Héloïse et Abailard (Eugène SCRIBE - Michel MASSON)
Comédie-Vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 22 avril 1850.
Personnages
LE DOCTEUR MORTADELLA, dentiste
LOÏSA, sa servante
ZANNONE, avocat à Florence
FLAMINIA ALDINI, sa femme
ASTYANAX ROBICHON, premier prix de Rome
L’ABBESSE du couvent de la Visitation
UN APPRENTI DENTISTE
LA TOURIÈRE
PLUSIEURS SŒURS et NOVICES
ACTE I
À Milan, chez le docteur Mortadella. Un salon : à droite, au premier plan, une croisée, et au second, une porte ; à gauche, porte au premier et au second plan ; au fond du théâtre, la porte d’entrée ; à droite, près de la fenêtre, un guéridon sur lequel il y a un volume relié ; à gauche, une table.
Scène première
MORTADELLA, LOÏSA
Au lever du rideau, on entend sonner avec force à la porte d’entrée qui est au fond du théâtre.
MORTADELLA, sortant de la porte qui est au premier plan à gauche. Il est en manches de chemise.
Loïsa !... Loïsa !... il n’y a pas dans toute la ville de Milan... un docteur... un savant plus mal servi que moi... Loïsa !... Loïsa !
LOÏSA, sortant de la porte qui est au deuxième plan à droite.
Qu’y a-t-il donc, notre maître ?
MORTADELLA.
Ce qu’il y a ?
On sonne de nouveau.
Tu n’entends pas que depuis une demi-heure on carillonne à briser la sonnette et à jeter l’alarme dans toute la maison...
LOÏSA.
Eh bien ! puisque vous étiez là... pourquoi ne pas ouvrir... moi qui étais à mon ouvrage...
MORTADELLA.
Ouvrir en manches de chemise... et la dignité !... et le décorum ! on croirait donc que le premier... le plus habile dentiste de la Lombardie n’a pas un seul domestique... tandis que j’en ai deux, sans compter mon apprenti.
On sonne encore.
LOÏSA, remontant.
Eh bien... on y va !
MORTADELLA.
Attends donc que j’aie le temps de passer un habit.
LOÏSA.
V’là que vous me retenez, maintenant... et le client qui se morfond, et votre macaroni qui brûle...
MORTADELLA.
Mon macaroni... c’est ta faute !
LOÏSA.
C’est la vôtre ! on ne peut pas être cuisinière et portière...
Se croisant les bras.
c’est trop à la fois.
MORTADELLA, passant son habit.
C’est pour cela que tu te croises les bras...
Le bruit de sonnette redouble.
Il sonne toujours, ce malheureux ou cette malheureuse... pour implorer le secours de mon art... Et s’il s’était en allé !... il l’aurait pu.
LOÏSA.
Et il reste là !... Ah ben ! il n’a pas de chance !
MORTADELLA.
Qu’est-ce à dire ?
LOÏSA.
Que je vais lui ouvrir, Monsieur ; tant pis ! ça lui apprendra à sonner comme ça...
MORTADELLA, avec colère, et pendant que Loïsa ouvre la porte.
Loïsa, si ce n’était la mémoire de mon frère, qui vous a placée chez moi, où, depuis deux ans, je vous permets de me servir pour rien... je vous renverrais... je vous chasserais... tant je suis en fureur...
Prenant un air gracieux en apercevant Zannone qui s’est avancé jusqu’à lui.
Monsieur... j’ai bien l’honneur de vous saluer...
Scène II
ZANNONE, MORTADELLA, LOÏSA
ZANNONE.
Monsieur le docteur Mortadella ?
MORTADELLA.
C’est moi... Monsieur... dentiste ordinaire de Son Altesse Impériale le prince Eugène, vice-roi d’Italie... Désolé de vous avoir fait attendre... j’ai tant de monde... tant de clients... ils viennent de sortir...
Montrant la porte à gauche.
par mon autre escalier... et je m’empresse d’accourir... Vous souffrez beaucoup, grâce au ciel ?...
ZANNONE.
Non, Monsieur...
MORTADELLA, bas, à Loïsa, avec colère.
Ce que c’est que de faire attendre !...
Haut.
La douleur se sera passée...
ZANNONE.
Non, Monsieur...
MORTADELLA, avec joie.
Elle existe !... me voici !... et vous ne vous apercevrez de rien !... Je n’arrache pas les dents... je les cueille !
ZANNONE.
C’est charmant., l’on serait tenté de souffrir... rien que pour son plaisir... Mais je ne sais pas même ce que c’est qu’un mal de dents...
MORTADELLA.
Qui diable alors vous amène chez moi ?
ZANNONE.
Une affaire intéressante qui ne concerne que vous...
Regardant Loïsa qui a ouvert la fenêtre et observe au dehors.
que vous seul !
MORTADELLA.
Loïsa !...
LOÏSA.
Monsieur...
MORTADELLA.
Va voir comment se comporte ton macaroni.
LOÏSA, froidement.
Oh ! il n’y a pas à s’en inquiéter... il est maintenant brûlé...
MORTADELLA.
C’est égal...
LOÏSA.
Totalement brûlé...
MORTADELLA.
Raison de plus... pour que tu en fasses un autre... car je tiens à dîner.
LOÏSA, quittant la fenêtre.
C’est différent !... On y va, Monsieur !... on y va...
Elle entre à droite.
Scène III
ZANNONE, MORTADELLA
MORTADELLA, avançant un siège.
Daignez vous asseoir, Monsieur, je vous écoute...
ZANNONE.
Monsieur, je suis de Florence... on me nomme Zannone, avocat...
MORTADELLA.
Et vous venez vous établir à Milan ?
ZANNONE, s’asseyant.
M’en préserve le ciel !... l’empereur Napoléon, roi d’Italie, estime trop peu le barreau !
Air : Vaudeville du Piège.
Il déteste les avocats.
Contre l’éloquence il se cabre ;
Il ne connaît que ses soldats
Et que la puissance du sabre.
Le sabre qui m’est opportun,
Est son soutien : la parole est le nôtre ;
Et l’Empereur prétend que l’un
Ne doit servir qu’à couper l’autre !
MORTADELLA, s’asseyant aussi.
C’est un grand homme... un grand génie !
ZANNONE.
Et un grand sabre !... Aussi je suis resté à Florence sous le gouvernement du grand-duc de Toscane... un autre despote qui ne veut dans les familles ni querelles ni procès.
MORTADELLA.
Cela n’est pas possible !
ZANNONE.
Notre état est perdu !... ni procès... ni querelles... alors je me suis marié !...
MORTADELLA.
Pour ne pas vous rouiller tout à fait ! je comprends ! Mais je ne vois pas, Monsieur, en quoi cela peut m’intéresser...
ZANNONE.
Nous y voici... Ma femme est charmante... d’une jeunesse ! d’une beauté ! d’une ingénuité surtout... mais...
MORTADELLA, avec finesse.
Oui, ses dents...
ZANNONE.
Des perles ! Monsieur !... des perles fines... la plus belle chose du monde... Il n’en est pas de même de sa fortune... laquelle, j’en conviens, est assez médiocre...
MORTADELLA, avec impatience.
Alors, Monsieur, pourquoi l’avez-vous épousée ?
ZANNONE.
Parce qu’elle avait des espérances... un procès... Monsieur !
MORTADELLA, avec humeur.
Que m’importe ?
ZANNONE.
Un procès de deux millions !
MORTADELLA.
Qu’est-ce que ça me fait !
ZANNONE.
Que vous pouvez faire gagner, Monsieur ?
MORTADELLA.
Je ne suis pas avocat, Monsieur... je suis dentiste ! et mes moments sont précieux.
Il se lève.
ZANNONE.
Je le sais bien ! Mortadella le dentiste... frère du signor Mortadella, ancien courrier de la malle de Genève à Milan.
MORTADELLA.
C’est vrai, mais mon frère est mort depuis deux ans... sans rien me laisser...
ZANNONE.
Peut-être !... si je vous apportais de lui, en guise d’héritage, une somme de vingt mille francs !...
MORTADELLA, revenant vivement.
Vingt mille francs !
À part.
Dieu, que ces avocats sont bavards !
Haut.
C’est par là qu’il fallait commencer... On va tout de suite au fait.
ZANNONE.
Nous y sommes en plein ! ma femme, Flaminia Aldini, est nièce et héritière du banquier Aldini, qui, s’enfuyant d’Italie il y a quinze ans avec sa femme et sa fille, roula à la descente du Simplon au fond d’un précipice, d’où on le retira mort quelques jours après, lui, sa femme et le postillon, mais aucune trace de la petite fille qui, à coup sûr, a dû être brisée cent fois pour une !
MORTADELLA.
C’est juste !
ZANNONE.
Mais voilà l’injustice... Quand la famille de ma femme a voulu se faire envoyer en possession, on a exigé la preuve du décès de cette petite fille, et comme personne au monde ne pouvait la fournir, le grand-duc a mis les biens du banquier Aldini sous le séquestre et on n’a rien dit... Il n’y a eu ni discussion ni procès ! pourquoi ? parce qu’il n’y avait pas d’avocat dans la famille... mais il y en a un aujourd’hui ! un avocat que rien ne décourage, un avocat qui marche toujours à son but !
MORTADELLA, avec impatience.
Pas en ce moment !
ZANNONE.
Je me suis livré à tant de démarches et d’investigations... que j’ai enfin recueilli, de divers, les faits suivants : Le jour même de la catastrophe, quelques heures après, la malle de Milan descendait le Simplon, conduite par le courrier Giacomo Mortadella.
MORTADELLA, à part.
Hein !
ZANNONE.
Commencez-vous à comprendre ?
MORTADELLA, essayant de sourire.
Non sans peine... j’ai cru que la malle n’arriverait jamais.
ZANNONE.
Les gens du pays m’ont assuré que j’obtiendrais de votre frère... certains renseignements...
MORTADELLA.
Qu’il ne peut plus vous donner...
ZANNONE.
Mais vous, Monsieur...
MORTADELLA.
Moi... je me rappelle en effet avoir entendu raconter à mon frère... qu’il avait un jour, à la descente du Simplon, aperçu à quelques pieds au-dessous de la route... et comme accroché par un buisson de fleurs sauvages, un enfant dans ses langes !
ZANNONE, vivement.
C’est cela même !... l’héritière... la fille du banquier Aldini.
MORTADELLA, à part.
Quelle découverte !
Haut.
Vous en êtes bien sûr ?...
ZANNONE.
Je l’atteste... Qu’est-elle devenue ? vous le savez... je le vois... Parlez !... est-elle morte ou vivante... existe-t-elle encore ?
MORTADELLA, qui pendant ce temps a eu l’air de réfléchir.
Non, Monsieur... non !...
ZANNONE, lui sautant au cou.
Ah ! que je vous embrasse !... c’était à croire ! c’était certain ! mais cela ne suffit pas... et si vous pouvez nous donner la preuve dûment légalisée de la mort de cette enfant...
Air : Vaudeville de Turenne.
À l’instant même, et sure notr héritage,
Nous vous comptons vingt mille francs !
MORTADELLA, à part.
J’espère bien en avoir davantage !
ZANNONE.
Car, d’après de tels documents.
Nos droits sont sûrs, reconnus évidents.
Comment douter qu’un fait existe,
Lorsque pour preuve on apporte au débat
L’éloquence d’un avocat.
Et la parole d’un dentiste ?
MORTADELLA, à part, voyant Loïsa qui rentre.
Dieu ! Loïsa !
Scène IV
ZANNONE, MORTADELLA, LOÏSA, sortant de la porte à droite, avec une bouteille qu’elle va placer dans une armoire, au premier plan, à gauche
LOÏSA.
V’là votre dîner, notre maître, qui cette fois est prêt.
MORTADELLA.
C’est bon... nous verrons ça plus tard.
ZANNONE.
Quelle est cette jeune fille ?...
MORTADELLA, vivement.
Ma cuisinière... une petite sotte... qui vient se jeter au milieu de la conversation.
À part.
Et dire que c’est là peut-être une héritière... une riche héritière !... Je n’y puis croire encore !
Haut, à Zannone.
Monsieur, je vais voir parmi les papiers qui m’ont été laissés... si je ne trouverai pas la pièce que vous désirez... et demain...
ZANNONE.
Aujourd’hui même... ce soir...
MORTADELLA.
Comme vous voudrez...
À part.
D’ici là... j’aurai eu le temps de prendre des arrangements.
Pendant ce qui précède, Loïsa est entrée à gauche. Elle reparaît aussitôt, tenant un petit panier à ouvrage, et vient s’asseoir à droite, entre le guéridon et la fenêtre.
Ensemble.
Air de la Fée aux Roses.
MORTADELLA.
Quelle douce espérance
Déjà me plait d’avance !
Quoi ! vraiment, l’opulence
Serait auprès de moi.
De ma jeune servante
La figure agaçante
Me séduit et me tente.
Et je sais bien pourquoi.
ZANNONE.
Grand Dieu ! quelle espérance !
Quelle douce opulence !
Et dans ma main d’avance
Je la tiens, je la voi.
Après si longue attente,
Ô fortune inconstante,
Dont la beauté me tente,
Tu seras donc à moi !
LOÏSA, près de la fenêtre et travaillant.
Je l’ai prév’nu d’avance,
Par ainsi qu’il y pense,
Et qu’ici sa pitance
Brûle ou non, ma foi !
Je n’ suis pas méchante,
Mais moi sa servante,
Qu’il gronde et tourmente,
Quéqu’ ça m’ fait à moi !
