Mélite (Pierre CORNEILLE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Jeu de paume de Berthaud, en décembre 1629.

 

Personnages

 

ÉRASTE, amoureux de Mélite

TIRCIS, ami d’Éraste, et son rival

PHILANDRE, amant de Cloris

MÉLITE, maîtresse d’Éraste et de Tircis

CLORIS, sœur de Tircis

LISIS, ami de Tircis

LA NOURRICE, de Mélite

CLITON, voisin de Mélite

 

La scène est à Paris.

 

 

À MONSIEUR DE LIANCOUR

 

Monsieur,

 

Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre, elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d’obligations qu’elle vous a, non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvait sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il était avantageux d’en taire le nom ; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver : je ne puis rapporter de si faibles commencements qu’au loisir qu’il fallait au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyait obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, Monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite, et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,

 

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

CORNEILLE.

 

 

AU LECTEUR

 

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affaiblit la réputation, la publier c’est l’avilir, et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois, mais par je ne sais quel malheur c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé, et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis, et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer ; et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé, que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai, et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous, doivent être fort mauvaises.

 

 

ARGUMENT

 

Éraste amoureux de Mélite l’a fait connaître à son ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d’amour supposées de la part de Mélite à Philandre, accordé de Cloris sœur de Tircis. Philandre s’étant résolu par l’artifice et les suassions d’Éraste de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis qui l’épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste saisi de remords entre en folie, et remis en son bon sens par la Nourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Cloris qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ÉRASTE, TIRCIS

 

ÉRASTE.

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable[1] ;

Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :

Le change serait juste, après tant de rigueur ;

Mais, malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;

Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;

Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,

Et je ménage en vain dans un éloignement

Un peu de liberté pour mon ressentiment :

D’un seul de ses regards l’adorable contrainte

Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,

Et par un si doux charme aveugle ma raison,

Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.

Son œil agit sur moi d’une vertu si forte

Qu’il ranime soudain mon espérance morte,

Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,

Et soutient mon amour contre sa cruauté ;

Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme,

N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme[2],

Et qui, sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,

Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !

Pour paraître éloquent tu te feins misérable :

Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs

Je saurais adoucir les traits de tes malheurs ?

Ne t’imagine pas qu’ainsi, sur ta parole[3],

D’une fausse douleur un ami te console ;

Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris

Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.

ÉRASTE.

Son gracieux accueil, et ma persévérance

Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :

Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir[4],

Et n’étant point connus, on n’y peut compatir.

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t’importe ?

C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

ÉRASTE.

Cet accès favorable, ouvert, et libre à ,

Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :

Elle souffre aisément mes soins et mon service[5] ;

Mais, loin de se résoudre à leur rendre justice,

Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,

C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.

TIRCIS.

Ne dissimulons point ; tu règles mieux ta flamme,

Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.

ÉRASTE.

Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections

Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable[6],

Règlent d’une moitié le choix invariable.

Tu serais incivil, de la voir chaque jour,

Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour ;

Mais d’un vain compliment ta passion bornée

Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.

Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,

Que les meilleurs partis[7]...

ÉRASTE.

Trêve de ces raisons ;

Mon amour s’en offense, et tiendrait pour supplice

De recevoir des lois d’une sale avarice[8] ;

Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,

Et trouve en sa personne un assez grand trésor.       

TIRCIS.

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,

Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.

Ces visages d’éclat sont bons à cajoler,

C’est là qu’un apprenti doit s’instruire à parler[9] ;

J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;

La mode nous oblige à cette complaisance ;

Tous ces discours de livre alors sont de saison :

Il faut feindre des maux, demander guérison[10],

Donner sur le phébus, promettre des miracles,

Jurer qu’on brisera toutes sortes d’obstacles ;

Mais du vent et cela doivent être tout un.

ÉRASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun[11] ;

C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite :

Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.

Malgré tes sentiments, il me faut accorder

Que le souverain bien n’est qu’à la posséder[12].

Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,

Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;

Les Grâces, à l’envi[13], descendirent des cieux

Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;

Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,

Voulut obstinément loger sur son visage.

TIRCIS.

Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin

Ce discours emphatique irait en cor bien loin.

Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore

Que, bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,

Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.

Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,

Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,

On en voit en six mois passer la fantaisie

Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté[14]

Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité ;

Au premier qui lui parle, ou jette l’œil sur elle,

Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;

Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori,

Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

ÉRASTE.

Ces caprices honteux, et ces chimères vaines

Ne sauraient ébranler des cervelles bien saines ;

Et quiconque a su prendre une fille d’honneur

N’a point à redouter l’appas d’un suborneur.

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile

Assez et trop souvent trompe le plus habile ;

Et l’hymen, de soi-même, est un si lourd fardeau,

Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.

S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme[15] !

Perdre pour des enfants le repos de son âme !

Voir leur nombre importun remplir une maison !

Ah! qu’on aime ce joug avec peu de raison !

ÉRASTE.

Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,

C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle[16] ;

Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :

Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,

Nous te verrons un jour songer au mariage[17].

TIRCIS.

Alors ne pense pas que j’épouse un visage :

Je règle mes désirs suivant mon intérêt.

Si Doris me voulait, toute laide qu’elle est,

Je l’estimerais plus qu’Aminte et qu’Hyppolyte,

Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :

C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens

Pour l’amour conjugal a de puissants liens :

La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine[18],

Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;

Et l’hymen qui succède à ces folles amours,

Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.

Une amitié si longue est fort mal assurée

Dessus des fondements de si peu de durée.

L’argent dans le ménage a certaine splendeur[19]

Qui donne un teint d’éclat à la même laideur ;

Et tu ne peux trouver de si douces caresses

Dont le goût dure autant que celui des richesses.

ÉRASTE.

Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis

À peine pourrais-tu conserver ton avis.

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte.

ÉRASTE.

L’essai n’en coûte rien, Mélite est à sa porte ;

Allons, et tu verras dans ses aimables traits

Tant de charmants appas, tant de brillants attraits[20],

Que tu seras forcé toi-même à reconnaître

Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.

TIRCIS.

Allons, et tu verras que toute sa beauté

Ne me saura tourner contre la vérité.

 

 

Scène II

 

ÉRASTE, MÉLITE, TIRCIS

 

ÉRASTE.

De deux amis, madame, apaisez la querelle[21].

Un esclave d’amour le défend d’un rebelle ;

Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,

Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.

Comme, dès le moment que je vous ai servie,

J’ai cru qu’il était seul la véritable vie,

Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport

Entre nos deux esprits sème quelque discord.

Je me suis donc piqué contre sa médisance

Avec tant de malheur, ou tant d’insuffisance,

Que des droits si sacrés et si pleins d’équité[22]

N’ont pu se garantir de sa subtilité ;

Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre,

Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

MÉLITE.

Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouverait,

En ce mépris d’amour, qui le seconderait.

TIRCIS.

Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,

Et ne fait de l’amour une plus haute estime[23],

Je plains les malheureux à qui vous en donnez,

Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m’étonne[24].

Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.

Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

ÉRASTE.

Ils vous sont trop aisés et par vous désormais

La nature pour moi montre son injustice

À pervertir son cours pour me faire un supplices[25].

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

ÉRASTE.

Supplice qui déchire, et mon âme et mon cœur.

MÉLITE.

Il est rare qu’on porte avec si bon visage[26]

L’unie et le cœur ensemble en si triste équipage.

ÉRASTE.

Votre divin aspect suspendant mes douleurs,

Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

MÉLITE.

Faites mieux ; pour finir vos maux et votre flamme,

Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

ÉRASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir ;

Et vous n’en conservez que faute de vous voir[27].

MÉLITE.

Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

ÉRASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?

De si frêles sujets ne sauraient exprimer

Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer[28] ;

Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,

Cette légère idée et faible connaissance

Que vous aurez par eux de tant de raretés

Vous mettra hors du pair de toutes les beautés.

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance

Que vous dussiez quitter du moins en ma présence,

Et ne démentir pas le rapport de vos yeux

Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.

ÉRASTE.

Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,

Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

TIRCIS.

Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part

Reconnaître les dons que le Ciel vous départ.

ÉRASTE.

Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

MÉLITE.

Voyez que son secours montre qu’il s’en défie[29].

TIRCIS.

Je me range toujours avec la vérité.

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles :

Mais cessez de chercher ces refuites frivoles ;

Et, prenant désormais des sentiments plus doux,

Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

MÉLITE.

Un ennemi d’amour me tenir ce langage !

Accordez votre bouche avec votre courage ;

Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.

TIRCIS.

J’ai reconnu mon tort auprès de vos appas ;

Il vous l’avait bien dit.

ÉRASTE.

Ainsi donc, par l’issue[30]

Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?

TIRCIS.

Si tes feux en son cœur produisaient même effet,

Crois-moi que ton bonheur serait bientôt parfait.

MÉLITE.

Pour voir si peu de chose aussi tôt vous dédire

Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire,

Mais je pourrais bientôt à m’entendre flatter[31]

Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.

Excusez ma retraite.

ÉRASTE.

Adieu belle inhumaine,

De qui seule dépend et ma joie et ma peine[32].

MÉLITE.

Plus sage à l’avenir quittez ces vains propos,

Et laissez votre esprit et le mien en repos.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, TIRCIS

 

ÉRASTE.

Maintenant suis-je un fou ? mérité-je du blâme ?

Que dis-tu de l’objet ? que dis-tu de ma flamme ?

TIRCIS.

Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi

Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.

Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible,

Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;

Tout autre que Tircis mourrait pour la servir.

ÉRASTE.

Confesse franchement qu’elle a su te ravir,

Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle

Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.

Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;

Mais ta muse du moins, facile à suborner[33],

Avec plaisir déjà prépare quelques veilles

À de puissants efforts pour de telles merveilles.

TIRCIS.

En effet ayant vu tant et de tels appas,

Que je ne rime point, je ne le promets pas.

ÉRASTE.

Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime[34] ?

TIRCIS.

Si je brûle jamais je veux brûler sans crime.

ÉRASTE.

Mais si, sans y penser, tu te trouvais surpris ?

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon cœur dans mes écrits.

J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,

De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes ;

C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson,

Mais j’en connais, sans plus, la cadence et le son.

Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre

Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;

Tu le pourras donner comme venant de toi.

ÉRASTE.

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi

Verra ma passion pour le moins en peinture.

Je doute néanmoins qu’en cette portraiture

Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

TIRCIS.

Me prépare le Ciel de nouveaux châtiments,

Si jamais un tel crime entre dans mon courage[35] !

ÉRASTE.

Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,

Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.

TIRCIS seul.

En matière d’amour rien n’oblige à tenir ;

Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse,

Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.

 

 

Scène IV

 

PHILANDRE, CLORIS

 

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr ;

Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.

CLORIS.

Ne m’épouvante point ; à ta mine je pense

Que le pardon suivra de fort près cette offense,

Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.

PHILANDRE.

Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.

CLORIS.

J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse

Ton crime officieux porterait son excuse[36].

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,

Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur[37],

Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire

J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire.

J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,

Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;

Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme[38].

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme,

Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger

À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,

Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que sans ta foi,

Ma beauté ne pourrait te conserver à moi.

PHILANDRE.

Je traiterais trop mal une telle maîtresse

De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :

Ma passion en est la cause, et non l’effet ;

Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,

Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage

De quoi rendre constant l’esprit le plus volage [39].

CLORIS.

Ne m’en conte point tant de ma perfection ;

Tu dois être assuré de mon affection ;

Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,

Si tu crois l’augmenter par une flatterie.

Une fausse louange est un blâme secret :

Je suis belle à tes yeux, il suffit, sois discret ;

C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre.

Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,

À peine mon esprit ose croire mes sens[40],

Toujours entre la crainte et l’espoir en balance ;

Car s’il faut que l’amour naisse de, ressemblance,

Mes imperfections nous éloignant si fort,

Qu’oserais-je prétendre en ce peu de rapport ?

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,

Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,

Me mette sur la langue un babil affété

Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :

Au contraire, je veux que tout le monde sache

Que je connais en toi des défauts que je cache.

Quiconque avec raison peut être négligé

À qui le veut aimer est bien plus obligé.

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

CLORIS.

Sans doute ; et qu’aurais-tu qui me fût comparable ?

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnais qu’en moi

On peut voir quelque chose aussi parfait que toi [41].

CLORIS.

C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.

Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait

Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait[42],

Et qui, tout aussitôt que tu t’es fait paraître[43],

Afin de te mieux voir, s’est mis à la fenêtre.

CLORIS.

Le trait n’est pas mauvais ; mais, puisqu’il te plait tant[44],

Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant ;

Et nos feux tout pareils ont mêmes étincelles.

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,

Dedans cette union prenant un même cours,

Nous préparent un heur qui durera toujours.

Cependant en faveur de ma longue souffrance[45]...

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

 

 

Scène V

 

TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS

 

TIRCIS.

Si j’en crois l’apparence,

Mon arrivée ici fait quelque contretemps.

PHILANDRE.

Que t’en semble, Tircis ?

TIRCIS.

Je vous vois si contents,

Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble

Du divertissement que vous preniez ensemble,

De moins sorciers que moi pourraient bien deviner[46]

Qu’un troisième ne fait que vous importuner.

CLORIS.

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,

Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,

Puisqu’un hymen sacré promis ces jours passés,

Sous ton consentement les autorise assez.

TIRCIS.

Ou je te connais mal, ou son heure tardive

Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive[47].

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

TIRCIS.

Assurément.

CLORIS.

Le sujet ?

TIRCIS.

J’en ai trop dans ton contentement.

CLORIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

TIRCIS.

Il est vrai, je te jure ;

J’ai vu je ne sais quoi...

CLORIS.

Dis tout, je t’en conjure[48].

TIRCIS.

Ma foi si ton Philandre avait vu de mes yeux,

Tes affaires ma sœur, n’en iraient guère mieux.

CLORIS.

J’ai trop de vanité pour croire que Philandre

Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

TIRCIS.

Tes vanités, à part repose-t’en sur moi

Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.

PHILANDRE.

Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;

Ce blasphème à tout autre aurait coûté la vie.

TIRCIS.

Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint.

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-t-on point ?

TIRCIS.

Non pas si tôt. Adieu : ma présence importune

Te laisse à la merci d’amour, et de la brune.

Continuez les jeux que vous avez quittés[49].

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :

Ou tu diras le nom de cette incomparable,

Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

TIRCIS.

Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.

Adieu : ne perds point temps.

CLORIS.

Ô l’amoureux discret !

Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.

PHILANDRE. Il retient Cloris, qui suit son frère.

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !

CLORIS.

Philandre, avoir un peu de curiosité,

Ce n’est pas envers toi grande infidélité :

Souffre que je dérobe un moment à ma flamme

Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.

Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

PHILANDRE.

Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?

CLORIS.

Je ne t’aime pas moins, pour être curieuse,

Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.

Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

PHILANDRE.

Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉRASTE

 

Je l’avais bien prévu que ce cœur infidèle[50]

Ne se défendrait point des yeux de ma cruelle,

Qui traite mille amants avec mille mépris,

Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.

Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage[51]

De sa déloyauté l’infaillible présage ;

Un inconnu frisson dans mon corps épandu

Me donna les avis de ce que j’ai perdu[52].

Depuis, cette volage évite ma rencontre,

Ou, si malgré ses soins le hasard me la montre ;

Si je puis l’aborder, son discours se confond,

Son esprit en désordre à peine me répond ;

Une réflexion vers le traître qu’elle aime

Presque à tous les moments le ramène en lui-même[53] ;

Et, tout rêveur qu’il est, il n’a point, de soucis

Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.

Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,

Son silence rompu se déborde en louange.

Elle remarque en lui tant de perfections,

Que les moins éclairés verraient ses passions[54] ;

Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,

Et tout autre propos lui rend sa rêverie.

Cependant, chaque jour au discours attachés[55],

Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés ;

Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;

Encor hier sur le soir je les surpris ensemble ;

Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.

Que cet œil assuré marque un esprit content !

Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire[56] ;

Rends, sans plus différer, la vengeance exemplaire :

Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort

Lui montrer en raillant combien elle a de fort.

 

 

Scène II

 

ÉRASTE, MÉLITE

 

ÉRASTE.

Quoi, seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige ;

Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,

Laissant ainsi couler[57] la belle occasion

De vous conter l’excès de son affection.

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

ÉRASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue,

Il en porte dans l’âme un si doux souvenir[58],

Qu’il n’a plus de plaisir qu’à vous entretenir.

MÉLITE.

Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice.

L’amour ainsi qu’à lui me paraît un supplice ;

Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,

Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.

ÉRASTE.

Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.

MÉLITE.

Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.

ÉRASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

ÉRASTE.

De vrai, j’ai reconnu,

Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,

Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.

MÉLITE.

Encor si peu que c’est vous étant refusé,

Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

ÉRASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,

Et ne vaudront jamais la peine que j’y pense ;

Sachant qu’il vous voyait, je m’étais bien douté

Que je ne serais plus que fort mal écouté.

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j’examine,

À la meilleure humeur je fais meilleure mine ;

Et s’il m’osait tenir de semblables discours,

Nous romprions ensemble avant qu’il fût deux jours.

ÉRASTE.

Si chaque objet nouveau de même vous engage,

Il changera bientôt d’humeur et de langage[59].

Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu,

Qu’aurait-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

MÉLITE.

Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;

Purgez votre cerveau de cette frénésie :

Laissez en liberté mes inclinations.

Qui vous a fait censeur de mes affections ?

Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendre compte[60] ?

ÉRASTE.

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu de honte

Qu’on murmure partout du trop de privauté,

Que déjà vous souffrez à sa témérité.

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

ÉRASTE.

Le moyen sans regret de vous voir si farouche

Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,

Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?

MÉLITE.

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence

Lâcher les traits jaloux de votre médisance.

Adieu. Souvenez-vous que ces mots insensés

L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE

 

C’est là donc ce qu’enfin me gardais ton caprice[61] ?

C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?

C’est ainsi que mon feu, s’étant trop abaissé,

D’un outrageux mépris se voit récompensé  

Tu m’oses préférer un traître qui te flatte[62] ;

Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,

Et que par la grandeur de mes ressentiments

Je laisse aller au jour celle de mes tourments.

Un aveu si public qu’en ferait ma colère

Enflerait trop l’orgueil de ton âme légère,

Et me convaincrait trop de ce désir abject

Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.

Je saurai me venger, mais avec l’apparence

De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.

Il fut toujours permis de tirer sa raison

D’une infidélité par une trahison.

Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée

Que ton heur surprenant aura peu de durée ;

Et que, par une adresse égale à tes forfaits,

Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.

L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite

Donnera prompte issue à ce que je médite.

À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,

Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.

Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,

Et la pistole en main presser sa diligence.

 

 

Scène IV

 

TIRCIS, CLORIS

 

TIRCIS.

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet

Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

CLORIS.

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

TIRCIS.

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.

Vois si tu le connais, et si, parlant pour lui,

J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

Sonnet.

« Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable. »

CLORIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus.

TIRCIS.

Tu n’es pas supportable

De me rompre si tôt.

CLORIS.

C’était sans y penser ;

Achève.

TIRCIS.

Tais-toi donc, je vais recommencer.

Sonnet.

« Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;

« Il n’est rien de solide après ma loyauté,

« Mon feu, comme son teint, se rend incomparable ;

« Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.

 

« Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,

« Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable ;

« Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté,

« Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.

 

« C’est donc avec raison que mon extrême ardeur

« Trouve chez cette belle une extrême froideur,

« Et que sans être aimé je brûle pour Mélite :

 

« Car de ce que les dieux ; nous envoyant au jour,

« Donnèrent pour nous deux d’amour, et de mérite,

« Elle a tout le mérite, et moi j’ ai tout l’amour.

CLORIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?

TIRCIS.

Oui, j’ai dépeint sa flamme.

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur

N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;

De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :

Les tiens m’avaient bien dit, malgré toi que ton cœur

Soupirait sous les lois de quelque objet vainqueur ;

Mais j’ignorais encor qui tenait ta franchise,

Et le nom de Mélite a causé ma surprise

Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir

Ce que depuis huit jours je brûlais de savoir.

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?

CLORIS.

Fort avant.

TIRCIS.

Pour Mélite ?

CLORIS.

Pour Mélite ; et de plus que ta flamme n’excite

Au cœur de cette belle aucun embrasement[63].

TIRCIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

CLORIS.

Justement.

TIRCIS.

Et c’et ce qui te trompe avec tes conjectures,

Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.

Un visage jamais ne m’aurait arrêté

S’il fallait que l’amour fût tout de mon côté.

Ma rime seulement est un portrait fidèle

De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;

Mais quand je l’entretiens de mon affection,

J’en ai toujours assez de satisfaction.

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie ;

Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter,

Car sitôt que je viens à me représenter,

Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,

Qu’Éraste m’en offense, et s’oppose à Mélite[64],

Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival ;

Et, toujours balancé d’un contrepoids égal,

J’ai honte de me voir insensible, ou perfide,

Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.

Entre ces mouvements mon esprit partagé

Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire au bout du compte

Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.

Tu présumes par là me le persuader ;

Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder[65],

À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,

C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre,

Chacun en son affaire est son meilleur ami[66],

Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,

Si rien que ce rival cause ma rêverie.

CLORIS.

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect ;

Son bien te fait rêver, et non pas son respect ;

Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse

En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse[67].

TIRCIS.

Tu devines, ma sœur, cela me fait mourir.

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir[68].

Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

CLORIS.

Mais, dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

TIRCIS.

Presque à chaque moment.

CLORIS.

Laisse-le donc jaser.

Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;

Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :

Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,

Tu ne dois plus douter de son aversion ;

Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.

On prend soudain au mot les hommes de sa sorte[69],

Et, sans rien hasarder à la moindre longueur,

On leur donne la main, dès qu’ils offrent le cœur.

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

CLORIS.

Crois que déjà l’affaire en serait résolue,

Et qu’il aurait déjà de quoi se contenter,

Si sa mère était femme à la violenter.

TIRCIS.

Ma crainte diminue, et ma douleur s’apaise ;

Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.

Avec cette lumière et ma dextérité,

J’en veux aller savoir toute la vérité.

Adieu.

CLORIS.

Moi, je m’en vais paisiblement attendre[70]

Le retour désiré du paresseux Philandre.

Un moment de froideur lui fera souvenir

Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

 

 

Scène V

 

ÉRASTE, CLITON

 

ÉRASTE, lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite[71]

A dedans ce papier sa passion décrite ;

Dis-lui que sa pudeur ne saurait plus cacher

Un feu qui la consume, et qu’elle tient si cher[72] ;

Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle ;

Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;

Vois si dans la lecture un peu d’émotion

Ne te montrera rien de son intention.

CLITON.

Cela vaut fait Monsieur.

ÉRASTE.

Mais, après ce message[73],

Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,

Que tu viennes à bout de sa fidélité.

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;

Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piège ;

Ma tête sur ce point vous servira de pleige ;

Mais aussi vous savez...

ÉRASTE.

Oui, va, sois diligent,

Ces âmes du commun n’ont pour but de l’argent[74] ;

Et je n’ai que trop vu par mon expérience...

Mais tu reviens bientôt ?

CLITON.

Donnez-vous patience,

Monsieur ; il ne nous faut qu’un moment de loisir,

Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

ÉRASTE.

Comment ?

CLITON.

De ce carfour j’ai vu venir Philandre,

Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre

L’occasion commode à seconder mes coups :

Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous.

 

 

Scène VI

 

PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON

 

PHILANDRE.

Éraste est caché et les écoute.

Quelle réception me fera ma maîtresse ?

Le moyen d’excuser une telle paresse ?

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,

Expressément chargé de vous rendre ceci.

PHILANDRE.

Qu’est-ce ?

CLITON.

Vous allez voir, en lisant cette lettre,

Ce qu’un homme jamais ne s’oserait promettre.

Ouvrez-la seulement.

PHILANDRE.

Va, tu n’es qu’un conteur[75].

CLITON.

Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.

Lettre supposé de Mélite à  Philandre[76].

« Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites ; pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce qu’elle ait ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement. »

ÉRASTE, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.[77]

C’est donc la vérité que la belle Mélite

Fait du brave Philandre une louable élite,

Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu

Ce qu’Éraste, et Tircis ont en vain débattu !

Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;

Outre qu’une froideur depuis peu survenue

De tant de vœux perdus ayant su me lasser[78],

N’attendait qu’un prétexte à m’en débarrasser.

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

ÉRASTE.

Il en meurt.

PHILANDRE.

 Ce courage à l’amour si rebelle ?

ÉRASTE.

Lui-même.

PHILANDRE.

Si ton cœur ne tient plus qu’à demi[79],

Tu peux le retirer en laveur d’un ami ;

Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :

Étant pris une fois je ne suis plus à prendre.

Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant[80],

C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;

Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire

De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère[81].

ÉRASTE.

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.

ÉRASTE.

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable,

Mais enfin à Mélite est-elle comparable[82] ?

PHILANDRE.

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas

Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.

J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible...

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

PHILANDRE.

J’en serais mal voulu des hommes et des dieux.

ÉRASTE.

On pardonne aisément à qui trouve son mieux.

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

ÉRASTE.

En esprit, en richesse[83].

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

ÉRASTE.

En amour...

PHILANDRE.

Cloris m’aime, et si je m’y connoi[84],

Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

ÉRASTE.

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde

À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.

L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris ;

L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris :

L’une t’aime engagé vers une autre moins belle ;

L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle :

L’une au dessus des siens te montre son ardeur ;

Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur :

L’une...

PHILANDRE.

Adieu : des raisons de si peu d’importance

Ne pourraient en un siècle ébranler ma constance[85].

Il dit ce vers à Cliton tout bas.[86]

Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

ÉRASTE seul.

Il a beau déguiser il a goûté l’amorce ;

Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :

Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,

Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.

 

 

Scène VII

 

TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu.

ÉRASTE.

Que me veux-tu ?

TIRCIS.

Te rendre

Ce sonnet que pour toi je promis d’entreprendre.

MÉLITE, au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste lit le sonnet.[87]

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?

Ce jaloux à la fin le pourra quereller ;

Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,

Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.

TIRCIS.[88]

J’y donne une raison de ton sort inhumain.

Allons je le veux voir présenter de ta main

À ce charmant objet dont ton âme est blessée[89].

ÉRASTE, lui rendant son sonnet.[90]

Une autre fois, Tircis, quelque affaire pressée

Fait que je ne saurais pour l’heure m’en charger :

Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

TIRCIS seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô dieux, quel personnage !

Quel ami j’avais fait de ce plaisant visage !

Une mine froncée, un regard de travers,

C’est le remerciement que j’aurai de mes vers.

Je manque, à son avis, d’assurance, ou d’adresse,

Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,

Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté

L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.

Je pense l’entrevoir par cette jalousie :

Oui, mon âme de joie en est toute saisie.

Hélas ! et le moyen de lui pouvoir parler

Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller[91] ?

Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue[92] !

Toutefois tout va bien, la voilà descendue.

Ses regards pleins de feux s’entendent avec moi ;

Que dis-je ! en s’avançant elle m’appelle à soi.

 

 

Scène VIII

 

MÉLITE, TIRCIS

 

MÉLITE.

Hé bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?

TIRCIS.

Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie :

À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots

Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,

S’est échappé de moi.

MÉLITE.

Sans doute il m’aura vue,

Et c’est de là que vient cette fuite imprévue[93].

TIRCIS.

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?

TIRCIS.

J’aimerais beaucoup mieux savoir ce qui se passe,

Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.

MÉLITE.

Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudrait.

Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;

Il ne saurait souffrir qu’autre que lui m’approche.

Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !

Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

TIRCIS.

Et de tous mes soucis, c’est là le plus léger.

Toute une légion de rivaux de sa sorte

Ne divertirait pas l’amour que je vous porte,

Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

TIRCIS.

Et vous ?

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose[94],

Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.

TIRCIS.

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,

Il faudrait que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,

Et quitter ces discours de volontés sujettes,

Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes :

Vous-même consultez un moment vos appas[95] ;

Songez à leurs effets, et ne présumez pas

Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême,

Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.

Un si digne sujet ne reçoit point de loi,

De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.

MÉLITE.

Ton mérite plus fort que ta raison flatteuse,

Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.

Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant

Je voudrais tout remettre à son commandement[96] :

Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,

Sans te rien témoigner que par obéissance,

Tircis, ce serait trop ; tes rares qualités

Dispensent mon devoir de ces formalités.

TIRCIS.

Que d’amour et de joie un tel aveu me donne[97] !

MÉLITE.

C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;

Mais par-là tu peux voir que mon affection

Prend confiance entière en ta discrétion.

TIRCIS.

Vous la verrez toujours dans un respect sincère

Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,

N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;

Et si vous en voulez un serment par écrit,

Ce sonnet, que pour vous vient de tracer ma flamme,

Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.

MÉLITE.

Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui

Mélite veut te croire autant et plus que lui.

Je le prends toutefois comme un précieux gage

Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.

Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

TIRCIS.

Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PHILANDRE

 

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible[98]

D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.

Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,

Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,

Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses[99] ;

Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.

Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer

Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.

Souvenirs importuns d’une amante laissée,

Qui venez malgré moi remettre en ma pensée

Un portrait que j’en veux tellement effacer

Que le sommeil ait peine à me le retracer,

Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie ;

Et retournant trouver celle qui vous envoie,

Dites-lui de ma part, pour la dernière fois,

Qu’elle est en liberté de faire un autre choix,

Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,

Ou que, s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,

Je souhaite en faveur de ce reste de foi,

Qu’elle puisse gagner au change autant que moi[100].

Dites-lui que Mélite ainsi qu’une déesse,

Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,

Dispose de nos cœurs force nos volontés,

Et que par son pouvoir nos destins surmontés

Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;

Enfin que tous mes vœux...

 

 

Scène II

 

TIRCIS, PHILANDRE

 

TIRCIS.

Philandre !

PHILANDRE.

Qui m’appelle ?

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté

Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.

PHILANDRE.

Tu me fais trop d’honneur par cette confidence[101].

TIRCIS.

J’userais envers toi d’une sotte prudence,

Si je faisais dessein de te dissimuler

Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauraient te celer.

PHILANDRE.

En effet, si l’on peut te juger au visage,

Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,

Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend[102],

Que je n’en puis trouver de sujet assez grand ;

Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.

TIRCIS.

Que fera le sujet si les signes t’étonnent ?

Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;

C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.

PHILANDRE.

Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

TIRCIS.

Possesseur autant vaut...

PHILANDRE.

De quoi ?

TIRCIS.

D’une maîtresse,

Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant[103]

De son seul entretien peut ravir un amant ;

En un mot de Mélite.

PHILANDRE.

Il est vrai qu’elle est belle :

Tu n’as pas mal choisi ; mais...

TIRCIS.

Quoi, mais ?

PHILANDRE.

T’aime-t-elle ?

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute.

PHILANDRE.

Et de cœur ?

TIRCIS.

Et de cœur,

Je t’en réponds.

PHILANDRE.

Souvent un visage moqueur

N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite[104].

PHILANDRE.

Écoute : j’en ai vu de toutes les façons ;

J’en ai vu qui semblaient n’être que des glaçons,

Dont le feu retenu par une adroite feinte[105]

S’allumait d’autant plus qu’il souffrait de contrainte ;

J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas

Des preuves d’un amour qui ne les touchait pas,

Prenaient du passe-temps d’une folle jeunesse

Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,

Et pratiquaient sous main d’autres affections :

Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions

Fussent d’intelligence avec tout le visage[106].

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :

De sa possession je me tiens aussi sûr

Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la fin n’est déçue,[107]

Ces deux amours auront une pareille issue ?

TIRCIS.

Si cela n’arrivait je me tromperais fort.

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir, j’en veux être d’accord.

