Madame est trop belle (Eugène LABICHE - Alfred DURU)

Comédie en trois.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 30 mars 1874.

 

Personnages

 

MONTGISCAR

CHAMBRELAN

JULES DE CLERCY  

DE GOBERVILLE

ERNEST MONTGISCAR

OCTAVE BLANDAR

MOULINOT

UN GARDIEN du musée des antiques

HECTOR GRANDIN

JUSTIN, domestique

JEANNE, fille de Chambrelan

HÉLOÏSE DE GOBERVILLE

HERMANCE

INVITÉS des deux sexes

UNE FAMILLE ANGLAISE

 

La scène à Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Une salle au musée des Antiques, au Louvre. Contre les murs des bas-reliefs, des têtes il empereurs romains sur des socles. Au milieu, sur un piédestal, la statue de Pollux. Galeries à droite et à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène première

 

LE GARDIEN, puis OCTAVE

 

Au lever du rideau le gardien a le manteau vert par dessus son uniforme ; il se promène un instant sans parler, puis il s’arrête devant le public et baille.

LE GARDIEN.

Mon Dieu ! que c’est ennuyeux d’être gardien au musée des Antiques. On ne voit jamais personne... en haut, à la peinture, ils ont de la chance... c’est plein de dames qui peignent sur des échelles... mais ici pas un chat !... Ça finit par rendre mélancolique.

Apercevant Octave au fond venant de droite. À part.

Tiens ! un monsieur !... ça doit être un étranger.

S’avançant d’un air aimable vers Octave.

Monsieur...[1]

OCTAVE.

Brrou !... Il ne fait pas chaud dans votre musée des Antiques.

LE GARDIEN.

On n’y allume jamais de feu... on dit que c’est contraire aux statues.

OCTAVE.

Je comprends... ça leur fait monter le sang à la tête.

LE GARDIEN, riant par complaisance.

Ah ! ah !... monsieur est Anglais ?

OCTAVE.

Moi, pourquoi voulez-vous que je sois Anglais ?

LE GARDIEN.

Dame !... nous voyons si peu de Français.

OCTAVE, ouvrant un album.

Non... je suis statuaire, je viens dessiner... prendre des mouvements.

LE GARDIEN, heureux.

Ah !... alors Monsieur viendra tous les jours.

OCTAVE.

Peut-être.

À part.

Il m’ennuie, j’ai un rendez-vous avec une dame.

Il se met à dessiner la statue de Pollux.

LE GARDIEN, familier.

Et qu’est-ce qu’on dit de nouveau ?... avons-nous un ministère ?

OCTAVE.

Pardon... je ne peux pas travailler quand on me parle.

LE GARDIEN.

Tiens !

OCTAVE.

Ni quand on me regarde... vous comprenez.

LE GARDIEN, s’en allant.

Très bien... très bien...

À part.

C’est un paresseux !

Il disparaît à droite.

OCTAVE, seul, fermant son album.

J’ai cru qu’il ne s’en irait pas.

Tirant sa montre.

Je suis en avance... Madame de Goberville ne tardera pas à arriver... charmante femme !... seulement, elle vous donne des rendez-vous, dans des endroits... mal chauffés... brou !... Puisque je suis en avance, je vais marcher un peu... il fait ici un froid de Sibérie.

Il sort par la gauche an moment où le gardien reparaît du côté opposé.

 

 

Scène II

 

LE GARDIEN, puis DE CLERCY

 

LE GARDIEN, se promène un instant avec mélancolie, baillant.

Mon Dieu, que je m’ennuie !

Apercevant de Clercy qui entre à droite.

Ah ! encore un monsieur !

Le saluant d’un air très aimable.

Monsieur cherche quelque chose ?[2]

DE CLERCY.

Oui... la statue de Pollux, s’il vous plaît ?

LE GARDIEN, désignant la statue.

La voici.

Récitant.

Telle qu’elle a été trouvée en 1821 dans les jardins de la villa Palmieri et expédiée par les soins de M. le consul de France.

DE CLERCY, l’arrêtant.

Ne vous fatiguez pas... ça m’est complètement égal... ce n’est pas pour ça que je viens.[3]

LE GARDIEN.

Ah !... alors monsieur vient ?...

DE CLERGY, avec intention.

Chercher la solitude.

LE GARDIEN.

Monsieur ne peut pas trouver un meilleur endroit.

Changeant de ton.

Eh bien ! quoi de nouveau ? avons-nous un ministère ?

DE CLERCY.

Et la solitude, consiste à rester seul... ainsi ne vous gênez pas pour moi... surveillez vos statues, je vous en prie.

LE GARDIEN.

Monsieur est bien bon.

À part et s’en allant.

C’est un Anglais qui a le spleen.

Il disparaît à gauche.

DE CLERCY, seul.

Deux heures... j’espère que M. Montgiscar, mon oncle, ne me fera pas attendre. C’est un banquier, très occupé... mais exact. Il a mis dans sa tête de me marier... il a peut-être raison, j’ai passé l’âge des fantaisies... et si la demoiselle me plaît, ma foi !... Notre entrevue doit avoir lieu ici... par hasard... au pied de la statue de Pollux... une idée de mon oncle... Ah ! ça, mais il est en retard, pourvu que le côté de la demoiselle n’arrive pas avant lui... je serais obligé de me présenter moi-même. Ah ! le voici !

 

 

Scène III

 

MONTGISCAR, DE CLERCY, puis LE GARDIEN

 

MONTGISCAR, entrant de droite, sa montre à la main, il porte un parapluie.

Deux heures à la Bourse... tu es en avance, c’est de l’inexactitude...

Lui serrant la main.

Du reste, ça va bien ?

DE CLERCY.

Aussi bien que possible dans ma position.

MONTGISCAR.

Quelle position ?

DE CLERCY.

D’homme à marier... j’ai mal dormi... j’ai rêvé que ça réussissait...

MONTGISCAR.

Mon ami, je te préviens que les plaisanteries sur le mariage sont très usées... Je suis ton oncle, j’ai été ton tuteur, c’est moi qui t’ai élevé, par conséquent tu dois avoir confiance en moi.

DE CLERCY.

Oh ! ça !

MONTGISCAR.

Eh bien, marie-toi... il n’est que temps !

DE CLERCY.

Comment !

MONTGISCAR.

Tu le déplumes sur les tempes, tu as quelques fils d’argent dans les cheveux, et enfin les femmes commencent à avoir confiance en toi... c’est un symptôme...

DE CLERCY.

Cependant, mon oncle...

MONTGISCAR.

Mon Dieu, tu fais encore prime, mais dans deux ans tu seras au-dessous du pair...

DE CLERCY.

Merci bien !

MONTGISCAR.

Voyons... je suis très pressé... je suis dans les affaires, causons de notre entrevue. Chambrelan va venir avec sa fille... elle ne sait rien... toi, de ton côté, tu es censé ne rien savoir, moi non plus... nous nous rencontrerons par hasard... je te présenterai comme un de mes correspondants de Roubaix... non, de Bordeaux, c’est plus gai.

DE CLERCY.

Comme vous voudrez.

MONTGISCAR.

Maintenant, quelques renseignements sur la famille dans laquelle tu vas entrer.

DE CLERCY.

Ah ! permettez... pas si vite !

MONTGISCAR.

Le père, M. Chambrelan, est un brave homme ; pas instruit, pas spirituel... mais qui a gagné une grosse fortune à fabriquer des poignées de sabre, dans la ville de Saumur.

DE CLERCY.

Des poignées de sabre ?

MONTGISCAR.

Oui, les uns fabriquent la lame, les autres, la poignée... on fait ce qu’on peut... Quant à la demoiselle...

DE CLERCY.

Est-elle jolie ?

MONTGISCAR.

Jolie, ce n’est pas assez... C’est une beauté exceptionnelle... une de ces beautés qui font faire : ah !

DE CLERCY.

Diable ! mon oncle, vous allez m’effrayer... j’ai peur maintenant de la trouver trop belle.

MONTGISCAR.[4]

Allons donc ! est-ce que la mariée est jamais trop belle ! Tu ne connais pas les avantages qu’il y a à épouser une jolie femme... je ne parle pas du tête-à-tête qui a pourtant son mérite... D’abord, quand on possède une jolie femme, on ne court pas après celle des autres... généralement.

DE CLERCY.

Ce n’est pas toujours une raison.

MONTGISCAR.

Aussi ai-je dit : généralement... Ensuite une jolie femme... honnête, bien entendu, c’est une puissance, c’est une force pour un mari. S’il a du goût pour le monde, tous les salons s’ouvrent devant lui ; s’il est ambitieux, les protections, les influences, les recommandations viennent à sa rencontre ; s’il aime la table, ça s’est vu, les invitations pleuvent sur son estomac... enfin sa femme est un talisman ; comme dans les féeries, il n’a que la peine de la montrer et de souhaiter.

DE CLERCY.

Oui, mais il y a le revers de la médaille, le danger...

MONTGISGAR.

Quel danger ?

DE CLERCY.

Dame ! une jolie femme est plus attaquée qu’une autre...

MONTGISCAR.

Si elle est plus attaquée, elle est plus habituée à se défendre...

DE CLERCY.

Quand elle a de l’esprit, mais mademoiselle Chambrelan a-t-elle de l’esprit ? Voilà la question.

MONTGISCAR.

Mon ami, on ne sait jamais si une jolie fille a de l’esprit... la beauté est un manteau tellement éblouissant qu’on n’en peut distinguer l’étoffe... Une niaiserie qui tombe d’une jolie bouche, devient tout du suite une perle... Ainsi, je connais une femme, adorablement belle ; à tout ce qu’on lui dit, elle répond : « C’est splendide ! c’est splendide ! » Ce n’est pas grand chose, eh bien ! c’est délicieux !

DE CLERCY.

Diable ! vous n’êtes pas rassurant.

MONTGISCAR.

Mais au contraire, tout ce que je souhaite à mon fils Ernest, c’est de trouver une femme pareille à celle que je te propose.

DE CLERCY.

Eh bien ! mais, mon oncle, il n’y a encore rien de fait ; je ne connais pas mademoiselle Chambrelan, ainsi ne vous gênez pas.

MONTGISCAR.

Non... je te remercie, mon ami... mais elle n’est pas assez riche pour ton cousin.

DE CLERCY.

Ah !

MONTGISCAR.

Moi, je donne cinq cent mille francs, elle n’en a que deux cent mille... Je rêve pour Ernest la fille de la maison Burnett, Baring et Cie... crédit de premier ordre.

DE CLERCY.

Elle est jolie ?

MONTGISCAR.

Jolie... elle a une beauté personnelle qui n’est pas celle de tout le monde... Ernest est à Vienne, il revient dans un mois, et en attendant, je couve l’affaire.

DE CLERCY.

Brrou ! ne trouvez-vous pas qu’il fait ici un froid de loup ?

Il remonte.

MONTGISCAR.[5]

Oui, mais on n’y est bien tranquille.

Tirant sa montre.

Deux heures et demie, est ce qu’il y aurait malentendu avec Chambrelan ?

DE CLERCY.

Si nous cherchions dans les autres salles, ça nous échaufferait.

MONTGISCAR, apercevant le gardien qui se promène.[6]

Attends !...

Au gardien.

Pardon, mon ami...

LE GARDIEN, s’approchant avec empressement.

Monsieur ?

MONTGISCAR.

Est-ce qu’il n’y aurait pas par hasard deux statues de Pollux ?

LE GARDIEN.

Non monsieur... mais nous avons là-bas un magnifique Castor... il ne reste plus que le torse.

Récitant.

Il a été trouvé en 1821 dans les jardins de la villa Palmieri et expédié par les soins de M. le consul de France.

MONTGISCAR, l’interrompant.[7]

Merci ! merci !

À part.

Si on le laissait faire il nous réciterait le livret.

À de Clercy.

Ils auront peut-être confondu Castor avec Pollux... Allons voir.

DE CLERCY.[8]

Allons !

LE GARDIEN, récitant.

Ce morceau est justement regardé comme un des modèles les plus purs... il a été trouvé...

MONTGISCAR, un gardien, l’interrompant.

Merci, mon ami, merci...

Ils sortent tous deux par la gauche.

 

 

Scène IV

 

LE GARDIEN, puis CHAMBRELAN et JEANNE

 

LE GARDIEN, seul.

Ce ne sont pas là de vrais savants...

Apercevant Chambrelan et Jeanne qui entrent par la droite.[9]

Encore deux ! Que de monde aujourd’hui ! Est-ce qu’il pleut ?

CHAMBRELAN, au gardien.

Pardon... Pourriez-vous m’indiquer la statue de Pollux ?

LE GARDIEN.

La voici.

Récitant.

Telle qu’elle a été trouvée en 1821, dans les jardins...

CHAMBRELAN, l’interrompant.

Ça, ça m’est égal !

À part.

C’est drôle, je ne vois pas Montgiscar...

LE GARDIEN, à part.

Ils demandent tous la statue de Pollux, et ils ne veulent écouter aucun détail.

CHAMBRELAN, au gardien.

Mon ami, est-ce qu’il n’y aurait pas deux statues de Pollux ?

LE GARDIEN.

Non, monsieur, mais nous avons là-bas un magnifique Castor.

CHAMBRELAN.

Ah ! c’est un animal bien laborieux... l’emblème du travail !

LE GARDIEN.

Mais non, monsieur... Castor, c’est l’ami de Pollux... une autre statue...

CHAMBRELAN.

Ah ! très bien... très bien...

LE GARDIEN, à part.

Ce n’est pas encore un vrai savant celui-là...

CHAMBRELAN, à Jeanne.

Attendons !

JEANNE.

Attendons... quoi ?

CHAMBRELAN.

Tu le sauras tout à l’heure.

LE GARDIEN, à Chambrelan, avec familiarité.

Eh bien, monsieur... quoi de nouveau ?... avons-nous un ministère ?

CHAMBRELAN.

Un ministère !

À part.

Il veut me faire parler politique

Haut.

Pourquoi un ministère ? Je le trouve très bon le ministère !.. Et celui qui viendra après, et tous les autres aussi !

LE GARDIEN.

Ne vous fâchez pas.

CHAMBRELAN.

Pardon, j’ai à causer avec ma fille . je crois qu’on vous appelle par là !

LE GARDIEN.

J’y vais.

À part.

C’est un homme qui n’a pas d’opinions.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

CHAMBRELAN, JEANNE

 

JEANNE.

Voyons papa, maintenant que nous sommes seuls... pourquoi m’as-tu amenée dans ce musée ?... Tu as mis une cravate blanche, il y a quelque chose ?

CHAMBRELAN.

Eh bien oui, il y a quelque chose... il s’agit d’une entrevue pour toi.

JEANNE.

Oh ! que je vais avoir peur !...

CHAMBRELAN.

Mais non ! puisque le jeune homme ne sait rien... tu es censée ne rien savoir... moi, non plus... personne ne sait rien... c’est une rencontre fortuite. – Tiens ! vous voilà ! – Ah ! si je m’attendais à vous rencontrer ! De cette façon, vous vous verrez, vous vous examinerez, et si vous vous convenez... nous donnerons suite à nos projets...

JEANNE.

Et... est-il bien, ce jeune homme ?

CHAMBRELAN.

Physiquement, je ne le connais pas... c’est le neveu de monsieur Montgiscar, un banquier des mes amis... pas très spirituel, mais très riche... son neveu est un ancien élève de l’école Polytechnique... ingénieur des ponts-et-chaussées...

JEANNE.

Qu’est-ce que c’est que ça, ingénieur des ponts-et-chaussées ?

CHAMBRELAN.

Ces sont des jeunes gens auxquels le gouvernement apprend les mathématiques... pour leur faire faire des ponts... On vient ! Ce sont eux ! ayons l’air de nous promener.

Ils remontent en se promenant.

 

 

Scène VI

 

CHAMBRELAN, JEANNE, MONTGISCAR, DE CLERCY

 

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

Les voici ! ayons l’air de nous promener.

Haut à Chambrelan.[10]

Monsieur Chambrelan ! je ne me trompe pas ?

CHAMBRELAN.

Monsieur Montgiscar ! ah ! si je m’attendais à vous rencontrer !

MONTGISCAR.

On se serait donné rendez-vous...

CHAMBRELAN.

Le fait est que c’est un hasard.

Désignant Jeanne.

Je vous présente ma fille...

MONTGISCAR, saluant.

Mademoiselle... et moi, monsieur Jules de Clercy... un de mes correspondants de Roub...

Se reprenant.

De Bordeaux !... que je viens de rencontrer aussi... par hasard.

DE CLERCY, saluant Chambrelan et sa fille.

Monsieur.., Mademoiselle...

À part.

Charmante !...

MONTGISCAR.

Est-ce extraordinaire ? Je vous croyais à Saumur.

CHAMBRELAN.

Non... nous habitons Paris maintenant... depuis deux mois !

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

Dis quelque chose !

DE CLERCY, bas.

Oui...[11]

À chambrelan.

Ah ! monsieur connaît Saumur ! charmante ville... que j’ai visitée en détail.

JEANNE.

Il y un bien beau pont...

CHAMBRELAN.

Superbe ! le pont de Saumur est renommé ! Il est moins bien que celui de Bordeaux... parce que dame ! le pont de Bordeaux !...

MONTGISCAR.

Oh ! oui ! le pont de Bordeaux !...

DE CLERCY.

Sans doute... le pont de Bordeaux...

À part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à me parler de pont ?

Haut à Jeanne.

Vous aimez les voyages, mademoiselle ?

JEANNE.

Oh ! beaucoup... avec mon père, nous avons déjà visité, Florence, Rome, Naples, et tout le midi de la France.

