L'Attentat (Alfred CAPUS - Lucien DESCAVES)

Pièce en cinq actes.

Représentée pour la première fois au Théâtre de la Gaité, le 9 mars 1906.

 

Personnages

 

MONTFERRAN

MARESCOT

BIZOT

LAZARE MARESCOT

POSTEL

GRAFFARD

LE DOCTEUR DES ANGES

MAÎTRE BURETTE

PERCIER

FRADIN

HINGAND

TOUT-BÉNEF, apprenti

DUVERNET

MARCELLE

CÉCILE MARESCOT

TANTE CÉSARINE

JULIA DORFEUIL

LA MÈRE TOUQUET

AGATHE

ARICIE

ŒNONE

 

 

ACTE I

 

Une boutique et un atelier de relieur y attenant, aux environs du Luxembourg.

Une cloison vitrée, avec porte de communication au milieu, coupe la scène en deux. À gauche, la boutique ; à droite, l’atelier. Les deux pièces donnent sur la rue et les vitres de la devanture sont dépolies à hauteur d’homme. L’atelier est meublé d’un poêle, de grandes tables couvertes de livres en feuilles, d’une presse, de rayons et de tabourets. Dans la boutique, porte d’entrée, escalier en colimaçon conduisant à l’étage supérieur, comptoir-bureau, chaises, œil-de-bœuf. C’est le matin, en hiver.

 

 

Scène première

 

CÉCILE, POSTEL, puis GRAFFARD

 

Au lever du rideau. Cécile, après avoir reçu le lait des mains du garçon laitier, arrêté à la porte, se met à balayer la boutique.

POSTEL, entrant.

Serviteur, mam’zelle.

CÉCILE.

Bonjour, monsieur Postel !

POSTEL.

Crédié, que ça pince !... Si le thermomètre continue à descendre, dans deux jours la Seine sera prise. Heureusement que, de Grenelle au Luxembourg, on a le temps de se réchauffer.

CÉCILE.

Vous venez toujours à pied ?

POSTEL, riant et indiquant ses jambes.

Toujours... Le train 11 !...

Il passe dans l’atelier à droite, ôte son paletot et se chauffe au poêle. Entre Graffard par le fond à gauche. Il tire une dernière bouffée de sa cigarette et la jette avant d’entrer.

GRAFFARD.

Bonjour, mademoiselle Cécile !

CÉCILE.

Bonjour, monsieur Graffard !

GRAFFARD.

Il fait friau, ce matin... Le thermomètre du quai de l’Horloge marque dix degrés au-dessous... Mais, comme dit l’autre, on ne s’en aperçoit pas en marchant vite. Il n’y a que les mains. Ah ! les mains, par exemple... Tenez !...

Il pose sa main sur celle de Cécile.

CÉCILE, retirant sa main.

Le fait est...

Elle s’éloigne un peu.

GRAFFARD.

Main froide, cœur chaud.

CÉCILE.

Ça se dit.

GRAFFARD.

Et ça se prouve... Vous n’avez pas froid, vous ?

CÉCILE.

Mon Dieu, non. Je me donne du mouvement, vous voyez.

GRAFFARD.

Ça ne fait rien. Je suis sûr que vous avez le bout du nez gelé.

Il cherche à s’en assurer. Elle recule.

Blague dans le coin, vous devriez au moins mettre un foulard autour du cou.

CÉCILE.

N’ayez pas peur. Je ne m’enrhumerai pas. Je n’ai pas le temps.

GRAFFARD.

C’est vrai qu’on ne vous voit pas souvent inoccupée. Toujours au comptoir, au ménage, ou à l’atelier, en train de donner un coup de main à la mère Touquet. Ah ! l’ouvrage ne vous fait pas peur !... Une petite femme comme vous dans une maison, c’est un trésor. Jamais votre oncle, monsieur Marescot, ne vous remplacera.

CÉCILE.

Oh ! je n’ai pas l’intention de m’en aller !

GRAFFARD.

Pourtant... le mariage ?

CÉCILE.

Ah ! bien... d’ici là...

GRAFFARD.

À moins que monsieur Marescot, qui n’est plus jeune, ne vous destine à un relieur comme lui... qui serait son associé d’abord, son successeur ensuite.

CÉCILE.

Vous n’arrangez pas mal les choses. On voit bien que vous êtes désintéressé dans la question.

GRAFFARD.

Mademoiselle Cécile... est-ce que vous avez un peu d’estime pour moi ?

CÉCILE.

De l’estime ?... En voilà une question !

GRAFFARD.

Je ne bois pas, je ne suis pas noceur, je connais la reliure à fond. Il y a cinq ans que je suis chez monsieur Marescot... Vous aviez quinze ans... Vous veniez de perdre coup sur coup votre père et votre mère. Votre oncle vous avait recueillie...

CÉCILE.

Mon oncle est la bonté même.

GRAFFARD.

Ça, on peut le dire et le penser. Il est plutôt un camarade qu’un patron. Mais, tout de même, ce n’est pas pour ça que je suis resté chez lui... Si je n’avais pas eu l’espoir...

CÉCILE, l’interrompant.

Oui... oui... C’est très bien, monsieur Graffard. Mais le magasin n’est pas rangé, excusez-moi...

Elle va au comptoir. Graffard réprime un geste de dépit et entre dans l’atelier dont il referme la porte, sans voir Postel qui se chauffe toujours au poêle.

 

 

Scène II

 

POSTEL, GRAFFARD, à droite, CÉCILE, à gauche
 

La porte qui sépare les deux pièces est fermée

POSTEL, goguenard.

Salut !

GRAFFARD.

Tiens ! tu étais là, toi ?

POSTEL.

En chair fraîche et en os. Je fais fondre ma glace. Tout le monde n’est pas, comme toi, un petit volcan en éruption permanente.

GRAFFARD, enlevant son paletot.

Oh !

POSTEL.

Veux-tu que je te dise ? Eh bien, tu perds ton temps. Tu en seras pour tes frais, avec la nièce du patron.

GRAFFARD.

Qu’en sais-tu ?

POSTEL.

Elle n’est pas pour toi, mon gros.

GRAFFARD, venant le rejoindre près du poêle.

Et pour qui est-elle ?

POSTEL.

Faut pas être sorcier pour le deviner. La petite en pince pour son cousin.

GRAFFARD.

Lazare ?

POSTEL.

Ne me fais donc pas poser. Ça saute aux yeux. Elle a un pépin pour lui, quoi !

GRAFFARD.

Allons donc ! Elle l’aime comme elle aime son oncle, et c’est bien naturel. Ils sont toute sa famille, et elle prouve sa reconnaissance au patron en lui épargnant tous les embêtements du ménage.

POSTEL.

Oh ! de ce côté-là, en effet, c’est comme si rien n’était changé depuis la mort de la mère Marescot, que j’ai connue et qui était une brave et digne femme.

GRAFFARD.

Enfin, ce qui saute aux yeux, c’est que Lazare ne répond guère aux avances de sa cousine.

POSTEL.

Là-dessus, d’accord. Il n’a l’air de s’apercevoir de rien ; il vit dans les nuages. Mais c’est égal, tu peux te fouiller.

GRAFFARD.

Un joli mari qu’elle prendrait là ! Un employé, un gratte-papier... sans emploi depuis trois mois... et qui en cherche un... soi-disant dans le commerce, la banque... je ne sais pas... lui non plus. Propre à tout, bon à rien. Si c’est pour ça que son père l’a envoyé à l’école Turgot jusqu’à seize ans, il aurait mieux fait de lui donner un métier manuel. À vingt-cinq ans, il gagnerait sa vie.

POSTEL.

C’est une erreur du père Marescot.

GRAFFARD.

Il est plus coupable qu’un autre de l’avoir commise. Il a eu tort de déclasser son fils, au lieu de le retenir parmi les travailleurs pour l’émancipation desquels le vieux a combattu. Personne d’abord ne devrait être soustrait à la loi du travail manuel.

POSTEL.

Si, les manchots.

GRAFFARD.

Enfin, le résultat de cette belle éducation, c’est que, sous des dehors pas fiers, il s’estime d’un cran au-dessus de nous.

POSTEL.

Où as-tu vu ça ?... Dis donc la vérité : ce n’est pas pour une question de principes que tu l’as dans le nez, c’est pour une raison de sentiment...

GRAFFARD.

Je n’ai rien du tout contre Lazare. Et la preuve, c’est que, depuis trois mois qu’il a quitté le Comptoir d’échange en déconfiture, j’ai entrepris de le mettre dans la bonne voie.

POSTEL.

C’est-à-dire dans la mauvaise... au moyen des publications de propagande anarchiste à couverture écarlate, que tu lui glisses en douceur.

GRAFFARD.

Je l’initie. Je tâche de lui faire une volonté consciente.

POSTEL.

Il sera bien avancé. Je vois dans ton jeu, mon gros. Il n’est pas propre, car tu sais bien qu’à l’âge de Lazare et dans la crise qu’il traverse, on cède à tous les entraînements. Et tu ne serais pas fâché de lui faire faire quelque coup de tête. Seulement, prends garde au patron. Il s’est déjà aperçu que le petit n’est plus le même depuis quelque temps, et il ouvre l’œil.

GRAFFARD.

Ah ! le vieux communard a changé. Il ne s’éclaire plus au pétrole. Il est devenu patron, quoi !

POSTEL.

Un bon patron.

GRAFFARD.

Pas méchant, mais sa montre retarde !

POSTEL.

Oh ! il est né avant toi, évidemment, et il a gardé les signes de son temps, qui valait bien celui-ci. Il n’est pas anarchiste, oh ! non. Mais je ne le suis pas non plus et tu ne l’es guère toi-même, sinon en théorie, ce qui n’engage à rien.

GRAFFARD.

Enfin, tu ne trouves pas triste de voir ce vétéran de la démocratie servir de jouet aux politiciens, présider un comité électoral, des réunions publiques, des banquets, des anniversaires ?

POSTEL.

C’est pas un crime, c’est une faiblesse.

GRAFFARD.

C’est de la vanité. Pour ces vieux-là, 1871, c’est comme l’année de la Comète pour les vignerons.

POSTEL.

Avec cette différence qu’en 1871 c’était leur sang qui coulait.

Pendant cette dernière scène, allées et venues dans le magasin, causées par la boulangère et la porteuse de journaux, qui apportent à Cécile le pain et la Petite République.

 

 

Scène III

 

POSTEL, GRAFFARD, à droite, CÉCILE, LA MÈRE TOUQUET, entrant par le fond à gauche, à Cécile qui est au comptoir

 

LA MÈRE TOUQUET.

Bonjour, mademoiselle Cécile !

CÉCILE.

Bonjour, madame Touquet !

LA MÈRE TOUQUET.

Je suis un peu en retard, ce matin.

CÉCILE.

Mais non, à peine.

LA MÈRE TOUQUET.

Il fait un temps à plaindre les statues. Vous n’avez pas besoin de moi, avant que je retire ma pèlerine ?

CÉCILE.

Non, merci, madame Touquet.

LA MÈRE TOUQUET, ouvrant la porte et passant à droite.

Messieurs, je vous salue.

POSTEL.

Bonjour, mère Touquet !

GRAFFARD.

On n’attendait plus que vous pour commencer.

 

 

Scène IV

 

POSTEL, GRAFFARD, LA MÈRE TOUQUET, à droite, MARESCOT et CÉCILE, à gauche, les ouvriers, à droite, travaillant, puis LAZARE

 

MARESCOT, à Cécile.

Est-ce que l’apprenti est arrivé ?

CÉCILE.

Non, mon oncle. Mais tu oublies peut-être que tu lui as donné une lettre à porter chez ce député.

MARESCOT.

Chez Montferran ?... Mais c’est sur son chemin. Il doit flâner en route, ce crapaud-là, comme toujours.

CÉCILE.

Tu as besoin de lui tout de suite ?

MARESCOT.

Oui, il y a une livraison à faire.

CÉCILE.

Chez madame Le Grandier.

MARESCOT.

Non. Son Balzac n’est pas encore prêt. Est-ce qu’elle est venue le réclamer ?

CÉCILE.

Pas que je sache. À propos, tu as appris l’accident arrivé à son petit garçon ?

MARESCOT.

Mais non...

CÉCILE.

Il est tombé dans la rue, près de chez nous, et s’est foulé le pied...

MARESCOT.

Tiens...

CÉCILE.

La tante chez qui madame Le Grandier est venue demeurer, il y a trois mois, était déjà notre cliente auparavant, n’est-ce pas ?

MARESCOT.

Oh ! oui, depuis longtemps.

CÉCILE.

Elle est bien jolie.

MARESCOT.

Qui ça ?... La tante ?

CÉCILE.

Non, madame Le Grandier...

MARESCOT.

La jeune dame ? Je n’ai pas remarqué.

CÉCILE, un temps.

Elle est veuve, n’est-ce pas ?

MARESCOT.

Mais je l’ignore absolument... Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?... Ne nous mêlons pas des affaires des autres.

CÉCILE.

En effet... Ça ne nous regarde pas.

MARESCOT.

Cependant, comme ces dames sont nos voisines et nos clientes, on pourrait peut-être faire prendre des nouvelles du petit garçon.

CÉCILE.

Oh ! sois tranquille, nous en aurons.

MARESCOT.

Par qui ?

CÉCILE.

Par Lazare... oui... Lazare était là quand le petit est tombé. Il a même aidé la bonne à le remonter chez sa mère.

MARESCOT.

Il a bien fait... Ah çà ! il est donc déjà sorti ton cousin ? On ne le voit pas, ce matin ?

CÉCILE.

Je crois qu’il se lève. Il était très fatigué hier soir : il avait couru toute la journée pour cette place de comptable, tu sais...

MARESCOT.

Oui... oui... fatigué... C’est vrai qu’il a une assez mauvaise mine depuis quelque temps... Un drôle d’air enfin, tu n’as pas remarqué ?

CÉCILE.

Si... Il est contrarié. Toujours sans emploi.

MARESCOT.

Je finirai bien par lui en trouver un. Est-ce que je lui en veux de ne pas travailler ? Je sais bien que ce n’est pas de sa faute.

CÉCILE.

Oh ! non.

MARESCOT.

Pourquoi alors cet air malheureux ? Je n’aime pas les gens malheureux autour de moi. Ça m’irrite comme un reproche, et un reproche que je ne mérite pas.

CÉCILE.

Certes non, mon oncle !

MARESCOT, faisant une apparition dans l’atelier.

Ah ! les jeunes gens ! Et surtout les jeunes gens d’aujourd’hui !... À quoi pensent-ils, ces petits bougres-là ? Qu’est-ce qu’ils nous préparent ? Qu’est-ce qu’ils lisent ?... J’ai déjà vu traîner ici, une ou deux fois...

Rentrant dans à boutique.

C’est son paletot que tu brosses là ?

CÉCILE.

Oui.

MARESCOT.

Voyons un peu !

Il fouille dans les poches et en tire une brochure qui dépasse légèrement.

Là !... Qu’est-ce que je disais ?... C’est cet animal de Graffard qui lui prête ça, je parie !

Lisant le titre.

L’Anarchie, son but, ses moyens. Je lui dirai deux mots à celui-là...

Parcourant la brochure.

Et des notes en marge, par-dessus le marché, des notes de la main de Lazare ! C’est complet !

Regardant de plus près.

Ah ! bah !

CÉCILE.

Quoi ?

MARESCOT, riant.

Mais, nom de nom ! ce sont des vers !

CÉCILE.

Des vers ?

MARESCOT, lisant.

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère...

Parlé.

Où diable ai-je lu ça ?...

Il continue entre ses dents, d’abord, puis, plus distinctement.

Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire.
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Parlé.

Très bien ! très bien !... Voilà qui est parlé !... Ah ! j’aime mieux ça !

CÉCILE, à part tristement.

Pas moi !

MARESCOT.

Et tant que l’anarchie, son but et ses moyens ne lui inspireront pas d’autres réflexions, il n’y aura pas de mal... Ah ! le gaillard !...

Apparaît Lazare, en haut de l’escalier.

LAZARE.

Bonjour, père !

MARESCOT.

Bonjour, fiston ! Comment vas-tu, ce matin ?

LAZARE.

Bien, je te remercie, mais je n’étais pas malade... Bonjour, Cécile !

CÉCILE.

Bonjour, Lazare !...

À Marescot.

J’ai affaire là-haut. Je descendrai à l’atelier tout à l’heure.

MARESCOT.

Va, mon enfant, va.

CÉCILE, à Lazare.

Je vais te préparer ton déjeuner.

LAZARE.

Je n’ai pas faim... D’ailleurs, il faut que je sorte.

CÉCILE.

Il ne faut pas sortir par un temps pareil sans avoir pris quelque chose... Attends un peu...

Elle monte l’escalier et disparaît.

 

 

Scène V

 

MARESCOT, LAZARE, à gauche

 

MARESCOT.

Elle a raison, la petite... Déjeune. Tu as tout le temps.

LAZARE.

J’ai rendez-vous pour une place.

MARESCOT.

Ne t’inquiète donc pas. Je t’en trouverai une, moi, de place. J’ai une idée... C’est donc cela qui te tourmente.

LAZARE.

Eh ! oui. Tu dois le comprendre, pourtant. Depuis des mois je suis inactif... Je ne sais plus à qui m’adresser... dans quelle voie chercher... Ce sont toujours les mêmes réponses... et pour chaque emploi la même concurrence acharnée... des jeunes, des vieux, prêts à se déchirer entre eux pour la conquête d’un os, ou à lécher la main qui le leur jette... Quel avenir ai-je devant moi ?... Si j’avais une ambition quelconque, à quoi cela me servirait-il ? Je suis condamné à la plus triste médiocrité, quoi que je fasse ! Aussi j’en arrive quelquefois à me dire qu’une société où un homme de mon âge, capable de travail et de bonne volonté, est impuissant à gagner sa vie, qu’une société pareille n’attend plus qu’une chose : les démolisseurs !

MARESCOT.

Des mots ! des mots !... Est-ce qu’on détruit une société ? Qu’est-ce que ça signifie ? C’est comme si tu disais, quand un cyclone ravage un pays : « La nature est mal faite ». Non, on tâche de réparer les dégâts, on vient au secours des victimes et l’on recommence à travailler. Et puis la nature s’apaise et récompense nos efforts.

LAZARE.

Au fond, père, tu es un homme satisfait, et tu aimes la vie.

MARESCOT.

Non, je ne suis pas satisfait... de tout, mais j’aime la vie, certes... Quand tu auras failli deux ou trois fois être fusillé, tu t’apercevras qu’elle a du bon. En ce moment, parbleu ! tu as des idées noires à cause de quelques petites déceptions dans tes projets... ou dans tes amours.

LAZARE.

Père, je t’en prie.

MARESCOT.

Mais que demain tu aies un sourire de ta belle, comme on disait dans les chansons de ma jeunesse, et un bon emploi...

LAZARE.

Cent cinquante francs par mois...

MARESCOT.

Mieux que ça.

LAZARE.

Cent soixante.

MARESCOT.

Laisse-moi faire et tu redeviendras vite courageux, confiant comme doit l’être, nom d’un chien, un garçon de vingt-cinq ans, d’une famille où l’on n’est pas des poules mouillées !

Entre Marcelle dans la boutique.

 

 

Scène VI

 

MARESCOT, LAZARE, MARCELLE, à gauche

 

MARESCOT.

Ah ! madame Le Grandier !

LAZARE, s’inclinant.

Madame...

MARESCOT.

Vous venez pour vos livres ? Je suis désolé.

MARCELLE.

Ils ne sont pas prêts ?

MARESCOT.

Pas tout à fait... Qu’est-ce qu’on vient de me dire ?... Votre petit garçon a fait une chute !... Ce n’est pas grave, j’espère ?

MARCELLE.

Ce n’est pas grave, heureusement. Merci, monsieur Marescot... Et alors quand aurai-je mon Balzac ?

MARESCOT.

Avant la fin de la semaine, je vous le promets... Je crois même que ce sera très bien... Tiens ! Lazare... montre à madame un des volumes qui sont dans l’atelier...

Lazare entrouvre rapidement la porte de l’atelier, va prendre un des volumes dans un casier et le rapporte à son père.

MARCELLE.

Oh ! ne prenez pas la peine...

MARESCOT.

Mais si !... mais si !... Je veux que vous soyez sûre qu’on ne vous a pas négligée... Ce n’est certainement pas vous que nous aurions négligée...

Prenant le volume des mains de Lazare.

Demi-maroquin à coins, tête dorée. C’est bien ce que vous avez demandé ?

MARCELLE, le maniant.

Oui, c’est parfait !... J’aurais cependant préféré le dos d’une autre couleur... Il me semble que je l’avais choisi rouge...

Pour tourner les pages du livre, elle pose sur la table son mouchoir qu’elle vient de prendre dans un petit sac.

MARESCOT.

Vous avez raison... Je me rappelle... Ah ! quand on ne fait pas les choses soi-même... On va changer la pièce... Je vais donner des ordres immédiatement. Excusez-moi...

Il sort par l’atelier.

 

 

Scène VII

 

LAZARE, MARCELLE, puis CÉCILE

 

LAZARE, le livre à la main.

Je n’ai pas voulu le dire devant mon père, madame, mais il faut que je vous fasse des excuses.

MARCELLE, assise devant le comptoir et souriant.

Et de quoi, mon Dieu ?

LAZARE.

Je me suis permis de lire quelques-uns de vos volumes...

MARCELLE.

Vous avez bien fait : il n’y a pas de mal.

LAZARE.

Je les ai même tous lus pendant que j’y étais.

MARCELLE.

Vous ne connaissiez pas Balzac ?

LAZARE.

Je n’en connaissais que des fragments... C’est bizarre, je croyais même qu’on ne le lisait plus et que les femmes... surtout les femmes de votre éducation... lui préféraient des romanciers plus légers, plus...

MARCELLE.

Plus frivoles ?... Ça dépend ce qu’on demande à une lecture et du genre d’imagination que l’on a.

LAZARE.

Oui... oui... en effet... À vous voir si sérieuse... si occupée de votre fils... toujours seule avec lui, on comprend bien que... vos goûts, votre idéal, ne doivent pas être ceux de toutes les femmes.

MARCELLE.

Bah !

LAZARE.

Il y a dans un des romans de Balzac, le Lys dans la vallée, je crois, une figure de femme, droite, pure, attachée à ses devoirs... avec un cœur « enivré de maternité » comme il dit... qui doit vous plaire beaucoup.

MARCELLE.

Oui, certes... mais pourquoi ?

LAZARE.

Parce que je trouve... – ce que je vais vous dire ne peut pas vous froisser... – je trouve que cette figure vous ressemble... ou plutôt que vous lui ressemblez.

MARCELLE, gaiement.

Moi ?

LAZARE.

Car enfin, votre fils est tout pour vous. Quand on vous l’a rapporté l’autre jour, légèrement blessé, vous êtes devenue si pâle... si...

MARCELLE.

J’ai eu grand’peur, je l’avoue... Mais n’allez pas vous imaginer pour cela que je suis créature de roman...

LAZARE.

Je me l’imagine cependant, je ne sais pas pourquoi.

MARCELLE, se levant.

Oh ! comme vous avez tort !... Je suis une maman qui élève son fils, voilà tout, et pas le moins du monde une héroïne... Et mon existence surtout n’est pas enveloppée de mystère, comme on aime à se le figurer dans ce quartier du Luxembourg, dans cette paisible rue d’Assas, où tout visage nouveau est un événement. On a fait mille suppositions sur mon compte, n’est-ce pas ? quand on m’a vue arriver, il y a trois mois... avec une voiture chargée de malles et de caisses !...

LAZARE.

Je passais par hasard... Je rentrais chez mon père... Vous êtes descendue en tenant votre petit garçon par la main... Il vous a demandé : « Est-ce que c’est haut, chez tante Césarine ? »

MARCELLE, riant.

Vous avez entendu ?

LAZARE.

Oui... Et vous avez répondu : « C’est au troisième, mon mignon. »

MARCELLE.

Tout bonnement... Et alors, qu’a-t-on brodé là-dessus ?... Oh ! dites-moi, ça m’amuse.

LAZARE.

On est si curieux, si indiscret !...

MARCELLE.

Voyons ! qu’a-t-on dit de moi ?

LAZARE.

Que vous veniez de province, après un deuil, des catastrophes, je ne sais quoi !...

MARCELLE.

Des catastrophes ! ce n est pas banal ! Et, maintenant, on ne dit plus rien, j’espère ?... C’est fini ?

LAZARE, souriant aussi.

Oui, c’est fini... ça a l’air fini.

MARCELLE, même jeu.

Allons, tant mieux !... Mais votre père ne revient pas. Veuillez lui dire que ce qu’il fera sera bien fait... Au revoir, monsieur, et merci encore pour le service que vous m’avez rendu l’autre jour.

Cécile paraît, au haut de l’escalier, une tasse à la main.

CÉCILE.

Ton déjeuner, Lazare.

LAZARE, avec un mouvement d’impatience.

Tu vois bien que je suis occupé.

CÉCILE.

Je te demande pardon.

MARCELLE.

C’est moi qui vous demande pardon. Au revoir mademoiselle !... Monsieur...

Elle sort. Au moment où elle va fermer la porte, Lazare aperçoit le mouchoir qu’elle a laissé tout à l’heure sur la table, et fait un mouvement comme pour aller le lui rendre. Puis, se ravisant, il glisse furtivement le mouchoir dans sa poche.

CÉCILE, surprenant son geste, à part.

C’est elle !

 

 

Scène VIII

 

LAZARE, CÉCILE, à gauche

 

CÉCILE.

Déjeunes-tu ?

LAZARE, brusquement.

Je n’ai pas faim.

Il va prendre son chapeau.

CÉCILE.

Tu sors ?

LAZARE.

Oui, tu sais pourquoi.

CÉCILE.

Tu n’es pas souffrant ?

LAZARE.

À quel propos ?

CÉCILE.

Je t’ai entendu marcher toute cette nuit dans ta chambre.

LAZARE.

Jai lu assez longtemps.

CÉCILE.

Tiens, tous les livres, mon oncle et moi, nous les donnons au diable !

LAZARE.

Tout ce qu’on découvre en lisant !

CÉCILE.

On fait d’aussi belles découvertes rien qu’en regardant autour de soi.

LAZARE.

Tu ne peux pas comprendre.

CÉCILE.

Oh ! c’est entendu... une petite fille !... C’est vrai, pour toi j’ai toujours douze ans et des robes courtes.

LAZARE.

Tu es la meilleure et la plus chère des petites sœurs.

CÉCILE.

La cadette de tes soucis.

LAZARE.

Pourquoi dis-tu ça ?

CÉCILE.

Dame, à une sœur on confie ses projets, ses espérances, ses déceptions !... Ah ! nous sommes loin de compte !

LAZARE.

Même à une sœur, on ne dit pas tout.

CÉCILE.

Je le vois bien. Je fais pourtant tout ce que je peux pour vous être agréable, à mon oncle et à toi... Et je sens bien que tu n’es pas heureux !

LAZARE.

Mais si ! je suis très heureux.

CÉCILE.

Va, tu finiras par trouver du travail... Il suffit d’un hasard... C’est fâcheux que tu ne saches pas le latin.