ZANNONE, à Mortadella.
À ce soir.., et comptez sur moi.
ZANNONE et MORTADELLA, à part.
Ô découverte qui m’enchante !...
MORTADELLA.
Un air noble, c’est singulier, (bis.)
Brille malgré son tablier. (bis.)
LOÏSA.
Ne pas dîner, c’est singulier ! (bis.)
Lui qui n’ sait jamais l’oublier. (bis.)
ZANNONE.
À ses soins je puis me fier. (bis.)
J’aurai cet important papier. (bis.)
Reprise de l’ensemble.
MORTADELLA.
Quelle douce espérance,
Déjà me plaît, etc.
ZANNONE.
Grand Dieu ! quelle espérance
Quelle douce, etc.
LOÏSA.
Je l’ai prév’nu d’avance,
Par ainsi, etc.
Zannone sort par la porte du fond, et Mortadella par la porte à gauche.
Scène V
LOÏSA, seule, assise près de la fenêtre
Son dîner va encore brûler ! et voyez l’injustice des maîtres... il me mettra à la porte !... Pour ce que je gagne ici... ça me serait bien égal... mais j’en serais fâchée...
Montrant la croisée.
pour cette croisée où il y a un si beau jour pour travailler. Ah ! il est déjà à son petit balcon en face... Travaillons pour qu’il ne croie pas que je le regarde... c’est étonnant que depuis huit jours... je ne puis pas tourner la tête de ce côté sans rencontrer ses yeux attachés sur les miens... et la rue est si étroite... qu’on pourrait bien aisément causer... comme il m’en suppliait l’autre jour... mais je ne veux pas... c’est déjà bien assez quand on est ici, à la fenêtre... d’être obligée de l’entendre !
Poussant un petit cri.
Ah ! il dit qu’il me trouve bien jolie ce matin...
Tricotant toujours.
Que ma vue le rend bien heureux... Dame ! entre voisins c’est un petit service qu’on peut se rendre... Ah ! par exemple... il dit maintenant des choses... je rougis, j’en suis sûre ; il va s’en apercevoir...
Avec indignation.
Moi ! un amoureux !
Se levant vivement et se tournant vers la fenêtre.
Non, Monsieur... je n’en ai pas !
Se retirant.
Ah ! mon Dieu ! voilà la conversation engagée...
Se rapprochant de la fenêtre.
Non, certainement, que je n’en ai pas...
Faisant comme si elle écoutait.
Vous, Monsieur ? vous !... ah ! voilà une idée... à laquelle je ne crois pas...
Écoutant et répondant.
Comment ? parce que depuis huit jours... vous me regardez du matin jusqu’au soir... voilà une jolie preuve !... ça prouve seulement... que vous n’avez rien à faire, car si vous faisiez quelque chose...
À part.
C’est un moyen de savoir qui il est...
Écoutant.
Ah ! vous êtes un étranger... un Français... un musicien... Je ne vous le demande pas, Monsieur, je ne vous demande rien...
Écoutant.
Ah ! comme voyageur... vous habitez là... un petit hôtel garni...
Écoutant.
Eh ! mais... Dieu me pardonne, je crois qu’à son tour il ose m’interroger... C’est inutile, Monsieur... tout le monde vous dira que je suis en maison... chez M. Mortadella le dentiste... qui ne voit et ne reçoit personne que ses pratiques...
Écoutant.
Comment ? ça ne vous empêchera pas de vous présenter... je vous le défends bien...
Écoutant.
Hein !... vous me priez, si je vous vois, de ne pas vous trahir... mais du tout... je ne promets rien... car je suis une honnête fille, entendez-vous... Il m’envoie des baisers !... c’est trop fort !...
Fermant la fenêtre.
et pour vous apprendre... je ne vous verrai plus...
Elle soulève le rideau.
Oh ! comme à travers les rideaux... il a l’air triste et malheureux... pauvre garçon !...
Elle va pour rouvrir la fenêtre.
Oh ! non ! non !
Elle s’éloigne lentement de la fenêtre, pendant la ritournelle de l’air suivant.
Air : Conservez bien la paix du cœur.
N’y pensons plus ! c’est là, je croi,
Le devoir d’une fille sage ;
Et toujours, toujours, malgré moi,
À mes yeux s’offre son image !
En vain on veut tout employer
Pour éloigner sa souvenance,
En disant qu’il faut l’oublier,
Voilà soudain que l’on y pense !
Scène VI
LOÏSA, MORTADELLA, puis L’APPRENTI
MORTADELLA, entrant en rêvant.
Il n’y a plus à en douter ! Ce que je viens de trouver dans les papiers de mon frère, la déclaration des témoins, le procès-verbal dressé par la barigelle au moment de l’événement, joint à ce que ce monsieur vient de m’apprendre... tout coïncide... tout constate d’une manière certaine que... ma cuisinière est une millionnaire.
LOÏSA, qui pendant ce qui précède, a placé la table au milieu du théâtre et se prépare à mettre le couvert.
Comme il a l’air soucieux et de mauvaise humeur.
MORTADELLA, rêvant toujours.
Elle a dix-sept ans... moi cinquante-cinq... il y a un peu de différence... Bah ! l’amour ne connaît pointées distances-là... et si, avant qu’elle n’ait le temps de se connaître elle-même... je l’élève de la cuisine au salon...
S’échauffant.
Si je l’éblouis... si je la fascine par un changement de fortune aussi inespéré...
LOÏSA.
Gare l’orage qui va éclater !...
Elle va chercher dans l’armoire à gauche la nappe et les assiettes.
MORTADELLA, levant les yeux.
Ah ! c’est toi, petite...
LOÏSA.
Tiens !... il n’a plus l’air si méchant... on dirait même qu’il me sourit... eh ! oui, vraiment... Pauvre homme !... il n’en est que plus laid... c’est égal...
MORTADELLA, riant.
Et mon dîner... friponne... mon dîner ?
LOÏSA.
Grondez-moi si vous voulez, je l’avais oublié... et n’ai pas même achevé de mettre le couvert.
MORTADELLA, d’un air gracieux.
Pas même le couvert... Elle est charmante !
LOÏSA, qui a mis le couvert.
Air du Magicien sans magie.
Servante fidèle.
Je vais avec zèle
Presser le repas.
Et soudain mon maître,
L’ dîner va paraître.
Aussi, mon doux, maître,
Oh ! oui, mon doux maître,
Ne vous fâchez pas.
Allant à Mortadella.
La faim vous domine !
Mais bientôt ici
Vous verrez la mine
Du macaroni !
Son aspect sans peine
Va vous dérider !
Et la bouche pleine, (bis.)
On n’ peut plus gronder. (bis.)
Elle va chercher, à droite, un plat de macaroni qu’elle apporte à son maître qui s’est assis à table.
Servante fidèle,
Vous voyez mon zèle !
Je veux que ce r’pas
Soit digne d’un maître
Qui doit s’y connaître.
Mangez, mon doux maître,
Oui, mangez, mon maître,
Et ne grondez pas.
MORTADELLA.
Moi te gronder... ma chère enfant... c’est impossible quand on te regarde... si gentille et si fraîche...
LOÏSA.
Tiens... c’est drôle !... qu’est-ce qu’il a donc, notre maître ?... Je ne l’ai jamais vu comme ça...
MORTADELLA, lui prenant la taille.
Et une taille si appétissante...
LOÏSA.
Pas tant que le macaroni...
MORTADELLA, mangeant.
Si, vraiment... quoiqu’il soit excellent...
LOÏSA, naïvement.
Est-il assez salé ?
MORTADELLA.
Je veux que tu en juges par toi-même... Assieds-toi là.
LOÏSA.
Allons donc !... Moi, notre maître... près de vous, à votre table !...
MORTADELLA.
Certainement.
Il se lève et va chercher un siège pour Loïsa.
LOÏSA, s’asseyant aussi.
C’est différent... Mon devoir est de vous obéir.
MORTADELLA, tendrement et servant Loïsa.
Oui, Loïsa... de m’obéir en tout... et d’abord, d’avoir pour moi, ma mignonne, l’affection que je te porte...
LOÏSA.
Ça ne sera pas long, ni difficile.
MORTADELLA.
Car je ne te l’ai jamais dit... mais je t’ai toujours trouvée charmante...
LOÏSA.
Ah bien !... vous cachiez joliment votre jeu !... Vous me grondiez toujours... vous me trouviez gauche...
Goûtant le macaroni.
Le fait est qu’il est bon !... Maladroite, négligente...
Goûtant encore.
Et bien salé.
MORTADELLA, tendrement et lui prenant la main.
C’était exprès... c’était pour que personne, pas même toi, ne pût soupçonner... l’amour brûlant que tu m’inspires !...
LOÏSA, se levant.
Monsieur, je demande mon compte... Vous voulez me séduire...
MORTADELLA.
Moi !... Quelle idée as-tu donc de ma moralité ?... Tu te donnerais à moi... que je ne le voudrais pas... que je te refuserais...
LOÏSA, étonnée, revenant s’asseoir.
Ah bah !
Air : Tiens, tiens, tiens, chacun son bien (de Clapisson).
D’où vient cette belle flamme ?
MORTADELLA.
Je n’ai d’autres sentiments
Que de te prendre pour femme
Légitime.
LOÏSA.
Je comprends !
Vous avez beaucoup de fortune,
Je ne possède que mon cœur !...
Et vous prétendez avec l’une...
Acheter l’autre... non, seigneur !...
Ça ne peut être,
Gardons, mon maître,
Moi, mon cœur... vous, votre bien !
Tiens, tiens, tiens, chacun son bien.
Je n’ veux pas vendre le mien !
Se levant.
Deuxième couplet.
Épouser votre servante.
On en rirait et longtemps !
MORTADELLA, se rapprochant de Loïsa.
Non, je te rendrai savante.
Et comme il faut !
LOÏSA.
Je comprends !
Vous possédez de la fortune.
Je ne possède que mon cœur !
Et vous prétendez avec l’une
Acheter l’autre... non, seigneur !...
Ça n’ peut être,
Gardons, mon maître.
Moi, mon cœur... vous, votre bien !
Tiens, tiens, tiens, chacun son bien,
Je n’ veux pas vendre le mien.
MORTADELLA.
Quand je te répète que je ferai de toi une grande dame... que je te donnerai des maîtres de chant, des maîtres de danse et surtout de grammaire...
LOÏSA.
C’est trop difficile... je ne pourrai jamais !
MORTADELLA.
On peut tout quand on aime !
LOÏSA.
Quand on aime...
MORTADELLA.
Ça viendra... mignonne... ça viendra !... et pourvu que tu n’aimes personne... pourvu qu’il n’y en ait pas d’autres...
LOÏSA.
C’est que justement... je crains bien qu’il n’y en ait un autre !
MORTADELLA.
Qu’est-ce que j’apprends !... moi qui suis jaloux !
À part.
Ça m’est bien égal... mais n’importe !
Haut.
Jaloux... jusqu’à la frénésie... et cet autre, si je le rencontre jamais !...
LOÏSA, avec effroi.
Vous le tuerez ?
MORTADELLA.
Pour le moins !
Se retournant vers la porte à gauche.
Qui vient là ?... mon apprenti... Que veux-tu ?
L’APPRENTI, sur la porte du cabinet à gauche.
Un client vient de monter par l’autre escalier... et qui vous attend dans votre cabinet.
MORTADELLA.
Qu’il attende !
L’APPRENTI.
Il a la joue grosse de cela !
MORTADELLA.
C’est bon ! commence-le toujours !
L’APPRENTI.
Que je commence ?... Ma foi... au petit bonheur !
Il rentre dans le cabinet.
LOÏSA.
Au petit bonheur !... Bien petit, en effet...
À Mortadella d’un air suppliant.
Et ce pauvre homme ?...
MORTADELLA, avec colère.
Il ne s’agit pas de lui... mais de l’autre... Quel est-il ?
LOÏSA.
Je l’ignore.
MORTADELLA.
Son nom ?
LOÏSA.
Il ne me l’a pas dit...
MORTADELLA, à part.
Amourette peu dangereuse... mais c’est égal...
Haut et feignant de la colère.
Je le tuerai... et si je le vois jamais... s’il me tombe sous la main !...
On sonne à la porte du fond, et l’orchestre joue l’air de l’entrée de Bazile dans le Barbier de Séville.
Qui vient encore ?... Pas un moment, dans cette maison, pour me mettre en colère !...
Scène VII
LOÏSA, MORTADELLA, ASTYANAX, paraissant à la porte du fond, et portant une bourriche sous un bras et deux volailles de l’autre main
LOÏSA, qui a été ouvrir la porte du fond, redescend effrayée, et dit en regardant Astyanax.
C’est lui !... le jeune homme du balcon...
MORTADELLA, s’avançant vers Astyanax qui le salue plusieurs fois.
Qu’y a-t-il, Monsieur, pour votre service ?
ASTYANAX.
Vous ne me reconnaissez pas ?... c’est drôle... ni moi non plus je ne vous reconnais pas... quoique je vous connaisse bien... mais quand il y a dix ans qu’on ne s’est vu...
MORTADELLA.
À qui ai-je l’honneur de parler ?
ASTYANAX.
Au petit Chiarini... votre filleul... fils de Bertuccio, maître de chapelle à Parme.
MORTADELLA.
Mon compère et ami Bertuccio ?...
ASTYANAX.
Avec qui vous avez étudié à Padoue...
MORTADELLA.
Et tu viens à Milan... de la part de ton père ?...
ASTYANAX.
