Les pattes de mouche (Victorien SARDOU)
Comédie en trois actes, en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase dramatique, le 15 mai 1860.
Personnages
PROSPER BLOCK
VANHOVE
BUSONIER
THIRION
PAUL
BAPTISTE
HENRI
SUZANNE
COLOMBA
CLARISSE
MARTHE
SOLANGE
CLAUDINE
La scène est aux environs de Chinon, de nos jours.
ACTE I
Le théâtre représente un vieux salon meublé comme au temps de Louis XVI. Ameublement riche mais un peu fané ; dessus de portes, glaces, consoles, etc. Au fond, deux pans coupés avec portes-fenêtres ouvertes sur un parc. Au milieu, une glace sans tain et une cheminée. De chaque côté de la glace, à portée de la main, deux petits supports, l’un à droite, vide, l’autre à gauche, surmonté d’une statuette de Flore en biscuit de Sèvres. À droite, premier plan, un canapé ; deuxième plan, la porte de la salle à manger. À gauche, premier plan, canapé ; deuxième plan, porte des chambres à coucher ; au milieu une table ronde, une lampe, une tapisserie, un livre, divers objets en désordre ; chaises et fauteuils.
Scène première
BAPTISTE, HENRI, CLAUDINE
Au lever du rideau, la porte-fenêtre à droite est ouverte toute grande ; l’autre encore fermée avec les volets et les barres. Baptiste bat des coussins ; Henri achève de reclouer un tapis. Claudine, à droite, frotte les pieds d’un fauteuil.
CLAUDINE, faisant pirouetter le fauteuil dédaigneusement.
Tenez ! regardez-moi cela ! Est-ce assez rococo, ce mobilier-là !
HENRI, clouant.
Il faut venir aux environs de Chinon pour voir des antiquailles pareilles.
BAPTISTE.
Oui, c’est encore une jolie idée que monsieur a là, de venir chasser dans cette campagne...
Étendu sur la causeuse.
Moi qui comptais le mener aux eaux... pour ma sciatique.
HENRI, s’arrêtant, et accroupi sur le tapis, à la turque.
Nom d’un petit bonhomme !... Je commence à en avoir assez, moi ! – Depuis cinq heures du matin que nous avalons de la poussière !
BAPTISTE, étendu sur le canapé.
Pour des gens qui ont roulé hier toute la journée en chemin de fer...
CLAUDINE, de même, sur le fauteuil.
Et en seconde, encore... où on n’a pas toutes ses aises !
Scène II
BAPTISTE, HENRI, CLAUDINE, MADAME SOLANGE
SOLANGE.
Eh bien !... dites donc, si vous allez ce train-là tous les trois, vous n’userez pas vos souliers !
CLAUDINE.
Tiens !... – À qui avons-nous l’honneur de parler ?
SOLANGE.
Vous avez l’honneur de parler à madame Solange, concierge du château... ma chère, et nourrice de madame.
BAPTISTE.
Eh bien ! mes compliments sur votre nourrisson, madame Solange ; mais quant à votre façon de soigner le château...
SOLANGE.
Eh bien ! quoi ?
BAPTISTE.
Eh bien, ça ne vous tue pas !... Voilà bien deux ans que vous n’avez donné un coup de balai ici, pas vrai ?
SOLANGE.
Non !... En voilà trois !
BAPTISTE, HENRI et CLAUDINE, en riant.
Trois !
SOLANGE, simplement.
Ah ! mon Dieu oui, trois ans !... Depuis le départ de ma vieille maîtresse... madame de Crussolles... (la mère de madame ; vous ne l’avez pas connue, vous !...) Depuis son départ pour Paris avec mademoiselle Clarisse, qui allait épouser M. Vanhove ! – Je m’y vois encore, tenez ! – C’était au petit jour ; on était allé chercher des chevaux de poste, dare dare, — pour les atteler à la vieille calèche ; et madame me dit tout bas par la portière : – « Solange, ferme tout, ferme bien, ma fille, de peur des voleurs ! (C’était sa manie à cette pauvre dame, d’avoir peur des voleurs !) Et tu ne rouvriras qu’à mon retour, entends-tu ? – Oui madame. » – Et fouette cocher ! J’ai donc fait ce qui était dit, moi : – j’ai tout fermé avec les volets et les grosses barres, – en attendant le retour de madame !... Hélas ! elle n’est pas revenue, la pauvre madame ; un an après la noce, elle n’était plus de ce monde ; – si bien que l’appartement est toujours resté dans le même état... jusqu’à hier soir, où mademoiselle Clarisse, aujourd’hui madame Vanhove, arrive à minuit, avec son mari, sans crier gare, et me dit en sautant de voiture : « Vite, vite ! nourrice, le salon ouvert et nettoyé de bonne heure : j’ai du monde demain à déjeuner, à dîner ! » – J’ai donc ouvert, et de grand matin ; car, il n’y a pas à dire... je ne connais que ma consigne, moi !
HENRI.
C’est donc pour cela que le salon était tout sens dessus dessous, comme si on l’avait quitté hier !
SOLANGE.
Oui, c’est pour ça ; seulement, au lieu de bavarder, vous feriez mieux de finir votre salon !...
HENRI.
Bah !... Deux coups de plumeau, et c’est fait !
Il va pour épousseter la Flore.
SOLANGE.
Malheureux ! Ne touchez pas à Flore !
HENRI.
C’est plein de poussière, votre Flore !
SOLANGE, l’arrêtant.
C’est égal !... N’y touchez pas ! c’est défendu !... Depuis le malheur arrivé à Zéphire...
TOUS.
Zéphire !
SOLANGE.
Oui, il faisait le pendant là-dessus, tenez !
Elle montre l’autre support.
CLAUDINE.
Eh bien, où est-il ?
SOLANGE.
Ah ! le pauvret ! cassé en mille pièces !... Et madame qui y tenait comme à ses yeux ! Un biscuit de vieux Sèvres !... Aussi, défense à tout le monde d’y toucher !... Et quand madame est devenue paralysée des deux bras, c’était toujours mademoiselle Clarisse qui l’époussetait... Elle seule !
À Henri, en prenant le plumeau.
Donnez-moi ça, tenez, je me charge du reste !...
CLAUDINE.
Alors ! – Il n’y a plus rien à faire ici ; – je vais prendre mon chocolat, moi !
HENRI.
Et moi mon bain !
BAPTISTE.
Et moi faire mon courrier !
HENRI, saluant ironiquement Solange.
Adieu, dame Solange !
BAPTISTE, de même.
Concierge !
CLAUDINE, de même.
Et nourrice !
Ils sortent en riant.
Scène III
SOLANGE, seule, puis PAUL
SOLANGE, époussetant.
Oui, oui, allez !... Du joli monde ! pour être dévoué à ses maîtres ! Si ce n’est pas une pitié, avec son chocolat !...
Paul entre tout doucement sur la pointe du pied.
Ça prend son chocolat !... Je t’en donnerai, moi, du chocolat...
PAUL, à voix basse.
Solange !
SOLANGE, se retournant.
Monsieur Paul, ici, chez M. Vanhove !...
PAUL, de même.
Elle dort ?
SOLANGE.
Qui ?... madame Vanhove ?...
PAUL, timidement.
Non ! mademoiselle Marthe.
SOLANGE.
Tiens ! vous connaissez donc mademoiselle Marthe ?
PAUL, de même.
Oh ! oui !...
SOLANGE.
Il n’y a pas besoin de rougir pour ça.
PAUL.
Mais je ne rougis pas !... Est-elle ennuyeuse... C’est la question, comme cela, tout à coup !...
SOLANGE.
Oui... et où l’avez-vous donc connue, mademoiselle Marthe, qui n’est pas venue au château depuis l’âge de huit ans ?...
PAUL.
Mais à Paris, il y a deux mois, quand j’y suis allé avec mon tuteur, M. Thirion.
SOLANGE.
Ah ! c’est M. Thirion, notre voisin, qui vous a présenté à madame Vanhove ?
PAUL.
Et à mademoiselle Marthe, oui !
SOLANGE, le regardant en riant.
Ah ! voilà !
PAUL, embarrassé.
Voilà !
SOLANGE.
Eh bien, parlez-moi de ces natures-là. On n’a pas besoin de lui demander de quoi il retourne, à celui-là !... c’est assez clair !...
PAUL, vivement.
Clair ! qu’est-ce qui est clair ?... je n’ai pas parlé.
SOLANGE.
Oui, mais vous avez tout dit.
Scène IV
SOLANGE, PAUL, MARTHE, en amazone
MARTHE.
Salut à monsieur Paul !
PAUL.
Mademoiselle Marthe !
SOLANGE.
Ah ! bien, il vous croyait encore endormie, tenez !
MARTHE.
Endormie, j’ai déjà fait deux fois le tour du village à cheval, toute seule, à l’anglaise !... Tiens, nourrice !...
