Mon étoile (Eugène SCRIBE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 6 février 1851.

 

Personnages

 

M. KERBENNEC, manufacturier

M. DE PAIMPOL, son voisin

ÉDOUARD D’ANCENIS, son neuve

HORTENSE, fille de Kerbennec

JOSSELINE, jardinière

 

En Bretagne, dans les environs de Morlaix.

 

Un salon octogone ; au fond, la porte d’entrée ; dans l’angle, de chaque côté, une fenêtre-porte ouvrant sur un parc ; à droite, au premier plan, une porte ; à droite, sur le devant de la scène, un bureau ; à gauche, un premier plan, une cheminée avec du feu ; près de la cheminée, une chaise puis un guéridon sur lequel est un métier à broder. Fauteuils, chaises.

 

 

Scène première

 

HORTENSE, KERBENNEC

 

Au lever du rideau Kerbennec est assis au bureau, à droite ; il tient à la main une lettre qu’il finit de lire. Hortense entre par le fond.

KERBENNEC, jetant la lettre avec colère.

Ah ! jamais je ne m’y serais attendu... non !...

HORTENSE, s’approchant de son père.

Qu’est-ce donc, mon père ?...

KERBENNEC.

Ce procès contre d’Ancenis, mon beau-frère, ce procès en liquidation, qui dure depuis dix ans...

HORTENSE, souriant.

Comme la guerre de Troie !

KERBENNEC.

Ce procès, gagné en première instance !

HORTENSE.

Eh bien ?

KERBENNEC.

Eh bien ! perdu à Paris ! en appel.

Passant à gauche.

Mais tu sens bien que ça n’en restera pas là !... Je suis Breton, je ne cède pas ! et dès ce soir, je vais écrire à un nouvel avocat...

HORTENSE.

Encore un ! cela sera le septième !

KERBENNEC.

Un avocat à la cour de cassation... pour qu’il s’occupe de mon pourvoi.

HORTENSE, d’un air suppliant.

Mon père...

KERBENNEC.

Quand cela devrait durer dix années encore !...

Repassant à droite.

Et si je meurs d’ici là, ce sera ton héritage. J’espère bien que tu ne renonceras pas à la succession... et que, toute la vie aussi, tu défendras nos droits.

Il s’assied.

HORTENSE, debout et se penchant vers son père qui est assis.

Oui, mon père... mais daignez une fois, par hasard, écouter aussi mon plaidoyer à moi...

KERBENNEC.

Un plaidoyer...

HORTENSE.

Ce sera votre huitième avocat... mais celui-là ne vous coûtera rien, il ne vous demandera rien que votre bonheur et votre repos. Dans l’origine, à combien se montait la somme qui a fait l’objet de la discussion ?

KERBENNEC.

À cinquante mille francs.

Avec chaleur.

Mon beau-frère et moi nous étions associés... mais à la mort de ma sœur... de ta pauvre tante... il a fallu liquider, régler les comptes... et d’après nos livres, j’avais avancé une somme de cinquante mille francs. Imagine-toi...

HORTENSE.

Je ne plaide pas au fond, mon père... je fais comme le tribunal de première instance... je vous donne gain de cause. C’est donc de cinquante mille francs qu’il s’agissait d’abord ?

KERBENNEC.

Mais ce premier procès en a fait naître une douzaine d’autres.

HORTENSE.

Enfin !... combien, jusqu’à présent, avez-vous dépensé en principal et accessoires ?

KERBENNEC, avec humeur.

Que sais-je !... à peu près quatre-vingt mille francs... mets-en une centaine... cent vingt... si tu veux...

HORTENSE.

Peu importe !... vous êtes riche... très riche... vous me l’avez dit souvent : l’on cite partout M. Kerbennec comme un des premiers manufacturiers et des premiers propriétaires de la Bretagne ! Je n’écoute pas... mais j’entends !... De plus vous n’avez qu’une fille... une fille excellente qui vous aime... qui vous soigne, qui est toujours de votre avis et jamais ne vous gronde... eh bien ! avec tant de motifs d’être heureux... vous ne l’êtes pas.

KERBENNEC.

C’est vrai...

HORTENSE.

Écrivez sur vos livres de comptes tout ce que vous avez dépensé, depuis dix ans, d’inquiétudes, de soucis, de craintes, d’espérances déçues... tous les soirs vous me parliez de ce procès.

KERBENNEC.

Oui !... pondant dix ans je l’ai gagné tous les soirs.

HORTENSE.

Ajoutez l’impatience... la mauvaise humeur... qui ôtent le charme de l’intimité... la haine qui dessèche le cœur... la colère qui monte à la tête et donne les coups de sang !... Additionnez enfin, vous qui savez calculer, toutes ces tortures de chaque jour... et dites-moi si le gain de cinquante mille francs pourrait jamais les payer.

KERBENNEC.

C’est possible !...

Se levant.

Mais je ne peux pourtant pas céder, quand j’ai raison.

Il passe à gauche.

HORTENSE.

Tous les plaideurs en disent autant.

KERBENNEC.

Je ne peux pas laisser ce d’Ancenis... ce parent que je déteste... se pavaner dans son triomphe.

HORTENSE.

Beau triomphe, en effet !... d’abord, il lui coûte probablement aussi cher qu’à vous, et lui n’est pas riche... il a éprouvé, dit-on... de grandes pertes...

KERBENNEC, brusquement.

C’est sa faute !... pourquoi plaide-t-il, au lieu de s’occuper de ses affaires ? s’il était venu à moi, s’il m’avait dit : J’ai tort... je lui aurais abandonné... les cinquante mille francs... et deux ou trois fois cette somme, s’il avait fallu.

HORTENSE.

Ah ! c’est bien, je vous reconnais là !... Mais comment avouerait-il qu’il a tort... s’il croit, comme vous, avoir raison... s’il croit, comme vous, son honneur intéressé ?...

KERBENNEC.

Son honneur !... dis donc... son obstination... son entêtement... car il est têtu !...

HORTENSE.

Il est Breton... comme vous !

KERBENNEC.

Deux fois plus !... Te le rappelles-tu seulement ?

HORTENSE.

Ce que je me rappelle, c’est que c’était un oncle très aimable et très obéissant, lui !... faisant toutes mes volontés... m’apportant, chaque jour, de superbes poupées, que brisait sans cesse Édouard, son fils et mon cousin...

KERBENNEC.

Avec qui tu étais toujours en dispute !...

HORTENSE.

Ce qui ne nous empêchait pas de nous aimer, et vous m’avez élevée à les regarder comme des indifférents, des étrangers, des ennemis...

KERBENNEC, brusquement.

Et j’ai eu raison... mais tu en parles comme si tu les connaissais encore... et depuis ton enfance tu ne les as pas vus.

HORTENSE.

Peut-être !...

KERBENNEC, fronçant le sourcil.

Qu’est-ce à dire ?...

HORTENSE.

À Brest... il y a deux mois, au bal de la préfecture, j’étais assise à côté de mademoiselle de Kerkado, une des beautés du département, une amie, qui m’avait amenée, et qui seule me connaissait. Nous remarquâmes, dans un groupe de danseurs, un cavalier dont les regards se portaient alternativement sur ma voisine et sur moi. Il était évident qu’il hésitait à faire un choix entre nous deux.

KERBENNEC.

Ce qui excita votre curiosité.

HORTENSE, souriant.

Oui vraiment ! Enfin... il vint à moi...

KERBENNEC.

Ce qui flatta ton amour-propre.

HORTENSE.

Je ne dis pas non ! Mon danseur était très gai, très amusant, de l’originalité, de l’esprit, et valsant très bien... enfin, un cavalier remarquable !... Aussi, eu revenant à ma place... je demandai à ma voisine son nom... « M. Édouard d’Ancenis !... »

KERBENNEC.

Mon neveu !

HORTENSE.

C’était mon cousin, que, depuis dix ans, vous m’aviez habituée à détester !... habitude que je me hâtai de reprendre. Je suppliai mademoiselle de Kerkado de ne pas me faire connaître, et quand il vint de nouveau m’inviter, pensant à vous, mon père, je répondis froidement que je ne danserais plus... de la soirée, et je tins parole.

KERBENNEC.

C’est bien !

HORTENSE.

N’est-ce pas ? c’est filial... c’est héroïque !... par exemple, ce que la vérité m’oblige de vous avouer, c’est qu’à dater de ce moment il renonça aussi à danser... et, ce que je n’avais pas prévu, chaque fois que ma compagne valsait ou dansait, il venait, comme par hasard, se placer sur sa chaise devenue vacante !

KERBENNEC, avec colère.

Pour le faire la cour !

HORTENSE.

Intention que je lui soupçonnais tout d’abord ! Mais mon air imposant lui fit comprendre que tout autre sujet me plairait davantage, et un instant après, la conversation roulait sur les voyages, sur l’Amérique d’où il arrivait, sur la Bretagne où il était né, et qu’il voulait parcourir à pied, et tout cela avec simplicité, avec aisance, en ami, et presque en famille, au point que j’aurais pu me croire reconnue s’il n’eût mis, pendant le souper, tant d’insistance auprès de mademoiselle de Kerkado... pour découvrir qui j’étais, satisfaction qui ne lui fut pas donnée... Voilà, mon père, comment, sans le vouloir, j’ai fait la rencontre de ce cousin détesté.

KERBENNEC.

Que tu ne détestes plus.

HORTENSE.

C’est vrai !

KERBENNEC.

Sois franche jusqu’au bout... y a-t-il là...

Se frappant le front, puis le cœur.

ou là... plus que tu ne m’as dit ?...

HORTENSE.

Non, mon père !...

KERBENNEC.

Depuis deux mois tu as refusé trois partis... pour quel motif ?...

HORTENSE.

Parce qu’ils ne me convenaient pas.

KERBENNEC.

Et M. de Paimpol... notre voisin, ce riche propriétaire ?

HORTENSE.

Je ne pense pas que celui-là se soit encore présenté.

KERBENNEC.

M. de Paimpol est un homme sage et prudent qui ne hasarde aucune démarche avant d’y avoir mûrement réfléchi. Mais enfin s’il se présentait ?... j’en ai l’idée.

HORTENSE.

C’en est une... moi j’en aurais peut-être une autre... et si, pour votre bonheur, plus encore que pour le mien... J’osais vous la soumettre...

KERBENNEC.

Parle !...

HORTENSE.

C’est un rêve... que je vous raconte... un château...

KERBENNEC, avec impatience.

En Espagne !...

HORTENSE.

Non !... en Bretagne ! D’abord, si j’étais à votre place, je penserais qu’un procès, qui cause habituellement tant de chagrins, d’ennuis et de tourments, est une chose excellente... à perdre ! je me réjouirais de l’avoir perdue, et renoncerais bien vite à mon pourvoi en cassation.