LAZARE.

Pourquoi ?

CÉCILE.

Parce que j’ai appris que notre belle voisine... madame Le Grandier... qui sort d’ici... voudrait faire commencer le latin à son fils, qu’elle aime mieux instruire chez elle, que de l’envoyer à l’école... Mais tu pourrais peut-être donner d’autres leçons au petit. Veux-tu que mon oncle et moi nous tâtions le terrain ?

LAZARE, brusque.

Non... je ne veux pas... De quoi te mêles-tu ? Je te défends...

Se reprenant.

je vous prie, papa et toi, de ne pas parler de moi à madame Le Grandier... Il est inutile d’intéresser toute la terre à mon sort.

CÉCILE.

Madame Le Grandier n’est pas toute la terre.

LAZARE.

C’est une étrangère qui n’a pas besoin d’être mêlée à nos affaires de famille, à mes ennuis... entends-tu ?

CÉCILE, prête à pleurer.

Ne te fâche pas.

LAZARE, radouci.

Pardonne-moi un mouvement de mauvaise humeur, ma petite Cécile ; j’ai mal dormi, je suis un peu nerveux.

CÉCILE.

Ça passera.

LAZARE.

Oui, tu es une bonne petite mère !...

Il met son pardessus et son chapeau.

CÉCILE.

Je n’étais qu’une petite sœur tout à l’heure. Je monte en grade. Tu me gâtes.

Entre l’apprenti Tout-Bénef, au moment où va sortir Lazare.

L’APPRENTI, essoufflé.

C’est moi... un peu en retard. Bonjour, m’sieu Lazare !...

À Cécile.

Bonjour, mam’zelle !

LAZARE.

Bonjour, petit !

Il sort.

L’APPRENTI, désignant la droite.

Le patron est à l’atelier ?

CÉCILE.

Oui.

L’apprenti entre à droite. Cécile, au comptoir, se met à faire des écritures.

 

 

Scène IX

 

MARESCOT, GRAFFARD, POSTEL, LA MÈRE TOUQUET, L’APPRENTI, tout le monde travaillant à droite, en causant, ainsi que pendant les scènes précédentes : à gauche, au comptoir, Cécile écrit

 

MARESCOT, apercevant l’apprenti.

Te voilà enfin, toi !

L’APPRENTI.

Oui, patron.

MARESCOT.

Tu as remis la lettre ?

L’APPRENTI.

J’ai même vu monsieur Montferran !

MARESCOT.

Toi !

L’APPRENTI.

Moi !

GRAFFARD, levant la tête.

Montferran ? mais c’est le député de mon arrondissement.

MARESCOT.

Lui-même. Vous le connaissez, Graffard ?

GRAFFARD.

De vue, seulement.

MARESCOT.

C’est un homme très remarquable !

GRAFFARD.

On dit. Mais je crois tout de même qu’il ne sera pas réélu.

MARESCOT.

Pourquoi donc ? Votre arrondissement est pourtant socialiste, et Montferran...

GRAFFARD.

Oui... il s’intitule socialiste. Mais que voulez-vous ! Il est riche... riche à millions, et alors, on se méfie...

MARESCOT.

Si riche que ça ?

GRAFFARD.

C’est le fils du banquier... un grand banquier... paraît-il... qui est mort...

MARESCOT.

Peu importe ? Si Montferran fait un bon usage de sa fortune.

À l’apprenti.

Et tu l’as vu ?

L’APPRENTI.

J’étais dans le vestibule de l’hôtel... J’attendais la réponse... Au bout d’un quart d’heure, le larb... le valet de pied est revenu.

MARESCOT.

Le valet de pied ?

L’APPRENTI.

Oui.

MARESCOT.

Continue.

L’APPRENTI.

Et il m’a dit : « Monsieur veut vous parler. » J’étais baba ! On m’a introduit dans son cabinet, un cabinet avec des femmes...

MARESCOT.

Des femmes ?

L’APPRENTI.

En marbre. « C’est toi qui viens de la part du citoyen Marescot ? » qui m’a dit. « Oui, m’sieu le député, » que j’y ai dit... Alors il m’a dit « Tu diras au citoyen Marescot que je ne veux pas qu’il se dérange. Je passerai chez lui, ce matin. »

MARESCOT.

Montferran va venir ici !

L’APPRENTI.

Oui, patron, à l’atelier. Ah ! c’est un homme pas fier. Il tient à voir l’atelier et il m’a donné cent sous !

MARESCOT.

Bien, très bien ! Montferran ici... C’est très important.

GRAFFARD, bas, à Postel.

Regarde le vieux se rengorger.

LA MÈRE TOUQUET.

Quelle chance ?

MARESCOT, aux ouvriers.

Dites donc, mes amis, vous savez pourquoi je suis en rapports avec le citoyen Montferran ?

POSTEL.

Mais non, patron.

MARESCOT, avec importance.

Voici. Montferran a eu l’idée de constituer une caisse centrale de secours, qu’il appelle la caisse centrale des grèves ; vous avez dû lire ça dans le journal...

POSTEL.

En effet.

MARESCOT.

Pour subvenir aux premiers besoins des travailleurs, sans distinction de profession, qui se mettent en grève. Ce n’est pas une idée banale, n’est-ce pas ?

GRAFFARD, ricanant, à Postel.

Pour un banquier surtout.

MARESCOT.

Afin d’alimenter la caisse, il se propose de donner tous les mois, dans chaque arrondissement, une représentation populaire, précédée d’une conférence qu’il fera lui-même. Il commence par notre quartier. Après avoir sollicité le concours du comité que je préside, Montferran veut sans doute renouveler cette démarche auprès de moi. Nous allons bien le recevoir, n’est-ce pas mes amis ?

POSTEL.

Tiens ! je crois bien !

L’APPRENTI.

Tu parles !

GRAFFARD, à la mère Touquet.

Vous savez ? Il paraît que c’est un chaud de la pince !

LA MÈRE TOUQUET.

Taisez-vous, horreur !...

GRAFFARD.

Ah ! on en raconte sur lui !

Haut.

Ce n’est pas bête, ce qu’il fait là, Montferran.

MARESCOT.

Pas bête ?

GRAFFARD.

Il vient tâter la circonscription, parce qu’il se sent coulé dans la sienne !

MARESCOT.

Allons donc, Graffard !... Quelle idée !...

Bruit d’une corne d’automobile et cris à la parle de la boutique à gauche. L’apprenti lève ta tête, quitte son ouvrage, passe dans le magasin et va ouvrir la porte d’entrée.

L’APPRENTI.

Qu’est-ce que c’est ?... Patron, on peut aller voir ?...

MARESCOT.

Veux-tu rester ici !

L’APPRENTI, qui a déjà ouvert la porte et mis le nez dehors.

Un accident d’auto... ah !

Rentrant.

C’est monsieur Montferran !... C’est son auto qui a renversé quelqu’un !

MARESCOT, se levant et entrant dans la boutique.

Montferran !

Les deux ouvriers se lèvent et s’approchant ainsi que la mère Touquet. Cécile quitte le comptoir. La porte s’ouvre. Paraît Montferran qui soutient un ouvrier.

 

 

Scène X

 

CÉCILE, MARESCOT, L’APPRENTI, MONTFERRAN et L’OUVRIER, dans la boutique à gauche, POSTEL, GRAFFARD, LA MÈRE TOUQUET, à la porte de communication

 

MONTFERRAN, avec empressement.

Une chaise ! vite, une chaise... Citoyen Marescot, je vous demande la permission de faire entrer ce brave homme !

MARESCOT.

Comment donc ?

MONTFERRAN, à l’ouvrier.

Entrez, mon ami !... Entrez... appuyez-vous sur moi, n’ayez pas peur ! Appuyez-vous bien...

CÉCILE, avançant une chaise.

Voilà !

MONTFERRAN.

Merci, mademoiselle...

À l’ouvrier.

Là, asseyez-vous.

L’ouvrier s’assied.

Où êtes-vous blessé, mon ami ?

L’ouvrier fait un signe de tête.

Nulle part ?... Allons, tant mieux !... Rien de cassé ? Vous êtes sûr ?... Levez les bras... faites aller les jambes... Parfait !

L’ouvrier se lève.

Vous en êtes quitte pour la peur, mais mon chauffeur est un maladroit.

Il tire un portefeuille et y prend un billet de banque qu’il met dans la main de l’ouvrier. L’ouvrier, pour prendre le billet, laisse tomber sa casquette. Montferran la lui ramasse et l’essuie.

Tenez, mon ami... Rentrez vous reposer, vous remettre de votre émotion...

L’APPRENTI.

Cent francs ! Il en a une veine, celui-là !

MONTFERRAN.

Prenez l’auto, si vous voulez. Il a failli vous écraser ; c’est bien le moins qu’il vous reconduise chez vous. Et, si vous avez besoin d’autre chose, venez me voir...

L’ouvrier sort. À Marescot.

Excusez-moi, citoyen, d’en user avec ce sans-gêne.

MARESCOT.

Vous êtes le bienvenu, citoyen député...

Lui désignant l’atelier, à droite, où les ouvriers et l’apprenti se sont remis à l’ouvrage.

Vous voyez, vous nous surprenez au milieu de notre travail.

MONTFERRAN, se retournant.

C’est l’atelier ?...

Entrant à droite suivi de Marescot.

Et un atelier modèle, à ce qu’on ma dit : une petite famille.

MARESCOT.

Ma foi, oui.

Présentant.

Postel, madame Touquet, Graffard, notre apprenti...

MONTFERRAN.

Je le reconnais.

MARESCOT.

On travaille ensemble depuis de longues années, preuve qu’on n’a pas trop à se plaindre les uns des autres.

MONTFERRAN.

Cela fait votre éloge à tous. Et quel travail intéressant, passionnant ! Un relieur, un artiste comme vous, citoyen, est un grand couturier. Il habille de beaux corps, des chefs-d’œuvre de typographie, des papiers de luxe doux au toucher comme un épiderme de femme.

LA MÈRE TOUQUET, à mi-voix.

Dieu ! que cet homme-là parle bien !

MARESCOT.

Oh ! j’en habille de bien vilains aussi, allez ! Aujourd’hui, la plupart des prétendus papiers de luxe ne sont qu’une camelote éphémère comme le reste, car tout se tient et tout dégénère. Le dehors des livres ne vaut pas mieux que le dedans. Si vous saviez ce qu’on nous donne parfois à relier... Tenez !

Il lui montre quelques volumes.

MONTFERRAN.

Eh ! oui, je vois... on empoisonne le peuple. Comment veut-on qu’il ait le sentiment de la beauté et de la vérité ! On l’entretient dans le mensonge, la bassesse et l’erreur !

POSTEL.

Oh ! le fait est...

MONTFERRAN.

N’est-ce pas, monsieur Postel, que j’ai raison ? On calomnie le peuple en le jugeant incapable d’apprécier nos grands auteurs. On lui reproche de s’adonner aux mauvais alcools : versez-lui nos grands vins de France pour le même prix et vous verrez ce qu’il choisira.

LA MÈRE TOUQUET, à mi-voix.

Un homme qui parle comme ça, moi, ça m’enivre !

MARESCOT.

Vous êtes dans le vrai, citoyen.

MONTFERRAN.

J’étais sûr de votre approbation. Aussi, suis-je venu à vous sans hésiter... Voici, mes amis, le but que je poursuis...

Il s’arrête et cherche un siège.

POSTEL, à l’apprenti.

Vite, un siège à monsieur le député. Tout-Bénef.

MONTFERRAN, riant.

Tout-Bénef ?

MARESCOT.

C’est le surnom de ce petit rossard qui, chaque fois qu’il a reçu un pourboire, dont ses parents ne voient jamais la couleur, ne manque pas de dire que c’est pour lui tout bénef, tout bénéfice... Plaisanterie d’atelier, citoyen.

MONTFERRAN.

Elle est fort drôle...

S’asseyant sur la chaise que lui apporte l’apprenti et prenant un temps.

Vous savez peut-être ce qu’est notre caisse des grèves ?

MARESCOT.

Je viens de le leur expliquer.

MONTFERRAN.

Mais une caisse, n’importe laquelle, il faut la remplir, n’est-ce pas ? Or, à qui nous adresser pour cela, sinon au peuple lui-même, à tous ceux qui, travailleurs aujourd’hui, peuvent être grévistes demain ? La caisse où, le cas échéant, l’ouvrier puisera, il faut que ce soit lui qui l’alimente. Comment l’y décider ? C’était un problème difficile. Je crois l’avoir résolu dans des conditions toutes nouvelles. Je fais appel à nos plus grands artistes et je leur dis : « Voulez-vous coopérer à une œuvre d’éducation morale, en même temps que de prévoyance et d’émancipation ? Aidez-moi à faire connaître aux travailleurs nos chefs-d’œuvre, à retremper le goût public aux sources classiques. Portons ensemble aux faubourgs Corneille, Racine, Molière, que l’on mutile dans les écoles et que l’on ne joué presque pas ailleurs !... » Mon appel est entendu et nous faisons d’une pierre deux coups. Nous donnons au peuple un plaisir noble dont il est privé, et, aux grévistes, le pain qui leur manque.

LA MÈRE TOUQUET.

Ah ! que c’est beau !

TOUS.

Oui, c’est bien, très bien !

MARESCOT.

Grande idée... citoyen !...

MONTFERRAN.

Je suis heureux de votre approbation, citoyen Marescot, et cela m’enhardit à vous demander mieux encore : votre concours et votre patronage.

MARESCOT.

À moi ?

MONTFERRAN.

Oui, c’est l’objet de ma visite. Je voudrais que notre première réunion, celle qui décidera du succès de notre entreprise, fût présidée par un vieux lutteur comme vous, sur la brèche depuis plus de trente-cinq ans.

GRAFFARD, à mi-voix, à Postel.

Il est malin !

MARESCOT, modeste.

En vérité, je ne sais si je puis...

MONTFERRAN.

Insistez avec moi auprès de votre patron, mes amis.

POSTEL.

Le patron ne peut pas refuser.

MONTFERRAN.

Vous voyez ?... C’est donc vous, citoyen Marescot, qui prononcerez l’allocution de bienvenue... Nul, par l’estime dont il jouit dans ce quartier, n’est plus qualifié que vous.

MARESCOT.

Vous me voyez tellement confus...

MONTFERRAN.

Je vous vois surtout trop modeste. Il ne fallait pas fonder la République ! tant pis pour vous ! Vous vous devez à ses enfants qui sont les vôtres, et, puisque, par bonheur, nous entrons dans la carrière quand les aînés de votre taille y sont encore, nous avons le sublime orgueil et le devoir de les acclamer et de les suivre !

LA MÈRE TOUQUET, à Graffard.

Où va-t-il chercher tout ce qu’il dit ?

GRAFFARD, bas.

Dans la Marseillaise.

MARESCOT.

C’est que je ne suis pas un orateur...

TOUS.

Oh !...

POSTEL.

Oh ! patron, vous n’avez pas tout de même la langue dans votre poche.

MARESCOT.

Autrefois, je ne dis pas. À la fin de l’Empire, j’ai présidé avec assez d’autorité des séances tumultueuses.

MONTFERRAN.

Croyez-vous que je l’ignore ? Mais vous êtes mieux qu’un orateur : vous êtes un homme d’action, un vétéran des jours difficiles. Vous n’aurez, pour électriser la salle, qu’à raconter, par exemple, les circonstances dans lesquelles vous avez été blessé, le 25 mai, à côté de Delescluze.

MARESCOT.

Comment, vous savez ?...

MONTFERRAN.

C’est de l’histoire.

MARESCOT.

Oh !

MONTFERRAN.

Allons, c’est entendu. Je vous prédis un triomphe. Nous sommes donc d’accord sur le programme... Allocution du citoyen Marescot, ancien combattant de soixante et onze, ma conférence... et, comme spectacle classique, Phèdre, avec Julia Dorfeuil.

LA MÈRE TOUQUET.

Oh ! je l’ai vue jouer.

MONTFERRAN.

Où cela ?

LA MÈRE TOUQUET.

À la Porte-Saint-Martin, dans la Tour de Nesle, elle faisait Marguerite. Et puis à l’Ambigu, dans la Jeunesse des Mousquetaires... Elle faisait la mauvaise femme, qui a un nom étranger.

MONTFERRAN.

Milady.

LA MÈRE TOUQUET.

Milady, c’est ça... Ah ! si je m’en souviens ! Une si belle femme et une si belle voix !

MONTFERRAN.

Eh bien ! c’est elle qui jouera Phèdre... Je vais faire poser l’affiche le plus tôt possible sur tous les murs du quartier... Au revoir, mes amis... Je compte sur vous pour la représentation... et si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, ne vous gênez pas... Je suis tout à votre disposition.

Il leur serre la main.

GRAFFARD, pendant que Montferran se dirige vers la porte.

Dites donc, patron, j’ai envie de lui demander quelque chose... quoique ça me dégoûte bien... Si on profitait de l’occasion... pour mes deux jours de prison...

MARESCOT.

En effet...

À Montferran.

Citoyen député...

MONTFERRAN.

Quoi donc ?

MARESCOT.

Graffard aurait justement une requête à vous adresser.

MONTFERRAN.

À moi ?... Comment donc ?... C’est avec plaisir...

MARESCOT.

Figurez-vous, citoyen, que Graffard n’a pas déclaré son changement de résidence, pour éviter de faire vingt-huit jours, et cet oubli lui a valu de la gendarmerie une invitation à passer deux nuits en prison.

GRAFFARD.

Dame ! moi... le service militaire...

MONTFERRAN.

Ah ! là-dessus, mon cher Graffard, il n’y a qu’une opinion... Vous avez eu tort, je vous le dis nettement. Le devoir militaire est le devoir de tout citoyen. La France ne peut pas se passer d’une armée redoutable pour sauvegarder son indépendance. Votre patron ne me démentira pas, j’en suis sûr, lui qui a marché avec la garde nationale pendant le siège de Paris et, plus tard, avec les fédérés, pour protester contre une paix honteuse. Vous étiez même capitaine, je crois.

MARESCOT.

Sergent, pendant le siège, et chef de bataillon, sous la Commune.

MONTFERRAN, à Graffard.

Vous voyez... L’obligation de servir, qui vous gène quelquefois, je le comprends, est une expression du patriotisme dont nous sommes tous animés, à quelque parti que nous appartenions. Ce n’est pas une raison, d’ailleurs, pour qu’on vous rende cette nécessite amère et que vous fassiez deux jours de prison. J’arrangerai ça. Où demeurez-vous ?

GRAFFARD.

Rue Vallès.

MONTFERRAN.

Mais alors, vous êtes mon électeur ! Et vous ne m’avez jamais rien demandé ?

GRAFFARD.

Manque d’habitude.

MONTFERRAN.

Allons ! Envoyez-moi tout de suite une petite note... Et à bientôt, mes amis !...

MARESCOT.

Je vous accompagne.

LA MÈRE TOUQUET, pendant que Montferran et Marescot passent dans la boutique et referment la porte.

Et pas fier avec ça... Il a tout pour lui !

 

 

Scène XI

 

MONTFERRAN, MARESCOT, à gauche, CÉCILE, au comptoir, les ouvriers, à droite, recommencent à travailler

 

MARESCOT.

Maintenant que nous sommes seuls, permettez-moi de vous dire combien je suis touché de votre démarche.

MONTFERRAN.

Et moi, citoyen, de votre accueil.

MARESCOT.

J’inviterai tout le comité, n’est-ce pas ?

MONTFERRAN.

C’est indispensable.

MARESCOT.

Quant à Lorillon, notre député, je crains qu’il ne puisse pas se joindre à nous. Vous savez qu’il est malade.

MONTFERRAN.

Oui... C’est un bon ami à moi. Pauvre Lorillon !... Il ne vient plus à la Chambre depuis longtemps.

MARESCOT.

Je tiens de source certaine qu’il ne se représentera pas aux prochaines élections, à cause de son mauvais état de santé.

MONTFERRAN.

Allons donc !

MARESCOT.

Un vrai, un bon socialiste, celui-là, comme vous, citoyen ! C’est une perte pour l’arrondissement où la lutte sera très chaude... Je suis sûr néanmoins que nous garderons la majorité.

MONTFERRAN.

La lutte sera chaude partout, citoyen Marescot. Ce qui est fâcheux, ce sont les divisions qu’il y a parmi nous.

MARESCOT.

Elles sont déplorables.

MONTFERRAN.

Dans ma circonscription même, où je crois pouvoir déclarer que j’ai rendu quelques services...

MARESCOT.

Certes !

MONTFERRAN.

Eh bien ! on me suscite un concurrent... je ne sais qui... un de ces garçons médiocres et sans le sou, qui cherchent à faire leur fortune dans la politique... tandis que moi, au contraire, je mets ma fortune au service de mes convictions.

MARESCOT.

Ce qui est la meilleure garantie.

MONTFERRAN.

Pour représenter les pauvres, aujourd’hui, il faut de l’argent ! Comment ne comprennent-ils pas qu’un homme riche qui vient à eux, c’est l’ennemi qui ouvre lui-même une brèche dans ses remparts.

MARESCOT.

Évidemment !

MONTFERRAN.

Et qu’en prenant les intérêts des travailleurs, ce n’est pas leur classe que je trahis, c’est la mienne !

MARESCOT.

Parbleu !

MONTFERRAN.

Ah ! citoyen Marescot, que de préjugés il y a encore contre la fortune.

MARESCOT.

Tenez, c’est un homme comme vous qu’il nous faudrait ici, pour remplacer Lorillon. Si tous mes collègues du comité pensaient comme moi...

MONTFERRAN.

Nous examinerons cela, car nous allons nous voir souvent.

MARESCOT.

Avant que vous partiez, citoyen, j’aurais bien voulu vous présenter mon fils.

MONTFERRAN.

Vous avez un fils ?... J’ignorais... Je serai enchanté de faire sa connaissance.

MARESCOT.

Ah ! si vous pouviez vous occuper de lui...

MONTFERRAN.

Je ne demande pas mieux.

MARESCOT.

Il a vingt-cinq ans, c’est un garçon intelligent, laborieux et, j’ose le dire, instruit. Je l’ai laissé jusqu’à seize ans à l’école Turgot. C’était un brillant élève. Eh bien, avec toutes ses qualités, il ne trouve à se caser nulle part. Ça m’inquiète, parce qu’il se démoralise et que l’inaction est mauvaise conseillère. Un jeune homme livré à ses réflexions, à de mauvaises lectures et qui croit avoir à se plaindre de la société, a vite fait aujourd’hui de donner dans les documents anarchistes.

MONTFERRAN.

Un grand danger !

MARESCOT.

Assurément, car l’anarchie est en contradiction formelle avec les principes fondamentaux du socialisme tel que nous le comprenons.

MONTFERRAN.

Elle veut détruire, nous voulons réorganiser. Envoyez-moi votre fils, je me charge de lui.

MARESCOT.

Je vous en serai mille fois reconnaissant !

À Cécile qui a levé la tête et fait un mouvement.

Hein ! Cécile, quelle chance pour lui !

CÉCILE.

Oh ! oui.

MONTFERRAN.

Attendez donc, j’ai peut-être votre affaire sous la main. Pour l’organisation de mes conférences, j’ai justement besoin d’un secrétaire adjoint qui soulagera mon premier secrétaire débordé. Pensez-vous que votre fils consentira ?

MARESCOT.

S’il consentira ! Ah ! le bougre, il serait difficile !

MONTFERRAN.

Eh bien, je l’attends demain matin !

CÉCILE.

Mon oncle, voici Lazare !

Entre Lazare.

 

 

Scène XII

 

MONTFERRAN, MARESCOT, CÉCILE, LAZARE

 

MARESCOT.

Eh bien, fiston ?...

Geste découragé de Lazare.

Je vois à ta mine que tu as encore fait buisson creux... Allons, console-toi et viens ici... Voilà le citoyen Montferran qui veut bien reporter sur toi un peu de la sympathie dont il m’honore.

LAZARE.

Monsieur Montferran... le député socialiste ?

MONTFERRAN.

Lui-même... Ravi de vous connaître, jeune homme...

Il lui serre la main.

Le papa me dit que nous sommes sans emploi et que nous nous décourageons... Voulez-vous venir avec moi ?

LAZARE, étonné.

Avec vous, monsieur ?

MONTFERRAN.

Comme secrétaire ?

LAZARE.

Oh ! monsieur... c’est si inespéré... si inattendu... Je ferai tous mes efforts pour me montrer digne de votre confiance.

MONTFERRAN.

Venez demain matin. On vous mettra au courant. Vous verrez que ce n’est pas compliqué.

LAZARE.

Je ne sais en quels termes vous remercier.

MARESCOT.

C’est peut-être son avenir que vous venez de décider là.

MONTFERRAN.

Tant mieux ! car nous représentons, vous, moi et votre fils, les trois grandes générations de la République. Vous avez semé, je cultive et ce sont ces jeunes gens qui feront la récolte...

À Lazare.

Alors, vous êtes content ? Plus de nuages ?

MARESCOT.

Dites qu’il est en plein soleil !

MONTFERRAN, allant à Cécile.

Et la petite sœur ?...

MARESCOT.

Non, la petite cousine.

MONTFERRAN.

Ah ! bon... très bien... Elle doit être contente aussi, la petite cousine, hein ?

CÉCILE.

Oh ! monsieur... comment ne le serais-je pas, quand je vois mon oncle et mon cousin si heureux !

MONTFERRAN.

À la bonne heure !...

Apercevant Tout-Bénef qui sort de l’atelier.

Petit, va donc voir si mon mécanicien est revenu...

Tout-Bénef sort vivement.

CÉCILE, à Lazare, à part, avec un peu de tristesse.

Nous allons être maintenant bien peu de chose pour toi !

LAZARE, riant.

Ne dis pas cela, petite Cécile.

CÉCILE.

C’est la première fois que tu ris depuis longtemps.

TOUT-BÉNEF, rentrant.

L’auto de monsieur le député est avancée !

MONTFERRAN.

Au fait, et ce brave homme de tantôt ? Mon mécanicien l’a-t-il reconduit ?... Je voudrais bien avoir de ses nouvelles... Il faudra m’en apporter, petit.

TOUT-BÉNEF.

Ne soyez pas inquiet, m’sieu. Je viens de l’apercevoir, en face, chez le marchand de vin.

MONTFERRAN.

Alors, il n’a plus rien ?

TOUT-BÉNEF.

Il a cent francs.

MONTFERRAN, riant et lui tirant l’oreille.

Tout bénef !

Il serre des mains et sort pendant que le rideau tombe.

 

 

ACTE II

 

Chez tante Césarine.

Petit salon très simple. Ameublement second Empire, recouvert en partie de housses. Trois portraits de famille, accrochés au mur. Deux portes, une à droite, l’autre à gauche. Deux fenêtres.

 

 

Scène première

 

MARCELLE, CÉSARINE

 

MARCELLE, au lever du rideau, est en train de parcourir une lettre. Après avoir terminé sa lecture, elle tend la lettre à Césarine, en souriant.

Lis donc ça, ma tante. Ça t’amusera.

CÉSARINE, assujettissant ses bésicles.

Voyons...

Elle lit.

« Madame... »

Elle continue, puis s’arrêtant.

Ça commence comme une déclaration d’amour...