Oui, vraiment ! il m’envoie vers vous... avec ce parmesan et ces deux chapons du pays... ça regarde la cuisinière...
Les donnant à Loïsa qui s’est avancée pour l’interroger.
Tenez, Mam’selle...
À Mortadella.
Et puis encore autre chose... une lettre pour vous...
MORTADELLA.
Où il m’explique ses intentions...
ASTYANAX.
Oui... il vous prie... comme Milan est une ville dangereuse... de vouloir bien...
MORTADELLA.
Te surveiller...
ASTYANAX.
Oui, mon parrain... et de me loger chez vous... en payant pension, bien entendu !
MORTADELLA.
C’est possible... au grenier !
ASTYANAX, lui présentant la lettre.
Attendu qu’il veut me transmettre sa place de maître de chapelle... et pour ça, comme il dit, faut encore étudier, non pas qu’en fait de musique... je ne sois déjà en état d’en remontrer aux autres.
MORTADELLA, prenant la lettre.
Ça se trouve bien ! ça me fera une économie... tu donneras des leçons à Loïsa pour qui je voulais chercher un maître.
LOÏSA,
sortant de la cuisine, à droite, où elle a été porter les chapons.
À moi ?... par exemple !...
MORTADELLA.
Oui, vraiment... il commencera dès aujourd’hui... je le veux ; et quant à la lettre de ton père...
S’apprêtant à la décacheter, et apercevant son apprenti qui reparaît à la porte du cabinet.
Qu’y a-t-il ?
L’APPRENTI.
Deux autres clients... dont une comtesse...
MORTADELLA.
C’est bon... j’y vais...
L’APPRENTI.
Il ne faudrait pas la faire attendre... parce qu’elle pourrait interroger l’autre... celui que j’ai commencé...
MORTADELLA.
Et tu crains qu’il ne parle...
L’APPRENTI, portant la main à sa joue.
Il ne peut pas... dans ce moment-ci... grâce à moi... mais ça ne tardera pas, et alors...
MORTADELLA, vivement.
J’y vais... j’y vais...
À Astyanax.
Nous lirons la lettre de ton père... plus tard, quand je reviendrai !... D’ici là... repose-toi... occupe-toi...
Lui désignant un livre, sur le guéridon à droite.
Tiens, voilà un livre... un livre de philosophie !...
ASTYANAX.
Merci, mon parrain !
MORTADELLA.
Toi, Loïsa, va préparer là-haut, la chambre de Chiarini, mon filleul, et puis tu redescendras prendre avec lui ta leçon de musique.
ASTYANAX.
La première leçon, oui, mon parrain... soyez tranquille...
L’APPRENTI.
Monsieur...
MORTADELLA.
C’est bon !... je vais l’achever !
Mortadella sort par la porte, à gauche, avec l’apprenti. Astyanax suit le dentiste et s’assure, à travers la porte, qu’il s’est éloigné.
Scène VIII
ASTYANAX, LOÏSA
LOÏSA, vivement.
Comment, Monsieur... c’est vous le filleul de mon maître ?
ASTYANAX.
Silence !... il peut encore entendre !
LOÏSA.
Vous disiez... un Français... un musicien...
ASTYANAX.
Ça n’empêche pas... Astyanax Robichon... ex-pensionnaire du Conservatoire impérial... élève de M. Méhul, de M. Catel, de M. Berton... et premier grand prix de l’Institut.
LOÏSA, vivement.
Par votre talent !
ASTYANAX.
Oui !... et par mon obstination ! voilà six ans que je me présente... et, pour en finir... ils m’ont envoyé...
LOÏSA.
Où ça ?
ASTYANAX.
À Rome !... j’y vais de ce pas !... c’est-à-dire, j’y allais... mais à moitié chemin, ici, à Milan... je vous ai vue... et adieu la musique... la gloire de l’Institut... adieu l’opéra que j’avais déjà commencé... le Passage de la mer Rouge... ou plutôt non... je le termine... je le fais jouer à la Scala... vous entendrez la Marche des Hébreux et le Chœur des poissons aux fenêtres, c’est sublime... original... excentrique... ça ira aux nues !...
LOÏSA.
La mer !
ASTYANAX.
Oui, vraiment... moi aussi ! vienne alors la fortune...
LOÏSA.
La fortune ! Vous n’en avez donc pas ?...
ASTYANAX.
Je croyais vous avoir dit que j’étais musicien... élève du Conservatoire...
Avec chaleur.
Je n’ai rien que des idées musicales... rien... qu’un génie inconnu ! rien... qu’un cœur brûlant ! un gousset vide et l’espérance !
LOÏSA.
L’espérance... de quoi ?
ASTYANAX.
De tout partager avec vous ! c’est si joli la vie d’artiste, quand on est amoureux ! On voit tout en beau... c’est ce qui m’arrive depuis que je vous regarde toute la journée à cette fenêtre...
LOÏSA.
C’est bon, Monsieur... vous me l’avez déjà dit... mais ce que vous ne m’apprenez pas, c’est... comment vous n’êtes plus là à cette fenêtre... et comment vous êtes ici ?
ASTYANAX.
C’est un libretto, c’est un poème tout entier... je descends à Milan, à l’hôtel des Beaux-Arts... un hôtel à bon marché, qui m’avait été indiqué par des camarades du Conservatoire... vivent la gloire et les pommes de terres... quincidi scudi... autrement dit soixante-quinze centimes par jour et par tête... pour ceux qui en ont, et je n’en avais plus depuis que je vous regardais de mon observatoire...
LOÏSA.
C’est connu !
ASTYANAX.
Mais comment parvenir jusqu’à vous ? par quel moyen ? il y en avait bien un très simple : le seigneur Mortadella est dentiste !... je pouvais me faire arracher une dent... c’eût été un moment de bonheur ! mais c’est si tôt fait !... et puis on ne peut pas renouveler ce plaisir-là tous les jours !... cependant j’allais m’y résoudre... oui, Loïsa !... lorsque ce matin arrive à l’hôtel, par le veturino, autrement dit la patache, le petit Chiarini, fils d’un maître de chapelle de Parme... porteur d’un fromage dudit pays, de deux chapons ci-inclus... et d’une lettre pour son parrain Mortadella le dentiste... enfin toute son histoire qu’il nous raconte jusque dans les moindres détails... et, pendant qu’il parle, mon imagination travaille... à peu de frais... je me rappelle une partition de M. Méhul, mon professeur... Une Folie... opéra comique en deux actes... vous ne connaissez pas...
LOÏSA.
Non, Monsieur.
ASTYANAX.
C’est très joli... un amoureux... c’est moi ! qui, pour pénétrer dans la maison d’un cerbère, prend le nom et le costume d’un paysan qu’on attendait... un Picard... c’est Chiarini... qui est Italien... et qu’on envoie promener... ce que nous avons fait ! Mes camarades l’ont emmené pour deux jours au lac de Côme, sous prétexte que le seigneur Mortadella, votre maître, n’était pas à Milan... et n’y serait de retour qu’à la fin de la semaine... et d’ici-là, Loïsa... jugez de mon bonheur ! deux jours entier près de vous... à vous donner des leçons de musique... c’est-à-dire, à vous aimer... à vous le dire... et à chanter à deux voix (ténor soprano) tous les duos amoureux du monde : Je t’aimerai toute la vie... c’est de M. Berton, mon professeur... Tu m’aimeras toute la vie !...
LOÏSA.
Mon maître n’entendra pas de cette oreille-là !
ASTYANAX.
Il faudra bien qu’il l’entende... et avec accompagnements obligés... et la main sur le cœur...
Chantant.
Je t’aimerai toute la vie...
LOÏSA.
Il se fâchera...
ASTYANAX.
Il ne le peut pas... puisque c’est lui qui me l’a demandé et commandé...
LOÏSA.
Vous ne savez donc pas qu’il m’aime ?
ASTYANAX.
Le vieux ?
LOÏSA.
Et qu’il veut m’épouser ?
ASTYANAX.
Et vous y consentez ?
LOÏSA.
Ah ! bien oui... je lui ai dit que je ne l’aimais pas !
ASTYANAX.
Bravo !
LOÏSA.
Que j’en aimais un autre !
ASTYANAX, vivement et hors de lui.
C’est donc vrai... ô Loïsa !
LOÏSA.
Du tout... ce n’est pas à vous... c’est à lui que je l’ai avoué, et j’en suis bien fâchée maintenant, car il est en colère... il est jaloux...
ASTYANAX.
Comme un Italien ?
LOÏSA.
Comme un tigre ! et m’a dit ici même qu’il vous tuerait... pour le moins !
ASTYANAX, effrayé.
Pour le moins !... et que veut-il donc de plus ?... c’est un brutal... un malappris... un homme avec qui il n’y a pas moyen de vivre !
LOÏSA.
Ça m’a tout effrayée... et vous aussi... à ce que je vois...
ASTYANAX.
Laissez donc !... je ne dis pas que pour de la bravoure... j’en aie comme un soldat de la garde impériale... ça n’est pas mon état... mais enfin... j’en ai assez pour moi... pour un homme seul... et qu’il y vienne... le dentiste !... il verra ce que c’est qu’un premier prix de Rome... en colère... en attendant, et puisqu’il me l’a dit, nous pouvons toujours commencer notre leçon... le duo de tout à l’heure... Je t’aimerai toute la vie... c’est d’Aline, reine de Golconde... opéra en trois actes... vous le connaissez ?...
LOÏSA.
Mais, non, Monsieur !
ASTYANAX.
C’est très joli... Tu m’aimeras toute la vie... et si vous commencez d’aujourd’hui.
Il la presse.
LOÏSA, se dégageant.
Non, Monsieur... je n’ai pas le temps... mon couvert à ôter... le ménage à ranger... après, nous verrons !
ASTYANAX.
Et qu’est-ce que je ferai pendant ce temps-là ?
LOÏSA.
Lisez ! puisque votre parrain vous a donné un livre...
ASTYANAX.
C’est vrai ! un livre de philosophie !
Il s’assied à droite et lit pendant que Loïsa range le ménage.
Histoire d’Abailard et d’Héloïse... ces noms-là ne me sont pas inconnus... mais on a si peu de littérature... au Conservatoire ! classes de musique ! « Chapitre premier. Abailard entre chez le docteur Fulbert... en qualité de professeur d’Héloïse. » Tiens, c’est comme moi aujourd’hui. « Chapitre II. Abailard devient éperdument amoureux de son élève... » Toujours comme moi... « et finit par s’en faire aimer. »
LOÏSA.
En vérité... voilà qui est singulier...
ASTYANAX.
N’est-ce pas ? une ressemblance pareille... et jusqu’au nom... Loïsa... comme qui dirait Héloïse... et Robichon... au lieu de... Ah ! non ! Héloïse et Robichon... ça ne va pas.
LOÏSA, qui s’est rapprochée d’Astyanax.
Et après ?
ASTYANAX.
Après... « Chapitre III. Comme quoi le docteur Fulbert trouve le professeur aux genoux de son élève. »
LOÏSA.
Dieu ! que j’aurais eu peur ! et ça prouve bien, Monsieur...
ASTYANAX.
Cela prouve bien que cela peut arriver, et je le conçois aisément, surtout quand l’élève est gentille... et séduisante... comme la mienne...
LOÏSA, s’éloignant.
Il ne s’agit pas de cela, Monsieur... mais de votre livre.
ASTYANAX.
C’est juste !
Continuant à parcourir le livre.
« Chapitre IV. »
Il lit des yeux et reste stupéfait.
Chapitre IV ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là ?
LOÏSA.
Quoi donc ?
ASTYANAX.
Rien... rien... c’est le chapitre IV.
Fermant le livre, le jetant sur la table et se levant avec résolution.
Ah ! bien, non... non pas... mais est-ce bête à moi de lire un ouvrage comme celui-là, quand on se trouve dans une situation comme la mienne !... et justement... avec un Italien, méchant et jaloux... comme un tigre.
LOÏSA, qui vient de tout ranger.
Là ! voilà mon couvert rangé, et maintenant, Monsieur, la leçon de chant dont vous parliez.
ASTYANAX, inquiet.
C’est juste !
À part.
Ne fût-ce que pour qu’on ne se doute de rien. Vous n’avez pas de musique ici ?
Fouillant dans sa poche.
Je dois avoir sur moi...
Trouvant un air noté.
Ah ! un air français... un air classique.
« Ah ! vous dirai-je, maman... »
LOÏSA.
Je le sais.
ASTYANAX.
Tant mieux, je n’aurai que plus de facilite à vous l’apprendre.
LOÏSA.
Avec des roulades.
ASTYANAX.
Il ne s’agit pas de roulades, mais de l’expression, ce qui est bien différent.
Chantant avec âme.
« Ah ! vous dirai-je, maman...
pour vous, maman, c’est le docteur...
« Ce qui cause mon tourment...
pour moi, c’est la peur de le voir arriver...
« Depuis que j’ai vu Sylvandre...
c’est moi...
« Me regarder d’un air tendre...
c’est le mien...
« Mon cœur...
c’est le vôtre...
« Dit, à chaque instant,
« Comment vivre sans amant ? »
Et cet amant, c’est moi, toujours moi qui veux vous enlever à lui !
Se jetant aux pieds de Loïsa.
Oui, Loïsa, je te consacre ma vie et mon amour... tu seras ma femme, le veux-tu ?... dis-moi que tu le veux ?
Scène IX
ASTYANAX, LOÏSA, MORTADELLA, sortant de la porte à droite
MORTADELLA.