KERBENNEC, avec ironie.

En vérité !

Froidement.

Ensuite...

HORTENSE.

Ensuite... j’écrirais à mon frère : « Le plus mauvais arrangement vaut mieux que le meilleur des procès...

Avec un jeu d’embarras.

Envoyez-moi donc ici, muni de vos pleins pouvoirs... mon neveu Édouard, votre fils, pour que nous puissions... »

KERBENNEC, avec ironie.

« Tout terminer à l’amiable ! »

HORTENSE, baissant les yeux.

Précisément !

KERBENNEC, de même.

« En lui donnant ma fille en mariage ! »

HORTENSE, souriant en regardant son père.

Allons donc ! à qui une pareille pensée pourrait-elle venir ?

KERBENNEC, avec colère.

À moi, jamais !

HORTENSE, froidement.

Ni à moi. Alors, raison de plus pour dire à voire neveu : « Depuis trop longtemps nous vivons comme les Capulet et les Montaigu, en nous détestant ; que nos inimitiés s’arrêtent, et ne deviennent point héréditaires ! Au nom de ma sœur, qui fut votre mère... plus de haine, plus de procès... prenez les cinquante mille francs... »

Geste de Kerbennec.

vous l’avez dit, mon père... et à ce prix rendez-nous des amis et une famille !... » Voilà, mon père, la transaction que je proposerais !...

KERBENNEC.

Ah ! c’est ainsi que tu juges !...

HORTENSE.

En dernier ressort.

KERBENNEC, froidement.

C’est bien.

Il passe à droite.

Je verrai, à mon tour, si je dois approuver ou casser cet arrêt.

Il s’assied.

HORTENSE, après un instant de silence.

Vous êtes bien silencieux, mon père... votre front devient sombre...

Regardant du côté de la fenêtre de droite.

et le ciel aussi... c’est quelque orage qui se prépare.

KERBENNEC, regardant.

Ou qui plutôt éclate déjà...

HORTENSE.

Tant pis !... je suis superstitieuse, et c’est de mauvais présage !

 

 

Scène II

 

JOSSELINE, KERBENNEC, HORTENSE

 

JOSSELINE, entrant du fond, effrayée, à la cantonade.

Fermez les fenêtres !... fermez donc les fenêtres !...

Elle ferme celle de gauche.

KERBENNEC.

Eh ! mon Dieu ! Josseline, quel effroi !...

JOSSELINE.

Une pluie épouvantable... qui déjà tombe à torrents... et un vent qui menace ; de briser toutes les croisées de la manufacture.

HORTENSE, regardant par la croisée à droite.

Et là-bas... là-bas... à l’extrémité de la grande avenue... un cabriolet qui arrive contre vent et marée... celui de M. de Paimpol, notre voisin !

KERBENNEC.

Tu en es sûre ?

HORTENSE, avec humeur.

Je le reconnais.

KERBENNEC.

Et moi je ne reconnais pas là sa prudence accoutumée... se mettre en route par un temps pareil...

HORTENSE, de même.

Vous allez recevoir sa visite... car moi je suis en négligé du matin.

KERBENNEC.

Du tout... j’ai à écrire à Paris... pour mon pourvoi...

HORTENSE, de même.

Votre pourvoi ?

KERBENNEC.

Cela demande du temps... tandis que ta toilette...

HORTENSE, de même.

Sera extrêmement longue...

KERBENNEC.

Josseline priera alors M. de Paimpol d’attendre quelques instants.

On entend à gauche le son d’une cloche.

JOSSELINE.

Ou sonne à la porte du château.

HORTENSE, avec humeur.

C’est le jour aux visites.

JOSSELINE, regardant par la fenêtre à gauche.

Un étranger qui vient ici... bien malgré lui... un jeune homme, à pied... qui est trempé... et qui demande un abri... on vient de lui ouvrir.

KERBENNEC, se levant.

De lui ouvrir ? très bien !

HORTENSE, avec ironie.

Les devoirs de l’hospitalité... cela vous regarde, mon père... moi je m’enfuis...

Elle sort par la première porte à droite.

KERBENNEC, à sa fille, avec impatience.

Écoute-moi donc... Au diable les toilettes !...

À Josseline.

Fais entrer ce monsieur... fais-le se chauffer... se sécher... et s’il a faim... ou soif...

JOSSELINE.

Oui, monsieur... comme toujours... on sait ça dans le pays, c’est ici la maison du bon Dieu...

KERBENNEC, avec colère.

Eh non !... car je suis d’une humeur...

JOSSELINE.

Et contre qui, notre maître ?

KERBENNEC.

Contre toi... contre moi... contre tout le monde... les visites... les affaires... je donnerais volontiers tout au diable... il suffit... je rentre dans mon cabinet.

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène III

 

JOSSELINE, seule

 

Est-il possible de voir un brave homme plus méchant que notre maître, quand il s’y met ! Le bien et le mal... il fait tout, comme un ouragan... par secousse et par foucade ! À la moindre faute... il parle de mettre tout le monde à la porte... Un autre jour... c’est de l’argent qu’il faut à de pauvres ouvriers... Tenez... prenez... en v’là !... à pleines mains... comme une ondée... comme celle qui tombe en ce moment.

 

 

Scène IV

 

JOSSELINE, D’ANCENIS

 

D’ANCENIS, venant du fond, à gauche.

Ah ! la belle pluie !... Ô le beau ciel de la Bretagne !...

JOSSELINE.

Entrez... entrez, monsieur... j’ai ordre de vous recevoir... et de vous réchauffer.

D’ANCENIS, riant.

Toi... mon enfant...

JOSSELINE.

Oui, monsieur... le combustible n’est pas cher, dans ce pays-ci... et voilà un temps qui a bien dû vous contrarier...

D’ANCENIS.

Contrarié... moi ?... je ne le suis jamais !... Je prends toujours le temps comme il vient...

JOSSELINE.

Il est venu vilain aujourd’hui.

D’ANCENIS.

C’est pour cela que demain il sera beau ! et grâce à mon makintosh...

Il ôte son manteau qu’il jette sur un fauteuil, au fond, à gauche.

JOSSELINE.

C’est, ma foi, vrai... le voilà sec de la tête aux pieds...

D’ANCENIS.

Par brevet d’invention !

Allant à la cheminée.

ce qui n’empêche pas de jouir avec délices du foyer qui flambe, du bois qui pétille... Où est le maître de la maison ?...

JOSSELINE.

Dans son cabinet, où il travaille.

D’ANCENIS.

Et la maîtresse... s’il y en a une ?

JOSSELINE.

Mademoiselle est à sa toilette !

D’ANCENIS.

Alors, et pour leur présenter mes remerciements, j’attendrai...

Il s’assied devant le feu.

d’autant plus patiemment, que la pluie profite de cela pour tomber.

JOSSELINE.

Et vous, pour vous chauffer.

D’ANCENIS.

Comme tu dis... Mais attends... attends donc... toi qui m’as si bien reçu...

JOSSELINE.

Dame ! on est honnête !

D’ANCENIS

Et jolie !... Tiens !...

Fouillant dans sa poche.

JOSSELINE, à part, et allant à droite.

Un napoléon !... pour un homme qui va à pied !... Voyez-vous comme il faut se défier et être avenante avec tout le monde !...

 

 

Scène V

 

D’ANCENIS, assis à la cheminée, PAIMPOL, JOSSELINE

 

PAIMPOL, entrant par le fond.

Quel temps !... quel horrible temps !... j’étais dans mon cabriolet comme dans une baignoire !... il ne me manquait qu’un thermomètre.

JOSSELINE.

Aussi, vous voilà comme un déluge.

PAIMPOL.

Ce n’est pas tant la chose que les conséquences.

JOSSELINE.

Le rhume du cerveau.

PAIMPOL.

Non...

À part.

Mais un jour de demande solennelle...

Haut.

Avertis ta maîtresse que je suis ici...

JOSSELINE.

Elle s’habille !...

PAIMPOL.

Ça n’empêche pas... elle peut s’habiller et savoir que je suis ici... va toujours... Sont-elles drôles ces servantes !... Moi, pendant ce temps, je me sécherai un peu...

Regardant la cheminée.

Ah ! la place est déjà prise.

JOSSELINE.

C’est un charmant jeune homme... qui vous fera volontiers place à la cheminée, il est charmant. Adieu, monsieur.

PAIMPOL.

Adieu !

JOSSELINE, à part, en regardant Paimpol.

Rien... lui !... Et pourtant il est venu en voiture.

Elle sort par la première porte à droite.

 

 

Scène VI

 

D’ANCENIS, adossé à la cheminée, à gauche, PAIMPOL

 

PAIMPOL, avec défiance.

Un jeune homme... un charmant jeune homme... aurait-il les mêmes intentions que moi... qui ai réfléchi depuis deux ans... avant de faire ma demande ?...

S’avançant près de la cheminée.

Monsieur...

D’ANCENIS, levant la tête.

Est-il possible !... Paimpol !...

PAIMPOL.

D’Ancenis !

D’ANCENIS, allant à Paimpol.

Que je n’ai pas revu depuis l’école polytechnique !...

PAIMPOL.

D’où tu es sorti le troisième.

D’ANCENIS.

Et toi ?

PAIMPOL.

Fruit sec... tu le sais bien !

D’ANCENIS.

Je l’avais oublié... Et qu’as-tu fait depuis ?... Tu avais, je crois, de la fortune...

PAIMPOL.

Mon père en avait fait une très belle dans les messageries... mais lui succéder ne m’allait pas... à moi... ancien élève... honoraire de l’école... Il s’agissait de prendre un état...

D’ANCENIS.

Il y en a tant...

PAIMPOL.

Il y en a trop !... et comme je n’agis jamais à la légère... je les ai successivement étudiés.

D’ANCENIS.

Et lequel as-tu choisi ?

PAIMPOL.

Ils m’offraient tous des inconvénients tels... qu’après sept ou huit ans de mûres délibérations et d’études approfondies sur l’état actuel de la société, et sur la tendance de chacun à vouloir arriver et faire son chemin, j’allais décidément revenir à l’état de mon père... et me faire nommer administrateur des messageries, quand tout à coup parurent les projets de lois qui sillonnaient la France de chemins de fer.

D’ANCENIS.

Ta spéculation ne valait plus rien.

PAIMPOL.

Précisément.

D’ANCENIS.

Ce que c’est que de trop réfléchir !...

PAIMPOL.

Je pris alors le parti de me lancer dans la politique... de me proposer comme député... à un département.

D’ANCENIS.

Lequel voulais-tu représenter ?

PAIMPOL.

Lequel ?... Il y en a quatre-vingt-six, cela rendait le choix difficile... et, pour me décider en connaissance de cause, je commençai mon tour de France. Trente-huit mille communes, cela demandait du temps... et je n’avais pas encore visité toutes les localités, lorsqu’arriva 1848.