MARCELLE.

C’est une déclaration, en effet.

CÉSARINE.

D’amour ?

MARCELLE, souriant.

D’amour.

CÉSARINE, indignée.

À toi !... On a osé !...

Avec étonnement.

Elle est en vers !...

Lisant.

« Mon âme a son secret, ma vie a son mystère... »

Parlé.

Est-ce qu’il voudrait nous faire croire qu’ils sont de lui, ces vers, par hasard ?... Mais, au fait, comment s’appelle-t-il, l’impertinent ?

MARCELLE, gaiement.

La lettre n’est pas signée... et le sonnet d’Arvers n’est là que pour indiquer l’état d’âme de mon amoureux.

CÉSARINE, continuant à rire.

Il parle d’un mouchoir... Ah çà ! tu perds tes mouchoirs dans les rues, maintenant ?

MARCELLE.

Il paraît... Et il y a des jeunes gens qui les ramassent et les couvrent de baisers... Car j’espère au moins que c’est un jeune homme...

Changeant de ton.

Jette ces sottises...

CÉSARINE, jetant la lettre.

Oui... Tout ça est bel et bon, mais voilà à quoi t’expose la situation absurde où tu t’es placée ! Voilà les conséquences de tes ménagements envers ton mari... ménagements que j’ai toujours blâmés, tu te le rappelles ! Quand tu as eu la preuve de ses relations avec cette fille, il fallait divorcer tout de suite, quitte à faire un scandale... combien de fois te l’ai-je dit, hein ? et ne pas te contenter de te réfugier chez moi en reprenant ton nom de jeune fille, pour ne pas contrarier les faits et gestes de ce polichinelle ! Eh bien, le scandale aurait rejailli sur lui... Qu’est-ce que ça pouvait nous faire ?

MARCELLE.

Dire que depuis trois mois j’en arrivais peu à peu à croire qu’il avait rompu avec cette créature ! Quand je ne lui envoyais pas son fils au jour convenu, il me le réclamait dans des lettres vraiment affectueuses... où je me figurais qu’il y avait du repentir !... Et voilà, maintenant, qu’il s’affiche avec sa maîtresse !

CÉSARINE.

Sur tous les murs du quartier... et même sur la maison d’en face : conférence du citoyen Montferran... Phèdre, avec le concours de Julia Dorfeuil !

MARCELLE.

Le tout au profit de la caisse centrale des grèves !

CÉSARINE.

La caisse centrale des grèves !... Montferran !... Quand je pense que c’est pour l’associer à ces aberrations qu’il a épousé la fille d’un ancien procureur impérial, la nièce d’un colonel tué en 1870 à la tête de son régiment et la nièce aussi du conseiller d’État, mon regretté mari !... Cela vaut bien une famille de banquiers, je suppose, et c’est des titres de noblesse qui, sans se perdre dans la nuit des temps, remontent tout de même au second Empire. Ma pauvre Marcelle, que dirait ton père, implacable aux malfaiteurs, d’un gendre qui les cajole ?

MARCELLE.

Il le jugerait sévèrement comme tu fais... Le malheureux se noie, ce n’est pas douteux. Mais il a un fils, le nôtre. C’est ce qui m’avait arrêtée jusqu’à présent, tu le sais.

CÉSARINE.

Le petit Georges sera mieux élevé par nous que par son père. Il ne faut pas que ton mari s’imagine peser sur nous, parce qu’il te fournit les moyens d’élever son fils convenablement. Autre chose est de lui inculquer les bons principes, les fortes traditions, tout ce que ne saurait remplacer la fortune que nous n’avons plus, dans notre famille à nous.

MARCELLE.

Malheureusement.

CÉSARINE.

Pas du tout ! C’est ce qui nous donne le droit d’élever la voix. Car nous n’avons pas attendu l’invitation de ses nouveaux amis pour nous appauvrir. Nous nous sommes réduits à la portion congrue. Nous avons, comme ils disent, restitué.

MARCELLE.

Oh ! involontairement !

CÉSARINE.

Soit ! Victimes d’une des nombreuses catastrophes financières imputables à un sale gouvernement, d’accord. Mais le résultat est le même. Il nous permet de mépriser les gens qui nous ont ruinés et avec lesquels ton mari pactise. J’espère que cette fois-ci tu es bien décidée au divorce.

MARCELLE.

Oui, certes ! bien décidée, J’ai encore vu l’avoué tout à l’heure. Il a écrit hier à mon mari et je lui ai écrit de mon côté.

CÉSARINE.

Parfait ! parfait ! il a dû recevoir les deux lettres ce matin !...

Voyant Marcelle s’éloigner.

Est-ce que tu ressors ?

MARCELLE.

Non. Je vais voir si le petit a fini sa leçon... et puis je l’enverrai se promener au Luxembourg, il fait très beau temps...

À Agathe qui entre.

Agathe, habillez-vous... Vous emmènerez Georges.

AGATHE.

Bien, madame...

Sort Marcelle.

CÉSARINE.

Donnez-moi la planche, Agathe... Je vais travailler, moi !

 

 

Scène II

 

CÉSARINE, AGATHE

 

AGATHE, pendant que Césarine s’installe devant la planche de pyrogravure.

Dans une maison où j’ai été en service, le docteur qui soignait mon maître appelait ce que madame fait là des pointes de feu... Mais c’était sur le dos du malade que le docteur dessinait...

CÉSARINE.

C’est la même chose, Agathe. Je grave sur bois au lieu de graver sur peau, et cet ouvrage s’appelle de la pyrogravure.

AGATHE.

Je ne retiendrai jamais ce mot-là !

CÉSARINE.

Il n’est pas nécessaire que vous le reteniez.

AGATHE.

On a sonné...

Elle va ouvrir. Pendant les quelques secondes qu’elle est sortie. Césarine continue à travailler en chantonnant. Entre Montferran.

 

 

Scène III

 

CÉSARINE, MONTFERRAN

 

MONTFERRAN, entrant très gaiement.

Eh ! bonjour, ma bonne tante !

CÉSARINE, suffoquée.

Vous !... Vous, ici, chez moi !... Si je m’attendais à ça !

MONTFERRAN.

Vous êtes étonnée de me voir ?

CÉSARINE.

Plus qu’étonnée.

MONTFERRAN.

Indignée, alors ?

CÉSARINE.

Indignée. Vous avez trouvé le mot. C’est une justice à vous rendre : les mots, vous les trouvez toujours.

MONTFERRAN.

Oserai-je vous demander où est Marcelle, ma chère tante ?

CÉSARINE.

Pardon, monsieur. Je vous prie de ne pas m’appeler ma chère tante, ni ma bonne tante, ni ma tante. Je suis la tante de votre femme.

MONTFERRAN.

Et, par conséquent, la mienne.

CÉSARINE.

Non, monsieur, heureusement, ou, en tout cas, pour si peu de temps que ce n est pas la peine d’en parler.

MONTFERRAN, souriant.

Oui, oui... je sais. Je me permettais donc de vous demander, il y a un instant, où était Marcelle, votre nièce et ma femme ?

CÉSARINE.

Elle est sortie.

MONTFERRAN.

Quand rentrera-t-elle ?

CÉSARINE.

Elle est rentrée... Elle était sortie pour aller chez son avoué... chez son avoué...

MONTFERRAN.

J’entends bien. J’ai reçu, en effet, ce matin, divers papiers signés Granson.

CÉSARINE.

C’est lui. C’est l’avoué de notre famille.

MONTFERRAN.

Il doit être excellent. Alors, Marcelle veut divorcer ?

CÉSARINE.

À tout prix.

MONTFERRAN.

Et vous l’y encouragez ?

CÉSARINE.

De toutes mes forces.

MONTFERRAN.

J’aime autant vous dire tout de suite, afin que vous n’ayez pas une trop grande déception, que ce divorce n’aura pas lieu.

CÉSARINE.

Vous vous trompez. Il aura lieu dans le plus bref délai. Nous avons plus de preuves qu’il n’en faut.

MONTFERRAN.

C’est possible, mais Marcelle ne consentira pas.

CÉSARINE.

C’est ce que vous verrez.

MONTFERRAN.

Ah çà ! ma chère tante, vous me tenez donc toujours pour un monstre, sous prétexte que nous n’avons pas les mêmes opinions politiques. Car vous avez des opinions politiques.

CÉSARINE.

Et elles n’ont jamais varié ; on ne pourrait pas en dire autant des vôtres.

MONTFERRAN.

Je vous promets de devenir conservateur quand les socialistes seront au pouvoir. Mais à une condition : c’est que vous me pardonnerez mes crimes.

CÉSARINE.

Je vous pardonnerais à la rigueur, moi, votre inconduite et vos maîtresses...

MONTFERRAN.

Merci, ma tante.

CÉSARINE.

Mais, ce que je ne vous pardonnerai jamais, c’est votre apostasie. Riche et indépendant, vous étiez tout désigné pour maintenir l’ordre et défendre nos institutions. Vous avez commis une action abominable en passant à l’ennemi avec armes, sinon avec bagages, votre complaisance envers les socialistes n’allant pas tout de même jusqu’à vous dépouiller pour eux.

MONTFERRAN.

Preuve que j’ai encore une lueur de raison.

CÉSARINE.

De raison, mais pas de sincérité. La première avance qu’un homme comme vous aurait dû faire aux révolutionnaires, c’est une avance de fonds. Je ne suis pas méchante, mais je vous souhaite une chose, c’est d être un jour dévoré... dévoré, entendez-vous ? par les loups dont vous aurez excité l’appétit !...

MONTFERRAN.

Heureusement que vous n’êtes pas méchante !

Entre Marcelle.

 

 

Scène IV

 

CÉSARINE, MONTFERRAN, MARCELLE

 

MARCELLE.

Ah !

CÉSARINE.

Mon Dieu ! oui... C’est ton mari...

MONTFERRAN, allant au-devant de Marcelle.

Comment vas-tu, Marcelle ?

MARCELLE.

Bien, mon ami... parfaitement bien...

MONTFERRAN.

Je te trouve un peu pâle.

MARCELLE.

Mais non, tu te trompes...

MONTFERRAN.

Est-ce que je peux embrasser Georges ?

MARCELLE.

Il est à la promenade.

CÉSARINE.

Il paraît que monsieur a des choses très importantes à te dire... Je vous laisse seuls...

MONTFERRAN.

Je vous en serai très reconnaissant, ma chère tante.

CÉSARINE.

J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur.

MONTFERRAN.

Et moi de même, croyez-le bien.

Sort Césarine.

 

 

Scène V

 

MONTFERRAN, MARCELLE

 

MONTFERRAN.

Cette brave tante !... Si sa robe était rouge, au lieu d’être noire, elle demanderait ma tête au nom de la vindicte publique. C’est héréditaire dans sa famille.

MARCELLE.

Eh bien, je t’écoute !

MONTFERRAN, regardant autour de lui.

C’est affreux, ce salon !... C’est d’une tristesse !... Comment, c’est ici que tu demeures depuis trois mois ?

MARCELLE.

Et je m’y trouve fort bien.

MONTFERRAN.

Dans ces meubles ! Et ces housses !... ce tapis !... Cette garniture de cheminée ! Ma pauvre Marcelle, je suis navré... Si j’avais su !...

MARCELLE.

Voilà que tu as des remords parce que je suis mal logée... Va, mon ami, je suis d’une famille où l’on a l’habitude de la médiocrité. Le luxe ne me manque pas, au contraire. Dis-moi pourquoi tu es venu ?

MONTFERRAN.

J’ai reçu ta lettre ce matin... J’ai également reçu celle de ton avoué... Écoute-moi à ton tour avec calme, avec réflexion. Ce divorce est impossible. Je n’en veux pas, je n’en veux sous aucun prétexte.

MARCELLE.

Je ne te comprends pas. Le divorce est la conséquence naturelle et forcée de la situation où nous sommes. Est-ce que cette situation peut se prolonger ? Est-ce qu’un mari et une femme peuvent demeurer éternellement aux deux extrémités de Paris ?... Je sais bien que je ne compte pas dans ta vie ; je n’ai jamais compté, c’est entendu... Tu as épousé une provinciale de peu d’intelligence, à l’esprit étroit...

MONTFERRAN.

Marcelle !...

MARCELLE.

À qui tu n’as jamais rien confié de ta pensée intime, de tes ambitions ; mais enfin, si peu que je compte, si peu que me connaissent tes amis, on doit te demander de mes nouvelles de temps en temps. Est-ce que cela ne te gêne pas, voyons ?

MONTFERRAN.

Ça me gène beaucoup. Je réponds que tu es dans notre villa de Cannes, pour la santé de Georges. C’est un mensonge ; j’ai horreur des mensonges inutiles. Je n’ai dit la vérité qu’à Percier, mon secrétaire.

MARCELLE.

Eh bien, il faut pouvoir la dire à tout le monde. Notre situation est absurde et choquante. Elle prête à l’équivoque ; enfin, outre qu’elle peut me compromettre, elle commence à m’embarrasser vis-à-vis de Georges. Donnons donc à cette crise la solution qu’elle comporte : le divorce. Pour moi, j’y suis décidée irrévocablement.

MONTFERRAN.

Ah ! Marcelle, tu me punis cruellement... oui... bien cruellement de ma légèreté.

MARCELLE.

Tu as toujours des mots admirables ! Une liaison... une liaison scandaleuse, que j’étais seule à ignorer quand tout le monde la connaissait autour de moi, qui a détruit mon foyer et bouleversé ma vie en une heure, pour toi, c’est une légèreté ! J’ai beau être habituée à tes façons de parler...

MONTFERRAN.

Marcelle ! Ne t’exalte pas, je t’en supplie. Vois la réalité des choses. Je ne suis pas l’être frivole et inconscient que tu crois. Je sais que tu as souffert et j’en suis navré. Car je t’aime malgré tout ; j’ai pour toi une affection profonde, et la pensée d’un divorce entre nous deux m’est insupportable... Et puis, j’adore notre fils ; je suis un homme de famille.

MARCELLE.

Ça dépend de la famille. Il y a la tienne, en effet, la vraie. Mais il y a aussi ta famille artistique, celle avec qui tu vas jouer Phèdre en tournée.

MONTFERRAN.

C’est une tournée politique.

MARCELLE.

Phèdre, avec mademoiselle Julia Dorfeuil... une tournée politique ! Tiens ! Armand... tu aimes cette femme plus que tu ne le crois. Si tu ne l’aimais pas, tu me serais déjà revenu.

MONTFERRAN.

Non, je ne l’aime pas !... Voilà où est ton erreur... Voilà ce que tu n’as pas voulu comprendre... J’ai perdu la tête un instant, oh ! je ne le nie pas, mais c’est fini depuis longtemps... Et il y a longtemps aussi que tu aurais dû me pardonner... mais oui... mais oui... certainement. Tu ne tes jamais rendu compte des nécessités, des exigences, dune situation comme la mienne à Paris. Je suis obligé de me montrer partout, d’être en contact avec tous les mondes, les journaux, les salons, les cercles, les théâtres. Où ne fait-on pas de la politique aujourd’hui ? Quand on a cherché Duprat, lors de la dernière crise ministérielle, pour lui offrir l’Intérieur, sais-tu où il était ? Dans les coulisses des Variétés... Eh bien, moi, un soir, que veux-tu ?... je suis allé par hasard dans les coulisses d’un autre théâtre.

MARCELLE.

Quel est le portefeuille qu’on t’y a offert ?

MONTFERRAN.

Aucun, malheureusement.

MARCELLE.

Et c’est dans les coulisses de ce théâtre que tu as rencontré mademoiselle Julia Dorfeuil ?

MONTFERRAN.

On me l’a présentée... Elle me connaissait de nom. Elle savait, disons les choses crûment, elle savait que je suis riche, que j’ai une certaine influence sur le directeur dune scène subventionnée où elle aspire à jouer. Elle a vu en moi un protecteur possible... Parbleu ! un saint lui aurait résisté certainement. Hélas ! je ne suis qu’un homme, et même un homme politique... Mais cette liaison est éphémère et sans conséquence : elle est virtuellement finie.

MARCELLE.

Virtuellement est exquis ! En attendant, ton nom est accolé au sien sur tous les murs de Paris, comme si tu étais son imprésario... Je ne te parle plus de ma dignité de mère, d’épouse. Mais comment ne vois-tu pas le tort que te fait une pareille liaison ainsi affichée et publique ? Tu te trompes, Armand, si tu crois que c’est avec des manières légères et de l’esprit qu’on fait son chemin dans la politique. Qu’est-ce qui t’arrive à toi, qui as non seulement de l’esprit, mais encore de l’éloquence et du talent ?... Tu es connu, tu es envié, tu es écouté quand tu parles, il y a une certaine sympathie autour de toi ; mais, malgré tous tes dons et toutes tes qualités, malgré ta fortune, tu n’es pas pris au sérieux, par tes ennemis eux-mêmes. Tu es encore un amateur et tu es suspect comme le sont les amateurs dans toutes les professions. Dans tes convictions d’aujourd’hui, es-tu sincère seulement ?

MONTFERRAN.

Je le deviens... Mais ce que tu me dis là, Marcelle, n’en est pas moins vrai et d’un bon sens charmant, d’un bon sens de femme... Oui... oui... tu as raison et il n’y a pas à se le dissimuler... on ne me prend pas assez au sérieux. Que de fois j’ai senti ça, rien qu’à la façon dont certains de mes amis politiques me demandent des nouvelles des premières représentations ! À la Chambre, on me parle théâtre, beaux-arts. Pour parler politique, il faut que j’aille à l’Opéra... J’ai un de mes collègues qui ne m’adresse jamais la parole qu’en ces termes : « Vous, Montferran, qui avez trois cent mille francs de rente !... » D’autres s’intéressent à ma galerie de tableaux, à mes collections... Et pourtant, je suis un homme politique, je le sens.

MARCELLE.

À quoi ?

MONTFERRAN.

Aux commissions dont on me charge, d’abord. Je me sens pousser de l’influence comme l’oiseau doit se sentir pousser des ailes. Mais, pour prendre mon essor, pour donner ma mesure, toute ma mesure, j’ai besoin d’être réélu, comprends-tu ? Et ma situation électorale est très menacée dans mon arrondissement.

MARCELLE.

Ça ne m’étonne pas.

MONTFERRAN.

Je suis suspect à beaucoup de socialistes à cause de ma fortune, et suspect aux républicains moins avancés à cause de mes opinions socialistes.

MARCELLE.

Tu es suspect à bien des gens.

MONTFERRAN.

Disons le mot : ma situation est fausse. Et j’ai toutes les chances d’être battu, avec la faible majorité que j’ai obtenue aux dernières élections.

MARCELLE.

Alors, que vas-tu faire ?

MONTFERRAN.

Je vais changer d’arrondissement et me présenter dans celui-ci où ma candidature a déjà beaucoup de partisans... surtout depuis l’annonce de ces conférences, qui fait un bruit énorme. On en parle dans tous les journaux. Seulement, tu sais ce que c’est que les polémiques, et principalement les polémiques électorales. On commence à fouiller dans ma vie privée. Demain peut-être notre séparation, qui s’est accomplie sans scandale, sera connue, racontée, Dieu sait avec quels commentaires !... Tu vois par là-dessus l’effet de notre divorce. Je t’ai donné tout à l’heure, contre ce divorce, des raisons sentimentales. Certes, ce sont les plus importantes. Il y en a d’autres, plus égoïstes, je ne dis pas non, mais qu’une femme comme toi est capable d’apprécier et de me pardonner. Je suis franc.

MARCELLE.

Cette fois-ci, oui...

Un temps.

Je ne veux pas augmenter les difficultés, les pièges et les incohérences au milieu desquels tu te débats. C’est bien, nous ne divorcerons qu’après les élections. J’espère que tu seras réélu.

MONTFERRAN, ému.

Merci, Marcelle, tu es très bonne et moi je ne suis qu’un niais... Ah ! si tu voulais reprendre notre existence d’autrefois ! Comme le passé serait vite oublié !

MARCELLE.

Surtout par toi !

MONTFERRAN.

Ce qui m’a manqué jusqu’à présent, avec mon caractère, je m’en rends bien compte. C’est tout simplement une volonté ferme à côté de moi... Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé comme tu viens de le faire ?

MARCELLE.

M’as-tu jamais consultée ?

MONTFERRAN.

Eh bien ! aujourd’hui, Marcelle, je te consulte... et je te dis : j’ai besoin de toi, de ta clairvoyance, de ton affection... dans la lutte décisive que je vais avoir à soutenir...

MARCELLE, un temps.

Quand tu auras rompu avec cette femme, nous verrons !

MONTFERRAN, lui prenant les mains.

Merci, ma chérie, merci !... Je suis très heureux... à bientôt, alors...

MARCELLE.

Peut-être.

MONTFERRAN.

Si, si ! à bientôt... Au revoir, Marcelle !...

S’arrêtant à la porte.

J’aurais bien voulu pourtant embrasser le petit...

MARCELLE.

Je t’ai dit tout à l’heure qu’il n’était pas ici. C’est vrai... Mais il est à deux pas, au Luxembourg... et si tu veux...

MONTFERRAN.

J’y vais tout de suite...

MARCELLE.

Il joue près du Guignol...

MONTFERRAN.

Près du Guignol ?... Je trouverai.

Il sort. Marcelle contient son émotion, va à la fenêtre, s’essuie les yeux. Entre Césarine.

 

 

Scène VI

 

MARCELLE, CÉSARINE, puis L’APPRENTI et enfin LAZARE

 

CÉSARINE.

Eh bien ?

MARCELLE.

Il me demande... il me supplie de rentrer à la maison, d’y reprendre ma place, d’oublier le passé.

CÉSARINE.

Lui ?

MARCELLE.

Oui.

CÉSARINE.

Si je m’attendais à celle-là !... Et toi, qu’as-tu répondu ? Tu n’as pas faibli, j’espère ?...

La regardant.

Tu as cédé ?

MARCELLE.

Non !

CÉSARINE.

À la bonne heure !

MARCELLE.

Mais j’ai été émue, je l’avoue... Il n’est pas mauvais... il n’est que dévoyé... Qui sait si une affection attentive auprès de lui ne parviendrait pas...

CÉSARINE.

Marcelle, Marcelle, tu te ménages encore bien des chagrins !... Réfléchis à ce que tu vas faire. Dis-toi bien que tu risques cette fois-ci tout ce qui te reste de courage à vivre... Qu’est-ce qu’il a pu te dire, cet animal, pour t’ensorceler ? Des mensonges. Des mensonges ! Il n’est pas capable d’autre chose... Je viens de descendre la lire, cette fameuse affiche, pendant qu’il était là. C’est du propre !

Coup de sonnette.

Au fait, Agathe n’est pas là, je vais ouvrir...

MARCELLE.

Et moi, je vais me reposer, lire un instant... Je suis un peu fatiguée, un peu nerveuse...

Elle prend un livre pendant que sort Césarine.

CÉSARINE, de l’antichambre.

Ah ! bon... bon... tenez, par ici...

Rentrant.

Ce sont des livres pour toi, Marcelle.

MARCELLE.

Ce doit être mon Balzac.

L’APPRENTI, apparaissant avec une charge de livres.

Oui, madame, je crois... Où faut-il le mettre ?

MARCELLE.

Laissez-le là !

CÉSARINE.

Monsieur Lazare Marescot vient de la part de son père prendre des nouvelles de notre petit... Veux-tu le recevoir ?

MARCELLE.

Une minute, je veux bien...

CÉSARINE.

D’ailleurs, moi, il faut que je lui demande quelque chose...

L’apprenti salue et sort. À Lazare.

Entrez, monsieur.

LAZARE, entrant le chapeau à la main.

Je me suis permis, madame, d’accompagner notre apprenti...

MARCELLE.

Vous avez bien fait. Mon fils va tout à fait bien. Vous remercierez votre père de ma part.

CÉSARINE, à Lazare.

Dites-moi donc, monsieur, un petit renseignement...

LAZARE.

À vos ordres, madame.

CÉSARINE.

Le Marescot qui préside ce soir une espèce d’orgie au bénéfice de la caisse centrale des grèves... est-ce que c’est un de vos parents ?

MARCELLE.

Voyons, ma tante, quelle question !

CÉSARINE.

Laisse donc.

LAZARE.

C’est mon père, madame.

CÉSARINE.

Votre père ? Le Marescot que je connais ?...

LAZARE.

Oui, madame...

CÉSARINE.

Mon relieur depuis si longtemps, un ancien combattant de 1871 !...

LAZARE.

Madame, je vous en prie...

MARCELLE, à sa tante, avec reproche.

En effet... ma tante...

CÉSARINE.

Monsieur Marescot est un très brave homme, je ne dis pas le contraire... Il a fait ce qu’il a voulu en 1871... Ça m’est égal, c’est loin... Mais, aujourd’hui, c’est un homme établi, un patron. Et il encourage les grèves, lui aussi... C’est drôle !

MARCELLE, à Lazare.

Monsieur Marescot connaît donc la personne, le... député... qui a organisé ces conférences ?

LAZARE.

Monsieur Montferran ?...

MARCELLE.

Oui.

LAZARE.

Oh ! très bien, madame... C’est monsieur Montferran qui a demandé à mon père de présider ce soir...

CÉSARINE.

Ça va être édifiant !... Vous n’y manquerez pas, sans doute ?

LAZARE, souriant.

Dame ! Il le faut bien... Je suis le secrétaire de monsieur Montferran.

MARCELLE, un peu étonnée.

Vous ?... Depuis quand ?

LAZARE.

Depuis huit jours.

CÉSARINE.

Eh bien, vous êtes le secrétaire d’un joli coco !

LAZARE.

Monsieur Montferran est très calomnié, comme tous les gens en vue. C’est tout naturel. Mais je crois que ceux qui le calomnient ne le connaissent pas.

CÉSARINE.

En vérité ?... Vous me faites rire...

Sur un regard de Marcelle.

Oui... oui...

À Lazare.

Bonne chance, monsieur ! Quant à votre père, malgré les bonnes relations que j’ai eues avec lui jusqu’à présent, vous ne lui ferez pas mes compliments !...

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

MARCELLE, LAZARE, puis, un instant, AGATHE

 

MARCELLE.

Ne faites pas attention. Ma tante a son franc-parler, et quand on manifeste des idées qui ne sont pas les siennes...

LAZARE.

Oh ! madame... je comprends.

MARCELLE.

Allons ! au revoir, monsieur Lazare !... Dites à votre père que je suis très contente de mes livres.

LAZARE, subitement embarrassé.

Oui... madame... certainement... je vous remercie...

Il reste sur place.

MARCELLE, insistant.

Au revoir, alors...

LAZARE, il fait quelques pas et balbutie.

Si vous voulez me permettre, madame... Je vous rapporte... quelque chose... que vous avez laissé... à la maison... l’autre jour... sur le comptoir...

MARCELLE.

Moi ? Quoi donc ?

Lazare tire de sa poitrine le mouchoir oublié par Marcelle dans la boutique, et le pose sans rien dire sur la table. Marcelle, brusquement, après avoir regardé Lazare en face.

Comment ! Ce serait vous, qui ?...

LAZARE.

C’est moi qui ai écrit la lettre... oui, madame... Je n’aurais jamais osé vous dire... Alors, j’ai écrit... j’ai écrit...