Qu’est-ce que j’entends-là ?
LOÏSA et ASTYANAX, poussant un cri en même temps.
Ah !
Astyanax s’enfuit par la porte du fond, et Loïsa reste interdite et tremblante.
Scène X
MORTADELLA, LOÏSA
MORTADELLA.
Ce petit Chiarini, le fils de mon ancien ami !...
Allant à Loïsa.
Que faisait-il là ?
LOÏSA.
Dame ! comme vous le lui aviez ordonné, il me donnait une leçon de musique.
MORTADELLA.
À genoux ?
LOÏSA.
Il paraît que c’est sa méthode !
MORTADELLA.
C’est-à-dire qu’à peine arrivé... il vous en contait...
Mouvement de Loïsa.
Soit !... je le veux bien... que vous voyant pour la première fois... il se permettait de vous faire une déclaration...
Même mouvement de Loïsa.
Je ne m’y oppose pas... mais ce qu’il vous disait tout à l’heure...
LOÏSA.
Quoi donc ?
MORTADELLA.
« Tu seras ma femme ! le veux-tu ? dis que tu le veux ?... »
LOÏSA.
Eh bien ! après tout, où est le mal ?... c’est un honnête garçon.
MORTADELLA, avec colère.
Un honnête garçon !
À part, et cherchant à se contenir.
Est-ce qu’il se douterait de quelque chose ?... est-ce qu’il aurait deviné sous le bavolet et le tablier de servante... la riche héritière ? si je le savais !... et son père... son père aurait-il, en me l’envoyant, quelques raisons secrètes ?... ces vieux musiciens... ont quelquefois des motifs !... Voyons sa lettre... cette lettre que je n’ai pas eu le temps de lire...
À Loïsa.
Donne-moi un fauteuil.
LOÏSA.
Oui, notre maître...
À part, et regardant vers le fond.
Pauvre garçon... qu’est-il devenu ?
MORTADELLA.
Qu’est-ce que tu cherches des yeux... lui, sans doute ?...
LOÏSA, résolument.
Eh bien ! oui... parce qu’il est plus aimable, plus gracieux... et surtout plus beau que vous !
MORTADELLA, avec colère.
Plus beau que moi ! tu oses me le dire en face...
LOÏSA, de même.
Eh bien !... oui, en face... car c’est justement ça qui prouve que j’ai raison.
MORTADELLA, avec colère.
Loïsa !
LOÏSA.
Surtout quand vous vous mettez en colère.
Loïsa remonte vers le fond.
MORTADELLA.
Elle dit vrai... cela m’ôte tous mes avantages... remettons-nous et lisons.
Il s’assied et lit.
« Mon vieil ami, je t’envoie le petit Chiarini, ton filleul et mon fils... qui aurait grand besoin d’être un peu dégourdi. » Eh bien, par exemple ! comment les lui faut-il ?
S’apercevant que Loïsa est revenue près de lui et regarde par-dessus son épaule le contenu de la lettre.
Eh bien !... qu’est-ce que tu fais-là ?
Loïsa s’éloigne ; il reprend sa lecture.
« Quoiqu’il ne soit guère avancé quant à l’intelligence, ça n’est pas ça qui l’empêcherait de me succéder... c’est une autre raison plus grave où ton art et ton amitié peuvent me servir... » Que diable ça peut-il être ?
Surprenant de nouveau Loïsa qui est revenue à pas de loup derrière lui, de l’autre coté du fauteuil.
Encore !
Loïsa s’éloigne ; Mortadella lit.
« La gloire le réclame. »
À lui-même.
Ah ! la conscription...
Il se lève et continue.
« La gloire le réclame ! et ton filleul Chiarini, dont l’empereur Napoléon veut faire un héros, est tellement douillet, que mes prières n’ont jamais pu le décider à se priver de deux mauvaises dents, dont la suppression l’exempterait de droit ; ne me le renvoie... qu’après l’y avoir déterminé... » S’il ne faut que cela pour le faire partir... moi qui tout à l’heure l’avais sous la main !
On jette par la fenêtre une lettre attachée à une pierre.
LOÏSA.
Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?...
MORTADELLA, ramassant la pierre.
Un caillou...
À part.
Avec une lettre !
LOÏSA, courant à la fenêtre qu’elle ouvre.
Je voudrais bien savoir qui ose se permettre ?...
Regardant par la fenêtre et se retirant.
C’est lui !...
MORTADELLA, à part, après avoir ouvert la lettre.
Pas de signature !... C’est de lui.
Loïsa s’est assise près de la fenêtre, à droite, et se met à coudre. Mortadella lisant à demi voix.
« Quand tu seras seule... » Il la tutoie déjà !... tutoyer une riche héritière ! « Quand tu seras seule, quand ton affreux tyran... ton cerbère se sera retiré dans son cabinet... ou plutôt dans son antre, avertis-moi par une petite chansonnette que tu chanteras négligemment près de la fenêtre... je monterai alors... »
S’interrompant.
Bravo ! je le tiens...
LOÏSA, le regardant.
C’est drôle... il n’a plus l’air en colère !
MORTADELLA.
Qu’est-ce que tu fais là ?...
LOÏSA.
Vous le voyez bien... je raccommode les serviettes de la maison...
MORTADELLA.
Travail utile que tu charmes en fredonnant...
LOÏSA.
Moi !...
MORTADELLA, s’approchant de Loïsa, et d’un ton patelin.
Qu’est-ce que tu fredonnais là ?
LOÏSA.
Moi ! rien du tout.
MORTADELLA.
Si fait ! je t’ai bien entendue ; tu chantais !
LOÏSA.
Je vous dis que non !
MORTADELLA.
Si !...
LOÏSA.
Non !...
MORTADELLA.
Si !...
LOÏSA.
Je me soucie bien de chanter !
MORTADELLA.
Mais moi... je m’en soucie...
Avec insinuation.
Chante ta petite chanson de la Marguerite...
Mouvement de refus de Loïsa ; il reprend avec colère.
Je le veux !... et tout de suite !... Chante à voix haute... ou sinon !...
LOÏSA.
Ah ! mon Dieu ! voilà sa colère qui le reprend... et à propos de chansons... il n’y a pas moyen de vivre comme ça...
À Mortadella qui fait un geste menaçant.
Voilà, votre maître... voilà...
Air : C’est la corvette (d’Haydée).
Premier couplet.
La marguerite,
Modeste et petite,
Est au printemps
La reine des champs !
Sa blanche feuille.
Quand on la cueille,
Dit les secrets
Des amours discrets !
De la prairie, humble devineresse.
Elle est l’oracle à qui l’amant s’adresse...
MORTADELLA, à part, et parlant sur la tenue de l’orchestre.
J’espère qu’il doit l’entendre !
LOÏSA, s’approchant de la fenêtre.
Qu’est-ce qu’il a donc à me faire des signes ?
MORTADELLA, se retournant vers Loïsa.
Eh bien ?...
LOÏSA, reprenant vivement la fin de l’air.
La marguerite,
Modeste et petite,
Est au printemps
Reine de nos champs !
À part.
Oui, c’est bien lui que je vois là...
Eh ! mais que veut dire cela ?
Mortadella s’approche, elle reprend.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Elle veut sortir.
MORTADELLA, la retenant et la ramenant près de la fenêtre.
Non !... non !... chante encore ! il y a un deuxième couplet !
LOÏSA.
Deuxième couplet.
C’est la sibylle,
Savante et docile,
Qui dans son sein
Tient notre destin !
Sa voix suprême
Dit tout haut : Je t’aime
Un peu... beaucoup !...
Ou bien : Pas du tout !
Et mainte fois, ô belle demoiselle.
Tout bas ton cœur est d’accord avec elle...
Tenue de l’orchestre.
ASTYANAX, criant du dehors au bas de la fenêtre.
Ça suffît... j’ai compris !
LOÏSA, à part.
Que veut-il dire ?...
Courant fermer la fenêtre.
et quelle imprudence !...
MORTADELLA.
Que fais-tu là ?
LOÏSA, toute troublée.
Moi... vous le voyez bien !... je chante.
La marguerite,
Modeste et petite,
Est au printemps
Reine de nos champs !
À part.
Oui, c’est bien lui que j’entends là.
Eh ! mais que veut dire cela ?
Mortadella vient à Loïsa, elle continue.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Êtes-vous content à présent ?
MORTADELLA.
Très content ?
On entend sonner au fond.
LOÏSA, étonnée.
Qui sonne là ?
MORTADELLA, à part.
C’est lui !
LOÏSA.
Je vais ouvrir !...
MORTADELLA, la retenant.
Ce n’est pas la peine !... je m’en charge !... va achever tes chambres, qui, à l’heure qu’il est, ne sont pas encore faites.
LOÏSA.
Oui, Monsieur...
S’en allant en regardant la perte.
Qui donc ça peut-il être ?
Elle sort par la seconde porte, à gauche. Aussitôt que Loïsa a disparu, Mortadella ouvre la porte du fond et se trouve caché aux yeux d’Astyanax, par le battant de cette porte qui ouvre en dedans sur le théâtre.
Scène XI
MORTADELLA, caché derrière la porte du fond, ASTYANAX
ASTYANAX, descendant mystérieusement le théâtre.
Elle a reçu ma lettre... et ce signal que j’ai compris... m’annonce que je puis me présenter sans crainte.. J’en ai malgré cela... et c’est là le délicieux ! battement de cœur d’un premier rendez-vous ! quelle cavatine on ferait là-dessus !
Il chante.
« Ah ! combien mon âme est émue ! »
C’est de M. Catel, mon professeur... dans l’Auberge de Bagnères. C’est très joli...
Fredonnant.
« Ah ! que mon cœur est agité ! »
Mortadella ferme la porte du fond, donne un double tour à la serrure et met la clef dans sa poche. Il s’avance sans bruit vers Astyanax.
ASTYANAX, se retournant d’un air gracieux.
Ah ! c’est elle !...
Avec effroi.
Non, au contraire !... c’est lui ! où me suis-je fourré ?
MORTADELLA, s’avançant vers lui et d’un air doucereux et patelin.
Qu’as-tu donc, mon petit Chiarini ? tu as l’air fâché de me voir...
ASTYANAX.
Quelle idée !... ça serait plutôt vous...
MORTADELLA.
Moi... je comprends... tu me crois furieux... parce que je t’ai trouvé tout à l’heure aux genoux de ma cuisinière...
ASTYANAX.
C’est-à-dire... j’avais l’air d’y être... mais, en réalité...
MORTADELLA.
Et quand ce serait... est-ce qu’il ne faut pas que jeunesse se passe ?
ASTYANAX.
En vérité !
MORTADELLA, feignant la bonhomie.
C’est dans le sang... ton père était un gaillard...
ASTYANAX, essayant de rire.
Voyez-vous ça...
MORTADELLA.
J’ai lu sa lettre... et tout ce qu’il me recommande !...
Lui frappant sur la joue.
Ce cher petit Chiarini... que je suis aise de tenir chez moi...
ASTYANAX.
Et pourquoi ?
MORTADELLA.
Je te le dirai tout à l’heure... là, dans mon cabinet... où je vais l’attendre... Ne t’impatiente pas ? je t’appellerai !...
Il entre dans le cabinet à gauche.
Scène XII
ASTYANAX, lui parlant encore
Moi m’impatienter... du tout !... je ne suis pressé que d’une chose !...
La porte du cabinet se referme.
c’est de m’en aller... Ce sournois d’Italien, avec son ton patelin et doucereux... « Mon petit Chiarini !... » m’a tout l’air de manigancer quelque projet diabolique... et le plus souvent que j’irai dans son cabinet !... Heureusement... je sais ce que c’est qu’une fugue, et en accélérant le mouvement... presto... presto...
Il s’élance vers la porte du fond et s’arrête.
Diavolo !... qu’est-ce que cela veut dire ? la porte est fermée... fermée à double tour...
Apercevant Loïsa qui sort de la seconde porte à gauche.
Ah ! Loïsa... c’est vous !
Scène XIII
ASTYANAX, LOÏSA, avec un plumeau à la main
LOÏSA.
Tiens ! vous voilà ici ?
ASTYANAX.
Où est le docteur ?
LOÏSA.
Dans son cabinet avec son apprenti.
ASTYANAX.
C’est un complot !... et qu’est-ce qu’ils font ?...
LOÏSA.
Rien !...
ASTYANAX.
C’est un complot !... car ce matin, vous vous rappelez... il a dit qu’il me tuerait !...
LOÏSA.
Pour le moins !...
ASTYANAX, vivement.
Pour le moins !...
LOÏSA.
Pour le moins !... Ah ! j’ai une peur !...
ASTYANAX.
Et moi donc ! Aussi, Loïsa, ma chère petite Loïsa... je voulais vous dire...
LOÏSA, tendrement.
Que vous m’aimez !
ASTYANAX, de même.
Oh oui !... et puis que je voudrais bien m’en aller...
LOÏSA.
J’allais vous le conseiller.
ASTYANAX.
Mais la porte est fermée... fermée à double tour !...
LOÏSA.
Ah ! mon Dieu ! Et aucune autre issue...
ASTYANAX, avec effroi.
Aucune ?
LOÏSA.
Que cette croisée...
ASTYANAX.
Qui est située au troisième étage... et ils vont venir !... Ah ! Loïsa... ma bien-aimée Loïsa... comment faire ?
LOÏSA, vivement.
J’ai une idée !
ASTYANAX.
Moi aussi !...
LOÏSA.
Laquelle ?
ASTYANAX.
C’est de m’en aller...
