Lidoire (Georges COURTELINE)

Tableau militaire en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Menus-Plaisirs, par la troupe du Théâtre Libre, le 6 juin 1891.

 

Personnages

 

LIDOIRE

LA BISCOTTE, trompette

DUMONT, adjudant

MARABOUT

VERGISSON

LE BRIGADIER DE SEMAINE

UN HOMME DE GARDE

 

 

Scène première

 

LIDOIRE, MARABOUT, VERGISSON, L’ADJUDANT

 

Les trois coups de l’avertisseur. Immédiatement, derrière la toile, on entend une trompette sonner les quatre appels. Rideau.

Une chambrée, dans un régiment de cavalerie. Au fond à gauche, en coin, la porte ; puis, face au public, une haute croisée à vitres exiguës derrière laquelle on voit la cour du quartier, blanche de lune. À droite et à gauche, filant de l’avant-scène au fond, des lits accolés deux à deux, et garnis de leurs couvre-pieds réglementaires. Sous la planche à pain, une lourde table où traînent des quarts et une gamelle. Au centre, un poêle.

À droite, Marabout et Vergisson, chacun au pied de son lit, à la position du soldat sans armes. Ils sont en pantalon de treillis, veste et sabots, coiffés du calot d’écurie. Lidoire, même tenue, est debout, près de la porte. D’une main, il tient une chandelle ; de l’autre, il en protège la flamme. Dehors, la sonnerie continue. La porte s’ouvre. Entre l’adjudant de semaine, le billet d’appel à la main.

LIDOIRE.

Silence à l’appel ! – Manque personne, mon lieutenant.

LE SOUS-OFFICIER, qui a effleuré du doigt la visière de son shako.

Comment ça, il ne manque personne ? Voilà une chambrée de douze lits où vous êtes tout de suite trois.

LIDOIRE.

Dam’, mon lieutenant, vous savez c’que c’est : quand c’est q’les bleus viennent d’arriver, c’est aux hommes ed’la classe à prend’ la semaine, la garde à la police, à l’écurie, et tout. D’ailleurs, v’pouvez vous assurer.

LE SOUS-OFFICIER.

Je le sais bien, que je peux m’assurer ; je n’ai pas besoin de votre permission. – D’abord, pourquoi donc est-ce vous qui rendez l’appel ce soir ? Où est le brigadier Sauvage ?

LIDOIRE.

À l’hôpital.

LE SOUS-OFFICIER.

À l’hôpital ?

Haussement d’épaules.

C’est bien le moment de tirer au cul.

LIDOIRE.

Y tire pas au cul, mon lieutenant. Y ya arrivé un sale coup au pansage d’à c’t’ après-midi : un coup de sabot en pleine figure...

LE SOUS-OFFICIER.

C’est bon.

Désignant un lit.

Qui couche là ?

LIDOIRE.

Chaussier, puni sall’ police.

L’un suivant l’autre et l’éclairant, Lidoire et le sous-officier font le tour de la chambre. Et à chaque lit, dont le sous-officier, du doigt, touche le couvre-pied, au passage, Lidoire donne une explication : Cabriol, garde écurie ; Liandier, garde de police ; La Biscotte, trompette, permissionnaire de dix heures ; Truffe, puni de prison ; Pied, à l’infirmerie ; brigadier Sauvage...

LE SOUS-OFFICIER, qui fait halte devant Marabout.

Vous êtes un bleu, vous ?

MARABOUT.

Oui, mon lieutenant.

LE SOUS-OFFICIER.

Vous en avez bien l’air.

Il lui retrousse le bas de sa veste.

Vous n’avez pas de bretelles. Prenez votre couverte ; vous allez descendre à la boîte.

LIDOIRE, qui s’interpose.

C’est jeune, mon lieutenant ; ça compte à l’escadron d’à seulement c’matin ; ça fait que ça ne sait pas ’core...

LE SOUS-OFFICIER.

Raison de plus. Ça lui apprendra. D’ailleurs on a besoin de beaucoup d’hommes punis pour casser, le matin, la glace des abreuvoirs. – Ah çà, c’est dégoûtant, ici ! En voilà une bauge ! Qui est de chambre ?

VERGISSON, la main au calot.

C’est moi.

LE SOUS-OFFICIER.