D’ANCENIS.

Un nouvel ordre de choses.

PAIMPOL.

Cinq partis en présence.

D’ANCENIS.

Avec lequel s’allier ?...

PAIMPOL.

Cela méritait de graves réflexions... je pesai longuement toutes les chances... et je me prononçai enfin pour la République... la veille du 2 décembre.

D’ANCENIS.

C’était jouer de malheur... Et maintenant ?...

PAIMPOL.

J’ai recommencé à réfléchir... et décidément j’ai idée que je demanderai quelque bonne place.

D’ANCENIS.

Laquelle ?

PAIMPOL.

Il n’y a que cela qui m’embarrasse...

D’ANCENIS, riant.

Dépêche-toi, car vu la concurrence...

PAIMPOL.

Pour en trouver une à moi tout seul... si c’est possible... j’avais bien pensé à me marier... mais c’était, pour le coup, qu’il fallait avancer avec précaution... et réfléchir à chaque pas...

D’ANCENIS, souriant.

Je comprends ta visite !... il y a ici une demoiselle... gaillard !

PAIMPOL, à part.

J’ai deviné juste !

D’ANCENIS.

Est-elle jolie ?

PAIMPOL.

Médiocrement... mais, en revanche, son caractère...

D’ANCENIS.

Est charmant ?...

PAIMPOL.

Il s’en faut !... Un voisin a tant d’occasions d’observer ! Tu en jugeras toi-même... car tu viens probablement dans cette maison...

D’ANCENIS.

Pour me chauffer.

Il va s’adosser à la cheminée.

PAIMPOL, à part.

Ce n’est pas vrai...

Haut et riant.

Ainsi donc tu es arrivé ?...

Il s’assied dans un fauteuil en face de d’Ancenis.

D’ANCENIS.

Conduit par mon étoile... mon guide ordinaire ! car je ne suis pas comme toi, je ne perds pas mon temps à choisir, et persuadé qu’il y a là-haut une destinée qui en sait plus long que nous... je lui laisse volontiers la direction de mes affaires.

PAIMPOL.

Ah bah !

D’ANCENIS.

Jusqu’à présent je m’en suis bien trouvé.

PAIMPOL.

Ce n’est pas possible !

D’ANCENIS.

Juges-en toi-même... Mon père, ruiné par un procès de famille, n’avait pas de dot à me donner... et moi, sorti de l’école des Mines, je résolus d’aller chercher fortune à San-Francisco, en Sonora, ou au Mexique. Deux vaisseaux étaient en partante au Havre, la Jeanne d’Arc et l’Érigone... tous deux également bons et fins voiliers... aucune raison pour donner à l’un la préférence sur l’autre... cela t’aurait arrêté un mois, cela ne me retint pas cinq minutes !... Persuadé que mon étoile devait me diriger, je choisis à pile ou face la Jeanne d’Arc, sur laquelle j’arrivai à bon port.

PAIMPOL.

Et l’Érigone ?...

D’ANCENIS.

N’arriva pas ! attendu qu’elle avait sombré en route ! Tu vois la chance !... Je te passe mes aventures californiennes ! Comme ingénieur des mines, et à force de travail, je gagnai en quelques années quelques milliers de piastres, que je rapportai en France. Ce n’était pas une fortune ! j’en donnai une partie à mon père, pour les frais d’un éternel procès ; et le peu qui me restait... il fallait l’utiliser... un bon placement n’est pas une chose facile... aussi...

PAIMPOL.

Tu te mis à réfléchir ?...

D’ANCENIS.

Ma foi non !... Je nie mis à écrire sur plusieurs carrés de papier... les noms de toutes les valeurs cotées à la Bourse, le trois, le quatre, le Nord, le Strasbourg, la Vieille-Montagne... que sais-je ? et après avoir bien tourné et retourné tous ces placements...

PAIMPOL.

Dans la tête...

D’ANCENIS.

Non ! dans mon chapeau... je fis sortir de l’urne un mot inconnu ! arrêt du destin... que je ne comprenais pas, mais auquel je me soumis aveuglément ; mon étoile était là ! et quelques jours après... c’est prodigieux, c’est effrayant, mon cher, qu’on puisse, du jour au lendemain, faire des gains aussi énormes ! j’étais millionnaire ! un état que, du reste, j’ai toujours affectionné, millionnaire en une semaine !... comme au temps de Law et de la rue Quincampoix.

Il passe à droite.

PAIMPOL, se levant.

Tu continuas la veine ?...

D’ANCENIS.

Fi donc !... c’eût été d’un joueur et je ne le suis point. .Je ne m’adresse à mon étoile que quand j’ai besoin d’elle... je réalisai... je laissai ma fortune à mon père... et voyageant en touriste... en amateur... j’étais parti ce matin, à pied, pour les mines de Poullaouen !... Arrivé à un carrefour, où trois routes se croisaient, et n’ayant personne pour m’indiquer la bonne, j’ai tout naturellement, et selon mon habitude, choisi à pile ou face le chemin à gauche.

PAIMPOL.

Qui t’a trompé ! car tu tournes le dos à ta destination.

D’ANCENIS.

Qu’en sais-tu ?... il ne m’est pas encore prouvé que je n’aie pas pris la bonne route. J’y ai essuyé un orage, c’est vrai, mais j’y rencontre, tu le vois, un ancien camarade, un ami... qui n’a qu’un tort, celui de ne pas partager ma manière de voir.

PAIMPOL.

Je m’en vante : il est toujours dangereux de se fier aux étoiles !... je ne parle pas de celles de l’Opéra... mais un fou qui ne réfléchit pas...

D’ANCENIS.

Vaut souvent mieux qu’un sage qui réfléchit trop...

PAIMPOL.

Mais toi, tu te décides en une minute.

D’ANCENIS.

Et toi, tu ne te décides jamais, et, me rappelant nos classes de philosophie, tu me fais l’effet, sans comparaison, de l’âne de Buridan, lequel placé entre deux mesures d’avoine exactement semblables, et ne trouvant aucun motif déterminant pour commencer par l’une plutôt que par l’autre, se laissa mourir de faim !

PAIMPOL.

Comparaison absurde contre laquelle je m’insurge !...

 

 

Scène VII

 

PAIMPOL, D’ANCENIS, JOSSELINE, sortant de la porte à droite

 

JOSSELINE.

Mademoiselle est visible et aura l’honneur de recevoir M. de Paimpol.

D’ANCENIS.

Adieu, mon cher... et bonne chance ! la pluie a cessé... le ciel s’éclaircit...

Il va reprendre son makintosh.

PAIMPOL, étonné.

Tu ne reste pas ?...

D’ANCENIS.

Je comptais me remettre en route après avoir remercié le maître de la maison, que je ne connais pas encore.

PAIMPOL.

En vérité !

D’ANCENIS.

Non, pas plus que sa fille... charge-toi de lui présenter les respects et les hommages du voyageur.

PAIMPOL, à part.

Je m’étais trompé... c’est égal ! excès de précaution ne nuit jamais.

On entend sonner avec impatience, au fond, à droite.

JOSSELINE.

C’est monsieur...

D’ANCENIS.

Monsieur ?

Il dépose son manteau.

JOSSELINE.

Rien que la sonnette dit qu’il n’est pas de bonne humeur... et de ce côté l’orage n’a pas cessé.

PAIMPOL.

Il cesse rarement et je cours me mettre à l’abri, près de sa fille. Adieu !

Il sort par la première porte à droite. Kerbennec paraît sur le seuil de la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

D’ANCENIS, au fond, à gauche, KERBENNEC, JOSSELINE

 

KERBENNEC.

Tout le monde est il sourd dans la maison ?

JOSSELINE.

J’étais chez mademoiselle... j’arrive !

KERBENNEC.

Dis au piqueur de s’habiller, de seller un cheval et de venir prendre mes ordres. Il faut porter une lettre à la ville... à l’instant, à l’instant même !

JOSSELINE, sortant par le fond.

Oui, monsieur !...

KERBENNEC, la suivant d’un air menaçant.

Et si dans dix minutes il n’est pas à cheval...

Apercevant d’Ancenis qui le salue.

Pardon, monsieur... une lettre que je viens d’écrire... à Paris, à mon homme d’affaires... un pourvoi en cassation.

D’ANCENIS.

C’est à moi de vous demander pardon de ma visite indiscrète. J’ai trouvé chez vous

Montrant la cheminée.

une chaude hospitalité... dont il me tardait de vous remercier, avant mon départ.

KERBENNEC.

Déjà !

D’ANCENIS.

La pluie a cessé.

KERBENNEC.

Mais les chemins ne sont pas encore essuyés... ils doivent être affreux... et vous êtes à pied...

D’ANCENIS.

On ne voyage bien qu’ainsi !

KERBENNEC.

Je mets à vos ordres mes chevaux et ma voiture... mais ce qui vaudrait mieux encore... serait de nous rester une partie de la journée... nous dînons de bonne heure... et vous aurez le temps de retourner... à la ville.

D’ANCENIS.

En vérité, monsieur... votre invitation...

KERBENNEC.

Doit être acceptée... comme je l’offre... sans cérémonie... et si vous n’êtes pas pressé ?...

D’ANCENIS.

Jamais ! je n’ai rien à faire et voyage pour mon plaisir.

KERBENNEC, lui tendant la main.

C’est donc convenu !... touchez là !...

D’ANCENIS, lui donnant la sienne.

Parbleu, monsieur, vous avez une manière d’exercer l’hospitalité...

KERBENNEC.

Toute naturelle... Ma maison est ouverte à tous les étrangers ; nous en recevons beaucoup : rarement, qui aient aussi bonne tournure... sans compliment... je n’en fais jamais !... Vous parcourez donc notre Bretagne ?

D’ANCENIS.

Où je suis né... et que je n’avais pas vue depuis mon enfance.

KERBENNEC.

Un compatriote !

D’ANCENIS.

J’en suis fier ! On va bien loin chercher des pays... qui ne valent pas le nôtre.

KERBENNEC.

Vous avez voyagé ?...

D’ANCENIS.

Mais oui ! j’ai fait quelques milliers de lieues sur terre et sur mer... et nulle part je n’ai rien rencontré d’aussi pittoresque que nos côtes, nos rivages, nos rochers...

KERBENNEC, avec fierté.

N’est-ce pas ?

D’ANCENIS.

Chaque jour m’offre un nouveau spectacle... une nouvelle merveille !

KERBENNEC.

Où alliez-vous de ce pas ?

D’ANCENIS.

Déjeuner à Poullaouen, où il y a, dit-on, des mines de plomb et d’argent très curieuses... et quoique je n’y connaisse personne...

KERBENNEC.

Si une lettre de recommandation peut vous être agréable, le directeur, un homme charmant, est de mes amis...

