

Vous la connaissez ?

LA DAME.

Quelque peu.

LE PRÉSIDENT.

En ce cas, je n’insiste plus.

LA DAME.

L’affaire est simple comme bonjour. J’ai épousé cette espèce d’idiot il y a un an. J’apportais trente mille francs de dot. Le soir de mes noces, maman me dit en me faisant ma couverture : « Antoinette, l’instant est proche. Tout à l’heure, tu vas rigoler. »

LE PRÉSIDENT.

Ah ! Ah !

LA DAME.

Bon ! Je me prépare à rigoler, maman s’en va ; il arrive.

MOUILLARBOURG, blessé.

Il arrive !

LE PRÉSIDENT.

Silence ! Tout à l’heure...

LA DAME.

Il s’approche...

LE PRÉSIDENT.

Vous étiez au lit ?

LA DAME.

Au lit. Il me prend dans ses bras et saisit...

Elle se tait.

LE PRÉSIDENT, à l’auditoire.

J’invite l’auditoire à garder le plus profond silence. Le premier qui trouble les débats, je le fais emballer en vertu de mon pouvoir discrétionnaire. Ce récit est d’un intérêt !... Continuez... Il saisit, dites-vous ?...

LA DAME.

Il saisit... Je dois tout dire ?

LE PRÉSIDENT.

Oui...

LA DAME.

Il saisit...

LE PRÉSIDENT.

Achevez, de grâce !

LA DAME.

Il saisit... cette occasion...

LE PRÉSIDENT et LE SUBSTITUT, désolés.

Ah !...

LA DAME.

...pour m’avouer qu’il avait eu une jeunesse dévastatrice.

MOUILLARBOURG.

Je jure que c’est la vérité.

LA DAME.

Il fallait le dire avant.

MOUILLARBOURG.

Tiens ! tu n’aurais plus voulu de moi. Et ta dot ! les trente mille francs ? Ça m’aurait passé sous le nez !

LE PRÉSIDENT, à la dame.

Si bien qu’en fait de rigolade...

LA DAME.

Ça s’est borné là !

LE PRÉSIDENT.

C’est peu... Vous avez entendu, Mouillarbourg ? À vous de répondre.

MOUILLARBOURG.

Monsieur, je répondrai ceci : que ma femme est une sale bête. Et maniaque ! c’est rien de le dire ! Ainsi, elle a deux habitudes que le diable y userait sa queue à essayer de les lui faire perdre.

LE PRÉSIDENT.

Quelles habitudes ?

MOUILLARBOURG.

De lire les journaux au lit et de faire pipi à huit heures du matin.

LE SUBSTITUT.

Au lit aussi ?

MOUILLARBOURG.

Non.

LE SUBSTITUT.

C’est heureux.

MOUILLARBOURG.

Laissez donc, c’est pour vous montrer à quel point c’est une sale bête. Tenez, nous recevons deux journaux : le Petit Journal et le Petit Parisien. Eh bien, pendant qu’elle en lit un, vous croyez peut-être que je lis l’autre ?... Et ta sœur ?... Elle le met sous son derrière, monsieur !... Oui, monsieur, sous son derrière, afin que je ne puisse pas l’avoir et que je sois de là à m’embêter comme un rat mort ! Hein ? c’est épatant ? Bien mieux que ça : quand elle se lève pour aller faire pipi, vous croyez que je les ai, les journaux ?... Ouat ! Elle les emporte, monsieur, elle les emporte sur le pot, où elle reste des fois pendant que je suis de là à me taper !... Tout ça pour me faire rager et m’empêcher de lire la Marchande de moules, par M. Émile Richebourg ! – Quelle sale bête ! Mon Dieu, quelle sale bête !

LE PRÉSIDENT.

C’est tout ce que vous avez à dire ?

LA DAME.

Certainement. Monsieur n’en dit jamais plus long.

LE PRÉSIDENT, à la dame.

Un mot encore. Vous êtes bien sûre de n’avoir rien négligé pour rendre la parole à ce... muet ?

LA DAME, les bras au ciel.

Ah ! Dieu... j’ai essayé de tout !

LE PRÉSIDENT.

Sans effet ?

LA DAME.

Sans effet sur lui... Sur moi, c’est une autre histoire.

LE PRÉSIDENT.

Compris. La cause est entendue. La parole est au ministère public pour donner ses conclusions.

LE SUBSTITUT.

Je m’en rapporte à vous.

LE PRÉSIDENT.

Vous avez bien raison.

Il prononce.

« Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi... Attendu que la dame Mouillarbourg (Antoinette) a introduit une instance en divorce contre Mouillarbourg, son mari, arguant notamment de la réserve de celui-ci à un endroit de celle-là, qu’elle se refuse à spécifier par un sentiment de convenance que je déplore, mais auquel je rends hommage ; attendu que Mouillarbourg allègue de son côté le parti pris systématique de sa femme à s’asseoir sur le Petit Journal et à rester quelquefois une heure sur le pot, dans le but de le priver du plaisir de lire la Marchande de moules ; que les torts des deux conjoints paraissent avoir été réciproques ; que, dans ces conditions, la religion du juge est insuffisamment éclairée ; qu’il y a lieu de surseoir au prononcé du jugement et de procéder dans le plus bref délai à un complément d’enquête. – Par ces motifs, ordonne l’arrestation provisoire de Mouillarbourg et son incarcération immédiate. Fait commandement à la dame Mouillarbourg (Antoinette) de se rendre demain à l’hôtel Terminus, à trois heures précises de relevée, pour y être entendue, par le président, en audience particulière. L’audience est levée.

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