Je vous fais mon compliment. Des quarts ! Une gamelle !... c’est du propre ! Vous n’êtes pas un bleu, vous ; ce n’est pas de ce matin que vous comptez à l’escadron, et vous la connaissez il y a belle lurette. Mais l’important n’est pas de la connaître : c’est de la pratiquer. Voilà. Méditez cette parole et prenez votre couverte.

Les deux hommes démolissent leurs lits, se jettent leurs couvertures sur l’épaule et sortent pendant ce qui suit.

LE SOUS-OFFICIER, qui inscrit au billet d’appel les punitions qu’il vient de porter.

Lidoire !

LIDOIRE.

Mon lieutenant ?

LE SOUS-OFFICIER.

Demain matin, au réveil, vous me commanderez quatre hommes de corvée pour le pain.

LIDOIRE, qui bondit.

Quat’ hommes !... J’ pourrai jamais, mon lieutenant. Je n’ n’avais déjà eq’ trois ; su’ les trois n’en v’là déjà deux d’ désignés pou’ la corvée de glace, et faudra qu’ j’en trouve quat’ pour la corvée de pain ?

LE SOUS-OFFICIER.

Oui.

LIDOIRE.

Eh ! où c’est que c’est t’y qu’vous voulez que je les prenne ?

LE SOUS-OFFICIER.

Vous les prendrez où vous voudrez. Si vous croyez que ça me touche !...

Il sort.

 

 

Scène II

 

LIDOIRE, puis LE BRIGADIER DE SEMAINE, puis LE SOUS-OFFICIER

 

LIDOIRE.

Enfant de salaud qui dit : « Si vous croyez que ça me touche !... » Bien sûr que ça devrait te toucher, sale tringlo !... turco !... fantabosse !...

Il redescend en scène. Un temps. De l’autre côté de la cloison, on entend : « Silence à l’appel ! Manque personne, mon lieutenant ».

Ça me démolit, moi, ces choses-là ! Ça me coupe mes moyens, rasibus. J’voulais justement préparer ma revue de détails pour ed’main, astiquer mon fourbi et tout ; et ben j’vas préparer peau de balle et peau de zébie, et en fait d’astiquage

Il abat sur son lit un furieux coup de poing.

j’vas astiquer ma plaque de couche. Et allez donc ! ça fait le compte !

Il colle d’une larme de suif sa chandelle au bout de sa patience dont il loge l’autre extrémité sous la pile de vêtements de sa charge. Ceci fait, il s’assied d’une fesse sur son lit, qui est le premier du rang à l’avant-scène de droite, et, face au public, il commence à se déshabiller. Long silence d’abord, puis.

La classe donc ! La classe !

Il enlève sa veste. Sur sa chemise de grosse toile écrue, les pans de sa cravate lui tombent jusqu’au nombril. La porte s’ouvre. Paraît le brigadier de semaine.

LE BRIGADIER, sur le seuil.

Eh ! Lidoire ! Demain, au réveil, t’auras à me commander quatre hommes pour la corvée de pain, t’entends ?

LIDOIRE, qui ne s’est même pas retourné.

Zut !

La porte retombe, puis se rouvre.

LE BRIGADIER.

En calot, pantalon de treillis et blouse, les quatre hommes.

LIDOIRE, même jeu.

Zut !

Sortie du brigadier. Lidoire, qui a enlevé sa culotte, se met au lit. Il a conservé son caleçon et les étroites bandes de toile enroulées autour de ses pieds, et qui lui tiennent lieu de chaussettes. Soudain, par l’entrebâillement de la porte, ouverte une troisième fois, le sous-officier passe la tête.

LE SOUS-OFFICIER.

J’ai oublié de vous dire, Lidoire. En veste et pantalon de cheval, les quatre hommes, pour la corvée de pain. Veillez-y, hein ?

Même jeu que plus haut, de la porte qui retombe puis se rouvre.

LE SOUS-OFFICIER.

Et képi.

Il disparaît.

LIDOIRE.

Ah ! voleux de métier où tout le monde commande sans qu’y yait seulement un lascar pour savoir de quoi qu’y retourne ! « En veste ! » qu’y dit l’un ; « En blouse ! » qu’y dit l’autre ! Ed’ veste en blouse, d’bottes en sabots et d’ pantalon d’ cheval en pantalon de treillis, j’finirai ben par prend’, moi aussi, ma couverte !... Et y en a comme ça qui rengagent ! Qu’est-ce que faut qu’y z’ayent dans la peau ?...

Il se soulève sur les poings et se hisse jusqu’à sa chandelle.