MARCELLE.

Ah ! par exemple !... je n’en reviens pas... c’est inouï !... Mais à propos de quoi ?... Qui a pu vous donner cette idée absurde, vous autoriser ?... Est-ce parce que j’ai causé l’autre jour cinq minutes avec vous... que... Mais vous n’avez pas l’air naïf à ce point-là, pourtant !...

Un temps.

Car, enfin, vous ne me connaissez pas. Vous ne savez rien de moi, rien de ma vie... Vous m’avez vue deux ou trois fois en tout...

LAZARE.

Vous croyez ?... Vous ne savez pas. Mais je vous vois tous les jours, depuis trois mois, tous les jours...

MARCELLE.

Vous !

LAZARE.

Tous les jours ! Je vous ai guettée, je vous ai attendue des heures entières... J’étais heureux quand j’avais pu vous apercevoir une minute. Si je vous disais que j’ai passé des après-midi à regarder jouer votre petit garçon, au Luxembourg, et que j’étais consolé de votre absence par tout ce que je retrouvais de vous en lui. Sans cesse, enfin, votre pensée et votre image m’accompagnent.

MARCELLE.

Mais, malheureux, qu’espérez-vous ? Quelle idée vous faites-vous de moi ?

LAZARE.

Oh ! je sais bien la distance qui nous sépare, je l’ai vite devinée... Et je n’ai pas la prétention d’être aimé de vous... comme ça... tout de suite...

MARCELLE.

Mais, ni tout de suite, ni plus tard.

LAZARE.

Pourtant on a vu des hommes épris et sincères parvenir à se faire aimer à force d’adoration et de dévouement. Vous êtes seule dans la vie...

Mouvement de Marcelle.

Oui, vous avez un enfant... Oh ! vous avez été malheureuse, j’en suis sûr ! Vous l’êtes peut-être encore... Qui sait alors si vous n’aurez pas besoin plus tard, un jour, d’un ami, si petit, si humble qu’il soit ? Ne me désespérez pas tout à fait !...

MARCELLE, avec un demi-sourire.

Mais c’est un roman que vous bâtissez sur moi, mon cher monsieur ! Parce que vous m’avez vue toute seule, vous me croyez abandonnée, et, comme vous êtes jeune, votre imagination vous égare... Allons, tout ça n’est pas sérieux... Mais regardez-moi donc... Vous avez vingt-cinq ans et je ne les ai plus... Voyons, jurez-moi que tout cela est fini... Que vous n’y penserez plus...

LAZARE.

Je ne peux pas !... je ne peux pas !... Je vous jure que je vous aime sincèrement, profondément. Avant de vous voir, je n’étais rien... qu’un être incertain et bouleversé... sans raison de vivre... La société m’apparaissait comme une caverne obscure, pleine de malfaiteurs... De quoi aurais-je été capable ? Je ne sais pas... Où j’allais ? À la révolte, à quelque folie... Vous êtes venue, et il vous a suffi de passer près de moi pour vous emparer de mon esprit et de mon cœur... Et toute ma vie, maintenant, dépend de l’espérance que vous allez me donner ou m’enlever...

MARCELLE.

Mais, malheureux, il faut bien que je vous le dise, à la fin, puisque vous ne voulez pas comprendre. Cette espérance, je ne peux que vous l’ôter, et dans votre intérêt même... Si je vous encourageais, mais ce serait de ma part plus qu’une légèreté : une mauvaise action... car je ne suis pas libre.

LAZARE.

Ah ! comment ne l’ai-je pas deviné ! Le mystère de votre existence, le voilà ! Vous aimez quelqu’un.

MARCELLE.

Oui. J’aime mon mari.

LAZARE.

Votre mari... Vous avez un mari ?

MARCELLE.

Je n’étais séparée de lui que par des dissentiments passagers. Ils n’existent plus et je suis à la veille de quitter cette maison pour rentrer dans la mienne, la nôtre, et pour reprendre un nom sous lequel vous ne me connaissez pas : je suis madame Montferran.

LAZARE, accablé.

Montferran !... Montferran !...

MARCELLE.

Oui, je suis sa femme. Comprenez-vous, maintenant, mes scrupules et pourquoi je parlais de votre intérêt tout à l’heure ? Je suis sûre de moi, je suis sûre que mes sentiments à votre égard ne dépasseront jamais la sympathie. Mais, après l’aveu que vous venez de me faire, je crains que ma présence continuelle n’entretienne l’exaltation où je vous vois. Si vous voulez rester auprès de mon mari, auprès de moi, il faut me promettre d’oublier toutes ces folies.

LAZARE.

Vous promettre de ne plus vous aimer, de ne plus penser à vous, parce que je vous verrai davantage... tous les jours ?... Est-ce possible ?

MARCELLE.

Voyons, calmez-vous... Je ne veux pas cependant que vous perdiez votre situation à cause de moi.

LAZARE.

Ah ! je vous en prie, ne rabaissez pas à des inquiétudes de ce genre l’angoisse de mon cœur déchiré !

MARCELLE.

Il guérira. À votre âge, le cœur guérit de toutes les blessures. Qui sait si, plus tard, vous ne me saurez pas gré de vous avoir parlé comme je viens de le faire ?

LAZARE.

Plus tard ? Trop tard !... Ce que vous avez détruit ne se répare pas ! D’un mot, d’une révélation, vous venez de me rejeter au désespoir, à la haine, à tout ce qui fermentait en moi et y amoncelait l’orage !

MARCELLE.

C’est insensé !... Vous n’êtes pas seul... Vous avez des parents, une famille...

LAZARE.

Je n’ai plus rien !...

Entre Agathe.

AGATHE.

Madame... c’est Monsieur qui ramène le petit... ils se sont arrêtés un moment en bas, chez le pâtissier... Nous avons rencontré Monsieur au Luxembourg.

MARCELLE.

Oui, je sais... C’est bien, Agathe.

Sort Agathe. À Lazare qui fait quelques pas vers la porte.

Ne vous en allez pas, monsieur... Il n’y a aucun inconvénient à ce que mon mari vous rencontre ici... Vous êtes venu prendre des nouvelles de mon fils, voilà tout. Quant au reste, je veux l’oublier et j’espère que vous l’oublierez aussi.

LAZARE.

Oh ! soyez tranquille, madame... D’ailleurs, si monsieur Montferran apprenait ce que j’ai eu l’audace de vous dire, il se contenterait de hausser les épaules... Je suis si peu de chose pour lui... et pour vous !...

Bruit de voix dans l’antichambre. La porte s’ouvre bientôt. Parait Montferran donnant la main à son fils et tenant un paquet de gâteaux dans l’autre main.

 

 

Scène VIII

 

MARCELLE, LAZARE, MONTFERRAN, LE PETIT GEORGES

 

MONTFERRAN, au dehors, en entrant.

Lazare Marescot ?... Mais, je ne connais que lui !...

MARCELLE.

Monsieur Marescot venait de la part de son père...

MONTFERRAN.

Je sais... le petit m’a raconté ça.

GEORGES, allant à Lazare.

Bonjour, monsieur !...

MONTFERRAN, à Lazare.

Jeune homme, vous voilà au courant de notre petit drame de famille... terminé aujourd’hui, heureusement Vous reverrez bientôt madame Montferran non plus ici, mais chez elle. Je vous demande la discrétion encore pendant quelques heures.

LAZARE, avec un geste.

Oh !...

Se retirant.

Monsieur... Madame...

MONTFERRAN.

Dites donc... Voyez Percier avant ce soir... il doit être chez moi... Que tout soit prêt au théâtre pour huit heures...

Lazare fait un signe de la tête et sort.

 

 

Scène IX

 

MONTFERRAN, MARCELLE, GEORGES, puis AGATHE, puis CÉSARINE

 

MONTFERRAN.

Enfin ! nous voici réunis tous les trois !...

Embrassant Georges.

A-t-il une mine, ce gamin-là !...

À Marcelle.

Devine ce que je me suis permis de demander à Agathe ? De nous préparer le thé... Et tu vas m’en offrir une tasse... sur cette table... cette affreuse table, qu’on a dû faire tourner, dans le temps, et qui a gardé cette mauvaise habitude !... Aide-moi, Georges...

GEORGES.

Oui, papa !

Ils dressent la table tous les deux.

MONTFERRAN.

Défais le paquet... Ce sont des gâteaux...

MARCELLE.

Tu seras toujours le même, Armand.

MONTFERRAN.

Ah ! ma chérie... c’est une existence nouvelle qui commence... La famille... il n’y a que ça de bon ! On y revient toujours... Je veux être pendu si je me rappelle une seule de toutes les bêtises que j’ai faites !

MARCELLE.

Tu es un enfant !...

MONTFERRAN.

L’enfant prodigue...

MARCELLE.

Et tu recommenceras sans cesse ta vie...

Elle s’assied à table.

MONTFERRAN, à Agathe qui entre avec la théière.

Non, non... Je servirai moi-même...

Il s’assied, commence à servir le thé. Entre Césarine qui, en apercevant le groupe, fait un mouvement de stupéfaction. Montferran avec empressement, à Césarine.

Une tasse de thé avec nous, ma bonne tante ?

 

 

ACTE III

 

Le cabinet de travail de Montferran.

Vaste et luxueux cabinet de travail. Au fond, deux pans coupés remplis par des baies. La plus grande et la plus en vue du public donne sur une salle à manger où la table est dressée pour le souper ; l’autre, à gauche, sur une galerie par laquelle arrivent les invités. Petites portes au premier plan, à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

LAZARE, PERCIER, puis LE MAÎTRE D’HÔTEL, puis LE VALET DE PIED

 

PERCIER, se débarrassant de son pardessus, sous lequel il apparaît en tenue de soirée, très élégant, à Lazare.

Savez-vous que ça ne va pas être commode de faire cette note aux journaux ?

LAZARE.

Il n’y a qu’à dire la vérité.

PERCIER.

La vérité sur ce qui s’est passé ce soir ?

LAZARE.

Mais oui... pourquoi pas ?

PERCIER.

Vous en avez de bonnes, mon petit. On voit que vous n’êtes pas dans la politique depuis longtemps. Moi, je suis d’avis d’attendre le patron, qui ne va pas tarder, je suppose...

Entre le maître d’hôtel.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Pour quelle heure, le souper ?

PERCIER.

Minuit et demi, plutôt avant qu’après.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Combien de couverts ?... Monsieur ne m’a pas dit combien de couverts...

PERCIER.

Une quinzaine... Mettez vingt.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Voici les menus.

PERCIER, y jetant un coup d’œil.

Ça va... Qu’on éclaire partout.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Au second aussi ?

PERCIER.

Au second aussi, oui...

Au valet de pied qui vient d’entrer.

Le patron a dit de prendre cette pièce pour vestiaire. Vous ferez donc entrer tout le monde ici, directement. Ne compliquons pas le service.

LE VALET DE PIED.

Bien, monsieur.

Il sort, ainsi que le maître d’hôtel.

PERCIER, à Lazare.

Nous n’avons pas le temps. Le patron part demain matin pour Cannes. Il ne tient pas à se coucher tard. Je vais même vous dire la chose pour votre gouverne... car je ne suis plus tenu à la discrétion... Depuis trois mois, Montferran ne vivait pas avec sa femme. Motif : la Dorfeuil. Mais aujourd’hui, réconciliation, et demain à huit heures, rapide de Nice, lune de miel, tout à la joie. Le patron est heureux comme un enfant...

Mouvement de Lazare.

Qu’est-ce que vous avez ?

LAZARE.

Rien...

Il fait quelques pas avec agitation.

PERCIER.

Quant à notre Dorfeuil, mes observations personnelles me permettent d’affirmer que nous avons soupé d’elle. Montferran est un homme admirable ! Il a fait revenir, pour jouer le rôle de Théramène, le mari, qui cabotinait en province.

LAZARE, étonné.

Madame Dorfeuil a un mari ?

PERCIER.

Duvernet... vous allez le voir.

LAZARE.

Quel joli monde !

PERCIER, à Lazare, qui va et vient.

Ne remuez donc pas comme ça !... Vous êtes souffrant ?

LAZARE.

Non.

PERCIER.

Alors, enlevez votre pardessus ; il va falloir travailler.

Lazare enlève son pardessus. Il est en habit comme Percier, mais cet habit lui va très mal. Percier se met à sourire en le regardant.

LAZARE.

De quoi riez-vous ?

PERCIER.

De rien, cher ami...

LAZARE.

Si, vous riez parce que mon habit ne me va pas bien.

PERCIER.

Il ne vous avantage pas. Mais ça n’a pas d’importance.

LAZARE.

Je vais vous dire : c’est un habit en location.

PERCIER.

Ça se voit... Allons, cher ami, ne vous fâchez pas... que diable ! Nous avons tous connu ça, à nos débuts.

LAZARE.

Je ne me fâche pas. Si vous saviez comme ça m’est égal !

PERCIER.

Vous avez tort, car vous êtes gentil garçon, à part ce détail. Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

LAZARE.

Donnez toujours.

PERCIER.

Vous avez dû remarquer les deux jeunes personnes qui jouaient Phèdre à côté de la Dorfeuil ?... Œnone et Aricie...

LAZARE.

Non.

PERCIER.

Eh bien, remarquez la petite... Œnone... Et placez-vous à table, ce soir, à côté d’elle...

LAZARE.

C’est ça votre conseil ?

PERCIER.

Oui. En six mois, elle fera de vous un autre homme, pour peu que vous montriez de la bonne volonté. Quand je suis arrivé de Toulouse à Paris, il y a trois ans, c’est une femme dans le genre d’Œnone qui m’a formé, qui a été, non pas la nourrice de Phèdre, mais la mienne.

LAZARE, ricanant.

Merci, je réfléchirai... Mais pourquoi pas Aricie ?

PERCIER.

Parce que, Aricie, c’est pour moi.

LAZARE.

Ah !

PERCIER.

Oui. C’est une dinde, mais j’adore ce genre-là. Je vous dis ça afin qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous.

LAZARE.

Et tout ça vous amuse.

PERCIER.

Tout ça m’instruit. Nous sommes d’une génération qui ne perd pas son temps. J’ai vingt-trois ans. J’ai confiance en Montferran. Retenez bien ceci : il sera ministre. Je m’accroche à lui. À vingt-cinq ans, je veux être son chef de cabinet, À vingt-sept ans, je serai député. Après, nous verrons. Faites comme moi.

Entre Le valet de pied.

Qu’est-ce que c’est ?

LE VALET DE PIED.

Il y a là deux messieurs dont voici les cartes.

PERCIER, lisant.

Fradin, rédacteur au Prolétaire ; Hingand, rédacteur au Peuple émancipé... Connus... des amis... Faites entrer...

Sort le valet de pied. À Lazare.

Voilà notre affaire : ils feront le compte rendu mieux que nous...

Entrent Fradin et Hingand.

 

 

Scène II

 

LAZARE, PERCIER, FRADIN, HINGAND

 

FRADIN et HINGAND.

Cher ami... bonjour !...

PERCIER.

Bonjour, Hingand !... bonjour, Fradin !...

Présentant Lazare.

Mon camarade Lazare Marescot, secrétaire-adjoint du patron.

FRADIN, à Lazare.

Monsieur...

HINGAND.

Monsieur...

PERCIER.

Vous venez de là-bas ?

HINGAND.

Non... c’était trop loin. Mais j’ai rencontré des confrères qui en sortaient. Il paraît que ça a été plutôt...

PERCIER, apercevant Montferran dans la galerie.

Voici le patron... Il vous mettra lui-même au courant...

Entre Montferran.

 

 

Scène III

 

LAZARE, PERCIER, FRADIN, HINGAND, MONTFERRAN, en habit de soirée. Il a retiré son pardessus qu’il tend au valet de pied avec son chapeau

 

MONTFERRAN, apercevant les reporters.

Ah ! vous êtes là... Tant mieux ! J’allais justement téléphoner à vos journaux...

Il leur serre la main.

Percier vous a raconté ce qui s’est passé ?

PERCIER.

Je n’ai pas eu le temps. Ces messieurs arrivent à l’instant même.

MONTFERRAN.

Voici... C’est très significatif. À mon avis – et je crois que ce sera bientôt celui de tout le monde – les événements de ce soir placent la question politique sur son véritable terrain, nettement, en pleine lumière. D’un côté, le socialisme, la démocratie, avec leurs légitimes revendications, leurs efforts vers une société meilleure ; de l’autre côté, l’anarchie avec ses instincts aveugles de destruction. Aux premiers mots que j’ai prononcés, le conflit s’est produit. Tumulte effroyable dans une partie, une faible partie de la salle, où mes interrupteurs ordinaires s’étaient donné rendez-vous.

FRADIN.

Comme toujours.

MONTFERRAN.

Oui, comme toujours. Leurs grossièretés, leurs cris d’animaux... j’avais prévu tout ça... Ce sont les mêmes cris et les mêmes animaux qui m’accompagnent dans mon arrondissement, à chacune de mes réunions : je les reconnais, ils ne m’intimident pas. Profitant donc d’un moment d’accalmie, je commence tranquillement à exposer l’idée de ces conférences : création d’une caisse des grèves. Alors une voix, que je qualifierai d’avinée, hurle : « La caisse des grèves, on la remplira avec ta galette ! » Je veux répondre : impossible de me faire entendre. On me montre le poing. Les uns crient : « Ton hôtel ! » les autres : « Ton auto ! » et, comme si c’était un signal, toute la bande se met à chanter sur l’air des lampions : « À l’hôtel ! à l’auto !... à l’auto ! à l’hôtel ! »

HINGAND.

C’est stupide !

FRADIN.

Quelles mœurs !

MONTFERRAN.

Vous reconnaissez leur tactique habituelle : rendre toute discussion impossible et toute bonne volonté stérile. Car enfin quel rapport y a-t-il entre mon hôtel, mon automobile et les grandes questions sociales qui nous occupent, je vous le demande un peu ?

HINGAND.

Et comment ça a-t-il fini ?

MONTFERRAN.

Vous pensez bien que je ne me suis pas laissé démonter par ces braillards. Mes amis m’ont d’ailleurs énergiquement soutenu et j’ai pu développer mon programme jusqu’au bout. Je crois même, sans me flatter, avoir eu quelques mouvements heureux, n’est-ce pas, Percier ?

PERCIER.

De véritables inspirations.

MONTFERRAN.

Mais je n’avais pas plutôt terminé que le boucan a repris de plus belle. Les mêmes individus qui avaient voulu m’empêcher de parler ont demandé la parole... Marescot la leur a naturellement refusée, en disant que nous n’étions pas à une réunion publique contradictoire. Ils ont insisté, le président a tenu bon, ce qui m’a donné le temps de faire lever le rideau sur le premier acte de Phèdre. Ces énergumènes, d’ailleurs, sans égard pour les artistes, n’ont cessé de troubler la représentation. Et je les ai encore retrouvés à la sortie. Ils entouraient ma voiture et, quand j’y suis monté, ils se sont remis à vociférer : « À l’hôtel ! À l’auto ! écraseur ! » et autres gentillesses que vous me dispenserez de vous répéter. À raison de quarante sous par tête, on peut faire crier à ces gens-là tout ce qu’on veut. Je regrette simplement qu’ils ne soient pas venus me demander trois francs ; je les leur aurais donnés pour avoir la paix.

FRADIN.

Ils n’y ont pas pensé, sans ça...

MONTFERRAN.

Tout ce que je vous raconte là, ce n’est pas pour que vous le mettiez dans votre journal, bien entendu...

HINGAND.

Comptez sur nous.

MONTFERRAN.

La presse réactionnaire ne manquerait pas de grossir l’incident. Dites tout bonnement qu’une poignée d’anarchistes a essayé deux ou trois fois d’interrompre l’orateur, mais que le bon sens de rassemblée, son socialisme éclairé, et surtout la fermeté de son président, ont fait échouer la manifestation préméditée... Quelque chose dans ce genre-là...

FRADIN.

Soyez tranquille.

MONTFERRAN, à Lazare.

Car il a été parfait, votre père, mon petit... une énergie, une autorité !... Au fait, dites donc ? il m’a semblé reconnaître parmi les braillards un de ses ouvriers, justement celui à qui j’ai épargné les deux jours de prison qu’il avait cent fois mérités... Comment l’appelez-vous ?

LAZARE.

Graffard... mais ça m’étonne... Graffard est peut-être un adversaire de vos idées, mais c’est un adversaire convaincu, estimable, comme plusieurs de ceux qui étaient là.

MONTFERRAN.

Vous les connaissez donc ?

LAZARE.

J’en connais quelques-uns qu’il serait injuste de confondre avec des tapageurs écervelés.

MONTFERRAN.

Eh bien, mon petit, vous avez de jolies relations !... Je vous conseille amicalement de leur brûler la politesse, si j’ose dire, le plus tôt possible...

À Percier, pendant que Lazare s’éloigne un peu.

Est-ce que ce garçon-là serait un simple imbécile ?

PERCIER.

C’est jeune !

Entre Marescot par la galerie. Il porte un macfarlane et tient un chapeau mou à la main.

 

 

Scène IV

 

LAZARE, PERCIER, FRADIN, HINGAND, MONTFERRAN, MARESCOT

 

MONTFERRAN.

Ah ! voici le héros de la soirée !...

Il va serrer la main à Marescot.

Un peu houleuse, la soirée, hein, citoyen ?

MARESCOT, riant.

Eh ! eh !

MONTFERRAN, montrant Hingand et Fradin qui s’inclinent.

J’étais en train de dire à nos amis du Peuple émancipé et du Prolétaire que vous aviez été admirable !

MARESCOT.

Ça m’a rappelé les réunions du Vieux-Chêne, en soixante-huit...

Il enlève son macfarlane et apparait en vieille redingote fatiguée. Lazare lui prend son pardessus et va le porter sur le canapé. Marescot, après avoir jeté un coup d’œil sur sa redingote, à Montferran.

À propos, citoyen, vous savez que je viens d’avoir une histoire avec votre concierge ?

MONTFERRAN, riant.

Allons donc !

MARESCOT.

Cet animal ne voulait-il pas m’empêcher de monter à cause de mon chapeau mou et de ma redingote ?

MONTFERRAN.

C’est un drôle que je secouerai d’importance.

MARESCOT.

Laissez donc !... Je lui ai moi-même rivé son clou !

MONTFERRAN.

Vous avez joliment bien fait.

MARESCOT.

Ma vieille pelure a dit à sa livrée : « Toi, tu nous saluerais bien bas, si, en soixante et onze, au lieu de monter la garde à la Banque de France, je l’avais mise dans ma poche ». Il a été aplati !

On rit.

MONTFERRAN.

Très bien répliqué. Mais comment se fait-il que vous soyez venu tout seul ?

MARESCOT.

J’ai attendu un instant pour arriver avec tout le monde. Mais les artistes n’en finissent plus dans leurs loges. Alors, j’ai pris le tramway.

MONTFERRAN.

Vous avez assisté à toute la représentation ?

MARESCOT.

Oui... Je n’avais jamais entendu Phèdre. C’est une pièce assez curieuse. Seulement, vous permettez que je vous donne mon opinion ?

MONTFERRAN.

Je vous en prie.

MARESCOT.

À votre place, ce n’est plus ça que je jouerais.

MONTFERRAN.

Et pourquoi donc ? Vous n’aimez pas Phèdre ?... C’est pourtant superbe !

MARESCOT.

Possible ! Mais moi – je vous dis ça entre nous – ces histoires de rois, de fils de rois, de femmes et de nourrices de rois, tout ça m’est prodigieusement indifférent. Rien ne peut plus m’étonner de ce monde-là.

MONTFERRAN.

C’est un point de vue ; je n’y avais pas songé.

MARESCOT.

Et puis, enfin, l’inceste embaumé dans l’histoire grecque et ficelé d’alexandrins est tout de même l’inceste, nom d’un chien !... Ce n’est pas avec des cochonneries pareilles qu’on moralisera le peuple ! Croyez-moi, une autre fois, donnez le Chiffonnier de Paris, de Félix Pyat... Ça, c’est un drame pour le peuple !

MONTFERRAN.

Vous avez peut-être raison. Mais, pour l’instant, ne voyons que le résultat : une recette inespérée pour notre caisse centrale des grèves... Nous allons fêter l’événement comme il convient. Et c’est vous qui présiderez le souper, comme vous avez présidé la conférence.

MARESCOT, modeste.

Oh !

MONTFERRAN.

Pas de fausse modestie, citoyen !...

À Hingand et à Fradin.

Vous allez souper avec nous, n’est-ce pas ? tout à fait dans l’intimité...

HINGAND.

Nous ne demanderions pas mieux, mais il y a le compte rendu...

MONTFERRAN.

Vous allez le rédiger ici... Percier va vous conduire dans la bibliothèque... vous y serez plus tranquilles... Et j’enverrai porter votre papier au journal...

HINGAND.

Alors, ça va...

MONTFERRAN.

Je vous recommande également les artistes... Julia Dorfeuil...

Bas, à Percier, qu’il retient un instant.

Elle est de très mauvaise humeur, Julia...

PERCIER, même jeu.

Je comprends ça...

MONTFERRAN, même jeu.

Vous savez la recette ?

PERCIER, même jeu.

Trois cent vingt et un...

MONTFERRAN, même jeu.

Vous mettrez douze cent vingt et un... Je ferai la différence... Donnez aussi dix louis au petit personnel.

PERCIER, même jeu.

Bon !

Il sort derrière les reporters qui l’ont précédé dans la bibliothèque, à droite.

MONTFERRAN sonne, et à Marescot.

Citoyen Marescot, voulez-vous, en attendant le souper, jeter un coup d’œil dans la galerie, sur ma collection d’assiettes révolutionnaires ?

MARESCOT.

Avec plaisir.

MONTFERRAN.

Votre fils va vous montrer ça... des souvenirs de famille, pour vous.

Au maître d’hôtel qui entre .

Le couvert est dressé ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Oui, monsieur.

MONTFERRAN.

Allons un peu voir cette table.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LAZARE, MARESCOT

 

MARESCOT, regardant autour de lui.

Il est bougrement bien logé, ton patron ! Tu ne dois pas t’embêter, ici !

LAZARE.

Eh bien, viens-tu voir la faïence ?

MARESCOT.

Non, merci... Tout à l’heure... J’aime mieux me reposer un instant.

Il s’assied.

LAZARE.

Tu as tort... c’est de la faïence qui a coûté les yeux de la tête, de la faïence révolutionnaire... C’est même tout ce qu’il y a de révolutionnaire dans la maison.

MARESCOT.

Pourquoi dis-tu ça ? Montferran est un bon serviteur de la démocratie.

LAZARE, montrant un valet de pied et le maître d’hôtel qui traversent la galerie.

Un serviteur qui se fait servir.

MARESCOT.

Tu es encore sous l’influence de cette stupide histoire de ce soir... L’hôtel !... l’auto !... Qu’est-ce que ça prouve ?... Oh ! je ne prétends pas que Montferran ait les mœurs austères de l’antiquité. Évidemment, c’est un homme d’aujourd’hui ; mais il ne défend pas seulement nos idées, il fait mieux : il donne l’exemple ; il entraîne sa classe vers une nuit du quatre août.

LAZARE.