LOÏSA.
Attendez... là, dans cet oratoire... un moyen de salut... Je reviens... je reviens...
Elle sort par la seconde porte à droite.
Scène XIV
ASTYANAX, seul
Pauvre enfant ! elle va prier pour moi... je l’en remercie bien... mais si, en attendant... je pouvais m’en aller !... c’est mon idée fixe... Et cette croisée...
Allant à la fenêtre.
c’est bien réellement un troisième... au-dessus de l’entresol encore !... et le traître... le traître qui va venir...
Poussant un cri.
Ah ! quelle idée ! Une entrée de sbires et de gendarmes... un finale avec des chœurs !... Je suis sauvé !
S’asseyant à la table et écrivant.
Écrivons à l’autorité... pour la mettre au fait de la situation... Expliquons-lui nettement ce qu’il en est... et cette lettre jetée par la fenêtre... et ramassée par le premier passant.
Il se lève et regarde par la rue.
En voilà un... Monsieur !... Il va trop vite... et ne m’entend pas... Et cet autre en noir... qui marche gravement... ce doit être un avocat, un magistrat... peut-être même un commissaire de police ! Dieu m’en fasse la grâce !...
Il jette son billet dans la rue.
La lettre tombe à ses pieds... il se baisse... il la ramasse... victoire !... Non... il la met dans sa poche... et sans la lire !... Imbécile !...
Criant avec force.
lis donc... est-ce que tu ne sais pas lire ?...
Se retirant vivement de la fenêtre.
Et une porte qui s’ouvre...
Il retombe évanoui sur la chaise.
C’est fait de moi !...
Apercevant Loïsa qui revient.
Ah ! Loïsa !... Loïsa !...
Scène XV
LOÏSA, ASTYANAX
LOÏSA, à demi voix.
Je me suis rappelé que là, dans l’oratoire, il y avait le double de toutes les clefs de la maison...
ASTYANAX.
Et celle de cette porte ?....
LOÏSA.
La voici...
ASTYANAX, prenant la clef.
Ô ingénieux instinct de l’amour, tu ne saurais tromper !...
Duo.
Air des Huguenots.
Le temps s’enfuit, l’heure s’envole.
Entends-tu ?... Les voici venir...
Il court à la perte du fond, qu’il essaye d’ouvrir.
LOÏSA.
Si vous tardez, on vous immole,
Hâtez-vous... hâtez-vous de fuir.
ASTYANAX, parlant pendant que l’orchestre continue à jouer.
Maudite serrure !... ça ne va pas... ça n’est pas la clef...
LOÏSA, de même.
Je me serai trompée... j’aurai confondu avec une autre qui lui ressemble.
Elle s’élance dans l’oratoire à gauche.
ASTYANAX, écoutant à droite.
Et j’entends marcher dans le cabinet... ils viennent de ce côté...
Il prend la table, les chaises, tous les meubles de l’appartement, qu’il entasse contre la porte.
Ah ! le guéridon !...
LOÏSA, sortant de l’oratoire la clef à la main.
La voilà !... la voilà, cette fois...
Courant à la porte, qu’elle ouvre.
ASTYANAX.
Sauvé !...
LOÏSA.
Partez !...
ASTYANAX.
Oui, je pars pour Rome ! ou le devoir m’appelle !... Loïsa... écoute bien ce que je te dis... Je deviendrais M. Méhul ou M. Cherubini... j’aurais fait la partition des Deux journées, qui, à elles deux...
S’essuyant le front.
ne valent pas celle-ci, que je t’épouserais... je te le jure...
Ensemble.
Air des Huguenots.
LOÏSA.
Ou misère, ou richesse,
À toi seul ma tendresse,
À toi seul, et sans cesse,
Et mon cœur et mes jours !
Cette clef tutélaire,
Déjouant leur colère,
Saura bien, je l’espère,
Protéger nos amours !
ASTYANAX.
Ou misère, ou richesse,
À toi seule, et sans cesse,
Ma jeune maîtresse,
Et mon cœur et mes jours !
Cette clef tutélaire
A, par un sort prospère.
Déjoué leur colère ?
Et sauvé nos amours !
La porte à gauche est agitée de l’intérieur, mais les meubles, qu’Astyanax a placés devant et que Loïsa retient d’une main en faisant de l’autre un geste d’adieux à Astyanax, font obstacle à Mortadella qui veut entrer. Astyanax disparaît par la porte du fond.
ACTE II
La scène se passe à Florence, dans une petite salle du couvent de la Visitation. Portes au fond, porte à droite ; à gauche, une tribune à jour, mais fermée par un rideau et donnant sur une chapelle inférieure qu’on ne voit pas. Des sièges, à droite, une table.
Scène première
ZANNONE, FLAMINIA, entrant par le fond et s’adressant à une tourière
ZANNONE.
Oui, ma sœur, veuillez dire à madame l’abbesse que c’est son cousin Zannone, l’avocat... et la signora Flaminia...
FLAMINIA.
Qui désirent lui parler...
ZANNONE.
Mais qu’elle ne se dérange pas !... nous pouvons attendre !
La tourière soit.
d’autant que j’ai à gronder ma femme... ça occupe toujours !
FLAMINIA.
Me gronder ! moi, Monsieur !...
ZANNONE.
Il n’y a peut-être pas de quoi ?... j’arrive hier à Florence, d’un long et pénible voyage, et je ne trouve à la maison que mon fils... mon fils et sa nourrice... Quant à ma femme... partie dès le matin...
FLAMINIA.
Pour aller au-devant de vous à vingt lieues d’ici sur la route de Milan !
ZANNONE.
Comme c’est spirituel ! prendre une route pendant que j’arrive par l’autre !...
FLAMINIA.
J’ai cru qu’il n’y en avait qu’une !
ZANNONE.
Vous êtes aussi forte sur la géographie... que sur le reste...
FLAMINIA.
À qui la faute ? tout le monde me disait avant mon mariage : Ah !... qu’elle est bête !... Ah !... quelle est niaise !... et vous avez répondu : Tant mieux ! ça ne m’inquiète pas ! l’amour lui donnera de l’esprit... et moi... j’attends toujours !
ZANNONE.
Taisez-vous !
FLAMINIA.
Me taire ! Je ne fais que ça ! c’est toujours vous qui parlez !
ZANNONE.
Je parle pour deux !... je suis avocat !... mais je consens... je désire que vous répondiez... Qu’avez-vous fait hier ne me trouvant pas ?
FLAMINIA.
La diligence venait d’arriver. Je me suis avancé à la portière de la voiture et j’ai demandé : mon mari... mon mari est-il là ? On s’est mis à rire, et trois ou quatre voix m’ont répondu : Me voilà... me voilà... mais j’ai bien vu qu’on se moquait de moi et que ce n’était pas vous !...
ZANNONE, à part.
C’est heureux !
FLAMINIA.
Puis, j’ai raisonné et je me suis dit, à part moi : puisque c’est la voiture qui va de Milan à Florence... je vais la prendre pour revenir...
ZANNONE.
Idée lumineuse !
FLAMINIA.
N’est-ce pas ?... mais au lieu de monter dans la diligence avec tout ce monde qui avait ri à votre nom... j’ai préféré prendre le coupé...
ZANNONE.
Où il n’y avait personne... très bien...
FLAMINIA.
Si, une seule personne !
ZANNONE.
Une dame ?
FLAMINIA.
Non ! un homme qui m’avait tout d’abord inspiré de la confiance.
ZANNONE.
Par son âge ?
FLAMINIA.
Oui... il était tout jeune et d’une figure très aimable...
ZANNONE.
Est-il possible !... vingt lieues en tête à tête avec un inconnu...
FLAMINIA.
Oh non ! nous avons fait tout de suite connaissance... car il n’était pas comme vous : il me laissait parler... et nous n’avons fait que causer... J’avais bien envie de lui demander son nom ; mais je n’ai pas osé ! tout ce que je sais, c’est que c’est un musicien et qu’il va à Rome, et qu’il est très triste parce qu’il est amoureux !
ZANNONE.
En vérité !
FLAMINIA.
Amoureux d’une jeune fille charmante ! et il trouvait que je lui ressemblais !
ZANNONE, haussant lés épaules.
Allons donc !
FLAMINIA.
Dame ! il me l’a dit... et faut croire qu’il le sait mieux que vous, ce pauvre garçon !... la preuve, c’est qu’il s’écriait : c’est elle... c’est elle que je crois revoir, et il me pressait les mains et il m’embrassait...
ZANNONE, hors de lui.
Par exemple !
FLAMINIA.
Vous en auriez été touché !
ZANNONE.
Vous laisser embrasser par lui !...
FLAMINIA.
Ce n’état pas moi qu’il embrassait... c’était elle ! je n’étais pour rien là-dedans...
ZANNONE.
Il est impossible de pousser plus loin l’abus de l’ingénuité...
Vaudeville de Voltaire chez Ninon.
Et moi, morbleu ?...
FLAMINIA, étonnée.
Mais, entre nous,
En quoi vous touche l’anecdote ?
ZANNONE, avec colère.
Ah ! c’est trop fort !
FLAMINIA.
Que dites-vous ?
ZANNONE.
Que vous êtes une idiote !
Et quand on possède, en un mot,
Vue sotte pour sa compagne.
On risque à son tour d’être un sot !
FLAMINIA, vivement.
Il se peut que cela si ; gagne.
Je m’en rapporte à madame l’abbesse, votre cousine.
ZANNONE.
Taisez-vous ! taisez-vous !
FLAMINIA.
Toujours ce mot-là !
Scène II
ZANNONE, L’ABBESSE, FLAMINIA
L’ABBESSE.
Pardon, mon cher cousin, de vous avoir fait attendre !... j’installais au réfectoire et je recommandais à nos sœurs la jeune fille que vous m’avez adressée hier.
FLAMINIA.
Une jeune fille ?...
L’ABBESSE.
Sur laquelle votre mari m’a promis pour aujourd’hui...
ZANNONE.
Des explications qu’il m’a été impossible de vous donner à mon arrivée... et que voici... Vous savez, vous qui êtes de ma famille, l’objet du voyage que je viens de faire.
L’ABBESSE.
Oui, certes...
FLAMINIA.
Mais moi... vous ne m’en avez jamais rien dit !
ZANNONE.
Et pour bonnes raisons !
Bas, à l’abbesse.
Elle en aurait parlé à tout le monde !
Haut, à Flaminia et allant à elle.
Faites-moi le plaisir de vous asseoir là près de cette table... et de ne pas nous interrompre...
FLAMINIA.
Et qu’est-ce que je vais faire ?
ZANNONE.
Vous penserez... si ça vous est possible... enfin... vous vous amuserez à ce que vous voudrez... Tenez... tenez... voilà un journal... qu’on vient de me remettre...
FLAMINIA, à part, assis à droite du théâtre.
S’amuser avec cela !
ZANNONE, causant à gauche avec l’abbesse, près de laquelle il vient de s’asseoir.
Je présumais qu’un dentiste de Milan, le seigneur Mortadella, pourrait me donner les renseignements qui m’étaient nécessaires ; je n’avais été qu’à moitié content de lui, dans une première entrevue, où sa discrétion me parut suspecte, parce que nous autres avocats...
L’ABBESSE.
Vous voyez partout des tromperies...
ZANNONE.
L’habitude des affaires ! et je retournais chez lui, tenter une seconde attaque, lorsque d’une des fenêtres de sa maison, tomba dans la rue une lettre que je ramassai, sans la lire d’abord, mais un instant plus tard... en y jetant les yeux...
L’ABBESSE.
Eh bien ?
ZANNONE, fouillant dans sa poche.
Cette lettre... que j’ai conservée, était d’un infortuné, d’un artiste français... qui implorait le secours de l’autorité contre un danger...
L’ABBESSE.
Un danger...
ZANNONE, lui donnant la lettre.
Dont le menaçait la jalouse vengeance du docteur.
L’ABBESSE, qui a parcouru la lettre.
Ah ! c’est affreux !... et vous n’avez pas couru chez les magistrats...
ZANNONE.
À l’instant même... mais trop tard !
L’ABBESSE.
Ô ciel !
ZANNONE.
Bien plus encore !... impossible de retrouver la victime, qu’on avait fait disparaître afin de cacher sans doute un premier crime par un second... ce fut du moins mon opinion... qui prévalut. Le seigneur Mortadella fut arrêté provisoirement... quitte à se justifier plus tard... Je m’étais chargé de visiter, avec le podestat, les papiers du dentiste, espérant y trouver un certain acte de décès qui nous assurait deux millions de fortune... et jugez, chère abbesse, jugez de ma surprise et de mon désappointement en trouvant, en présence du magistrat, les preuves irrécusables que l’unique héritière du banquier Aldini existait encore !... employée comme servante chez ce même dentiste, qui ne se doutait pas de la haute position sociale de sa cuisinière...
L’ABBESSE.
Et c’est bien authentique ?
ZANNONE.
Parbleu !... s’il y avait eu moyen de plaider... de contester... vous pouvez vous en rapporter à moi... mais le magistrat se hâtait d’expédier ici, au grand-duc de Toscane, tous les actes et documents dont nous venions de faire la fatale découverte... en même temps il me chargeait, comme tuteur, de conduire ici, à Florence, la jeune fille que j’ai placée hier chez vous... la gaucherie... l’ignorance même... et à laquelle, jusqu’à plus ample informé... il sera prudent de laisser ignorer sa nouvelle situation... et maintenant, chère abbesse, voici l’essentiel... le principal...
FLAMINIA, qui, pendant ce temps, a lu le journal.