La la ! Si ya jamais qu’un congé de rengagement pour em’ tomber su’ eun’ dent creuse...

Il souffle la lumière.

j’ suis pas près d’avoir eun fluxion... Bonsoir ma cocotte.

Il s’endort. Silence et nuit. Au loin, le trompette de garde sonne l’extinction des feux. Tout à coup, la porte qui, depuis un instant, est secouée d’étranges soubresauts, cède et s’ouvre, chassée d’un coup de pied ; et sur un fond lumineux de lune, la silhouette se détache en noir de La Biscotte, ivre à rouler. Il a le plumet au shako, le vaste manteau à pèlerine des nuits de pluie et de grands froids. Il demeure là, hésitant, cramponné des deux mains aux chambranles de la porte. À la fin, d’une voix éplorée : Lidouère !... Lidouère !... Lidouère !...

LIDOIRE, éveillé en sursaut et qui se dresse dans son lit.

Eh ? Quoi ? Qui c’est qu’ est là ? C’est-y toi, La Biscotte ?

 

 

Scène III

 

LIDOIRE, LA BISCOTTE

 

LA BISCOTTE, d’une voix empêtrée de colle de pâte.

Oui, c’est moi... Mon pau’ ieux... s’ suis saoul comme eun’ vache.

LIDOIRE.

Viens te coucher, si c’est qu’ t’ es plein.

LA BISCOTTE.

Mon ’ieux salaud... m’en vais te dire une bonne chose : m’ rappelle pas où qu’est mon pucier.

LIDOIRE.

Tu t’rappelles pas où qu’est ton pucier ?

LA BISCOTTE.

Non, mon’ ieux... S’ sais pas comment qu’ ça se fait... m’rappelle pas où qu’il est... Où qu’il est mon pucier, Lidouère ?

LIDOIRE, égayé.

C’est y couenne, hein, un homme qu’est bu !...

Il saute du lit, vient au secours de cette pitoyable détresse.

Allons, arrive !

Sous les aisselles, il a empoigné son copain. Celui-ci fait un pas, bute du pied et donne du nez en avant.

Hé là ! Attention donc !

LA BISCOTTE, soutenu sous les bras et dont le bancal bat le fer des couchettes, au passage.

...S’suis saoul.

LIDOIRE.

Eh je l’ cré ben, q’ t’ es saoul ! Y s’a même payé ta fiole, et salement, c’ t’y là qui t’a vendu ça pour du sirop de radis noir. Quien, le v’là ton pucier, couche toué.

Lui-même regagne son lit, en hâte.

J’ suis gelé, bonsoir de bonsoir !

Long silence. La Biscotte, au pied de son lit, demeure sans un mot, sans un geste, à regarder tourbillonner l’ombre. À la fin, d’une main qui tâtonne et ne trouve pas, il déboutonne son manteau, s’efforce ensuite, mais vainement, de déboucler son ceinturon. Son buste, comme vidé par l’ivresse, oscille de tribord à bâbord. Chute bruyante de son shako, qui s’en va rouler on ne sait où, dans la nuit.

LIDOIRE, vaguement inquiet.

Ah çà, quéq’ tu fabriques ? C’est t’y q’ tu vas pas pagnotter ?

LA BISCOTTE.

Mon pau’ ieux, ’vais t’dire une bonne chose... s’ peux pas ertirer ma culbute.

LIDOIRE.

Tu peux pas te déculotter ?

LA BISCOTTE.

Non, mon ’ieux.

LIDOIRE.

Eh ben, y a du bon ! À c’ t’ heure ici faut cor’ que j’ me lève, moi, alorss ?

Faussement indigné.

T’ eun’ n’as pas le trac, tu sais bien.

Il saute du lit.

T’as d’ la vein’ d’êt’ un pays, va !

Il commence à déshabiller La Biscotte, lui enlève son manteau, puis son dolman. La Biscotte apparaît, pantalonné de rouge jusqu’aux tétons.

LA BISCOTTE, pendant l’opération.

Mon ’ieux salaud... ’ai rud’ment rigolé, t’ sais... Y a un civil qui m’a mis une claque.

LIDOIRE.

Allons donc !

LA BISCOTTE.

Oui, mon ‘ieux... s’lai rencontré chez la mère Paquet, l’ civil... « Trompette, qu’y me dit comme ça... s’ sais qu’est-ce que c’est... eq’ d’êt’ trompette... s’ l’ai été, moi, trompette, qu’y dit... » Bon Dieu, s’ suis t’y saoul !