En cabinet particulier.

MARESCOT, se levant.

Qu’est-ce que tu as ? Regarde-moi donc, fiston ? Qu’est-ce qui se passe depuis quelque temps dans ton esprit ou dans ton cœur ?

LAZARE, embarrassé.

Mais rien, je t’assure... J’ai réfléchi, voilà tout.

MARESCOT.

Il y a autre chose... Tu traverses une crise douloureuse... Voyons ! pourquoi ne te confies-tu pas à ton vieux papa ?

LAZARE, brusquement.

Oh père, père ! je suis très malheureux !

MARESCOT.

Eh ! parbleu, je l’avais bien deviné ! Il y avait une femme là-dessous !... Dis ? Est-ce que c’est la même ! « Toujours à ses côtés et pourtant solitaire ! Ayant demandé quelque chose et n’ayant rien reçu... »

LAZARE.

Oh ! Je t’en prie, père. Ne plaisante pas avec ça, tu ne fais beaucoup de mal.

MARESCOT.

Je te demande pardon. Alors, c’est sérieux ?

LAZARE.

Tellement sérieux que je considère ma vie comme brisée ; que je n’ai plus ni espoir, ni courage.

MARESCOT.

Tu me navres, fiston ! tu me navres. Qu’est-ce qu’un chagrin d’amour à ton âge ! Nous avons tous passé par là.

LAZARE.

Non, père, tu n’as pas passé par là.

MARESCOT.

Je sais tout de même ce que c’est à peu près. Quand on est malheureux, la meilleure diversion, la seule, c’est le travail... Travaille donc ! songe à ton avenir, à l’avenir que tu as ici et qui est magnifique !

LAZARE.

Ici ? moi !... Mais je ne veux plus rester dans cette maison ! Ah ! non, c’est fini ! J’aimerais mieux casser des pierres sur les routes !

MARESCOT.

Que dis-tu là ? Tu me stupéfies !... Tu veux t’en aller ?... Mais pourquoi ? pourquoi ?

LAZARE.

Je me sens humilié de toutes façons, j’ai honte ! Tout ce que je vois ici me répugne et n’exaspère... Je découvre la vilenie des caractères, la bassesse des âmes, l’hypocrisie des discours !

MARESCOT.

Sacrebleu ! tu as des mots... Ah ! le luxe ne t’amollit pas, toi !... Que signifie cette aversion subite pour... ?

LAZARE.

Subite, si tu veux. J’étais aveugle, je vois clair ! Des choses qui avaient commencé par m’être indifférentes, dont je souriais même, me semblent monstrueuses à présent. Je ne connaissais pas Montferran ; je le connais !... Je connais le député socialiste qui entretient des actrices, qui a maître d’hôtel, valets de pied... et que tous les garçons du boulevard appellent monsieur Armand, gros comme le bras !... Ah ! c’est un viveur séduisant, la cordialité incarnée... Et si généreux, monsieur Armand ! Ses électeurs l’ont chargé de résoudre la question sociale... Elle est au moins résolue pour lui, la question sociale... Il y pense tous les soirs en habit noir, cravate blanche et les coudes sur la table, monsieur Armand !

MARESCOT.

À ceux qui l’ont élu, il ne doit compte que de ses actes politiques ; sa vie privée ne nous regarde pas.

LAZARE.

Mais si ! Elle nous regarde justement par la contradiction révoltante qu’il y a entre ses paroles, ses actes politiques, et sa conduite légère, son existence factice ! Il a abandonné sa femme pour vivre avec sa maîtresse... Aujourd’hui il quitte sa maîtresse pour reprendre sa femme. Et cela sans pudeur, sans amour, par fantaisie. C’est un de ces êtres pour lesquels la vie n’est qu’une fête ; qui n’ont jamais aimé, jamais souffert, et dont le bonheur insolent est une iniquité non moins criante que leur fortune et que leur luxe, car ce bonheur-là aussi peut faire des déshérités !

MARESCOT.

Évidemment, parbleu ! Je sens, comme toi, l’inconséquence de ce luxe.

LAZARE.

Et pourtant tu le couvres de ta loyauté, de la droiture, de ton abnégation ! C’est toi qui, tout à l’heure, as refusé la parole à d’honnêtes gens avec lesquels, au fond, ta conscience est d’accord. Tu ne souffres donc pas de voir tes principes travestis, ton idéal profané ?

MARESCOT.

Notre idéal, certes, on peut le profaner, mais il n’est au pouvoir de personne de le détruire. Je ne sais quel triste imbécile lança un jour une bouteille d’encre contre l’admirable groupe de la Danse, qui est à l’Opéra. Les figures modelées par Carpeaux en eurent-elles des formes moins harmonieuses, une grâce moins souveraine ? J’en dirai autant de notre œuvre. Éclaboussée, tachée, ternie, elle est tout de même la République. Elle n’a peut-être pas les républicains qu’elle mérite, voilà tout.

LAZARE.

C’est pour eux, cependant, que tu as subi dix ans d’exil.

MARESCOT.

Non, c’est pour Elle.

LAZARE.

Enfin, père, songe que tu es ici, dans cet hôtel, chez un représentant du peuple... du peuple ! Songe, après souper, que tu vas être obligé de dire merci, non seulement pour toi, mais pour les morts et les vivants qui t’ont confié le dépôt sacré de leur cause. Convive rassasié, tu devras dire merci pour ceux qui ont faim et merci encore pour ceux qui furent vertueux et désintéressés comme toi ! Et quand tu te seras suffisamment humilié, quelqu’un de la bande s’approchera de toi, pour te dire ce qu’on m’a dit tout à l’heure : « Où diable vous faites-vous habiller ? »

MARESCOT.

Ah çà ! est-ce que vraiment, nous sommes si mal fichus que ça ?... N’importe, fiston, il y a du vrai dans ce que tu dis, et tu m’as, dans une certaine mesure, rappelé à mon devoir.

LAZARE.

Oh ! père...

MARESCOT.

Si ! si !... Ce bougre-là était arrivé à m’entortiller... Je trouverai bien l’occasion de lui dire là-dessus ma façon de penser, en douceur... Quant à toi, tu lui enverras ta démission demain. Non seulement je ne te blâme plus, mais je t’approuve.

LAZARE, lui prenant les mains.

Merci, père. Ah ! quel soulagement de n’être plus aux gages de cet homme... Je finissais par le haïr !

MARESCOT.

Mauvais sentiment, mon garçon. L’envie et la haine sont deux chevaux indomptables qui entraînent toujours leur cavalier plus loin qu’il ne veut aller. Pour le reste, tu peux voir, hein ? que je ne suis pas plus disposé que toi à faire des concessions... Je suis venu en chapeau mou, avec ma vieille redingote, et celui qui me fera changer mes habitudes n’a pas encore de poil au menton !

Bruit dans la galerie. Arrivée des convives. Montferran au fond.

 

 

Scène VI

 

LAZARE, MARESCOT, MONTFERRAN, puis successivement JULIA, ŒNONE, ARICIE, LE DOCTEUR DES ANGES, DUVERNET, UN GROOM, portant des fleurs, suit les dames

 

MONTFERRAN, à Julia qui entre la première avec Œnone et Aricie, toutes les trois en costumes de Phèdre.

Bonsoir, mes enfants !... Débarrassez-vous de vos manteaux... Vous êtes chez vous...

Il aide Julia. Le docteur et Duvernet aident Œnone et Aricie.

ARICIE.

C’est chic, ici !...

PERCIER.

Tu en verras bien d’autres !

ARICIE, à Œnone.

Dis donc... Pourquoi qu’il m’a tutoyée, ce monsieur ? Je ne le connais pas.

ŒNONE.

Parce que tu lui plais.

MONTFERRAN.

Comme vous arrivez tard !...

JULIA.

Il a fallu nous arranger... Nous étions fraîches... Quel public ! Ah ! vous m’avez fourrée dans une jolie aventure... Quand on m’y reprendra à aller jouer Phèdre devant de pareilles gourdes !

MONTFERRAN.

Allons donc ! au deux, vous avez été magnifique... « Détestables flatteurs !... » N’est-ce pas qu’elle a été magnifique ?

ŒNONE.

On n’a jamais joué Phèdre comme ça, c’est bien simple.

JULIA, à demi-voix.

Petite rosse !...

DES ANGES.

Un public très vibrant, au contraire.

JULIA.

Vous appelez ça vibrer, docteur ?... Nous appelons ça, nous, emboîter... Emboîtée dans Phèdre !... Hein, Duvernet, si on nous avait dit ça, hier ?...

DUVERNET.

Moi, ça m’est arrivé plusieurs fois en province... Un soir, à Rouen, au milieu du récit de Théramène, quelqu’un a crié du poulailler : « Trop long ! »

MONTFERRAN.

Et qu’avez-vous fait ?

DUVERNET.

J’ai coupé toute la fin.

JULIA.

Avec tout ça, mon engagement à l’Odéon est dans l’eau... C’est le plus clair.

MONTFERRAN.

Mais, au contraire, jamais il n’a été plus sûr, votre engagement à l’Odéon... J’en réponds.

ARICIE.

Et nous, monsieur ? Vous vous occuperez de nous ?

ŒNONE.

Oh ! oui, monsieur, ça vous est si facile.

MONTFERRAN.

Soyez tranquilles... Qu’est-ce que vous voulez faire ? de la tragédie ?

ARICIE.

Non... j’en ai assez... J’aimerais mieux l’opérette.

ŒNONE.

Moi aussi, mais à la condition de ne pas trop chanter.

DES ANGES, à Montferran.

Des clientes à moi... Beaucoup d’avenir.

MONTFERRAN, voyant Marescot qui cause dans un coin avec Lazare.

Connaissez-vous notre président, docteur ?

DES ANGES.

Je n’ai pas cet honneur.

MONTFERRAN.

Venez...

Il s’avance vers Marescot.

Citoyen Marescot, permettez-moi de vous présenter notre ami, le docteur Des Anges, le chirurgien que toutes ces dames s’arrachent...

Marescot s’incline. À Des Anges.

Docteur, notre président, le citoyen Marescot, un des fondateurs de la République... C’est à lui que nous devons d’être ce que nous sommes.

MARESCOT, d’un ton agressif et ironique, entre Montferran, Des Anges, Lazare un peu en arrière.

Vous exagérez beaucoup l’importance de mon rôle, citoyen Montferran, et ce que vous êtes, ce n’est pas à moi que vous le devez. Modeste héritier des traditions révolutionnaires, mon ambition se borne à ce qu’on me rende justice sur un point... C’est que mon intérêt personnel a toujours été hors de cause.

MONTFERRAN.

Votre désintéressement est légendaire, citoyen.

MARESCOT, avec un peu d’emphase.

Je ne suis pas de ceux qui se sont fait, de nos glorieux principes, un tremplin pour parvenir à la fortune ou au pouvoir, et le terrain révolutionnaire, fertile pour tant d’autres, n’a jamais produit pour moi que des ronces et des pierres.

DUVERNET, s’éloignant.

La barbe !

DES ANGES, le suivant.

La vieille barbe !

MONTFERRAN, à Marescot, rompant les chiens.

Notre grande artiste, madame Dorfeuil, serait fière, citoyen, de vous être présentée... Nous n’avons guère eu le temps ce soir...

MARESCOT, empressé.

Comment donc !

MONTFERRAN, à Julia.

Le citoyen Marescot, un de vos admirateurs...

MARESCOT, saluant.

Je n’aime pas la pièce, j’ai dit tout à l’heure là-dessus ma façon de penser ; mais, ces réserves faites, je dois déclarer que vous l’avez jouée supérieurement et avec un succès mérité...

JULIA.

Oui, le vieux, foutez-vous de moi !...

Elle lui tourne le dos et s’éloigne.

MARESCOT, suffoqué.

Par exemple !...

LAZARE, se rapprochant de son père.

C’est trop fort !

MARESCOT, à Lazare.

Tu vas voir si je me laisse marcher sur le pied.

MONTFERRAN, conciliant, à Marescot.

Je vous en prie... excusez un peu d’énervement ; les artistes, vous savez...

MARESCOT.

Citoyen Montferran, je n’ai pas plus de chance chez vous, ce soir, avec les concierges qu’avec leurs filles.

À Lazare.

Viens, fiston !

JULIA, furieuse.

Qu’est-ce qu’il dit ?

Désordre. Le docteur essaye de calmer Marescot en l’entrainant dans la galerie. Œnone, Aricie, Duvernet, entourent et retiennent Julia.

MONTFERRAN, à Julia.

Julia, voyons, soyez raisonnable !... pas de scandale !...

ARICIE.

Ce n’est pas pour toi qu’il a dit ça.

ŒNONE.

Mais non, ce n’est pas pour toi.

DES ANGES.

Déplorable histoire !

JULIA, à Montferran.

Vous me laissez insulter chez vous !...

DUVERNET.

Ceci me regarde !

MONTFERRAN.

Mais non... c’est enfantin... Je vais arranger ça...

Apercevant Lazare qui cherche, parmi les vêtements entassés sur le canapé, son pardessus et celui de son père.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites, vous ?

LAZARE.

Nous partons, mon père et moi !

MONTFERRAN, le retenant par le bras.

Mais c’est absurde !

À Duvernet, bas.

Emmenez Julia un instant.

DUVERNET.

Oui, oui...

Duvernet emmène Julia et les deux femmes. Marescot, Des Anges, ont disparu par la galerie. Restent en scène Montferran et Lazare.

 

 

Scène VII

 

MONTFERRAN, LAZARE, puis MARESCOT

 

MONTFERRAN.

Ah çà ! nous n’allons pas donner à cet incident plus d’importance qu’il n’en a... Julia a été un peu vive, mais au fond c’est une très bonne fille... Votre père lui a répondu vertement... que ça s’arrête là, hein ? Car avec une blague comme ça dans les journaux, on fait un scandale, tout bonnement.

LAZARE.

Si j’avais été à la place de mon père, le scandale aurait été plus grand encore !

MONTFERRAN.

Qu’est-ce que vous me chantez là ?

LAZARE.

Et j’aurais répondu comme il convient aux grossièretés et à l’insolence de cette fille.

MONTFERRAN.

Plaît-il ?... À qui croyez-vous donc parler ?

LAZARE.

À son amant.

MONTFERRAN.

Voulez-vous que, pour ce mot-là, je vous flanque immédiatement à la porte, moi-même, et par les épaules ?

LAZARE, se redressant.

Il faudrait voir !

MONTFERRAN.

Laissez donc, mon petit. Je suis plus solide que vous, avec mes cinquante ans, et je vous le prouverai quand vous voudrez !...

Changeant de ton.

Tenez, c’est idiot, ce que nous faisons... Je ne veux pas me brouiller avec Marescot pour un mot, ni que vous perdiez votre situation pour une vivacité excusable, en somme, puisqu’il s’agissait de votre père. Allons souper et n’en parlons plus.

Il entraine Lazare vers la salle à manger.

LAZARE, se dégageant brusquement.

Non, monsieur. Ni mon père, ni moi, ne resterons un quart d’heure de plus chez vous. Je comptais vous envoyer ma démission demain, je vous la donne ce soir. Comme je n’ai pas encore touché un sou de vous, j’ai la conscience tranquille. Je vous salue.

MONTFERRAN.

Vous ne cherchiez qu’un prétexte pour vous en aller... avouez-le donc.

LAZARE.

Peut-être...

MONTFERRAN.

Mais alors pourquoi êtes-vous entré chez moi ? Pourquoi votre père m’a-t-il supplié de vous prendre ?

LAZARE.

Il ne savait pas quel rôle vous vouliez lui faire jouer ; il vous croyait sincère. Car il ne fait pas, lui, de la révolution par métier, par snobisme ou par ambition... Non, non, décidément, vous êtes trop grand seigneur et trop riche pour nous !

MONTFERRAN.

Voilà le grand mot lâché ! En crèvent-ils assez d’envie, tous, de mon hôtel et de mon auto !... car il n’y a que de l’envie, de l’amertume et de la haine dans ces esprits-là ! Sincère, je le suis plus que vous, petit niais, petit cerveau grisé de mauvaises lectures, de fréquentations louches et de vapeurs d’anarchie !

LAZARE.

Vous, sincère ?...

MONTFERRAN.

Oui, moi !

LAZARE.

Sincère, quand vous parlez, comme ce soir, de justice, de réformes, d’émancipation du prolétariat ! Sincère ? Allons donc ! Vous ne pouvez pas l’être ! Quel intérêt auriez-vous à réformer un ordre de choses où vous êtes tout puissant, qui vous donne toutes les jouissances de la vie ? Mais vous ne pouvez que redouter l’avènement d’une société nouvelle, où régneraient l’égalité et la justice, comme vous dites, car si celle-là s’établissait jamais, la première victime, ce serait vous !

MONTFERRAN.

Nous le savons et notre tentative n’en est que plus méritoire. Au moins nous risquons quelque chose, tandis que vous, vous ne risquez rien. Les révolutions sociales, ce sont toujours les bourgeois comme moi et les aristocrates qui les ont faites, et le plus souvent à leurs dépens. Voilà ce que vous sauriez, si vous aviez appris la vie et l’histoire autre part que dans des livres indigestes. Ah ! il est joli le résultat de l’instruction que nous leur donnons !... Voilà ce que la République a gagné à leur être maternelle : des révoltés et des anarchistes !...

LAZARE.

Si c’est être anarchiste que de haïr l’hypocrisie, eh bien, oui, je le deviens... je le suis ! Nos visions sont moins creuses que les vôtres, car, encore une fois, pour oser prêcher l’égalité quand on est riche et qu’on ne partage pas sa fortune, il faut être un imposteur ! Pour oser prêcher la solidarité quand on plane soi-même au-dessus des autres, il faut être un charlatan ! Pour oser encourager la grève quand on est le seul à n’y perdre ni un repas, ni même une douceur, il faut être un coquin. Et je suis heureux de vous le dire en face... J’attendais ce moment-là avec impatience. Il est venu, je suis soulagé ! J’en avais besoin !...

Après avoir endossé son pardessus, il cherche sous les autres celui de son père et le jette sur son bras, pour l’emporter. Il en tombe un revolver qui roule sur le tapis, aux pieds de Montferran.

MONTFERRAN, le repoussant du pied.

Ah ! ah ! nous avons un revolver dans notre poche !... Ramassez-le donc ! C’est votre dernier argument et c’est le meilleur... C’est par celui-là que vous finirez un jour, sombre petit raté, enragé aujourd’hui, criminel demain.

LAZARE, ramassant l’arme.

Tuer un homme comme vous ne serait pas un crime : ce serait un exemple !...

MONTFERRAN.

Allons, cette fois, en voilà assez... Vous ne me faites pas peur, petit misérable ! Hors d’ici, et vivement !...

Il fait un pas vers Lazare. Entre Marescot par le fond.

LAZARE, hors de lui, menaçant.

Ah ! ne me touchez pas, sinon !...

Montferran s’arrête.

MARESCOT.

Que fais-tu, malheureux !

Il se précipite sur Lazare et lui retient le bras ; le coup part. Montferran chancelle. Lazare regarde son arme avec stupeur. Marescot court à Montferran et le reçoit dans ses bras. Au bruit de la détonation entrent par la droite Percier et les reporters ; Julia, le docteur par la galerie. Tout le monde derrière.

 

 

Scène VIII

 

MONTFERRAN, LAZARE, MARESCOT, PERCIER, LE DOCTEUR, HINGAND, FRADIN, JULIA, UN DOMESTIQUE

 

JULIA, entrant d’abord.

Qu’est-ce que c’est ?...

Elle aperçoit Lazare, le revolver à la main, et Montferran étendu sur le canapé entre les bras de Marescot.

Ah ! mon Dieu !... Il l’a tué...

Montrant Lazare.

C’est lui qui l’a tué...

PERCIER, à Lazare.

C’est vous ? C’est vous ?

LAZARE, égaré.

Oui, c’est moi.

JULIA.

Docteur ! Docteur !

LE DOCTEUR, se précipitant et à Marescot.

Laissez-moi, je vous prie...

MARESCOT.

Oui... oui...

Il s’éloigne et va vers Lazare.

JULIA.

La police ! la police ! Qu’on ne le laisse pas s’échapper, surtout !

MARESCOT.

Soyez tranquille, il va se constituer prisonnier, j’en réponds !

JULIA, au docteur.

Docteur ?... Eh bien, la blessure ?...

LE DOCTEUR.

Impossible de me prononcer... Je crois qu’elle est grave...

Aux invités qui l’entourent.

Je vous en prie, éloignez-vous.

Duvernet, Œnone, Aricie, disparaissent.

HINGAND.

Pas nous, docteur... La presse ?

LE DOCTEUR.

La presse... vous pouvez rester.

JULIA.

Moi aussi, docteur ?

LE DOCTEUR.

Oui... oui... mais c’est tout...

Il se penche sur Montferran.

Qu’on m’apporte tout de suite du linge... de l’eau...

JULIA, à un domestique.

Du linge, entendez-vous ? Vite !

HINGAND.

Où est le revolver ?...

Désignant Lazare.

Pièce à conviction...

LE DOCTEUR.

Percier ?

PERCIER.

Docteur ?

LE DOCTEUR.

Ma boîte d’opérations... Mon domestique vous indiquera...

PERCIER.

Je cours chez vous...

Il sort rapidement.

LAZARE, à son père.

Partons.

MARESCOT.

Pas avant de savoir... Attends...

HINGAND, à Marescot.

Je voudrais vous demander quelques renseignements.

MARESCOT.

Je ne suis pas en état de répondre pour le moment... J’étais si loin de prévoir... Laissez-moi...

FRADIN.

Croyez-vous à une vengeance personnelle ?

HINGAND.

Votre fils avait donc emporté un revolver ?

MARESCOT.

Ce revolver n’est pas à lui, il est à moi !...

FRADIN.

À vous ?

MARESCOT.

Oui, à moi.

HINGAND.

Expliquez-nous...

MARESCOT.

Je n’ai rien à vous expliquer... Fichez-moi la paix !

HINGAND, à Fradin.

Tel fils, tel père...

JULIA, au docteur.

Est-il mort ? Je n’ose pas regarder.

LE DOCTEUR, se relevant.

Non ; il n’est pas mort... La blessure est même moins profonde que je ne croyais.

MARESCOT.

Ah ! tant mieux !...

À Lazare.

Allons, toi... viens !...

Il l’entraine par le bras.

LE VALET DE PIED.

Voici les gardiens de la paix que je suis allé chercher...

MARESCOT, haussant les épaules.

Je serais bien allé les chercher moi-même.

Il sort avec Lazare.

 

 

Scène IX

 

MONTFERRAN, LE DOCTEUR, JULIA, HINGAND, FRADIN

 

JULIA.

Ah ! le voilà qui reprend connaissance.

MONTFERRAN, se redresse légèrement et regarde autour de lui.

Je me rappelle... Je me rappelle très bien... C’est vous, mon cher docteur ?

LE DOCTEUR.

Oui, cher ami, c’est moi.

MONTFERRAN.

Où suis-je blessé ?... Je ne me rends pas compte du tout.

LE DOCTEUR.

Au bras... près de l’épaule... On extraira la balle facilement.

JULIA.

Mon pauvre chéri, tu m’as fichu un trac !

MONTFERRAN, au docteur, avec de moins en moins de difficulté.

Vous ne me cachez rien, docteur ? Ce serait absurde !... J’ai des tas de petites choses à arranger...

LE DOCTEUR.

Je ne vous cache rien. La balle est logée là...

Il appuie.

Je la sens.

MONTFERRAN, avec un mouvement.

Moi aussi.

LE DOCTEUR.

Dès que Percier sera revenu, je vous extrairai ça en un tour de main...

À Julia.

Chère madame, vous seriez bien aimable de donner des ordres pour qu’on prépare la chambre, et une chaise longue pour le transport... Le temps de finir le pansement...

Il prend le linge et les objets qu’un domestique lui a apportés pendant les répliques précédentes.

JULIA.

Oui... oui...

En sortant, à Fradin.

Dites bien que j’étais là et que je ne l’ai pas quitté, n’est-ce pas ?

 

 

Scène X

 

MONTFERRAN, LE DOCTEUR, HINGAND, FRADIN

 

MONTFERRAN.

Quelle étrange aventure !... En tombant, je me suis cru mort, vous savez...

LE DOCTEUR, tout en procédant au pansement.

Il s’en est fallu d’un rien.

MONTFERRAN, à Hingand et à Fradin qui se sont approchés.

Ah ! c’est vous, mes amis ?

HINGAND.

Oui, cher maître, oui...

FRADIN.

Et bien émus, je vous assure.

MONTFERRAN.

De rien, messieurs, de rien...

Souriant.

Vous m’excusez de ne pas dîner avec vous ?

HINGAND, à Fradin.

Très chic !

FRADIN.

Très parisien.

MONTFERRAN.

Et ce garnement, où est-il ?

HINGAND.

Le meurtrier ?

MONTFERRAN.

Oui... C’est un simple fou. J’espère que vous l’avez laissé partir ?

HINGAND.

Mais pas du tout.

FRADIN.

Il est arrêté.

MONTFERRAN.

Ah ! c’est ennuyeux... Passez donc chez le commissaire, je vous prie, lui dire de ne rien communiquer à la presse avant d’avoir causé avec moi... Du moment que je ne suis pas mort, c’est un fait divers sans intérêt... Mettons un accident...

FRADIN.

Mais quel serait le mobile de cet accident ? Vous en doutez-vous, cher maître ?

MONTFERRAN.

Oh ! il est bien simple : c’est le coup d’essai d’un apprenti anarchiste.

HINGAND, vivement.

Un anarchiste ?

MONTFERRAN.

Oui... J’avais un anarchiste comme secrétaire, tout bonnement.

FRADIN.

Vous en êtes sûr ?

MONTFERRAN.

Tout ce qu’il y a de plus sûr : il me l’a dit en tirant sur moi.

HINGAND.

Mais alors, nous sommes en présence d’un événement considérable !

MONTFERRAN.

Comment cela ?

HINGAND.

D’un fait politique de la plus haute signification. Je m’étonne qu’un homme comme vous...

MONTFERRAN.

Vous avez raison... Dans le premier moment...

HINGAND.

Où est le téléphone ?

MONTFERRAN.

Là, dans la galerie...

HINGAND, de loin, de manière qu’on entende pas très distinctement.

Allô ?... Allô !... 125-43... Secrétaire de rédaction ?... Oui... oui... Montferran... le député... On a tiré sur lui... Son secrétaire... Lazare Marescot...

FRADIN.

Ça soulève une émotion énorme !

MONTFERRAN.

Dame, c’est autre chose qu’un meurtre... C’est autre chose qu’un crime... C’est bel et bien un attentat !

HINGAND, de la galerie, au téléphone.

Un attentat très caractérisé !

MONTFERRAN.

Et contre qui ? Contre un député socialiste !... Contre un homme qui n’a cessé de donner des preuves de dévouement au prolétariat... Et alors, où allons-nous ? Où va la République ?

LE DOCTEUR.

Ne vous fatiguez pas.

HINGAND, de loin, toujours à l’appareil.

On demande des détails...

MONTFERRAN, toujours pendant qu’on le panse.

Je donnais à souper à quelques-uns de mes amis, après ma conférence...