Cependant apprends-moi comment elle te traite,

Et qui te fait juger son ardeur si parfaite[108].

TIRCIS.

Une parfaite ardeur a trop de truchements

Par qui se faire entendre aux esprits des amants ;

Un coup d’œil, un soupir...

PHILANDRE.

Ces faveurs ridicules

Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.

N’as-tu rien que cela ?

TIRCIS.

Sa parole, et sa foi.

PHILANDRE.

Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi

Les petites douceurs, les aimables tendresses[109]

Qu’elle se plait à joindre à de telles promesses.

Quelques lettres du moins te daignent confirmer

Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?

TIRCIS.

Recherche qui voudra ces menus badinages,

Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;

Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

PHILANDRE.

Je connais donc quelqu’un plus avancé que toi.

TIRCIS.

J’entends qui tu veux dire ; et, pour ne te rien feindre,

Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.

Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux...

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

TIRCIS.

Je ne connais que lui qui soupire pour elle.

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :

Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,

Un rival inconnu possède ses amours ;

Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,

Par lettres, chaque jour, lui fait don de son âme.

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

PHILANDRE.

Je te veux par pitié tirer de cette erreur.

Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;

Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

« Je commence à m’estimer quelque chose puisque je vous plais, et mon miroir m’offense tous les jours ne me représentant pas assez belle comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur[110], ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le Ciel lui a refusées. »

PHILANDRE.

Maintenant qu’en dis-tu ? n’est-ce pas t’affronter ?

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.

PHILANDRE.

La raison ?

TIRCIS.

Le porteur a su combien je t’aime,

Et par galanterie il t’a pris pour moi-même[111],

Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,

Et pour ton intérêt aimer à te méprendre[112].

TIRCIS.

On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,

Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

PHILANDRE.

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu[113].

Et puisqu’il est pour toi...

TIRCIS.

Que ta longueur me tue !

Dépêche.

PHILANDRE.

Le voilà que je te restitue.

Autre lettre supposée de Mélite à Philandre.

« Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts, et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances. »

PHILANDRE.

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi

Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi[114] ?

TIRCIS.

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée

Sert à ton changement d’un sujet de risée ?

C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer[115]

D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?

C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes

Un amour qui pour moi devait être sans bornes ?

Suis-moi tout de ce pas ; que, l’épée à la main,

Un si cruel affront se répare soudain :

Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

PHILANDRE.

Si, pour te voir trompé, tu te déplais au monde,

Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;

Quant à moi, ton trépas me coûterait trop cher[116].

TIRCIS.

Quoi ! lu crains le duel ?

PHILANDRE.

Non ; mais j’en crains la suite,

Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite ;

Et du plus beau succès le dangereux éclat

Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage

Sont de tes lâchetés le digne témoignage.

Viens, ou dis que ton sang n’oserait s’exposer.

PHILANDRE.

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.

Mais, puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,

J’en prendrai, dès ce soir, le congé de Mélite.

Adieu.

 

 

Scène III

 

TIRCIS

 

Tu fuis, perfide, et ta légèreté

T’ayant fait criminel, te met en sûreté !

Reviens, reviens défendre une place usurpée :

Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.

Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,

A fait choix d’un amant qui valait mieux que moi :

Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme

Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme

Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?

Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir[117] ?

Ô lettres, ô faveurs indignement placées,

À ma discrétion honteusement laissées !

Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !

Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus[118] ;

Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;

Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,

Son amant un parjure, et moi sans jugement,

De n’avoir rien prévu de son déguisement[119] :

Mais il le fallait bien que cette âme infidèle[120],

Changeant d’affection, prit un traître comme elle ;

Et que le digne amant qu’elle a su rechercher

À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.

Cependant j’en croyais cette fausse apparence

Dont elle repaissait ma frivole espérance[121] ;

J’en croyais ses regards, qui, tout remplis d’amour[122].

Étaient de la partie en un si lâche tour.

Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,

Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?

Non, non, il n’en est rien, une telle beauté

Ne fut jamais sujette à la déloyauté.

Faibles et seuls témoins du malheur qui me touche,

Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.

Mélite me chérit, elle me l’a juré ;

Son oracle reçu, je m’en tins assuré,

Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?

Caractères trompeurs vous me contez des fables,

Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains[123] :

Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.

À ce doux souvenir ma flamme se rallume :

Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :

L’une et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;

Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.

Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère[124] !

Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère ;

La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air,

Et ces traits de sa plume osent encor parler,

Et laissent en mes mains une honteuse image,

Où son cœur, peint au vif, remplit le mien de rage.

Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés

D’un excès de douleur se trouvent accablés ;

Un si cruel tourment me gêne, et me déchire,

Que je ne puis plus vivre, avec un tel martyre[125] :

Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins[126]

Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,

Que mon trépas secret empêche l’infidèle

D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.

 

 

Scène IV

 

CLORIS, TIRCIS

 

CLORIS.

Mon frère en ma faveur retourne sur tes pas.

Dis-moi la vérité ; tu ne me cherchais pas ?

Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connaître ?

Ô dieux ! en quel état, te vois-je ici paraître ?

Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards

S’élancent incertains presque de toutes parts !

Tu manques à-la-fois de couleur et d’haleine[127] !

Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !

Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,

Avant que d’assouvir l’inexorable envie

De mon sort rigoureux qui demande ma vie,

Je vais t’assassiner d’un fatal entretien,

Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.

En nos chastes amours, de tous deux on se moque[128] ;

Philandre... Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.

Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler[129] :

Lis, et, si tu le peux, tâche à te consoler.

CLORIS.

Ne m’échappe donc pas.

TIRCIS.

Ma sœur, je te supplie...

CLORIS.

Quoi ? que je t’abandonne à ta mélancolie ?

Voyons auparavant ce qui te fait mourir[130],

Et nous aviserons à te laisser courir.

TIRCIS.

Hélas ! quelle injustice !

CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données.

Est-ce là tout, fantasque ?

Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,

Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?

Apprends qu’il te faut être en amour plus rusé ;

Apprends que les discours des filles bien sensées[131]

Découvrent rarement le fond de leurs pensées,

Et que, les yeux aidant à ce déguisement,

Notre sexe a le don de tromper finement.

Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,

Que Mélite n’est pas une pièce si rare,

Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir ;

Assez d’autres objets y sauront te ravir[132].

Ne t’inquiète point pour une écervelée

Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,

Et rend à plaindre ceux qui, flattant ses beautés,

Ont assez de malheur pour en être écoutés.

Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte,

Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son compte.

Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours,

Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours ;

Et peut-être déjà (tant elle aime le change)

Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.

Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits ;

Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais.

Les infidélités sont ses jeux ordinaires ;

Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,

Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien

Que le sujet pour quoi tu lui voulais du bien.

TIRCIS.

Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures[133] ?

Que ce soient vérités, que ce soient impostures,

Tu redoubles mes maux au lieu de les guérir.

Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.

 

 

Scène V

 

CLORIS

 

Mon frère... Il s’est sauvé, son désespoir l’emporte :

Me préserve le ciel d’en user de la sorte !

Un volage me quitte, et je le quitte aussi ;

Je l’obligerais trop de m’en mettre en souci.

Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent

Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent :

Il n’est lors que la joie ; elle nous venge mieux ;

Et, la fit-on à faux éclater par les yeux,

C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance[134]

Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.

Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;

S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.

Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;

Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose ;

Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement

M’avait fait bonne part de son aveuglement.

On enchérit pourtant sur ma faute passée ;

Dans la même folie une autre embarrassée

Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,

Pour se donner l’honneur de faillir après moi.

Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde[135]

Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde !

À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,

La pauvre fille a cru qu’il valait bien l’aimer,

Et, sur cette croyance, elle en a pris envie ;

Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !

Si Mélite a failli me l’ayant débauché,

Dieux, par là seulement punissez son péché !

Elle verra bientôt que sa digne conquête[136]

N’est pas une aventure à me rompre la tête :

Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.

Ah ! si mon fou de frère en pouvait faire autant,

Que j’en aurais de joie, et que j’en ferais gloire !

Si je puis le rejoindre, et qu’il me veuille croire,

Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret

Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.

Je me veux toutefois en venger par malice,

Me divertir une heure à m’en faire justice ;

Ces lettres fourniront assez d’occasion

D’un peu de défiance et de division.

Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière

À les jouer tous deux d’une belle manière.

En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.

 

 

Scène VI

PHILANDRE, CLORIS

CLORIS.

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce ; une affaire importune

M’empêche de jouir de ma bonne fortune ;

Et son empressement qui porte ailleurs mes pas

Me remplissait l’esprit jusqu’à ne te voir pas.

CLORIS.

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime ;

Je ne pense qu’à toi, j’en parlais en moi-même.

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

CLORIS.

Il t’ennuie avec moi ;

Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,

Je ne m’alarme point. N’était ce qui te presse,

Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,

Et je t’aurais fait voir quelques vers de Tircis

Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.

Je viens de les surprendre, et j’y pourrais encore

Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;

Mais tu n’as pas le temps; toutefois si tu veux

Perdre un demi-quart d’heure à les lire nous deux...

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;

Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure

S’osera dispenser.

CLORIS.

Aussi tu me promets,

Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;

Autrement, ne crois pas...

PHILANDRE, reconnaissant les lettres.

Cela s’en va sans dire ;

Donne, donne-les-moi, tu ne les saurais lire ;

Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

CLORIS, les resserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;

Quelques hautes faveurs que ton mérite obtienne,

Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne ;

Je les garderai mieux, tu peux en assurer

La belle qui pour toi daigné se parjurer.

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;

Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère ;

Tout exprès je le cherche ; et son sang, ou le mien...

CLORIS.

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savais rien !

Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre,

Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre ;

Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,

Quand tu l’aurais tué, pourrait n’en pas mourir.

PHILANDRE.

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.

Adieu. J’en perds le temps à parler davantage.

Tremble.

CLORIS.

J’en ai grand lieu, connaissant ta vertu ;

Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MÉLITE,  LA NOURRICE

 

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète

M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

MÉLITE.

Ton importunité n’est pas à supporter[137].

Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

LA NOURRICE.

Les visites d’Éraste un peu moins assidues

Témoignent quelque ennui de ses peines perdues ;

Et ce qu’on voit par-là de refroidissement

Ne fait que trop juger son mécontentement.

Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère.

Mais je pourrais enfin en croire ma colère,

Et pour punition te priver des avis

Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

MÉLITE.

C’est à moi de trembler après cette menace,

Et toute autre du moins tremblerait à ma place.

LA NOURRICE.

Ne raillons point. Le fruit qui t’en est demeuré

(Je parle sans reproche, et tout considéré)

Vaut bien... Mais revenons à notre humeur chagrine ;

Apprends-moi ce que c’est.

MÉLITE.

Veux-tu que je devine ?

Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,

Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

LA NOURRICE.

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie

D’une chose deux ans ardemment poursuivie ;

D’assurance un mépris l’oblige à se piquer,

Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.

Une fille qui voit, et que voit la jeunesse,

Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;

Le dédain lui messied, ou, quand elle s’en sert,

Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.

Une heure de froideur, à propos ménagée,

Peut rembraser une âme à demi dégagée[138],

Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris

D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.

Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,

Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,

Et, sans embarrasser son cœur de leurs amours,

Leur faire bonne mine, et souffrir leur discours ;

Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,

Et paraissent ensemble entrer en concurrence[139] ;

Que tout l’extérieur de son visage égal[140]

Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;

Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,

Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;

Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,

Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri ;

Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,

À qui paiera le mieux le bien qu’elle possède :

Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,

Ton Éraste avec toi vivrait d’autre façon.

MÉLITE.

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage ;

Il croit que mes regards soient son propre héritage,

Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui

Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

LA NOURRICE.

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie

Promptement le motif de cette maladie.

MÉLITE.

Si tu m’avais, nourrice, entendue à demi,

Tu saurais que Tircis[141]...

LA NOURRICE.

Quoi ! son meilleur ami !

N’a ce pas été lui qui te l’a fait connaître ?

MÉLITE.

Il voudrait que le jour en fût encore à naître ;

Et si d’auprès de moi je l’avais écarté[142],

Tu verrais tout-à-1’heure Éraste à mon côté.

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;

Mais, puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,

Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;

Un semblable pigeon ne se peut rattraper :

Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

LA NOURRICE.

Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.

MÉLITE.

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite[143].

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

LA NOURRICE.

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

MÉLITE.

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable.

Un homme dont les biens font toutes les vertus

Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

MÉLITE.

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?

Étant riche, on méprise assez communément

Des belles qualités le solide ornement ;

Et d’un luxe honteux la richesse suivie

Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

LA NOURRICE.

Enfin je reconnais...

MÉLITE.

Qu’avec tout ce grand bien[144]

Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

LA NOURRICE.

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête

T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête ;

Si ta mère le sait...

MÉLITE.

Laisse-moi ces soucis,

Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis[145].

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle.

Rentre, sans t’informer de ce qu’elle prétend ;

Un meilleur entretien avec elle m’attend.

 

 

Scène II

 

CLORIS, MÉLITE

 

CLORIS.

Je chéris tellement celles de votre sorte,

Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,

Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir[146],

Ni même en rien savoir sans les en avertir.

Ainsi donc au hasard d’être la mal venue,

Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,

Je viens vous faire voir, que votre affection

N’a pas été fort juste en son élection.

MÉLITE.

Vous pourriez sous couleur de rendre un bon office,

Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;

Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix[147] :

Je renonce à choisir une seconde fois ;

Et mon affection ne s’est point arrêtée,

Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

CLORIS.

Vous me pardonnerez j’en ai de bons témoins,

C’est l’homme qui de tous la mérite le moins.

MÉLITE.

Si je n’avais de lui qu’une faible assurance,

Vous me feriez entrer en quelque défiance,

Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer[148],

Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.

CLORIS.

Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime

Plus que je ne faisais auparavant son crime.

Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,

Et vous pouvez juger si je le puis haïr[149],

Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage

Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,

C’est assez mal user de cette autorité.

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?

C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.

MÉLITE.

Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons[150] ?

CLORIS.

Quand il n’en aurait point de plus justes raisons,

La parole donnée, il faut que l’on la tienne.

MÉLITE.

Cela fait contre vous, il m’a donné la sienne.

CLORIS.

Oui, mais ayant déjà reçu mon amitié,

Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié[151],

Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?

MÉLITE.

De grâce excusez-moi, je vous prends pour une autre,

Et c’était à Cloris que je croyais parler.

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

MÉLITE.

Donc, pour mieux me railler[152],

La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

CLORIS.

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale

Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez

Que je ne sais que trop, ce que vous me cachez.

Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;

Mais, sortant d’avec vous, il me conte lui-même

Jusqu’aux moindres discours dont votre passion

Tâche de suborner son inclination.

MÉLITE.

Moi suborner Philandre ! Ah ! que m’osez-vous dire !

CLORIS.

La pure vérité.

MÉLITE.

Vraiment, en voulant rire,

Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.

Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture[153]

Tenez, voyez, lisez.

MÉLITE.

Ah, dieux ! quelle imposture !

Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

CLORIS.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,

Que vous persisteriez dans la méconnaissance :

Je les vous laisse. Adieu.

MÉLITE.

Tout beau, mon innocence

Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur[154],

Pour faire retomber l’affront sur son auteur.

CLORIS.

Vous pensez me duper, et perdez votre peine.

Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?

À quoi bon démentir ? à quoi bon dénier ?...

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier ;

Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre...

CLORIS.

Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;

C’est le brave Lisis, qui semble sur le front[155]

Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.

 

 

Scène III

 

LISIS, MÉLITE, CLORIS

 

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle [156]

Du malheur où nous plonge un esprit infidèle,

Quittez son entretien, et venez avec moi

Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

MÉLITE.

Quoi, son frère au cercueil !

LISIS.

Oui. Tircis plein de rage

De voir que votre change indignement l’outrage,

Maudissant mille fois le détestable jour

Que votre bon accueil lui donna de l’amour,

Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme[157] ;

Et mes yeux désolés...

MÉLITE.