CHAMBRELAN.

Moi, ce qui m’a le plus étonné, c’est le Colisée... à Rome...

DE CLERCY.

Je crois bien, le Colisée !...

CHAMBRELAN.

Il y a là un écho !... Quand on fait : hum ! c’est répété quinze fois... merveilleux ! merveilleux !

DE CLERCY.

Et vous, mademoiselle, qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

JEANNE.

Dame !... je ne sais pas...

Tout à coup.

C’est le pont du Gard !

CHAMBRELAN.

Oh ! le pont du Gard !... Quel pont !

MONTGISCAR.

Oh ! oui ! le pont du Gard ! Quel pont !

DE CLERCY, à part.

Ah ! nous recommençons.

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

L’as-tu assez vue ?

DE CLERCY, bas.

Non... jamais assez !... elle est ravissante !

CHAMBRELAN, bas à sa fille.

Examine-le bien... je vais le faire causer.

Haut à Montgiscar.

Quel temps ! quel temps ! vous avez bien fait de  prendre un parapluie.

MONTGISCAR.

Oui, mon baromètre baissait.

CHAMBRELAN.[12]

Tiens ! le mien montait... comment est-il fait votre baromètre ?

MONTGISCAR.

C’est un tube... avec du mercure...

CHAMBRELAN.

Comme celui de l’ingénieur Chevalier, sur le Pont-Neuf.

À de Clercy.

Voilà encore un beau pont !

MONTGISCAR.

Ah ! oui ! le Pont-Neuf !

DE CLERCY.

Certainement... le Pont-Neuf.

À part.

C’est un tic !

CHAMBRELAN.

Eh bien ! moi, mon baromètre est construit sur un tout autre système.

DE CLERCY, à part.

Allons ! les baromètres maintenant !

CHAMBRELAN.

C’est un grand cadran, avec des aiguilles... on tape dessus, c’est très gai.

À de Clercy.

Et vous, Monsieur... comment est-il votre baromètre ?

DE CLERCY.

Moi ? mais, je n’en ai pas.

CHAMBRELAN, s’oubliant.

Il faudra en acheter un, c’est très commode dans un ménage.

MONTGISCAR, toussant pour l’avertir.

Hum !

JEANNE, bas.

Papa !

CHAMBRELAN, vivement.

Dans un ménage de garçon, s’entend !

Bas à Montgiscar.

Dites donc... je crois s’ils se sont assez vus ?...

MONTGISCAR, bas.

Dame ! s’ils ne se connaissent pas maintenant !

CHAMBRELAN, bas.

Laissez-moi seul avec ma fille, je vais l’interroger.

MONTGISCAR, bas.

De mon côté, je vais questionner mon neveu.

CHAMBRELAN, bas.

Revenez dans cinq minutes... par hasard.

MONTGISCAR, bas.

Oui, je vais perdre un gant... ça nous fera une rentrée.

Haut.

Nous allons continuer notre promenade.

Saluant.

Cher Monsieur... Mademoiselle.

DE CLERCY, saluant aussi.

Monsieur... Mademoiselle !

CHAMBRELAN.

Enchanté !... charmé !...

MONTGISCAR.

Nous allons voir un sarcophage de Théodose qu’on dit extrêmement curieux.[13]

Il laisse tomber son gant, bas à Chambrelan.

Le gant !

CHAMBRELAN, à part.

Il est très fin !

MONTCISCAR, sortant, à de Clercy.

Eh bien ?

DE CLERCY.

Elle est charmante ! mais le père ne m’a pas l’air fort.

MONTGISCAR.

Oh ! le père !... Il faisait très bien les poignées de sabre.

Il disparaît, avec de Clercy, par la gauche.

 

 

Scène VII

 

CHAMBRELAN, JEANNE

 

CHAMBRELAN.

Voyons, comment le trouves-tu ? Tu as eu le temps de l’étudier...

JEANNE.

Dame ! papa, il me paraît comme il faut.

CHAMBRELAN.

Oui, il est distingué.

JEANNE.

Seulement, il parle trop souvent de ses ponts.

CHAMBRELAN.

Qu’est-ce que tu veux ? il a l’amour de sa profession... après ça... s’il ne te convient pas... ne te gêne pas...

JEANNE.

Je ne dis pas ça...

CHAMBRELAN.

Avec ta beauté, tu peux choisir...

JEANNE.

Vous me parlez toujours de ma beauté, mais tout le monde n’est peut-être pas de votre avis ?

CHAMBRELAN.

C’est impossible ! Comme père, je ne dois pas te faire de  compliments, je le sais... mais je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’à la perfection du visage, tu joins la grâce, le charme...

JEANNE.

Oh ! papa !

CHAMBRELAN.

Est-ce la vérité ? Dans la rue, dans les promenades, tu fais sensation ; on nous suit, j’entends murmurer les propos les plus flatteurs... Et dame ! je ne le cache pas, ça me fait plaisir.

JEANNE.

Ah bien ! moi, ça ne m’amuse pas !... ces messieurs qui vous regardent sous le nez.

CHAMBRELAN.

Ce n’est pas leur faute... ils ne peuvent pas s’en empêcher... dis-toi : ils ne peuvent pas s’en empêcher !... Il faut t’habituer de bonne heure, ma chère enfant, à recevoir les hommages qui te sont dus... Ta mère, qui était belle aussi, voyait tomber toute la ville de Saumur à ses pieds, sans en être émue... Elle cueillait les cœurs sur son passage, comme on cueille des roses, dans un jardin qui vous appartient. Fais comme elle, mon enfant, la nature t’a comblée... marche dans ton triomphe.

JEANNE.

Mais papa...

CHAMBRELAN.

Maintenant, nous disons que cet ingénieur ne te plaît pas... très bien !

JEANNE, vivement.

Mais je n’ai pas dit un mot de cela.

CHAMBRELAN.

Alors il te plaît... très bien !

JEANNE.

Mais...

CHAMBRELAN.

Avec ta beauté, tu peux choisir... si tu le veux, il sera ton mari...

JEANNE.

Ce n’est pas si pressé... Quand le reverrez-vous ?

CHAMBRELAN.

Tout de suite !

JEANNE.

Mais il est parti.

CHAMBRELAN.

Chut !... l’oncle a laissé tomber son gant... le voilà !... Tu es censée ne pas le savoir... moi non plus.

 

 

Scène VIII

 

CHAMBRELAN, JEANNE, MONTGISCAR, DE CLERCY[14]

 

MONTGISCAR.

C’est encore nous... Je viens de m’apercevoir que j’ai perdu un de mes gants.

CHAMBRELAN.

Vraiment ?... nous ne l’avons pas vu !

MONTGISCAR, ayant l’air de chercher.

Où diable peut-il être !

Le trouvant.

Ah ! le voici !... le voici !

CHAMBRELAN.

Ah ! bien !... on peut appeler ça de la chance !

DE CLERCY, à part.

Ils sont d’une finesse !

CHAMBRELAN, bas à Montgiscar.

Eh bien ! que dit votre neveu ?

MONTGISCAR, bas.

Il est enthousiasmé ! c’est du délire.

CHAMBRELAN, bas à sa fille.

Il est enthousiasmé ! c’est du délire.

MONTGISCAR, bas à Chambrelan.

Et votre fille ? son sentiment ?

CHAMBRELAN, bas.

Il n’a pas déplu.

MONTGISCAR, bas a son neveu.

Tu n’as pas déplu !

DE CLERCY.

Bravo !

Bas à Montgiscar.

Alors vite, mon oncle, faites la demande !

MONTGISCAR, bas.

La demande... ici ?

DE CLERCY.

Puisque nous sommes réunis... il faut battre le fer...

MONTGISCAR.

C’est juste... D’ailleurs, je suis pressé.

Bas à Chambrelan.

Dites donc, nous allons vous faire la demande.

CHAMBRELAN, bas.

Comment ! au musée...

MONTGISCAR.

C’est de l’empressement... il n’y a personne... nous serons aussi bien là que dans votre salon.

CHAMBRELAN.

Cependant les convenances...

MONTGISCAR.

Vous savez, moi, je suis dans les affaires... je n’ai pas une minute à perdre.

CHAMBRELAN, bas.

Je comprends... je comprends... Allons préparez-vous...

Bas à Jeanne.

Il va me faire la demande...

JEANNE, à part.

Comment ! mais je ne suis pas en toilette !

MONTGISCAR, se posant cérémonieusement.

M. Chambrelan... oncle de mon neveu... j’ai reçu ses confidences... il aime !...

CHAMBRELAN.

C’est fatal !

MONTGISCAR, continuant.

Une minute a suffi pour le fixer... il cherchait une jeune fille accomplie... il a trouvé un ange.

CHAMBRELAN, approuvant.

Très bien !

MONTGISCAR.

J’ai donc l’honneur de vous demander pour mon neveu la main de mademoiselle Chambrelan.

Bas à Chambrelan.

À vous !...

CHAMBRELAN, se posant.

M. Montgiscar... père de ma fille, je crois être son interprète... et le mien, en vous disant que votre recherche nous honore, autant qu’elle nous flatte...

À de Clercy.

M. de Clercy, je vous considère, à partir d’aujourd’hui comme le fiancé de ma fille... et je vous autorise à donner cours à l’admiration légitime qu’elle est en droit de vous inspirer.

DE CLERCY, avec joie, allant à Jeanne.[15]

Ah ! monsieur ! mademoiselle !... que je suis heureux.

MONTGISCAR.

Voilà qui est fait.

Tirant sa montre.

22 minutes.

DE CLERCY.

Que vous êtes bonne, mademoiselle, d’avoir bien voulu m’agréer.

JEANNE.

Du moment, monsieur, que vous étiez présenté par mon père...

DE CLERCY.

Je vous promets l’affection la plus profonde, la plus dévouée, la plus tendre...

MONTGISCAR, bas à Chambrelan.

Les voilà partis ! j’ai été comme ça ! Le jour où j’ai été accepté, dans ma joie, j’ai cassé un globe de pendule.

CHAMBRELAN.

Comment ça ?

MONTGISCAR.

J’avais ma canne à la main... et en me jetant dans les bras de ma belle-mère...

Il lève violemment son parapluie, attrape un des bras de la statue de Pollux et le casse.

Oh ! saperlotte !

TOUS.

Cassé !

CHAMBRELAN.

Un antique !

MONTGISCAR, ramassant le bras.

C’est donc en sucre ces machines là ?

CHAMBRELAN.

Le gardien !

Montgiscar fourre vivement le bras dans sa poche, le gardien passe nonchalamment au fond.

MONTGISCAR, à Chambrelan.

Il est parti ?

CHAMBRELAN, à de Clercy.

Il est parti ?

DE CLERCY.

Il est parti !

JEANNE.[16]

Parti !

MONTGISGAR.

Nous voilà bien !... Ce bras est au gouvernement, et c’est le droit. Le bras droit du gouvernement !... Que faire ?

CHAMBRELAN.

Cachez-le... et sauvons-nous !

MONTGISCAR.

Oh ! non !... on pourrait croire que je veux dévaliser le musée.

Tirant le bras de sa poche.

Si je pouvais le remettre adroitement.

CHAMBRELAN.

J’ai votre affaire... j’ai vu une boutique, en face le guichet du Louvre, où l’on vend une composition appelée : Mastic d’Athènes.

MONTGISGAR.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CHAMBRELAN.

C’est une espèce de gélatine liquide, en bouteille... il parait que ça recolle pour l’éternité... à ce que dit le prospectus.

MONTGISCAR.

Vous me sauvez..

Il fourre le bras dans la poche de son paletot.

Jules !

DE CLERCY.

Mon oncle.

MONTGISCAR.

Va me chercher une bouteille de ce mastic d’Athènes, en face le guichet du Louvre.

DE CLERCY.

Moi, à votre place, j’aimerais mieux déclarer l’accident.

MONTGISCAR.

Merci, pour qu’on me fasse payer la statue entière !... va, dépêche toi !...

DE CLERCY.

Vous le voulez ?... j’y vais !...

Il sort vivement par la droite.

 

 

Scène IX

 

JEANNE, CHAMBRELAN, MONTGISCAR

 

MONTGISCAR, à Chambrelan.

Nous allons recoller ça à nous deux... vous avez fabriqué des poignées de sabre... vous ne devez pas être embarrassé.

Le gardien passe au fond.

CHAMBRELAN.

Non... je ne suis pas maladroit... mais il faudrait occuper le gardien.[17]

MONTGISCAR.

Rien de plus facile... il aime à causer... Mademoiselle Jeanne, ma nièce, va se faire expliquer le sarcophage de Théodose... Il y en a pour trois bons quarts d’heure.

CHAMBRELAN.

Très bien...

À sa fille.

Tu entends... le sarcophage de Théodose... écoute-le avec avidité... prends même quelques notes...

JEANNE.

Je comprends... soyez tranquilles...

Elle sort par la gauche avec le gardien.

LE GARDIEN, en sortant, à Jeanne.

Il a été trouvé en 1821...

Le gardien et Jeanne disparaissent par la gauche.

 

 

Scène X

 

MONTGISCAR, GHAMBRELAN

 

MONTGISCAR.

Jules est bien long à revenir.

CHAMBRELAN.

Un peu de patience... sapristi ! qu’il fait froid.

Éternuant.

Je m’enrhume.

MONTGISCAR.

Moi, j’ai les pieds à la glace... marchons un peu... et ne cassons rien !

Ils se promènent un moment.

CHAMBRELAN.

En attendant votre neveu, si nous causions un peu du contrat.

MONTGISCAR.

Je veux bien... ça nous échauffera... de notre part tout est clair, net et liquide.

Il éternue.

Tiens ! je m’enrhume aussi...

Reprenant.

Nous apportons quinze mille livres de rentes, représentées par une maison, sise rue Amelot.

CHAMBRELAN.

Des boutiques ?

MONTGISCAR.

Quoi ?

CHAMBRELAN.

Avez-vous des boutiques ?

MONTGISCAR.

Une seule... un boulanger.

CHAMBRELAN.

Ça met le feu.

MONTGISCAR.

Nous sommes assurés... d’ailleurs ne disons pas de mal du feu.

CHAMBRELAN, relevant son collet.

Oh ! non ! ici surtout.

MONTGISCAR.

Quant à vous, vous m’avez annoncé deux cent mille francs.

CHAMBRELAN.

C’est exact !

MONTGISCAR.

Qui se composent ?

CHAMBRELAN.

Cent mille, en cinq pour cent libéré.

MONTGISCAR.

Bon !

CHAMBRELAN.

75 mille, en obligations de l’Ouest.

MONTGISCAR.

Bon !

CHAMBRELAN, hésitant.

Et 50 actions des mines de phosphore des Asturies.

MONTGISCAR.

Aïe !... aïe !...

CHAMBRELAN, vivement.

Oui... mais c’est une valeur qui rebondira.

MONTGISCAR.

À quel taux les comptez-vous vos phosphores ?

CHAMBRELAN.

Mais... au cours d’émission... à 500 francs.

MONTGISCAR.

Ah ! non ! il ne faut pas me la faire ! à moi, un banquier !

CHAMBRELAN.

Quoi ?

MONTGISCAR.

Je ne connais que la cote... 47 francs... et offert... et offert !... nous ne pouvons pas accepter ça pour 25 000.

CHAMBRELAN.

Laissez-moi vous expliquer... j’ai acheté ces valeurs pour le compte de ma fille, avec le bien de sa mère... si elles montent, tant mieux... si elles baissent, c’est un malheur.

MONTGISCAR.

Ça ne nous regarde pas... vous annoncez 200 mille francs... il en manque 22 mille...

CHAMBRELAN.

Mais je n’ai pas envie de les perdre...

S’attendrissant.

Je perds déjà ma fille... une ange !

MONTGISCAR, l’imitant.

Et moi, je perds mon neveu... un autre ange !

CHAMBRELAN.

Alors, monsieur, vous marchandez mon enfant !

MONTGISCAR.

Non... je marchande vos phosphores... vous voulez nous colloquer pour 500 francs ce qui en vaut 47... je trouve ça un peu... ficelle, comme on dit à la Bourse.

CHAMBRELAN, irrité.

Ficelle ! ficelle ! monsieur, retirez le mot !

MONTGISCAR.

Jamais de la vie !

CHAMBRELAN.

Eh bien ! il n’y a rien de fait !

MONTGISCAR.

Comme vous voudrez !

CHAMBRELAN.

Ma fille avec sa beauté hors ligne ne sera pas embarrassée pour...

Il éternue.

MONTGISCAR.

Que Dieu vous bénisse !

CHAMBRELAN.

Merci !

MONTGISCAR.

Et fasse remonter les phosphores.

CHAMBRELAN, sèchement.

Serviteur !

Sortant.

Ficelle !

Appelant.

Jeanne ! Jeanne !

Il disparaît par la gauche.

 

 

Scène XI

 

MONTGISCAR, puis DE CLERCY

 

MONTGISCAR.

Dame !... les affaires sont les affaires !... je ne peux pas me laisser rouler comme ça...

Changeant de ton.

Sapristi ! que ce bras me gène.

Il tire le bras de la statue de sa poche de droite et la change de côté.

Mon neveu ne revient pas...

L’apercevant.

Ah !... enfin !...

DE CLERCY, entrant par la droite.

Mon Oncle, voilà votre affaire...

Lui donnant une petite bouteille.

Mastic liquide d’Athènes, avec la manière de s’en servir.

MONTGISCAR.

Très bien... tu vas m’aider...

DE CLERCY.

Volontiers.

Regardant autour de lui.

Mais je ne vois plus M. Chambrelan et sa fille.

MONTGISCAR, lui montrant la gauche.

Ils viennent de partir.