Elle lui remet sa cravache et son chapeau.
SOLANGE.
Avec un jeune homme comme celui-là !... je puis m’en aller, je suis tranquille !...
Scène V
PAUL, MARTHE
PAUL, vivement.
Ah ! mademoiselle !
MARTHE, un peu railleuse, de même.
Ah ! monsieur Paul !
PAUL, même jeu.
Comment vous êtes-vous portée depuis que je n’ai eu le bonheur de vous voir ?
MARTHE, de même.
Mais pas mal, pas mal, et vous-même ?
PAUL, confus.
Ah ! bien, voilà déjà que vous commencez à vous moquer de moi ! comme à Paris !
MARTHE, riant.
Mais non !... mais non !... Qu’est-ce que vous avez fait de bon, dans ces deux mois ?
PAUL.
De bon !... oh ! rien !
MARTHE.
Quoi, encore ?
PAUL.
De la poésie !...
MARTHE.
Des vers !... Ah ! vous me les ferez voir !
PAUL, vivement.
Oh ! non !
MARTHE.
Pourquoi ?
PAUL.
Parce qu’il y a dedans des choses que je ne veux pas dire.
MARTHE.
Eh bien, vous ne les direz pas, je les lirai.
PAUL.
Jamais !... Tenez ! mademoiselle, laissez-moi prendre mon chapeau et m’en aller ; je sens que je suis sur une mauvaise pente ! Vous pouvez tout dire sans craindre de me fâcher, tandis que moi !... Tenez !... décidément, mademoiselle, une autre fois, plus tard...
Il prend son chapeau.
MARTHE.
Alors ! c’est fini !... Je puis m’en aller ?
Fausse sortie.
PAUL, vivement.
Si vite !...
MARTHE.
Mais dame, si vous n’avez plus rien à me dire...
PAUL.
Ah ! si j’osais... mille choses !...
MARTHE.
Ah bien ! c’est trop ! Il y a confusion ! Savez-vous ce qu’il faut faire, monsieur Paul ?
PAUL.
Quoi, mademoiselle ?
MARTHE.
Il faut vous promener une heure ou deux dans le parc, pour vous calmer... et surtout ne pas faire de vers. Non !... Vous vous raisonnerez en simple prose, et vous vous direz, par exemple : « Il faut convenir que je suis bien maladroit ! »
PAUL.
Oh ! oui !...
MARTHE.
« Comment, j’attends quelqu’un, une amie... avec une certaine impatience... »
PAUL.
Oh ! en comptant les secondes !
MARTHE.
« En comptant les secondes !... et quand elle arrive, je n’ose plus rien lui déclarer de ce que j’ai dans le cœur... »
PAUL.
C’est vrai !
MARTHE.
« Comme si tout cela n’était pas très avouable, très honnête... »
PAUL.
Oh ! certainement...
MARTHE, continuant.
« Comme si mademoiselle Marthe pouvait s’en fâcher !... »
PAUL.
Ah ! mademoiselle ! voilà...
MARTHE, de même.
Voilà ce que vous allez vous dire sous les arbres... alors, vous viendrez... vous parlerez... je vous écouterai !...
PAUL.
Ah ! laissez-moi...
MARTHE, même jeu.
Et nous verrons bien si je me fiche !... Au revoir, monsieur Paul !
Elle sort par la gauche.
PAUL, seul.
Eh bien, mais alors !... c’est fini... je l’ai dit !... c’est-à-dire... non ; c’est elle qui me l’a fait dire ! mais c’est la même chose !... Ah ! je n’aurais jamais cru que je m’en serais si bien tiré !... Ce que c’est, pourtant, que d’oser !...
COLOMBA, dehors.
Paul !
PAUL.
Mon tuteur, sa femme !!!... Ah ! ma foi ! je me sauve avec mon bonheur ! ils me le gâteraient !
Il s’élance dans le parc.
Scène VI
THIRION, COLOMBA
COLOMBA, entrant par le fond.
Paul ! Paul !... Eh bien, où est-il ?
THIRION, avec un filet où un papillon est pris.
Le papillon ?... le voilà.
COLOMBA.
Eh ! qui pense à vos papillons ? Je parle de Paul, que j’ai vu dans ce salon.
THIRION.
Ah ! Paul, toujours Paul !... Vous n’avez que Paul en tête !
COLOMBA.
Et vous... vous feriez mieux de le surveiller que de courir toute la journée après vos papillons et vos mouches !
THIRION, assis prêt de la table.
L’entomologie est une passion qui n’a jamais fait de mal...
Il pique le papillon sur son chapeau.
à personne !
COLOMBA, vivement.
Je vous dis, moi, que vous ne remplissez pas avec cet enfant vos devoirs de tuteur !
THIRION.
Il a vingt ans, le bébé !
COLOMBA.
Il est bien assez évaporé, Dieu merci, depuis cet absurde voyage que vous lui avez fait faire à Paris, contre mon gré.
THIRION.
Pour lui faire connaître son notaire, ma bonne amie... il faut bien qu’il connaisse son notaire !... Ma tutelle aura son tenue, et quand il sera temps de le marier...
COLOMBA, vivement.
Le marier !... Allons donc !... Est-ce qu’il se mariera !...
THIRION, stupéfait.
Comment, si ?...
COLOMBA.
Mais je vous défends bien de lui mettre cela en tête, par exemple !
THIRION.
Ah !...
COLOMBA.
Rien que pour avoir vu, au bal, au spectacle, des femmes décolletées et légères comme elles le sont toutes à Paris...
THIRION.
Ah ! pour décolletées, le fait est que... mais enfin, il n’a vu que des femmes très honorables... madame Vanhove, par exemple.
COLOMBA.
Ah ! justement !... Une coquette... qui a fait assez parler d’elle, à Chinon... avant son mariage... et je crois qu’il en sait quelque chose, votre ami... cet original... ce M. Prosper... qui nous est arrivé l’autre jour des grandes Indes pour s’installer chez vous, et qui n’est pas seulement venu me saluer ce matin...
THIRION.
Eh bien, quoi ?... Qu’est-ce qu’il sait, Prosper ?... Quelques inconséquences de jeune fille ?... Vraiment si l’on vous entendait...
COLOMBA.
Eh ! qu’on m’entende si l’on veut !... C’est bien la peine d’élever ce jeune homme dans des sentiments de retenue et de modestie, pour qu’il soit gâté par ces Parisiennes !
THIRION, s’échauffant.
Ah ! çà, mais ! est-ce que vous vous figurez que ce garçon restera toujours... Ah ! sacrebleu !... Vous me feriez dire des sottises, à la fin !... Mais moi qui vous parle... moi, madame Thirion... mais sapristi !... mais à son âge... mais j’en faisais de toutes les couleurs...
COLOMBA, à demi-voix.
Aussi !...
THIRION.
Et quand ce jeune homme aurait une intrigue, après tout ?...
COLOMBA.
Une intrigue avec une femme... Paul !
THIRION, se mordant les lèvres à part.
Ah ! mazette ! Colomba si prude !... suis-je bête !
COLOMBA.
Mais dites donc !... Achevez donc !... Parlez donc !
THIRION.
Mais non ! non ! – ma bonne amie ! Je plaisantais !...
COLOMBA.
Monsieur Thirion !... Il y a quelque chose que vous me cachez !
THIRION.
Mais non ! mais non ! je te dis !...
COLOMBA.
Mais je vous forcerai bien à le dire !... Je le saurai, et s’il a le malheur !...
Prosper paraît au fond.
THIRION.
Voyons, Colomba !
COLOMBA.
Je veux tout savoir ; parlez !
THIRION.
Mais !...
COLOMBA.
Mais parlez donc !
Scène VII
THIRION, COLOMBA, PROSPER
PROSPER, tout de blanc vêtu, avec un parasol et un éventail chinois.
Ne parle pas, Thirion !...
THIRION, se retournant.
Prosper !...
PROSPER.
Ne parle pas !... Après la violence, madame Thirion sera forcée de recourir à la séduction ; donnant donnant, mon bon ! Laisse-toi séduire... et ne parle pas !
THIRION, à Prosper.
Croirais-tu ?...
COLOMBA, lui imposant silence.
Assez !...
À Prosper.
Ah ! mon Dieu !... Est-ce que vous avez fait le tour du village dans cette tenue-là ?
PROSPER.
Mais comme j’ai fait le tour du monde, madame... et toujours avec le plus grand succès. – J’ai même rencontré, tout à l’heure, une amazone qui n’a pas dissimulé à ma vue son excessive gaieté !... Une délicieuse amazone !
COLOMBA.
Franchement... pour un homme... cet éventail... ce parasol... c’est de bien mauvais ton...
PROSPER.
Qu’appelez-vous ton, chère madame ?
COLOMBA.
Mais... la mode.