Je n’en puis plus ; je pâme.

CLORIS.

Au secours ! au secours !

 

 

Scène IV

 

CLITON, LA NOURRICE, MÉLITE, LISIS, CLORIS

 

CLITON.

D’où provient cette voix ?

LA NOURRICE.

Qu’avez-vous, mes enfants ?

CLORIS.

Mélite, que tu vois...

LA NOURRICE.

Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface ;

Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.

LISIS, à Cliton.

Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.

CLITON.

Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter.

CLORIS.

Aidez mes faibles pas, les forces me défaillent,

Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent.

 

 

Scène V

 

ÉRASTE

 

À la fin je triomphe, et les destins amis

M’ont donné le succès que je m’étais promis

Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse

Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;

Et, comme si c’était trop peu pour me venger,

Philandre et sa Cloris, courent même danger.

Mais à quelle raison leurs âmes désunies

Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?

Que m’ont-ils fait tous deux, pour troubler leurs accords ?

Fuyez de ma pensée, inutiles remords[158] ;

La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.

Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère ;

Et Philandre si prompt à l’infidélité,

N’a que la peine due à sa crédulité[159].

Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite[160] ?

 

 

Scène VI

 

ÉRASTE, CLITON

 

CLITON.

Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,

Dont je fus à regret, le damnable instrument,

A couché de douleur Tircis au monument.

ÉRASTE.

Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;

Le seul qui me rendait son courage de glace,

D’un favorable coup, la mort me l’a ravi.

CLITON.

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.

ÉRASTE.

Mélite l’a suivi ! que dis-tu misérable ?

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai ; le moment déplorable[161]

Qu’elle a su son trépas, a terminé ses jours.

ÉRASTE.

Ah ciel ! s’il est ainsi...

CLITON.

Laissez là ces discours,

Et vantez-vous plutôt que par votre imposture

Ces malheureux amants trouvent la sépulture[162],

Et que votre artifice a mis dans le tombeau

Ce que le monde avait de parfait et de beau.

ÉRASTE.

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes[163]

Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?

Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?

Achève tout d’un coup ; dis que maîtresse, ami[164]

Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme

Sut jamais allumer une pudique flamme,

Tout ce que l’amitié me rendit précieux,

Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux[165] ;

Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes

Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;

Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,

Falsifié, trahi, séduit, assassiné ;

Tu n’en diras encor que la moindre partie[166].

Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !

Je ne l’avais pas su, Parques, jusqu’à ce jour

Que vous relevassiez de l’empire d’amour ;

J’ignorais qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,

Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.

Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui[167]

Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !

Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares

Tranchent, comme il lui plaît, les destins les plus rares !

Mais je m’en prends à vous, moi, qui suis l’imposteur !

Moi, qui suis de leurs maux le détestable auteur !

Hélas ! et fallait-il que ma supercherie

Tournât si lâchement tant d’amour en furie !

Inutiles regrets, repentirs superflus,

Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus !

Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :

Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre :

Il faut que de mon sang je lui fasse raison,

Et de ma jalousie, et de ma trahison,

Et que de ma main propre une âme si fidèle [168]

Reçoive.... Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?

Quel murmure confus ? et qu’entends-je hurler ?

Que de pointes de feu se perdent parmi l’air ?

Les dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;

Leur foudre décoché vient de fendre la terre,

Et, pour leur obéir son sein me recevant

M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.

Je vous entends, grands dieux ; c’est là-bas que leurs âmes

Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;

C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :

La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,

Et jusqu’au bord du Styx me fait libre passage.

Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.

Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux dieux,

Et dont les neuf remplis ceignent ces tristes lieux,

N’entre point en courroux contre mon insolence[169],

Si j’ose avec mes cris violer ton silence :

Je ne te veux qu’un mot. Tircis est-il passé ?

Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !

Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,

Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.

Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,

Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,

À qui Caron cent ans refuse sa nacelle,

Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?

Parlez, et je promets d’employer mon crédit

À vous faciliter ce passage interdit.

CLITON.

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison, troublée

Par l’effort des douleurs dont elle est accablée,

Figure à votre vue...

ÉRASTE.

Ah ! te voilà, Caron !

Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron

Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage[170] :

Reconnaissez Cliton.

ÉRASTE.

Dépêche, vieux nocher,

Avant que ces esprits nous puissent approcher,

Ton bateau de leur poids fondrait dans les abîmes ;

Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes[171].

Quoi ! tu veux le sauver à l’autre bord sans moi ?

Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.

Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte derrière le théâtre.

 

 

Scène VII

 

PHILANDRE

 

Présomptueux rival, dont l’absence importune[172]

Retarde le succès de ma bonne fortune,

As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur

Que te prêtait tantôt l’effort de ta douleur ?

Que devient à présent cette bouillante envie

De punir ta volage aux dépens de ma vie ?

Il ne tient plus qu’à toi que tu ne sois content ;

Ton ennemi t’appelle, et ton rival t’attend.

Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite

Se rit impunément de ma vaine poursuite.

Crois-tu laissant mon bien dans les mains de ta sœur,

En demeurer toujours l’injuste possesseur ;

Ou que ma patience à la fin échappée

(Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),

Oubliant le respect du sexe, et tout devoir,

Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

 

 

Scène VIII

 

ÉRASTE, PHILANDRE

 

ÉRASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !

Mégères, c’est à vous une indiscrète audace,

Ai-je, avec même front que cet ambitieux[173],

Attenté sur le lit du monarque des cieux ?

Vous travaillez en vain, barbares Euménides[174] ;

Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.

Quoi ! me presser encor ? sus, de pieds et de mains

Essayons d’écarter ces monstres inhumains.

À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines !

Écrasons leurs serpents ! chargeons-les de vos chaînes !

Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.

PHILANDRE.

Il semble à ces discours qu’il ait perdu le sens.

Éraste, cher ami, quelle mélancolie

Te met dans le cerveau cet excès de folie ?

ÉRASTE.

Équitable Minos, grand juge des enfers,

Voyez qu’injustement on m’apprête des fers !

Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,

Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.

Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,

Que Mélite après lui redouble ce malheur,

Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;

Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;

Lui seul en est la cause, et son esprit léger

Qui trop facilement résolut de changer ;

Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites[175],

La main que vous voyez les a toutes écrites.

PHILANDRE.

Je te laisse impuni, traître ; de tels remords[176]

Te donnent des tourments pires que mille morts :

Je t’obligerais trop de t’arracher la vie ;

Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie

Par les folles horreurs de cette illusion.

Ah ! grands dieux ! que je suis plein de confusion !

 

 

Scène IX

 

ÉRASTE

 

Tu t’enfuis donc, barbare ! et me laissant en proie

À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie.

Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,

Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton.

Vous me connaissez mal ; dans le corps d’un perfide

Je porte le courage et les forces d’Alcide

Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,

Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.

Une seconde fois le triple chien Cerbère

Vomira l’aconit en voyant la lumière.

J’irai du fond d’enfer dégager les Titans ;

Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,

Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,

J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine.

 

 

Scène X

 

LISIS, CLORIS

 

LISIS.

N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort[177] ;

Mais ayant su de lui son déplorable sort

Je voulais éprouver par cette triste feinte

Si celle qu’il adore, aucunement atteinte[178],

Deviendrait plus sensible aux traits de la pitié

Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.

Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse,

Afin que nous puissions découvrir cette ruse,

Et que Tircis en soit de tout point éclairci,

Sois sûre que dans peu je te le rends ici.

Ma parole sera d’un prompt effet suivie :

Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;

C’est assez que je passe une fois pour trompeur.

CLORIS.

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?

Le cœur me le disait. Je sentais que mes larmes

Refusaient de couler pour de fausses alarmes,

Dont les plus furieux et plus rudes assauts

Avaient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux[179] ;

Et je n’étudiai cette douleur menteuse

Qu’à cause qu’en effet j’étais un peu honteuse[180]

Qu’un autre en témoignât plus de ressentiment.

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement[181]

Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,

Jusques au désespoir fort rarement se pique :

Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,

Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse

D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse[182] ;

Autrement je saurais t’apprendre à discourir.

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLITON, LA NOURRICE

 

CLITON.

Je ne t’ai rien celé, tu sais toute l’affaire.

LA NOURRICE.

Tu m’en as bien conté, mais se pourrait-il faire

Qu’Éraste eût des remords si vifs, et si pressants

Que de violenter sa raison, et ses sens ?

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,

Se figurer Caron des traits de mon visage,

Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,

Me payer à bons coups des droits de son denier ?

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

CLITON.

Mais funeste à ma tête,

Sur qui se déchargeait une telle tempête,

Que je tiens maintenant à miracle évident

Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.

LA NOURRICE.

C’était mal reconnaître un si rare service.

ÉRASTE, derrière le théâtre.[183]

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

CLITON.

Adieu, nourrice.

Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;

Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrais passer pour Proserpine[184],

Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

CLITON.

Contente, à tes périls, ton curieux désir[185].

LA NOURRICE.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.

 

 

Scène II

 

ÉRASTE, LA NOURRICE

 

ÉRASTE, l’épée au poing.

En vain je les rappelle, en vain pour se défendre

La honte et le devoir leur parlent de m’attendre ;

Ces lâches escadrons de fantômes affreux

Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,

Et, se fiant à peine à la nuit qui les couvre,

Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.

Ma voix met tout en fuite, et, dans ce vaste effroi[186],

La peur saisit si bien les ombres et leur roi,

Que se précipitant à de promptes retraites,

Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.

Le bouillant Phlégéton parmi ses flots pierreux,

Pour les favoriser ne roule plus de feux ;

Tisiphone tremblante, Alecton, et Mégère,

Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière[187] ;

Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux,

Et, dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,

Caron les bras croisés dans sa barque s’étonne

De ce qu’après Éraste il n’a passé personne.

Trop heureux accident, s’il avait prévenu

Le déplorable coup du malheur advenu !

Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte

Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,

Et si ce que le ciel me donne ici d’accès

Eût de ma trahison devancé le succès !

Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !

N’était-ce pas assez pour me réduire en poudre

Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?

Injustes ! deviez-vous en attendre l’effet ?

Ah, Mélite ! ah, Tircis ! leur cruelle justice

Aux dépens de vos jours me choisit un supplice[188].

Ils doutaient que l’enfer eût de quoi me punir

Sans le triste secours de ce dur souvenir[189].

Tout, ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes,

Ne sont auprès de lui que de légères peines ;

On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.

Souvenir rigoureux ! trêve, trêve un moment[190] ;

Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres

Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !

Use après, si tu veux de toute ta rigueur ;

Et si pour m’achever tu manques de vigueur,

Il met la main sur son épée.

Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,

Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.

Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici

L’ennemi de votre heur qui vous cherchait ici ;

C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie

Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :

Ainsi le veut le sort ; et tout exprès, les dieux

L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie

Règne si puissamment sur votre fantaisie ?

L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;

Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.

LA NOURRICE.

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,

Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.

ÉRASTE.

Ils ont de vérité je ne sais quoi de plat ;

Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage

Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :

Je ne reconnais plus aucun de vos attraits ;

Jadis votre nourrice avait ainsi les traits,

Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,

Le poil ainsi grison. Ô dieux ! c’est elle-même.

Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi[191] ?

Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte,

Que, la voyant si pâle il la crut être morte,

Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.

Au reste, elle est vivante ; et peut-être aujourd’hui

Tircis, de qui la mort n’était qu’imaginaire,

De sa fidélité recevra le salaire.

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;

En vain pour les trouver je rends tant de combats.

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages

Qui séduisent vos sens par de fausses images ;

Cet enfer, ces combats, ne sont qu’illusions[192].

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point de fausses visions ;

Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,

Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s’enfuyait devant vous,

Craignant votre fureur et le poids de vos coups.

Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place ;

Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?

Le logis de Mélite et celui de Cliton

Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?

Quoi ! n’y remarquez-vous aucune différence ?

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence[193],

Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré

Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :

Ma guérison dépend de parler à Mélite.

LA NOURRICE.

Différez pour le mieux un peu cette visite,

Tant que maître absolu de votre jugement,

Vous soyez en état de faire un compliment.

Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;

Donnez-vous le loisir de changer de visage ;

Un moment de repos que vous prendrez chez vous[194]...

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux ;

Et ma faible raison, de guide dépourvue,

Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons ; je ne veux pas

Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

 

 

Scène III

 

CLORIS, PHILANDRE

 

CLORIS.

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;

Me rapaiser jamais passe ton industrie.

Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;

Tes protestations ne font que m’offenser :

Savante, à mes dépens, de leur peu de durée,

Je ne veux point en gage une foi parjurée,

Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler[195],

Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.

PHILANDRE.

Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire

L’indigne souvenir d’une action si noire ;

Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,

Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.

Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme[196]...

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,

Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé

Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l’amitié passée

Le rang que je tenais dedans votre pensée.

Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,

Par ces feux qui volaient de vos yeux dans les miens[197],

Par ce que votre foi me permettait d’attendre...

CLORIS.

C’est où dorénavant tu ne dois plus prétendre.

Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien

Qu’un visage commun, et fait comme le mien,

N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte

Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.

Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;

Mais elle ne pourrait qu’à peine t’arrêter :

Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale ;

C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;

Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs.

Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;

Une autre affection vous rend pour moi de glace.

CLORIS.

Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé[198] ;

Mais je te changerai pour le premier trouvé.

PHILANDRE.

C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.

Adieu. Je ne veux plus avoir d’autre espérance,

Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir

De tant de cruautés le juste repentir.

CLORIS.

Adieu. Mélite et moi, nous aurons de quoi rire

De tous les beaux discours que tu me viens de dire.

Que lui veux-tu mander ?

PHILANDRE.

Va, dis-lui de ma part

Qu’elle, ton frère, et toi reconnaîtrez trop tard

Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte[199].

CLORIS.

Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte ;

Tu nous ferais trembler plus d’un quart d’heure ou deux.

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux.

Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?

Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?

PHILANDRE.

Il suffit.

Je sais comme on se venge.

CLORIS.

Et moi, comme on s’en rit.

 

 

Scène IV

 

TIRCIS, MÉLITE

 

TIRCIS.

Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,

Comble notre espérance, et dissipe nos craintes,

Que nos contentements ne sont plus traversés

Que par le souvenir de nos malheurs passés[200],

Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses[201]

Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses ;

Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,

Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.

Adorables regards, fidèles interprètes

Par qui nous expliquions nos passions secrètes,

Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois

M’avez si bien appris ce que n’osait la voix,

Nous n’avons plus besoin de votre confidence ;

L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,

Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur

Lui faisaient mendier la crainte et la pudeur.

Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème !

La bouche est impuissante où l’amour est extrême ;

Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;

Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.

Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage ;

Et, quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.

Mais tu ne me dis mot, ma vie, et quels soucis

T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

TIRCIS.

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent

Cet amour qui paraît et brille dans tes yeux,

Je n’ai rien désormais à demander aux dieux.

MÉLITE.

Tu t’en peux assurer ; mes yeux, si pleins de flamme,

Suivent l’instruction des mouvements de l’âme ;

On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort

A fait sur tous mes sens un véritable effort[202]

On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,

De revivre avec toi je pris aussi l’envie :

On en a vu l’effet, lorsque à force de pleurs

Mon amour et mes soins aidés de mes douleurs,

Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,

Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée[203],

Si bien qu’à ton retour ta chaste affection

Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.

Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire

Te sut persuader tellement le contraire,

Que, sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,

Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

TIRCIS.

J’en rougis ; mais apprends qu’il n’était pas possible

D’aimer comme j’aimais, et d’être moins sensible ;

Qu’un juste déplaisir ne saurait écouter

La raison qui s’efforce à le violenter ;

Et qu’après des transports de telle promptitude,

Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

MÉLITE.

Tout cela serait peu, n’était que ma bonté[204]

T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,

Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.

TIRCIS.

Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,

Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,

Et qu’on me récompense au lieu de me punir.

J’en aimerai l’auteur de cette perfidie[205] ;

Et si jamais je sais quelle main si hardie...

 

 

Scène V

 

CLORIS, TIRCIS, MÉLITE

 

CLORIS.