DE CLERCY.

Comment... partir !

MONTGISCAR.

Les négociations sont rompues.

DE CLERCY.

Rompues ?

MONTGISCAR.

Oui, ce papa Chambrelan est l’indélicatesse même... figure-toi qu’il voulait me faufiler dans la dot des phosphores à 500 francs... au pair.

DE CLERCY.

Eh bien ?... qu’est-ce que ça fait ?

MONTGISCAR.

Ça fait une différence de 22 000 francs... Il s’est entêté... moi aussi... et il est parti, c’est rompu.

DE CLERCY.

Comment, rompu ! Mais vous ne voyez donc pas que je suis amoureux !...

MONTGISCAR.

C’est un tort... On ne doit être amoureux que lorsque tout est bien convenu.

DE CLERCY.

C’est possible !... mais c’est fait... j’aime la demoiselle, j’en suis fou !... je prends les phosphores au pair... et je l’épouse !

MONTGISCAR.

Comme tuteur, je proteste !

DE CLERCY.

Ça m’est égal... je cours après eux, je leur fais des excuses et je les ramène !...

MONTGISCAR.

Mais malheureux...

DE CLERCY.

Pourvu que je les retrouve... Ah ! mon oncle !... mon oncle !...

Il sort en courant par la gauche.

 

 

Scène XII

 

MONTGISCAR, puis MADAME DE GOBERVILLE, puis OCTAVE

 

MONTGISCAR.

Ce garçon là ne fera jamais un financier...

Regardant autour de lui.

Personne !... raccommodons Pollux.

Lisant l’instruction collée sur la bouteille.

Étendre une légère couche sur la partie fracturée. – Nota : L’effet de ce mastic est tellement puissant que si l’opérateur en laissait couler quelques gouttes entre ses doigts, il ne pourrait plus les ouvrir.

Incrédule.

Oh ! oh ! quelle farce !

Lisant.

Il devrait alors plonger immédiatement sa main dans l’eau bouillante !

Changeant de ton.

Ah ! diable !... il ne faut pas jouer avec ça.

Il tire le bras de sa poche et s’approche de la statue.

Voyons... il s’agit de recoller ça artistement.

Il approche un escabeau.

MADAME DE GOBERVILLE, entrant par la droite, à part.[18]

Il doit m’attendra ici... en dessinant...

Apercevant Montgiscar de dos.

Ah ! c’est lui...[19]

MONTGISCAR.

Oh ! quelqu’un ?

Il cache vivement le bras derrière sou dos.

MADAME DE GOBERVILLE.

M. Montgiscar !

MONTGISCAR.

Madame de Goberville !

À part.

Que le diable l’emporte !

MADAME DE GOBERVILLE, à part.

Quel contretemps !

MONTGISCAR, gracieux.

Ah ! quelle charmante rencontre !

MADAME DE GOBERVILLE, du même ton.

En effet... je ne m’attendais pas...

MONTGISCAR.

J’adore les statues... et dès que j’ai un moment à moi, j’accours au musée des Antiques.

MADAME DE GOBERVILLE.

C’est comme moi... j’aime l’art grec...

Elle remonte.

MONTGISCAR.[20]

Il n’y a que celui-là !

Fourrant le bras dans la poche de son paletot.

Comment se porte votre cher mari, M. de Goberville ?

MADAME DE GOBERVILLE.

Très bien, fort occupé... son chemin de fer, le grand Occidental, dont il est administrateur, l’absorbe complètement.

MONTGISCAR, avec galanterie.

Complètement... en vous voyant... je ne puis le croire.

MADAME DE GOBERVILLE, minaudant.

Ah ! M. Montgiscar !... vous êtes galant...

MONTGISCAR.

Je le dis comme je le pense, madame, comme je le pense !

À part.

Elle est bien gênante !

MADAME DE GOBERVILLE, à part.

Est-ce qu’il ne va pas s’en aller?

Apercevant Octave qui entre par la gauche.

Oh !

OCTAVE, s’avançant vers elle.

Madame, je...[21]

MADAME DE GOBERVILLE, bas et vivement.

Chut ! Nous ne nous connaissons pas !

OCTAVE, apercevant Montgiscar.

Ah !

Il ouvre son album et se prépare à dessiner en fredonnant.

Tu, tu, tu, tu !

MONTGISCAR, à part.

En voilà un autre à présent !

MADAME DE GOBERVILLE, à Montgiscar.

Adieu, cher monsieur.

MONTGISCAR, saluant.

Madame... mes hommages à M. de Goberville.

MADAME DE GOBERVILLE, passant près d’Octave qui s’est assis sur l’escabeau, et bas.

Dans un quart d’heure au musée d’artillerie.

Elle sort par la droite.

MONTGISCAR, regardant Octave qui taille son crayon, à part.

C’est celui-là qui me gène maintenant... il m’a l’air d’un piocheur.

OCTAVE, regardant la statue et poussant un cri.

Ah !

MONTGISCAR.

Quoi ?

OCTAVE, se levant.

Il lui manque un bras !

MONTGISCAR, vivement.

Non, je l’ai toujours vue comme ça.

OCTAVE.

Pardon, je l’ai dessiné ce matin.

Montrant son album.

Le voilà !

MONTGISCAR, jouant l’étonnement.

Tiens ! c’est ma foi vrai, il y en a deux ! Mais qu’est-ce que l’autre a pu devenir ? Il est sans doute en réparation.

OCTAVE, regardant la fenêtre.

Ah ! décidément le jour est détestable...

Fermant son album.

Je reviendrai demain.

Saluant.

Monsieur...

MONTGISCAR, saluant.

Monsieur...

Octave sort par la droite.

 

 

Scène XIII

 

MONTGISCAR, seul

 

Parti ! enfin !

Il tire le bras de sa poche et s’approche de la statue.

Dépêchons-nous.

Il monte sur l’escabeau, débouche la petite bouteille et en verse le contenu sur la cassure.

Là !... un peu de ce baume de fier-à-bras, sur l’endroit malade... et prenons garde de m’en verser sur les doigts...

Il replace le bras de la statue et le consolide.

Ça tient !... ça tient tout seul !... c’est même mieux qu’auparavant.

 

 

Scène XIV

 

DE CLERCY, CHAMBRELAN, JEANNE, MONTGISCAR, puis LE GARDIEN

 

DE CLERCY, ramenant Chambrelan et Jeanne.

Mais puisque j’accepte vos phosphores, c’est une valeur excellente...

CHAMBRELAN.

Qui rebondira... Mais monsieur votre oncle...

MONTGISCAR, en haut de l’escabeau.

Moi, j’ai fait mes observations, comme tuteur... mais puisque ça convient à mon neveu...

Descendant de l’escabeau.

Tout est arrangé.

CHAMBRELAN, regardant la statue.

Tiens, le bras aussi ! vous l’avez replacé. Il est très bien.

MONTGISCAR.

Oui, je crois que comme restauration... c’est assez bien venu.

DE CLERCY, regardant la statue.

Mais, Dieu me pardonne ! vous l’avez recollé à l’envers.

MONTGISCAR, même jeu.

Comment ! à l’envers ?

JEANNE, de même.

C’est positif !

CHAMBRELAN, de même.

C’est ma foi vrai !

MONTGISCAR.

Allons, bon ! il va falloir le recasser.

DE CLERCY, bas et vivement.

Chut !... le gardien.

CHAMBRELAN.

Il est capable de s’en apercevoir... Filons !

MONTGISCAR.

Allons causer de nos derniers arrangements.

CHAMBRELAN.

Où ça ?

MONTGISCAR.

Au musée d’artillerie.

CHAMBRELAN.

Pourquoi au musée d’artillerie ?

MONTGISCAR.

C’est plein de poignées de sabre... et on est chauffé.

CHAMBRELAN.

Évitons le gardien.

Ils remontent à gauche. Au moment où ils se disposent à sortir, le gardien entre suivi d’une famille anglaise, portant des guides des voyageurs. Le père prend des notes. Pendant que le gardien parle, de Clercy et Jeanne sortent en courant par la droite, puis Chambrelan, puis Montgiscar.

LE GARDIEN, récitant.

Yes, mylord. La statue de Pollux... telle qu’elle a été trouvée en 1821 dans les jardins de la villa Palmieri... et expédiée par les soins du consul de France...

 

 

ACTE II

 

Un salon chez Montgiscar. Au fond, au milieu, une glace sans tain. Portes de chaque côté de la cheminée, ouvrant sur d’autres salons. Portes latérales au premier plan. Chaises, fauteuils ; à droite, un canapé.

 

 

Scène première

 

MONTGISCAR, INVITÉS, INVITÉES au fond, puis CHAMBRELAN, puis MOULINOT

 

Au lever du rideau, musique à l’orchestre. On danse dans les salons du fond.

MONTGISCAR, seul, venant d’un des salons du fond.

Allons, mon bal est très réussi...

S’essuyant le front.

On s’étouffe déjà... et il n’est que dix heures !

Apercevant Chambrelan qui entre par la gauche.

Ah ! voilà Chambrelan !

CHAMBRELAN.[22]

Bonjour, cher ami...

MONTGISCAR.

Comment ! vous êtes seul ? Eh bien ! et nos jeunes mariés de huit jours ?

CHAMBRELAN.

Vous les verrez tout à l’heure... je viens en éclaireur. Il faut vous dire, qu’à la maison nous sommes bien embarrassés... Ma fille a deux coiffures... une avec des fleurs, l’autre avec des fruits... laquelle mettre ?

MONTGISCAR.

Diable ! c’est grave.

CHAMBRELAN.

Je crois bien que c’est grave... c’est son début dans le monde, aussi je suis d’une émotion !... Alors j’ai pris un grand parti... je me suis jeté dans un fiacre et je suis venu pour inspecter les coiffures... Si c’est le fruit qui domine, nous mettrons les fleurs ; si ce sont les fleurs, nous mettrons le fruit.

MONTGISCAR.

Naturellement !

À part.

C’est une modiste que ce père-là !

Haut.

Et le ménage, comment, va-t-il ?

CHAMBRELAN.

Ah ! mon ami... depuis huit jours qu’il est marié, votre neveu ne cesse pas de regarder sa femme !... Je dois dire pour l’excuser, que ma fille a encore embelli... si c’est possible... Hier, nous avons eu un succès !... nous étions à l’Opéra... toutes les lorgnettes nous dévoraient, elles nous mangeaient... et nous n’avions pourtant qu’une pauvre petite coiffure de lilas blanc ! Je vais passer mon inspection et je me sauve.

Il sort par le fond à gauche.

MOULINOT, entrant timidement par la gauche. Tenue de bal râpée, saluant.[23]

Monsieur Montgiscar...

MONTGISCAR.

Ah ! c’est mon teneur de livres... J’y suis très attaché... Bonjour, Moulinot.

MOULINOT.

Je voulais remercier monsieur, de l’honneur qu’il m’a fait en m’invitant...

MONTGISCAR.

Il n’y a pas de quoi, mon ami ; entrez dans le bal, promenez-vous, prenez des rafraîchissements ; comme tout le monde, vous m’entendez, absolument comme tout le monde...

MOULINOT, prenant une glace sur un plateau que promène un domestique et saluant humblement.

Vous êtes trop bon... mille fois trop bon.

Il entre dans le bal au fond à gauche en faisant des courbettes.

MONTGISCAR, seul.

C’est un employé laborieux, exact, honnête... et 1 800 fr. d’appointements.

CHAMBRELAN, revenant du fond à gauche.[24]

Décidément, nous mettrons des fleurs.

MONTGISCAR.

Dites donc, je vous présenterai mon fils... il est arrivé de Vienne, ce soir à 5 heures... il s’habille.

CHAMBRELAN.

Je ferai sa connaissance avec plaisir... on le dit très beau cavalier.

MONTGISCAR.

Il est superbe... élégant... distingué... il est en homme, ce que votre fille est en femme... peut être mieux.

CHAMBRELAN, incrédule.

Oh ! ça !

À part.

Mon Dieu, qu’il y a des pères ridicules !

MONTGISCAR.

Entre nous, ce bal cache...

CHAMBRELAN, vivement.

Vous me conterez ça tantôt, on m’attend.

Il sort en courant par la gauche.

MONTGISCAR, seul.

Ernest est bien long à sa toilette... Ah ! le voila !

 

 

Scène II

 

MONTGISCAR, ERNEST

 

ESNEST, entrant par la droite.

Papa, me voilà prêt.

Examinant le salon.

Superbe ton bal !... des fleurs, des bougies... des jolies femmes !...

MONTGISCAR, l’admirant.[25]

Qu’il est beau ! Il est plus grand que moi ! tu es plus grand que moi !

Il l’embrasse.

Dis donc, si tu valses, prends bien garde de te refroidir... et au besoin va changer, ne te gêne pas !

ERNEST, riant et s’asseyant sur le canapé.

C’est ça... entre chaque quadrille... voyons, parle-moi un peu du mariage de mon cousin... sa femme est-elle jolie ?

MONTGISCAR.

Charmante ! remarquable même...

ERNEST.

Ah ! ah ! tu me présenteras.

MONTGISCAR, s’asseyant à côté de lui.

Oui, mais ne va pas t’aviser de porter le trouble par là.

ERNEST.

Oh ! sois tranquille !... la famille, c’est sacré !... cependant j’aurais peut-être le droit d’exercer quelques représailles...

MONTGISCAR.

Pourquoi ?

ERNEST.

Mon cher cousin m’a soufflé il y a cinq mois une... petite relation.

MONTGISCAR, incrédule.

Allons donc ! il y a une femme qui a pu le préférer à toi ?...

ERNEST, se levant.

Absolument.

MONTGISCAR, vexé.

Je ne la connais pas... mais j’ai une pauvre opinion de cette dame.

Changeant de ton et se levant.

Allons, voilà ton gilet qui grimace...

Le lui arrangeant.

Tu n’es pourtant pas difficile à habiller, toi...

ERNEST.

Mais tu t’inquiète de ma toilette, comme si j’étais une demoiselle à marier.

MONTGISCAR, riant.

Eh ! eh ! tu n’es peut être pas loin de la vérité.

ERNEST.

Un mariage ! Je retourne à Vienne.[26]

MONTGISCAR.

Il s’agit d’un de ces mariages !... la fille de la maison Burnett, Baring et Cie... Ça dit tout.

ERNEST.

Je ne la connais pas...

MONTGISCAR.

Comment ? Burnett...

ERNEST.

Est-elle bien ?...

MONTGISCAR.

Quatre langues !... elle parle quatre langues.

ERNEST.

Oui, mais son extérieur ?

MONTGISCAR.

Parfait !... Ce n’est pas un de ces petits minois chiffonnés et rétrécis !.. elle a de grands yeux, un grand nez, une grande bouche... elle a été taillée en plein drap.

ERNEST.

Et les pieds ?

MONTGISCAR.

Les pieds aussi !... seulement elle a fait une saison aux bains de mer cet été, et elle en a rapporté quelques petites taches de rousseur... qui du reste égaient sa physionomie.

ERNEST.

Je n’aime pas cette gaîté là.

MONTGISCAR.

Ça s’en va.

ERNEST.

Et ça revient.

MONTGISCAR.

Ah ! ça, je te trouve froid, triste...

ERNEST.

Dame ! franchement je ne songe pas du tout à me marier.

MONTGISCAR.

Ah !

L’examinant.

Alors, il y a quelque anguille sous roche. Voyons, sois franc !... Je ne suis pas homme à contraindre tes inclinations... tu aimes une autre femme ?

ERNEST.

Eh bien ! oui, c’est vrai !

MONTGISCAR.

Qui ça ?

ERNEST.

Une adorable jeune fille, que j’ai rencontrée en Italie, voyageant avec son père... nous avons passé douze heures ensemble dans la grotte d’azur.

MONTGISCAR.

Dans la grotte d’azur... une nymphe alors ?

ERNEST.

Tout ce que je sais, c’est qu’elle est admirablement jolie.

MONTGISCAR.

Douze heures sous le môme toit !... c’est donc une auberge cette grotte d’azur ?...

ERNEST.

C’est une excavation que la mer a creusée dans le rocher... on n’y pénètre qu’en bateau ; et comme l’orifice en est très bas, lorsque la mer devient forte, il est impossible d’en sortir.

MONTGISCAR.

Eh bien ?

ERNEST.

Eh bien ! nous nous sommes trouvés bloqués tout une nuit, le père, la fille et moi.

MONTGISCAR.

Heureusement que le père était là...

ERNEST.

Il s’est endormi.

MONTGISCAR.

Bien !

ERNEST.

Après avoir constaté avec chagrin que la grotte n’avait pas d’écho.

MONTGISCAR.

Eh bien ! et toi ? qu’est-ce que tu as fait ?

ERNEST.

J’avais heureusement dans ma poche une boîte d’allumettes-bougies.

Faisant le geste d’allumer.

Alors toute la nuit... frrit !

Avec sentiment.

pour la voir.

MONTGISCAR, l’imitant.

C’est touchant ! frrit !

ERNEST.

Oh ! quel esprit ! quelle grâce ! nous avons causé de tout et de rien, de la mer, des étoiles, de l’infini... de l’opéra ! car elle est musicienne... Nous avons fait aussi un peu de musique...

MONTGISCAR.

Il y avait donc un piano dans ton aquarium ?

ERNEST.

Non, nous avons chanté.

MONTGISCAR.

Ça a du réveiller le père.

ERNEST.

Pas le moins du monde... c’est un homme qui dort fortement. Au petit jour, nous fumes délivrés... je les reconduisis à leur hôtel...

MONTGISCAR.

Et tu y retournas le lendemain ?

ERNEST.