D’ANCENIS.

D’honneur, je suis confus...

KERBENNEC.

Mais d’abord vous déjeunerez...

Il va au bureau ; il sonne.

et après, vous ne savez pas à quoi vous êtes exposé. J’ai ici une manufacture de toiles, de câbles et de cordages pour la marine... à l’usage des ports de ; Brest, de Lorient et de Cherbourg.

D’ANCENIS.

Et vous me permettez de tout voir en détail ?...

KERBENNEC.

Si je vous le permets !... je vous conduirai moi-même partout... je ne vous ferai grâce de rien.

Prenant une brochure sur son bureau.

Pour commencer, voici un Mémoire de moi, que je vous prie d’accepter... vous le parcourrez plus tard.

D’ANCENIS.

À l’instant même !...

Il va au bureau où il s’assied.

KERBENNEC, à Josseline qui entre.

À déjeuner, ici, pour monsieur...

Il lui donne quelques ordres, à voix bosse, et pendant ce temps d’Ancenis a ouvert la brochure dont il lit les premières lignes.

D’ANCENIS, lisant.

« Nouveau système de mâture et de voilure, pur M. Antoine Kerbennec. »

Stupéfait.

Kerbennec ! mon oncle Antoine !...

Se levant.

Ô mon étoile !... ô hasard !... voilà de les coups ! tu me fais serrer la main d’un parent qui me déteste !... et tu m’installes dans sa maison qu’un procès m’avait fermée et qu’un orage vient de m’ouvrir.

KERBENNEC, qui vient de renvoyer Josseline, se rapproche de d’Ancenis.

J’ai de bonnes jambes !... des jambes de propriétaire, et je vous fatiguerai, je vous en préviens ! Aussi, avant notre excursion, je veux que vous preniez des forces et je viens de commander votre déjeuner.

D’ANCENIS, embarrassé.

Monsieur.

KERBENNEC.

Un déjeuner solide...

D’ANCENIS.

Pardon !... il me serait impossible d’accepter.

KERBENNEC.

Mais vous devez avoir faim...

D’ANCENIS.

Je ne dis pas non... mais quelque plaisir... quelque honneur que ce soit pour moi de m’asseoir à votre table... vrai !... je dois refuser et vous demander la permission de prendre congé de vous...

KERBENNEC, étonné.

Mais... vous aviez accepté...

D’ANCENIS.

Tout à l’heure... oui ! maintenant, non !

KERBENNEC.

Et pourquoi ?

D’ANCENIS.

Adieu, monsieur !

Il va pour sortir.

KERBENNEC, le ramenant.

Non pas ! vous resterez, monsieur, vous resterez, je vous retiendrai de gré ou de force.

D’ANCENIS, gaiement.

Il ne manquait plus que cela.

KERBENNEC.

Vous laisser partir serait manquer à tous les devoirs de l’hospitalité.

D’ANCENIS.

Et rester serait y manquer plus encore... ce serait surprendre... votre bonté, votre générosité... et depuis le nom que je viens de lire en tête de ce Mémoire...

KERBENNEC.

Qui donc êtes-vous ?

D’ANCENIS.

Par reconnaissance pour votre accueil, j’aimerais mieux... vous quitter sans vous le dire.

KERBENNEC, sévèrement.

En quelque circonstance qu’il se trouve, rien ne peut empêcher un honnête homme de se nommer.

D’ANCENIS, avec fierté.

Je n’hésite plus, monsieur !... je suis Édouard d’Ancenis, votre neveu !

KERBENNEC, atterré, tombant dans un fauteuil à gauche.

Mon neveu !...

D’ANCENIS.

Ah ! je vous avais prévenu du coup et j’aurais voulu vous l’éviter !

Humblement.

Pardonnez-moi, mon oncle, ma visite involontaire. Quant à moi, je me féliciterai toujours de l’heureuse erreur qui m’a valu de vous une réception si cordiale et surtout une poignée de main... que je vous ai dérobée, j’en conviens !...

Gaiement, avec respect.

Et mon plus grand regret est de ne pouvoir vous la rendre.

Il salue, va prendre son manteau qu’il pose sur son bras ; en même temps Kerbennec se lève et passe à droite ; d’Ancenis, au moment de sortir par le fond, salue une seconde fois son oncle.

KERBENNEC, le retenant du geste.

Un instant, monsieur...

D’Ancenis descend, à gauche ; après un instant de silence.

Je conçois que vous ayez hâte de quitter un parent qu’on vous a appris à haïr.

D’ANCENIS.

On m’a appris, dès mon enfance, à respecter le frère de ma mère.

KERBENNEC.

En vérité ?... Vous n’approuvez donc pas l’obstination de votre père...

D’ANCENIS, vivement.

Je l’approuve de soutenir un procès où l’on a mis en question sa délicatesse et son honneur... je l’y aiderai jusqu’à mon dernier jour et jusqu’à mon dernier écu...

KERBENNEC, avec colère et satisfaction.

Et lui aussi... qui a du sang breton dans les veines !

 

 

Scène IX

 

D’ANCENIS, JOSSELINE, KERBENNEC

 

JOSSELINE.

Monsieur, le piqueur est prêt, il est à cheval... et si vous voulez me donner votre lettre...

KERBENNEC, brusquement.

Pas encore !... rien ne presse... laisse-nous !

JOSSELINE, à part, près de la porte.

Il veut... il ne veut plus !... quel caractère !... Ah ! si les maîtres étaient domestiques... comme ils se feraient renvoyer...

À Kerbennec qui la regarde avec colère.

Je m’en vais, monsieur... je m’en vais.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

D’ANCENIS, KERBENNEC

 

KERBENNEC, après un instant de silence, et s’approchant de d’Ancenis.

Monsieur !... voulez-vous me donner votre parole d’honneur que ce que je vais vous dire restera entre nous, que vous n’en parlerez à personne au monde, pas même à votre père ?

D’ANCENIS.

Je vous le jure, mon oncle !

KERBENNEC.

Monsieur... voulez-vous vous marier ?

D’ANCENIS, reculant.

Ah ! mon Dieu !... vous me portez là, en pleine poitrine... un coup...

KERBENNEC.

Auquel vous ne vous attendiez pas ! Aussi je n’exige point que vous me répondiez sur-le-champ... je vous donne... une demi-heure... trois quarts d’heure... vous pouvez même, si cela vous gène moins, me répondre par écrit !... un oui, ou un non, pas davantage !

D’Ancenis s’incline.

Après cela... et dans le cas où vous seriez pour l’affirmation, voici ma seconde proposition : J’ai une fille... je ne vous en ferai ni l’éloge ni le portrait... vous la verrez !...

D’ANCENIS.

Quoi, monsieur, vous auriez l’idée ?...

KERBENNEC.

De terminer toutes nos discussions, d’oublier toutes nos haines, en réunissant nos deux familles... si c’est possible !... Mais n’oubliez pas que vous m’avez promis le silence, avec tout le monde, et surtout avec ma fille... qui ne peut... qui ne doit avoir connaissance de ce projet... qu’après votre réponse... vous comprenez ?...

D’ANCENIS.

Je comprends, mon oncle... mais...

KERBENNEC, l’interrompant.

Je vous laisse seul... à vos réflexions, faites-m’en connaître le résultat.

Il va pour sortir par le fond.

D’ANCENIS, le suivant.

Mais, mon oncle...

KERBENNEC, arrivé à la porte, se retournant.

Adieu !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

D’ANCENIS, seul, allant déposer son manteau

 

On m’avait bien dit que mon oncle était un original... et même plus !...

Se frappant le front.

il y a bien quelque chose ! et cependant... quelque étourdissante que soit sa proposition... elle n’a rien de déraisonnable... un procès ruineux qui se termine... deux familles qui se rapprochent... le plaisir que cela causerait à mon père... et pour moi, qui n’ai rien en tête... que ma passion du bal de la préfecture... mais des bals... des passions... et des préfectures on en trouve... dans tous les départements d’abord... et puis ma charmante, mon admirable inconnue, que je ne reverrai peut-être jamais... avait, je dois l’avouer, l’air de se moquer de moi ! et pour une conquête incertaine et chimérique, dédaigner des avantages sérieux, des considérations de famille... ce serait absurde, et

Se mettant au bureau à droite et écrivant.

je puis écrire à mon oncle qu’après mûres réflexions... car jamais, je crois... je n’ai réfléchi aussi longtemps, je suis décidé à me marier, et que je le prie de me présenter à ma cousine !

 

 

Scène XII

 

D’ANCENIS, au bureau à droite, écrivant, JOSSELINE, apportant sur un plateau un déjeuner qu’elle place sur le guéridon à gauche

 

JOSSELINE.

Ah !

D’ANCENIS.

Qui vient là ?

JOSSELINE.

Ah !... c’est monsieur qui m’avait dit de vous apporter à déjeuner !

D’ANCENIS.

Cela vient à point ! Merci, mon enfant !

JOSSELINE, mettant le couvert.

Je viens de le rencontrer dans le parc, qu’il traversait d’un air agité.

D’ANCENIS, souriant.

Vraiment !

JOSSELINE.

Et il m’a recommandé de nouveau de venir vous servir moi-même, de ne vous laisser manquer de rien...

Débouchant une bouteille.

Et si vous avez soif...

D’ANCENIS, qui s’est levé en laissant sa lettre cachetée sur le bureau à droite.

Une soif de voyageur !

JOSSELINE.

Monsieur vous envoie de son meilleur, de celui qu’il boit lui-même dans les grands jours, aux fêtes de famille !

D’ANCENIS, souriant.

Ah ! ah ! voyons-le donc !

JOSSELINE, pendant que d’Ancenis boit.

Et puis il a ajouté : « Si M. d’Ancenis te remet quelque chose pour moi, tu me trouveras de l’autre côté du parc, à la manufacture où je vais... »

Voyant d’Ancenis qui a achevé de boire, et lui versant un second verre.

Il est gentil, n’est-ce pas ?

D’ANCENIS.

Il est étonnant pour du vin de Bretagne.

JOSSELINE, avec fierté.

Aussi, il n’en est pas ! je m’en vante !

D’ANCENIS.

Tu m’en diras tant !

Josseline sort un instant par le fond, et rentre avec des assiettes. D’Ancenis, riant.

Je devais, malgré mon appétit, refuser de m’asseoir à la table d’un ennemi... mais on peut accepter le déjeuner d’un allié... surtout quand il a de bon vin...

Y goûtant de nouveau.

et celui-ci me paraît excellent...

JOSSELINE, à la droite de d’Ancenis, lui versant du vin.

Alors, monsieur...

D’ANCENIS, buvant.

Un peu capiteux, par exemple !

JOSSELINE.

Je crois bien !... il suffit d’un seul verre, comme on dit, pour vous toquer !