PROSPER.
Ah ! bien, parlez de mode à un homme qui vient de parcourir les deux hémisphères, à travers des hommes et des femmes de toutes couleurs... Ce n’est pas le bon ton à Chinon... Mais... c’est le bon ton... à Pékin ! Voilà tout !
THIRION.
Parbleu !... chez les Chinois !
PROSPER, l’imitant.
Ah ! parbleu ! chez les Chinois... Voilà bien mon Européen, qui croit avoir tout dit quand il a prononcé dédaigneusement les Chinois!... Mais pour eux, le Chinois, c’est toi, Chinonais !... avec tes favoris en côtelette et ton tuyau de poêle sur la tête, en plein soleil !...
THIRION.
Moi ?
PROSPER.
Mais toi, madame, et tous tant que vous êtes !... Autant de Chinois, dans une autre Chine, et avec d’autres chinoiseries !... Un Chinois, Thirion !... Il ne mange pas des nids d’hirondelles, mais il mange des huîtres confites, et des escargots à la provençale... Une Chinoise, madame Thirion !... Elle n’emprisonne pas ses petits pieds dans un dé à coudre, mais elle estropie sa taille dans un corset trop étroit !... Un Chinois, Prosper Block ici présent !... Il ne fume pas l’opium, mais il fume vingt cigares par jour, il se ruine, s’abrutit, et empeste !... Un Chinois !...
Scène VIII
THIRION, COLOMBA, PROSPER, BUSONIER
BUSONIER, entrant gaiement.
Et Busonier donc... en voilà encore un dont vous ne parlez pas !...
THIRION.
Busonier !... ici !...
BUSONIER, serrant la main de Thirion et de Prosper.
Eh ! oui, j’ai su l’arrivée de madame Vanhove, et je me suis mis en campagne de grand matin, pour être des premiers à lui annoncer la grande nouvelle.
THIRION.
La grande nouvelle ! Quelle nouvelle ?
BUSONIER.
Quelle nouvelle ?... Comment vous ne savez pas !...
Éclatant de rire.
Ah ! bah ! vraiment, vous ne savez pas ?
THIRION.
Mais quoi ?
BUSONIER, riant.
Ah ! vous êtes bien les seuls, par exemple !... Une chose pareille, dans ma position... directeur des douanes... mais, mon ami, mais partout, mais dans les cafés, dans les théâtres... dans les journaux... mais !... Grâce à madame Busonier !...
THIRION.
Votre femme !... Je devine !...
BUSONIER.
Eh bien, vous y êtes !...
À Prosper.
Et vous, Prosper ?
PROSPER, lui serrant la main.
J’y suis !
THIRION, avec élan.
Ah ! ma foi ! j’en suis bien content !
Il lui serre la main.
BUSONIER, surpris.
Hein ?
THIRION.
Ah ! oui... Il y a bien longtemps que cela vous était dû !... Je disais toujours à madame Thirion : « Cela lui manque, mais il finira par là ! »[1]
BUSONIER, à madame Thirion.
Ah ! il vous disait...
THIRION, continuant.
Avec une femme comme madame Busonier, si intelligente, si adroite !... Ah ! j’étais bien sûr...
BUSONIER.
Ah ! ça, permettez !... permettez !... Qu’est-ce que vous croyez donc qu’il m’arrive ?...
THIRION.
Eh bien, de l’avancement... de l’augmentation !...
BUSONIER.
De l’augmentation ?... Au fait, oui... mais pas comme vous l’entendez !
COLOMBA.
Ah ! mon Dieu !... je comprends... madame Busonier...
BUSONIER.
Parbleu !... Elle s’est fait enlever !
COLOMBA.
Ah ! quelle horreur !
THIRION, d’un ton de reproche.
Ah ! mon ami, devant Colomba !...
BUSONIER.
Ma foi ! madame Thirion ne peut pas le prendre au tragique plus que moi ; et du moment que je tourne la chose en gaieté...
THIRION.
En gaieté !
BUSONIER.
Tiens ! croyez-vous que je vais faire la sottise de m’arracher les cheveux, pour doubler mon ridicule !... Ah ! que nenni !... Pas si sot, Busonier, que de donner à ses bons amis la satisfaction de le plaindre !...[2] À la première nouvelle, un autre se fût caché !... moi, j’ai pris ma canne, mon chapeau, et je suis allé droit à mon cercle !... – J’entre, on me tend la main d’un air de condoléance !... J’éclate de rire !... l’assemblée riposte... mais j’ai ri le premier, et mon rire a tué l’effet du sien !... Qu’un bossu oublie sa bosse, tout le monde s’en moque !... Qu’il s’en moque !... tout le monde l’oublie !...
COLOMBA.
C’est prendre la chose en philosophe !
BUSONIER.
Voulez-vous que je la prenne en Georges Dandin ?... Suis-je à ce point solidaire des sottises de madame Busonier, que mes trente ans de probité bien connue fassent banqueroute avec sa vertu !... Grâce à Dieu ! mon honneur est à moi !... comme son déshonneur est à elle !... J’étais honnête mari !... je reste honnête homme !... Elle perd les deux, tant pis pour elle !
PROSPER.
Enfin !... voilà donc un homme sans préjugés !...
BUSONIER.
Oh ! certainement : et c’est aussi l’avis d’une femme pleine de sens et d’esprit, à qui je contais l’aventure ce matin ?
THIRION.
Qui donc !
BUSONIER.
Mademoiselle Suzanne.
THIRION.
Elle est ici ?
BUSONIER, se levant.
À Chinon, où je l’ai laissée au milieu des malles !... Elle vient passer l’automne au château.
COLOMBA.
Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Suzanne ?
BUSONIER.[3]
Ah ! c’est juste... madame ne la connaît pas ! – Mademoiselle Suzanne est une Parisienne... petite cousine de madame Vanhove, et marraine de sa jeune sœur, qui, maîtresse d’une assez jolie fortune à la mort de ses parents, a constamment refusé les meilleurs partis, par amour de l’indépendance.
COLOMBA.
Une vieille fille !
BUSONIER.
Une charmante femme qui frise aujourd’hui la trentaine, et qui a le droit par conséquent de connaître en théorie bien des choses que les ingénues sont censées ne pas savoir. Spirituelle, d’une franchise d’allure qui choquerait peut-être chez une autre, mais qu’elle sait rendre aimable... voyant à Paris le meilleur monde, et, plus sage dans sa liberté que beaucoup d’autres dans leurs chaînes... témoin madame Busonier !
PROSPER.
Bah ! laissez donc madame Busonier ; il faut en rire...
THIRION.
Ah ! lui, parbleu !... Ça lui serait bien égal !... Ces choses-là !...
PROSPER.
Absolument !
THIRION.
Oui, en Chine, c’est bien porté !
PROSPER.
Et aux îles Marquises, c’est un honneur !...
THIRION, voulant lui imposer silence.
Chut !... Colomba, mon ami...
PROSPER, continuant.
Un honneur !... brigué !... sollicité !... imploré !
THIRION.
Mon ami, Colomba !... Colomb...
PROSPER, continuant et se levant.
Bah ! madame va comprendre cela tout de suite !... C’est une affaire de latitude !...[4] Qu’est-ce que l’honneur, en pareil cas ?... Une ombre !... Or tous les voyageurs vous diront que plus on avance vers l’équateur, plus les ombres sont petites et courtes, vu la perpendicularité des rayons solaires ! À Java, par exemple, un cerf, un élan. Busonier, pourraient se promener impunément au grand soleil... Ils n’auraient pas à rougir de leur image !... Mais qu’ils s’avancent vers le Nord, et voici l’ombre qui s’allonge... qui s’allonge !... et le ridicule grandit en raison de l’ombre portée !...
THIRION.
Voilà donc pourquoi Vanhove est si jaloux !
PROSPER.
Il est du Nord ?
THIRION.
Hollandais.
PROSPER.
Il craint son ombre.
BUSONIER, apercevant Vanhove qui traverse au fond, dans le parc.
Chut ! le voilà...
PROSPER.
Est-il toujours de cette gaieté folle ?
THIRION.[5]
Toujours.
PROSPER.
Voyez ce regard penché vers la terre !... Cet air anxieux !... Il craint son ombre !
Scène IX
THIRION, COLOMBA, PROSPER, BUSONIER, VANHOVE
COLOMBA.
Eh ! bonjour, cher monsieur Vanhove... comment avez-vous passé la nuit ?
VANHOVE.
Bien !... merci !...
BUSONIER.
Madame Vanhove est-elle visible ?
VANHOVE.
Oui, je crois !...
THIRION.
Alors, nous allons la saluer et nous vous laissons avec monsieur !... M. Prosper Block, l’ami dont je vous ai parlé hier au soir, et qui désire avoir avec vous un entretien sérieux !...
VANHOVE.
Bien !
PROSPER, à part.