Comment, le lendemain !... au bout de dix minutes !... trop tard encore !... ils venaient de partir sans laisser leurs noms, sans dire où ils allaient.

MONTGISCAR.

Eh bien, alors...

ERNEST.

Alors je me mis à parcourir toutes les villes de l’Italie, les musées, les théâtres... rien !... impossible de la retrouver !...

MONTGISCAR.

À ta place, je n’y penserais plus.

ERNEST.[27]

Ah ! c’est plus fort que moi... cette jeune fille... ou plutôt ce rêve, cette apparition, me poursuit partout. Je ne puis l’arracher de mon cœur.

MONTGISCAR.

N’arrachons pas... guérissons... je suis de l’avis des dentistes, guérissons.

ERNEST.

Me guérir... mais comment ?

MONTGISCAR.

En épousant la petite Burnett, Baring et Cie.

ERNEST.

Allons donc !

MONTGISCAR.

Regarde la ! je ne te demandes que ça ! fais la danser, elle est dans le second salon, près de la cheminée... entourée de sa famille... neuf tantes, dont quatre fructueuses... je les ai mises à part, à droite... tu peux sourire à la gauche, mais sois délicieux avec la droite... va... je t’en prie.

ERNEST.

Soit... mais c’est sans conviction... pour te faire plaisir.

Il sort par le fond à gauche.

MONTGISCAR, seul.

Il y viendra... je ne prends pas au sérieux ce petit roman maritime.

 

 

Scène III

 

MONTGISCAR, INVITÉS des deux sexes, MOULINOT, HECTOR, HERMANCE, puis DE GOBERVILLE, MADAME DE GOBERVILLE , OCTAVE, puis DE CLERCY, JEANNE et CHAMBRELAN

 

MONTGISCAR.

Ah ! la valse est finie...

Des invités entrent par le fond et chaque cavalier reconduit sa danseuse à sa place, deux domestiques offrent des rafraîchissements.

HECTOR, à Montgiscar.[28]

Votre fête est charmante...

MONTGISCAR, mystérieusement.

Entre nous... c’est presqu’un bal de fiançailles... je suis sur le point de marier mon fils... mais n’en parlez pas !... c’est encore un secret.

HECTOR.

Oh ! soyez tranquille.

MONTGISCAR, aux domestiques.[29]

Offrez ! offrez à ces messieurs...

À Moulinot.

Vous aussi, comme tout le monde ! comme tout le monde !

Il va s’asseoir près d’Hermance sur le canapé et cause à voix basse.

MOULINOT, à part prenant sur le plateau.

C’est la quatrième glace que je prends... est-ce bien prudent ?

MONTGISCAR, aux personnes qui l’entourent.

N’en parlez à personne... c’est encore un secret.

UN INVITÉ, derrière le canapé.

Soyez tranquille, nous serons muets.

UN AUTRE INVITÉ.

Tous muets.

JUSTIN, annonçant à gauche.

Monsieur et madame de Goberville ! monsieur Octave Blandar !

De Goberville entre en donnant le bras à sa femme, il porte des lunettes d’or. Octave suit madame de Goberville dont il tient le flacon et l’éventail.

MONTGISCAR, se levant et allant à eux.

Ah ! comme vous venez tard.

Madame de Goberville va s’asseoir près d’Hermance sur le canapé.[30]

DE GOBERVILLE.

Vous savez, la toilette des dames... Permettez-moi de vous présenter M. Octave Blandar, un de mes amis.

MONTGISCAR, saluant.

Monsieur...

OCTAVE, de même.

Monsieur...

DE GOBERVILLE.

Sculpteur de beaucoup de talent... il a déjà fait mon buste... oui... il a la bonté de trouver que j’ai une tête de penseur... maintenant il fait celui de ma femme... c’est beaucoup plus long...

MONTGISCAR, allant à Octave.[31]

Mais si je ne me trompe, j’ai déjà eu le plaisir de rencontrer monsieur au musée des Antiques...

MADAME DE GOBERVILLE, toussant.

Hum !

OCTAVE.

En effet... en effet !...

MONTGISCAR.

Puis le même jour au musée d’artillerie.

OCTAVE.

En effet... en effet !...

MONTGISCAR.

Et par une coïncidence, que je ne me lasse pas de bénir, j’ai fait également la rencontre de...

MADAME DE GOBERVILLE, lui coupant la parole.

Pardon... cher monsieur, vous n’auriez pas une table de whist à offrir à mon mari !

MONTGISCAR.

Si ! par là.

Il indique la droite.

DE GOBERVILLE.[32]

Oh ! je ne suis pas pressé.

MONTGISCAR.

Un homme grave !... le bal manque de charme pour vous...

DE GOBERVILLE.

Il y a le coup d’œil.

MONTGISCAR.

Non ! entrez là... on vous attend.

Il le conduit à droite.

DE GOBERVILLE, à part.

Je reviendrai.

Il sort.

OCTAVE, à Montgiscar.

Ah ! Monsieur Montgiscar, mon compliment... votre bal est un bouquet de jolies femmes.

MONGISCAR, s’oubliant.

Oh ! Ce n’est rien encore !

Les femmes font un mouvement.

Vous allez en voir une tout à l’heure, près de laquelle les autres ne sont que...

TOUTES LES FEMMES.

Hein ?

MONTGISCAR, se reprenant.

Non ! ce n’est pas ce que je voulais dire !

À part.

Sapristi ! qu’est-ce que j’ai fait ?

MADAME DE GOBERVILLE, d’un air pincé.

Et quand verrons nous cette beauté merveilleuse ?

MONTGISCAR.

Oh ! merveilleuse...

À part.

Réparons !

Haut.

Elle est jeune... la beauté du diable... voilà tout.

JUSTIN, annonçant.

Monsieur et Madame de Clercy !

MONTGISCAR.

La voici !

JUSTIN, à Chambrelan.

Le nom de monsieur ?

CHAMBRELAN.

Je suis le papa.

JUSTIN, annonçant.

Monsieur Lepapa !

Mouvement général de curiosité, murmure flatteur partant des groupes des hommes.

UN INVITÉ, à son voisin, à gauche.

Elle est charmante !

DEUXIÈME INVITÉ.

Adorable !

TROISIÈME INVITÉ, à droite.

Elle sera le succès de la saison.

DEUXIÈME INVITÉ.

Je la ferai danser.

PREMIER INVITÉ.

Après moi.

DEUXIÈME INVITÉ.

C’est ce que nous verrons.

CHAMBRELAN, bas à de Clercy.[33]

Entendez-vous le murmure flatteur !... la glace est rompue !

DE CLERCY, bas.

Je ne le cache pas... ça me fera plaisir !

CHAMBRELAN.

Et à moi donc !

MADAME DE GOBERVILLE, toujours assise, aux dames qui l’entourent.

Je ne lui trouve rien d’extraordinaire.

HERMANCE.

Moi non plus !

On entend la ritournelle de l’orchestre.

MONTGISCAR.

Messieurs, c’est un quadrille.

Tous les jeunes gens se pressent autour de Jeanne pour l’inviter.[34]

MADAME DE GOBERVILLE, se levant et arrêtant Octave, bas.

Je vous défends de danser avec elle !

OCTAVE.

Je n’y songeais pas...

CHAMBRELAN, un carnet de bal à la main, aux jeunes gens.

De l’ordre ! Messieurs, de l’ordre ! je vais vous inscrire.

Bas à de Clercy.

Hein ! quel effet !

Il sort avec Jeanne, entouré de jeunes gens dont il inscrit les noms. Octave a offert son bras à madame de Goberville. Plusieurs dames restent seules.

HERMANCE.

Eh bien, et nous ?...

À une dame, en riant.

Madame veut-elle me faire l’honneur...

Elles sortent se donnant le bras suivies des autres dames.

 

 

Scène IV

 

DE CLERCY, MONTGISCAR, puis DE GOBERVILLE

 

MONTGISCAR.[35]

Eh bien ! j’espère que voilà un succès !

DE CLERCY.

Ah ! mon bon oncle, que vous avez bien fait de me marier ! Si vous saviez comme Jeanne est douce, et bonne et gracieuse... et elle m’aime !... hier, elle m’a dit : Je ne connais pas d’homme plus beau que toi, si ce n’est mon père !

MONTGISCAR.

C’est d’une fille bien élevée !... maintenant veux-tu un conseil pratique ?

DE CLERCY.

Lequel !

MONTGISCAR.

Cherche une occupation... cela t’empêchera d’user ton bonheur trop vite.

DE CLERCY.

J’y ai déjà songé... mais à quoi suis je bon ?

MONTGISCAR.

D’abord, tu es ingénieur... ensuite tu as écrit un livre... compact, sur les chemins de fer : Des tarifs différentiels, proportionnels et spéciaux !

DE CLERCY.

Vous l’avez lu ?

MONTGISCAR.

Ah ! non ! coupé seulement... comme oncle ! mais il y a ici, un homme qui doit l’avoir lu... Monsieur de Goberville...

DE CLERCY.

Le directeur du Grand Occidental.

MONTGISCAR.

C’est un de mes vieux amis... je vais te présenter et tu lui adresseras ta demande.

DE GOBERVILLE, entrant et parlant à la cantonade.

Merci... je ne joue plus.

MONTGISCAR.[36]

Le voici...

À de Goberville.

Eh bien, avez-vous gagné ?

DE GOBERVILLE.

Non... je perds quatre louis.

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

Nous l’abordons dans de mauvaises conditions... mais ça ne fait rien.

Haut.

Mon cher de Goberville, permettez-moi de vous présenter mon neveu, M. Jules de Clercy.

DE GOBERVILLE, aimable.

Monsieur...

MONTGISCAR.

Ingénieur... qui a fait des chemins de fer, une étude de toute sa vie.

DE GOBERVILLE, très froid.

Enchanté...

MONTGISCAR.

Il a une petite requête à vous adresser... je vous laisse...[37]

À part.

Je vais voir comment se comporte mon fils au milieu de ses neuf tantes.

Il entre dans le bal.

 

 

Scène V

 

DE CLERCY, DE GOBERVILLE, puis JEANNE

              

DE GOBERVILLE, très froid.

Je vous écoute, monsieur.

DE CLERCY.

Voici ce dont il s’agit, en deux mots... je viens de me marier, la vie oisive me déplaît, le suis ingénieur et je désirerais, si cela était possible, obtenir un emploi dans la compagnie que vous dirigez.

DE GOBERVILLE.

Monsieur, j’ai une devise immuable : respect aux droits acquis ! jamais de passe-droits !

DE CLERCY.

J’ai peut-être quelques titres, j’ai fait un livre sur les chemins de fer...

DE GOBERVILLE.

Eh ! monsieur ! qui est-ce qui n’écrit pas sur les chemins de fer ? Comment s’appelle-t-il votre livre ?

DE CLERCY.

Des tarifs différentiels, proportionnels et spéciaux...

DE GOBERVILLE.

Vaste matière ! mais il y en a quatorze sur ce sujet-la.

DE CLERCY.

Je n’insiste pas Monsieur... il me reste le regret de vous avoir importuné.

JEANNE, entrant par la porte du fond, à gauche.[38]

Mon ami, mon père vous demande tout de suite.

DE CLERCY.

J’y vais.

Les présentant l’un à l’autre.

Monsieur de Goberville... Madame de Clercy.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

JEANNE, DE GOBERVILLE, puis CHAMBRELAN

 

DE GOBERVILLE, à part.

Sa femme ! jolie comme un ange.

Il ôte ses lunettes, regarde s’il n’y a personne et s’approche de Jeanne qui se disposait à sortir.[39]

Monsieur votre mari est un homme charmant.

JEANNE.

Oh ! Monsieur, vous êtes peut-être indulgent.

DE GOBERVILLE.

Moins que vous sans doute... car étant mariée depuis peu.

JEANNE.

Depuis huit jours seulement.

DE GOBERVILLE, à part.

Huit jours !... Écoutez-moi, mon enfant... votre cher mari me parlait à l’instant de ses projets d’avenir... il voudrait... il désirerait s’occuper...

JEANNE.

En effet, Monsieur.

DE GOBERVILLE.

Il m’a fait entendre qu’il ne serait pas éloigné d’accepter une place dans notre administration...

JEANNE.

Me permettez-vous d’appuyer sa demande ?

DE GOBERVILLE, lui prenant la main.

Elle ne peut être apostillée par une main plus charmante.

JEANNE, retirant la main.

Ah ! Monsieur !

DE GOBERVILLE, lui reprenant la main.

Écoutez-moi, mon enfant... nous aurons quelques difficultés à surmonter pour arriver à notre but...

JEANNE.

Ah ! il y a des obstacles ?

DE GOBERVILLE.

Oui, mais nous les vaincrons... car vous m’intéressez.

Lui caressant la main.

Votre mari aussi... beaucoup... beaucoup... beaucoup...

CHAMBRELAN, paraissant à une porte du fond, à droite, tenant un carnet à la main, à Jeanne, très haut.[40]

Septième marzourka, ton danseur t’attend !

JEANNE, qui a retiré sa main.

Tout de suite !

CHAMBRELAN, à Goberville.

Mille excuses ! mais le devoir avant tout !

Il disparaît par la gauche.

JEANNE, à Goberville.

Vous permettez...

Elle remonte un peu.

GOBERVILLE, la retenant et à demi-voix.

Le conseil d’administration se réunit demain à trois heures, si vous voulez passer à quatre à mon cabinet, j’espère vous donner une bonne réponse.

JEANNE.

Ah ! que vous êtes bon !

DE GOBERVILLE.

À quatre heures !

JEANNE, à part avant de sortir.

Il a l’air d’un bien brave homme.

Elle disparaît par le fond à gauche.

 

 

Scène VII

 

DE GOBERVILLE, puis DE CLERCY

 

DE GOBERVILLE, essuyant ses lunettes avec son mouchoir.

Jolie comme un ange !... C’est un vrai bouton de rose... et une candeur... une naïveté... que l’on trouve bien rarement chez les femmes des employés de mon administration...

Il remet ses lunettes.

J’ai été un peu dur avec le mari... C’est un homme de talent après tout... ingénieur... sorti de l’école polytechnique... Il a des titres.

DE CLERCY, entrant.[41]

Pardon... ma femme n’est plus ici ?

DE GOBERVILLE, à part.

Lui !

Haut.

On est venu la chercher pour danser.

Très aimable.

Je suis bien aise de vous revoir, mon cher Monsieur de Clercy.

DE CLERCY, étonné.

Moi, Monsieur !...

DE GOBERVILLE.

J’ai à causer avec vous... j’ai lu votre livre... remarquable ! très remarquable !

DE CLERCY, à part.

Est-ce qu’il l’a lu pendant le bal ?

DE GOBERVILLE.

Vous avez porté la lumière dans une question ténébreuse... vous avez comblé une lacune... la science vous en remercie.

DE CLERCY.

Vraiment, Monsieur, je suis confus...

DE GOBERVILLE.

D’ailleurs vous avez d’autres titres...

DE CLERCY.

Ah ! lesquels ?

DE GOBERVILLE.

Ne vous appelez-vous pas de Clercy ! et Mathieu de Clercy est un des initiateurs des lignes ferrées, en France.

DE CLERCY.

Nous n’étions pas parents...

DE GOBERVILLE, vivement.

Ça ne fait rien, vous portez le même nom.

DE CLERCY.

C’est juste !

DE GOBERVILLE.

Mon jeune ami... permettez-moi de vous donner ce titre !

DE CLERCY.

Comment donc !

DE GOBERVILLE.

J’aime les travailleurs... respect aux droits acquis, pas de passe-droits !... voilà ma devise !... et tout me fait espérer pour vous un heureux et prompt résultat.

DE CLERCY.

Ah ! monsieur ! je ne sais comment vous remercier.

DE GOBERVILLE.

Votre main, jeune homme.

Ils se serrent la main.

J’aime les travailleurs !... nous nous reverrons.

À part.

Je vais la voir danser.

Il remonte au fond à gauche. Haut à de Clercy.

Nous nous reverrons.

Il entre dans le bal.

 

 

Scène VIII

 

DE CLERCY, puis MONTGISCAR, puis CHAMBRELAN

 

DE CLERCY.

Changement à vue ! Qu’est-ce ça signifie ?

MONTGISCAR, entrant par le côté gauche et à la cantonade.[42]

Surtout ne faites pas de bruit... ne le réveillez pas !

DE CLERCY.

Qui donc ?

MONTGISCAR.

Ton cousin. Je le cherchais partout. Il dort dans le vestiaire... le pauvre enfant a passé trois nuits en chemin de fer...

DE CLERCY.

Il ferait mieux de se coucher... il va attraper du froid.

MONTGISCAR.

Je lui ai mis cinq pelisses de dames sur le dos ; en le regardant dormir, je ne pouvais pas m’empêcher de l’admirer... Mon Dieu ! que cet enfant-là est réussi !

CHAMBRELAN, paraissant au fond à gauche, entouré d’un groupe de danseurs.[43]

De l’ordre ! de l’ordre !

Inscrivant sur son carnet.

Vous aurez votre tour !

Les jeunes gens se dispersent. Chambrelan descend en scène.

Quel succès !... je suis en nage !... Tout à l’heure elle a laissé tomber son mouchoir par mégarde... vingt bras se sont jetés à genoux ! c’était un beau coup d’œil !

MONTGISCAR, à part.

Il est un peu ennuyeux avec sa fille.

Il remonte sur la pointe des pieds et disparaît dans le bal.

CHAMBRELAN, à de Clercy.

Notre carnet est plein.

DE CLERCY.

Eh bien ! beau-père... et moi ?

CHAMBRELAN.

Quoi ?

DE CLERCY.