D’ANCENIS, gaiement.

Et tu viens, coup sur coup, de m’en verser trois.

JOSSELINE.

Tiens !... je n’y pensais plus ! le mal est fait.

Elle sort, emportant quelques assiettes.

D’ANCENIS, riant.

Elle a raison... le mal est fait !... Il est tiré... il faut...

Il boit, puis se frappant le front.

C’est vrai !... mais on n’a plus besoin de sa tête dès qu’on a délibéré... et pris son parti !... parti... qui aurait fait hésiter tout autre que moi...

Se versant à boire.

Car enfin... abdiquer le célibat, les amours... les bonnes fortunes...

Buvant et parlant avec plus de vivacité.

c’est comme qui dirait... renoncer au champagne... pour se vouer à l’eau claire... Mais après tout, si on a un bon ménage... une jolie femme... une compagne douce et bonne... et la mienne... C’est là la question...

Buvant.

J’aurais peut-être dû, avant d’écrire, aller aux informations...

Gaiement et apercevant Josseline, qui rentre apportant du dessert qu’elle va poser sur le bureau.

Si j’interrogeais la petite ?

JOSSELINE, s’avançant.

Monsieur ?...

D’ANCENIS, s’arrêtant.

Non, rien...

À part.

Quelle idée ! S’adresser à une servante !... Et d’ailleurs, en fait d’informations, personne ne pourrait m’en donner de meilleures et de plus exactes que mon ancien camarade, ce cher Paimpol... qui ne se doutait pas, alors, ni moi non plus... que j’allais changer l’état transitoire de voyageur... contre le poste fixe et sédentaire de l’hyménée... Lui qui est du pays... lui qui, tous les jours, vient ici, en voisin, doit connaître, mieux que qui que ce soit, la personne... et il m’a dit, ce cher ami... qu’est-ce qu’il m’a dit ?...

S’adressant à Josseline.

Petite ?

Pendant que d’Ancenis a dit son monologue ; Josseline a rangé son dessert sur le bureau ; mais voyant que l’écritoire la gêne, elle la porte sur la cheminée auprès de laquelle elle se trouve quand d’Ancenis l’appelle.

JOSSELINE, s’avançant.

De quoi, monsieur ?

D’ANCENIS, avec plus de vivacité et d’entrain.

Le diable m’emporte si je m’en souviens... Ah ! oui ! c’est bien ! je me rappelle... je n’ai plus besoin de toi... Il m’a dit : que pour jolie... elle ne l’était pas... mais qu’en revanche elle était douée d’un caractère qui promettait peu d’agrément...

Riant.

de sorte que, pour éteindre un procès... j’en aurai un chaque jour dans mon ménage... les querelles, les disputes... et ma liberté perdue !

JOSSELINE.

Monsieur ne boit plus ?

D’ANCENIS, avec impatience.

Eh non !

Josseline sort emportant quelques assiettes.

Et je vous demande pourquoi... puisque je suis libre encore et que rien ne m’y force... je ne dirais pas franchement...

Se levant et allant à la cheminée sur laquelle il écrit.

« Mon cher Oncle, après une mûre délibération... je vous déclare avec regret que je ne me sens aucune disposition pour le mariage... »

S’interrompant.

C’est adroit et délicat en même temps... parce que de cette manière... ce n’est pas sa fille... c’est le mariage que je refuse.

Pliant et cachetant la lettre.

JOSSELINE, s’approchant de lui.

Monsieur ne mange plus ?

D’ANCENIS.

J’ai fini ! ôte-moi ce déjeuner.

JOSSELINE.

Oui, monsieur ! Et votre café ?...

Elle enlève le plateau. Pendant ce temps d’Ancenis se lève tenant à la main la lettre qu’il vient d’écrire.

D’ANCENIS, marchant.

Comme tu voudras !...

Quittant la cheminée et marchant vers le bureau en riant.

C’est ainsi qu’il faut agir !... prendre son parti bravement, sur-le-champ... c’est mon usage... je ne suis pas comme M. de Paimpol...

JOSSELINE, apportant le café, qu’elle place sur la table à droite.

Voilà, monsieur.

D’ANCENIS.

Très bien !... Je n’hésite jamais !...

Apercevant sur le bureau la lettre qu’il y a laissée.

Si vraiment !... j’avais oublié cette lettre... et les raisons qu’elle renferme... la satisfaction que cette alliance... causerait à mon père... oui... Mais de l’autre côté... le peu d’agrément qu’elle me donnerait... cela devient embarrassant...

Tenant une lettre de chaque main.

et me voici, comme le philosophe ancien dont je parlais ce matin, l’âne de Buridan, ne sachant plus que résoudre, ni quelle route choisir !... Prendrai-je à droite... ou à gauche ?... à gauche ou à droite ?... À qui m’en rapporter ?... Parbleu ! à mon étoile !...

Regardant Josseline.

Petite ?

JOSSELINE, sans cesser de desservir.

Qu’est-ce, monsieur ?...

D’ANCENIS.

Dis-moi un peu, as-tu du bonheur ?

JOSSELINE.

Moi !...

D’ANCENIS.

As-tu la main heureuse ?...

JOSSELINE.

Dame... je n’ai qu’un amoureux... mais c’est le plus gentil et le plus riche de l’endroit.

D’ANCENIS.

Très bien !

JOSSELINE.

C’est Pierre Poternic... vous savez ? le fils du meunier... nous nous marions dimanche.

D’ANCENIS.

À merveille !

JOSSELINE.

Par exemple, je suis forcée de vous avouer qu’il a un défaut... il est jaloux comme un tigre.

Elle a replacé sur le guéridon le métier à broder.

D’ANCENIS.

Ça m’est égal...

JOSSELINE, passant à droite et portant le plateau sur le bureau.

À moi aussi dans ce moment ! mais plus tard...

D’ANCENIS.

Ça peut devenir gênant !... Ça te regarde !... Écoute !

Josseline s’approche de lui.

Je te ferai mon cadeau de noce... un beau cadeau !...

Josseline fait la révérence.

à condition que tu vas me rendre un service...

JOSSELINE.

Tout de suite, monsieur !... d’autant que Pierre n’est pas là... voyons...

D’ANCENIS, lui présentant les deux lettres qu’il tient dans une seule main.

Voici deux lettres... deux lettres, entends-tu bien ?

Se retournant.

Qui vient là ?...

À demi-voix à Josseline.

Mets-les dans ta poche...

Josseline met les deux lettres dans la poche de son tablier.

 

 

Scène XIII

 

JOSSELINE, D’ANCENIS, PAIMPOL

 

D’ANCENIS.

C’est mon cher ami et camarade Paimpol.

PAIMPOL, gravement.

Qui voudrait te parler... à toi... à toi seul en particulier.

D’ANCENIS.

C’est facile !... deux mots à la jardinière...

S’approchant de Josseline et à demi-voix.

Où m’as-tu dit qu’était M. Kerbennec, ton maître ?...

Paimpol s’est assis à droite.

JOSSELINE.

À la manufacture, et en traversant le parc, vous y serez dans dix minutes !

D’ANCENIS.

Bien... Tu as mes deux lettres ?...

JOSSELINE, frappant sur son tablier.

Elles sont là, dans ma poche, toutes les deux.

D’ANCENIS.

Tu vas en porter une à M. Kerbennec.

JOSSELINE.

Laquelle ?...

D’ANCENIS.

Celle que tu voudras... à ton choix...

JOSSELINE.

Ah ! bah !

D’ANCENIS.

Et tu me rapporteras l’autre... sur-le-champ.

JOSSELINE.

Comment, monsieur ?

D’ANCENIS.

Promptitude et discrétion... mon cadeau de noce est à ce prix... tu comprends ?...

JOSSELINE.

Oui, monsieur... c’est-à-dire, non... Je vas ranger là-bas mon couvert, et j’y cours.

Elle prend le plateau du déjeuner.

Ah ben ! voilà qui est drôle ! Adieu, monsieur !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XIV

 

D’ANCENIS, PAIMPOL

 

D’ANCENIS, à part et la regardant sortir.

Cette fois... ce sera bien le destin lui-même qui aura prononcé par la main de la vertu... et de l’innocence...

Se retournant vers Paimpol.

Mon ami, me voici à tes ordres...

PAIMPOL, se levant.

Je ne sais pourquoi, mon cher d’Ancenis, tu t’es cru obligé d’user de diplomatie avec un ancien camarade... j’agirai plus franchement. On m’assure que tu es ici en famille.

D’ANCENIS.

Je te jure que je l’ignorais.

PAIMPOL.

Et qui te l’a appris ?

D’ANCENIS, montrant le bureau.

Une brochure que...

PAIMPOL.

Je la connais.

D’ANCENIS.

Ou plutôt, mon étoile en qui j’ai confiance.

PAIMPOL.

Moi, qui ne crois pas en la mienne... j’hésitais depuis deux ans à faire une demande en mariage.

D’ANCENIS, gaiement.

Ah ! bah !

PAIMPOL.

Et ce matin, enfin... je m’étais décidé à faire connaître mes intentions au père... M. Kerbennec.

D’ANCENIS, riant.

Ce matin... à mon oncle !...

PAIMPOL.

Je le quitte ; je viens de la manufacture. Il m’a dit gravement : « Je ne puis vous répondre en ce moment... »

D’ANCENIS.

C’est vrai.

PAIMPOL.

« J’ai ici un membre de ma famille, mon neveu, Édouard d’Ancenis... que je dois consulter avant tout... »

D’ANCENIS.

C’est vrai !

PAIMPOL.

« Sa réponse dictera la mienne. »

D’ANCENIS.

C’est exactement vrai !...

PAIMPOL, avec chaleur.

Eh bien ! mon cher camarade, puisque tu as cette influence sur lui... je viens te prier, le supplier, au nom de notre ancienne amitié...

D’ANCENIS.

Tu tiens donc à ce mariage ?...

PAIMPOL.

Immensément... l’alliance la plus belle, la plus honorable ; et puis, une fille unique !... la plus riche héritière du département.

D’ANCENIS.

Oui ! mais tu m’as dit qu’elle n’était pas jolie.

PAIMPOL.

Elle est charmante !...

D’ANCENIS, étonné.

Comment !... et que son caractère...

PAIMPOL.

Aimable, gracieux, spirituel...

D’ANCENIS, d’un air fâché.

Est-il possible ?... Et pourquoi alors... ce matin...

PAIMPOL.

Je craignais que tu ne fusses un prétendant... je craignais ton étoile !... et à la guerre, comme à la guerre... chacun pour soi !... Dieu pour tout le monde !... Mais, tiens, la voilà... regarde... elle vient de ce côté...

Il va à la fenêtre de gauche.

D’ANCENIS, regardant de loin.

Tu as raison... jolie tournure... taille charmante...

La reconnaissant.