Dieu ! c’est intéressant ! je n’en respire pas !
ZANNONE.
Qu’est-ce qui vous émeut à ce point-là ?
FLAMINIA, se levant et apportant le journal à Zannone.
Ce que je viens de lire... et c’est vrai... car c’est dans le journal... voyez plutôt !
ZANNONE, qui s’est levé, lisant.
« Milan... quinze juin... Il n’est bruit dans notre ville, ainsi que dans toute l’Italie, que de la catastrophe du musicien français, l’infortuné et trop célèbre Astyanax Robichon. »
À l’abbesse.
L’aventure dont je vous parlais... et que le journaliste raconte avec des détails que moi-même j’ignorais...
FLAMINIA.
Mais lisez vers la fin...
ZANNONE, lisant.
« Il paraît prouvé maintenant qu’il a survécu au guet-apens dont il a été la victime... car il a passé dernièrement à Bologne, incognito, au grand regret de l’imprésario de cette ville, qui espérait lui faire les plus brillantes propositions. On prétend que la voix superbe, qu’il possédait déjà, a acquis une pureté et une étendue prodigieuses, et qu’à Rome, où il est attendu, le théâtre de l’Opéra et la chapelle Sixtine se le disputent d’avance ! »
L’ABBESSE.
Je le crois bien !
FLAMINIA.
Le fait est que je n’aurais jamais cru qu’il y eût dans les journaux... des histoires aussi curieuses...
ZANNONE.
Il suffit... retourne là-bas !
FLAMINIA.
Vous n’avez pas un autre journal ?
ZANNONE, à demi voix.
Voulez-vous bien vous taire et ne pas nous interrompre ?
Se retournant vers l’abbesse pendant que Flaminia s’éloigne.
Où en étais-je ?
L’ABBESSE.
À cette jeune fille, qu’en votre qualité de tuteur vous avez placée en cette sainte maison !
ZANNONE.
Non sans motifs, car si elle entrait en religion ce serait d’abord une dot de cent mille francs qu’elle apporterait au couvent !
L’ABBESSE.
C’est une idée...
ZANNONE.
Pieuse !... aussi, dans l’intérêt du ciel et de la communauté...
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Dans ce séjour, ô vénérable abbesse,
Adroitement sachez la retenir !
Entourez-la de soins et de tendresse,
Flattez ses goûts et son moindre désir,
Pour qu’au milieu d’une ivresse profonde,
À ce couvent son cœur reste attaché,
En y trouvant tous les plaisirs du monde.
FLAMINIA.
Et son salut !...
ZANNONE.
Par-dessus le marché.
Sans compter que si elle prend le voile, sa fortune, qui lui devient inutile, appartiendra de droit à Flaminia, ma femme... qui acquerrait par là...
FLAMINIA, s’avançant.
Quoi donc ?
ZANNONE, impatienté.
De nouveaux droits à mon amour...
L’ABBESSE.
Silence !... voici notre nouvelle pensionnaire.
Scène III
L’ABBESSE, ZANNONE, LOÏSA, FLAMINIA
ZANNONE.
Eh bien ! ma chère pupille, comment vous trouvez-vous ici ?
LOÏSA.
À merveille !... On vient de m’habiller en dame ! j’ai une cellule charmante... et je viens de manger de si bonnes confitures !...
ZANNONE, bas, à l’abbesse.
Elle est gourmande !
L’ABBESSE, de même.
Le ciel en soit béni !
ZANNONE.
De sorte que vous ne regrettez pas Milan ?
LOÏSA.
Je crois bien !... là-bas je servais tout le monde, et ici, chacun semble être à mes ordres... tellement que j’en suis honteuse... et puis le seigneur Mortadella...
ZANNONE.
Vous grondait toujours...
LOÏSA.
Bien pis que cela... il parlait dans les derniers temps de m’aimer et de m’épouser...
ZANNONE.
Et vous ne voudriez pas vous marier ?
LOÏSA.
Ah ! non !...
À part.
avec lui !
FLAMINIA.
Vous avez bien raison... parce que les maris, voyez-vous...
ZANNONE.
Ma femme !
L’ABBESSE, à demi voix.
Ne voyez-vous pas qu’elle nous sert ?
ZANNONE.
C’est juste !
FLAMINIA.
Ça vous fait toujours taire...
L’ABBESSE.
Tandis qu’ici...
LOÏSA.
On ne fait que parler.
ZANNONE.
Vous vous en êtes déjà aperçue ?
LOÏSA.
Je crois bien !
Air de l’Ambassadrice.
Je croyais qu’en un monastère
On priait les jours et les nuits,
Et que le front, sombre et sévère,
Était toujours chargé d’ennuis !
Mais ça n’est pas vrai ! ça n’est pas vrai ; car
Le bonheur y brille de toute part !
Ce sont des repas
Fins et délicats !
Des bonbons exquis
Et des fruits
Confits !
Le jour au parloir
La gaîté circule.
Et quand vient le soir
On rit au dortoir.
Déjà je connais.
Par la sœur Ursule,
Et tous les secrets
Et tous les caquets !...
Rien n’est amusant
Comme le couvent !
Je trouve le couvent
Charmant !
Deuxième couplet.
Je croyais qu’en cette retraite
Le silence était un devoir ;
Qu’on n’y parlait jamais toilette.
Enfin... je voyais tout en noir !
Mais ça n’est pas vrai, ça n’est pas vrai ; car
Tout, dans ce séjour, charme le regard !
Le linge est si frais,
Les plis si coquets,
Et la guimpe fine a bien ses attraits !
Même j’ai cru voir.
Dans chaque cellule.
Même j’ai cru voir
Un petit miroir !
Déjà je connais,
Par la sœur Ursule,
Et tous les secrets
Et tous les caquets !
Rien n’est amusant
Comme le couvent !
Je trouve le couvent
Charmant !
ZANNONE, bas, à l’abbesse.
Elle y vient d’elle-même.
Haut, à Loïsa.
Vous faites bien de parler ainsi... car il était question de vous renvoyer à Milan...
LOÏSA, allant à l’abbesse.
Chez mon ancien maître ?... je ne le veux pas !
ZANNONE.
Vous préférez donc ce couvent ?
LOÏSA.
Certainement.
L’ABBESSE.
Vous désirez y rester ?
LOÏSA.
Oui, sans doute.
À part.
En attendant de ses nouvelles...
ZANNONE.
Eh bien ! mon enfant, ce que vous nous dites là... il faut récrire vous-même au prince.
LOÏSA.
Bien volontiers... C’est que je ne sais pas écrire... tout à fait... je ne signe que mon nom.
ZANNONE.
Cela vaut encore mieux... parce que cette lettre... cette demande... c’est moi qui l’écrirai dans les termes les plus pressants... et c’est vous qui la signerez...
LOÏSA.
Aussitôt que vous voudrez. Ah ! Monsieur, ah ! madame l’abbesse, que je suis heureuse !
L’ABBESSE.
Dieu soit loué !... c’est une vocation décidée.
Ensemble.
Air des Mousquetaires de la Reine.
LOÏSA, à part.
Oui, je peux ici
Penser à celui
Qui m’a fait serment
D’un amour constant !
Car il reviendra !
Et puis il sera
Bientôt mon mari,
Et toujours mon ami !
ZANNONE, bas à l’abbesse.
J’obtiens et sans combat tout ce que je désire !
À Loïsa.
Au prince, en votre nom, nous allons donc écrire ;
Vous signerez...
LOÏSA.
Ah ! de grand cœur !
Et sur-le-champ ! ah ! pour moi quel bonheur !
Ensemble.
LOÏSA.
J’ai le doux espoir
De ne plus revoir
Un maître méchant
Et toujours grondant !
Je reste en ces lieux
Où l’on est heureux !
Et, ce qui vaut mieux.
Où l’on gagne les cieux !
ZANNONE et L’ABBESSE.
Pour nous quel espoir
Se fait entrevoir !
Son cœur y consent,
Elle entre au couvent !
À Loïsa.
Dans ces lieux pieux
Chacun est heureux !
Et, ce qui vaut mieux,
On y gagne les cieux !
FLAMINIA.
Vraiment le couvent
À plus d’agrément
Qu’un mari méchant
Et toujours grondant !
Oui, c’est dans ces lieux
Que l’on est heureux !
Et, ce qui vaut mieux,
L’on y gagne les cieux !
Zannone, l’abbesse et Flaminia sortent par la porte à droite.
Scène IV
LOÏSA, seule
Je ne comprends rien à tout ce qui m’arrive, et d’où viennent les attentions et les prévenances qu’ils ont tous pour une pauvre servante... telle que moi !... Ma seule inquiétude est de ne pouvoir faire connaître à M. Astyanax Robichon que je suis actuellement à Florence... car s’il m’écrit à Milan, ou s’il y retourne jamais...
Regardant au fond du théâtre, à droite.
Air : Le beau Lycas aimait Thémire.
Eh ! mais... dans cette maison sainte,
Quel bruit ! c’est au fond du jardin.
Sur le sommet du mur d’enceinte,
Quel objet apparaît soudain ?
Poussant un cri.
Ciel !
Redescendant au bord du théâtre.
Au lieu de pêche, ou de pomme,
De raisin, de pêche ou de pomme
Et comme aux branches suspendu,
Le long de l’espalier j’ai vu...
J’ai vu descendre un beau jeune homme !
Ah ! c’est là du fruit défendu !
Sur l’espalier un beau jeune homme...
Ah ! c’est là du fruit défendu !
Il me semble que dans les convenances je dois crier au secours ! impossible autrement...
S’apprêtant à crier.
Au sec...
Scène V
LOÏSA, ASTYANAX, accourant par la droite, et mettant sa main sur la bouche de Loïsa, tout en détournant la tête pour voir s’il n’est pas poursuivi
ASTYANAX.
Taisez-vous !... taisez-vous !...
LOÏSA.
Astyanax !
ASTYANAX.
Oui, Loïsa !
LOÏSA.
Je pensais à vous... à l’instant...
ASTYANAX.
Et moi toujours ! C’est votre idée qui me fait franchir les obstacles et enjamber les murs... comme dans l’Amant jaloux, un opéra-comique en trois actes... Vous ne le connaissez pas ?
LOÏSA.
Non, vraiment.
ASTYANAX.
C’est très joli ! Mais comment êtes-vous à Florence ?
LOÏSA.
Je n’en sais rien. Et vous ?
ASTYANAX.
C’est une histoire qui commence au moment où je vous ai quittée. Quand vous n’avez plus été là... je vous avouerai franchement qu’en descendant les quatre étages, la peur m’a pris.
LOÏSA.
Ça commençait déjà au haut de l’escalier...
ASTYANAX.
C’est possible... Je voyais toujours notre Italien avec un stylet... parce que les Italiens et les stylets... la nuit, sous un balcon... c’est de rigueur... comme dans tous les opéras !... Je me disais : il me retrouvera... il me tendra quelque embûche pizzicato, en sourdine... et puisqu’aussi bien je devais partir pour Rome... je suis parti la nuit même... moitié à pied... moitié... en rêvant à vous, ô Loïsa !... ce qui ne m’empêcha pas d’avoir une affreuse courbature en arrivant à Bologne... où je pris forcément une place dans le coupé de la diligence. Je ne vous parlerai pas d’une jeune dame... qui, pendant les vingt dernières lieues, y monta près de moi... Elle était charmante... mais votre souvenir était la en tiers, et je me disais :
Fredonnant.
Vainement Almaïde encore
Veut m’enchaîner par ses attraits...
C’est de M. Grétry, dans la Caravane... des gens qui voyagent... avec des chameaux... c’est très joli ! Et en allant ce matin, comme tous les étrangers, au palais Pitti, qu’est-ce que je rencontre ?... un de nos camarades de Milan et du Conservatoire... le premier prix de clarinette, qui me dit : « Tu ne sais pas ? – Non, vraiment ! – Ta petite servante de Milan... ta passion est ici, à Florence. – Ah bah ! »
LOÏSA.
J’étais arrivée hier.
ASTYANAX.
Avant moi ?...
LOÏSA.
En poste.
ASTYANAX.
Moi en diligence, ça s’explique !... Et l’autre... le premier prix de clarinette... me raconta comme quoi il vous avait aperçue en un beau carrosse... avec un monsieur en noir... qu’alors il vous avait suivie au risque de s’essouffler... parce qu’il n’y a rien de curieux et d’indiscret comme les clarinettes... et qu’il vous avait vue entrer au couvent de la Visitation où vous étiez restée.
LOÏSA.
Et vous êtes accouru...
ASTYANAX.
À la grille, qu’on m’a fermée au nez. « Les hommes n’entrent pas ! »
LOÏSA.
Et alors ?...
ASTYANAX.
Alors...
Air : Lise, épous’ l’ beau Gernance.
Avec audace, je passe
Par-dessus une terrasse ;
Puis je passe, d’un pied sûr,
Par-dessus un premier mur ;
Puis, par-dessus une porte
Je m’élance, et, d’un seul coup...
Loïsa fait un geste d’effroi, et Astyanax continue avec exaltation.
L’amour, quand il nous emporte,
Fait passer par-dessus tout !
LOÏSA.
Ah ! que c’est bien à vous !
ASTYANAX.
Et puis, j’avais de bonnes nouvelles à vous annoncer !... D’abord, en arrivant à l’hôtel des Muses... un petit hôtel borgne, où je suis descendu, l’aubergiste, qui lisait le journal, s’est interrompu pour me demander mon nom, et quand j’ai eu dit : Astyanax Robichon... il m’a regardé avec un étonnement mêlé d’admiration... Il y a là quelque chose...