Je ne serais pas fâché de danser un peu avec ma femme.

CHAMBRELAN.

Très bien... je vais vous inscrire.

Consultant son carnet.

Vous êtes le quarante-neuvième.

DE CLERCY.

Ah ! permettez... comme mari...

CHAMBRELAN.

Ah ! pas de faveurs ! respect aux droits acquis... à l’ancienneté... voilà ma devise.

DE CLERCY.

Tiens !... comme M. de Goberville... À propos, vous savez qu’il m’a presque promis cette place que je désire... et qu’il m’avait refusé d’abord.

CHAMBRELAN.

Parbleu ! il n’avait pas encore vu votre femme.

DE CLERCY.

Mais qu’est-ce que ma femme a à faire là-dedans ?

CHAMBRELAN.

Tout, mon ami, tout !

DE CLERCY.

Comment ?

CHAMBRELAN.

Ah ça ! est-ce que vous croyez bonnement que ces prévenances, ces égards, ces petits soins dont vous êtes l’objet, s’adressent à vos beaux yeux ?

DE CLERCY.

Mais...

On entend l’orchestre.

CHAMBRELAN.

Une valse ! Je vous quitte... il faut que je remplisse mes fonctions.

Sortant son carnet à la main et appelant.

Numéro 18... numéro 18...

Il disparaît par le fond.

 

 

Scène IX

 

DE CLERCY, puis OCTAVE, puis UN DOMESTIQUE

 

DE CLERCY, seul.

Le bonhomme radote... cependant ce qu’il vient de me dire me trouble... m’inquiète...

OCTAVE, entrant, à part.[44]

Le mari !

Haut.

Ah ! on respire un peu ici !

DE CLERCY.

En effet, il fait par là une chaleur étouffante.

OCTAVE, avec complaisance.

Ah ! c’est bien le mot... étouffante ! monsieur a trouvé le mot... Monsieur ne danse pas ?

DE CLERCY.

Non, monsieur.

OCTAVE.

Moi, j’invite par complaisance... car franchement les jambes me rentrent dans le corps ! Nous avons fait hier, dimanche, une partie de chasse... Êtes-vous chasseur ?

DE CLERCY.

À l’occasion.

OCTAVE.

Nous avons tué onze lièvres, vingt-deux lapins et quinze faisans.

DE CLERCY.

Très beau !

OCTAVE.

J’ai une action dans la forêt de Sénart... chacun a le droit d’amener un ami... Sans façon, voulez-vous être des nôtres dimanche prochain ?

DE CLERCY.

Mais je ne sais si...

À part.

Chambrelan a beau dire... ce n’est pas pour ma femme... elle ne chasse pas.

OCTAVE.

Entre jeunes gens, pas de cérémonie... acceptez !... si toutefois madame vous autorise à la quitter...

DE CLERCY.

Madame !

À part.

Je vais biens avoir...

Haut.

Madame !... Mais vous faites erreur.

OCTAVE.

Comment ?

DE CLERCY.

Je suis garçon, monsieur.

OCTAVE.

Ah ! pardon, je vous prenais pour... mais je n’insiste pas... mettons que je n’ai rien dit ; j’ai été indiscret.

DE CLERCY, à part.

Il me désinvite !

OCTAVE, à part.

Je me suis trompé... C’est le gros qui est le mari... j’aime mieux ça...

Haut.

J’ai bien l’honneur...

Il sort vivement.

DE CLERCY, seul.

Ça me parait clair... éclipse totale du mari par la jolie femme ! Ah ! la jolie femme ! la jolie femme ! Ça commence à m’agacer !

 

 

Scène X

 

JEANNE, DE CLERGY, puis HECTOR, puis CHAMBRELAN

 

JEANNE, paraissant au fond à gauche.

Mais que devenez-vous, mon ami ?

DE CLERCY.

Enfin vous voilà ! ce n’est pas malheureux !

JEANNE.

Qu’avez-vous donc ? vous paraissez contrarié...

DE CLERCY.

Si vous croyez qu’il est agréable pour un mari, de voir sa femme poursuivie par une meute de petits jeunes gens.

JEANNE.

Mais vous devriez être fier de mon succès... est-ce ma faute, si l’on me trouve agréable ? Vous m’avez dit vous même que j’étais jolie.

DE CLERCY.

Ah ! jolie ! voilà !... mais ce n’est pas une raison pour danser avec tout le monde.

JEANNE.

Si on m’invite, puis-je refuser ?

DE CLERCY.

Et moi !... le mari ! si je réclame une simple valse on me donne le n° 49.

JEANNE.

Ça, c’est peut-être votre faute, il fallait vous y prendre plus tôt.

DE CLERCY.

Alors, c’est une course au clocher.

JEANNE.

Un salon est un terrain neutre, où les maris n’ont pas plus de prérogatives que les autres.

DE CLERCY.

Elle n’est pas de vous cette phrase là... elle est de votre père !... Je reconnais sa marque... elle est tout à fait commode pour laisser les maris dans les petits coins.

Il s’assied sur le canapé.

JEANNE.

Mais qu’avez-vous ? Je ne vous comprends pas. Pouvez-vous me reprocher d’avoir été coquette ou légère ?

Elle s’assied à côté de lui.

DE CLERCY.

Oh ! non ! je ne dis pas ça !

JEANNE.

Eh bien ?...

DE CLERCY.

Jeanne, il faut que nous causions... que nous causions sérieusement... car on fait ici à votre mari une position, que ni vous, ni moi ne saurions accepter ; certes je n’ai pas la prétention...

HECTOR, entrant et l’interrompant.

Pardon, madame... c’est la polka.[45]

DE CLERCY, à part, se levant ainsi que Jeanne.

Que le diable l’emporte ! Je ne peux plus même causer avec ma femme !...

HECTOR, à Jeanne.

Voulez-vous me faire l’honneur de me présenter à monsieur votre mari ?

JEANNE, le présentant.

Mon ami... M. Hector Grandin...[46]

DE CLERCY.

Elle sait leurs petits noms... déjà !

HECTOR, à de Clercy, très aimable et en offrant le bras à Jeanne.

Je crois, monsieur, que nous avons été camarades de collège.

DE CLERCY, avec humeur.

Je ne me souviens pas... je n’ai jamais été dans ce collège là...

HECTOR, étonné.

Hein ?

DE CLERCY.

Pardon... On m’attend au whist.

Il entre vivement à droite.

HECTOR, d’un air rodomont, à part.

Il est bien heureux d’avoir une jolie femme !

CHAMBRELAN, paraissant a la porte du fond, très affairé.

On polke ! vite ! vite !

HECTOR.

Voilà !

Il sort avec Jeanne par le fond.

 

 

Scène XI

 

CHAMBRELAN, puis ERNEST

 

CHAMBRELAN, seul, il s’assied à gauche et prend son carnet.

Mettons de l’ordre dans ma comptabilité... ah ! saprelotte !... j’ai accordé le n° 22 à trois personnes !... je ne vois qu’un moyen, c’est de tirer au sort dans un chapeau.

Il continue à pointer son carnet.

ERNEST, entrant par le côté gauche.

J’ai dormi par là... je me suis réveillé sous une montagne de pelisses.[47]

Reconnaissant Chambrelan.

Hein !... vous ! son père !... Ah ! mon Dieu !

CHAMBRELAN, se levant très étonné.[48]

Qu’est-ce qu’il a, ce jeune homme ?

ERNEST.

Je ne dors pas ! je ne rêve pas ! c’est bien vous ?

CHAMBRELAN, surpris.

Oui, monsieur, c’est moi.

ERNEST.

Ah ! que je suis heureux de vous retrouver !... il y a si longtemps que je vous cherche !

CHAMBRELAN.

Vous venez un peu tard... je ne peux vous accorder que le n° 50... Non, le 49, celui du mari.

ERNEST.

J’ai parcouru toutes les villes d’Italie, Rome, Naples, Florence, Venise...

CHAMBRELAN.

Pourquoi faire ?

ERNEST.

Pour vous retrouver... vous et votre adorable fille.

CHAMBRELAN.

Ah !

ERNEST.

Vous ne me remettez pas ?

CHAMBRELAN.

Non.

ERNEST.

Dans la grotte d’azur... c’est moi...

CHAMBRELAN.

Ah ! les allumettes ! parfaitement !

ERNEST.

Ah ! monsieur ! voir votre fille, c’est l’aimer.

CHAMBRELAN, heureux.

C’est vrai !

ERNEST, avec feu.

Jamais je n’ai rencontré tant de grâce, de charme, d’esprit, réunis aune beauté si parfaite !

CHAMBRELAN.

C’est vrai !

ERNEST.

Alors, sous son regard si bienveillant, si doux, si...

CHAMBRELAN.

Magnétique...

ERNEST.

Oui, magnétique... j’ai été pénétré d’un sentiment profond, inaltérable ; enfin, je l’aime, monsieur, je l’aime !

CHAMBRELAN.

C’est fatal ! je ne peux pas vous en vouloir.

ERNEST.

Je cours chercher mon père, je le précipite à vos genoux.

CHAMBRELAN.

Pourquoi faire ?

ERNEST.

Pour vous demander la main de votre fille.

CHAMBRELAN.

Non... ça ne se peut pas... je le regrette.

ERNEST.

Pourquoi ?

CHAMBRELAN.

Parce que ma fille est mariée.

ERNEST.

Mariée ! elle !... ah !

Il défaille dans les bras de Chambrelan.

CHAMBRELAN, le consolant.

Voyons, jeune homme... du courage, remettez-vous !

ERNEST, se redressant et avec véhémence.

Mariée !... monsieur, le nom de son mari... je le tuerai !

CHAMBRELAN, à part.

Le tuer !... ah ! il va trop loin !

 

 

Scène XII

 

CHAMBRELAN, ERNEST, JEANNE

 

Jeanne paraît au fond, ramenée par son danseur qui la salue et la quitte.

ERNEST, l’apercevant.[49]

Elle !... ah ! mademoiselle ! mademoiselle !

JEANNE, à part.

Le jeune homme que nous avons rencontré à Naples !

ERNEST.

Vous êtes mariée !... Vous n’avez donc pas compris mes regards qui vous suppliaient d’attendre...

JEANNE, interdite.

Mais, monsieur...

ERNEST.[50]

Ou plutôt vous n’avez pas su résister à la contrainte imposée par un père barbare !

CHAMBRELAN.

Moi ? barbare !

ERNEST.

Mais soyez tranquille... je saurai vous rendre à vous-même... le nom... le nom de votre mari !

CHAMBRELAN, vivement.

Ne le dis pas !

DE CLERCY, à la cantonade.

Merci, mille fois trop bon !

CHAMBRELAN, à part.

De Clercy !

À Ernest.[51]

On vient, monsieur, pas de scandale... retirez-vous !

 

 

Scène XIII

 

CHAMBRELAN, ERNEST, JEANNE, DE CLERCY[52]

 

DE CLERCY, entrant à part.

En voilà un qui veut m’inviter à diner par là !...

Apercevant Ernest.

Tiens ! te voilà... je vais te présenter à ma femme.[53]

CHAMBRELAN, vivement.

Non !...

ERNEST, à part.

Sa femme !

DE CLERCY, présentant Ernest.

Ma chère amie... je te présente notre cousin, Ernest Montgiscar.[54]

CHAMBRELAN, à part, effrayé.

Ah ! le malheureux !

DE CLERCY.

Un garnement que j’aime de tout mon cœur.

ERNEST, saluant Jeanne.

Madame !

JEANNE, de même.

Monsieur !

ERNEST, à part avec joie.

Sa femme ! je pourrai la voir tous les jours.

CHAMBRELAN.

Vous dites ?

DE CLERCY, continuant la présentation.

Monsieur Chambrelan, mon beau-père.

ERNEST, saluant.

Monsieur !

CHAMBRELAN, de même.

Monsieur !...

À part.

Il ne tue personne !... c’est un poseur !

ERNEST, à de Clercy d’un air contraint.

Reçois mes félicitations, mon cher, je suis très heureux...

DE CLERCY.

J’aurai bientôt à t’adresser les miennes... ton père m’a parlé d’un mariage...

ERNEST, vivement.

Jamais !

CHAMBRELAN, à part.

Il ne manquerait plus que ça...

DE CLERCY.

Jamais !

Riant.

Est-ce que tu veux te faire chartreux ?

ERNEST, avec émotion.

Non... mais j’aime une personne... que je ne puis épouser... et jamais mon cœur n’appartiendra à une autre.

CHAMBRELAN, à part.

À la bonne heure !

JEANNE, à part.

Pauvre jeune homme ! ce n’est pas ma faute !

 

 

Scène XIV

 

CHAMBRELAN, ERNEST, JEANNE, DE CLERCY, MONGISCAR, DE GOBERVILLE, MADAME DE GOBERVTLLE, OCTAVE, MOULINOT, HECTOR, HERMANCE, DANSEURS et DANSEUSES

 

Les invités entrent en valsant. Octave avec Madame de Goberville et Montgiscar avec une dame mûre. La valse s’arrête, les dames sont reconduites à leur place.

MONTGISCAR, à part tout en finissant sa valse.

J’ai invité une tante... à droite... puisque mon fils dort.[55]

OCTAVE, à Montgiscar.

Bravo ! bravo !

Changeant de ton.

Ah ! ça, messieurs, qu’est-ce qui conduira le cotillon ?

MONTGISCAR.

Ce n’est pas moi.

MADAME DE GOBERVILLE.

Oh ! le cotillon... c’est bien usé... Hier au bal de la baronne du Tillac on l’a remplacé par une idée charmante.

CHAMBRELAN.

Quoi donc ?

MADAME DE GOBERVILLE.

On a joué aux enchères.

MONTGISCAR.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MADAME DE GOBERVILLE.

Chaque dame a fourni un lot... que les messieurs ont poussé au profit des pauvres.

TOUS.

C’est charmant ! c’est charmant !

MONTGISCAR.

Eh bien ! faisons comme chez la baronne.

TOUS.

Oui ! oui !

OCTAVE.

Vite ! une table.

Il va chercher une petite table.

MONGISCAR, à un domestique.

Et un marteau.

On lui donne un marteau à casser du sucre.

Comme aux commissaires-priseurs.

À Madame de Goberville.

Vous allez commencer.

MADAME DE GOBERVILLE.

Oh ! non... pas moi.

À part.

Le lever de rideau... merci !

Elle redescend à droite.

MONTGISCAR, à Jeanne.

Alors ma nièce... votre lot ?

JEANNE, hésitant.

Mais je ne sais quoi mettre... je vous jure.

CHAMBRELAN, à sa fille.

Ton bouquet !

DE CLERCY vexé.

Par exemple !

CHAMBRELAN.

C’est un lingot !

Octave a placé devant Jeanne une table, Montgiscar se tient debout près de cette table comme les crieurs de l’hôtel des ventes, les autres personnages sont groupés en demi-cercle.[56]

JEANNE, à la table, prenant le marteau.

Messieurs, mon bouquet !

Montgiscar le prend.

TOUS.

Bravo ! bravo !

MONTGISCAR, à la manière des crieurs.

Nous mettons en vente un bouquet de lilas blanc, porté par Madame... ça n’a pas de prix.

DE CLERCY, à part.

Le bouquet de ma femme !... Je ne le laisserai adjuger à personne !

ERNEST, bas à Moulinot, pendant que Montgiscar montre le bouquet.

Père Moulinot, rendez-moi un service.

MOULINOT, bas.

À vos ordres, M. Ernest.

ERNEST, bas.

Poussez ce bouquet jusqu’à ce qu’on vous l’adjuge.

MOULINOT, étonné.

Hein ?

ERNEST, bas.

C’est pour mon compte... gardez-moi le secret.

MONTGISCAR, revenant à la table.

Combien disons-nous ? Commençons comme vous voudrez.

MOULINOT.

Il y a marchand à six francs.

TOUS, riant.

Oh !

DE GOBERVILLE.

Douze !

DE CLERCY.

Cent francs !

OCTAVE.

Cent vingt !

Madame Goberville le pince.

Aïe !

MONTGISCAR.

Cent vingt ! pas d’erreur, c’est de mon côté.

CHAMBRELAN qui est remonté et s’est caché dans la foule.

Un !

MONTGISCAR.

On a dit un ... Cent vingt et un !

MOULINOT.

Deux cents !

UN INVITÉ.

Cinquante !

DE CLERCY.

Trois cents !

MONTGISCAR.

Trois cents ! Voyons, messieurs !

HECTOR.

Cinquante !

MONTGISCAR.

Trois cent cinquante !

CHAMBRELAN à droite, se cachant.

Un !

MONTGISCAR.

On a dit un, trois cent cinquante et un !

MOULINOT, intimidé.

Diable !

ERNEST, bas.

Allons donc... Cinq cents !

MOULINOT.

Cinq cents !

CHAMBRELAN, qui est revenu à sa place d’un air radieux.

Quel succès !

MONTGISCAR, à part, regardant Moulinot.

Il ne pourra jamais payer... Pourvu que ça ne lui reste pas...

Haut.

Cinq cents... personne ne dit mot !

JEANNE, souriant.

Bien vu, bien entendu... Je vais adjuger.

MONTGISCAR.

Une fois... deux fois... sans regret...

DE CLERCY, avec force.

Mille francs !

MONTGISCAR.

Mille francs, messieurs !

CHAMBRELAN, à de Clercy.

Êtes-vous fou ?

DE CLERCY, bas et regardant Moulinot.

Je ne me laisserai pas battre par ce monsieur !

CHAMBRELAN, bas à de Clercy.

Vous, le mari ! Un mari ne pousse pas !

MONTGISCAR.

Mille francs !... allons, messieurs, ça vaut mieux que ça...