Quelle glace !
THIRION.
À tantôt !... à tantôt !...
Scène X
PROSPER, VANHOVE
VANHOVE, prenant un siège, après avoir fait signe à Prosper de s’asseoir.
Monsieur désire ouvrir la chasse avec nous ?[6]
PROSPER, de même.
La chasse ? Non, monsieur, non... Il s’agit bien de chasse, mais d’un autre genre.
VANHOVE, froidement.
Ah !
PROSPER.
Mon Dieu ! monsieur, j’irai droit au fait ; je suis garçon, et, au risque de bien vous étonner, j’arrive de l’Inde pour me marier... Mais je commence par vous dire que j’ai la main forcée !
VANHOVE, de même.
Ah !...
PROSPER.
Voici comme !... Je suis seul héritier d’un oncle fort riche et encore plus entête !... Et quant à mon patrimoine !... englouti... disparu dans des voyages de long cours !
VANHOVE.
Ah !... oui !...
PROSPER.
Vous me demanderez peut-être pourquoi j’ai entrepris des excursions si longues et si coûteuses ?
VANHOVE.
Non !
PROSPER.
Non ! – Alors, vous ne tenez pas à ce que je vous raconte la trahison de femme et la cruelle aventure qui m’ont mis au point de chercher l’oubli sur l’écume des mers ?...
VANHOVE.
Non !
PROSPER.
Non ! – Toutefois, vous devez être impatient de connaître les motifs qui me font une nécessité du mariage ?
VANHOVE.
Non !
PROSPER.
Ah ! pardonnez-moi ; mais ceci, il faut absolument que vous soyez impatient de le connaître ; car autrement je n’aurais pas de raison pour vous le dire... et c’est indispensable !
VANHOVE, froidement.
Soit !... je suis impatient...
PROSPER.
Je me rends donc à votre désir, et je commence ; mais soyez tranquille, j’abrégerai ! – Le mois dernier, après trois ans de promenades sur terre et sur mer, je tombe, avec toute ma cargaison de crocodiles et de perroquets empaillés, chez l’oncle dont je vous ai parlé, et qui vit seul, à un quart de lieue d’ici, dans une espèce de pigeonnier ! – Il ouvre sa porte, et au lieu de m’embrasser : « Ah ! polisson, c’est toi ? – C’est moi, mon oncle ! – Es-tu marié, au moins ? – Je cherche si par hasard en Océanie ou ailleurs... Non ! mon oncle, non, je ne suis pas marié ! – Comment, être sans cœur... je me suis condamné au célibat pour toi seul ! dans l’espoir que ta maison serait la mienne, et que ta femme me ferait mes tisanes... et au lieu de cela, tu me laisses seul, dans mon colombier, avec Athénaïs ! (Athénaïs est sa gouvernante)... Veux-tu me faire le plaisir d’aller chercher une femme, tout de suite... et de l’épouser. – Une femme, où ça, mon oncle ? – Mais partout, polisson ; il n’y que des filles adorables dans tout le département... – Mais, mon oncle !... – Je te donne six semaines ; et si, dans ce délai, tu ne m’as pas amené ta future, je publie mes premiers bans avec Athénaïs, et je l’épouse !... Bonsoir ! Là-dessus, la porte au nez, et moi dans la rue, avec tous mes paquets. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
VANHOVE.
Rien !
PROSPER.
Rien ! – N’en parlons plus ! – C’est alors que je pris le parti d’aller m’installer chez votre voisin, mon ami Thirion, qui me garde ma chambre d’ami depuis dix ans. « Parbleu ! me dit-il, j’ai ton affaire. M. Vanhove arrive demain avec sa femme et sa petite belle-sœur !... une perle !... Viens le trouver, fais ta demande, et c’est fait ! » je viens vous trouver, je fais ma demande, est-ce fait ?...
VANHOVE.
Sans l’avoir vue ?
PROSPER.
Pourquoi faire, cher monsieur ? Voilà quatre mille ans que les Chinois se marient sans voir leurs femmes ; il faut croire qu’ils s’en trouvent bien ; car c’est le pays du monde où l’on voit le plus d’enfants ! Mademoiselle de Crussolles est de bonne famille ; on la dit jolie, spirituelle !... Me voilà donc sûr d’être aussi heureux que les neuf dixièmes des gens qui se marient avec la prétention de connaître leur femme, parce qu’ils lui auront dit avant la noce : « Je t’aime... » en jouant au loto... et que la petite personne aura répondu : « Moi aussi... » en rougissant !... Quand j’aurai joué au loto avec mademoiselle Marthe, et que je l’aurai fait rougir, la belle avance !... J’aime bien mieux garder cela pour plus tard...
À lui-même.
Quand il y aura vraiment de quoi !...
VANHOVE.
Bien !... oui... – Je ne dis pas non, moi !...
PROSPER.
Alors, c’est oui ?
VANHOVE.
Oh !... non !...
PROSPER.
Alors, cher monsieur, qu’est-ce que c’est ?
VANHOVE.
Voyez ma femme ! – sa sœur ! – cela la regarde plus que moi !
Il sonne.
PROSPER.
Vous avez raison ! et j’en suis d’autant plus heureux, qu’il y a trois ans, logeant chez Thirion, j’ai eu l’honneur d’être admis chez madame de Crussolles ; et si je n’ai jamais vu mademoiselle Marthe, alors au couvent, je suis parfaitement connu de madame Vanhove...
VANHOVE.
Ah !... bien !...
Il sonne ; à Claudine, qui entre.
Priez madame de venir.
PROSPER.
Tenez, remettez-lui cette carte !
Claudine sort par la gauche avec la carte de Prosper.
VANHOVE.
Vous déjeunez et dînez avec nous ?
PROSPER.
Vous êtes mille fois trop bon !
VANHOVE, regardant l’heure.
Neuf heures ! – Je vais voir si mes chiens sont arrivés !... et je reviens !
Il sort par le fond.
PROSPER, seul.
Je n’y tiens pas ! Enfin me voilà sûr du mari, et je ne doute pas de sa femme !... Sa femme !... Quels souvenirs !... et quels changements en trois ans !... – Par exemple le salon n’a pas changé, lui... voilà le guéridon, la lampe ! la Flore !... jusqu’à la tapisserie !... Dieu me pardonne... je la reconnais... c’est la même !... Et ce livre !... le livre aussi !... Oh ! nous allons bien voir !... c’était Geneviève !...
Lisant.
Genev... Tiens ! cela me fait quelque chose !...
Froidement.
Oui, cela m’étonne !... – Ah ! çà, mais, c’est le château de la Belle au bois dormant !... tout s’est endormi sur place !
Scène XI
PROSPER, CLARISSE
CLARISSE, sortant de sa chambre.
Et vous venez le réveiller !...
PROSPER, se retournant.
Clarisse !... madame !...
CLARISSE.
Je n’en croyais pas cette carte ! c’est bien vous, monsieur !...
PROSPER.
Venu, comme le prince de la légende en question, à travers mille broussailles, pour voir ce qui a survécu au grand coup de baguette !...
CLARISSE.
Oh ! rien !
PROSPER.
Rien ! – Dans votre cœur, peut-être ; mais le mien n’oubliera jamais trois mois de l’amour le plus jeune, le plus tendre, le plus pur, né dans les fleurs et le soleil !...
CLARISSE.
C’est mort !...
PROSPER.
C’est mort ?
CLARISSE, s’asseyant à gauche sur le canapé.
Asseyez-vous donc, – et dites-moi d’où vous venez de si grand matin, pour me parler de tout cela !...
PROSPER, assis.
D’où je viens ? – Je viens de l’autre monde, madame, et pour vous parler d’autre chose !
CLARISSE.
Ah !... de quoi ?
PROSPER.
De mon mariage, madame.
CLARISSE.
Avec qui ?
PROSPER.
Avec votre sœur Marthe, si vous le permettez !
CLARISSE.
Marthe !... quelle folie ! une petite fille...
PROSPER.
Oh ! en fait de petites filles, il n’y a guère que de petites femmes !
CLARISSE.
Elle ne vous connaît seulement pas !
PROSPER.
Avantage énorme !... l’imprévu !
CLARISSE.
Enfin, qui vous dit qu’elle n’en aime pas un autre ?
PROSPER.
J’y compte bien !
CLARISSE.
Ah ! vous comptez qu’elle en aime...
PROSPER.
Mais oui ! – Tenez, voulez-vous permettre une comparaison orientale, à un homme qui revient de Calcutta... Comment vous y preniez-vous, chère madame, pour nous préparer du thé, le soir, dans ce même salon ? En versant d’abord quelques gouttes d’eau bouillante pour dilater les feuilles et en absorber l’amertume ; et cette première eau jetée aux cendres... l’infusion suivante n’en était que plus suave ; – Ainsi d’un premier amour de jeune fille !... il se jette aux cendres, et toute la saveur est pour la première tasse !...