LIDOIRE, ironique.

Mais non ! C’est des menteries.

LA BISCOTTE.

C’est des menteries ?

LIDOIRE.

Quand ej’ te l’ dit. Mets tes fesses là, vieux farceur, que je t’enlève tes sous-pieds.

La Biscotte s’assied sur son lit, les jambes pendantes. Lidoire lui tire les bottes.

LA BISCOTTE.

Pour t’en ervenir au civil... « Eh bien, mon ’ieux, comme s’y dis... t’as eun’ poire à êt’ trompette, toi, ’core ! Tu m’ fais marrer, quand tu viens raconter eq’ t’as été trompette... Trompette !! Pour êt’ trompette, mon ’ieux, faut savoir donner le coup de langue... C’est pas tout de faire « ta ta ta », il faut faire « ta da ga da ». C’est pas vrai ?

LIDOIRE, qui attaque la culotte.

Si.

LA BISCOTTE.

Bon, voilà le civil... qui me met une claque. C’est épatant, hein, ça ?

LIDOIRE, sans conviction.

Pour sûr, c’est épatant.

LA BISCOTTE, menaçant.

Mais j’y bourrerai l’ nez, moi, au civil... tu sais.

LIDOIRE.

C’est ça. Range-toi voir un peu, que je te fasse ta couverte.

Discours incohérents et inintelligibles de La Biscotte. On entend vaguement : « Saoul, bon Dieu !... Le civil... trompette, qu’y dit... porté la main sur mon uniforme. » Lidoire, pendant ce temps, a désemprisonné le traversin, ouvert le lit, qu’il a creusé à grandes pesées.

LIDOIRE, qui empoigne La Biscotte et le couche.

Allons, oust ! Enl’vez l’ bœuf ! Au chenil ! À c’ t’heure ici, c’est-y à peu près comme tu veux ?

LA BISCOTTE.

...Des fois.

LIDOIRE.

En ce cas, ça va bien. Bonsouèr !

Nouveau silence. Sous les draps, qu’il s’est ramenés jusqu’au menton, les dents de Lidoire claquent avec un bruit de castagnettes.

LA BISCOTTE, couché.

... r’ci, Lidouère... te r’mercie beaucoup... merci bien !...

Silence systématique de Lidoire qui voudrait avoir la paix.

T’sais, mon ’ieux, s’ me l’ rappellerai... qu’est-ce que tu as fait pour moi... S’ me l’ rappellerai toute ma vie... q’ t’es venu me sercher à la porte... q’tu m’as er’tiré mon falzar, mon s’ako et mes tartines... q’ tu m’as fourré au pieu, kif-kif eun’ maman !

Lidoire, agacé, ramène son drap par-dessus sa tête.

Pour sûr... que s’ me le rappellerai...

Il s’émeut à mesure qu’il parle. Il finit par s’asseoir dans son lit et, avec un grand geste mou qui voudrait désigner Lidoire.

Quien, Lidouère, veux-tu que j’ te dise ?... Eh ben, t’es un bon cochon !... voilà qu’est-ce que tu es... t’es un bon cochon... oui, t’es un bon salaud !... S’ai q’ toi d’ami à l’escadron, mon ’ieux dégoûtant...

Attendrissement qui se mouille de larmes.

T’as eun’ pauv’ gueule... S’ peux pas la r’garder sans avoir évie d’ pleurer, tel’ment qu’à m’ rappelle l’ patelin...

Il pleure. Silence obstiné de Lidoire, qui hausse furieusement les épaules sous le drap. Peu à peu, cependant, l’émotion de La Biscotte se calme ; il rentre sous ses couvertures. Satisfaction manifeste de Lidoire, qui repousse silencieusement les siennes, et, mi-dressé, prête l’oreille.

LIDOIRE, bas.

J’ n’entends pus ren. C’ coup ici, j’ cré qu’ ça y est tout de même... N’est que temps.

Même jeu que plus haut, mais en sens inverse : les draps de La Biscotte se soulèvent au même moment où retombent ceux de Lidoire.

LA BISCOTTE, promenant autour de soi des yeux inquiets.

C’ t’épatant !... C’ t’épatant !

À droite et à gauche de son lit, il se penche, comme pour voir dessous. Puis d’une voix qui s’enhardit.