OCTAVE timidement.

Si on le détaillait.

Madame le Goberville le pince.

Aïe !

MONTGISCAR.

Mille francs, messieurs.

CHAMBRELAN même jeu que plus haut.

Un !

MONTGISCAR.

On a dit un ! mille un ! On demande à voir ? Qui est-ce qui demande à voir ?

Il remonte.

ERNEST, bas à Moulinot.

Quinze cents !

MOULINOT, stupéfait, bas à Ernest.

Voyons... vous me compromettez !

ERNEST, bas.

Non... allez donc !

MONTGISCAR, revenant à la table.

Mille un francs ! messieurs, mille un !

MOULINOT, avec effort.

Quinze cents !

TOUS.

Ah !

DE CLERCY, à part.

J’y renonce... mais j’aurai une conversation avec ce gros banquier !

MONTGISCAR.

Quinze cents !... personne ne dit mot ?

JEANNE.

C’est bien vu... bien entendu... une fois, deux fois... je vais adjuger... non... rien ?

Frappant avec le marteau.

Adjugé !

HECTOR.

Passez à monsieur.

On passe le bouquet à Moulinot.

TOUS.

Bravo ! bravo !

MOULINOT, à part, regardant le bouquet.

Je n’en donnerais pas trente sous.

MONTGISCAR, à part.

Avec dix-huit cents francs d’appointements... alors il me vole !

Jeanne quitte la table, on la félicite.

CHAMBRELAN, bas à Jeanne.

Marche dans ton triomphe ! ma fille, marche dans ton triomphe !

DE CLERCY, près de Moulinot et à voix basse.

Nous nous reverrons, monsieur.

MOULINOT, étonné.

Hein ! quoi ?

De Clercy s’éloigne de lui.

MONTGISCAR.

Voyons, mesdames, à qui le tour ?

HERMANCE.

Oh ! non !... ce n’est pas amusant !

Elle remonte avec les autres dames.

CHAMBRELAN, à Jeanne.

Elles ont peur !... Elles fuient la lutte !

JUSTIN annonçant au fond.

Le souper est servi.

MONTGISCAR.

La main aux dames.

Tout le monde remonte, Montgiscar s’approche de Moulinot.

Ah ! vous achetez des bouquets de quinze cents francs, monsieur !... Vus appointements ne sont pas à la hauteur de vos passions... Vous pouvez souper comme tout le monde !... Mais nous causerons demain !

Il sort à la suite de ses invités. Moulinot le regarde d’un air stupéfait. Le rideau baisse.

 

 

ACTE III

 

Un salon chez de Clercy.

Au premier plan à droite, une fenêtre ouvrant sur un jardin ; auprès de la fenêtre, un petit meuble sur lequel est un verre d’eau ; à gauche, une cheminée ; près de cette cheminée, un canapé. À droite une table avec ce qu’il faut pour écrire. Porte au fond. Portes dans les pans-coupés.

 

 

Scène première

 

DE CLERCY, seul, arrivant par le fond et posant son chapeau en entrant

 

J’aurais aussi bien fait de ne pas aller chez ce Moulinot... que le diable l’emporte !... J’arrive chez lui, pour lui demander des explications sur sa folle enchère d’hier soir : Au cinquième, au dessus de l’entresol, me répond le concierge... un banquier, ça m’étonne... je monte, et je me trouve, dans une mansarde, en face d’un vieux bonhomme qui faisait sécher des gilets de flanelle devant le feu... et qui toussait... qui toussait !... il m’a pourtant avoué entre deux quintes, que le bouquet n’était pas pour lui... que c’était une commission... mais il n’a jamais voulu me dire pour le compte de qui il opérait... j’ai fait mine de me fâcher, et il s’est remis à tousser de plus belle... impossible d’avoir une affaire avec un pareil rhume ! Mais qui donc a poussé le bouquet de ma femme ? Oh ! je veux le savoir... et je le saurai !

 

 

Scène II

 

DE CLERCY, JEANNE, CHAMBRELAN, puis UN DOMESTIQUE

 

JEANNE, entrant.

Bonjour, mon ami.

CHAMBRELAN.

Bonjour, mon gendre.

JEANNE.

Comme tu es sorti de bonne heure ce matin...

DE CLERCY.

Oui... j’avais un renseignement à prendre... et toi, te ressens-tu des fatigues du bal ?

JEANNE.

Du tout... Je suis prête à recommencer.

CHAMBRELAN.

Voilà les femmes ! infatigables ! Quel début ! quel début !... on peut appeler ça une jolie première !

DE CLERCY.

Quoi ?

CHAMBRELAN.

La scène du bouquet surtout a beaucoup impressionné...

DE CLERCY.

Mais vraiment, beau-père, à vous entendre, on croirait que ma femme est une actrice qui monte sur les planches.

CHAMBRELAN.

Le monde n’est-il pas un théâtre ?

JEANNE.

J’ai bien peur maintenant d’avoir toutes ces dames contre moi.

CHAMBRELAN.

Tant mieux, morbleu ! Ce monsieur Moulinot doit être un homme considérable.

À de Clercy.

Il faudra lui faire remettre votre carte.

DE CLERCY.

Je la lui ai portée ce matin... savez-vous ce que c’est que ce Moulinot ?

CHAMBRELAN.

Un gros banquier.

DE CLERCY.

C’est un modeste employé à 1 800 francs d’appointements…

JEANNE.

Allons donc !

CHAMBRELAN.

Alors c’est qu’il opérait pour quelque mystérieux amateur.

DE CLERCY.

C’est probable.

CHAMBRELAN.

Je voudrais bien le connaître.

DE CLERCY.

Moi aussi.

CHAMBRELAN.

Pour lui envoyer ma carte.

DE CLERCY.

Moi ! pas pour ça !...

Un domestique entre portant des lettres sur un plateau.

DE CLERCY.

Des lettres !...

Il les prend. Le domestique sort. À Jeanne lui tendant une des lettres.

Une pour toi.

À Chambrelan même jeu.

Une pour vous... et une pour moi...

Chacun ouvre sa lettre.

JEANNE.

Tiens ! c’est une loge pour les Italiens.

CHAMBRELAN.

Moi aussi.

DE CLERCY.

Moi aussi !

CHAMBRELAN.

Trois loges pour le même jour ! qui est-ce qui nous envoie ça ?

DE CLERCY, à part.

Il est évident que le galant au bouquet est un de ces trois là.

JEANNE, lisant une carte.

Monsieur de Goberville...

DE CLERCY, même jeu.

Ernest Montgiscar... mon cousin.

JEANNE.

Ah !...

CHAMBRELAN, lisant une carte.

Octave Blandar... mon sculpteur.

DE CLERCY.

Comment, votre sculpteur !... vous avez un sculpteur ?

CHAMBRELAN.

Oui, hier, il m’a demandé la faveur de faire mon buste... il trouve que j’ai une tête d’empereur romain... Galba... et il doit venir aujourd’hui...

DE CLERCY.

Ici ? vous allez introduire un étranger dans notre maison !...

CHAMBRELAN.

Où est le mal ?

DE CLERCY, avec colère.

Ah ! vous ne comprenez rien ![57]

CHAMBRELAN.

Comment ! je ne comprends rien ! mais vous le prenez avec moi sur un ton...

JEANNE, intervenant.

Voyons, mon père...

CHAMBRELAN, à de Clercy.

Je ne reconnais à personne le droit de surveiller mes relations !... j’aime les artistes, moi ! et si j’ai une tête d’empereur Romain, ça ne regarde que moi !

DE CLERCY.

Vous !

À part.

Une tête de pâtissier... honoraire !

CHAMBRELAN.

Vous êtes depuis hier d’une humeur massacrante. On dirait que vous jalousez les triomphes de votre femme.

DE CLERCY.

Non, mais je les voudrais plus calmes.

CHAMBRELAN.

Des triomphes calmes à présent !

JEANNE.

Voyons, ne vous disputez pas... et d’abord, irons-nous aux Italiens ?

CHAMBRELAN.

Certainement...

DE CLERCY.

Si tu le désires.

À part.

J’espère bien que là, je découvrirai quelque chose.

CHAMBRELAN, à sa fille.

Quelle coiffure mettrons-nous ?... des roses ou des prunes ?

DE CLERCY.

C’est bien... Ma femme décidera.

CHAMBRELAN.

C’est très important... Les lorgnettes vont encore nous dévorer, comme à l’Opéra.

DE CLERCY, à part.

Mon Dieu ! que j’ai un beau-père agaçant !...

 

 

Scène III

 

DE CLERCY, JEANNE, CHAMBRELAN, MONTGISCAR

 

MONTGISCAR, entrant très agité.[58]

C’est moi... vous voyez un homme tout retourné.

DE CLERCY.

En effet... qu’avez-vous donc ?

MONTGISCAR.

Ah ! si vous saviez la découverte que je viens de faire... Ernest...

DE CLERCY.

Mon cousin, eh bien ?

MONTGISCAR.

Mon ami, il aime ta femme !

DE CLERCY.

Lui ! allons donc ! c’est impossible ?

CHAMRRELAN.

Pourquoi donc, impossible ?

DE CLERCY.

Un camarade... un ami !...

Jeanne va s’assoir à gauche.

MONTGISCAR.

Il en est amoureux comme un fou ! comme un possédé... et moi, ça ne me va pas !

DE CLERCY.[59]

À moi non plus, parbleu !

MONTGISCAR.

Voilà pourquoi il a refusé la main de la petite Burnett, Baring et Compagnie.

JEANNE, à part.

Pauvre garçon !

MONTGISCAR.

Et il m’a déclaré tout net, qu’il ne se marierait jamais... jamais !... jamais !...

DE CLERCY.

C’est une folie... un enfantillage...

MONTGISCAR.[60]

Et le bouquet !... le bouquet... c’est lui qui l’a poussé, c’est moi qui l’ai payé... 1 500 francs de perdus !... et maintenant il le contemple, il lui parle, il lui envoie des baisers... comme à une femme.

CHAMBRELAN, à part, indiquant Jeanne.

Encore une existence broyée sous les roues de son char !

DE CLERCY.

Ceci ne peut être sérieux, il faut user de votre autorité, le raisonner...

MONTGISCAR.

J’ai déjà commencé... Je lui ai dit : Voyons, en supposant que ta cousine consente à se laisser fléchir...

DE CLERCY.

Hein ?

JEANNE.

Par exemple !

MONTGISCAR.

C’est une supposition... il me semble qu’elle n’a rien d’invraisemblable, quand ou considère les avantages extérieurs de mon fils Ernest...

DE CLERCY.

C’est aimable pour moi...

MONTGISCAR.

J’ai été plus loin... Je l’ai poussé dans ses derniers retranchements... j’ai ajouté : ta cousine te cède... je l’admets ! très bien !

DE CLERCY, se récriant.

Comment très bien !

MONTGISCAR, continuant.

Et après ? songe aux conséquences : Je ne parle pas du mari, qui ne le saura pas... mais où cela te conduira-t-il ? à une de ces liaisons bâtardes, à un de ces ménages à trois, qui enchaînent à tout jamais l’avenir d’un jeune homme... Ernest, pense au monde qui te regarde, pense à ton père... à ton malheureux père...

DE CLERCY.

Et à ton cousin.

MONTGISCAR.

Non... je n’ai pas parlé du cousin...

DE CLERCY.

Vous avez eu tort... Certainement, je suis bon garçon... mais je suis homme à lui mettre trois pouces de fer dans la poitrine.

MONTGISCAR, vivement.

Ah ! Jules ! tu ne ferais pas cela... un duel en famille... avec mon enfant...

DE CLERCY.

Que votre enfant reste chez lui !

MONTGISCAR.

Écoutez... aux grands maux, les grands remèdes... il faut couper le mal dans sa racine... vous allez m’aider.

À Jeanne.

Vous surtout.

JEANNE, qui s’est levée.[61]

Moi ! Que faut-il faire ?

MONTGISCAR.

II faut lui défendre votre porte... il ne faut plus le voir...

CHAMBRELAN.

À la bonne heure !... parce que s’il la voit... c’est fatal !...

MONTGISCAR.

Il vous a envoyé une loge pour les Italiens... Je le sais... Eh bien ! je vous demande, comme un service, de ne pas y aller.

JEANNE.

Ah ! ça ! bien volontiers !

DE CLERCY.

J’accorde.

CHAMBRELAN, à part.

Comme c’est agréable !

MONTGISCAR, à Jeanne.

Et si, malgré toutes vos précautions, le hasard vous le faisait rencontrer, soyez implacable, soyez impitoyable !... Dites-lui qu’il n’a rien à espérer, que vous ne manquerez jamais à vos devoirs.

DE CLERCY.

Très bien !

MONTGISCAR, continuant.

Ajoutez même que vous aimez votre mari... allez jusque-là !

DE CLERCY.

Comment jusque-là !

MONTGISCAR.

Ça lui fera de la peine, je le sais bien, mais tant pis ! c’est pour le sauver ! me le promettez-vous ?

JEANNE.

Mon Dieu ! je ferai tout ce qui dépendra de moi.

MONTGISCAR.

Merci... je vous laisse... Je retourne près de lui... je crains qu’il ne fasse quelque sottise...

À de Clercy.

Et toi, Jules, surveille ta femme : Je te confie son honneur... Adieu !

DE CLERCY.

Je vous accompagne, mon oncle.

À part.

Je vais faire défendre ma porte au cousin.

Montgiscar et de Clercy sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

CHAMBRELAN, JEANNE, puis DE CLERCY

 

JEANNE.

Eh bien ! nous voilà revenus des Italiens.

CHAMBRELAN.

C’est insupportable. Ce M. Montgiscar est étonnant avec son fils !... s’il croit que nous allons renoncer au monde, nous claquemurer !

JEANNE.

Ah ! il ne nous est pas défendu de sortir... d’abord nous avons une petite course à faire aujourd’hui.

CHAMBRELAN.

Chez la couturière ?

JEANNE.

Mais non !... chez M. de Goberville... à quatre heures.

CHAMBRELAN.

C’est juste... pour cette place...

Tirant sa montre.

Nous n’avons que le temps.

JEANNE, sonnant.

Je suis prête dans une minute.

Une femme de chambre paraît à droite.

Mon chapeau... mon mantelet, je sors.

La femme de chambre disparaît.

CHAMBRELAN.

Il est convenu que nous ne parlons pas de cette démarche à ton mari.

JEANNE.

Non... je veux qu’il ne se doute de rien... et lui prouver que les femmes sont quelquefois bonnes à quelque chose.

La femme de chambre est rentrée et lui a mis son chapeau et son mantelet, Jeanne va à la glace.

DE CLERCY, rentrant, à part.[62]

Le cousin est consigné.

Haut.

Tiens ! vous sortez ?

CHAMBRELAN.

Oui.

DE CLERCY.

Ah !... et où allez-vous ?

CHAMBRELAN.

On ne peut pas le dire.

JEANNE, à de Clercy.

Vous le saurez plus tard... c’est une surprise.

L’embrassant.

Adieu, monsieur...

CHAMBRELAN, bas à de Clercy.

Cette femme là est un ange !

Il offre son bras à Jeanne, ils disparaissent par le fond.

 

 

Scène V

 

DE CLERCY, puis UN DOMESTIQUE, puis OCTAVE

 

DE CLERCY, seul.

Je suis sûr qu’ils vont acheter mystérieusement un baba... le beau-père les adore, moi, ça m’étouffe... alors nous en mangeons souvent. Mais comprend-on Ernest qui se met à aimer ma femme ?... D’abord, entre cousins, ça ne se fait pas... Eh ! eh ! les cousins ! heureusement je suis prévenu... je le verrai... et nous traiterons la question à fond...

UN DOMESTIQUE, entrant.

M. Octave Blandar demande si madame est visible.

DE CLERCY, à part.

Encore un ! le sculpteur de mon beau-père !

Haut.

dites que madame est chez elle et faites entrer.

Le domestique sort.

Dame ! quand on a épousé une jolie femme, il faut s’attendre à recevoir des visites.

OCTAVE, entrant.[63]

Excusez mon indiscrétion, madame...

Apercevant de Clercy.

Tiens, c’est vous !

DE CLERCY.

Madame de Clercy est sortie... mais je la représente, je suis son mari.

OCTAVE.

Son mari... Hier vous m’avez dit que vous étiez garçon.

DE CLERCY.

Hier, je voulais faire une expérience... Je désirais savoir si toutes les gracieusetés dont vous avez eu la bonté de me combler, s’adressaient bien à moi... J’ai acquis la preuve du contraire... recevez tous mes remercîments.

OCTAVE.

Mais vous vous êtes mépris, Monsieur... je me serai mal expliqué...

DE CLERCY.

Oh ! non, très clairement... vous avez eu l’obligeance de nous envoyer ce matin une loge pour les Italiens.

OCTAVE.

En effet... je serais très heureux... si vous pouviez...

DE CLERCY.

Oui, mais nous ne pourrons pas... nous avons tous les trois la migraine.

OCTAVE.

Ah ! tous les...

DE CLERCY.

Oui... dans les ménages bien unis, c’est comme cela... on n’a pas la migraine les uns sans les autres... Veuillez donc reprendre votre coupon... que vous pourrez placer sans doute plus fructueusement.

Il le lui rend, le saluant.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

OCTAVE.

Pardon... j’avais aussi pris rendez-vous pour une séance avec monsieur... monsieur... un gros monsieur.

DE CLERCY.

Galba !... c’est mon beau-père, le gros monsieur.

OCTAVE.

Il m’a accordé l’autorisation de faire son buste.

DE CLERCY.