CLARISSE.
Vous êtes toujours un peu fou !
PROSPER.
D’ailleurs, êtes-vous heureuse ?
CLARISSE.
Oui, très heureuse !
PROSPER.
Et vous repentez-vous d’avoir épousé M. Vanhove ?
CLARISSE.
Oh ! certes non ! Je l’aime, et je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir pu croire un instant que j’en aimais un autre.
PROSPER.
Vous connaissez donc la véritable recette du bonheur, c’est de jeter par la fenêtre celui qu’on aime, pour épouser celui qu’on n’aime pas ! Donnez-moi donc mademoiselle Marthe, qui va faire comme vous et se trouver la plus heureuse femme du monde !
CLARISSE.
Oui... Eh bien ! voulez-vous la vérité, maintenant ?
PROSPER.
La vérité vraie ?
CLARISSE.
La vraie ! – C’est que je serais désolée que ce mariage se fit... et je ne veux pas vous tromper... il ne se fera pas !
PROSPER.
Pourquoi ?
CLARISSE.
Ah ! pourquoi ? Pouvez-vous le demander ? – Vous m’avez connue légère, frivole, et tranchons le mot, un peu coquette ! et si peu que j’aie à rougir de cet amour de pensionnaire dont vous parliez tout à l’heure... encore est-ce trop pour que j’aie plaisir à m’en souvenir ! Comment n’avez-vous pas compris, monsieur, que je ne verrais jamais de bonne grâce, chez mon mari, l’homme à qui j’ai permis de me dire avant lui...
PROSPER.
Ah... ! ce que vous avez répondu : « Je vous aime ! »
CLARISSE, se levant vivement.[7]
Vous voyez bien que vous me donnez raison. – Allons, monsieur, soyez galant homme, je ne vous demande pas un sacrifice : vous n’aimez pas ma sœur, vous ne la connaissez pas !... retirez votre demande ; disons-nous adieu, et vous emporterez, avec la conscience d’une bonne action, l’assurance que vous avez en moi une véritable amie !
PROSPER.
Eh bien ! voilà ce que je ne crois pas, par exemple !
CLARISSE, s’arrêtant.
Vous ne croyez pas ?...
PROSPER.
À votre amitié !... ah ! pas plus que je ne vous conseille de croire à la mienne... car sous les cendres de mon amour éteint j’ai gardé un tison !... Et quel tison !... une rancune atroce... que j’attise tout seul depuis trois ans, et dont je ne suis pas lâché de tirer à vos yeux quelques étincelles !... Car enfin on ne se joue pas d’un homme comme vous vous êtes jouée de moi... dans l’espace de cinq heures !...
CLARISSE.
Moi !...
PROSPER.
Oh ! mon Dieu ! nous y sommes, tenez ; le décor est le même, et il ne tient qu’à vous de croire que ces trois ans n’ont duré qu’une nuit... et que cette dernière soirée où nous nous sommes vus... était hier ! – Eh bien ! hier... vous étiez là et moi là !... Et je lisais tout haut ce livre... tenez, qui est encore là !... et vous brodiez cette tapisserie que voici !... (car le diable s’en mêle, et tout s’y retrouve) ; et dans ce fauteuil votre mère semblait assoupie, mais sa surveillance inquiète nous suivait partout, et réduisait notre amour au jeu muet des regards et à l’échange de petits billets en quatre lignes !... Ah ! ces billets ! vous vous les rappelez, ces billets parfumés, charmants, que je brûlais à mesure, parce que je l’avais juré... candeur angélique !... Et la boîte aux lettres, si admirablement choisie ; car personne n’y touchait que vous et moi !... Elle est toujours là, notre Flore !... comme hier !... Eh bien ! hier au soir, mademoiselle Clarisse, je vous ai quittée en vous disant : à demain... vous m’avez répondu : à demain ! – Et ce matin vous êtes madame Vanhove !... – Voilà ce que je trouve un peu brusque, par exemple ![8]
CLARISSE.
Qui l’a voulu ?... vous !
PROSPER.
Moi ?
CLARISSE.
Étiez-vous près de moi pour l’empêcher ?... Où étiez-vous ?...
PROSPER.
Où j’étais ?... Eh bien, je vais vous le dire ! – En vous quittant, madame, hier au soir, ou il y a trois ans, comme vous voudrez... au lieu de rentrer chez Thirion, je fais un tour sous les arbres... j’allume un cigare ; et comme tous les amants platoniques, je m’appuie contre un arbre, en regardant vos fenêtres encore éclairées !... et en poussant mille soupirs !... quand tout à coup...
CLARISSE.
Tout à coup ?
PROSPER.
Je vois briller à deux pas de moi, sous les arbres, un petit rond de feu très ardent... pas un ver luisant... un cigare !...
CLARISSE.
Un cigare !...
PROSPER.
Et naturellement un homme au bout : un de mes bons amis et de vos admirateurs... M. de Rivière. – Étonnement réciproque, suivi de stupeur, à la découverte d’un nouveau feu dans un massif de rhododendrons. – Troisième cigare, M. Tonnerieux, secrétaire de la préfecture !...
CLARISSE.
Ah !
PROSPER.
Trois cœurs enflammés, brûlant leur encens sous vos fenêtres. – J’entraîne ces messieurs chez moi... Explications orageuses. – Chacun se prétend autorisé à vous donner cette petite sérénade... et de sarcasmes en mots piquants... deux duels sur les bras !
CLARISSE.
Ah ! mon Dieu !
PROSPER.
Nous décrochons mes épées... nous gagnons les champs... et par un beau clair de lune je blesse Tonnerieux... une piqûre... de Rivière me perce le bras... je tombe, on m’emporte, et me voilà au lit, avec fièvre et délire.
CLARISSE.
Mais je n’ai jamais su...
PROSPER.
Ah ! naturellement ! – Sauf Thirion, mis au courant, tout le monde a cru à une fluxion de poitrine ; et d’ailleurs, pour la moralité du récit, au moment même où je tombais... une chaise de poste emportait madame de Crussolles et sa fille à Paris, où les attendait M. Vanhove... Votre mariage fut la première nouvelle dont on salua ma convalescence ; d’où... rechute, suivie d’un premier voyage aux îles Marquises !...
CLARISSE.
Mais... et ma lettre ?...
PROSPER.
Votre lettre !
CLARISSE.
Mais la lettre que j’écrivais... au moment où vous étiez sous ma fenêtre !... La lettre où je vous disais tout... la demande de M. Vanhove... la volonté implacable de ma mère... et notre départ dans la nuit !... cette lettre où je vous disais de nous rejoindre à Paris à tout prix !... et que j’étais prête !... enfin mille folies que je rougirais de répéter, et que vous savez bien !...
PROSPER.
C’est la première nouvelle !
CLARISSE.
Ah ! ne me dites pas cela !... Je suis descendue ici, la nuit, pour glisser la lettre à l’endroit convenu... très certaine que vous la trouveriez, comme les autres, le lendemain matin !...
PROSPER.
Mais le lendemain matin... j’étais au lit, madame !
CLARISSE, se levant effrayée.
Ah ! mon Dieu !... mais alors !... mais cette lettre, si vous ne savez pas prise... où est-elle ?
PROSPER.
Mais, où vous l’avez mise !... sous la Flore !... à moins que quelqu’un...
CLARISSE.
Mon écriture... Ah ! mon Dieu ! si mon mari !... heureusement ce salon est resté fermé...
PROSPER.
Alors, elle y est !...
CLARISSE.
Ah !... vous m’avez fait une telle peur !... – Je n’ose plus regarder.
PROSPER.
Je vais voir !...
CLARISSE, vivement.
Non ! non ! – moi !...
PROSPER, s’arrêtent court.
Quelqu’un !
CLARISSE.
Mon mari !...
Scène XII
VANHOVE, CLARISSE, PROSPER, BUSONIER, THIRION, MADAME THIRION, puis PAUL et MARTHE
PROSPER.
Eh bien ! cher monsieur, vos chiens sont-ils arrivés ?
VANHOVE.
Oui.
À Clarisse.
Qu’avez-vous ?
CLARISSE.
Rien... l’émotion... ce que me disait monsieur...
VANHOVE.[9]
Ce mariage ?
PROSPER.
Mon mariage, précisément !
VANHOVE, à Clarisse.
Eh bien ?
PROSPER, à Clarisse.
Eh bien ! mais il me semble, n’est-ce pas, que c’est une affaire finie !...
CLARISSE.
Complètement ! Monsieur a compris mes raisons !... il retire sa demande...
Mouvement de surprise de Prosper.
VANHOVE.
Ah !
PROSPER.
Mais pardon, madame, pardon !... On ne renonce pas si facilement à l’honneur de votre alliance. Je souhaiterais avant... je voudrais...