Ô ciel !

PAIMPOL.

Eh bien ! qu’en dis-tu ?

D’ANCENIS, sans l’écouter, allant à droite.

Quelle rencontre !... Et mon double message !... Si je pouvais le ravoir ?

Il va pour sortir par le fond, et s’arrête tout court en voyant entrer Hortense.

 

 

Scène XV

 

HORTENSE, D’ANCENIS, PAIMPOL

 

HORTENSE.

Est-ce ma présence qui cause votre fuite, mon cousin ?

D’ANCENIS, troublé.

Pouvez-vous le penser... mademoiselle, je veux dire... ma cousine... moi qui, sans vous connaître, aurais donné tout au monde... pour l’espoir seulement des liens de parenté qui nous unissent et que j’étais loin de soupçonner.

PAIMPOL.

Quoi ! vraiment, vous ne vous connaissiez pas ?...

D’ANCENIS.

Eh ! mon Dieu non !

HORTENSE.

Mon cousin a dit vrai.

Elle s’assied à gauche et prend son ouvrage.

D’ANCENIS.

Et c’est pour cela... que je serais charmé... de faire connaissance...

PAIMPOL, à demi-voix.

Et de lui parler pour moi.

D’ANCENIS.

Précisément.

À demi-voix.

À une condition... cours vite... tâche de rejoindre la petite jardinière... que j’ai envoyée à la manufacture.

Regardant du côté de la porte vitrée, à droite.

Tiens, elle n’est pas encore partie... je l’aperçois au bout de l’allée, dis-lui qu’elle ne fasse point ma commission et qu’elle me rapporte à l’instant même... ce que je lui ai confié !

PAIMPOL.

Je ne comprends pas...

D’ANCENIS.

Ce n’est pas nécessaire... pars !... ne perds pas une minute...

PAIMPOL.

Dans cette famille-là... ils sont tous étonnants !...

Rencontrant un geste de d’Ancenis.

et tous pressés !

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

HORTENSE, assise à gauche et travaillant, D’ANCENIS

 

D’ANCENIS, s’approchant d’Hortense.

Ah ! que j’avais raison de croire à mon étoile ! L’orage qui m’a assailli était le présage du beau temps, et le chemin où je me suis égaré me conduisait à la bonne route !

HORTENSE, sans quitter son ouvrage.

Au sein de votre famille.

D’ANCENIS.

Oui, mademoiselle.

HORTENSE.

Vous disiez mieux tout à l’heure ! vous disiez ma cousine !

D’ANCENIS.

Vous le permettez donc ? Vous me rendez ce titre ?

HORTENSE.

Que vous ne méritiez pas ! Car dans ce bal où le hasard nous avait offerts l’un à l’autre, n’avoir pas reconnu, n’avoir pas deviné une amie d’enfance, une sœur !

D’ANCENIS.

C’est vrai !

HORTENSE, souriant.

Et la voix du sang ?

D’ANCENIS, de même.

Elle était muette !

HORTENSE.

C’était très mal, monsieur ! le passé était si doux !

D’ANCENIS, la regardant.

Le présent était si beau ! Et en voyant cette charmante jeune fille, si railleuse et si séduisante, qui troublait et enivrait ma raison, je n’éprouvai là, je m’en accuse, aucuns sentiments de cousin !

HORTENSE.

Aucuns sentiments de cousin !

D’ANCENIS, avec amour.

Ah ! c’était bien mieux !

HORTENSE, se levant et passant à droite.

Tant pis, monsieur ! Car je ne peux, moi, écouter que ceux-là, et encore ! tout au plus.

D’ANCENIS.

Comment ?

HORTENSE.

Je viens d’apprendre Par M. de Paimpol qui vous étiez !... Mais mon père l’ignore !

D’ANCENIS, vivement.

Il le sait, ma cousine, il le sait... c’est lui-même qui m’a offert l’hospitalité, et bien plus encore.

HORTENSE.

Quoi donc ?

D’ANCENIS, se reprenant.

Un déjeuner... un excellent déjeuner.

HORTENSE.

Ah ! vraiment ! c’est d’autant mieux à mon père qu’il était peu favorablement disposé, car ce matin encore nous parlions de vous...

D’ANCENIS, vivement.

Vous parliez de moi ?

HORTENSE.

Mais oui, monsieur... il me semble que c’est notre devoir à nous autres femmes... de prêcher dans les familles la paix... la concorde... et l’union.

D’ANCENIS, avec chaleur.

Ah ! vous avez raison !... J’ai toujours pensé, et maintenant plus que jamais, que rien n’était plus absurde et plus injuste que les haines de famille.

HORTENSE.

Précisément ce que je disais ce matin, à propos des Capulet...

D’ANCENIS.

Et des Montaigu !... Parce que si des grands parents se détestent... ce n’est pas une raison... pour que les fils et surtout les cousins suivent leur exemple... et je m’explique très bien... je comprends à merveille comment Roméo et Juliette...

HORTENSE.

Ce n’est pas là la question.

D’ANCENIS.

Si, ma cousine... ne fût-ce que par esprit d’opposition ! Et à plus forte raison quand il y a d’autres motifs... des rencontres qui ne peuvent s’oublier... quand on a valsé... quand on a causé avec une personne dont la grâce vous attire, dont le sourire vous charme... dont l’esprit vous séduit... dont le souvenir enfin ne vous quitte plus, vous protège, et marche devant vous dans la vie comme votre guide et votre étoile.

Il montre le ciel.

HORTENSE, souriant.

Mon cousin, vous, raisonniez plus sagement au bal, et je vous crois plus fort sur la valse que sur l’astronomie.

Elle imite le geste de d’Ancenis.

 

 

Scène XVII

 

HORTENSE, D’ANCENIS, PAIMPOL, sortant de la porte vitrée à droite et marchant sur la pointe du pied

 

D’ANCENIS, l’apercevant.

Ah !

Il va à lui.

HORTENSE, à part, en passant à gauche.

C’est égal... mon cousin est très aimable.

Elle s’assied à gauche et travaille.

D’ANCENIS, au fond à droite, à Paimpol et lui tendant la main.

Donne vite : tu as vu Josseline ?

PAIMPOL.

Non.

D’ANCENIS.

Comment ?

PAIMPOL.

Je me suis demandé, si pour arriver avant elle à la manufacture, le plus court serait de tourner le petit bois ou de couper par la prairie.

D’ANCENIS.

Eh bien ?

PAIMPOL.

Fa pendant que j’hésitais et calculais la distance...

D’ANCENIS.

Eh bien ?

PAIMPOL.

Josseline, que je voyais toujours devant moi, a soudain disparu.

D’ANCENIS.

Ah !

PAIMPOL.

Impossible de la rejoindre !

D’ANCENIS.

Et tu reviens pour cela ? Moi qui pendant ce temps étais là...

PAIMPOL.

À parler pour moi ?

D’ANCENIS.

Parler pour toi !...

À part, en allant à droite.

Que le diable l’emporte !

PAIMPOL.

Bien... bien... que je ne te dérange pas... continue.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène XVIII

 

HORTENSE, toujours à son métier et travaillant en rêvant, D’ANCENIS

 

D’ANCENIS, vivement et s’élançant vers la droite.

Ah ! courons...

HORTENSE, le retenant.

Mon cousin !

D’ANCENIS, revenant, à part.

Au fait, il est trop tard... mon oncle doit avoir maintenant ma réponse... mais laquelle ?... c’est peut-être la bonne !

HORTENSE.

Mon cousin !

D’ANCENIS, faisant un pas à gauche.

Mais si c’est la mauvaise ?

HORTENSE.

Qu’avez-vous, de grâce ?

D’ANCENIS, troublé.

Rien... Je crains que votre père... qui d’abord m’a accueilli avec tant de bonté... et même... je puis le dire... comme un fils...

À part.

Laquelle des deux a-t-il reçue !

Haut.

Je tremble... je crains !

HORTENSE.

Quoi donc ?

D’ANCENIS.

Qu’il ne change tout à coup...

À part.

Si au moins Josseline revenait, on pourrait savoir...

Haut, à Hortense.

qu’il ne change à mon égard !

HORTENSE, riant et se levant.

Vous ne le connaissez pas ! Il a de la peine à revenir le premier... à faire les avances... et jamais de sa vie il ne pardonnerait un refus.

D’ANCENIS, à part.

Ô ciel !

HORTENSE.

Mais dès qu’il a tendu la main et qu’on a accepte... il devient, en vrai Breton, aussi entêté dans son amitié qu’il l’était dans sa haine.

D’ANCENIS, hors de lui.

L’amitié... la haine !... C’est justement ce que je dis !... Laquelle des deux ?

Se reprenant.

Pardon, ma cousine...

Se troublant.

Mais, c’est que, voyez-vous, dans la situation où je suis...

À part.

Et Josseline qui ne revient pas !

Haut.

Situation que vous ne pouvez comprendre...

HORTENSE.

Peut-être !...

D’ANCENIS.

Je tiens tant à son estime... à son affection... que, s’il faut y renoncer, je suis perdu !

HORTENSE.

Perdu... et pourquoi donc ?

D’ANCENIS, avec agitation.

Au fait !... vous avez raison... ou peut perdre... on peut gagner... c’est une chance... autant à parier d’un côté que de l’autre !

HORTENSE, étonnée.

Que dites-vous là ?...

D’ANCENIS, de même, et se promenant.

Je voulais dire que mon étoile, qui tant de fois m’a favorisé, ne m’abandonnera pas dans le moment le plus important de ma vie ! Non... non... et j’y compte !

HORTENSE, étonnée.

Mon cousin, vous n’êtes plus à la conversation.

D’ANCENIS.

C’est vrai !... Jamais je n’aurais eu plus besoin de ma tête... et de mon sang-froid... ne fût-ce que pour me montrer à vous sous un jour favorable ; ou du moins pour ne pas trop vous déplaire, et je sens que le trouble dont je ne peux me détendre...

Apercevant Josseline qui entre et poussant un cri.

Ah ! quel bonheur ! C’est elle !...

HORTENSE, très étonnée.

Oui ? elle !... qui donc ?...

D’ANCENIS, cherchant à se remettre.

Est-ce que j’ai dit : elle !... je voulais dire vous !... et la preuve... c’est que j’ai ajouté : quel bonheur !

 

 

Scène XIX

 

HORTENSE, D’ANCENIS, JOSSELINE

 

JOSSELINE, entrant en courant.

Mademoiselle... mademoiselle... une voiture... une visite... deux dames de la ville... la femme du receveur... et la femme du préfet !

HORTENSE.

Mon père ne peut-il les recevoir ?...

JOSSELINE.

C’est lui qui m’a dit... en entrant dans son cabinet... dont il a refermé la porte : « Je n’y suis pas, avertis ma fille... et va vite... » et voilà !