Il vous fait fort bon voir mon frère, à cajoler,

Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,

Et que le triste ennui d’une attente incertaine

Touchant votre retour la tient encore en peine.

TIRCIS.

L’amour a fait au sang un peu de trahison,

Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison[206].

Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton compte ?

Et le peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

CLORIS.

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,

Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,

Mêlés de repentirs...

MÉLITE.

Qu’à la fin exorable,

Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

TIRCIS.

Quoi ! tu l’as dédaigné ?

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné[207].

MÉLITE.

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?

CLORIS.

Non pas cela du tout ; mais je suis assez fine :

Pour la première fois, il me dupe qui veut ;

Mais, pour une seconde, il m’attrape qui peut.

MÉLITE.

C’est-à-dire, en un mot[208]...

CLORIS.

Que son humeur volage

Ne me tient pas deux fois en un même passage.

En vain dessous mes lois il revient se ranger.

Il m’est avantageux de l’avoir vu changer

Avant que de l’hymen le joug impitoyable[209],

M’attachant avec lui, me rendît misérable.

Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que, de ma part,

J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.

MÉLITE.

Mais le peu qu’il voulut me rendre de service

Ne lui doit point porter un si grand préjudice[210].

CLORIS.

Après un tel faux bond, un change si soudain,

À volage, volage, et dédain pour dédain.

MÉLITE.

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.

CLORIS.

Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.

MÉLITE.

Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.

CLORIS.

Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise !

CLORIS.

Un peu plus qu’il ne semble.

MÉLITE.

Je vous veux toutefois remettre bien ensemble[211].

CLORIS.

Ne l’entreprenez pas ; possible qu’après tout

Votre dextérité n’en viendrait pas à bout.

 

 

Scène VI[212]

 

TIRCIS, LA NOURRICE, ÉRASTE, MÉLITE, CLORIS

 

TIRCIS.

De grâce mon souci, laissons cette causeuse :

Qu’elle soit, à son choix, facile ou rigoureuse,

L’excès de mon ardeur ne saurait consentir

Que ces frivoles soins te viennent divertir.

Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes[213],

À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes ;

Et ma fidélité, qu’il va récompenser...

LA NOURRICE.

Vous donnera bientôt autre chose à penser.

Votre rival vous cherche, et, la main à l’épée,

Vient demander raison de sa place usurpée.

ÉRASTE, à Mélite.

Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,

À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel

Rend le jour odieux, et fait naître l’envie

De sortir de sa gêne en sortant de la vie[214].

Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;

La mort lui sera douce à l’égal du pardon.

Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite

La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,

Et de qui l’imposture avec de faux écrits

À dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

MÉLITE.

Éclaircis du seul point qui nous tenait en doute,

Que serais-tu d’avis de lui répondre ?

TIRCIS.

Écoute

Quatre mots à quartier.

ÉRASTE.

Que vous avez de tort

De prolonger ma peine en différant ma mort !

De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice[215],

Ou ma main préviendra votre lente justice.

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts

Pour se faire obéir malgré nos vains efforts.

Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,

Avance nos amours au lieu de les détruire :

De son fâcheux succès, dont nous devions périr,

Le sort tire un remède afin de nous guérir.

Donc, pour nous revancher de la faveur reçue,

Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue ;

Obligés désormais de ce que tour à tour

Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,

Et de ce que l’excès de ma douleur sincère[216]

A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,

Que, cette occasion prise comme aux cheveux,

Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;

Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime :

Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,

Regardez acceptant le pardon ou l’oubli,

Par où votre repos sera mieux établi.

ÉRASTE.

Tout confus, et honteux de tant de courtoisie,

Je veux dorénavant chérir ma jalousie ;

Et puisque c’est de là que vos félicités...

LA NOURRICE à Éraste.

Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités ;

Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance

Ils tiennent le passé dans quelque indifférence[217],

N’osant se hasarder à des ressentiments

Qui donneraient du trouble à leurs contentements :

Mais Cloris qui s’en tait vous la gardera bonne,

Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,

Saura bien se venger sur vous, à l’avenir,

D’un amant échappé qu’elle pensait tenir.

ÉRASTE à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce

Celui qui l’en tira pût occuper sa place[218],

Eraste, qu’un pardon purge de son forfait,

Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.

Mélite répondra de ma persévérance :

Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;

Encore avez-vous vu mon amour irrité

Mettre tout en usage en cette extrémité ;

Et c’est avec raison que, ma flamme contrainte

De réduire ses feux dans une amitié sainte,

Mes amoureux désirs, vers elle superflus,

Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

TIRCIS.

Que t’en semble, ma sœur ?

CLORIS.

Mais toi-même, mon frère ?

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

CLORIS.

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi.

Que mon affection voulut prendre la loi.

TIRCIS.

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent[219],

Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent,

Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens,

Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.

Fassent les puissants dieux que par cette alliance

Il ne reste entre nous aucune défiance,

Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,

Nos ans puissent couler avec plus de douceur.

ÉRASTE.

Heureux dans mon malheur c’est dont je les supplie ;

Mais ma félicité ne peut être accomplie

Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis[220]

D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et, pour la récompense,

On me donnera bien le loisir que j’y pense.

TIRCIS.

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour[221]

Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos faibles artifices ;

Je n’ai reçu de lui, ni devoirs, ni services.

MÉLITE.

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,

Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.

Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnaissance

Dont un destin meilleur m’a mise en impuissance ;

Accorde cette grâce à nos justes désirs.

TIRCIS.[222]

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

ÉRASTE.

Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,

Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;

Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant[223],

Laissez-les disposer de votre sentiment.

CLORIS.

En vain en ta faveur chacun me sollicite,

J’en croirai seulement la mère de Mélite ;

Son avis m’ôtera la peur du repentir[224],

Et ton mérite alors m’y fera consentir.

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,

Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

LA NOURRICE. Tous rentrent, et elle demeure seule.

Là, là, n’en riez point ; autrefois en mon temps

D’aussi beaux fils que vous étaient assez contents,

Et croyaient de leur peine avoir trop de salaire

Quand je quittais un peu mon dédain ordinaire.

À leur compte, mes yeux étaient de vrais soleils

Qui répandaient partout des rayons non pareils ;

Je n’avais rien en moi qui ne fût un miracle ;

Un seul mot de ma part leur était un oracle...

Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est ceci ?

Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi[225] !

Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,

On ne se moque point des femmes de ma sorte ;

Et je ferai bien voir à vos feux empressés

Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.

 


[1] Var. Parmi tant de rigueurs n’est-ce pas chose étrange

Que rien n’est assez fort pour me résoudre au change ?

Jamais un pauvre amant ne fut si mal traité,

Et jamais un amant n’eut tant de fermeté :

Mélite a sur mes sens une entière puissance,

Si sa rigueur m’aigrit, ce n’est qu’en son absence,

Et j’ai beau ménager dans un éloignement

Un peu de liberté pour mon ressentiment,

Un seul de ses regards l’étouffe, et le dissipe ;

Un seul de ses regards me séduit et me pipe,

Et d’un tel ascendant maîtrise ma raison*,

Que je chéris mon mal, et fuis ma guérison. (1633-57)

                * Var. Et par un doux charme aveugle ma raison.(1638-57)

[2] Var. N’est rien qu’un vent qui souffle et rallume ma flamme*,

Et reculant toujours ce qu’il semble m’offrir. (1633-57)

* Var. N’est rien qu’un imposteur qui rallume ma flamme. (1938-57)

[3] Var. Ne t’imagine pas que dessus ta parole. (1633-57)

[4] Var. Ses dédains sont cachés, encor que continus*,

Et d’autant plus cruels que moins ils sont connus. (1633)

                * Var. Ses mépris sont cachés, bien que continuels ;

Et moins ils sont connus, et plus ils sont cruels. (1638-54)

[5] Var. Sa hantise me perd, mon mal en devient pire,

Vu que, loin d’obtenir le bonheur où j’aspire,

Parler de mariage à ce cœur de rocher. (1633-57)

 

[6] Var. Arrêtent en un lieu si peu considérable

D’une chaste moitié le choix invariable.

Tu serais incivil, de la voir chaque jour,

Et ne lui tenir pas quelques propos d’amour. (1633-57)

[7] Var. Où de meilleurs partis... (1633-48)

[8] Var. D’avoir à prendre avis d’une sale avarice,

Je ne sache point d’or capable de mes vœux,

Que celui dont nature a paré ses cheveux. (1633-57)

 

[9] Var. C’est là qu’un jeune oiseau doit s’apprendre à parler, (1633-57)

[10] Var. Il faut feindre du mal, demander guérison. (1633-57)

[11] Var. Passe pour des beautés qui soient dans le commun. (1633-57)

[12] Var. Que le souverain bien gît à la posséder.

Le jour qu’elle naquit, Vénus, quoique immortelle, (1633-57)

Les Grâces, au séjour qu’elles faisaient aux cieux,

Préférèrent l’honneur d’accompagner ses yeux ;

Voulut, à tout le moins, loger sur son visage. (1633)

TIRCIS.
Te voilà bien en train ; si je veux t’écouter,

Sur ce même ton-là tu m’en vas bien conter. (1633-57)

[13] Var. tes Grâces aussitôt. (1648-57)

[14] Var. Tel, au bout de ce temps, la souhaite bien loin ;

La beauté n’y sert plus que d’un fantasque soin

A troubler le repos de qui se formalise*,

S’il advient qu’à ses yeux quelqu’un la galantise :

Ce n’est plus lors qu’un aide à faire un favori. (1633-57)

* Var. De qui se scandalise. (1648-57)

[15] Var. S’attacher pour jamais au côté d’une femme !

Quand leur nombre importun accable la maison ! (1633-57)

[16] Var. C’est en vain que l’on fuit, tôt ou tard l’on s’y brûle. (1633-57)

[17] Var. Un jour nous te verrons songer au mariage. (1633-57)

[18] Var. La beauté, les attraits, le port, la bonne mine,

Échauffent bien les draps, mais non pas la cuisine ;

Pour quelques bonnes nuits, a bien de mauvais jours. (1633-57)

[19] Var. C’est assez qu’une femme ait un peu d’entregent ;

La laideur est trop belle étant teinte d’argent. (1633)

[20] Var. Tant de charmants appas, tant de divins attraits, (1633-57)

Que tu seras forcé d’avouer à ta honte

Que si je suis un fou, je le suis à bon compte. (1633)

[21] Var. Au péril de vous faire une histoire importune,

Je viens vous raconter ma mauvaise fortune :

Ce jeune cavalier, autant qu’il m’est ami,

Autant est-il d’amour implacable ennemi ;

Et pour moi qui, depuis que je vous ai servie,

Ne l’ai pas moins prisé qu’une seconde vie,

Jugez si nos esprits, se rapportant si peu,

Pouvaient tomber d’accord, et parler de son feu. (1633-57)

[22] Var. Que les droits de l’amour, bien que pleins d’équité,

Et je l’amène à vous, n’ayant plus que répondre. (1633-57)

[23] Var. Et ne fait de l’amour une meilleure estime. (1633-57)

[24] Var. Ce reproche sans cause, inopiné, m’étonne. (1633-57)

[25] Var. À pervertir son cours pour croître mon supplice. (1633-57)

[26] Var. D’ordinaire, on n’a pas, avec si bon visage,

Ni Pâme ni le cœur en un tel équipage*.

ÉRASTE.

Votre divin aspect suspendant mes douleurs. (1633-57)

* Var. En si triste équipage. (1648-57)

[27] Var. Et vous n’en conservez qu’à faute de vous voir. (1633-57)

[28] Var. Ce qu’amour clans les cœurs peut lui seul imprimer ;

Encor cette légère et faible connaissance. (1633-57)

[29] Var. Mais plutôt son secours fait voir qu’il s’en défie. (1633-54)

[30] Var. Ainsi ma prophétie

Est, à ce que je vois, de tout point réussie.

TIRCIS.

Si tu pouvais produire en elle un même effet. (1633-57)

[31] Var. Mais, outre qu’il m’est doux de m’entendre flatter,

Ma mère, qui m’attend, m’oblige à vous quitter. (1633-57)

[32] Var. De qui seule dépend et mon aise et ma peine. (1633-57)

[33] Var. Mais ta muse, élu moins, s’en lairra suborner,

N’est-il pas vrai, Tircis ? Déjà tu la disposes

À de puissants efforts pour de si belles choses. (1633-57)

[34] Var. Garde aussi que tes feux n’outrepassent la rime. (1633-57)

[35] Var. Si jamais ce penser entre dans mon courage ! (1633-57)

[36] Var. Mais n’importe, sachons...

PHILANDRE.

Ton bel œil, mon vainqueur. (1633-57)

[37] Var. Je recherche par où lu me pourras déplaire. (1633-57)

[38] Var. Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me plaise.

CLORIS.

Et moi, dans mes défauts, encor suis-je bien aise

Qu’ainsi les sens trompés le forcent désormais

À chérir ta Cloris, et ne changer jamais. (1633-57)

[39] Var. De quoi rendre constant l’homme le plus volage.

CLORIS.

Tu m’en vas tant conter de ma perfection,

Qu’à la tin j’en aurai trop de présomption.

PHILANDRE.

S’il est permis d’en prendre à l’égal du mérite,

Tu n’en saurais avoir qui ne soit trop petite.

CLORIS.

Mon mérite est si peu !

PHILANDRE.

Teint beau, mon cher souci,

C’est me désobliger que me parler ainsi*.

Nous devons vivre ensemble avec plus de franchise :

Ce refus obstiné d’une louange acquise

M’accuserait enfin de peu de jugement,

D’avoir tant pris de peine et souffert de tourment

Pour qui ne valait** pas l’offre de mon service.

CLORIS.

À travers tes discours, si remplis d’artifice,

Je découvre le but de ton intention :

C’est que, te défiant de mou affection,

Tu la veux acquérir par une flatterie.

Philandre, ces propos sentent la moquerie :

Une fausse louange est un blâme secret ;

Épargne-moi, de grâce, et songe, plus discret,

Qu’étant belle à les yeux, plus outre, je n’aspire.

PHILANDRE.

Que tu sais dextrement adoucir mon martyre ! (1633-57)

                * Var. Vois que c’est m’offenser que de parler ainsi, (1648)

                ** Var. Pour qui ne voudrait pas (1648)

[40] Var. À peine mon esprit ose croire à mes sens. (1633-57)

[41] Var. On peut voir quelque chose aussi beau comme toi. (1633-57)

[42] Var. Que ceux qu’il a reçus de ton divin portrait. (1633-57)

[43] Var. Et qui, tout aussitôt que tu te fais paraître,

Afin de te mieux voir, se met à la fenêtre. (1648)

[44] Var. Dois-je prendre ceci pour de l’argent comptant ?

Oui, Philandre, et mes yeux l’en vont montrer autant ;

Nos brasiers tout pareils ont mêmes étincelles. (1633-57)

[45] Var. Cependant un baiser, accordé par avance,

 

Soulagerait beaucoup ma pénible souffrance*.

CLORIS.

Prends-le sans demander, poltron ; pour un baiser,

Crois-tu que ta Cloris te voulût refuser ? (1633)

 

Scène dernière

 

TIRCIS.

Il les surprend sur ne baiser.

Voilà traiter l’amour justement bouche à bouche ;

C’est par où vous alliez commencer l’escarmouche ?

Encore n’est-ce pas trop mal passer son temps. (1633-57)

CLORIS.

Pour si peu qu’un baiser. (1648-57)

* Var. Le pourrai-je obtenir ?

[46] Var. Je pense ne pouvoir vous être qu’importun ;

Vous feriez mieux un tiers que d’en accepter un. (1633)

[47] Vers supprimés :

Cette légère amorce, irritant tes désirs,

Fait que l’illusion d’autres meilleurs plaisirs

Vient la nuit chatouiller ton espérance avide,

Mal satisfaite après de tant mâcher à vide. (1633)

[48] Var. Dis-le, je l’en conjure.