Ah ! ah ! une œuvre d’art !... voyons, franchement, vous le trouvez donc joli, mon beau-père ?

OCTAVE.

Il a des côtés plastiques.

DE CLERCY.

Vraiment !... Lesquels ?

OCTAVE, embarrassé.

Mais, dame... le front... le nez...

DE CLERCY.

Et les oreilles ? avez-vous remarqué les oreilles ?

OCTAVE, à part.

Il se moque de moi.

On entend le roulement d’une voiture.

Une voiture !... c’est sa femme qui rentre... gagnons du temps.

Haut.

Vous le savez, monsieur, les artistes ont des fantaisies, ce n’est pas toujours le beau idéal qui les touche ; ainsi voyez, au moyen âge... les gargouilles du moyen âge...

 

 

Scène VI

 

DE CLERCY, OCTAVE, MADAME DE GOBERVILLE

 

MADAME DE GOBERVILLE, entrant comme une trombe.[64]

Ah !

OCTAVE, à part.

Héloïse !...

DE CLERCY, à part.

Madame de Goberville !... Ah bah ?...

MADAME DE GOBERVILLE, à Octave.

J’étais bien sûr de vous trouver ici... je vous ai suivi en fiacre... je me doutais de quelque chose... Que faites-vous dans cette maison ?

OCTAVE.

Moi, je...

MADAME DE GOBERVILLE.

Vous n’osez pas le dire...

OCTAVE.

Mais si...

MADAME DE GOBERVILLE.

Alors, dites-le...

OCTAVE.

Je viens voir Monsieur Chambrelan qui m’a prié de faire son buste.

MADAME DE GOBERVILLE.

Ah ! son buste ! vous avez fait aussi celui de mon mari... On sait ce que cela veut dire...

OCTAVE.

Mais il me semble que je suis bien libre.

MADAME DE GOBERVILLE.

Non monsieur.

OCTAVE.

Si, madame !

MADAME DE GOBERVILLE.

Non !

OCTAVE.

Si !...

DE CLERCY, à part.

Ils oublient que je suis là !...

Toussant.

Hum ! hum !

MADAME DE GOBERVILLE, l’apercevant.

Ah ! Monsieur de Clercy !... Comment va madame ?

DE CLERCY.

Très bien... je vous remercie...

MADAME DE GOBERVILLE.

J’ai tenu à venir moi-même prendre de ses nouvelles.

DE CLERCY.

Trop bonne...

MADAME DE GOBERVILLE.

Vous voyez souvent monsieur Octave ?

DE CLERCY.

C’est la première fois qu’il vient ici.

MADAME DE GOBERVILLE, se calmant.

Ah !...

DE CLERCY.

Il a eu la bonté de nous envoyer une loge pour les Italiens.

Il va s’asseoir sur le canapé.

MADAME DE GOBERVILLE, bondissant.

Une loge !

À Octave, s’oubliant.

Vous m’avez dit ce matin que vous n’iriez pas !

OCTAVE.

J’ai probablement changé d’avis...

MADAME DE GOBERVILLE.

Vous espériez m’empêcher d’y aller... vous redoutiez ma présence !

OCTAVE.

Mais madame !

MADAME DE GOBERVILLE.

Je vous gênais.

OCTAVE.

Permettez !

MADAME DE GOBERVILLE.

Taisez-vous !

DE CLERCY, à part.

Ah ! ça, est-ce qu’ils ne pourraient pas aller se disputer ailleurs ?

Il tousse.

Hum!... hum !...

MADAME DE GOBERVILLE, à de Clercy.

Vous vous étonnez de me voir parler ainsi à ce jeune homme ?

DE CLERCY, se levant.

Mais non.

MADAME DE GOBERVILLE.

Il nous a été confié par sa famille qui habite la province, Monsieur de Goberville est son correspondant, nous l’aimons beaucoup.

DE CLERCY.

Je m’en doutais.

MADAME DE GOBERVILLE.

Nous sommes chargés de veiller sur lui... il est un peu léger, un peu mauvaise tête... mais le cœur est bon.

DE CLERCY.

C’est le principal.

MADAME DE GOBERVILLE.

Nous nous retirons... mes compliments à madame de Clercy... charmante femme !... charmante femme !

DE CLERCY, saluant.

Madame !...

MADAME DE GOBERVILLE.

Monsieur...

OCTAVE, à de Clercy.

Veuillez présenter mes hommages...

MADAME DE GOBERVILLE, l’interrompant.

C’est bien... votre bras.

OCTAVE.

À vos ordres.

À part.

Je reviendrai.

Il sort vivement en donnant le bras à Mme de Goberville.

 

 

Scène VII

 

DE CLERCY, puis JEANNE

 

DE CLERCY, seul.

Eh bien ! j’ai là un joli petit intérieur... c’est à faire murer sa porte... pauvre Jeanne, ce n’est pas sa faute... Je n’ai rien à lui reprocher... que sa beauté... mais je serais bien fâché qu’elle ne l’eût pas.

Voyant Jeanne qui entre par le fond.

C’est elle ![65]

À Jeanne.

Eh bien ?... et la surprise ?

JEANNE, d’un air contraint.

Elle est faite, mon ami...

DE CLERCY.

Alors démasquons le baba !

JEANNE.

Oh ! ce n’est pas de cela qu’il s’agissait... je suis allée chez monsieur de Goberville...

DE CLERCY.

Hein ?...

JEANNE.

Avec mon père et... tu as ta place.

DE CLERCY.

Comment ?

JEANNE.

Dans ce moment on expédie ta nomination... papa l’attend pour te l’apporter.

DE CLERCY, la regardant.

Mais de quel ton tu me dis cela... tu as l’air contrariée.

JEANNE.

Oh ! du tout.

Vivement.

Mais je ne me chargerai plus de ces démarches-là !

DE CLERCY.

Pourquoi ?... voyons, tu as quelque chose...

 

 

Scène VIII

 

DE CLERCY, JEANNE, MONTGISGAR

 

MONTGISCAR, bouleversé.[66]

C’est encore moi !... mes amis, tout est changé.

DE CLERCY et JEANNE.

Quoi donc ?

MONTGISCAR.

Je vous avais prié de ne pas paraître aux Italiens... il faut y aller.

DE CLERCY.

Pourquoi ce changement !

MONTGISCAR.

Pour Ernest... nous avons été trop durs avec lui ! si vous aviez été témoin de sa douleur quand je lui ai dit qu’on n’acceptait pas sa loge... J’ai coloré votre refus en lui faisant entendre que Jeanne était souffrante... alors, il va venir prendre de ses nouvelles...

JEANNE, vivement.

Non ! je ne veux pas le recevoir !

DE CLERCY.

Il n’entrera pas... je l’ai consigné à la porte.

MONTGISCAR.

J’ai levé la consigne... en passant.

DE CLERCY.

Ah ! bien !... très bien !

MONTGISCAR.

Il est si malheureux !... il a refusé de déjeuner, et pourtant il y avait des huitres... il a déclaré qu’il ne dînerait pas... j’ai voulu lui faire écrire une lettre à mon agent de change, pour le distraire ; il lui a parlé tout le temps de la grotte d’azur.

DE CLERCY.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MONTGISCAR.

Ça ne te regarde pas... C’est entre ta femme et moi.

JEANNE, à de Clercy.

Plus tard... je te dirai...

MONTGISCAR.

Et il pleurait... lui, si gai !... il répétait à chaque instant... elle ne m’aime pas... elle ne m’aime pas ! J’avais beau lui dire : mais ne te désole pas, avec les femmes, il y a toujours de l’espoir.

DE CLERCY.

Je vous remercie.

MONTGISCAR.

Dame ! on ne sait ni qui vit, ni qui meurt, tu te portes bien aujourd’hui... mais demain...

JEANNE.

Par exemple !

DE CLERCY.

C’est ça, enterrez-moi tout de suite.

MONTGISCAR.

Ça ne tue personne ce que je dis là.

DE CLERCY.

Tenez, sans vous en douter, vous poussez l’amour paternel jusqu’à la férocité... vous êtes un monstre de tendresse.

MONTGISCAR.

Si tu l’avais vu comme moi, la tête dans ses mains, le regard fixe... c’était effrayant !... j’en tremble encore... et s’il devait lui arriver un malheur...

Pleurant.

Je n’ai que lui, moi... Qu’est-ce que je deviendrais... tout seul au monde ?...

Sanglotant.

Mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant !

Il se jette dans les bras de de Clercy.

DE CLERCY, le consolant.

Voyons, mon oncle, remettez-vous... à son âge... on oublie.

MONTGISCAR.

Oh non ! pas lui !...

À Jeanne, comme un homme qui fait une déclaration.

Ce n’est pas un amour vulgaire, un amour banal que le sien !...

Se passionnant.

Il vous aime profondément, de toutes les forces, de toutes les ardeurs de son âme... Il vous a vue, madame, une minute a suffi !...

Il est prêt à tomber à genoux.

DE CLERCY, l’interrompant.[67]

Dites-donc ! dites-donc ! je suis là, moi !...

MONTGISCAR.

Je le sais bien, malheureusement.

DE CLERCY.

Comment ?

MONTGISCAR.

Mais c’est ta faute aussi !... c’est toi qui a fait tout le mal.

DE CLERCY.

Moi ?...

MONTGISCAR.

Tu as voulu absolument épouser une jolie femme, par amour-propre... par orgueil.

DE CLERCY, à part.

La tête n’y est plus.

MONTGISCAR.

Qui sait, sans toi, c’est peut-être Ernest qui aurait épousé ta femme ; elle serait heureuse.

DE CLERCY.

Mais il me semble qu’avec moi !...

MONTGISCAR.[68]

Enfin le mal est fait !... il faut le réparer maintenant.

À Jeanne.

Il va venir, ne soyez pas trop sévère. Faites-lui l’aumône d’un regard.

DE CLERCY.

Ah ! permettez !...

MONTGISCAR.

Un regard, qu’est-ce que ça te fait ?

DE CLERCY.

Vous êtes superbe !

MONTGISCAR.

Comment ! quand un seul regard peut sauver ton cousin, tu refuses ?...

DE CLERCY.

Oui...

MONTGISCAR.[69]

Toi, que j’ai élevé, toi, que j’ai marié !

DE CLERCY.

Vous m’avez marié... pas pour ça !

MONTGISCAR.

Tiens ! veux-tu que je te dise... tu manques de sens moral.

DE CLERCY.

Ah ! allez au diable !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Ernest Montgiscar.

MONTGISCAR.[70]

Lui...

À Jeanne.

Vous ne savez rien... un peu de bienveillance... de compassion.

À de Clercy.

Et toi, du calme... je te le demande au nom de la famille !

DE CLERCY.

Soyez tranquille.

À part.

J’aurai avec lui une explication sans témoins.

 

 

Scène IX

 

DE CLERCY, JEANNE, MONTGISGAR, ERNEST

 

ERNEST, entrant.[71]

Madame !

À de Clercy.

Bonjour, cher ami.

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

Hein ?... comme il est pâle.

DE CLERCY, bas.

Je ne trouve pas.

ERNEST, à Jeanne.

J’ai appris par mon père que vous étiez souffrante... et j’ai tenu à venir m’informer moi-même...

JEANNE.

Ce n’est rien, un peu de fatigue seulement, le bal d’hier. Je vous demande la permission de me retirer...

ERNEST, décontenancé.

Ah !... certainement.

Jeanne salue et sort par la droite.

MONTGISCAR, à part.

Qu’elle est cruelle !

ERNEST, se remettant.

Ma cousine paraît délicate... elle a besoin de grands ménagements.

À de Clercy.

Tu est responsable de sa santé.

DE CLERCY.

Ce cher Ernest... mais, toi-même, comment vas-tu ? Ton père nous disait à l’instant que tu étais malade... bien malade.

ERNEST, regardant son père.

Ah !

MONTGISCAR.

Je n’ai parlé que d’une simple indisposition.

ERNEST.

Oh ! qu’importe ! Qu’un garçon vive ou meure, ça ne compte pas...

Souriant.

C’est une non-valeur dans la société.

MONTGISCAR, bas à de Clercy.

Sa gaieté me fait mal.

 

 

Scène X

 

DE CLERCY, MONTGISGAR, ERNEST, CHAMBRELAN, puis UN DOMESTIQUE

 

CHAMBRELAN, entrant par le fond.[72]

Vivat ! L’affaire est dans le sac !

DE CLERCY.

Vous m’apportez ma nomination.

CHAMBRELAN.[73]

M. de Goberville avait dit à Jeanne : « Venez demain à quatre heures... » J’ai tenu à l’accompagner, parce que c’est plus convenable.

DE CLERCY, lui serrant la main.

Merci, beau-père.

CHAMBRELAN.

Seulement, comme je n’avais pas de lettre d’audience, je suis resté dans l’antichambre.

DE CLERCY et ERNEST.

Ah !

CHAMBRELAN.

Mais Jeanne n’a eu qu’à dire son nom, elle est entrée tout de suite... avant cinq personnes qui attendaient... dont un monsieur décoré... qui faisait un nez.

DE CLERCY.

Après ?

ERNEST.[74]

Après ?

CHAMBRELAN.

Elle a été reçue admirablement. Elle m’a tout raconté, ce Monsieur de Goberville est un homme d’une courtoisie parfaite... il l’a fait asseoir près du feu... dans son propre fauteuil, s’il vous plaît ! Il lui a mis un tabouret sous les pieds... un homme de cette importance là.

ERNEST.

Il est bien poli... ce n’est pourtant pas dans ses habitudes.

MONTGISCAR, bas à Ernest.

Tais- toi donc !... qu’est-ce que ça te fait ?

DE CLERCY, à Chambrelan.

Continuez.

ERNEST.

Continuez.

CHAMBRELAN.

Ensuite il s’est informé de ses nouvelles...

À Clercy.

des vôtres... des miennes... il a dit qu’il espérait la voir ce soir aux Italiens... et il a prié qu’on lui gardât un petit coin dans la loge qu’il nous a envoyée.

ERNEST.

Comment ! il s’est permis d’adresser une loge.

DE CLERCY.

Oui, la même idée que toi.

ERNEST.

Mais moi, je suis...

DE CLERCY.

Son cousin.

À Chambrelan.

Enfin, cette place...

CHAMBRELAN.

Il l’a accordée... avec une grâce charmante : en lui disant qu’on ne pourrait rien refuser à un pareil ambassadeur... ce qui est un peu vrai... et comme Jeanne allait le remercier...

Se redressant avec orgueil.

Il a embrassé ma fille !

DE CLERCY.

Hein ?

ERNEST.

Par exemple !

CHAMBERLAN.

Sur le front ! un homme de cette importance là... et il a ajouté en la reconduisant : Jolie comme un ange.

DE CLERCY.

Morbleu !

ERNEST, de même.

Vieux drôle !

MONTGISCAR, bas à Ernest.

Tais-toi donc.

CHAMBRELAN, radieux.

Mon gendre vous êtes nommé.

Il lui tend un pli.

DE CLERCY, le prenant.

Merci...

Le déchirant en deux.

Tenez, voici le cas que je fais de sa nomination.

CHAMBRELAN.

Comment !

DE CLERCY.

Et je vais la lui retourner avec une lettre qu’il ne fera pas circuler dans son bureau.

Il sort furieux par le fond.

CHAMBRELAN, étonné.

Qu’est-ce qu’il a ?... Eh bien ! voilà un original !

ERNEST, furieux.

Il a bien fait !... et si j’étais à sa place j’irai trouver ce monsieur !...

MONTGISCAR, bas à Ernest.[75]

Mais tais toi donc ?... tu n’es pas le mari !

UN DOMESTIQUE, entrant.

M. Octave Blandar, demande si M. Chambrelan peut le recevoir.

CHAMBRELAN.

C’est pour mon buste...

Au domestique.

Faites entrer chez moi.

Le domestique sort.

C’est mon sculpteur... un garçon charmant... il nous a aussi envoyé une loge pour les Italiens.

ERNEST.

Encore !

MONTGISCAR, à part.

Toute la feuille de location y a passé !

On entend le roulement d’une voiture.

CHAMBRELAN.

Tiens ! une voiture !... une visite... Nous commençons à recevoir beaucoup de monde.

LE DOMESTIQUE, revenant.

Madame de Goberville demande si M. Octave Blandar est ici.

CHAMBRELAN.

Certainement, faites entrer chez moi.

Le domestique sort, à Montgiscar.

Elle vient sans doute pour causer de son buste... faites-moi le plaisir de m’accompagner, vous me donnerez vos conseils sur la pose que je dois prendre... vous êtes un peu artiste.

MONTGISCAR.

Oh ! j’ai fréquenté le musée des Antiques... je recolle.

On entend au dehors un grand bruit de porcelaine cassée.

CHAMBRELAN.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’on casse chez moi... venez vite !

Chambrelan et Montgiscar sortent vivement par la gauche.

 

 

Scène XI

 

ERNEST, puis JEANNE

 

ERNEST, regardant autour de lui.

Seul... si ce bruit pouvait la faire venir.

Il remonte.

JEANNE, entrouvrant la porte de droite.

On a brisé quelque chose.

S’avançant et apercevant Ernest.[76]

Ah ! ciel !

ERNEST.

Madame !... un seul mot de grâce.

JEANNE.

Non, monsieur.

ERNEST.

Je vous en prie, daignez m’écouter.

Il fait un pas vers elle.

JEANNE.

Plus loin... ou je me retire...

ERNEST, s’éloignant.

Oui, d’ici... tenez, d’ici !... Je n’approcherai pas, mais ne refusez pas d’entendre un homme qui vous demande avec respect d’avoir pitié de lui.

JEANNE.[77]

Mais qu’est-ce que vous voulez ?