FRADIN.

Madame Julia Dorfeuil...

MONTFERRAN.

Inutile de citer des noms.

FRADIN.

Oui, vous avez raison. Ne dispersons pas l’intérêt.

HINGAND, parlant plus haut, à l’appareil.

Oui !... oui !... La blessure ?... si elle est grave ?

FRADIN.

On demande si la blessure est grave.

LE DOCTEUR, se relevant.

Ça va beaucoup mieux.

FRADIN, soufflant sa réponse à Hingand.

Les médecins hésitent à se prononcer...

À Montferran.

Est-ce que le meurtrier est le fils de l’ancien combattant de la Commune ?

MONTFERRAN.

Un très brave homme, lui...

HINGAND, quittant l’appareil.

Un très brave homme... c’est ce que l’enquête établira... Je vais au journal... Viens-tu, Fradin ?

FRADIN.

Au revoir, maître !... À demain !...

HINGAND.

Nous viendrons prendre... tout Paris viendra prendre de vos nouvelles...

FRADIN.

Cette affaire va provoquer un mouvement immense de sympathie en votre faveur...

HINGAND.

Et je connais des députés qui l’auraient payé cher, à la veille des élections...

MONTFERRAN, gaiement.

C’est vrai que j’ai eu de la chance... Au revoir, mes amis, au revoir !...

Sortent Hingand et Fradin.

 

 

Scène XI

 

MONTFERRAN, LE DOCTEUR, puis PERCIER et MARCELLE, Percier portant une boite qu’il remet au docteur

 

LE DOCTEUR.

Maintenant, nous allons consigner rigoureusement la porte.

MARCELLE, entrant, suivie de Percier.

Pas pour moi, j’imagine...

Elle se jette dans les bras de Montferran.

MONTFERRAN.

Toi, Marcelle ! Toi !...

MARCELLE.

Ah ! mon ami... Quand monsieur Percier est arrivé... j’ai eu un coup au cœur... un pressentiment...

MONTFERRAN.

Brave Percier... C’est lui qui ?...

Il lui tend la main.

Si je n’avais eu que des secrétaires comme lui !

MARCELLE.

Tu souffres, mon ami ?

MONTFERRAN.

Pas trop... pas trop...

LE DOCTEUR, s’installant à la table pour écrire une ordonnance.

Je réponds de tout, madame.

Entre Julia.

 

 

Scène XII

 

MONTFERRAN, LE DOCTEUR, PERCIER, MARCELLE, JULIA

 

JULIA.

Là ! tout est prêt...

Elle aperçoit Marcelle et reste stupéfaite.

MARCELLE, posément.

Mon mari, madame, vous remercie de votre sollicitude. Mais puisque je suis ici, votre présence n’y est plus aussi nécessaire, et vous pouvez, je pense, vous retirer sans inconvénient.

JULIA, balbutiant.

Madame...

MARCELLE, la voyant interloquée.

Si vous êtes seule, monsieur Percier sera assez aimable pour vous offrir le bras et vous conduire jusqu’à votre voiture...

À ce moment, Duvernet arrive par la galerie.

JULIA.

Merci, madame... Mon mari est là...

Salutations. Julia sort par la galerie en donnant le bras à Duvernet. Montferran et Marcelle se regardent.

LE DOCTEUR, qui s’est levé, à Montferran, après lui avoir tâté le pouls.

Pas de fièvre... Je pourrai vous enlever la balle dès demain.

MONTFERRAN.

Oh ! elle ne me gêne pas !...

 

 

ACTE IV

 

Le cabinet du juge d’instruction.

Trois portes, une en face, pour l’entrée des témoins ; les autres, à gauche et à droite.

 

 

Scène première

 

LE JUGE BIZOT, MARESCOT, LE GREFFIER écrivant, LE GARÇON, UN GARDE, suivant les besoins de l’action, puis MAÎTRE BURETTE

 

BIZOT, continuant l’interrogatoire de Marescot.

Alors, vous affirmez ?...

MARESCOT.

J’affirme que c’est moi qui, par un hasard que je regretterai toute ma vie, ai fait partir le revolver, en prenant tout à coup Lazare à bras-le-corps.

BIZOT.

Et vous en concluez qu’il n’y a eu, de la part de votre fils, aucune préméditation ?

MARESCOT.

Aucune, j’en suis sûr, puisque le revolver était à moi. J’en emporte toujours un quand je dois rentrer tard.

BIZOT.

Bref, nous nous trouverions en présence d’un simple accident ?

MARESCOT.

Pour moi, cela est certain.

BIZOT.

Malheureusement, je suis obligé de vous dire que les déclarations du prévenu ne concordent pas avec les vôtres.

MARESCOT.

C’est impossible, car c’est Lazare lui-même qui me les a faites, dans la conversation que nous avons eue ensemble, avant qu’il se constituât prisonnier.

BIZOT.

Non seulement votre fils ne nie pas la préméditation, mais il l’avoue hautement.

MARESCOT.

Lui ?

BIZOT.

Il raconte qu’il a tiré de sang-froid sur monsieur Montferran, qu’il s’est même hâté de tirer lorsqu’il vous a vu accourir vers lui.

MARESCOT.

Voyons, monsieur le juge, je n’ai pas rêvé. Je vous jure que mon fils...

BIZOT.

Son interrogatoire est là. Si vous voulez, je vais vous en donner connaissance.

MARESCOT.

Je n’y comprends rien, je vous assure.

BIZOT.

Quand il vous a donné la première version, il était affolé, probablement. Ensuite, devant la justice, il a dit la vérité.

MARESCOT.

Je vous en prie, monsieur le juge, interrogez-le encore... insistez.

BIZOT.

Je le ferai certainement.

MARESCOT.

Rappelez-lui ce qu’il m’a dit... Et puis, il y a aussi ce que j’ai vu. Monsieur Montferran le menaçait. Je ne dis pas que ça vaille un coup de revolver... mais enfin...

BIZOT.

Votre fils ne parle pas de ces menaces.

MARESCOT.

Je suis confondu... confondu... et je vous en supplie encore une fois !...

BIZOT.

Je ne négligerai rien, croyez-le, pour m’édifier... Mais le prévenu avoue la préméditation d’une façon si formelle, avec tant de... mon Dieu ! oui, tant de fierté... ou d’ostentation, je ne sais pas, que je suis bien obligé de le croire, du moins provisoirement...

Il se lève.

Je ne vous fais pas relire votre déposition ; vous vous en rapportez à moi, n’est-ce pas ?

Geste d’approbation de Marescot, qui signe ensuite le papier que lui tend le greffier. Parait l’avocat, maître Burette. Bizot dit à l’avocat.

Entrez, maître... Lisez donc la déposition de Marescot père... Je vais interroger de nouveau le prévenu tout à l’heure, en revenant du Parquet, où j’ai affaire.

MAÎTRE BURETTE.

Je vous attends ici, monsieur le juge ?

BIZOT.

Comme vous voudrez, maître.

MAÎTRE BURETTE.

Si vous le permettez, je causerai un instant avec monsieur Marescot.

Geste d’acquiescement de Bizot qui sort.

 

 

Scène II

 

MARESCOT, MAÎTRE BURETTE

 

MAÎTRE BURETTE, lisant.

C’est très curieux... Vous savez que votre fils vient de dire tout le contraire.

MARESCOT.

Je le sais.

MAÎTRE BURETTE.

S’il avait donné cette version du premier coup, nous étions sauvés. Je répondais de l’acquittement... Tandis qu’à présent... Ah ! l’affaire ne va pas être commode à plaider !

MARESCOT.

Je compte sur vous, maître.

MAÎTRE BURETTE.

Quel drôle de garçon, votre fils ! Il parle, il répond exactement comme s’il voulait être condamné à toute force ! Je n’ai jamais vu un client pareil. Il n’a pas l’air de se douter de la gravité de son cas. La mode n’est pas du tout aux attentats anarchistes. Le jury est très sévère pour ces machines-là.

MARESCOT.

Il faut pourtant le tirer de là.

MAÎTRE BURETTE.

Je ne demande pas mieux. Mais votre fils me gêne au lieu de m’aider. Il détruit mon système de défense. Lequel vais-je adopter, maintenant ? Dites-moi donc ?...

MARESCOT.

Maître ?

MAÎTRE BURETTE.

Il n’a jamais été malade ?

MARESCOT.

Qui ?

MAÎTRE BURETTE.

Votre fils.

MARESCOT.

Non, jamais.

MAÎTRE BURETTE.

Vous êtes sûr ?... Autrefois, dans son enfance, il n’a jamais rien eu ?... Pas de convulsions, pas de fièvre typhoïde, pas d’attaques de nerfs ?

MARESCOT.

Non, non...

MAÎTRE BURETTE.

C’est ennuyeux... Et dans la famille ?

MARESCOT.

Dans la famille ?

MAÎTRE BURETTE.

Oui, ses antécédents héréditaires enfin... Cherchez bien... Pas de tares nerveuses, pas d’aliénés, pas d’alcooliques ?

MARESCOT.

Ah çà ! dites donc, pour qui nous prenez-vous ? Les grands-parents, aussi bien du côté paternel que du côté maternel, sont tous morts, sauf un, à près de quatre-vingts ans.

MAÎTRE BURETTE.

De quoi sont-ils morts ?

MARESCOT.

De vieillesse.

MAÎTRE BURETTE.

Et l’autre ?

MARESCOT.

Quel autre ?

MAÎTRE BURETTE.

Vous avez dit : sauf un.

MARESCOT.

Le père de ma femme était charpentier. Il s’est tué en tombant d’un échafaudage.

MAÎTRE BURETTE.

Tant pis !

MARESCOT.

Évidemment.

MAÎTRE BURETTE.

Et sa mère ?

MARESCOT.

Sa mère est morte d’une maladie de cœur. Oui, monsieur, c’est le cœur qui l’a étouffée. Tout le monde n’en peut pas dire autant.

MAÎTRE BURETTE.

Enfin, vous ne me laissez pas même la ressource de plaider l’irresponsabilité de votre fils.

MARESCOT, avec force.

Je vous le défends bien, par exemple ! Si c’est là que vous vouliez en venir, à faire de Lazare un dégénéré, fils de dégénérés... mieux vaut renoncer à être son avocat. Sachez que mon fils a toujours eu, comme moi, la pleine conscience de ses actes.

MAÎTRE BURETTE.

Mais vous ne vous y prendriez pas autrement si vous vouliez le faire condamner !

MARESCOT.

J’aime mieux qu’il soit condamné pour violence qu’absous pour imbécillité !

MAÎTRE BURETTE.

Il y a chez lui, en tous cas, une exaltation qui ne lui permet pas de vous renier.

MARESCOT.

Nous sommes, en effet, monsieur, d’une famille où les enfants ne renient pas plus leur père que le père ne renie ses enfants.

MAÎTRE BURETTE, gaiement.

Dans ces conditions-là, savez-vous bien que vous pourriez tomber sur un défenseur qui plaiderait votre irresponsabilité... à tous les deux ?

Rentre le juge Bizot.

 

 

Scène III

 

MARESCOT, MAÎTRE BURETTE, BIZOT, puis LAZARE, LE GREFFIER, LE GARÇON, LE GARDE

 

BIZOT, au garçon.

Introduisez le prévenu.

MARESCOT, ému.

Je vais le voir ?

BIZOT.

Une minute, je vous le permets.

Entre Lazare.

MARESCOT.

Fiston !

LAZARE, introduit par un garde.

Père !

MARESCOT.

Monsieur le juge, est-ce que je peux l’embrasser ?

BIZOT.

Faites.

MARESCOT, le serrant dans ses bras.

Fiston ! fiston ! Dis bien la vérité... Pense à ton père... Tu ne manques de rien là-bas ? Veux-tu que je te fasse envoyer ?...

Lazare l’embrasse sans mot dire.

BIZOT, doucement.

Retirez-vous, maintenant, Marescot.

MARESCOT.

Merci, monsieur le juge.

Il sort lentement, bouleversé.

 

 

Scène IV

 

BIZOT, MAÎTRE BURETTE, LAZARE, LE GREFFIER

 

BIZOT.

Lazare Marescot, vous vous rappelez bien exactement les termes de votre premier interrogatoire ?

LAZARE.

Oui, monsieur le juge.

BIZOT.

Vous les maintenez intégralement ?

LAZARE.

Je les maintiens.

BIZOT.

Sans atténuation ?

LAZARE.

Sans aucune atténuation.

BIZOT.

Vous avez frappé M. Montferran sans motif de vengeance personnelle ?

LAZARE.

Aucun.

BIZOT.

Rien que pour faire, ainsi que vous l’avez déclaré, un exemple ?

LAZARE.

Pas pour autre chose. J’ai voulu frapper la représentation nationale dans un de ses membres indignes, dans un de ces hommes que je considère comme les pires ennemis du peuple...

BIZOT.

Parce que ?

LAZARE.

À cause des illusions, des espérances trompeuses qu’ils lui donnent. Un homme de la caste de Montferran ne peut pas se dévouer sincèrement à la démocratie. Il n’affecte donc de prendre ses intérêts que pour mieux la trahir. Les masses sont aveugles. C’est pour leur rendre la vue que j’ai fait un exemple.

BIZOT.

Encore une fois, la personnalité de monsieur Montferran, son caractère affable, n’expliquent pas un pareil emportement contre lui. C’est un bon garçon.

LAZARE.

Dites une bonne fille !... Des représentants comme celui-là sont pour le peuple des maîtresses aussi funestes que les maîtres dont il s’est débarrassé.

BIZOT.

Enfin, c’est un acte anarchiste.

LAZARE.

Qualifiez-le comme vous voudrez. Chaque époque a des noms différents pour dire la même chose.

BIZOT.

Vous n’avez rien à rétracter de ce que vous avez déclaré jusqu’ici ?

LAZARE.

Rien.

BIZOT, avec doute.

Alors, vous seriez entré chez monsieur Montferran comme secrétaire, vous auriez accepté cette fonction qui vous rapprochait de lui, afin de pouvoir l’atteindre un jour plus sûrement ?

Silence embarrassé de Lazare.

MAÎTRE BURETTE, à Bizot.

Il est impossible de l’admettre pourtant. Toutes les dépositions, y compris celle de la victime, rendent cette hypothèse invraisemblable.

BIZOT.

À quel moment et sous quelle influence l’idée de frapper s’est-elle formée en vous ? Répondez.

LAZARE.

Cette idée s’est formée en moi à mesure que je pénétrais davantage dans l’intimité de monsieur Montferran, que je remarquais mieux l’abîme qu’il y avait entre ses paroles et sa conduite, entre sa vie privée et ses déclarations publiques. J’ai choisi la soirée qu’il donnait chez lui, afin d’assurer à mon acte le maximum de retentissement.

MAÎTRE BURETTE.

Monsieur le juge ne peut manquer d’être frappé de l’acharnement que met le prévenu à se charger lui-même contre l’évidence.

LAZARE, avec obstination.

Je dis la vérité.

BIZOT.

Désirez-vous, maître, que je pose d’autres questions à votre client ?

MAÎTRE BURETTE.

Pas pour le moment.

BIZOT, au garde.

Emmenez le prévenu.

MAÎTRE BURETTE, reconduisant Lazare jusqu’à la porte.

Je vous verrai tantôt à la Santé.

Sort Lazare.

 

 

Scène V

 

BIZOT, MAÎTRE BURETTE

 

BIZOT.

Eh bien ?

MAÎTRE BURETTE.

Il est déconcertant.

BIZOT.

Mais non, c’est l’anarchiste banal, habituel. Ce besoin d’étonner la galerie, de se composer une attitude, mais ils l’ont tous. J’en ai connu qui s’attribuaient, par vanité, des crimes qu’ils n’avaient pas commis !

MAÎTRE BURETTE.

Ce n’est pas mon impression pour celui-ci. Il y a autre chose. Quoi ? Je l’ignore. Autrefois on aurait dit : « Cherchez la femme ! »

BIZOT.

Parmi les témoins que j’ai fait citer, se trouve sa cousine, mademoiselle Marescot... Cécile Marescot, qui vivait sous le même toit que son cousin... Mais je vous avoue que je n’attends pas grand’chose de toutes ces dépositions. Pour moi, la chose est très simple. Brochures anarchistes trouvées en grand nombre chez le prévenu, mauvaise influence de camarades, comme ce Graffard.

Il lui montre une citation.

Exaltation... toute l’affaire est là.

MAÎTRE BURETTE.

C’est possible. Je repasserai tantôt.

BIZOT, à Burette qui sort à droite.

Oui, c’est cela...

Au garçon.

Introduisez mademoiselle Marescot.

Le garçon introduit Cécile.

 

 

Scène VI

 

BIZOT, CÉCILE, LE GREFFIER

 

BIZOT.

Avancez, mademoiselle... Asseyez-vous. Vos nom, prénoms, âge, profession, domicile ?

CÉCILE.

Cécile Marescot, vingt ans, sans profession, demeurant rue d’Assas, chez son oncle.

BIZOT.

Je ne vous fais prêter serment, puisque vous êtes la parente de l’inculpé, la fille d’un frère de monsieur Marescot, n’est-ce pas ?

CÉCILE.

Oui, monsieur le juge.

BIZOT.

Et par conséquent la cousine de Lazare Marescot.

Signe de Cécile.

Bien. Vous vivez près de votre oncle ?

CÉCILE.

C’est lui qui m’a recueillie à la mort de mes parents.

BIZOT, la regardant.

Vous avez donc vécu fraternellement à côté de Lazare Marescot. depuis votre toute première jeunesse, vous connaissez son caractère, ses habitudes...

CÉCILE.

Je le crois, oui, monsieur le juge.

BIZOT.

Vous a-t-il fait parfois des confidences sur ses projets d’avenir, sur ses ambitions ?

CÉCILE.

Nous en parlions souvent, autrefois ?

BIZOT.

Autrefois ?

CÉCILE.

Je veux dire à un moment qui n’est pas très éloigné et où il y avait vraiment entre nous une intimité de frère et sœur.

BIZOT.

Vous aviez donc remarqué que depuis peu, il s’était produit en lui un certain changement ?

CÉCILE, vivement.

Oh ! non... monsieur le juge... Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire.

BIZOT.

Voyons... que vouliez-vous dire ? Faisiez-vous allusion à un fait quelconque ?

CÉCILE.

Non... non... Lazare me tenait peut-être moins au courant de sa vie qu’autrefois, voilà tout. Cela tient à ce que je le voyais moins régulièrement. Il était sans place... il en cherchait une... ce qui l’attristait un peu.

BIZOT.

Je vais vous poser, mademoiselle, une question assez délicate. Vous m’y répondrez dans la mesure où vous croirez devoir le faire.

CÉCILE.

Je vous répondrai franchement.

BIZOT.

À ces projets d’avenir, projets dont vous parliez ensemble, est-ce que Lazare Marescot ne vous a jamais... mêlée ?... Un mariage entre vous était tout ce qu’il y a de plus naturel.

CÉCILE, un temps.

Je l’ai cru d’abord... Peut-être y a-t-il pensé... lui aussi, un instant, je ne sais pas. En tout cas, c’était passé... c’était passé...

Elle a les larmes aux yeux.

BIZOT, doucement.

Et à quoi attribuez-vous ce changement ?

CÉCILE.

Je n’ai pas d’opinion là-dessus.

BIZOT.

Votre cousin s’était-il épris d’une autre femme ?...

Silence de Cécile.

Voyons... parlez... ce n’est pas un piège que je vous tends, mademoiselle ; mais dans une affaire comme celle-ci principalement, il y a des indications qui peuvent éclairer sur le caractère d’un accusé, montrer sous un autre jour les mobiles qui l’ont fait agir, et servir sa cause...

Doucement.

Allons ! dites-moi tout ce que vous savez ?...

CÉCILE, après une courte hésitation.

Lazare était devenu amoureux, depuis quelque temps, d’une femme très... très distinguée, très jolie... un peu plus âgée que lui tout de même... une femme veuve, avec un petit garçon de cinq ou six ans... qui demeurait pas loin de chez nous et qui était venue deux ou trois fois au magasin apporter des livres à relier. Si je vous en parle, monsieur le juge d’instruction, c’est que j’ai le sentiment de ne compromettre en rien cette personne, qui faisait à peine attention à mon cousin et qui ne connaît probablement pas l’amour qu’il avait pour elle.

BIZOT.

Et, à votre avis, cet amour était profond.

CÉCILE.

Profond.

BIZOT.

Il ne vous en a jamais parlé ?

CÉCILE.

Jamais.

BIZOT.

Ni à personne ?

CÉCILE.

À personne.

BIZOT.

Vous l’avez deviné ?

CÉCILE.

Oui.

BIZOT.

Vous en êtes sûre ?

CÉCILE, un temps.

Je vous l’affirme, monsieur le juge.

BIZOT, à mi-voix, la regardant.

Oui...

CÉCILE.

Voulez-vous me permettre de vous dire toute ma pensée, maintenant, monsieur le juge ? Tout à l’heure, je n’aurais pas osé...

BIZOT.

Je vous en prie, mademoiselle...

CÉCILE.

Lazare se rendait compte que cette femme qu’il aimait était très au-dessus de lui par l’éducation, par la famille, sinon par la fortune, car, elle, je ne crois pas qu’elle soit riche, du moins elle était toujours habillée simplement... Et Lazare souffrait beaucoup, j’en suis convaincue, de cette différence qu’il y avait entre eux. C’est alors que lui sont venues des idées ambitieuses, qu’il a voulu s’élever pour se rapprocher d’elle. Je ne crois pas me tromper sur ce qui s’est passé dans son esprit à ce moment-là.

BIZOT.

Vous ne devez pas vous tromper.

CÉCILE.

Quand il a eu l’occasion de devenir le secrétaire d’un homme comme monsieur Montferran, d’avoir une situation plus brillante que celle qu’il aurait pu espérer, c’est certainement à elle qu’il a songé. Ce qu’il m’est impossible de m’expliquer, c’est que, dans ces conditions, il ait pu commettre un acte pareil vis-à-vis précisément de monsieur Montferran... Est-ce que j’ai le droit, monsieur le juge, de vous demander quelque chose ?

BIZOT, souriant.

Prenez ce droit, mademoiselle.

CÉCILE.

Lazare a avoué qu’il avait agi avec préméditation ?

BIZOT.

Il l’a avoué formellement, à plusieurs reprises.

CÉCILE.

Il a voulu tuer monsieur Montferran ?

BIZOT.

Oui.

CÉCILE.

Le tuer ?

BIZOT.

Le tuer.

CÉCILE.

Et quelles raisons a-t-il données ?

BIZOT, souriant.

Vous m’en demandez beaucoup, mademoiselle... Des raisons politiques... que vous ne comprendriez pas.

CÉCILE, avec chaleur.

Eh bien, non, ce n’est pas possible !... Je vous jure, monsieur le juge, que ce n’est pas possible. Je connais Lazare depuis toujours ; j’ai espéré un moment devenir sa femme, je l’ai étudié, observé... je ne pense qu’à lui depuis que je ne suis plus une enfant. Lazare est incapable d’avoir commis un acte pareil, froidement, sans avoir été provoqué, sans que monsieur Montferran lui ait fait quelque chose... quelque chose de grave. Ce n’est pas un pressentiment que j’ai, monsieur le juge, c’est une certitude... Oh ! si je pouvais chercher, je trouverais... oui, je trouverais...

BIZOT.

Soyez assurée, mademoiselle, que s’il y a quelque chose à découvrir en faveur de l’accusé, la justice le découvrira. Je vous remercie, mademoiselle, de votre franchise et de vos renseignements. Je vous prie de m’en donner encore un, sans grande importance, d’ailleurs, d’après ce que vous m’avez dit ; mais on ne doit pas négliger le plus léger indice. Savez-vous le nom de la personne dont votre cousin s’était épris ?

CÉCILE, hésitant.

Le nom ?...

BIZOT, souriant.

Rassurez-vous, ce n’est pas une dénonciation, et il ne peut rien arriver à cette dame de plus grave que de recevoir une citation, si je le juge utile, ce qui n’est pas probable.

CÉCILE.

Oh ! elle ne doit rien savoir.

BIZOT.

Évidemment... raison de plus pour ne pas me cacher...

CÉCILE.

C’est madame Le Grandier, 25, rue du Luxembourg...

BIZOT, prenant note.

Le Grandier, 25, rue du Luxembourg... Bon. L’avez-vous revue depuis la soirée du 4 février ?

CÉCILE.

Non, monsieur le juge.

BIZOT, se levant.

Je vous remercie.

CÉCILE.

Je peux me retirer, monsieur ?

BIZOT.

Oui, mademoiselle. Je n’ai plus qu’à vous demander de signer votre déposition.

Il la fait signer et l’accompagne jusqu’à la porte.

CÉCILE, saluant.

Monsieur...

BIZOT.

Mes hommages, mademoiselle.

Sort Cécile.

 

 

Scène VII

 

BIZOT, MONTFERRAN

 

LE GARÇON, entrant.

Monsieur Montferran est là.

BIZOT.

Introduisez-le...

Il jette un coup d’œil sur le dossier pendant que le greffier sort. Entre Montferran, le bras en écharpe. Bizot va à sa rencontre en souriant.

MONTFERRAN, gaiement, tendant la main gauche à Bizot.

Excusez-moi de ne vous donner que celle-là...

BIZOT.

Eh ! Mais ça ne vous va pas mal du tout !

MONTFERRAN.

Ma foi ! c’est ce qu’on me disait tantôt à la Chambre, où j’ai été faire un tour... Oh ! je pensais bien me créer des envieux, mais pas tant que ça !... L’attitude de mes collègues est tout ce qu’il y a de plus comique... Il y en a qui affectent de ne voir dans l’attentat qu’un événement bien parisien... Et Lorillon est venu me serrer la main... avec un air !...

BIZOT.

Qui est Lorillon ?... Ah ! oui...

MONTFERRAN.

Un député qui se sent menacé par moi dans sa circonscription. Car c’est ainsi, cher ami. Il y a quinze jours, je n’étais pas sûr d’être réélu dans la mienne et, maintenant, on m’offre des sièges de tous les côtés.

BIZOT, lui avançant une chaise par pure coïncidence.

Asseyez-vous donc.

MONTFERRAN, souriant.

Merci.

Il reprend.

De tous les côtés, positivement. Les partis modérés, qui me reprochaient d’aller trop loin, reviennent à moi... Ils sont rassurés... Je ne suis plus coupable de verser dans la démagogie puisque les anarchistes tirent sur moi... Et mes adversaires, quand je passerai au premier tour, n’oseront plus dire : « Il a payé... » Ils seront bien forcés de dire : « Il a payé de sa personne ! »

BIZOT.

Il n’en faut pas davantage pour devenir populaire.

MONTFERRAN.

En tout cas, je sens qu’aujourd’hui j’existe !

BIZOT.

Vous vivez de votre blessure, si j’ose m’exprimer ainsi.

MONTFERRAN.

C’est ça.

Un temps.

Vous avez vu dans les journaux illustrés la photographie de ma balle ?

BIZOT.

De votre balle ?

MONTFERRAN.

Oui, après l’extraction... Ma femme et moi, nous en avions les larmes aux yeux. Et les interviews et les caricatures !... Ah ! la presse a été parfaite pour moi.