[49] Var. Continuez, les jeux que j’ai...

CLORIS.

Tout beau, gausseur :

Ne t’imagine point de contraindre une sœur,

N’importe qui l’éclairé en ses chastes caresses ;

Et pour te faire voir des preuves plus expresses

Qu’elle ne craint en rien* ta langue ni tes yeux,

Philandre, d’un baiser scelle encor tes adieux.

PHILANDRE.

Ainsi vienne bientôt cette heureuse journée

Qui nous donne le reste en faveur d’hyménée.

TIRCIS.

Sa nuit est bien plutôt ce que vous attendez,

* Var. Qu’elle ne craint ici, (1648-57)

Pour vous récompenser du temps que vous perdez. (1633-57)

[50] Var. Je l’avais bien prévu que cette âme infidèle. (1633-57)

[51] Var. Même, dès leur abord, je lus sur son visage. (1633-57)

[52] Vers supprimés :

Mais, hélas ! qui pourrait gauchir sa destinée* ?

Son immuable loi, dans le ciel burinée,

Nous fait si bien courir après notre malheur,

Que j’ai donné moi-même accès à ce voleur.

Je perfide qu’il est me doit sa connaissance ;

* Var. Mais il faut que chacun suive se destinée. (1648-57)

C’est moi qui l’ai conduit et mis en sa puissance ;

C’est moi qui, rengageant à ce froid compliment,

Ai jeté de mes maux le premier fondement. (1633-57)

[53] Var. Presques à tous moments le ramène en lui-même. (1633-57)

[54] Var. Que les moins avisés verraient ses passions. (1633-57)

[55] Var. Cependant, chaque jour au babil attachés. (1633-57)

[56] Var. Sus donc, perds tout respect et tout soin de lui plaire,

Et rends dessus le champ ta vengeance exemplaire :

Non, il vaut mieux s’en rire, et pour dernier effort. (1633-57)

[57] Var. De laisser perdre ainsi. (1648)

[58] Var. Ses chemins par ici s’adressent tous les jours,

Et ses plus grands plaisirs ne sont que vos discours.

MÉLITE.

Et ce n’est pas aussi sans cause qu’il les prise,

Puisque, outre que l’amour comme lui je méprise,

Sa froideur, que redouble un si lourd entretien. (1633-57)

[59] Var. Il ne tardera guère à changer de langage. (1633-57)

[60] Var. Vraiment, c’est bien à vous que j’en dois rendre compte.

ÉRASTE.

Aussi j’ai seulement pour vous un peu de honte

Qu’on murmure partout du trop de privauté. (1633-57)

[61] Var. C’est donc là ce qu’enfin me gardait ta malice ? (1633-57)

[62] Var. Tu me préfères donc un traître qui te flatte !

Inconstante beauté, lâche, perfide, ingrate,

De qui le choix brutal se porte au plus mal fait,

Tu l’estimes à faux, tu verras à l’effet,

Par le peu de rapport que nous avons ensemble,

Qu’un honnête homme et lui n’ont rien qui se ressemble.

Que dis-je, tu verras ? Il vaut autant que mort :

Ma valeur, mon dépit, ma flamme, en sont d’accord.

Il suffit ; les destins, bandés à me déplaire,

Ne l’arracheraient pas à ma juste colère.

Tu démordras, parjure, et ta déloyauté

Maudira mille fois sa fatale beauté.

Si tu peux te résoudre à mourir en brave homme,

Dès demain un cartel l’heure et le lieu te nomme.

Insensé que je suis ! hélas ! où me réduit

Ce mouvement bouillant dont l’ardeur me séduit ?

Quel transport déréglé ! quelle étrange échappée !

Avec un affronteur mesurer mon épée !

C’est bien contre un brigand qu’il me faut hasarder,

Contre un traître qu’à peine on devrait regarder !

Lui faisant trop d’honneur, moi-même je m’abuse ;

C’est contre lui qu’il faut n’employer que la ruse :

Il fut toujours permis de tirer sa raison

D’une infidélité par une trahison.

Vis doncques, déloyal, vis, mais en assurance

Que tout va désormais tromper ton espérance ;

Que tes meilleurs amis s’armeront contre toi,

Et te rendront encor plus malheureux que moi.

J’en sais l’invention, qu’un voisin de Mélite

Exécutera trop aussitôt que prescrite.

Pour n’être qu’un maraud, il est assez subtil.

Scène IV

ÉRASTE, CLITON

ÉRASTE.

Holà ! ho ! vieil ami.

CLITON.

Monsieur, que vous plaît-il ?

ÉRASTE.

Me voudrais-tu servir en quelque bonne affaire ?

CLITON.

Dans un empêchement fort extraordinaire,

Je ne puis m’éloigner un seul moment d’ici.

ÉRASTE.

Va, tu n’y perdras rien ; et, d’avance, voici

Une part des effets qui suivent mes paroles.

CLITON.

Allons, malaisément gagne-t-on dix pistoles. (1633-57)

[63] Var. Dedans cette maîtresse aucun embrasement. (1633-57)

[64] Var. Qu’Éraste m’en retire, et s’oppose à Mélite. (1633)

[65] Var. Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en baille à garder. (1633-57)

[66] Var. Un chacun à soi-même est son meilleur ami. (1633-57)

[67] Var. En dépit de tes feux n’emporte ta maîtresse. (1633)

[68] Var. Vaine frayeur pourtant, dont je veux te guérir !

TIRCIS.

M’en guérir ?

CLORIS.

Laisse faire ; Eraste sert Mélite

Non pas? Mais depuis quand ?

TIRCIS.

Depuis qu’il la visite,

Deux ans se sont passés.

CLORIS.

Mais, dedans ses discours,

Parle-t-il d’épouser ?

TIRCIS.

Oui, presque tous les jours.

 

CLORIS.

Donc, sans l’appréhender, poursuis ton entreprise ;

Avecque tout son bien, Mélite le méprise. (1633-57)

[69] Var. On prend au premier bond les hommes de sa sorte,

De crainte qu’à la longue* ils n’éteignent leur feu.

TIRCIS.

Mais il faut redouter une mère.

CLORIS.

Aussi peu.

TIRCIS.

Sa puissance pourtant sur elle est absolue.

CLORIS.

Oui ; mais déjà l’affaire est déjà résolue**,

Et ton rival aurait de quoi se contenter.

* Var. De peur qu’avec le temps (1648-57)

** Var. En serait résolue, (1648-57)

TIRCIS.

Pour de si bons avis, il faut que je le baise. (1633)

[70] Var. Moi, je m’en vais dans le logis attendre (1633-57)

Un baiser refusé lui fera souvenir. (1633)

[71] Var. Cours vite chez Philandre, et dis-lui que Mélite

A dedans ce papier sa passion décrite. (1633-57)

[72] Var. Un feu qui la consomme, et qu’elle tient si cher. (1633-57)

[73] Var. Mais, avec ton message,

Tâche si dextrement de tourner son courage. (1633-57)

[74] Var. Ces âmes du commun font tout pour de l’argent ;

Et, sans prendre intérêt au dessein de personne,

Leur service et leur foi sont à qui plus leur donne.

Quand ils sont éblouis de ce traître métal,

Ils ne distinguent plus le bien d’avec le mal :

Le seul espoir du gain règle leur conscience ;

Mais tu reviens bientôt ; est-ce fait ?

CLITON.

Patience,
Monsieur ; en vous donnant un moment de loisir,

Il ne tiendra qu’a vous d’en avoir le plaisir. (1633-57)

[75] Var. Tu n’es rien qu’un conteur. (1633-57)

[76] Corneille a cru inutile de faire remarquer ici que Philandre lisait cette lettre tout haut sur la scène.

[77] Var. Cependant que Philandre lit, Éraste s’approche par-derrière, et, feignant d’avoir lu par-dessus son épaule, il lui saisit la main encore pleine de la lettre toute déployée.

[78] Var. Portait nos deux esprits à s’entre-négliger,

Si bien que je cherchais par où m’en dégager. (1633-57)

[79] Var. Si ton feu commence à te lasser,

Pour un si bon ami tu peux y renoncer. (1633-57)

[80] Var. Tout ce que je puis faire à son brasier naissant,

C’est de le revancher par un zèle impuissant. (1633-57)

[81] Var. De tourner ce qu’elle a de flamme vers son frère. (1633-57)

[82] Var. Mais la peux-tu juger à l’autre comparable ?

 

PHILANDRE.

Soit comparable ou non, je n’examine pas

J’ai promis d’aimer l’une, et c’est où je m’arrête.

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est honnête. (1633-57)

[83] Var. Ce mieux gît en richesse.

PHILANDRE.

Ô le sale motif à changer de maîtresse ! (1633-54)

[84] Var. Ma Cloris m’aime si chèrement,

Qu’un plus parfait amour ne se voit nullement.

ÉRASTE.

Tu le verras assez, si tu veux prendre garde. (1633-57)

[85] Var. N’ont rien qui soit bastant d’ébranler ma constance. (1633)

[86] Var. Il dit ce dernier vers comme à l’oreille de Cliton, et tous deux rentrent, chacun de leur côté. (1633)

[87] Var. Elle paraît au travers d’une jalousie, et dit ces vers cependant qu’Éraste lit le sonnet tout bas.

[88] Var. Il montre du doigt à Éraste la fin de son sonnet. (1633)

[89] Var. À ce divin objet dont ton âme est blessée. (1633-57)

[90] Var. Feignant de lui rendre son sonnet. il le fait choir, et Tircis le ramasse.

[91] Var. Mélite se retire de la jalousie et descend. (1633)

[92] Var. Que d’un petit coup d’œil l’aise m’est cher vendue ! (1633-57)

[93] Var. Et c’est de là que vient cette fuite impourvue. (1633)

[94] Var. Bien que ce soit un heur où prétendre je n’ose. (1633-57)

[95] Var. Consultez seulement avecque vos appas.

Avoir sur tout le monde un pouvoir si suprême. (1633-57)

[96] Var. Je m’en voudrais remettre à son commandement. (1633-57)

[97] Var. Souffre donc qu’un baiser, cueilli dessus ta bouche,

M’assure entièrement que mon amour te touche.

MÉLITE.

Ma parole suffit.

TIRCIS.

Ah ! j’entends bien que c’est :

Un peu de violence, en l’excusant, te plaît.

MÉLITE.

Folâtre ! j’aime mieux abandonner la place ;

Car tu sais dérober avec si bonne grâce.

Que, bien que ton larcin me fâche infiniment,

Je ne puis rien donner à mon ressentiment.

TIRCIS.

Auparavant l’adieu, reçois de ma constance.

Dedans ce peu de vers, l’éternelle assurance.

MÉLITE.

Garde bien ton papier, et pense qu’aujourd’hui

Mélite veut te croire autant et plus que lui.

TIRCIS.

Par ce refus mignard qui porte un sens contraire,

Ton feu m’instruit assez de ce que je dois faire.

Ô ciel ! je ne crois pas que sous ton large tour

Un mortel eut jamais tant d’heur ni tant d’amour. (1633-48)

[98] Var. Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est plus possible

D’être à tant de faveurs désormais insensible. (1633-57)

[99] Var. Ont charmé tous mes sens de leurs douces promesses. (1633-57)

[100] Vers supprimés :

Dites-lui, de ma part, que depuis que le monde

Du milieu du chaos tira sa forme ronde,

C’est la première fois que ces vieux ennemis,

Le change et la raison, sont devenus amis. (1633)

[101] Var. Tu me fais trop d’honneur en cette confidence. (1633-57)

[102] Var. Je ne croirai jamais qu’à force de rêver

Au sujet de ta joie, on le puisse trouver. (1633-48)

[103] Var. Belle, honnête, gentille, et dont l’esprit charmant. (1633-57)

[104] Var. Je ne crains pas cela du côté de Mélite. (1633-57)

[105] Var. Dont le feu gourmande par une adroite feinte. (1633)

[106] Var. Fussent d’intelligence avecque le visage. (1633-48)

[107] Var. Doncque, si ta raison ne se trouve déçue. (1633-57)

[108] Var. Et qui te fait juger son amour si parfaite.

TIRCIS.

Une parfaite amour a trop de truchements

Un clin d’œil. un soupir...

PHILANDRE.

Ces choses ridicules

Ne servent qu’à piper des âmes trop crédules. (1633-57)

[109] Var. Les douceurs que la belle, à tout autre farouche,

T’a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche,

Sur sa gorge, où, que sais-je ?

TIRCIS.

Ah ! ne présume pas

Que ma témérité profane ses appas ;

Et, quand bien j’aurais eu tant d’heur ou d’insolence,

Ce secret, étouffé dans la nuit du silence,

N’échapperait jamais à ma discrétion.

PHILANDRE.

Quelques lettres, du moins, pleines d’affection

Témoignent son ardeur ?

TIRCIS.

Ces faibles témoignages

D’une vraie amitié sont d’inutiles gages ;

Je n’en veux, et n’en ai point d’autres que sa foi.

PHILANDRE.

Je sais donc bien quelqu’un plus avancé que toi.

TIRCIS.

Plus avancé que moi ? J’entends qui tu veux dire,

Mais il n’a garde d’être en état de me nuire.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Éraste a son congé.

PHILANDRE.

Celui dont je te parle est bien mieux partagé.

TIRCIS.

Je ne sache que lui qui soupire pour elle. (1633-57)

[110] Var. Aussi la pauvre Mélite ne la croit posséder que par faveur. (1633-57)

[111] Var. Et par un gentil trait il t’a pris pour moi-même,

D’autant que ce n’est qu’un de deux parfaits amis. (1633-57)

[112] Var. Et pour ton intérêt dextrement te méprendre. (1633-57)

[113] Var. C’est parla qu’il t’en plaît ? Oui-dà ; j’en ai reçu

Encore une, qu’il faut que je te restitue.

TIRCIS.

Dépêche, ta longueur importune me tue. (1633-57)

[114] Var. Crois-tu que. celle-là s’adresse encore à toi ? (1633-57)

[115] Var. Qu’à tes suasions Mélite osant manquer

À ce qu’elle a promis, ne s’en fait que moquer ?

Qu’oubliant tes serments, déloyal, tu subornes

Avise à te défendre ; un affront si cruel

Ne se peut réparer à moins que d’un duel. (1633-57)

[116] Philandre continue :

Il me faudrait après par une prompte fuite,

Éloigner trop longtemps les beaux yeux de Mélite.

TIRCIS.

Ce discours de bouffon ne me satisfait pas :

Nous sommes seuls ici, dépêchons, pourpoint bas.

PHILANDRE.

Vivons plutôt amis, et parlons d’autre chose.

TIRCIS.

Tu n’oserais, je pense.

PHILANDRE.

Il est tout vrai, je n’ose

Ni mon sang ni ma vie en péril exposer

Ils ne sont plus à moi : je n’en puis disposer.

Adieu ; celle qui veut qu’à présent je la serve

Mérite que pour elle ainsi je me conserve.

 

Scène III

 

TIRCIS

Quoi ! tu t’enfuis, perfide, et ta légèreté. (1633-57)

[117] Vers supprimés :

Si de les plus garder ton peu d’esprit se lasse,

Viens me dire du moins ce qu’il faut que j’en fasse.

Ne t’en veux-tu servir qu’à me désabuser ?

N’ont-elles point d’effet qui soit plus à priser ?

[118] Var. Je ne sais qui des trois vous diffamez le plus, (1633-57)

De moi, de ce perfide, ou bien de sa maîtresse ;

Car vous nous apprenez qu’elle est une traîtresse,

Son amant un poltron, el moi sans jugement. (1633)

[119] Vers supprimés :

Mais que par ces transports ma raison est surprise !

Pour ce manque de cœur qu’à tort je le méprise !