ERNEST.

Accordez moi la faveur de vous aimer discrètement... en silence.

JEANNE.

Mais c’est impossible... Je suis mariée... Monsieur Ernest, je vous en prie... Oubliez moi.

ERNEST, allant à elle.

Vous oublier ! vous !...

JEANNE.

Ah ! vous me faites peur !

Elle rentre vivement et ferme la porte.

 

 

Scène XII

 

ERNEST, puis MONTGISCAR

 

ERNEST, courant à la porte.

Madame ! madame !... Elle refuse de m’entendre... que faire ?... si je lui écrivais ?... oui, essayons.

Il se met à la table et écrit vivement.

Quelques lignes seulement... peut être se laissera-t-elle fléchir... c’est mon dernier espoir... oui, le dernier !...

Pliant le billet et se levant.

Comment lui faire parvenir !

Revenant à la porte.

Hein !... le frôlement d’une robe... elle est là ! Ah ! sous la porte...

Il passe le billet sons la porte.

On le prend...

MONTGISCAR, à la cantonade.

Oui, du mastic d’Athènes...

ERNEST, près de la porte du fond.

Quelqu’un !...

MONTGISCAR, entrouvrant la porte de gauche et parlant au dehors.

En face le guichet du Louvre.

ERNEST.

Mon père !...

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XIII

 

MONTGISCAR, puis JEANNE, puis DE CLERCY

 

MONTGISCAR.

Je ne sais pas ce que madame de Goberville peut avoir à reprocher à monsieur Octave... mais elle vient de lui flanquer trois potiches à la tête... heureusement qu’avec du mastic d’Athènes...

JEANNE, entrant vivement.[78]

Ah ! monsieur Montgiscar... si vous saviez ce qui se passe... le malheureux... est-il parti ?

MONTGISCAR.

Qui ça ?...

JEANNE.

Votre fils !

MONTGISCAR.

Mon fils !

JEANNE, lui tendant un billet.

Lisez.

MONTGISCAR.[79]

Ah ! mon Dieu !

Lisant.

« Madame, je ne prends plus conseil que de mon désespoir. – Cette tentative sera la dernière... Je suis dans le jardin, si vous consentez à m’entendre faites le moi savoir en ouvrant la fenêtre... qu’elle reste fermée comme votre cœur et je me fais sauter la cervelle ! » – Ah ! le malheureux !

Il va ouvrir la fenêtre.

JEANNE.

Que faites vous !... si mon mari...

MONTGISCAR.

Eh ! votre mari !... il y a force majeure !

De Clercy entre par le fond. [80]

JEANNE et MONTGISCAR, à part.

Lui !

DE CLERCY, les observant.

Eh bien ! qu’avez-vous donc tous les deux ? ce trouble...

MONTGISCAR.

Rien, va t’en !

JEANNE.

Oui, mon ami.

DE CLERCY.

Moi ? pourquoi ?

MONTGISCAR.

Va t’en !... si tu savais... cette lettre...

Il gesticule avec la lettre.

DE CLERCY, la prenant.

Cette lettre !...

MONTGISCAR et JEANNE.

Ah !

DE CLERCY, après l’avoir lue.

Mais c’est insensé... il est fou !

MONTGISCAR.

Oui... il va venir... va t’en !

DE CLERCY.

Rentrez !... c’est moi qui le recevrai.

MONTGISCAR.

Par exemple !

DE CLERCY.

Oh ! ne craignez rien... Je suis calme... je lui ferai entendre raison... D’ailleurs Jeanne ne peut assister à cette explication.

MONTGISCAR.

Oui, mais de la douceur, je t’en prie, de la douceur.

DE CLERCY.

Soyez tranquille...

MONTGISCAR.

Tâche de t’emparer tout de suite de son pistolet... c’est la première chose.

DE CLERCY.

Oui... allez !

MONTGISCAR.

Nous serons-là... si tu as besoin de nous... de la douceur... de la douceur et le pistolet.

Montgiscar et Jeanne sortent par le fond à droite.

 

 

Scène XIV

 

DE CLERCY, puis ERNEST

 

DE CLERCY.

Eh bien ! il ne manquait plus que ça, c’est le bouquet !... en voilà un qui veut se brûler la cervelle sous mes fenêtres... oh ! les jolies femmes !... et cet imbécile... un ami... un camarade... un gamin ! je l’entends...

Il remonte et se tient près de la porte du fond.

ERNEST, entrant vivement sans voir de Clercy.

Ah !... merci, madame !...

DE CLERCY, le prenant à bras le corps.[81]

À nous deux !

ERNEST.

Toi ?

DE CLERCY.

Pas d’enfantillage ! tes armes ! il me faut tes armes ?...

ERNEST, se débattant.

Non... Laisse-moi !

DE CLERCY.

Je les veux !

Il lui arrache un revolver de sa poche.

ERNEST.

Rends moi ce revolver !

DE CLERCY, l’écartant de lui.

Malheureux ! tu n’as donc pas pensé à ton père... à tes amis... à ta famille... au scandale... et tu voulais...

Regardant le revolver et à part.

Tiens !... il n’est pas chargé.

ERNEST.

Oui, je suis fou ! criminel... raison de plus pour en finir.

DE CLERCY, avec calme.

Au fait... tu as peut-être raison... je ne peux pas t’offrir ma femme... d’un autre côté tu ne peux pas y renoncer.

ERNEST.

Oh !

DE CLERCY.

Non... je ne te le demande pas.

Lui tendant le revolver.

Il n’y a donc que ce moyen d’en sortir.

ERNEST.

Donne.

DE CLERCY examinant l’arme.

Attends !... je crois que tu as oublié les cartouches.

ERNEST décontenancé.

Ah ! vraiment !... le trouble.

DE CLERCY.

C’est bien naturel... dans ces moments là on ne pense pas à tout... on veut se tuer... on oublie les cartouches... C’est bien naturel.

ERNEST, tendant la main.

J’en ai chez moi.

DE CLERCY.

Ne te dérange donc pas... j’en ai aussi là... dans mon tiroir.

Il s’assied devant la table et ouvre le tiroir.

Je t’en mets quatre... en veux-tu six ?... Je t’en mets six.

ERNEST, à part.

Sapristi !

DE CLERCY lui tendant le revolver après l’avoir chargé.

Tiens !... va !... je ne regarderai pas... je suis trop sensible.

ERNEST regardant le revolver sans le prendre.

Hum !

Il va s’asseoir sur un fauteuil à gauche.

DE CLERCY se levant.

Mais alors tu es un farceur ! c’était un truc... dis le donc.

ERNEST.

Ah ! peux-tu croire.

DE CLERCY.

Il n’est pas neuf... Il a déjà servi au théâtre... Être aimé ou mourir !

ERNEST se levant.

Je te jure... que je ne connais pas la pièce.

DE CLERCY.

Sais-tu que ce n’est pas honnête ce que tu as fait là... chercher à séduire la femme d’un ami... presque d’un frère... Je pourrais t’en demander compte... mais je me trouve assez vengé.

ERNEST.

Comment ?

DE CLERCY.

Sans doute, après avoir écrit... ton billet de faire part... reparaître dans le monde gros et gras... ces dames ne t’appelleront plus que : le monsieur qui ne se tue pas.

ERNEST.

C’est vrai... Je vais être couvert de ridicule.

DE CLERCY.

C’est bien ainsi que je l’entends.

ERNEST.

Comment me tirer de là... voyons... je t’en prie donne moi un conseil.

DE CLERCY.

Tue toi !

ERNEST.

Je vois bien que tu m’en veux.

DE CLERCY.

Il n’y a peut être pas de quoi ?

ERNEST.

Eh bien ! j’ai eu tort... je le reconnais... j’ai eu un moment d’égarement, de folie... mais toi, tu ne t’es pas gêné avec moi... tu m’as soufflé la petite...

DE CLERCY.

Quelle différence ! tu me parles d’une monnaie qui était dans la circulation.

ERNEST.

Ah ! très joli !

DE CLERCY.

Oui... Tu me flattes pour me désarmer.

ERNEST.

Voyons, tu ne peux pas me laisser dans cette position grotesque... pour l’honneur de la famille, arrangeons quelque chose, qui sauvegarde mon amour propre.

DE CLERCY.

J’ai peut-être un moyen.

ERNEST.

Ah ! parle !

DE CLERCY.

Oui... mais à deux conditions.

ERNEST.

Lesquelles ?

DE CLERCY.

La première, (avoue que je suis un bon enfant...) La première, c’est que tu seras marié avant trois mois.

ERNEST.

Ah ! tu es cruel.

DE CLERCY.

Avec une jolie femme !... ça t’occupera... et c’est une garantie pour l’avenir... la seconde... tu diras à ma femme textuellement ces paroles : Aimez votre mari, madame, c’est le plus noble et le plus généreux des hommes.

ERNEST.

Ah ! non !... je peux pas dire ça...

DE CLERCY.

Alors... tue toi !...

ERNEST.

Allons, soit !...

De Clercy lui tend le revolver.

Je le dirai.

DE CLERCY.

Ah ! très bien... maintenant faisons notre mise en scène.

ERNEST.

Comment ?

DE CLERCY.

Tu vas voir. Ébouriffe-toi... du désordre dans les cheveux, défais la cravate, déboutonne ton gilet. Tu ne pourrais pas être un peu pâle... ça ne fait rien... tu y es ?... pousse un cri... je tire...

Il tire un coup de révolver.

ERNEST, tombant sur le canapé.

Ah !

 

 

Scène XV

 

DE CLERCY, ERNEST, MONTGISCAR, JEANNE, puis CHAMBRELAN

 

MONTGISCAR et JEANNE entrant, avec effroi.[82]

Ah !

DE CLERCY.

Il s’est manqué ! il s’est manqué... j’ai détourné le coup.

CHAMBRELAN, venant de la gauche.

Que se passe-t-il ?

MONTGISCAR, courant à Ernest.

Malheureux !

JEANNE.

Pauvre jeune homme.

ERNEST.[83]

Je vous l’avais promis, madame.

JEANNE, à Ernest, avec émotion.

Monsieur Ernest, vous avez voulu mourir pour moi. Je sens là, que je ne l’oublierai jamais !

ERNEST.

Ah ! madame.

DE CLERCY, à part.

Ah ! mais non ! je l’ai trop réhabilité ! je n’entends pas ça...

MONTGISCAR.

Il pâlit... un verre d’eau.

JEANNE, avec empressement.

Voilà ! voilà !...

Elle court à droite et y prépare un verre d’eau.[84]

CHAMBRELAN, à Montgiscar.

Mais expliquez- moi...

MONTGISCAR.

Un évènement effroyable. Mon fils a failli se tuer pour votre fille.

CHAMBRELAN.

Ça ne m’étonne pas.

MONTGISCAR, mettant un flacon sous le nez d’Ernest.

Tiens ! respire !... respire !...

JEANNE, redescendant avec le verre d’eau.

Vite, buvez !...

DE CLERCY, l’arrêtant au passage, et prenant le verre d’eau.

Pardon !...

JEANNE, étonnée.

Mais, mon ami...

DE CLERCY, à demi-voix.

C’est moi qui ai tiré en l’air... une petite comédie arrangée entre nous...

Il boit le verre d’eau.

JEANNE, désappointée.

Ah ! je ne veux plus aimer personne.

DE CLERCY, à part.

Eh ! bien !... il n’était que temps...

MONTGISCAR, palpant Ernest.

Tu es sûr de ne pas être blessé.

ERNEST, se levant.

Non... ça va mieux... rentrons, mon père...[85]

MONTGISCAR.

Quel caractère ! il est en bronze !

DE CLERCY, bas à Ernest.

Et nos conditions.

ERNEST, bas.

Je les oubliais...

DE CLERCY.

Comme les cartouches.

ERNEST, à Montgiscar.

Mon père, je vous donne trois mois pour me chercher une femme...

DE CLERY, bas à Ernest.

Maintenant : aimez votre mari, madame... chaud !...

ERNEST, à part.

Sapristi ![86]

Haut, et prenant son parti, à Jeanne.

Aimez votre mari, madame, c’est le plus noble et le plus généreux des hommes !

Il remonte.

JEANNE, courant à son mari et se jetant dans ses bras.[87]

Ah ! c’est bien vrai !

DE CLERCY.

Je ne lui ai pas fait dire.

Il l’embrasse.

Chère petite Jeanne !

À part.

Eh bien !... on dira ce qu’on voudra, il y a des moments où les jolies femmes ont du bon !...


[1] Octave, le Gardien.

[2] De Clercy, le Gardien.

[3] Le Gardien, de Clercy.

[4] De Clercy, Montgiscar.

[5] Montgiscar, de Clercy.

[6] Montgiscar, le Gardien, de Clercy.

[7] Le Gardien, Montgiscar, de Clercy.

[8] De Clercy, Montgiscar, le Gardien.

[9] Le Gardien, Chambrelan, Jeanne.

[10] Jeanne, Chambrelan, Montgiscar, de Clercy.

[11] Jeanne, Chambrelan, de Clercy, Montgiscar.

[12] Jeanne, Chambrelan, Montgiscar, de Clercy.

[13] De Clercy, Montgiscar, Chambrelan, Jeanne.

[14] De Clercy, Montgiscar, Chambrelan, Jeanne.

[15] Montgiscar, Chambrelan, de Clercy, Jeanne.

[16] Montgiscar, Chambrelan, Jeanne, de Clercy.

[17] Chambrelan, Jeanne, Montgiscar.

[18] Montgiscar, Mme de Goberville.

[19] Mme de Goberville, Montgiscar.

[20] Montgiscar, Mme de Goberville.

[21] Montgiscar, Octave, Mme de Goberville.

[22] Chambrelan, Montgiscar.

[23] Moulinot, Montgiscar.

[24] Chambrelan, Montgiscar.

[25] Montgiscar, Ernest.

[26] Ernest, Montgiscar.

[27] Montgiscar, Ernest.

[28] Hector, Montgiscar.

[29] Invités, Domestique, Moulinot, Montgiscar, Invités.

[30] Invités, Octave, Goberville, Montgiscar, Mme de Goberville, Invités.

[31] Octave, Montgiscar, de Goberville, Mme de Goberville et Hermance assises sur le canapé.

[32] Octave, Goberville, Montgiscar, Mme de Goberville.

[33] Invités, Jeanne, Montgiscar, Chambrelan, de Clercy.

[34] Montgiscar, Jeanne entourée de jeunes gens, Octave, Mme de Goberville, Chambrelan, de Clercy.

[35] Montgiscar, de Clercy.

[36] De Clercy, Montgiscar, de Goberville.

[37] Montgiscar, de Clercy, de Goberville.

[38] Jeanne, de Goberville.

[39] Jeanne, de Goberville.

[40] Jeanne, de Goberville, Chambrelan.

[41] De Goberville, de Clercy.

[42] Montgiscar, de Clercy.

[43] Montgiscar, Chambrelan, de Clercy.

[44] De Clercy, Octave.

[45] Hector, Jeanne, de Clercy.

[46] Jeanne, Hector, de Clercy.

[47] Chambrelan, Ernest.

[48] Ernest, Chambrelan.

[49] Jeanne, Ernest, Chambrelan.

[50] Ernest, Jeanne, Chambrelan.

[51] Ernest, Chambrelan, Jeanne.

[52] Ernest, Chambrelan, de Clercy, Jeanne.

[53] Ernest, de Clercy, Chambrelan, Jeanne.

[54] De Clercy, Ernest, Chambrelan, Jeanne.

[55] Octave, Mme de Goberville, Montgiscar, Chambrelan.

[56] Ernest, Moulinot, un Invité, Hector, Goberville, un Invité, Montgiscar, Jeanne, Chambrelan, de Clercy, Octave, Mme de Goberville, Invités, les autres Invités au fond.

[57] De Clercy, Jeanne, Chambrelan.

[58] De Clercy, Jeanne, Montgiscar, Chambrelan.

[59] Jeanne, Chambrelan, de Clercy, Montgiscar.

[60] Jeanne, Chambrelan, Montgiscar, de Clercy.

[61] Chambrelan, Jeanne, Montgiscar, de Clercy.

[62] Jeanne, de Clercy, Chambrelan.

[63] De Clercy, Octave.

[64] De Clercy, Mme Goberville, Octave.

[65] Jeanne, de Clercy.

[66] Jeanne, Montgiscar, de Clercy.

[67] Jeanne, de Clercy, Montgiscar.

[68] Jeanne, Montgiscar, de Clercy.

[69] Jeanne, de Clercy, Montgiscar.

[70] De Clercy, Montgiscar, Jeanne.

[71] Montgiscar, de Clercy, Ernest, Jeanne.

[72] Montgiscar, de Clercy Chambrelan, Ernest.

[73] De Clercy, Chambrelan, Montgiscar, Ernest.

[74] De Clercy, Chambrelan, Ernest, Montgiscar.

[75] Chambrelan, Montgiscar, Ernest.

[76] Jeanne, Ernest.

[77] Ernest, Jeanne.

[78] Montgiscar, Jeanne.

[79] Jeanne, Montgiscar.

[80] De Clercy, Montgiscar, Jeanne.

[81] Ernest, de Clercy.

[82] Ernest, de Clercy, Montgiscar, Jeanne.

[83] Chambrelan, Ernest, Montgiscar. Jeanne, de Clercy.

[84] Chambrelan. Ernest, Montgiscar, de Clercy, Jeanne.

[85] Chambrelan, Montgiscar, Ernest, de Clercy, Jeanne.

[86] Chambrelan, Montgiscar, de Clercy, Ernest, Jeanne.

[87] Chambrelan, Montgiscar, Ernest, de Clercy, Jeanne.

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