BIZOT.

Elle comprend que vous avez fait un grand pas.

MONTFERRAN.

Dites un bond !... Mais, reconnaissons-le, à situation nouvelle, devoirs nouveaux... Certes, je reste encore dévoué à la démocratie, mais j’ai le devoir et le droit de lui dire : « Tu n’iras pas plus loin, ou tu me passeras sur le corps ! » Je représente désormais l’extrême limite des concessions permises. Au delà, c’est l’abîme, la nuit, le néant.

BIZOT.

Très bien.

MONTFERRAN.

Voilà ce que m’a fait comprendre l’attentat... qui est, en réalité, une espèce de régicide... de régicide en détail, il m’a remis dans le droit chemin. Jamais je n’ai aussi bien vu la nécessité d’un gouvernement fort.

BIZOT.

Ah ! comme vous avez raison !

MONTFERRAN.

L’humanité, hélas ! mon ami, est faite de telle façon que, donner la liberté aux uns, c’est presque toujours l’enlever aux autres !

BIZOT, riant.

Et l’on se demande alors s’il ne vaudrait pas mieux l’enlever à tout le monde.

MONTFERRAN.

Nous sommes en présence du gros problème politique contemporain : création d’un parti dans lequel la sécurité et la liberté du travail se combineront avec les réformes nécessaires.

BIZOT.

Vous en êtes le chef désigné.

MONTFERRAN.

Je veux être du moins un de ses fondateurs. Et je compte sur vous, magistrat, pour m’y aider. Car nous ne pouvons pas nous passer l’un de l’autre. Je fais les lois : vous les appliquez.

BIZOT.

Vous savez que je vous suis tout dévoué.

MONTFERRAN.

J’ai découvert en moi un besoin de combat que je ne me soupçonnais pas. Jusqu’ici, pour lutter, il m’avait manqué une chose...

BIZOT.

Quoi ?

MONTFERRAN.

Des adversaires. Aujourd’hui, j’en ai...

On frappe.

Entrez !...

Voyant entrer maître Burette et riant.

En voici même un des plus dangereux...

 

 

Scène VIII

 

BIZOT, MONTFERRAN, MAÎTRE BURETTE, puis LE GREFFIER un instant

 

MAÎTRE BURETTE.

Vous disiez, mon cher député ?

MONTFERRAN.

Que vous allez être bientôt pour moi un adversaire redoutable.

MAÎTRE BURETTE.

Et pourquoi donc ?

MONTFERRAN.

Dame ! pour défendre votre client, il faudra bien que vous m’éreintiez un peu !

MAÎTRE BURETTE.

Mon client ? Il n’a pas l’air de tenir beaucoup à être défendu, mon client ! Rien de nouveau, monsieur le juge d’instruction ?

BIZOT.

Je vais convoquer un autre témoin... Oh ! par simple acquit de conscience... Jetez un coup d’œil sur la déposition de Cécile Marescot...

Il va prendre les notes sur la table du greffier.

Tenez... là...

MAÎTRE BURETTE.

Voyons...

Il lit.

BIZOT.

D’après Cécile Marescot, Lazare aurait été passionnément amoureux de cette personne...

Appelant.

Godin !...

Entre le greffier. À Montferran.

C’est un côté de son caractère qu’il serait peut-être intéressant de mettre en lumière.

MONTFERRAN.

En effet.

BIZOT.

Je vais la convoquer...

MONTFERRAN.

Ça me paraît tout indiqué...

BIZOT, au greffier.

Godin, envoyez une citation à madame Le Grandier, 25, rue du Luxembourg.

MONTFERRAN, sursautant.

Hein !... Quoi ?

BIZOT, se retournant.

Qu’y a-t-il, mon cher député ?

MONTFERRAN.

Pardon, pardon... J’ai bien entendu que vous envoyez une citation à madame Le Grandier ?

BIZOT.

Oui.

MONTFERRAN.

25, rue du Luxembourg ?

BIZOT.

Oui. Vous la connaissez donc ?

MONTFERRAN.

C’est ma femme !

Vif mouvement de maître Burette.

BIZOT.

Votre femme ?... Je ne comprends pas...

MONTFERRAN.

Le Grandier est le nom de jeune fille de madame Montferran. Il y a trois mois, à la suite de légers dissentiments, qui, Dieu merci !... ont complètement disparu, ma femme s’était retirée chez sa tante, 25, rue du Luxembourg. Et, pour enlever à notre séparation tout caractère scandaleux, elle avait repris son nom de jeune fille.

MAÎTRE BURETTE.

Ah ! par exemple ! c’est inouï !...

MONTFERRAN.

Et en quoi est-ce inouï, maître Burette ?

MAÎTRE BURETTE.

C’est capital ! c’est formidable !... Ça jette sur l’affaire...

BIZOT, à maître Burette.

Maître !...

MAÎTRE BURETTE, se calmant.

Oui... oui...

MONTFERRAN, à Bizot.

Je ne suppose pas, mon cher magistrat, que vous preniez une seconde au sérieux la déposition de mademoiselle Marescot ?

MAÎTRE BURETTE, sifflotant.

U... u... u...

MONTFERRAN, se retournant piqué.

Plait-il, maître Burette ? Que signifie ce u... u... u...

MAÎTRE BURETTE.

Rien.

MONTFERRAN, suprêmement agacé.

J’ai l’honneur, monsieur le juge, de vous répéter ma question. Et j’affirme que madame Montferran ne saurait être mêlée à cette affaire en quoi que ce soit, ni de près, ni de loin. J’aime à croire donc que vous n’allez pas lui faire l’injure de la convoquer dans votre cabinet ?

BIZOT.

Où verriez-vous là une injure ? Vous vous méprenez étrangement, mon cher ami, sur mes intentions. Je vais prier madame Montferran de vouloir bien venir ici, non en qualité de témoin, mais d’une façon simplement officieuse. Cécile Marescot s’est exprimée d’ailleurs sur le compte de madame Le Grandier avec un respect parfait. Elle nous a même dit que certainement Lazare n’avait jamais osé lui avouer son amour...

MONTFERRAN.

Je l’espère bien !

BIZOT.

Il n’y a donc rien de moins offensant, rien de plus naturel, que cette convocation.

MONTFERRAN.

Vraiment ? Rien n’est plus naturel ! Et les exclamations, et les u... u... u... de maître Burette, sont-ils naturels, aussi ?... Pour moi, je les trouve étranges, sinon équivoques et parfaitement déplacés.

MAÎTRE BURETTE, se levant vivement.

Permettez !...

MONTFERRAN.

Oui, monsieur.

BIZOT.

Maître Burette a eu tort.

MONTFERRAN.

Je ne peux pas me contenter d’une pareille explication, moi, le mari.

BIZOT, après un temps.

Saviez-vous que madame Montferran avait eu l’occasion de venir deux ou trois fois chez monsieur Marescot ?

MONTFERRAN.

Mais certainement, je le savais.

BIZOT.

Ah !

MONTFERRAN.

Et j’irai plus loin : j’ai même rencontré une fois, chez elle, Lazare Marescot.

MAÎTRE BURETTE, avec un haut-le-corps.

Ah !

MONTFERRAN.

Il venait prendre des nouvelles de mon fils, qui s’était légèrement blessé... ou rapporter des livres... je ne sais plus...

BIZOT.

Lazare Marescot connaissait-il à ce moment-là l’identité de madame Le Grandier ?

MONTFERRAN.

Non. Il l’a apprise ce jour-là seulement.

BIZOT.

Et quel jour était-ce, vous rappelez-vous ?

MONTFERRAN.

Très bien... c’était avant ma conférence... dans l’après-midi...

BIZOT, avec un mouvement.

Par conséquent, le jour même de l’attentat ?

MONTFERRAN.

En effet... oui...

BIZOT.

Vous voyez, mon cher député, que, dans ces conditions-là, il n’y a rien d’extraordinaire à prier madame Montferran de vouloir bien nous donner quelques renseignements sur l’état d’esprit du prévenu, nous dire les remarques qu’elle a pu faire...

MONTFERRAN.

Ah ! c’est comme ça ! Eh bien, moi, je suis tellement sûr que cela n’a aucun lien avec l’affaire qui nous occupe...

MAÎTRE BURETTE, à mi-voix.

Nous verrons...

MONTFERRAN, dédaigneusement, tournant un peu la tête vers lui.

Je suis tellement sûr, dis-je, que cela n’a aucun lien avec l’affaire qui nous occupe, que je vais vous donner le moyen de vous en assurer tout de suite.

BIZOT.

De quelle façon ?

MONTFERRAN.

Ma femme m’attend à la porte du Palais... Elle est en auto... Oui, depuis que j’ai été blessé, elle a pris l’habitude de venir m’attendre... Elle sera très facile à trouver, et si vous voulez, monsieur le juge d’instruction, donner des ordres...

BIZOT.

C’est très simple...

Il fait signe au greffier qui sort.

MONTFERRAN.

Je ne bougerai pas d’ici avant son arrivée, si vous le permettez.

BIZOT.

Certes.

MONTFERRAN.

Je n’échangerai pas une parole avec elle.

BIZOT.

Allons, mon cher député, ne vous fâchez pas.

MONTFERRAN.

Je ne me fâche pas. Je tiens à montrer à maître Burette que je ne fais rien pour égarer sa clairvoyance, ni gêner la défense de son client.

MAÎTRE BURETTE.

Je n’ai pas dit un mot de cela.

MONTFERRAN.

Si, si, maître Burette ! Vous avez été plein de sous-entendus... Vous avez poussé des oh !... et des ah !... Vous avez fait de petits gestes nerveux... Eh bien, vous allez être édifié, maître Burette, vous allez l’être, tout de suite...

BIZOT, souriant.

Je n’en doute pas.

MONTFERRAN.

Car maître Burette, ici présent, est convaincu qu’il est sur la trace d’une grande découverte, d’une découverte sensationnelle !...

MAÎTRE BURETTE, haussant les épaules.

Mais non... mais non...

MONTFERRAN, avec hauteur.

Apprenez, mon cher, que j’ai en madame Montferran plus que de la confiance... j’ai une certitude absolue... mathématique...

BIZOT.

Mais évidemment.

MONTFERRAN.

J’ai eu les plus grands torts envers madame Montferran... Sachez qu’elle n’en a jamais eu le plus léger envers moi.

BIZOT.

Il n’en est pas question.

MONTFERRAN.

Puis-je assister à cet interrogatoire ?

BIZOT.

Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais d’une simple causerie. Vous le pouvez donc.

MONTFERRAN.

Ah !

MAÎTRE BURETTE.

Je me retire.

MONTFERRAN, narquois.

Vous vous retirez, maître Burette ? Mais pourquoi donc ?... Je vous prie de rester. Vous n’êtes pas de trop, au contraire... Il faut que vous soyez là, c’est indispensable... On ne vous cache rien, maître Burette, on ne vous cache rien... Et je serai enchanté de vous présenter à madame Montferran.

MAÎTRE BURETTE, s’inclinant.

J’en serai ravi aussi, croyez-le bien.

BIZOT, au garçon qui vient d’entrer et lui a dit quelques mots à l’oreille.

Faites entrer...

 

 

Scène IX

 

BIZOT, MONTFERRAN, MAÎTRE BURETTE, MARCELLE

 

BIZOT, allant à la rencontre de Marcelle et s’inclinant.

Madame, je vous présente mes bien respectueux hommages... Veuillez m’excuser si j’ai pris la liberté de vous déranger, mais c’est monsieur Montferran lui-même qui a insisté...

Il lui présente un siège.

MONTFERRAN.

Oui, chère amie, c’est moi-même. Il paraît que Bizot...

Présentant.

monsieur Bizot, juge d’instruction, a quelques petits renseignements à te demander.

MARCELLE.

Je suis, monsieur, toute à votre disposition.

MONTFERRAN, présentant maître Burette.

Maître Burette... le défenseur de Lazare Marescot...

MARCELLE.

Ah !

BIZOT.

C’est précisément au sujet de Lazare Marescot que je vous demande la permission devons adresser une ou deux questions. Ne vous étonnez pas... Monsieur Montferran vient de nous raconter les circonstances à la suite desquelles vous vous êtes retirée chez votre tante, 25, rue du Luxembourg, il y a trois ou quatre mois...

MARCELLE.

En effet...

BIZOT.

Et il nous a dit aussi que vous aviez eu l’occasion, à diverses reprises, de voir Lazare Marescot, qui était votre voisin, et de causer avec lui.

MARCELLE.

C’est exact, monsieur le juge. Monsieur Lazare Marescot avait un jour rapporté chez moi mon petit garçon, qui venait de se fouler le pied dans la rue... D’autre part, j’avais donné à son père des livres à relier. Cela n’avait pas établi entre nous des relations bien suivies ; néanmoins, ce n’était pas un inconnu pour moi.

BIZOT.

De fait, vous l’avez vu en tout ?

MARCELLE, cherchant.

Voyons... Quatre ou cinq fois, peut-être.

BIZOT.

Bien entendu, il ignorait qui vous étiez ?

MARCELLE.

Il l’ignorait à ce moment-là... Monsieur Montferran a dû vous dire qu’il l’a appris depuis.

MONTFERRAN, triomphant.

Eh bien, mon cher magistrat, êtes-vous édifié maintenant sur la déposition de mademoiselle Marescot ?

BIZOT.

Elle ne tient plus debout.

MAÎTRE BURETTE.

Évidemment.

MARCELLE, un temps.

Pardon... C’est la déposition de mademoiselle Marescot qui me vaut l’honneur, monsieur le juge, de comparaître devant vous ?

MONTFERRAN.

Eh oui, chère amie... Il paraît !

MARCELLE.

Et qu’a dit mademoiselle Marescot ?

MONTFERRAN.

Des enfantillages.

MARCELLE, à Bizot.

Mais encore...

BIZOT.

Monsieur Montferran a raison, et il est bien inutile, madame, de vous le répéter.

MARCELLE, fermement.

Pourtant, monsieur, je vous en prie.

BIZOT, embarrassé.

Si vous y tenez...

MARCELLE.

J’y tiens essentiellement.

BIZOT, à Montferran.

Cher ami ?... Décidez vous-même.

MONTFERRAN.

Oh ! mon Dieu !... Pourquoi pas ? Voici, chère amie... Mademoiselle Marescot a tout bonnement insinué que son cousin était devenu amoureux de toi... Lui, de toi, c’est admirable !

MARCELLE.

Ah !

MONTFERRAN.

Sans avoir jamais osé te le dire, bien entendu.

BIZOT, regardant Marcelle.

Et vous concevez, madame, que, si cette supposition avait pu être admise, nous n’étions plus en présence du type banal de l’anarchiste, mais d’une âme plus complexe, d’une âme blessée pour des raisons plus humaines et plus profondes, chez qui l’anarchie n’aurait été que la forme imprévue et soudaine de l’amour déçu, de la souffrance, du désespoir...

MARCELLE, après un temps.

Pardon, monsieur... Si vous faisiez cette découverte, la considéreriez-vous comme favorable ou défavorable à l’accusé ?

BIZOT, vivement.

Comme favorable, madame !... grandement favorable !

MARCELLE.

Vraiment ?

BIZOT.

Elle expliquerait son acte et en atténuerait certainement la portée et la responsabilité devant le jury.

MARCELLE.

Êtes-vous certain, monsieur le juge, de ce que vous avancez, bien certain ? Vous ne pouvez pas vous tromper ?

BIZOT.

Non, madame, je ne le puis pas. D’ailleurs, mon instruction s’orienterait dans un autre sens et mes conclusions seraient infiniment moins sévères, moins dangereuses pour le prévenu.

MARCELLE, se levant et allant à lui.

Ah ! monsieur, comme vous soulagez ma conscience !

MONTFERRAN, effaré.

Marcelle !

MARCELLE, continuant, sans s’occuper de son mari.

Je ne peux pas vous dire le doute, l’angoisse auxquels je suis en proie depuis ces quelques jours. Figurez-vous que j’avais peur, en révélant un des mobiles du crime, le principal, peut-être, j’avais peur d’aggraver la situation de ce malheureux. Je savais qu’il n’avait jamais fait allusion à la passion... oui, la passion... insensée... absurde que, bien à mon insu, je lui avais inspirée. Et j’en concluais qu’il redoutait cette révélation... Voilà pourquoi je ne disais rien, même à mon mari ! Mais vous me jurez que cela peut le servir, au contraire... Alors, je n’hésite plus !... Oui, monsieur le juge, oui, il n’y a pas de doute... C’est la jalousie, c’est le désespoir qui ont poussé ce malheureux garçon ; c’est la haine violente qu’il a conçue pour monsieur Montferran lorsqu’il a su que j’allais me réconcilier avec lui... lorsqu’il a su que je n’aimais et ne pouvais aimer que mon mari.

MONTFERRAN.

Où allons-nous ?... Où allons-nous ?... Bizot, prenez garde, ça n’a pas le moindre rapport avec l’affaire...

MAÎTRE BURETTE.

Pas le moindre rapport ?... Mais c’est toute l’affaire, simplement. Ça l’éclairé d’une manière fulgurante ! Lazare, un anarchiste ? Jamais !... Un amoureux, un amoureux passionné !

MONTFERRAN.

Ah çà !...

MAÎTRE BURETTE.

Une âme ardente qui est allée jusqu’au crime, par jalousie, par amour !...

MONTFERRAN, à part, irrité.

Il est insupportable, ce petit-là !

BIZOT, à Marcelle.

Encore une question, madame ? Dans quelles circonstances Lazare Marescot vous a-t-il fait l’aveu de cet amour, de cette passion ?

MARCELLE.

Le jour même du meurtre... Je lui ai montré sa folie, j’ai essayé de calmer l’état d’exaltation où je le voyais... et, finalement, je lui ai dit mon véritable nom... Sa douleur a été très brusque et très profonde. J’ai senti devant moi un être blessé jusqu’au fond du cœur ; mais je n’avais, hélas ! aucune consolation à lui offrir.

MONTFERRAN.

Ma chère Marcelle... je ne te fais aucun reproche, certes... Mais il fallait me raconter ça tout de suite, quand je l’ai trouvé chez toi !

MARCELLE.

Je ne voulais pas t’inquiéter... te forcer à renvoyer ce pauvre garçon. J’espérais qu’il oublierait son égarement...

BIZOT.

Je vous remercie, madame, de votre franchise. Vous venez d’apporter un grand secours à la justice et au prévenu.

MARCELLE.

J’en suis très heureuse. On doit pouvoir le sauver, n’est-ce pas ?... C’est un dévoyé, ce n’est pas un criminel.

MAÎTRE BURETTE.

Je réponds de son acquittement. Les jurés ont horreur de l’anarchie, mais ils adorent les crimes passionnels.

BIZOT, pendant que Montferran arpente la scène avec agitation.

Et, visiblement, l’anarchie a été le prétexte que, par une suggestion très intéressante, le meurtrier s’est donné à lui-même pour frapper un homme qu’il détestait.

MAÎTRE BURETTE.

Quelle plaidoirie !

BIZOT.

Et je trouve rassurant pour la société qu’au fond de ce crime, qui a tout l’aspect extérieur d’un crime anarchiste, il n’y ait qu’un sentiment naturel et pour ainsi dire bourgeois. Cela nous prouve que l’anarchie n’est pas une maladie incurable du corps social, mais tout simplement le produit de la déception, de la douleur, de l’envie, chez quelques individus isolés et guérissables.

MONTFERRAN, s’arrêtant brusquement et venant se camper devant Bizot.

Et vous croyez, Bizot, que je vais vous laisser transformer en un simple drame passionnel, sans intérêt, une affaire de cette portée, de cette ampleur ? Une affaire qui remue l’opinion, qui a secoué tout le pays, qui a pris les proportions d’un événement politique ?

BIZOT.

Il y a la vérité !

MONTFERRAN.

La vérité ! Il faut voir ce qu’elle deviendrait dans la bouche de maître Burette, la vérité !

MAÎTRE BURETTE, protestant.

Permettez...

BIZOT.

Jamais maître Burette ne se permettrait...

MONTFERRAN, l’interrompant.

Il ne se permettra pas, maître Burette, évidemment. Mais il y a les insinuations, les sous-entendus, les réticences. Il y a les journaux, mes collègues du Parlement, que gênent ma situation grandissante et le bruit qui se fait autour de moi. Je les entends d’ici mes collègues du Parlement !...

Allant à sa femme.

Je te demande pardon de ce que je vais dire, chère amie, mais nous sommes ici entre nous, l’heure est grave et nous n’avons pas le temps de mâcher les mots...

Se retournant vers Bizot et maître Burette.

Et bien, savez-vous de quoi j’aurai l’air, avec le petit roman d’amour que vous venez d’imaginer, moi, Montferran, homme politique et chef de parti ? J’aurai l’air d’un mari trompé et ridicule !... Oui, messieurs, vous allez livrer de gaieté de cœur la réputation d’une honnête femme à la malignité publique...

BIZOT.

La réputation de madame Montferran n’a rien à craindre et je m’en charge...

MARCELLE, souriant.

Moi aussi, mon ami. Il me semble que tu exagères.

MONTFERRAN.

Tu verras, tu verras !

BIZOT.

Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel de la question, il me paraît impossible de considérer désormais l’acte de Lazare Marescot comme un véritable attentat anarchiste.

MONTFERRAN.

Ah ! c’est trop fort !... Mais dites donc tout de suite que je n’ai pas reçu une balle dans l’épaule ; que je n’ai pas entendu ce que m’a dit ce gaillard-là en tirant sur moi ! Mais il me l’a jeté à la figure qu’il était anarchiste ! A-t-il raconté autre chose à l’instruction ? Non ! Alors, pourquoi déplacer la question ? De quel droit introduisez-vous dans le débat un élément nouveau, auquel n’a jamais songé le meurtrier qui, au fond, est un honnête homme ?... Bizot, Bizot, réfléchissez... Songez au scandale qui va éclater, aux conséquences politiques de cette affaire, aux espérances de toutes sortes qu’elle a fait naître et que vous allez détruire...

BIZOT.

Mon cher député... je suis juge d’instruction et ce n’est pas de la politique que je dois faire, c’est de la justice.

MONTFERRAN.

Oui... oui... Vous rendez des arrêts et non des services... Je connais ! Seulement, il n’y a pas que vous... Bizot... il y a l’opinion, il y a le public dans l’esprit duquel vous avez ancré l’idée d’un attentat anarchiste et qui n’en démordra pas pour votre petite histoire d’amour... Et voulez-vous que je vous dise ce qu’elle pensera l’opinion ? Elle pensera que de hautes influences sont intervenues pour étouffer l’affaire !... Et qui en rendra-t-elle responsable ?... Vous !... Et je ne pourrai pas vous défendre. Ah ! ah ! vous commencez à comprendre... c’est heureux. Et vous. Burette, vous qui avez tant de talent ; vous, dont l’éloquence n’a pas encore trouvé l’occasion de briller dans une affaire retentissante, comment ne sentez-vous pas qu’il y va de votre avenir, que tout le pays a les yeux sur vous ! Vous avez à défendre les pires ennemis de la société : quel rôle magnifique pour un avocat !

MAÎTRE BURETTE.

Il n’y en a pas de plus ingrat.

MONTFERRAN.

Ingrat ?... L’anarchie ?... Mais vous pouvez édifier là-dessus une plaidoirie admirable !

MAÎTRE BURETTE.

Aux dépens de mon client.

MONTFERRAN.

Mais pas du tout. À côté de la règle, vous montrerez l’exception. Il y a dans l’anarchie une part d’utopies généreuses. Vous citerez des exemples bien choisis, de tout repos... Je vous les indiquerai. Ainsi vous ne rabaisserez pas votre cause aux mesquines proportions d’un fait divers... Allons donc ! Burette, vous valez mieux que cela...

MAÎTRE BURETTE.

Hum !

MONTFERRAN.

Quant à l’acquittement de votre client, je m’en charge. J’en réponds. Je le demanderai moi-même au jury...

À maître Buvette et à Bizot, qu’il adjure tour à tour de son bras libre et de son bras qui s’oublie, hors de l’écharpe.

Et maintenant, Burette, et maintenant, Bizot, je ne vous parle plus ni de moi, ni de vous !... Je passe par-dessus mon intérêt personnel, ça m’est égal, j’en ai fait le sacrifice !... Je vois plus haut. Je vois le pays ; je vois ce qu’il attend de nous tous, et je vous dis : « En vous laissant aller à des scrupules sans grandeur, à des mesquineries que la gravité de la situation ne comporte pas, je ne sais pas si vous ferez de la politique, je ne sais pas si vous ferez de la justice, mais ce dont je suis sûr, c’est que vous porterez un coup mortel à la République !... »

À sa femme.

Viens chère amie...

Il l’entraine. Bizot et Burette se regardent en hochant la tête. Montferran, au seuil de la porte, se retournant.

Réfléchissez, Bizot, réfléchissez !

 

 

ACTE V

 

L’atelier de reliure.

Chez Marescot. L’atelier du premier acte, occupant toute la scène. Même mobilier, porte de communication à gauche. Porte à droite. Buste en plâtre de la République sur une console.

 

 

Scène première

 

LA MÈRE TOUQUET, GRAFFARD

 

LA MÈRE TOUQUET.

Alors, monsieur Graffard, vous croyez que le jugement ne sera pas rendu avant cinq heures !

GRAFFARD.

Je le crois. L’audience d’hier a été consacrée à l’interrogatoire de Lazare et à l’audition des témoins. Restent à entendre aujourd’hui Montferran, puis l’avocat général et le défenseur. C’est l’affaire de trois heures au moins.

LA MÈRE TOUQUET.

Pauvre monsieur Marescot ! Encore une journée pénible pour lui !

GRAFFARD.

La plus mauvaise est passée... J’ai bien peur que l’attitude résolue de Lazare n’ait irrité le jury contre lui.

LA MÈRE TOUQUET.

Oh ! non... Songez donc, monsieur Graffard, pas un témoin à charge ! Ah ! j’aurais bien voulu être là.

GRAFFARD.

Rien ne vous empêchait d’accompagner le patron, Postel et même ce petit rossard de Tout-Bénef.

LA MÈRE TOUQUET.

Si, monsieur Graffard. Il est plus convenable que je tienne compagnie à mademoiselle Cécile.

GRAFFARD.

Puisque je reste, moi...

LA MÈRE TOUQUET.

Vous n’êtes donc pas impatient de savoir ?...

GRAFFARD.

Oh ! je suis tellement sûr du verdict.

LA MÈRE TOUQUET.

Chut ! mademoiselle Cécile... La pauvre petite n’a pas dormi de la nuit. Avait-elle les yeux rouges, ce matin !

 

 

Scène II

 

LA MÈRE TOUQUET, GRAFFARD, CÉCILE

 

CÉCILE, après un temps.

L’horloge va bien, madame Touquet ?

LA MÈRE TOUQUET.

Elle doit retarder.

CÉCILE.

Elle retarde certainement. Il est plus de trois heures.

LA MÈRE TOUQUET.

Beaucoup plus...

Elles vont et viennent une seconde avec agitation, sans but.

CÉCILE.

Avouez-le, madame Touquet ? Vous êtes comme moi. Vous n’y tenez plus.

LA MÈRE TOUQUET.