Hélas ! à mes dépens je le puis bien savoir,

Quand on a vu Mélite, on n’en peut plus avoir.

Fuis donc, homme sans cœur ; va dire à ta volage

Combien sur ton rival ta fuite a d’avantage,

Et que ton pied léger ne laisse à ma valeur

Que les vains mouvements d’une juste douleur.

Ce lâche naturel qu’elle fait reconnaître

Ne t’aimera pas moins étant poltron que traître.

Traître et poltron ! voilà les belles qualités

Qui retiennent les sens de Mélite enchantés. (1633)

[120] Var. Aussi le fallait-il que cette âme infidèle,

Changeant d’affection, prît un traître comme elle ;

Et la jeune rusée a bien su rechercher

Un qui n’eût sur ce point rien à lui reprocher.

Cependant que, leurré d’une fausse apparence,

Je repaissais de vent ma frivole espérance. (1633-57)

[121] Vers supprimés :

Mais je le méritais, et ma facilité

Tentait trop puissamment son infidélité.

Je croyais à ses yeux, à sa mine embrasée,

À ses petits larcins pris d’une force aisée. (1633)

[122] Var. Hélas ! et se peut-il que ces marques d’amour

Fussent de la partie en un si lâche tour ?

Aurait-on jamais vu tant de supercherie,

Que tout l’extérieur ne fût que piperie ? (1633-48)

[123] Var. Vous voulez me trahir, vous voulez m’abuser :

J’ai sa parole en gage, et de plus un baiser. (1633-48)

[124] Var. C’est en vain que mon feu ces doutes me suggère : (1633-57)

Les serments que j’en ai s’en vont au vent jetés,

Et ces traits de sa plume ici me sont restés,

Oui, dépeignant au vif son perfide courage,

Remplissent de bonheur Philandre, et moi de rage.

Oui, j’enrage, je crève, et tous mes sens troublés

D’un excès de douleur succombent accablés. (1633)

[125] Vers supprimés :

Aussi ma prompte mort le va bientôt finir ;

Déjà mon cœur outré, ne cherchant qu’à bannir

Cet amour qui l’a fait si lourdement méprendre,

Pour lui donner passage, est tout près de se fendre.

Mon âme, par dépit, tache d’abandonner

Un corps que sa raison sut si mal gouverner.

Mes yeux, jusqu’à présent couverts de mille nues,

S’en vont les distiller en larmes continues,

Larmes qui donneront pour juste châtiment

À leur aveugle erreur un autre aveuglement ;

Et mes pieds, qui savaient sans eux, sans leur conduite,

Comme insensiblement, me porter chez Mélite,

Me porteront sans eux eu quelque lieu désert,

En quelque lieu sauvage à peine découvert,

Où ma main, d’un poignard, achèvera le reste,

Où, pour suivre l’arrêt de mon destin funeste. (1633)

[126] Var. Je répandrai mon sang, et j’aurai pour le moins

Ce faible et vain soûlas en mourant, sans témoins,

Que mon trépas secret fera que l’infidèle

Ne pourra se vanter que je sois mort pour elle. (1633-48)

[127] Var. Tu manques à-la-fois de poumon et d’haleine !

Quel accident nouveau te brouille ainsi les sens ? (1633-48)

[128] Var. En nos chastes amours, de nous deux on se moque. (1633-48)

[129] Var. Adieu, ma sœur, adieu ; je ne peux plus parler :

Lis ; puis, si tu le peux, tâche à te consoler. (1633-48)

[130] Var. Non, non, quand j’aurai su ce qui te fait mourir,

Si bon me semble alors, je te lairrai courir. (1633-48)

[131] Var. Apprends que les discours des filles mieux sensées. (1633-48)

[132] Var. Tant d’autres te sauront en sa place ravir,

Avec trop plus d’attraits que cette écervelée,

Qui n’a d’ambition que d’être cajolée

Par les premiers venus qui, flattant ses beautés,

…             

Ainsi Damon lui plut, Aristandre et déroule ;

Éraste après deux ans n’en a pas meilleur compte.

Et peut-être demain (tant elle aime le change)

Ce n’est qu’une coquette, une tête à l’évent,

Dont la langue et le cœur s’accordent peu souvent.

À qui les trahisons deviennent ordinaires,

Et dont tous les appas sont tellement vulgaires. (1633-48)

[133] Var. Penses-tu, m’amusant avecque des sottises ,

Par tes détractions rompre mes entreprises ?

Non, non, ces traits de langue, épandus vainement,

Ne m’arrêteraient pas encore un seul moment. (1633-48)

[134] Var. C’est toujours témoigner que leur vaine inconstance

Est pour nous émouvoir de trop peu d’importance.

Aussi ne veux-je pas le retenir d’aller ;

Et, si d’autres que moi ne le vont rappeler,

Il usera ses jours à courtiser Mélite.

Outre que l’infidèle a si peu de mérite,

Que l’amour qui pour lui m’éprit si follement

M’avait fait bonne part, de son aveuglement.


Dans la même sottise une autre embarrassée.
(1633-48)

[135] Var. Je meure, s’il n’est vrai que la plupart du monde. (1633)

[136] Var. Elle verra bientôt, quoi qu’elle se propose,

Qu’elle n’a pas gagné, ni moi perdu grand’chose.

Ma perte me console, et m’égaie à l’instant.

Qu’en ce plaisant malheur je serais satisfaite !

Si je puis découvrir le lieu de sa retraite,

lit qu’il me veuille croire, éteignant tous ses feux,

Nous passerons le temps à ne rire que d’eux.

Je la ferai rougir cette jeune éventée,

Lorsque son écriture, à ses yeux présentée,

Mettant au jour un crime estimé si secret,

File reconnaîtra qu’elle aime un indiscret.

Je lui veux dire alors, pour aggraver l’offense,

Que Philandre, avec moi toujours d’intelligence,

Me fait des contes d’elle, et de tous les discours

Qui servent d’aliment à ses vaines amours,

Si, qu’à peine il reçoit de sa part une lettre*,

Qu’il ne vienne en mes mains aussitôt la remettre

La preuve captieuse, et faite en même temps,

Produira sur-le-champ l’effet que j’en attends.

Scène VI

(Retranchée.)

PHILANDRE

 

Donc, pour l’avoir tenu si longtemps eu haleine,

Il me faudra souffrir une éternelle peine,

Et payer désormais avecque tant d’ennui

Le plaisir que j’ai pris à me jouer de lui ?

Vit-on jamais amant dont la jeune insolence

Malmenât un rival avec tant d’imprudence ?

Vit-on jamais amant dont l’indiscrétion

Fut de tel préjudice à son affection ?

Les lettres de Mélite en ses mains demeurées.

                * Var. Si bien qu’il en reçoit à peine quelque lettre. (1648)

En ses mains, autant vaut, à jamais égarées,

Ruinent à-la-fois ma gloire et mon honneur,

Mes desseins, mon espoir, mon repos et mon heur.

Mon trop de vanité tout au rebours succède :

J’ai reçu des faveurs, et Tircis les possède,

Et cet amant trahi convaincra sa beauté

Par des signes si clairs de sa déloyauté.

C’est mal avec Mélite être d’intelligence,

D’armer son ennemi, d’instruire sa vengeance ;

Me pourra-t-elle après regarder de bon œil ?

M’oserais-je en promettre un gracieux accueil ?

Non, il les faut ravoir des mains de ce bravache,

Et laver de sou sang cette honteuse tache.

De force, ou d’amitié, j’en aurai la raison :

Je m’en vais l’affronter jusque dans sa maison ;

Et là, si je le trouve, il faudra que sur l’heure,

En dépit qu’il eu ait, il les rende, ou qu’il meure.

Scène VII

 

PHILANDRE, CLORIS

PHILANDRE.

Tircis...

CLORIS.

Que lui veux-tu ?

PHILANDRE.

Cloris, pardonne-moi

Si je cherche plutôt à lui parler qu’à toi ;

Nous avons entre nous quelque affaire qui presse.

CLORIS.

Le crois-tu rencontrer hors de chez sa maîtresse ?

 

PHILANDRE.

Sais-tu bien qu’il y soit ?

CLORIS.

Non pas assurément ;

Mais j’ose présumer que, l’aimant chèrement,

Le plus qu’il peut de temps il le passe chez elle.

PHILANDRE.

Je m’en vais, de ce pas, le trouver chez la belle.

Adieu, jusqu’au revoir. Je meurs de déplaisir.

CLORIS.

Un mot, Philandre, un mot ; n’aurais-tu point loisir

De voir quelques papiers que je viens de surprendre ?

PHILANDRE.

Qu’est-ce qu’au bout du compte ils me pourraient apprendre* ?

CLORIS.

Peut-être leurs secrets : regarde si tu veux

Perdre un demi-quart d’heure à les lire nous deux.

PHILANDRE.

Hasard, voyons que c’est, mais vite et sans demeure.

Ma curiosité pour un demi-quart d’heure

Se pourra dispenser.

CLORIS.

Mais aussi garde bien

Qu’en discourant ensemble il n’en découvre rien.

Promets-le-moi, sinon....

PHILANDRE.

Il reconnait les lettres, et tâche de s’en saisir ; mais Cloris les resserre.

Cela s’en va sans dire.

Donne, donne-les-moi ; tu ne les saurais lire,

Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

CLORIS.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends.

Assure, assure-toi que Cloris te dépite

                * Var. Qu’est-ce que par leur vue ils me pourraient apprendre ? (1648)

De les ravoir jamais que des mains de Mélite,

À qui je veux montrer, avant qu’il soit huit jours,

La façon dont tu tiens secrètes ses amours.

Elle lui ferme la porte au nez.

Scène VIII

(Supprimée.)

PHILANDRE

Confus, désespéré, que faut-il que je fasse ?

J’ai malheur sur malheur, disgrâce sur disgrâce.

On dirait que le ciel, ami de l’équité,

Prend le soin de punir mon infidélité.

Si faut-il néanmoins, en dépit de sa haine,

Que Tircis retrouvé me tire hors de peine :

Il faut qu’il me les rende, il le faut, et je veux

Qu’un duel accepté les mette entre nous deux ;

Et si je suis alors encore ce Philandre,

Par un détour subtil qu’il ne pourra comprendre,

Elles demeureront, le laissant abusé,

Sinon au plus vaillant, du moins au plus rusé. (1633-48)

[137] Var. Vraiment, tu me poursuis avec trop de rigueur ;

Que te puis-je conter, n’ayant rien sur le cœur ?

LA NOURRICE.

Un chacun fait à l’œil des remarques aisées

Qu’Éraste, abandonnant ses premières brisées,

Pour te mieux témoigner son refroidissement,

Cherche sa guérison dans un bannissement.

Tu m’en veux cependant ôter la connaissance ;

Mais si jamais sur toi j’eus aucune puissance,

Par ce que tous les jours, en tes affections,

Tu reçois de profit de mes instructions,

Apprends-moi ce que c’est.

MÉLITE.

Et que sais-je, nourrice,

Des fantasques ressorts qui meuvent son caprice ?

Ennuyé d’un esprit si grossier que le mien. (1633-48)

[138] Var. Rembrase assez souvent une âme dégagée,

D’un bien dont un dédain fait mieux savoir le prix


Faire qu’aux vœux de tous son visage réponde.
(1633-48)

[139] Vers supprimés :

Ainsi, lorsque plusieurs te parlent à-la-fois,

En répondant à l’un, serre à l’autre les doigts ;

Et, si l’un te dérobe un baiser par surprise,

Qu’à l’autre incontinent il soit en belle prise. (1633)

[140] Var. Que l’un et l’autre juge, à ton visage égal,

Que tu caches ta flamme aux yeux de son rival.

Partage bien les tiens, et surtout sache feindre,

De sorte que pas un n’ait sujet de se plaindre.


Tiens bon, et cède enfin, puisqu’il faut que tu cèdes,

À qui paiera le mieux le bien que tu possèdes. (1633-48)

[141] Var. Tircis est ce motif.

LA NOURRICE.

Ce jeune cavalier !

Son ami plus intime, et son plus familier ! (1633-48)

[142] Var. Et si dans aujourd’hui* je l’avais écarté,

Tu verrais dès demain Éraste à mon côté.

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois la pomme de discorde. (1633)

                * Var. Et si dans ce jourd’hui (1648)

[143] Var. Auprès de sa splendeur toute autre est trop petite. (1633-48)

[144] Var. Qu’avecque tout son bien

Un jaloux dessus moi n’obtiendra jamais rien. (1633)

[145] Mélite continue :

Je la vois qui, de loin, me fait signe, et m’appelle.

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

MÉLITE.

Rentre, etc... (1633-48)

[146] Var. Qu’aux fourbes qu’on leur fait je ne puis consentir. (1633-48)

[147] Var. Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop beau choix. (1633-48)

[148] Var. Mais je m’étonne fort que vous l’osez blâmer,

Vu que, pour votre honneur, vous devez l’estimer. (1633-48)

[149] Var. Après cela jugez si je le peux haïr,

Puisque sa trahison m’est un grand témoignage

…             

MÉLITE.

Vraiment, c’est un pouvoir dont vous usez fort mal,

Ce poussant à me faire un tour si déloyal. (1633-48)

[150] Var. Quoi ! son devoir l’oblige à l’infidélité !

CLORIS.

N’allons point rechercher tant de subtilité. (1633-48)

[151] Var. Sur un serment commun d’être un jour sa moitié. (1633-48)

[152] Var. Doncques, pour me railler.

CLORIS.

Doncques, pour m’éblouir, une âme déloyale. (1633-48)

[153] Var. Vous en voulez bien croire, au moins, votre écriture. (1633-48)

[154] Var. Veut savoir paravant le nom de l’imposteur.

Afin que cet. affront retombe sur l’auteur.

CLORIS.

Vous voulez m’affiner ; mais c’est peine perdue,

Mélite : que vous sert de faire l’entendue ?

La chose étant si claire, à quoi bon la nier? (1633-48)

[155] Var. C’est le brave Lisis, qui, tout triste et pensif,

À ce qu’on peut juger, montre un deuil excessif. (1633-48)

[156] Var. Pouvez-vous demeurer auprès d’une personne

Digne, pour ses forfaits, que chacun l’abandonne ?

Quittez cette infidèle, et venez avec moi. (1633-48)

[157] Var. Dedans ce désespoir a rendu sa belle âme.

MÉLITE.

Hélas ! soutenez-moi ; je n’eu puis plus, je pâme. (1633-48)

[158] Var. Fuyez de mon penser, inutiles remords ;

J’en ai trop de sujet de leur être contraire.

Cloris m’offense trop, étant sœur d’un tel frère. (1633-48)

[159] Vers supprimés :

Allons donc sans scrupule, allons voir cette belle,

Faisons tous nos efforts, à nous rapprocher d’elle,

Et tâchons de rentrer en son affection,

Avant qu’elle ait rien su de notre invention.

[160] Var. Cliton sort de chez elle. (1633-48)

 

Scène VI

 

ÉRASTE.

Eh bien, que fait Mélite ?

[161] Var. Monsieur, il est tout vrai : le moment déplorable. (1633-48)

[162] Var. Ce pair d’amants sans pair est sous la sépulture. (1633-48)

[163] Var. Tu m’oses donc flatter, et ta sottise estime

M’obliger en taisant la moitié de mon crime ? (1633)

[164] Var. Achève tout d’un trait ; dis que maîtresse, ami. (1633)

[165] Var. par ma fraude a perdu la lumière du jour. (1633)

[166] Var. Que j’ai toute une ville en larmes convertie,

Tu n’en diras encor que la moindre partie.

Mais quel ressentiment ! quel puissant déplaisir !

Grands dieux ! et peuvent-ils jusque-là nous saisir,

Qu’un pauvre amant en meure, et qu’une âpre tristesse

Réduise au même point, après lui, sa maîtresse ?

CLITON.