Lidouère !... Lidouère !... Eh ! Lidouère !...

LIDOIRE, assoupi.

C’ qu’il a fait ?

LA BISCOTTE.

Mon ’ieux, c’ t’ épatant !... y a un client sous mon lit... qui le soulève avec son dos... ! s’ monte ! s’ monte ! s’ monte !... Ah ! c’est épatant !

LIDOIRE.

C’est la soûlerie, poivrot ! Dors donc !

LA BISCOTTE.

...la soûlerie... la soûlerie... pas la soûlerie, bien sûr !...

Frappé d’une idée.

Oh ! bon Dieu ! s’ parie qu’ c’est l’ civil... qui s’aura fourré sous mon pieu... et qui le soulève... pour m’embêter. Faut qu’ z’ aille voir...

Il se lève. Écroulement formidable et instantané.

LIDOIRE, sursautant.

Vingt gueux ! c’ qu’y a cor’ ?

LA BISCOTTE, qu’on ne voit plus, tombé entre deux lits.

Mon ’ieux salaud... vais te dire une bonne chose... s’ mai fichu les quat’ fers en l’air et à c’t’ heure... s’ peux pus me r’lever... s’ sais pas comment q’ça se fait... faut croire que je suis trop saoul !... Viens-moi r’lever, dis, Lidouère...

LIDOIRE, que commence à gagner une sourde exaspération.

Eh bé, t’en n’n’as une, de paille ! Tu s’ras frais, ed’main, pou’ monter à cheval, fé la corvée et la manœuvre !

Sautant sur pieds une fois encore.

Oui, j’ te vas er’lever, soûlaud !

Il s’exécute.

mais tâche voir cor’ à ertomber : j’ te laisse l’ derrière à l’air, tu verras un peu si t’y coupe !

LA BISCOTTE, consterné.

...l’ derrière à l’air ?

LIDOIRE.

Oui, l’ derrière à l’air !...

LA BISCOTTE.

Eh ben, mon colon !

LIDOIRE.

C’est comme ça. Tu m’embêtes, à la fin des fins.

LA BISCOTTE.

Ah !

Changement de ton.

Bon Dieu, que s’ai souèf !

LIDOIRE, un genou sur son lit.

Quoi qu’ tu dis ?

LA BISCOTTE.

...S’ crèv’ de souèf, mon pau ’ieux.

LIDOIRE.

Qué qu’ tu veux que j’y fasse ?

LA BISCOTTE.

Porte-moi à bouère, s’il te plaît.

LIDOIRE.

J’ai point d’eau.

LA BISCOTTE.

Yen’ n’a dans la cruche.

LIDOIRE.

All’ est gelée.

LA BISCOTTE.

Fais la cuire su’ l’ poêle.

LIDOIRE, hors de lui.

Su’ el’ poêle ! su’ el’ poêle...

Tant d’indiscrétion le dépasse, à la fin. Il s’élance sur La Biscotte, avec la velléité visible de l’étrangler ; mais il fait trois pas et s’arrête : son bon cœur a repris le dessus.

Longue scène muette.

Il revient sur ses pas, lentement, va à sa charge, en tire une allumette et allume le bout de chandelle resté collé à sa patience. Lumière. Il gagne le fond de la scène, prend la cruche au rebord de la fenêtre, la pose violemment sur la plaque du poêle, dont il éprouve de la main le degré de calorique. Le poêle est chaud. Lidoire se brûle. Claquements de ses doigts secoués dans le vide ; coup d’œil furieux, jeté de biais sur La Biscotte. Il se met à quatre pattes, souffle des ouragans dans la bouche d’air du poêle, se relève, retourne à sa charge, en tire son dolman et l’endosse. Ses dents claquent. Il vient à la table ; il y prend un quart, l’examine, crache dedans pour le rincer et l’essuie soigneusement ensuite avec son drap. Mimique d’une rage froide qui se contient. À la fin, dans le quart, il verse l’eau de la cruche, et, toujours sans un mot, le porte à La Biscotte.

LA BISCOTTE, qui boit, s’interrompt.

T’as pas besoin de faire une tête comme ça.

LIDOIRE.

Boué donc !

LA BISCOTTE, qui, deux fois encore, s’interrompt de boire pour parler.

C’ t’y d’ ma faute à moi, si s’ suis saoul ?...

Il boit.