Se frappant le front.
Je l’ai toujours dit, le cachet du génie... Même effet à la douane... où je réclamais les miens... mes effets... tous les yeux étaient fixés sur moi ! Mais voilà le plus prodigieux et le plus heureux... je trouve en rentrant à l’hôtel deux lettres... l’une du directeur de la Pergola, qui était venu en mon absence... il ne veut laisser à personne l’honneur de mon premier début... et m’offre vingt mille francs...
LOÏSA, stupéfaite.
Pas possible !
ASTYANAX.
C’est ce que je me suis dit : comment aurait-il déjà entendu parler de mon opéra du Passage de la mer Rouge, dont un acte seulement est fini...
LOÏSA.
Par votre ami... le premier prix de clarinette...
ASTYANAX.
C’est évident ! je n’y avais point pensé... Mais ce n’est pas tout... la supérieure du couvent des Carmélites me demande, pour ce soir à ténèbres, une cavatine... une seule cavatine de moi, dit-elle, et elle m’offre trois mille francs comptant... ma foi, j’irai !
LOÏSA.
En vérité !
ASTYANAX.
Je lui porterai l’air de Pharaon au milieu de la mer, avec, accompagnement de chœurs, un chœur de poissons rouges !
LOÏSA.
C’est admirable ! trois mille francs un morceau de musique, composé par vous ?
ASTYANAX.
Et il y en aura vingt-trois dans mon opéra ! sans compter l’ouverture et les entr’actes ! Quand je te disais que la fortune m’attendait au bout du chemin, et voilà qu’elle m’arrive au commencement... Aussi ce que je t’ai juré, ma petite Loïsa... fortune et gloire, tout cela est à toi !
LOÏSA.
À moi... pauvre fille !... Ah ! je n’oublierai jamais ça, et c’est fini. Monsieur : je vous aime tout à fait !
ASTYANAX.
Vaudeville des Maris ont tort.
Ah ! mon bonheur ne peut se rendre !
LOÏSA.
Prenez garde ! c’est imprudent !
L’on peut vous voir ou vous entendre.
Écoutant vers la droite.
On vient, je crois !
ASTYANAX, la pressant toujours dans ses bras.
Eh ! non, vraiment !
LOÏSA, se dégageant.
Et nous sommes dans un couvent !
On entend à droite la voix de Flaminia.
FLAMINIA, à l’intérieur.
Oui, je vais le lui dire.
LOÏSA.
Suite de l’air.
D’un amant, la voix et la vue.
Ici, Monsieur, sont des péchés !
ASTYANAX, entendant marcher, et se cachant à gauche, derrière le rideau du buffet d’orgue.
Oui... mais la faute s’atténue
Lorsque les péchés sont cachés.
Il referme le rideau et disparaît.
Scène VI
ASTYANAX, à gauche, caché, LOÏSA, FLAMINIA, sortant de la porte à droite
FLAMINIA.
Madame l’abbesse et mon mari vous attendent, signora.
LOÏSA, troublée.
Moi !
FLAMINIA.
Pour cette signature, vous savez...
LOÏSA.
Oui... je l’avais oublié...
FLAMINIA.
À moins toutefois... que ce couvent ne vous déplaise et que vous ne teniez pas à y rester.
LOÏSA, regardant à gauche avec inquiétude.
Ah !... dans ce moment plus que jamais !
Elle sort par la porte à droite.
Scène VII
ASTYANAX, FLAMINIA
FLAMINIA, assise à gauche.
Allons !... l’abbesse a raison, c’est une vocation décidée ; il faut que celle-là soit bien... comme on dit que je suis !... car... une fois qu’elle aura pris le voile et prononcé ses vœux... c’est comme le mariage... c’est pour toujours... et toujours, c’est bien long !
ASTYANAX, sortant de derrière le rideau.
C’est singulier... il me semble connaître cette voix... oh ! oui, vraiment, ma jolie compagne de voyage...
FLAMINIA, poussant un cri.
Le jeune homme de la diligence ! Quoi ! Monsieur... vous voilà... et par où êtes-vous entré ?
ASTYANAX.
Par-dessus le mur... pour voir celle que j’aime !
FLAMINIA.
Permettez !... celle dont vous me parliez... ou bien moi...
ASTYANAX.
Que voulez-vous dire ?
FLAMINIA.
Que ce n’est pas la même chose, comme vous le prétendiez ! mon mari veut absolument que vous vous prononciez, et moi aussi...
ASTYANAX.
Quelle ingénuité !... ça me rappelle Annette et Lubin... un opéra... vous ne connaissez pas ?
FLAMINIA.
Non, Monsieur ; mais je veux savoir décidément si c’est elle... ou moi que vous embrassiez hier ?
ASTYANAX.
Hier... je ne me rappelle pas ; mais en ce moment... il me semble que c’est...
Il l’embrasse.
vous.
FLAMINIA.
Dame ! moi aussi !... mais alors prenez bien garde, parce que mon mari, qui est avocat, est capable de vous faire... un procès, attendu qu’il est colère et jaloux !
ASTYANAX.
Lui aussi ! il paraît qu’ils le sont tous en Italie !...
FLAMINIA, montrant la porte à droite.
Il est là avec l’abbesse.
ASTYANAX.
Une abbesse... ça doit être sévère.
FLAMINIA.
Je crois bien !... venir dans ce couvent par escalade, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen... vous ne savez donc pas que vous vous exposez à des peines terribles !
ASTYANAX, à part.
Ah ! mon Dieu !...
FLAMINIA.
Témoin... un jeune bachelier, Gennaïo Carambola, qui a été condamné à dix ans de prison... Il se promenait innocemment dans le jardin des Ursulines ; mais, aperçu par une sœur tourière qui a crié au secours...
ASTYANAX, lui prenant la main.
Mais vous... vous ne crieriez pas ?
FLAMINIA, ingénument.
Oh non ! je vous le promets... et quoi qu’il arrive...
ASTYANAX, à part.
Dieu, que ça serait tentant ! mais on peut toujours et sans être infidèle
Haut.
comme dans Joconde, de M. Nicolo... un opéra en trois actes... vous ne connaissez pas ?
FLAMINIA.
Non, Monsieur !...
ASTYANAX.
C’est très joli... voilà ce que c’est : Premier acte.
Il l’embrasse.
Deuxième acte.
Il l’embrasse.
Troisième acte. Oh ! c’est bien différent : voilà !
Il l’embrasse, il pousse un cri en apercevant l’abbesse et Zannone qui paraissent au fond.
Scène VIII
ASTYANAX, ZANNONE, L’ABBESSE, FLAMINIA
Air de la Fée aux Roses.
ZANNONE.
Ah ! grand Dieu ! qu’ai-je vu ?
Contre cet inconnu
Tout mon cœur s’est ému...
Je veux qu’il soit pendu !
Ou, pour que ses tourments
Me vengent plus longtemps,
Je le ferai, morbleu !
Brûler à petit feu !
FLAMINIA.
Ah ! grand Dieu ! qu’ai-je vu ?
Par ce coup imprévu,
Je vois que l’inconnu
À jamais est perdu !
Défendons cet amant
Dont le cœur trop brûlant
Vient, pour moi, dans ce lieu,
Brûler à petit feu !
ASTYANAX.
Ah ! grand Dieu ! qu’ai-je vu ?
Hasard inattendu !
De frayeur éperdu
Je crains d’être pendu !
Surpris dans un couvent,
Quel châtiment m’attend
Ils me feront, morbleu !
Brûler à petit feu !
L’ABBESSE.
Ah ! grand Dieu ! qu’ai-je vu ?
Scandale inattendu !
Pourquoi cet inconnu
Chez nous est-il venu ?
C’est sans doute un amant
Dont le cœur trop ardent
Vient pour nous en ce lieu
Brûler à petit feu !
ZANNONE.
Ma femme, qui, devant moi, se laisse embrasser par un inconnu !
FLAMINIA, vivement.
Mais pas du tout, Monsieur !
ZANNONE.
Comment, pas du tout...
FLAMINIA.
Eh ! oui... ce n’est pas un inconnu... ce jeune musicien... ce Français avec qui j’ai voyagé et qui a été pour moi... rempli d’attentions...
ZANNONE.
Des attentions de ce genre-là...
FLAMINIA.
Dans un bon motif...
L’ABBESSE.
Dans un bon motif ?...
ZANNONE, avec colère.
Ah ! si avec votre esprit ordinaire vous pouvez me prouver cela...
FLAMINIA.
Très aisément !... Monsieur qui est musicien... très bon musicien...
ASTYANAX.
C’est vrai !
FLAMINIA.
Demandait s’il ne pouvait pas entrer dans la musique du couvent en qualité d’organiste... ou de chanteur...
ASTYANAX, vivement.
C’est vrai !
FLAMINIA, à l’abbesse.
Air : Que d’établissements nouveaux.
J’ai promis de l’appuyer fort
Auprès de votre révérence.
Et lui dans un soudain transport,
M’embrassait... par reconnaissance,
Me remerciant, m’a-t-il dit.
De me charger de sa requête.
ASTYANAX, à part.
Dieu ! que d’adresse et que d’esprit !
FLAMINIA, à part.
Et mon mari qui me croit bête !
L’ABBESSE.
D’abord, Monsieur, nous ne pouvons admettre dans la musique du couvent aucun homme... aucun homme, entendez-vous ?
ZANNONE.
Et moi, d’ailleurs, je ne me paye pas avec de pareilles raisons ! nous avons d’autres affaires à régler ensemble...
À demi voix.
Votre nom, Monsieur, votre nom ?
ASTYANAX, fièrement.
Je suis à vos ordres... Astyanax Robichon !
L’ABBESSE, ZANNONE et FLAMINIA, avec stupéfaction.
Ô ciel !
ASTYANAX, à part.
Encore mon nom qui fait des siennes !
LES DEUX FEMMES.
Vous êtes Astyanax ?...
ZANNONE.
Robichon !
ASTYANAX.
Musicien français ?...
L’ABBESSE.
Qui venez de Milan ?...
FLAMINIA.
Et qui allez à Rome ?....
ASTYANAX.
En passant par Florence...
Voyant Flaminia qui tombe sur une chaise, à droite, et l’abbesse qui s’avance vers lui.
Mais qu’avez-vous donc toutes les deux... et quelle émotion ?...
L’ABBESSE.
Ah ! Monsieur !... quel honneur !... quelle fortune inespérée pour le couvent !... oui, certainement... moi et toutes nos sœurs... je vous parle au nom de la communauté... nous sommes trop heureuses que vous ayez daigné choisir notre couvent...
ASTYANAX.
Vous me disiez tout à l’heure qu’aucun homme ne pouvait y entrer !
L’ABBESSE, vivement.
Certainement, aucun !... mais vous,, Monsieur... vous !...
ASTYANAX, lui donnant une lettre.
Il est vrai que la supérieure du couvent des Carmélites m’a déjà fait faire ce matin des propositions...
L’ABBESSE.
Je la reconnais bien là !... pour l’emporter sur nous !... mais vous nous devez la préférence... nous l’aurons à tout prix...
Parcourant la lettre.
On parle de trois mille livres... nous en donnerons quatre.
ASTYANAX.
Est-il possible !
À part.
Loïsa !...
L’ABBESSE.
Et nous vous attacherons au couvent...
ASTYANAX.
J’accepte !... et dès que j’aurai eu avec Monsieur...
Montrant Zannone.
l’explication qu’il m’a demandée.
ZANNONE, gaiement.
Et à laquelle je renonce...
ASTYANAX.
Mais vos soupçons... vos idées de tout à l’heure ?...
ZANNONE.
Je n’en ai plus !
ASTYANAX.
Et ce voyage d’hier... avec Madame ?... et ma reconnaissance ?...
ZANNONE.
N’ont plus rien qui me choque dans un homme de votre talent.
Lui tendant la main.
Touchez là, mon cher maestro, ma femme adore la musique, et je vous donne de grand cœur l’autorisation d’en faire avec elle tant que vous voudrez.
ASTYANAX.
Est-il possible !
ZANNONE.
Ça me fera même plaisir...
ASTYANAX, à part.
Ô privilège du talent !...
L’ABBESSE.
Je cours prévenir la communauté...
ZANNONE, à demi voix.
Et moi, porter la lettre au prince !
Ensemble.
Air : Che gusto (de L’Ambassadrice).
L’ABBESSE et ZANNONE.
Che gusto !
Que l’avenir est beau !
Au plus tôt, grâce à nous deux,
Loïsa va prononcer ses vœux !
Et nous voilà tous heureux !
Oui, vaincre avec éclat.
Et sans combat.
C’est le talent d’un habile avocat !
ASTYANAX.
Che gusto !
Que l’avenir est beau !
Le sort comble tous mes vœux,
Et de me voir rester en ces lieux,
Chacun d’eux
Paraît heureux !
Auprès de Loïsa,
Moi, me voilà !
Sans rien comprendre à tout ce bonheur-là.
FLAMINIA.
Ah ! bravo !
L’incident est nouveau !
Comment deviner, grands dieux !
Que ce modeste et simple amoureux,
Qui brûlait pour mes beaux yeux,
Avait acquis déjà
Cette voix-là
Et le mérite et le talent qu’il a !
L’abbesse et Zannone sortent tous deux par le fond.
Scène IX
ASTYANAX, FLAMINIA, assise à droite, ensuite LOÏSA
ASTYANAX.