Tous ces discours ne font...

ÉRASTE.

Laisse agir ma douleur,

Traître, si tu ne veux attirer ton malheur ;

Interrompre son cours, c’est n’aimer pas ta vie.

La mort de son Tircis me l’a doncques ravie ! (1633-48)

[167] Var. J’ignorais que, pour être exemptes de ses coups,

Vous souffrissiez qu’il prît un tel pouvoir sur vous.

…  

Tranchent, comme il lui plaît, les choses les plus rares !

Vous en relevez donc ; et, pour le flatter mieux,

Vous voulez comme lui ne vous servir point d’yeux.

Mais je m’en prends à vous ; et ma funeste ruse,

Vous imputant ces maux, se bâtit une excuse,

J’ose vous en charger, et j’en suis l’inventeur,

Et seul de ces malheurs le détestable auteur.

Mon courage au besoin se trouvant trop timide

Pour attaquer Tircis autrement qu’en perfide,

Je lis à mon défaut combattre son ennui,

Son deuil, son désespoir, sa rage, contre lui.

Hélas ! et fallait-il que ma supercherie

Tournât si lâchement son amour en furie ? (1633-48)

Fallait-il, l’aveuglant d’une indiscrète erreur,

Contre une aine innocente allumer sa fureur ?

Fallait-il le forcer à dépeindre Mélite

Des infâmes couleurs d’une fille hypocrite ?

Inutiles regrets !... (1633)

[168] Var. Et que, par ma main propre, un juste sacrifice

De mon coupable chef venge mon artifice.

Avançons donc, allons sur cet aimable corps

Éprouver, s’il se peut, à-la-fois mille morts.

D’où vient qu’au premier pas je tremble, je chancelle ?

Mon pied, qui me dédit, contre moi se rebelle.

Quel murmure confus ?... (1633)

[169] Var. Ne te colère point contre mon insolence.

Ce n’est pas que je veuille, en buvant de ton eau,

Avec mon souvenir étouffer mon bourreau.

Non, je ne prétends pas une faveur si grande ;

Réponds-moi seulement, réponds à ma demande :

As-tu vu ces amants ? Tircis est-il passé ?

Mélite est-elle ici ? Mais que dis-je ? insensé !

Vers supprimés :

Le père de l’Oubli, dessous cette onde noire,

Pourrait-il conserver tant soit peu de mémoire ?

Mais, derechef, que dis-je ? Imprudent ! je confonds

Le Léthé pêle-mêle, et ces gouffres profonds,

Le Styx, de qui l’Oubli ne prit jamais naissance,

De tout ce qui se passe a tant de connaissance,

Que les dieux n’oseraient vers lui s’être mépris

Mais le traître se tait, et tenant ces esprits.

Var. Pour le plus grand trésor de son funeste empire,

De crainte de les perdre, il n’en ose rien dire.

Vous donc, esprits légers, qui, faute de tombeaux

Dites, et je promets d’employer mon crédit

CLITON.

Monsieur, que faites-vous? Votre raison s’égare.

Voyez qu’il n’est ici de Styx, ni de Ténare ;

Revenez à vous-même. (1633-48)

[170] Var. Monsieur, rentrez en vous, contemplez mon visage. (1633-48)

[171] Var.

CLITON.

Il vaut mieux esquiver*, car avecque des fous

Souvent on ne rencontre à gagner que des coups.

Si jamais un amant fut dans l’extravagance,

Il s’en peut bien vanter avec toute assurance.

ÉRASTE.

Tu veux donc échapper à l’autre bord sans moi ?

Si faut-il qu’à ton col je passe malgré toi. (1633-48)

                * Var. Il vaut mieux se tirer. (1648)

[172] Var. Rival injurieux, dont l’absence importune

Et qui, sachant combien m’importe ton retour,

De peur de m’obliger, n’oserais voir le jour,

As-tu sitôt perdu cette ombre de courage

Que te prêtaient jadis les transports de ta rage ?

Ce brusque mouvement d’un esprit forcené

Relâche-t-il sitôt ton cœur efféminé ?

Que devient à présent celte bouillante envie ? (1633)

[173] Var. Ai-je, prenant le front de cet audacieux. (1633-48)

[174] Var. Vous travaillez en vain, bourrelles Euménides. (1633-48)

[175] Var. Car ces lettres, qu’il a de la part de Mélite,

Autre que cette main n’en a pas une écrite. (1633-48)

[176] Var. Je te laisse impuni, perfide* ; tes remords.

                * Var. Traître ; car les remords. (1648)

[177] Var. M’en doute aucunement, ton frère n’est point mort. (1633-48)

[178] Var. Si ce cœur, recevant quelque légère atteinte. (1633)

[179] Var. Avaient bien de la peine à m’émouvoir à faux. (1633-48)

[180] Var. Qu’à cause que j’étais parfaitement honteuse. (1633-48)

[181] Var. Mais avec tout cela confesse franchement. (1633-48)

[182] Var. D’aller vite d’un mot ranimer sa maîtresse ;

Autrement je saurais te rendre ton paquet.

LISIS.

Et moi pareillement rabattre ton caquet. (1633-48)

[183] Var.

ÉRASTE, derrière la tapisserie. (1633-48)

[184] Var. Et moi, quand je devrais passer pour Proserpine. (1633-48)

[185] Var. Adieu, soûle à ton dam ton curieux désir. (1633-48)

[186] Var. La peur renverse tout, et, dans ce désarroi,

Elle saisit si bien les ombres et leur roi. (1633-48)

[187] Var. De leurs flambeaux puants ont éteint la lumière, (1633-48)

Vers supprimés :

Et tiré de leur chef les serpents d’alentour,

De crainte que leurs yeux fissent quelque faux jour

Dont la faible lueur, éclairant ma poursuite,

À travers ces horreurs me pût trahir leur fuite.

Æaque épouvanté se croit trop en danger,

Et fuit son criminel au lieu de le juger.

Cloton même et ses sœurs, a l’aspect de ma lame,

De peur de tarder trop n’osant couper ma trame,

À peine ont eu loisir d’emporter leurs fuseaux ;

Var. Si bien qu’en ce désordre oubliant leurs ciseaux,

D’où vient qu’après Éraste il n’a passé personne. (1633)

[188] Var. Aux dépens de vos jours aggrave mou supplice. (1648)

[189] Vers supprimés :

Souvenir rigoureux, de qui l’âpre torture

Devient plus violente, et croît plus on l’endure ;

Implacable bourreau, tu vas seul étouffer

Celui dont le courage a dompté tout l’enfer.

Qu’il m’eût bien mieux valu céder à ses furies !

Qu’il m’eût bien mieux valu souffrir ses barbaries,

Et de gré me soumettre, en acceptant sa loi,

À tout ce que sa rage eût ordonné de moi ! (1633)

Var. Tout ce qu’il a de fers, de feux, de fouets, de chaînes,

Ne sont auprès de toi que de légères peines. (1633)

[190] Var. De grâce, un peu de trêve, un moment, un moment. (1633)

[191] Var. Nourrice, et qui l’amène en ces lieux pleins d’effroi ? (1633-48)

[192] Var. Cet enfer, ces combats, ne sont qu’illusion.

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point, j’ai vu sans fiction

Ces monstres terrassés se sauver à la fuite. (1633-48)

[193] Vers supprimés :

Depuis ce que j’ai su de Mélite et Tircis,

Je sens que tout-à-coup mes regrets adoucis

Laissent en liberté les ressorts de mon âme ;

Ma raison par sa bouche a reçu son dictame. (1633)

Var. Nourrice, prends le soin d’un esprit égaré

Qui s’est d’avecque moi si longtemps séparé. (1648)

[194] Var. Nous pourvoirons après au reste en sa saison.

ÉRASTE.

Viens donc m’accompagner jusques en ma maison ;

Car, si je te perdais un seul moment de vue,

Ma raison, aussitôt de guide dépourvue,

M’échapperait encore.

LA NOURRICE.

Allons, je ne veux pas. (1633-48)

[195] Var. Je ne veux plus d’un cœur qu’un billet aposté

Peut résoudre aussitôt à la déloyauté. (1633-48)

[196] Var. Ma maîtresse, mon heur, mon souci, ma chère âme. (1633-48)

[197] Vers supprimés :

Par mes flammes jadis si bien récompensées,

Par ces mains si souvent dans les miennes pressées,

Par ces chastes baisers qu’un amour vertueux

Accordait aux désirs d’un cœur respectueux. (1633-48)

[198] Var. Aucun jusqu’à ce point n’est encor parvenu ;

Mais je te changerai pour le premier venu.

PHILANDRE.

Tes dédains outrageux épuisent ma souffrance. (1633-48)

[199] Var. Ce que c’est que d’aigrir un homme de courage.

CLORIS.

Sois sûr, de ton côté, que ta fougue et ta rage,

Et tout ce que jamais nous entendrons de toi,

Fournira de risée entre mon frère et moi. (1633-48)

[200] Var. Que par le souvenir de nos travaux passés. (1633-48)

[201] Var. Chassons-le, ma chère âme, à force de caresses ;

Ne parlons plus d’ennuis, de tourments, de tristesses,

Et changeons en baisers ces traits d’œil langoureux

Qui ne font qu’irriter nos désirs amoureux.

..

Je ne puis plus chérir votre faible entretien ;

Plus heureux, je soupire après un plus grand bien.

Vous étiez bons jadis, quand nos flammes naissantes

Prisaient, faute de mieux, vos douceurs impuissantes.

Mais, au point où je suis, ce ne sont que rêveurs

Oui vous peuvent tenir pour exquises faveurs.

Il faut un aliment plus solide à nos flammes,

Par où nous unissions nos bouches et nos âmes.

Mais tu ne me dis mot... (1633-48)

[202] Var. Fit dessus tous mes sens un véritable effort. (1633)

[203] Var. Lui faisant consentir notre heureux hyménée ;

…             

Nous trouve toutes deux à sa dévotion.

Et cependant l’abord des lettres d’un faussaire

Furieux, enragé, tu partis de ce lieu.

TIRCIS.

Mon cœur, j’en suis honteux ; mais songe que possible,

Si j’eusse moins aimé, j’eusse été moins sensible ;

La voix de la raison qui vient pour le dompter. (1633-48)

[204] Var. Faible excuse pourtant, n’était que ma bonté. (1633-48)

[205] Var.

MÉLITE.

Mais apprends-moi l’auteur de cette perfidie.

TIRCIS.

Je ne sais quelle main put être assez hardie. (1633-48)

[206] Var. Mais deux ou trois baisers t’en feront la raison.

Que ce soit toutefois, mon cœur, sans te déplaire.

CLORIS.

Les baisers d’une sœur satisfont mal un frère.

Adresse mieux les tiens vers l’objet que je voi.

TIRCIS.

De la part de ma sœur reçois donc ce renvoi.

MÉLITE.

Recevoir le refus d’une autre ! à Dieu ne plaise !

TIRCIS.

Refus d’une autre, ou non, il faut que je te baise,

Et que dessus ta bouche un prompt redoublement

Me venge des longueurs de ce retardement.

CLORIS.

À force de baiser, vous m’en feriez envie.

Trêve.

TIRCIS.

Si notre exemple à baiser te convie.

Va trouver ton Philandre, avec qui tu prendras

De ces chastes plaisirs autant que tu voudras.

CLORIS.

À propos, je venais pour vous en faire un conte.

Sachez donc que, sitôt qu’il a vu son mécompte,

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments. (1633-48)

[207] Var. Au moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné. (1633-48)

[208] Var. Qu’inférez-vous par-là ? (1633-48)

[209] Var. Paravant que l’hymen, d’un joug inséparable

Me soumettant à lui, me rendît misérable.

Qu’il cherche femme ailleurs, et pour moi, de ma part. (1633-48)

[210] Var. Ne lui doit pas porter un si grand préjudice. (1633-48)

[211] Var. Si vous veux-je pourtant remettre bien ensemble. (1633-48)

[212] Var.

Scène VI

 

La Nourrice paraît à l’autre bout du théâtre avec Éraste, l’épée nue à la main ; et ayant parlé à lui quelque temps à l’oreille, elle le laisse à quartier et s’avance vers Tircis.

[213] Var. Tous nos pensers sont dus à ces chastes délices

Dont le ciel se prépare à borner nos supplices :

Le terme en est si proche, il n’attend que la nuit.

Vois qu’en notre faveur déjà le jour s’enfuit ;

Que déjà le soleil, en cédant à la brune,

Dérobe tant qu’il peut sa lumière importune,

Et que, pour lui donner mêmes contentements,

Thétis court au-devant de ses embrassements.

LA NOURRICE, montrant Éraste.

Vois toi-même un rival qui, la main à l’épée,

Vient quereller sa place, à faux titre occupée,

Et ne peut endurer qu’on enlève son bien

Sans l’acheter au prix de son sang ou du tien.

MÉLITE.

Retirons-nous, mon cœur.

TIRCIS.

Es-tu lassé de vivre ?

CLORIS.

Mon frère, arrêtez-vous.

TIRCIS.

Voici qui t’en délivre ;

Parle, tu n’as qu’à dire.

ÉRASTE, à Mélite.

Un pauvre criminel. (1633-48)

[214] Var. De sortir de torture eu sortant de la vie,

Vous apporte aujourd’hui sa tête à l’abandon,

Souhaitant le trépas à l’égal du pardon.

Tenez donc, vengez-vous de ce traître adversaire,

Vengez-vous de celui dont la plume faussaire

Désunit d’un seul trait Mélite de Tircis,

Cloris d’avec Philandre.

MÉLITE, à Tircis.

À ce compte, éclaircis

Du principal sujet qui nous mettait en doute,

Qu’es-tu d’avis, mon cœur, de lui répondre ?... (1633-48)

[215] Var. Vite, dépêchez-vous d’abréger mon supplice. (1633)

[216] Var. Et de ce que l’excès de ma douleur amère. (1633-48)

[217] Var. Ils tiennent le passé dedans l’indifférence. (1633-48)

[218] Var. Celui qui l’en tira pût entrer en sa place,

Éraste, qu’un pardon purge de tous forfaits,

Est prêt de réparer les torts qu’il vous a faits.

Mélite répondra de sa persévérance ;

Il ne l’a pu quitter qu’en perdant l’espérance :

Encore avez-vous vu son amour irrité

Faire d’étranges coups en cette extrémité ;

Et c’est avec raison que sa flamme contrainte


Ses amoureux désirs, vers elle superflus.
(1633-48)

[219] Var. Bien que dedans tes yeux tes sentiments se lisent,

Excusable pudeur, soit donc, je le consens,

Trop sûr que mon avis s’accommode à ton sens. (1633-48)

[220] Var. Jusqu’à ce que ma belle après vous m’ait permis. (1633-48)

[221] Var. Oui, jusqu’à cette nuit qu’ensemble, ainsi que nous,

Vous goûterez d’hymen les plaisirs les plus doux.

CLORIS.

Ne le présume pas; je veux après Philandre

L’éprouver tout du long, de peur de me méprendre.

LA NOURRICE.

Mais, de peur qu’il n’en fasse autant que l’autre a fait.

Attache-le d’un nœud qui jamais ne défait. (1633-48)

[222] Var.

LA NOURRICE.

Tu ferais mieux de dire à ses propres plaisirs. (1633-48)

[223] Var. Et dans un point où gît tout mon contentement,

Comme partout ailleurs suivez leur jugement. (1633-48)

[224] Var. Ayant eu son avis, sans craindre un repentir,

Ton mérite et sa foi m’y feront consentir.

TIRCIS.

Nourrice, va t’offrir pour nourrice à Philandre. (1633-48)

[225] Var. Vous êtes bien pressés de me laisser ainsi !

Allez, je vais vous faire à ce soir telle niche,

Qu’au lieu de labourer vous lairrez tout en friche. (1633)

PDF