Elle se retire au fond, à droite.

HORTENSE.

Une visite administrative... quel ennui ! Deux dames... dont l’une est peut-être la plus bavarde du département...

D’ANCENIS.

Laquelle ?

HORTENSE.

Toutes les deux !... Je vais tâcher d’avoir une migraine...

D’ANCENIS, vivement.

Ah ! quelle reconnaissance !

HORTENSE.

Et de les renvoyer au plus vite, car vous me devez une explication, mon cousin... oh ! vous me la devez... et je ne vous en tiens pas quitte... Adieu !... et à bientôt !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XX

 

D’ANCENIS, JOSSELINE

 

D’ANCENIS, après s’être assuré qu’Hortense s’est éloignée, prend Josseline par la main et l’amène au bord du théâtre.

Eh bien ?...

JOSSELINE, d’un air triomphant.

Eh bien... c’est fait !...

D’ANCENIS, avec inquiétude.

Tu as remis la lettre ?...

JOSSELINE.

Bravement... comme vous me l’aviez dit.

D’ANCENIS, vivement.

Laquelle ?...

JOSSELINE.

Je n’en sais rien... la première qui est sortie de la poche de mon tablier.

D’ANCENIS, tremblant d’émotion.

Il suffit... donne-moi l’autre.

À part.

Ah ! j’éprouve là une émotion... et une crainte...

Haut à Josseline, avec impatience.

Donne vite...

JOSSELINE, avec embarras.

L’autre...

D’ANCENIS.

Eh oui !...

JOSSELINE.

Ah ! dame !... monsieur.... je ne l’ai plus !

D’ANCENIS.

Et où est-elle ?...

JOSSELINE.

Je n’en sais rien...

D’ANCENIS.

Comment ! tu n’en sais rien ?...

JOSSELINE.

Après avoir remis la première à M. Kerbennec notre maître... qui était à la manufacture, j’ai rencontré clans le parc... Pierre le meunier, mon futur... vous savez ?...

D’ANCENIS.

Eh oui !... Quelle patience !...

JOSSELINE.

Tout botté et tout éperonné... qui allait au marché pour acheter du grain... je lui fais une petite révérence... comme ça... pour lui dire bonjour... mais lui qui est jaloux... comme une espèce de léopard... avait déjà insinué sa vue dans la pochette de mon tablier... – Qu’est-ce que c’est que ça ? qui dit, en s’emparant de la lettre... un billet doux pour vous. – Eh non, vraiment. – Si, morbleu ! – Une dispute qui s’engage...

D’ANCENIS, avec colère.

Il n’avait qu’à lire l’adresse.

JOSSELINE, triant avec force.

Mais Pierre ne sait pas lire...

D’ANCENIS.

Il ne sait pas lire !

JOSSELINE.

Ce qui le rend plus déliant encore.

D’ANCENIS.

Quelle fatalité ! quelle chance !

JOSSELINE.

N’est-ce pas ?... çà peut servir des fois... mais là... c’était à se désespérer... et il s’est enfui en me criant : Je ferai lire ça au marché.

D’ANCENIS.

Où il est allé ?...

JOSSELINE.

Au grand galop !... Mais rassurez-vous... de ce train-là... il sera de retour...

Calculant.

avant... ah ! moins que ça... avant une heure.

D’ANCENIS.

Mais d’ici là... que faire ?... que devenir ?... C’est à se brûler la cervelle.

JOSSELINE.

Tiens !... pour un chiffon de papier...

D’ANCENIS.

Mais dis-moi... l’autre lettre... la première... celle que tu as remise à M. Kerbennec...

JOSSELINE.

C’est bien simple... il allait entrer dans son cabinet. Notre maure... notre maître ! que je lui ai dit... une lettre pour vous de la part de ce jeune voyageur... – De mon neveu Édouard ! s’est-il écrié avec empressement... et c’est comme ça que j’ai appris que vous étiez le neveu de la maison...

D’ANCENIS.

Après ?...

JOSSELINE.

Dont mam’selle parlait si souvent !... Sans cela... et à vous voir... je ne me serais jamais douté...

D’ANCENIS, lui prenant le bras avec force.

Après... après ? va donc !

JOSSELINE.

Ah ! où en étais-je ?...

D’ANCENIS, hors de lui.

Elle me le demande !

JOSSELINE.

Monsieur a pris la lettre... et un éclair de joie et de curiosité brillait dans ses yeux... « Mes besicles, mes besicles, » a-t-il dit, en cherchant sur lui,

Riant.

car il ne peut pas lire sans lunettes... et il court toujours après elles... En ce moment la voiture est arrivée... « Je n’y suis pas ! que personne ne vienne me déranger... dis à ma fille de recevoir... » et il a refermé sur lui la porte dont je lui ai entendu tirer les verrous en dedans.

D’ANCENIS.

Ô ciel ! Et il est encore dans ce cabinet...

JOSSELINE.

Oui, monsieur...

D’ANCENIS, la pressant de partir.

Vas-y... tu frapperas !... tu lui diras...

JOSSELINE.

Ah bien ! oui ! Après sa défense !... bien hardi qui oserait s’y risquer.

D’ANCENIS, se promenant avec agitation.

Avertis-moi alors dès que Pierre sera revenu... s’il revient jamais...

JOSSELINE, effrayée.

Comment ! s’il en reviendra !

D’ANCENIS.

C’est bon... laisse-moi !

JOSSELINE.

Il ne vous faut pas autre chose ?...

D’ANCENIS.

Non... va-t’en !...

JOSSELINE, à part.

Et mon cadeau de noce ?... oh ! il ne peut pas manquer, puisque c’est le neveu de la maison.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XXI

 

D’ANCENIS, seul

 

Impossible de rien savoir !... obligé d’attendre ici mon sort... et quand je pouvais ne le devoir qu’à moi-même, l’attendre de mon étoile à laquelle je me suis confié ! Je commence à croire que c’est un mauvais système...

Avec impatience.

Ah !... Paimpol... que me veut-il, celui-là ?

 

 

Scène XXII

 

PAIMPOL, D’ANCENIS

 

PAIMPOL.

Eh bien ! tu as parlé pour moi ?

D’ANCENIS.

Non !

PAIMPOL.

Et pour quel motif ?

D’ANCENIS.

Tu m’avais tantôt accusé de diplomatie... je ne mériterai plus ce reproche. J’aime mademoiselle Hortense Kerbennec, ma cousine.

PAIMPOL.

Hein ?...

À part.

J’avais raison ce matin.

Haut.

Et toi, toujours si prompt dans les résolutions, tu l’épouses sans doute ?

D’ANCENIS.

C’est le plus ardent de mes vœux !

PAIMPOL, à part.

Et moi qui viens de me déclarer... Voilà ce que c’est que de se presser !

Haut.

Alors tu as fait ta demande ?

D’ANCENIS.

Plût au ciel !

PAIMPOL, avec joie.

Tu ne l’as donc pas encore faite ?

D’ANCENIS, avec embarras.

Peut-être !... c’est possible... cela dépend...

PAIMPOL.

Mon Dieu !... tu n’as pas besoin de jouer au fin avec moi ! Je te prie seulement et en galant homme, de me faire connaître tes intentions !... Si tu le présentes, je me retire !... si tu te retires... je me représente ! on ne peut pas, je crois, agir plus loyalement !

D’ANCENIS.

À coup sûr !

PAIMPOL.

Et bien alors, réponds ! c’est facile.

D’ANCENIS, avec impatience.

Pas dans ce moment ! plus tard...

PAIMPOL.

C’est pourtant bien simple ! es-tu pour ou contre ce mariage... est-ce oui ?

D’ANCENIS, hésitant.

Je... je... n’en sais rien !...

PAIMPOL.

Est-ce non ?

D’ANCENIS.

Je... je... ne peux le dire...

PAIMPOL, insistant.

Est-ce oui ?... ou non ?

D’ANCENIS, avec impatience.

Je ne puis te le dire encore... il y a des misons... des motifs... qui font qu’avant une heure... peut-être deux... peut-être jamais !

Avec colère.

Mais que diable, te voilà bien pressé, toi qui es d’ordinaire si lent à prendre un parti.

PAIMPOL.

Et toi qui d’ordinaire te décides si vite...

D’ANCENIS.

Ton exemple m’a gagné... je veux réfléchir et devenir raisonnable.

PAIMPOL.

Par extraordinaire !

D’ANCENIS.

Oui.

PAIMPOL.

Et exprès pour moi !

D’ANCENIS.

Oui.

PAIMPOL.

C’est un mauvais procédé.

D’ANCENIS.

Comme tu voudras.

PAIMPOL.

C’est d’un mauvais camarade.

D’ANCENIS.

À la bonne heure !... Aussi bien, dans ce moment... je mourais d’envie de chercher querelle... à quelqu’un... au premier venu... autant se trouver on pays de connaissance... et puisque la proposition vient de toi...

PAIMPOL.

Je n’ai pas dit cela.

D’ANCENIS.

Je te laisserai le choix des armes.

PAIMPOL, vivement.

Un instant... il faut le temps de choisir... avec toi surtout... qui as une bonne étoile...

D’ANCENIS, avec colère.

Fatale en ce moment !

PAIMPOL, criant.

Raison de plus.

 

 

Scène XXIII

 

HORTENSE, PAIMPOL, D’ANCENIS

 

HORTENSE.

Eh ! mon Dieu... qu’y a-t-il... une discussion, une dispute ?...

PAIMPOL.

Qui vous regarde, mademoiselle.

HORTENSE.

Je me récuse alors et refuse d’entendre la cause... on ne peut être juge et partie...

À Paimpol.

Une autre affaire, d’ailleurs, vous appelle, monsieur. Au moment de monter en voiture, la femme du préfet, apprenant, par moi, que vous étiez ici, a, de son côté, une querelle et une demande à vous faire.

D’ANCENIS.

Deux affaires à la fois !

HORTENSE.

Vous êtes trop galant pour faire attendre une jolie dame... mais soyez tranquille...

Montrant d’Ancenis.

votre autre adversaire ne vous échappera pas... je le retiendrai ici... je l’essaierai du moins...

À Paimpol.

Allez vite !...

PAIMPOL, s’inclinant.

C’est pour vous obéir, mademoiselle.

D’ANCENIS.

Au revoir, monsieur.

PAIMPOL.

Adieu !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XXIV

 

HORTENSE, D’ANCENIS

 

HORTENSE.

Et nous, mon cousin, parlons raison !

D’ANCENIS.

Si c’est possible...

HORTENSE.

Vous dites vrai... car je ne vous reconnais plus, et je vais être obligée, à mon grand regret, de renoncer à la bonne opinion...

D’ANCENIS, vivement.

Que vous aviez de moi ?

HORTENSE.