Y concevez-vous quelque chose ?... ce mari si jaloux qui s’en va...
FLAMINIA, sans le regarder.
Pardine !...
ASTYANAX.
Et qui nous laisse ensemble !
FLAMINIA, de même.
Je crois bien !
ASTYANAX.
En m’autorisant à vous donner des leçons de musique !... aussi quand vous voudrez, signora...
FLAMINIA.
Je vous remercie... je n’y tiens pas !
ASTYANAX.
Et moi, j’y tiens !
FLAMINIA.
En vérité !
ASTYANAX.
Ne fût-ce que pour reconnaître tout ce que je vous dois... c’est grâce à vous que me voilà accueilli, établi dans ce couvent... où je pourrai voir tous les jours celle que j’aime !...
FLAMINIA, se levant et avec impatience.
Je vous prie, Monsieur, de ne plus me parler ainsi.
ASTYANAX.
Cela vous fâche ?...
FLAMINIA.
Oui, Monsieur...
ASTYANAX.
Et pourquoi ? ce n’est pas de vous qu’il s’agit...
FLAMINIA.
Encore !
ASTYANAX.
Eh oui ! à vous, notice protectrice, je peux tout avouer !
Air : Faut l’oublier.
Celle pour qui mon cœur soupire
Je l’aimais avant de vous voir !
Montrant Loïsa qui sort de la porte à droite.
Et voilà d’où vient son pouvoir,
Elle-même peut vous le dire.
LOÏSA, s’adressant à Flaminia.
Oui, nous avons fait le serment
Que même sort serait le nôtre.
Et, quoi qu’il arrive à présent,
Je n’en épous’rai jamais d’autre !
FLAMINIA, la regardant avec intérêt.
La pauvre enfant !... la pauvre enfant !...
Elle remonte vers le fond.
LOÏSA et ASTYANAX.
Je n’en veux pas épouser d’autre.
J’en fais serment ! J’en fais serment !
ASTYANAX.
Pas si pauvre !... car je suis déjà organiste du couvent... et la moindre cavatine m’est payée des sommes fabuleuses... ce n’est plus trois mille, c’est quatre mille livres...
LOÏSA.
Et comment cela se fait-il ?
ASTYANAX.
La réputation... la célébrité qui m’arrivent...
LOÏSA.
Apres qu’on vous connaîtra... je le comprends... mais avant...
ASTYANAX.
C’est ce que je me demande aussi... mais dans les arts la vogue ne s’explique pas... la publicité s’empare de vous... et dans les journaux bientôt, peut-être, mon nom...
FLAMINIA, revenant et lui indiquant le journal qui est sur la table à droite.
Oh !... il y est !...
ASTYANAX.
Déjà !...
Prenant le journal.
Oui, vraiment... et en grosses lettres... Astyanax Robichon...
Le parcourant rapidement.
Ah ! mon Dieu... ah ! mon Dieu... mais c’est une fable ! une calomnie !... et cela n’est pas...
FLAMINIA, vivement.
Comment, cela n’est pas...
LOÏSA, de même.
Quoi donc ? quoi donc ?
ASTYANAX.
Il n’y a pas un mot !... pas un seul mot de vrai... et la preuve...
Embrassant Loïsa.
tenez !
FLAMINIA, stupéfaite.
Comment, Monsieur...
ASTYANAX, embrassant Flaminia et Loïsa plusieurs fois.
Tenez ! louez !... tenez !... tenez !...
LOÏSA.
Qu’est-ce que vous faites donc là ?
ASTYANAX.
Je réclame !... car je suis d’une colère !...
LOÏSA.
C’est la joie qui lui fait perdre la tête...
ASTYANAX.
Non, j’ai toute ma tête, toute ma raison... je suis complètement moi... et je veux le dire à tout Florence, à la communauté, à l’univers entier...
FLAMINIA, entendant parler au dehors.
Même à mon mari, même à l’abbesse que j’entends ?...
ASTYANAX, à part.
Dieu ! qu’allais-je faire ? si je parle, si je me justifie... on me met à la porte !
FLAMINIA, à demi voix.
Et le sort du bachelier...
ASTYANAX.
Carambola !... je me tais !...
Scène X
ASTYANAX, FLAMINIA, LOÏSA, L’ABBESSE et DEUX SŒURS
L’ABBESSE, avec joie.
Eh bien !... vous n’entendez pas !... la grande-duchesse !... quel honneur pour le couvent ! elle vient assister à ténèbres.
ASTYANAX.
Il ne manquait plus que cela.
L’ABBESSE, aux deux sœurs.
Allez, mes sœurs, car en sortant de la chapelle, Son Altesse veut que Loïsa lui soit présentée.
Loïsa, emmenée par les deux sœurs, sort par la droite. L’abbesse, à Astyanax.
Et vous, maestro...
ASTYANAX.
Je comprends... je vais me mettre à l’orgue...
L’ABBESSE.
Non pas !... non pas !... la princesse a entendu parler, comme tout le monde, de votre voix... de votre admirable voix... et elle veut vous entendre...
ASTYANAX.
Moi !... par exemple !... chanter !...
L’ABBESSE, remontant vers la tribune, à gauche.
Dépêchez-vous ! la princesse est assise et tout le monde attend !
ASTYANAX, bas à Flaminia.
Ah ! j’aime mieux tout avouer...
FLAMINIA, à voix basse.
Et les dix ans de prison, et le bachelier !...
ASTYANAX, à part.
Carambola !... Ô ciel !
L’ABBESSE.
Qu’avez-vous donc ?
ASTYANAX.
La peur... l’émotion... je ne me sens pas en voix ! et la mienne, d’ailleurs, ressemble si peu à ce que l’on entend ordinairement...
L’ABBESSE.
C’est justement ce dont on veut juger !
FLAMINIA, à part.
Comme il tremble... Allons ! puisque décidément il en aime une autre et veut l’épouser, soyons bonne et généreuse et courons...
L’ABBESSE, à Flaminia.
Nous placer... ne craignez rien, c’est moi qui donne le signal, et l’on ne commencera pas sans nous !
Elle sort avec Flaminia par le fond.
Scène XI
ASTYANAX, seul
Passe pour composer des cavatines... ça ne m’effraye pas... mais les chanter...
Regardant à gauche et entr’ouvrant le rideau.
Et devant une assemblée comme celle-là... tout le couvent réuni... et la grande-duchesse... et toutes les dames de la cour... sans compter qu’ils s’attendent tous à une voix de soprano... une petite voix flûtée... et moi qui ai une basse-taille... c’est trop beau ! je suis perdu...
Scène XII
ASTYANAX, LOÏSA
ASTYANAX.
Dieu ! Loïsa !... c’est vous ?...
LOÏSA.
On va me présenter à la grande-duchesse après ténèbres...
ASTYANAX.
Ah ! les ténèbres... c’est moi qui y suis, et en plein... car je n’y vois plus...
LOÏSA.
Qu’avez-vous donc ?
ASTYANAX.
J’ai... que je voudrais bien m’en aller...
LOÏSA.
C’est ce que vous me disiez à Milan...
ASTYANAX.
Oui, c’est le même refrain... et pourtant ça n’est pas le même air... un air bien plus difficile... et si je pouvais le chanter... en sortir à mon honneur... et après m’en aller avec vous... mais c’est impossible.
Poussant un cri.
Si...
Courant à elle.
Une idée !... Loïsa... ma petite Loïsa... vous pouvez me sauver.
LOÏSA.
Moi !
ASTYANAX.
Comme dans le Bouffe et le Tailleur, un opéra-comique... de M. Gaveaux... vous ne le connaissez pas ?
LOÏSA.
Non !
ASTYANAX.
C’est très joli !
On entend de la chapelle inférieure une petite sonnette.
C’est le signal... il faut commencer... chantez ! chantez !... ou nous sommes perdus !
LOÏSA.
Moi chanter... et quoi donc ?
ASTYANAX.
Tout ce que vous voudrez... Vous êtes Italienne... il est impossible que vous ne sachiez pas une chanson... un air... un tra la la... avec quelques roulades...
LOÏSA.
Je ne sais que cet air que nous étions en train d’étudier à Milan...
ASTYANAX.
Ah ! vous dirai-je, maman.
Ce ne sont guère des paroles d’oratorio... mais c’est égal ! c’est en français... ils ne comprendront pas !... et puis vous prononcerez en cantatrice... en grande cantatrice...
LOÏSA.
Comment ça ?
ASTYANAX.
De manière à ce qu’on n’entende pas une syllabe... pourvu que vous chantiez avec votre âme... et surtout avec votre voix de femme...
Trois coups de sonnette.
Entendez-vous ce silence ?... on nous attend... commençons !... commençons ! à vous toute seule...
Loïsa chante l’air : Ah ! vous dirai-je, maman, avec des variations et quelques traits brillants, pendant lesquels Astyanax l’encourage et l’applaudit.
Brava !... brava !...
À Loïsa.
J’entends monter... on vient... disparais ! disparais !...
Elle sort vivement par le fond, Astyanax se jette dans un fauteuil.
Scène XIII
ASTYANAX, L’ABBESSE, FLAMINIA, DAMES DE LA COUR et LES NONNES DU COUVENT
CHŒUR.
Air : Vive ! vive l’Italie !
Vive ! vive la musique
Et son effet sympathique !
On voit son pouvoir magique
En tous lieux
Victorieux !
L’ABBESSE et LES NONNES.
Ah ! c’est divin... c’est admirable !...
L’ABBESSE, présentant une bonbonnière à Astyanax qui s’essuie le front et qui tousse.
Vous êtes fatigué ?...
ASTYANAX, puisant dans la bonbonnière et croquant des pastilles.
Un peu... un peu, ma révérende... mais si Son Altesse et vous n’êtes pas trop mécontentes...
L’ABBESSE.
Enchantée... ravie... la princesse veut que ce soir, dans son salon, vous lui chantiez encore le même air...
ASTYANAX, à part.
Ô ciel !
FLAMINIA, bas, à Astyanax, d’un air de dédain.
C’est donc vrai, Monsieur ?... et moi qui venais de parler pour vous...
L’ABBESSE.
Je veux, ainsi que toutes nos mœurs, vous embrasser.
LES NONNES, l’entourant.
Oui, mon frère !... moi ! moi !...
ASTYANAX.
L’une après l’autre, à commencer par madame l’abbesse...
L’ABBESSE.
Nous le pouvons, je l’espère !...
FLAMINIA.
Oh ! certainement.
Apercevant Zannone qui entre en ce moment avec Loïsa.
Ah ! mon mari...
ASTYANAX.
Loïsa !...
Scène XIV
ASTYANAX, L’ABBESSE, FLAMINIA, LOÏSA, ZANNONE, DAMES DE LA COUR, LES NONNES
LOÏSA, tenant une lettre à la main.
Oui, Monsieur, un paquet cacheté qui arrive à mon adresse !
ZANNONE, regardant le cachet.
C’est la réponse du grand-duc à votre demande.
L’ouvrant.
et comme tuteur, si vous me permettez...
LOÏSA.
Certainement !...
ZANNONE, lisant.
« Mademoiselle, vous m’avez fait part de votre vocation pour le couvent. »
LOÏSA et ASTYANAX.
Ah ! mon Dieu !
ZANNONE, continuant.
« Laquelle m’a été attestée par voire tuteur. »
À part.
Je triomphe !...
Continuant.
« Mais sa femme, la signora Flaminia, qui est une femme d’esprit... »
Avec étonnement.
Ma femme !... « vient de me faire connaître une autre vocation dont vous n’osiez parler, et que j’approuve avec d’autant plus de plaisir, que tous les bruits répandus par les journaux italiens sur le compte de M. Astyanax Robichon sont complètement faux ! »
TOUS, excepté Loïsa.
Ô ciel !
L’abbesse et les nonnes qui s’étaient rapprochées pour écouter la lecture de la lettre reculent vivement et avec effroi.
ZANNONE.
Ce n’est pas possible !...
Continuant.
« C’est ce qui résulte des interrogatoires et déclarations du docteur Mortadella de Milan, qui vient d’être mis en liberté... et déclaré complètement innocent... »
Avec colère.
Qu’est-ce que ça signifie ?
ASTYANAX, prenant la main de Loïsa.
Que le prince dit vrai...
ZANNONE.
Mais cette autorisation que j’ai donnée ?...
ASTYANAX.
Je ne m’en suis pas servi... car voilà celle que j’aime... que j’épouse... et si jamais avec mes opéras j’arrive à faire fortune...
L’ABBESSE.
Vous n’en avez pas besoin !
ZANNONE.
Elle a cent mille livres de rentes !
LOÏSA.
En vérité !
FLAMINIA.
Eh ! oui, vraiment... cousine...
ASTYANAX.
Eh bien ! c’est trop pour un artiste... surtout quand il a du talent... et si ma femme y consent...
LOÏSA, à Flaminia.
Nous partagerons, cousine.
ASTYANAX.
Si monsieur l’avocat consent cette fois au partage ?...
ZANNONE.
J’autorise.
CHŒUR.
Air : Vive ! vive l’Italie !
Vive ! vive la musique
Et son effet sympathique !
On voit son pouvoir magique
En tous lieux
Victorieux !
LOÏSA, au public.
Air : Ah ! vous dirai-je, maman
Ah ! vous dirai-je, à présent.
Ce qui cause mon tourment :
Comment vivre sans vous plaire...
Et surtout sans...
Faisant le geste d’applaudir.
Je l’espère.
Vous comprenez, à présent,
Ce qui cause mon tourment.
Reprise du chœur.