MARTHE, embrassant Clarisse.
Bonjour, ma sœur !
PROSPER, à part.
Ah ! mon Dieu !... c’est elle, mon amazone !...
Haut.
Ah ! mais, non ! non ! non !... je ne renonce pas du tout, du tout ! Ah !
CLARISSE, inquiète.
Ah !
PROSPER.
Et je sollicite de madame, l’autorisation d’offrir mes soins avant de les juger inacceptables !
VANHOVE.
Naturellement.
Il remonte et passe à gauche.
CLARISSE, bas à Prosper.
Ah ! monsieur, ce n’est ni charitable, ni délicat ce que vous faites là... et c’est bien inutile !
Elle remonte à droite.
COLOMBA, descendant à droite. À Paul, à part.
Je vous défends de parler à mademoiselle Marthe !
PROSPER, après avoir suivi Clarisse du regard.
Je ne sais pas quel grand penseur a dit le premier : « Dès qu’une femme ne nous aime plus, elle nous déteste... » Mais j’aurai bien voulu venir avant ce monsieur-là pour le dire avant lui, car c’est joliment vrai !...
THIRION, descendant et se trouvant seul avec lui sur l’avant-scène à gauche.
Qu’est-ce que tu dis ?
PROSPER.
Je dis qu’il est diablement dur de faire le tour du monde pour une coquette qui vous traite au retour comme un laquais !... Sous prétexte qu’elle est devenue dans l’intervalle aussi vertueuse que Cornélie, mère des Gracques !
THIRION.
C’est un refus ?
PROSPER, reprenant son éventail et son parasol.
C’est mieux ! Un congé !... d’où il résulte que je suis fou maintenant de l’amazone, qui m’était parfaitement indifférente ce matin... Sable et marée !... M’en irai-je comme ça, avec mon ombrelle ?...
THIRION.
Ma foi !... un mari jaloux et brutal... une femme qui t’en veut !... va-t’en ! va !
PROSPER, regardant Clarisse, qui profite de ce que tout le monde est assis autour de la table pour aller tout doucement du côté de la cheminée.
Ah ! cordieu !... non !... Je la tiens... je reste !... et je vais faire ma cour, en dépit d’elle !
THIRION.
Comment ?
PROSPER.
Comment ? As-tu jamais vu deux chasseurs guetter le même perdreau ?
THIRION.
Eh bien ?...
PROSPER.
Eh bien ! Regarde madame Vanhove rôder autour de la Flore. Le perdreau est là !... Elle le guette !... moi aussi !... et j’ai idée que cela va être assez curieux !
THIRION, ne comprenant pas.
Un perdreau !
PROSPER, se retournant et voyant Clarisse sur le point de soulever la Flore et de prendre la lettre.
Mordieu !... trop tard !... Il est enjoué !
Scène XIII
VANHOVE, CLARISSE, PROSPER, BUSONIER, THIRION, MADAME THIRION, PAUL, MARTHE, SUZANNE
SUZANNE, entrant gaiement par le fond.
C’est moi !
Tout le monde se retourne brusquement, et Clarisse rabat la main vivement sans prendre la lettre.
BUSONIER.
Mademoiselle Suzanne !
MARTHE, courant à Suzanne.
Ma marraine ! ma marraine !
PROSPER, voyant Clarisse qui va embrasser Suzanne.
Sauvé !... À mon tour !...
Il veut remonter pour aller vers la Flore, mais Colomba l’arrête en chemin.
SUZANNE, embrassant tout le monde en descendant la scène.
Bonjour, chère amie... bonjour, mignonne !
MARTHE.
Je vais préparer ta chambre !
Elle sort.
SUZANNE, continuant.
Bonjour, cousin Vanhove !... Vous êtes un ours... mais je vous permets de m’embrasser, ce n’est pas tous les jours fête !... Et M. Thirion aussi !... Et M. Busonier ...Ah ! non ! Je vous ai déjà donné ce matin ! Qui encore ?...
THIRION, présentant Paul.
Mon pupille que vous avez vu à Paris !
COLOMBA, retenant Paul.
Je vous défends d’embrasser...
SUZANNE, attirant Paul.
Ah ! M. Paul !... il rougira !
L’embrassant.
Il a rougi !
Saluant Colomba.
Madame !...
COLOMBA, sèchement.
Mademoiselle !...
Elle fait une scène tout bas à Paul.
SUZANNE, se retournant à gauche et apercevant Prosper qui va soulever la Flore et prendre la lettre sans être vu.
Tiens ! ce monsieur blanc !
PROSPER, pirouettant.
Manqué ! à refaire !
Il descend.
CLARISSE, le présentant avec empressement pour le forcer à descendre.
M. Prosper Block !... un ami !
Elle remonte.
SUZANNE, les regardant.
Ah ! oui !
À part.
Tiens ! Il y a quelque chose ![10]
PROSPER.
Il y a bien longtemps que j’envie l’honneur d’être présenté à madame !
SUZANNE.
Vous êtes amateur de curiosités ?
THIRION.
Oh ! féroce !... Il revient d’Asie, d’Océanie, de partout !
SUZANNE.
Ah ! que l’on est heureux d’être homme ! Courez donc le monde avec des jupes !...
BUSONIER.
Cela n’a pas retenu madame Busonier !
SUZANNE.
Et voyons un peu, monsieur le voyageur... qu’est-ce que vous avez vu de plus curieux dans le monde ?
PROSPER.
De plus curieux !... Les femmes !
SUZANNE.
Ah ! vous étudiez l’espèce ?
PROSPER.
Exclusivement, madame ! comme Thirion les insectes, et d’autres les champignons !
SUZANNE.
C’est une manière de nous rappeler qu’il y en a de vénéneux.
PROSPER, regardant Clarisse qui tourne autour de la Flore.
Les plus beaux !
À part.
Ah ! nous recommençons à tourner autour !
SUZANNE.
Et en vrai naturaliste, vous nous rangez avec de petites étiquettes, comme les oiseaux empaillés du Jardin des Plantes ?
PROSPER.
Ah ! mon Dieu ! c’est ce que je disais tantôt à madame Vanhove !... Tenez...
Tout le monde se retourne vers Clarisse qui redescend, sans avoir pu prendre la lettre ; Prosper lui offre une chaise et la met dans l’obligation de s’asseoir.
La femme est un oiseau à bec très effilé, à griffes très longues, au plumage plus ou moins brillant, avec préoccupation constante de le faire luire...
SUZANNE.
Et les ailes ?...
PROSPER.
Oh ! les ailes... absentes !... Est-ce pour n’avoir rien de commun avec les anges ?... Protestations de tout le monde.
SUZANNE.
Ah ! monsieur ! – Et votre mère, qui n’avait peut-être pas autant d’esprit que vous, mais qui avait assez de cœur pour vous bercer toute la nuit... – Et votre sœur, peut-être un peu coquette, mais qui met ses bijoux en gage pour paver vos dettes de jeu... – Et votre femme ?...
PROSPER, l’interrompant.
Ah ! voilà où cela se gâte !
SUZANNE.
Non, voilà où vous nous gâtez !... car nos vices, c’est bien vous qui les faites ; mais nos vertus, vous ne les faites pas ! Et le jour où la misère et la maladie vous jettent sur un grabat d’hôpital, ce jour-là... votre histoire naturelle a tort, monsieur ! car il n’y a là pour vous soigner, ni femme, ni bec, ni griffes : il n’y a plus qu’une sœur de charité... avec des ailes !
PROSPER.
L’exception confirme la règle, madame, et en fait de femmes, règle générale...
SUZANNE.
Règle générale, monsieur !l... il n’y a que des exceptions !
PROSPER.
Eh bien ! madame, j’ai cru à deux exceptions, à Java et à Bornéo ; et savez-vous ce qui en est résulté ?... on m’a empoisonné deux fois !... Aussi, dans notre beau pays où les poisons changent de nature et se transforment en perfidies et calomnies de toute sorte !... je me suis juré de ne plus faire un pas sans un contrepoison.
THIRION.
Et lequel ?
PROSPER.
Mais, que sais-je ?... le premier objet inquiétant pour l’ennemi, et de nature à le tenir en échec !... par exemple !... une lettre !
CLARISSE, à part.
Il veut la lettre !...
SUZANNE, à part, remarquant le mouvement.
Il s’agit de lettre !
BUSONIER.
Fi donc !... contre une femme !... une arme pareille !
PROSPER.
Ah ! pardon ! je n’ai pas parlé d’attaque, mais de défense ! Où l’épée serait infâme, le bouclier est légitime !... Chez tous les peuples...
THIRION.
Vous allez voir qu’il va citer les Chinois !
PROSPER, vivement.
Mais, nos maîtres en bien des choses, quand ce ne serait qu’en porcelaine !... Montrez-moi, dans ce salon, quelque objet comparable à leurs chefs-d’œuvre ? Tenez, ce petit Sèvres, par exemple !