D’abord, s’ te dirai une bonne chose : y a pas d’honte à êt’ saoul... t’ sauras ça, mon vieux.

LIDOIRE, sévère, mais juste.

Bien sûr non, qu’il n’y a point d’honte. C’est des choses qu’arrivent à tout le monde. L’ déshonneur, c’est d’embêter les personnes comme tu l’ fais ; d’ fair’ prend’ la semaine à un copain comme v’là moi, ed’ l’obliger à se balader

Il montre ses pieds nus.

en bottes molles, à ménuit, par un froid de pus de vingt degrés au thermomètre du maréchal des logis-chef, q’ les hommes de garde en prennent la faction en sabots !

La Biscotte veut placer un mot.

C’est bon ! À c’t’ heure, t’as bu, pas vrai ? Eh ben, rompez !

D’un mouvement exaspéré il a rejeté la couverture sur la figure de La Biscotte, lequel disparaît complètement. Lui-même regagne son lit. Il souffle la chandelle et enlève son dolman. Immédiatement, chez La Biscotte, la tempête des remords commence. Sous le drap, on voit se soulever ses épaules que secouent de silencieux sanglots. Soudain, violemment, il projette hors du lit son masque baigné de grosses larmes.

LA BISCOTTE, hurlant.

Oui,  es’suis qu’un cochon !... T’as raison, Lidouère... s’suis qu’un mufle !... S’ déshonore l’armée française !...

LIDOIRE, dressé, lui aussi, dans son lit.

Veux-tu me fiche la paix, La Biscotte !

LA BISCOTTE, désespéré.

S’ déshonore l’armée que j’ te dis !... S’ suis pus digne d’êt’ trompette en pied !... S’ veux me lever !...

LIDOIRE.

Pourquoi faire ?

LA BISCOTTE.

S’ veux aller au magasin... rend’ ma trompette au capitaine d’habillement !

Tandis que Lidoire, affolé, cherche à tâtons des allumettes, lui, a détaché sa trompette pendue près de son sabre, à la tête de son lit. Il la porte à sa bouche et sonne. Sons rauques, épouvantables.

S’ suis déshonoré !... S’ suis pas seul’ment foutu ed’ donner le coup de langue !... Quien ! s’ vas la casser, ma trompette !

Il empoigne son instrument par l’embouchure et, de toutes ses forces, il en frappe le pavillon sur le plancher.

LIDOIRE, qui, enfin, a fait de la lumière et réenfilé son dolman, se précipite.

Veux-tu laisser ça ! Bon Dieu !... Casser ta trompette, à présent ! Un effet de grand équipement, que t’y couperais pas du Conseil et d’un an au moins d’Biribi !

LA BISCOTTE.

M’en fiche un peu, d’Biribi ! S’ voudrais êt’ claqué ! Rend-moi ma trompette, que j’ te dis !

Lutte des deux hommes, cramponnés chacun à une extrémité de la trompette. La victoire reste à Lidoire. La Biscotte, navré, retombe dans son lit. Lidoire s’empresse vers le sien. Au même instant, la porte s’ouvre. Paraît l’adjudant, suivi d’un homme de garde qui porte une lanterne.

LIDOIRE.

Oh ! contr’ appel’.

 

 

Scène IV

 

LIDOIRE, LA BISCOTTE, L’ADJUDANT

 

LE SOUS-OFFICIER, stupéfait.

Ah çà ! qu’est-ce que vous faites là, vous ?

LIDOIRE.

J’fais rien, mon lieutenant.

LE SOUS-OFFICIER, ironique.

Vraiment ? Prenez votre couverte, mon brave, je m’en vais vous apprendre à garder de la lumière après l’extinction des feux et à faire le comédien avec un dolman et une trompette. Allons vite !

LIDOIRE, à part.

La Biscotte fourré à l’ours par eun’ température pareille, c’est la congexion forcée...

Courte hésitation.

Y a rien de fait !

Il saute sur sa charge, passe son pantalon de treillis et enfile sa blouse par-dessus son dolman.

Après tout, quoi ? Ça compte su’ le congé la boîte, et y a toujours la classe qui est là pour un coup !

Il prend sa couverture.

J’ vous suis.

LE SOUS-OFFICIER.

Passez devant.

Ils sortent. La porte retombe. Nuit.

 

 

Scène V

 

LA BISCOTTE

 

LA BISCOTTE, couché, ivre-mort.

Lidouère !... Lidouère !... Lidouère !...

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