Et que vous semblez prendre à tâche de diminuer... À peine arrivé chez mon père... que signifie cette querelle, avec un de nos voisins, un de vos amis ?

D’ANCENIS.

Lui mon ami !... Il ne l’est plus.

HORTENSE.

Et pour quels motifs ?...

D’ANCENIS, hésitant.

Des motifs... des motifs... il veut vous épouser !

HORTENSE.

Et vous trouvez cela absurde ?

D’ANCENIS.

Au contraire !... mais il s’adresse à moi...

HORTENSE.

N’êtes-vous pas mon cousin ? et de plus un homme raisonnable !... Il pouvait le croire... je m’y suis trompée moi-même !... Il est, en effet, bien singulier que vous, monsieur, qui, dans le tumulte d’un bal, étiez calme, réfléchi, et presque sérieux, vous soyez ici... dans une agitation... un trouble qui semble croître à chaque instant... Je vous préviens, monsieur, que cela inquiète beaucoup votre famille... et lui fait craindre pour votre raison.

D’ANCENIS.

Et cette raison... si je l’avais perdue !... si je vous aimais !... si je ne pouvais plus vivre sans vous, ma cousine !... que diriez-vous ?

HORTENSE, baissant les yeux, en souriant.

Je dirais... je dirais : mon cousin, tâchez de ne pas mourir !

D’ANCENIS, poussant un cri de joie.

L’ai-je bien entendu ? aimé ! aimé de vous !... Ah ! je suis le plus heureux...

Avec fureur.

non... le plus malheureux des hommes.

HORTENSE, étonnée.

Eh bien ! par exemple...

D’ANCENIS, hors de lui.

Pardon !... je voulais dire que ce bonheur-là est le dernier coup qui m’était réservé... le juste châtiment que j’ai mérité...

HORTENSE.

Mais c’est encore pis, mon cousin ! voilà que cela vous reprend et que, de nouveau, vous perdez la tête.

D’ANCENIS.

Il y a de quoi !... car si je vous disais...

HORTENSE.

Il faut tout me dire !

D’ANCENIS.

Vous ne me le pardonnerez jamais !

HORTENSE.

Que je pardonne ou non, je veux tout savoir.

D’ANCENIS.

Eh bien !...

Apercevant Paimpol, qui entre.

M. de Paimpol !... impossible devant lui.

HORTENSE.

N’importe... achevez !... Je le veux !

Elle s’assied à gauche.

D’ANCENIS.

Eh bien ! apprenez...

Il lui parle à voix basse et à l’oreille pendant que Paimpol descend le théâtre.

 

 

Scène XXV

 

HORTENSE, assise, D’ANCENIS, debout, PAIMPOL, entrant par le fond

 

PAIMPOL, descendant en rêvant.

Comme c’est agréable... une querelle !... parce que je n’ai pas souscrit à son concert au profit des pauvres... et une demande !... vingt billets à prendre dans sa loterie pour les jeunes orphelines... et tout cela parce que je suis garçon !... célibataire, taillable et corvéable à merci... je me marierai... j’y suis résolu ! ne fût-ce que par économie !...

HORTENSE, à d’Ancenis en se levant.

Ah ! qu’avez-vous fait là ?...

PAIMPOL, à d’Ancenis.

Eh bien !... monsieur est-il enfin décidé ?...

D’ANCENIS, regardant Hortense, avec fermeté.

Oui, monsieur !

HORTENSE, sévèrement, passant au milieu.

Mais c’est moi qui ne le suis pas !

D’ANCENIS, à part.

Ô ciel !

PAIMPOL, avec joie.

Le cousin serait distancé... quel bonheur !

HORTENSE, à demi-voix, à d’Ancenis.

De sorte que, grâce à cette folie... ou plutôt à ce mépris de toutes les convenances que mon père ne pardonnerait pas... vous ignorez encore...

D’ANCENIS, à demi-voix, et avec émotion.

Oui...

Apercevant Josseline.

C’est Josseline... ma messagère... je vais connaître mon sort.

Il va à Josseline.

 

 

Scène XXVI

 

HORTENSE, D’ANCENIS, JOSSELINE, PAIMPOL

 

JOSSELINE, à demi-voix, à d’Ancenis.

Pierre est revenu.

D’ANCENIS.

Ma lettre ?...

JOSSELINE.

Sur le vu de l’adresse, tout le monde lui a dit que la lettre n’était pas pour moi...

D’ANCENIS.

Où est-elle ?

JOSSELINE, la tirant de sa poche à droite.

La lettre !... ah ben ! je l’ai là.

D’ANCENIS.

Donne-la-moi.

HORTENSE, la prenant.

C’est bien !... c’est moi qui reçois toutes les lettres adressées à mon père !

Elle décachette la lettre et la lit sans aucun signe d’émotion, pendant que d’Ancenis la regarde en tremblant.

D’ANCENIS.

Mais, ma cousine... Eh bien ? eh bien ?...

Regardant vers le fond.

Ciel ! M. Kerbennec... quel air sévère !... c’est lui qui a la mauvaise !

Hortense cache de sa main gauche, et contre sa robe, la lettre qu’elle vient de lire.

 

 

Scène XXVII

 

D’ANCENIS, KERBENNEC, HORTENSE, PAIMPOL, JOSSELINE

 

KERBENNEC, froidement, à Hortense.

Tu n’as pas de commission, ni de lettres pour Paris, ma chère enfant ?

HORTENSE.

Non, mon père...

KERBENNEC.

C’est que je fais partir à l’instant un de mes gens à cheval.

HORTENSE.

Qu’y a-t-il donc de si pressé ?

KERBENNEC.

Je veux envoyer, sans plus attendre, et par le courrier de ce soir, mon pourvoi en cassation dont je viens de rédiger moi même le projet...

HORTENSE.

Quoi, mon père... cet éternel procès ?...

KERBENNEC.

Va recommencer plus chaudement que jamais, je m’en flatte... M. Édouard, que je ne retiens plus, peut l’annoncer à son père...

HORTENSE, à demi-voix.

Congédier ainsi votre neveu !...

PAIMPOL, à part.

Décidément le cousin est distancé.

HORTENSE.

Qu’a-t-il fait ?... que lui reprochez-vous ?

KERBENNEC.

Ce qu’il a fait ?... Tiens, et pour que tu ne sois plus tentée de prendre sa défense... lis !...

Il remet toute pliée et dans la main droite d’Hortense la lettre qu’il a reçue de d’Ancenis ; puis, passant derrière sa fille, il va causer avec Paimpol. Hortense a pris la lettre et l’a mise, de la main droite, dans sa poche, tandis qu’elle lit celle qu’elle a prise à Josseline, et qu’elle tenait cachée dans sa main gauche.

HORTENSE, froidement.

Je ne vois pas, mon père, ce qui a pu vous blesser dans une lettre pleine de respect et de convenance.

KERBENNEC, avec colère.

De convenance...

HORTENSE, lisant.

« Monsieur, j’accepte avec empressement et reconnaissance... »

KERBENNEC, stupéfait et se frottant les yeux.

Il y a cela ?

HORTENSE.

En propres termes !

KERBENNEC, prenant la lettre.

Ce n’est pas possible... et ce n’est pas là ce que je viens de lire.

HORTENSE, timidement.

C’est que vous avez mal lu. La prévention et la colère peuvent tellement aveugler !

KERBENNEC.

C’est trop fort !

Cherchant sur lui.

Mes besicles, où sont mes besicles ?...

À Josseline.

Il doit y en avoir là !

Il montre le bureau.

Ou plutôt vous, mon cher voisin,

S’adressant à Paimpol.

faites-moi le plaisir de me relire cette lettre ?

PAIMPOL.

Très volontiers.

Lisant.

« Monsieur, j’accepte avec empressement et reconnaissance... une proposition qui éteint toutes les haines. »

KERBENNEC, lui arrachant la lettre.

Et vous aussi qui êtes du complot...

D’ANCENIS.

C’est là ce que j’ai écrit, monsieur, c’est là ce que je pense...

HORTENSE.

C’est là ce que mon cousin me répétait à l’instant même.

PAIMPOL.

C’est là, je dois le dire, ce que monsieur m’a toujours affirmé.

D’ANCENIS.

Vous l’entendez ?...

HORTENSE.

De la bouche même d’un rival.

Josseline remet les besicles à Kerbennec, et passe à gauche.

KERBENNEC, prenant les besicles, lisant vivement.

« Monsieur, j’accepte avec empressement et reconnaissance... » C’est à confondre... car enfin, ce que j’ai lu tout à l’heure... je l’ai lu... ce qui s’appelle lu !

HORTENSE, d’un air câlin.

Quoi... Vous en croyez vos yeux...

Montrant Paimpol.

Plus que la parole d’un galant homme... plus que les serments de votre neveu, plus que les prières de votre fille...

KERBENNEC.

Mais...

HORTENSE.

Que vouliez-vous après tout... son acceptation ?... sa promesse ?...

D’ANCENIS, avec chaleur.

Je la donne !

HORTENSE.

Il la donne !

JOSSELINE.

Il l’a donnée... et plutôt deux fois qu’une... car il l’a écrite deux fois... j’en suis témoin.

D’ANCENIS, à voix basse à Josseline.

Silence !... ou sinon...

KERBENNEC.

Qu’entend-elle par ces deux fois ?...

HORTENSE.

Qu’il l’a donnée, mon père, à vous...

Se retournant vers d’Ancenis.

et à moi !...

KERBENNEC, secouant la tête.

On me trompe, j’en suis sûr...

À sa fille.

Et toi-même...

HORTENSE, d’un air caressant.

Quand ce serait vrai !... Trompons les gens pour leur bonheur.

D’ANCENIS, gaiement.

Et prions Dieu qu’on nous le rende !

KERBENNEC, ému.

C’est possible !

Regardant encore la lettre.

Mais être trompé... sans savoir comment !

D’ANCENIS, gaiement.

N’est-ce que cela, mon oncle ? vous le saurez !

KERBENNEC, vivement, à d’Ancenis.

Quand cela ?

HORTENSE.

Le lendemain du mariage.

KERBENNEC, gaiement.

Ne fût-ce que par curiosité, je serais tenté de dire oui...

TOUS, vivement.

Vous l’avez dit !

Kerbennec regarde avec émotion sa fille qui le supplie, puis tend la main à son neveu qui la saisit et se précipite dans ses bras.

HORTENSE, les regardant.

Plus de Montaigu !

D’ANCENIS.

Ni de Capulet !

KERBENNEC.

Et j’espère qu’en rival généreux M. de Paimpol nous servira de témoin.

PAIMPOL.

Il est sûr que !... Peut-être... je demande à réfléchir.

HORTENSE, à demi-voix.

À la condition que mon cousin ne croira plus à son étoile !

D’ANCENIS, la regardant.

Je ne croirai plus que ma femme.

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