À Clarisse.
Une Flore, n’est-ce pas ?
Il prend la Flore.
CLARISSE, voulant l’arrêter.
Monsieur !...
PROSPER.
Oh ! ne craignez rien, madame, je sais son prix.
CLARISSE, effrayée.
Donnez !... c’est plein de poussière !
PROSPER, descendant.
Je ne souffrirai pas !
À part.
Je la sens !
CLARISSE, prenant un mouchoir comme pour épousseter elle-même.
Avec mon mouchoir !...
PROSPER.
Mille grâces !... en soufflant à l’écart !
Il se détourne sous prétexte de souffler.
SUZANNE, arrêtant Clarisse en lui serrant la main.
Vanhove vous regarde ![11]
CLARISSE.
Oh ! Si vous saviez !...
La lettre tombe.
Ah !...
Prosper met vivement le pied sur la lettre.
SUZANNE, à part.
Une lettre ! J’en étais sûre !
PROSPER, remettant la Flore à Clarisse.
Décidément, madame, vous craignez pour ce petit chef-d’œuvre.
CLARISSE, bas.
Ah ! monsieur ! c’est infâme ce que vous faites là !
PROSPER, de même.
Un bouclier, madame, c’est de bonne guerre !
On sonne en dehors la cloche du déjeuner.
MARTHE, entrant.
C’est le déjeuner !...
THIRION, se levant.
Ah ! bien, je n’en suis pas fâché !...
BUSONIER, se levant.
Ni moi !
PAUL, se levant.
Ni moi !
COLOMBA, bas à Paul.
Je vous défends de vous placer à côté de mademoiselle Marthe !
PAUL, de même.
Mais...
COLOMBA.
Je vous le défends !
MARTHE, entraînant Paul.
Donnez-moi votre bras, monsieur Paul !...
COLOMBA.
Je vous défends...
Elle se retourne et se trouve en face de Busonier.
BUSONIER, à Colomba.
Madame !...
Colomba prend son bras, Clarisse celui de Thirion.
SUZANNE, à Prosper qui ne bouge pas, le pied sur la lettre.
Eh bien ! vous ne m’offrez pas votre bras ?
PROSPER.
Ah ! pardonnez-moi !... c’est que j’ai laissé tomber...
SUZANNE.
Quoi donc ?
PROSPER, laissant tomber son mouchoir.
Mon mouchoir !...
SUZANNE, à demi-voix.
Allons, rendez-la de bonne grâce, voyons...
PROSPER, de même.
Quoi donc ?
SUZANNE.
La lettre !...
PROSPER.
Mon contrepoison !... non !
SUZANNE.
Je vous la ferai rendre de force !
PROSPER.
Gageons que non !
SUZANNE.
Gageons que si !
PROSPER.
Une déclaration de guerre ?...
SUZANNE.
À outrance !
PROSPER.
Et nous commencerons les hostilités ?...
SUZANNE.
Après déjeuner !... Seulement, donnez-moi le bras, car le mari nous regarde.
PROSPER, lui offrant son bras.
Madame... daignez accepter...
SUZANNE, tout haut.
Alors, vous aimez les Chinois... décidément ; et mangez-vous, comme eux, avec de petites baguettes ?
Ils remontent en riant.
ACTE II
Le cabinet de Prosper, dans la maison de Thirion. Porte au fond. Bibliothèque à gauche de cette porte. Bahut et dressoir, à droite. À gauche, troisième plan, une fenêtre ; deuxième plan, pan coupé et porte de la chambre à coucher, dissimulée par un papier de tenture pareil à celui de l’appartement, par un tableau et un encadrement de larges feuilles exotiques. Premier plan, une cheminée. À droite, premier plan, une porte ; deuxième plan, un casier de naturaliste ; troisième plan, pan coupé comme à gauche, occupé en grande partie par un cercueil égyptien debout. De tous côtés, cartons, casier de voyageur, plantes, animaux empaillés, pipes, armes bizarres, poteries, etc. À terre, nattes et peaux de bêtes. À gauche une grande table, un coffre, des livres, un album, un encrier et une grande jatte russe pleine de tabac, de cartes de visite, de lettres, etc. Divan à droite, fauteuils, chaises, tabourets, etc.
Scène première
PROSPER
Il est assis devant la cheminée, enveloppé dans une robe de chambre de fourrure, avec bonnet de renard sur la tête, les pieds dans une chancelière. Grand feu dans la cheminée.
Ma parole d’honneur !... on n’a pas idée d’un climat pareil !... avant déjeuner, une chaleur du Sénégal... à deux heures, un froid de Laponie !...
Il jette une bûche au feu.
C’est odieux ! odieux !
Autre bûche. Détonations lointaines.
Ah , des coups de fusil ! Ces messieurs sont en chasse... bien du plaisir !
Au domestique qui entre.
Qu’est-ce que c’est ? je n’ai pas sonné...
LE DOMESTIQUE.
Une lettre pour monsieur... On attend la réponse.
PROSPER.
Ah ! de mon oncle ?... bien !... Je la sais par cœur, sa lettre !... il me l’écrit tous les matins... « Polisson !... as-tu trouvé ta femme ?... »
Lisant.
« Polisson ! as-tu trouvé ?... » C’est ça... quinzième édition !
Il la jette au feu.
Dites que j’irai porter la réponse moi-même, tantôt, et sellez mon cheval vers trois heures !...
LE DOMESTIQUE.
Bien, monsieur.
Il sort.
PROSPER.
Un quart d’heure pour aller, autant pour revenir... j’aime mieux faire la course et le voir cet oncle farouche !... Je lui dirai que je l’ai trouvée, ma femme...
Il cherche un cigare dans la jatte.
qu’elle est délicieuse... qu’elle est blonde et qu’elle m’adore !...
Faisant une cigarette.
Quant à cette demoiselle Suzanne, je ne sais pas si elle est aussi chaste que sa patronne ; mais ce qui n’est pas équivoque, sable et marée !... c’est son cartel... « J’aurai la lettre par la force !... » Allez donc ! Parlez-moi de ça !... Ah ! tu veux ruser, bon petit cœur, et m’escamoter ma lettre... à l’américaine ! – Très fine Suzanne, mais bien plus fin Prosper ! nous allons bien voir ce que cela va faire ! – La lettre une fois conquise, j’avais plusieurs moyens de la défendre !... D’abord, la garder sur moi, jour et nuit !... La nuit, je ne suppose pas que cette demoiselle... non ! Mais le jour et le soir surtout, mille embûches à craindre ! La cacher sous la coiffe de mon chapeau !... j’en ai fait l’expérience à Surinam, pour l’épître enflammée d’une jolie dame hollandaise... mais je n’ai pas manqué d’oublier le chapeau chez le mari, lequel s’en est bravement emparé et le porte depuis ce temps-là sans que j’aie jamais osé le réclamer !... Donc, pas de chapeau !... Or, du moment que je renonçais à garder l’objet sur moi, je n’avais plus pour ressource que ma chambre et mes meubles !... ou un ami... ou encore un tronc d’arbre !... Mais, 1° le tronc d’arbre !... absurde... car d’abord, il faut le trouver, et ensuite, quand on l’a trouvé, il ne faut pas s’en servir, à cause des rats ! – 2° L’ami !... je n’ai que Thirion... homme marié... par conséquent des deux sexes... donc, à redouter ! – 3° La chambre et les meubles... rien à moi, donc, rien de sûr, ni les domestiques ni les serrures !... Que je l’enferme dans ce coffre à secret, on n’ouvrira pas le coffre !... mais les fenêtres ne sont qu’à six pieds du sol avec espaliers, et un coffre de cette taille a des ailes. Voyez un peu comme le problème le plus simple en apparence peut devenir compliqué !... Pour un méchant petit carnet de papier, grand comme cela... Bref !... je crois qu’un autre que Prosper Block eût été fort empêché, et je me déclare à moi-même avec un enthousiasme qui tient du délire, que j’ai fait preuve de génie, en le cachant dans le seul endroit que l’on ne puisse soupçonner... dans...
On frappe.
Quelqu’un !... Entrez !...
Scène II
PROSPER, PAUL
PROSPER.
Tiens !... c’est vous, mon jeune ami ?... vous n’êtes donc pas à la chasse avec ces messieurs ?
PAUL, très embarrassé et voulant être très digne.
Non, monsieur !...
PROSPER.
Je comprends, madame Thirion a peur... très bien... Asseyez-vous donc et prenez un cigare, tenez...
PAUL, de même.
Merci... monsieur... je ne fume pas !
Il s’assied à gauche de la table.
PROSPER.
Ah ! oui... madame Thirion n’aime pas l’odeur ?...
PAUL.
Mon Dieu, monsieur, je ne suis pas ici pour fumer, mais pour avoir avec vous un entretien des plus graves...