Je bous ! J’avais bien recommandé à Tout-Bénef de revenir tout de suite... mais, vous voyez...

CÉCILE.

Oui. Il attend la fin.

LA MÈRE TOUQUET.

Si je ne craignais pas de vous laisser seule une minute.

GRAFFARD.

Je suis là.

CÉCILE.

Prenez une voiture, allez au Palais... Tâchez de savoir où l’on en est... Rapportez-moi des nouvelles, enfin...

LA MÈRE TOUQUET.

Oui, mademoiselle, soyez tranquille.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

GRAFFARD, CÉCILE

 

CÉCILE, qui a reconduit la mère Touquet jusqu’à la porte qu’elle referme, à Graffard travaillant.

Est-ce bête de manquer de courage à ce point-là !

GRAFFARD.

Vous manquez de courage, vous, mademoiselle Cécile ?

CÉCILE.

Oui. Depuis deux jours, je n’ose plus mettre les pieds dehors. Il me semble que c’est nous qu’on juge, que tout le quartier nous observe et nous est hostile.

GRAFFARD.

Le fait est...

CÉCILE.

Oh ! je sais bien que mon oncle a reçu de précieux témoignages de sympathie et d’estime. Mais rien n’empêche que beaucoup d’imbéciles nous regardent de travers. Ils seraient enchantés que Lazare fût condamné.

GRAFFARD.

Ça, je ne dis pas non.

CÉCILE.

N’est-ce pas ? Vous en connaissez ?

GRAFFARD.

Plus d’un, assurément. Il ne faut pas se dissimuler que cette affaire, quoi qu’il arrive maintenant, aura porté un grave préjudice à votre oncle. Le crime de son fils rejaillira sur lui, c’est fatal.

CÉCILE.

Le crime ?

GRAFFARD.

L’acte de Lazare, enfin. Monsieur Marescot doit se résigner à perdre de bons clients.

CÉCILE.

Ils sont libres.

GRAFFARD.

Sans doute... Et puis, il ne serait pas difficile de les ramener, allez !... Si ça ne dépendait que de moi !

CÉCILE.

Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

GRAFFARD.

Oui et non...

Il quitte son travail et se rapproche de Cécile.

Écoutez, mademoiselle Cécile... Je suis votre ami, l’ami de monsieur Marescot... Eh bien, je serais désolé de voir tomber une si bonne maison... Le patron n’est plus jeune. Il a reçu un coup terrible, à son âge. Je me demande s’il aura la force, à présent... Ce qu’il faudrait, ici, c’est une tête et des bras solides.

CÉCILE.

Vous vous trompez. Mon oncle est encore plein d’énergie.

GRAFFARD.

Est-ce suffisant, si sa clientèle le quitte ? Croyez-moi, il aura beau faire, il restera une tache sur son nom.

CÉCILE.

Une tache ?

GRAFFARD.

Oui. C’est stupide, mais c’est ainsi. L’éducation des masses n’est pas faite. Il y a des gestes qu’elles réprouvent d’instinct, parce qu’elles n’en comprennent pas la signification.

CÉCILE.

Alors ?

GRAFFARD.

Eh bien, voilà... voilà !... Je m’étais promis d’attendre encore, de patienter, mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas... je ne peux pas... Il faut que je vous parle... Depuis longtemps, depuis que je suis ici, je vous aime... Je n’osais pas vous le dire... Vous ne m’encouragiez pas... ça, non, vous ne m’encouragiez pas... Et je devinais bien pourquoi... Tandis que je faisais un rêve, vous en faisiez un autre... Oh ! c’est bien naturel... Vous avez été élevée avec votre cousin... Si je vous disais que j’ai commencé par vous plaindre... Oui, c’est en voyant qu’on ne répondait pas à votre sentiment...

CÉCILE.

Je n’ai donné à personne le droit de s’apitoyer sur moi.

GRAFFARD.

Il aurait fallu être aveugle et n’avoir pas de cœur. Et puis, j’ai désespéré...

CÉCILE.

Vous avez eu raison.

GRAFFARD.

Mais, depuis... l’attentat, j’ai repris confiance et j’ai pensé... j’ai pensé que mon rêve pouvait devenir une réalité...

CÉCILE.

Et pourquoi, je vous prie ?

GRAFFARD.

Parce que tout rend maintenant impossible le mariage auquel vous songiez, auquel vous songiez seule, d’ailleurs.

CÉCILE.

Que Lazare soit condamné, pour vous cela n’est pas douteux ?

GRAFFARD.

Pas douteux. Mais admettons qu’il soit acquitté. Il comprendra que sa place n’est plus ici.

CÉCILE.

Je ne sais pas, monsieur Graffard, si vous vous rendez bien compte du caractère odieux de vos projets.

GRAFFARD.

Odieux ?

CÉCILE.

Oh ! je ne parle même pas de l’intérêt personnel que vous y trouvez. Il est trop clair que vous avez l’ambition d’entrer dans la famille de mon oncle beaucoup moins en qualité de neveu qu’à titre d’associé.

GRAFFARD.

Mais non ! je vous aime sincèrement, ardemment...

CÉCILE.

Alors, c’est plus abominable encore. Je vais sans doute vous étonner... Je suis fidèle au sentiment que vous avez deviné, que j’avoue, et que rien ne pourra détruire, entendez-vous, rien ! Je n’avais pas vos idées. Je voyais avec peine mon cousin les partager ; mais, si je les avais eues, si je les avais manifestées, si j’étais à votre place, enfin, monsieur Graffard, ce n’est pas aujourd’hui que je les renierais.

GRAFFARD.

Est-ce bien vous qui me parlez ?

CÉCILE.

Ah çà ! croyez-vous donc que je n’observais pas votre manège ?... Votre excuse, à mes yeux, c’est que vous étiez convaincu. Allons donc ! Vous ne pensiez, vous aussi, qu’à troubler l’eau pour pêcher dedans. Je ne suis qu’une femme, monsieur Graffard, incapable d’expliquer, de comprendre les principes au nom desquels Lazare prétend avoir frappé monsieur Montferran ; mais, ces principes-là, vous devez les connaître, vous : c’est votre métier.

GRAFFARD.

Mon métier ?

CÉCILE.

Oh ! je ne tiens pas au mot. Appelez comme vous voudrez le vilain rôle qui consiste à jeter quelqu’un dans la bataille et à profiter du moment où il est accablé par le nombre pour lui voler sa place ! Tenez, allez- vous-en !... J’ai honte pour vous.

GRAFFARD.

Mais, je ne lui vole pas sa place, puisqu’il ne vous aime pas...

Cécile se détourne et s’essuie les yeux.

Vous avez vingt ans. Pouvez-vous jurer que vous n’aimerez jamais un autre homme que lui ? Condamné ou non, il est perdu pour vous... Si j’ai des torts, je les réparerai... Je vous aime, je ne pense qu’à vous...

CÉCILE.

Laissez-moi.

GRAFFARD.

Je me suis juré que vous seriez ma femme, entendez-vous... ma femme !

Il tente de l’enlacer.

Je t’aime follement !

CÉCILE, se dégageant.

Misérable ! Lâchez-moi !

 

 

Scène IV

 

GRAFFARD, CÉCILE, LAZARE, MARESCOT

 

LAZARE, entrant le premier.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CÉCILE, se jetant dans ses bras.

Ah ! toi !

MARESCOT.

Qu’est-ce que ça signifie ?

CÉCILE.

Rien, mon oncle, rien... Laissez partir cet homme... Dites-lui seulement qu’il ne doit plus reparaître ici.

MARESCOT.

Est-ce qu’il t’aurait manqué de respect, par hasard ?

CÉCILE.

Non, mon oncle. Monsieur Graffard m’offrait au contraire sa protection, comme si vous n’étiez plus là, ni toi, ni Lazare, pour me défendre.

MARESCOT.

Compris... Allons, fripouille, dehors !

GRAFFARD.

La fripouille que vous dites peut sortir d’ici : personne ne la montrera au doigt.

MARESCOT.

Moi, je la montrerai.

LAZARE, entre eux.

Laisse donc, père... Nous n’avons pas le droit aujourd’hui d’être impitoyables...

GRAFFARD.

C’est bon. On se retrouvera.

LAZARE.

Si vous voulez. Mais c’est à moi, alors, que vous aurez affaire.

MARESCOT.

En attendant, je peux toujours le reconduire...

Il fait sortir Graffard et sort derrière lui.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, LAZARE

 

CÉCILE.

Libre ! Tu es libre !

LAZARE.

Acquitté, oui.

CÉCILE.

Ah ! que je suis heureuse ! J’ai envie à la fois de rire et de pleurer... Je ne sais pas... Raconte-moi...

LAZARE.

Plus tard... C’est comme si, moi-même, je sortais d’un rêve... Ce verdict si imprévu...

CÉCILE.

Oh ! pas pour moi ! J’étais bien sûre qu’ils t’acquitteraient. Ils ne pouvaient pas te condamner, voyons... Ah ! les braves gens ! Il me semble, si j’avais été là, que je les aurais tous embrassés...

LAZARE.

Oh ! tous... J’ai bénéficié de la minorité de faveur, paraît-il.

CÉCILE.

Qu’est-ce que ça fait ? Le résultat est le même. Tu es libre. Tu vas pouvoir travailler... As-tu songé à ce que tu allais faire ?

LAZARE.

Oui. J’en ai même déjà parlé au père, qui m’approuve.

CÉCILE.

Serais-je indiscrète en te demandant... ?

LAZARE.

Non. Je ne me soucie pas du tout de chercher un emploi, ni de gratter du papier. À mon âge, il n’est pas trop tard pour faire l’apprentissage d’un métier, celui-ci, par exemple, qui me plaît.

CÉCILE.

Non, vrai ?... Ah ! tu ne sais pas la joie que tu me causes !

LAZARE.

Il n’y a qu’une chose que je n’ai pas dite au père. Il sera toujours temps.

CÉCILE.

Mais, à moi, tu peux la dire.

LAZARE.

Eh bien, cet apprentissage indispensable, j’ai l’intention de le faire en province et peut-être même à l’étranger.

CÉCILE, accablée.

Ah !

LAZARE.

Oui. J’ai réfléchi. Je prévois les ennuis, les difficultés que ma présence ici vous créerait. En disparaissant, je rendrai certainement au père un grand service.

CÉCILE, surmontant encore son émotion.

Et... tu seras longtemps absent ?

LAZARE.

Je ne sais pas, ça dépendra... Qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ?

CÉCILE.

Oui... parce que tu ne dis pas la vérité.

LAZARE.

Je ne dis pas la vérité ?

CÉCILE.

Tu t’éloignes pour tâcher d’oublier... d’oublier quelqu’un... que tu aimes toujours...

LAZARE, vivement.

Tu te trompes, Cécile, je t’assure.

CÉCILE.

Non, Lazare... Tu n’as jamais voulu prononcer son nom, tu as risqué, pour ne pas la compromettre, ta liberté... et peut-être davantage ; mais j’ai tout compris... oui, j’ai compris pourquoi tu haïssais monsieur Montferran.

LAZARE.

J’ai cessé de le haïr, je ne hais plus personne. J’ai eu comme une forte fièvre... un transport au cerveau...

CÉCILE.

Au cerveau ?

LAZARE.

Au cœur, si tu veux. Mais je sors guéri de cet hôpital que la prison a été pour moi... Pas de rechute à craindre, va !...

CÉCILE.

Et pourtant, tu pars... Si tu avais un peu d’affection pour nous, c’est ici que tu ferais ton apprentissage... Il y a justement... cet homme à remplacer...

LAZARE.

Ah ! oui, le Graffard !

CÉCILE.

Un autre peut venir, qui s’autorisera comme lui de mon isolement pour me demander d’être sa femme. Qu’est-ce que je lui répondrai ?

LAZARE.

Ce que tu as répondu à Graffard.

CÉCILE.

Que j’en aime un autre ?

LAZARE, la regardant.

Ah !

CÉCILE, baissant les yeux.

Enfin, ce qui m’est passé par la tête...

LAZARE, lui prenant la main.

Par la tête seulement ?

CÉCILE.

Par le cœur, si tu veux !...

 

 

Scène VI

 

CÉCILE, LAZARE, MAÎTRE BURETTE, MARESCOT, puis TOUT-BÉNEF

 

MARESCOT.

Entrez donc, maître, entrez...

MAÎTRE BURETTE.

Je vous demande pardon...

Saluant Cécile.

Mademoiselle.

À Lazare.

Nous avons eu à peine le temps d’échanger quatre mots, tout à l’heure. Eh bien, vous êtes contents ?

À Marescot.

Vous n’en avez pas l’air...

MARESCOT.

Dame !

MAÎTRE BURETTE.

Ah çà ! est-ce que vous auriez encore sur le cœur le réquisitoire du procureur général ?

MARESCOT.

Eh bien, oui, maître, je l’ai sur le cœur !

MAÎTRE BURETTE.

Simple effet oratoire.

MARESCOT.

On voit bien que vous en avez l’habitude. Des malfaiteurs, nous !

CÉCILE.

Oh ! mon oncle !

MARESCOT.

Il l’a dit en ces propres termes : « Le prévenu, messieurs, appartient à une famille où l’on est toujours sûr de prendre quelqu’un les armes à la main ! » Paltoquet, va ! S’entendre traiter ainsi, quand on a mis toute son existence au service de la République !

LAZARE.

Je te demande pardon, père...

MARESCOT.

Laisse donc. Je suis fixé sur les sentiments de reconnaissance en général, depuis qu’on ma obligé à donner ma démission de président du comité, au lendemain de l’attentat.

LAZARE.

On a exigé de toi ?...

MARESCOT.

Oui, et tu comprends bien que ça n’est pas ta déclaration au jury qui arrangera les choses.

LAZARE.

Qu’aurais-tu pensé de moi, père, si j’avais renié publiquement mes opinions et fait amende honorable de mon acte ?

MARESCOT.

Oh ! je ne te blâme pas... Mais autre chose encore me gâte ma joie.

LAZARE.

Quoi donc ?

MARESCOT.

Ton acquittement, nous le devons en réalité à Montferran...

CÉCILE, étonnée.

À monsieur Montferran ?

MARESCOT.

Eh ! oui... Il ne faut pas nous faire d’illusions : ce qui a le plus fortement impressionné les jurés – je vous demande pardon, maître – c’est sa déposition. Ce bougre-là a prononcé une véritable plaidoirie en faveur de Lazare... et je dis que c’est humiliant pour nous...

MAÎTRE BURETTE.

Oh ! humiliant !

MARESCOT.

Parfaitement. Nous avons l’air maintenant d’être ses obligés. C’est vexant ! Car enfin, quand on y réfléchit, qu’est-ce qu’il était avant ce procès ? Un pantin que personne ne prenait au sérieux, qui venait ici quémander la succession de Lorillon... Aujourd’hui, sa réélection est assurée, il fera partie d’un prochain ministère...

MAÎTRE BURETTE.

Évidemment, il sort grandi de ce procès.

MARESCOT.

Parbleu ! il en sort sur nos épaules.

MAÎTRE BURETTE.

Ce n’est pas ce que je voulais dire. Avouez qu’il a été remarquable. Un accent, une envolée !

MARESCOT.

Il parle bien, je n’en disconviens pas.

MAÎTRE BURETTE.

Et sa péroraison... vous rappelez-vous ? « Songez-y bien, messieurs, une nation comme la nôtre, qui ferait un crime aux jeunes coqs de monter sur leurs ergots, renierait son symbole et ses traditions ! »

MARESCOT.

Pas mal, ça...

LAZARE, ironique.

Applaudissements...

MAÎTRE BURETTE.

Allons, je vois que vous avez encore assez bonne opinion de lui, pour ne pas être étonné...

MARESCOT.

De quoi ?

MAÎTRE BURETTE.

Eh bien, voilà !...

Le prenant à part.

J’ai vu tout à l’heure Montferran, à la sortie du Palais... Il tient absolument à vous exprimer lui-même ses regrets de l’incident soulevé par l’accusation. Vous ne pouvez pas refuser de le recevoir ; ça ne vous engage à rien, après tout...

Bruit d’auto.

MARESCOT.

Qu’est-ce que ça signifie ?

TOUT-BÉNEF, entrant en coup de vent.

V’là monsieur Montferran, patron ! Il m’a ramené du Palais dans son auto... à côté du mécanicien !

 

 

Scène VII

 

CÉCILE, LAZARE, MAÎTRE BURETTE, MARESCOT, TOUT-BÉNEF, MONTFERRAN

 

MONTFERRAN, entrant sur les derniers mots de l’apprenti et lui pinçant l’oreille en passant.

Tout-Bénef !

À Cécile.

Mes hommages, mademoiselle.

Il tend la main à Marescot.

C’est très curieux, l’impression que j’éprouve en entrant ici... Il me semble que j’y reviens non pas à trois mois, mais à vingt-quatre heures d’intervalle. Un endroit familier, quoi !

À Lazare.

Preuve que je ne vous garde pas la moindre rancune de... ça...

Il montre son épaule.

LAZARE.

Monsieur...

MONTFERRAN, à Marescot.

Ah çà ! dites donc, j’espère bien que vous ne vous êtes pas senti atteint par l’incartade du procureur général ?

MARESCOT.

Oh !

MONTFERRAN.

Je suis sûr qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il a dit. En tout cas, c’est une impression que j’ai le devoir d’effacer.

MARESCOT.

Je vous en prie...

MONTFERRAN.

Si... si... Et, pour commencer, je n’accepterai l’appui de votre comité électoral que s’il consent à vous replacer à sa tête. J’entends que ma candidature signifie apaisement, conciliation, concorde...

MAÎTRE BURETTE.

À la bonne heure !

MARESCOT.

Je vous remercie, mais j’ai pris la ferme résolution de rentrer dans le rang, de ne plus rien être... Que pourrait-il y avoir de commun entre nous, à présent ?

MONTFERRAN.

Mais, nos idées.

MARESCOT.

Elles ne sont plus les mêmes, citoyen, et vous le savez aussi bien que moi. La République que vous voulez faire triompher n’est pas la mienne.

MONTFERRAN.

Je proteste ! Mes opinions se sont modifiées, c’est vrai. Mais, comme l’a dit un grand politique, il faut changer souvent d’opinion pour rester de son parti.

MARESCOT.

Qui a dit cela ?

MONTFERRAN.

Le cardinal de Retz.

MARESCOT.

Ça ne m’étonne pas de la part d’un cardinal. Mais, moi, ce n’est pas parmi ces gens-là que je vais chercher mes modèles.

TOUT-BÉNEF, entrant.

Patron...

MARESCOT.

Qu’y a-t-il ?

TOUT-BÉNEF.

Des messieurs qui veulent vous parler.

MARESCOT.

Qui ça ?

TOUT-BÉNEF.

Je ne sais pas les noms. Un groupe... un groupe des anciens combattants de 1871.

MONTFERRAN.

Allez les recevoir...

MAÎTRE BURETTE, à Marescot.

J’ai moi-même un rendez-vous. Je reviendrai. Au revoir !

MARESCOT.

Reconduis maître Burette, petite.

Cécile sort avec maître Burette. À Montferran.

Excusez-moi donc.

MONTFERRAN.

Faites... Je suis trop heureux de voir, citoyen, que vous n’êtes abandonné de personne.

Marescot sort.

 

 

Scène VIII

 

LAZARE, MONTFERRAN

 

MONTFERRAN.

Je me félicite d’être seul une minute avec vous, car on peut tout me reprocher, sauf l’ingratitude.

LAZARE.

Je ne comprends pas.

MONTFERRAN.

Allons, je sais ce que je sais. Je suis convaincu que vous êtes un brave garçon. D’un mot vous pouviez tout perdre, ou du moins tout gâter, et nous entrions alors dans l’inconnu. Ce mot vous ne l’avez pas dit, c’est très bien, très élégant, très propre, et je n’ai pas hésité à venir vous le dire en plein jour, au vu et au su de tout le quartier, dont je veux vous aider à reconquérir les sympathies. Car vous en avez perdu quelques-unes, il ne faut pas vous le dissimuler.

LAZARE.

Je ne me le dissimule pas. C’est une des raisons qui m’ont déterminé à...

MONTFERRAN.

Oui. Burette m’a dit que vous vouliez apprendre le métier de votre père. Excellente idée ! Ah ! le travail manuel ! Tolstoï !

LAZARE.

Mais ce que peut-être maître Burette ne vous a pas dit, c’est que je me propose de quitter Paris, la France, d’accord avec vous sur ce point que ma présence auprès de mon père ne peut que lui être nuisible.

MONTFERRAN.

Voilà justement le chagrin que vous devez lui épargner, à son âge.

LAZARE.

Je reviendrai.

MONTFERRAN.

En ce cas, il est beaucoup plus simple de ne pas partir. Vous ne connaissez pas Paris, mon petit. Dans un mois, dans quinze jours, personne ne pensera plus à vous. Un autre attentat peut-être aura fait oublier le vôtre. Savez-vous ce qu’on se rappellera ? Les paroles que j’ai prononcées en votre faveur, et encore !

LAZARE.

Ma déclaration au jury m’a classé parmi les révoltés.

MONTFERRAN.

Dites donc plutôt qu’elle vous a déclassé et que votre acquittement vous reclasse. Voilà la vérité. Ce qu’il y a d’admirable et de... symbolique dans votre attentat, c’est que chacun est remis à sa véritable place par la force des choses.

LAZARE.

Mon père, s’il était là, vous répondrait que le même résultat peut être obtenu par la volonté populaire.

MONTFERRAN.

Je ne dis pas non. Maintenant que votre exaltation est tombée, on peut s’expliquer. Vous m’avez traité de charlatan, de menteur, de coquin... J’ai peut-être le droit de me défendre.

LAZARE.

Je ne vous le conteste pas.

MONTFERRAN.

Vous m’avez dit que tuer un homme comme moi, ce n’était pas un crime, mais un exemple à donner au peuple que je trahissais. Et, pour le prouver, vous m’avez tiré un coup de revolver. Je ne le regrette pas, je ne vous fais pas de reproches... Mais à présent que vous êtes de sang-froid, descendez en vous-même et interrogez-vous. Démêlez loyalement les motifs pour lesquels vous vous imaginiez me haïr. Et osez me dire que vous étiez plus sincère et plus désintéressé que moi ?...

LAZARE.

Vous avez raison. J’ai fait cet examen de conscience et j’ai abouti aux mêmes conclusions que vous. Pour faire certains gestes de justicier, il faut un détachement de soi que je n’apportais pas. Et je m’en punis en disparaissant.

MONTFERRAN.

Est-il bête ! Mais ce châtiment-là, mon garçon, vous ne le méritez pas plus que je ne méritais le mien. Où est-il homme dont tous les actes ont eu pour mobiles uniques le bien public, le bonheur universel, la justice sociale ? Vous le connaissez, vous ? Moi, pas. Et je m’en réjouis, car cet homme-là, s’il apparaissait jamais, nous rendrait la vie insupportable ! Allons, vous restez, hein ? Faites ça pour moi. Faites mieux encore : décidez votre père à nous revenir. Je l’aime beaucoup, votre père... C’est un caractère... Vous m’êtes très sympathique aussi... Je suis persuadé que vous réussirez... Cependant, si vous avez des déboires, n’oubliez pas que je suis là. Qui sait si un jour, je n’aurai pas encore besoin de vous !

On entend au dehors une rumeur confuse.

 

 

Scène IX

 

LAZARE, MONTFERRAN, MARESCOT, puis TOUT-BÉNEF

 

MONTFERRAN.

Qu’est-ce que c’est ?

MARESCOT.

Il y a deux cents personnes autour de votre voiture.

MONTFERRAN.

Est-ce que mon mécanicien a encore écrasé quelqu’un ?

MARESCOT.

Non. C’est le quartier qui manifeste en votre faveur.

MONTFERRAN.

Qu’est-ce que je disais ? Votre fils craignait que cette affaire n’éloignât votre clientèle. Je la ramène.

MARESCOT.

Oh ! elle serait bien revenue toute seule. Le groupe des anciens combattants de 1871, pour répondre à la provocation du procureur général, organise un grand banquet à deux francs par tête... dont je viens d’accepter la présidence. Ça me rappellera le vin d’honneur qu’on m’a offert sous l’Empire, quand j’ai été condamné à cinq cents francs d’amende pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement.

MONTFERRAN.

Un de vos plus beaux titres de gloire, citoyen.

MARESCOT.

On le disait. Mais c’était sous l’Empire... la grande époque !

MONTFERRAN.

Ne vous ai-je pas fait remarquer ici-même, un jour, que nous représentions, vous, votre fils et moi, trois grandes générations de la République ?

MARESCOT.

Oui. Mais mon heure est passée, celle du fiston n’a pas encore sonné. C’est votre tour, profitez-en.

Cris et chants au dehors.

TOUT-BÉNEF, rentrant.

Monsieur le député aura une belle ovation en sortant.

MONTFERRAN.

Tu es bien sûr que c’est une ovation ?

TOUT-BÉNEF.

Dame ! ils vous réclament sur l’air des Lampions.

MONTFERRAN.

Oui, c’est vrai. Mon incertitude venait de ce que j’ai entendu d’autres paroles sur cet air-là.

MARESCOT.

La popularité, citoyen.

Pendant ces dernières répliques, Postel et la mère Touquet sont entrés, portant dans un panier des bouteilles et des verres, qu’ils disposent sur une table. Postel verse à boire.

 

 

Scène X

 

LAZARE, MONTFERRAN, MARESCOT, POSTEL, LA MÈRE TOUQUET, TOUT-BÉNEF, CÉCILE

 

MARESCOT, à Montferran.

L’atelier m’a demandé la permission de fêter l’acquittement de Lazare.

MONTFERRAN.

J’espère, mes amis, que vous m’autoriserez à me joindre à vous ?

POSTEL, regardant Marescot et Lazare.

Si personne n’y voit d’inconvénient...

LA MERE TOUQUET, à part, en essuyant les verres.

Moi, je ne comprendrai jamais qu’on ait tiré exprès sur cet homme-là !

MONTFERRAN.

Je ne vois pas votre camarade... Comment l’appeliez-vous donc ?... Griffard, Graffard ?

MARESCOT.

Graffard, citoyen... Il n’est plus avec nous.

LAZARE, s’avançant.

Et c’est moi qui le remplacerai, si mon père y consent.

MARESCOT, ouvrant les bras à son fils.

Ah ! fiston... Peux-tu demander ?

CÉCILE, transfigurée.

Lazare !...

POSTEL, levant son verre.

À notre camarade Lazare !...

Ils trinquent.

LAZARE.

Merci, Postel.

MONTFERRAN.

Je boirai, moi, au vétéran de la démocratie, à l’honnête homme qui l’a passionnément servie sans lui demander rien pour sa peine : au citoyen Marescot !

POSTEL, MADAME TOQUET, TOUT-BÉNEF.

Au patron !

MONTFERRAN, tourné vers le buste de la République qui orne l’atelier.

Au patron... et à la patronne, mes amis ! À la République !

MARESCOT, levant son verre et trinquant avec Montferran sans regarder le buste.

À la vôtre !

On entend se confondre, au dehors, les cris de : « Vive Montferran ! » et les chants : « C’est Montferran qu’il nous faut ! » 

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