PROSPER, assis à droite de la table.
Ah !
PAUL.
Ce matin j’ai su, par un mot échappé à M. Thirion, que vous aviez demandé à M. Vanhove la main de mademoiselle Marthe !...
PROSPER.
Oui... Eh bien ?
PAUL.
Eh bien, monsieur, je ne vous cacherai pas que j’aime mademoiselle Marthe, et que mon plus grand désir est d’obtenir sa main !...
PROSPER.
Si madame Thirion y consent !...
PAUL, doucement.
Monsieur, il ne s’agit pas ici de madame Thirion, mais de vous et de moi ! Veuillez me dire si vous persistez dans votre demande, oui ou non ?
PROSPER, à part.
Tiens ! tiens ! Il est amusant le collégien !...
Haut.
Eh bien, oui, monsieur, j’y persiste !
PAUL.
Alors, monsieur, comme l’un de nous doit nécessairement céder sa place à l’autre, et que je ne suis pas disposé à être celui-là, il est indispensable que nous nous battions !...
PROSPER.
Est-ce indispensable ?
PAUL.
Je vous en fais juge !
PROSPER.
Accordé !... Seulement, mon jeune monsieur, il y a bien des façons de se battre : laquelle préférez-vous ?
PAUL.
C’est à vous de choisir, monsieur !
PROSPER.
Je ne vous cacherai pas que j’ai un faible pour la coutume du Japon.
PAUL, se levant.
Va pour la coutume du Japon ! – J’aurai l’honneur de vous envoyer mes témoins, et...
PROSPER.
Oh ! inutile !... la chose est faisable entre nous, à huis clos, et tout de suite si vous le désirez.
Il va à sa panoplie.
PAUL, déposant son chapeau et ôtant ses gants.
C’est contre toutes les règles... mais je suis votre homme !
PROSPER, lui présentant deux kriss malais.
Voici deux kriss, veuillez choisir.
PAUL.
Ça.
PROSPER.
C’est l’arme !
Paul en prend un.
Et maintenant
Il s’assied.
ayez la bonté de commencer !
PAUL. Il se retourne vivement, le fer à la main, et s’arrête stupéfait en le voyant assis.
Que je commence ?...
PROSPER, tranquillement.
Naturellement !... c’est vous qui provoquez... c’est à vous de commencer !...
PAUL.
Tout seul ?... Commencer quoi ?
PROSPER, tranquillement.
Eh bien ! à vous fendre le ventre !
PAUL.
Le ventre ?
PROSPER.
Coutume du Japon ! Règle invariable : le provocateur se fend le ventre devant le provoqué, et le provoqué est tenu d’en faire autant à l’instant même ! Vous êtes provocateur, commencez... je vous suis !
PAUL.
Est-ce que vous vous moquez de moi, monsieur ? Nous ne sommes pas ici au Japon, mais en France, et votre coutume n’a pas le sens commun !
PROSPER.
Affaire d’appréciation ! – Moi, c’est la vôtre que je trouve détestable !
PAUL.
Détestable pour qui manque de courage et d’honneur !
PROSPER, gaiement.
Oh ! en fait de courage, jeune homme, j’ai fait la guerre aux tigres, qui vous valaient bien... et en fait d’honneur, vous voyez que tout le monde n’en juge pas de même, puisque celui du Japon ne se comporte pas comme celui d’ici ! – Et notez que le Japonais raisonne bien mieux que vous ; car, prenons que nous nous battions à la française... il est inévitable que je vous tue !
PAUL.
Oh !
PROSPER, de même.
Oh ! je vous en réponds ! – Et je n’en épouse que plus sûrement après : vous voilà donc à cent lieues de votre but ! Au contraire, battons-nous à la japonaise... Fendez-vous, je me fends !... Et vous n’épouserez pas, c’est vrai, mais moi non plus ! et vous voilà tranquille !
PAUL.
Vous me traitez en enfant, monsieur !
PROSPER, se levant et lui tendant la main.
Dites, en ami, jeune homme ! Et pour en finir, croyez-moi, les deux méthodes ne sont guère plus raisonnables l’une que l’autre ; et l’homme qui vient de laver son honneur dans le sang peut dire comme Diogène au sortir d’un bain suspect... « Où va-t-on se laver quand on sort d’ici ? » – Mais ce qui est bien venu en tous temps et en tous lieux, ce qui sied à tous les âges, et à toutes les tailles, c’est la lutte loyale et courtoise, celle de l’intelligence et du cœur, celle que je vous offre. Vous aimez mademoiselle Marthe !... Elle vous aime peut-être !... Tant mieux ! car je vous jure que je ne l’épouserai pas contre son gré !... Mais puisque vous avez su lui plaire, permettez-moi de croire que je ne serai pas plus maladroit que vous, et laissez-moi faire mon stage !
PAUL.
Et comment ?
PROSPER.
Ah ! je ne vous ai pas demandé vos moyens. La demoiselle choisira, le vaincu s’éclipsera... et intact !... Consolation toute trouvée !...
PAUL.
Et combien de temps vous faut-il pour cette épreuve, monsieur ?
PROSPER.
Oh ! cher ami, ne me chicanez pas sur le temps. Vous n’êtes pas majeur, vous n’avez pas le consentement de votre tuteur, et je suis persuadé que vous ne l’aurez jamais !...
PAUL.
Jamais !... Pourquoi ?
PROSPER.
Pourquoi ?...
COLOMBA, dehors, frappant à la porte.
M. Prosper !
PROSPER.
Tenez, voilà pourquoi ! Je ne suis pas présentable, je me sauve !...
COLOMBA et MARTHE, dehors.
Peut-on entrer ?
PROSPER.
Oui, mesdames.
Il entre dans sa chambre, à gauche.
Scène III
PAUL, COLOMBA, MARTHE
COLOMBA, étonnée et cherchant Prosper du regard.
Eh bien !
MARTHE.
Et M. Prosper ?
PROSPER, de sa chambre.
Excusez-moi... je suis en ours... je vous aurais fait peur !...
COLOMBA.
Nous vous demandons pardon ! Nous pensions trouver ici mademoiselle Suzanne et ces messieurs, qui veulent visiter votre musée...
PROSPER, de sa chambre.
Visitez ! mesdames, visitez !
MARTHE, au fond.
Oh ! les jolies choses !...
Effrayée.
Ah ! cette momie !
COLOMBA, à part à Paul, tandis que Marthe regarde au fond.
Vous savez que je ne veux pas que vous fréquentiez M. Prosper ! c’est une très mauvaise connaissance.
PAUL.
Mais, madame, à la fin, si je vous écoutais, je ne parlerais plus à personnel... C’est M. Prosper, c’est mademoiselle Suzanne, c’est mademoiselle Marthe...
COLOMBA.
Oh ! celle-là, surtout ! D’ailleurs vous faites grand cas de mes recommandations !... Vous n’avez pas manqué de vous placer à table à côté d’elle, et de bavarder tout bas d’une manière indécente... malgré mes regards !...
PAUL.
Mais, madame...
COLOMBA.
Mais je vous préviens que si vous ne changez pas de conduite à l’instant, je vous fais partir ce soir pour Chinon, afin de préparer votre baccalauréat.
PAUL.
Mais, madame !...
MARTHE, descendant.
Monsieur Paul !
COLOMBA, à Paul, de même.
Et pour commencer, je vous ordonne formellement de ne vous occuper que de moi !
MARTHE.
Monsieur Paul !
COLOMBA, à Paul.
Vous entendez !
Elle s’assied à gauche près de la table, et ouvre un album.
MARTHE, à Paul.
Ah ! ça... il faut donc venir vous chercher ?
Geste embarrassé de Paul. Marthe s’assied sur le divan.
Ah ! ah ! je comprends ! depuis ce matin madame Thirion vous fait toujours les gros yeux, et cette fois elle vous a défendu de me parler ?
PAUL.
Oh ! mad...
COLOMBA.
Paul ! donnez-moi un tabouret, s’il vous plaît !
PAUL.
Oui, madame.
Il va chercher le tabouret.
MARTHE, bas à Paul.
Je vous défends de le donner !
PAUL, le tabouret à la main.
Mais !...
MARTHE, montrant ses pieds.
Et mettez-le là tout de suite !
COLOMBA, vivement.
Eh bien ! Paul, vous n’entendez pas ?... un tabouret !
PAUL, le tabouret à la main, au milieu.
Pardon ! mais je... ne sais...
COLOMBA.
Eh bien ! vous l’avez à la main !
PAUL, regardant Marthe, qui lui montre ses pieds.
C’est que mademoiselle avait demandé...
MARTHE.
Oh ! comment donc !... mais si madame le désire... donnez à madame, monsieur Paul, donnez !
À partir de ce moment, Paul va de l’une à l’autre avec son tabouret.
COLOMBA, sèchement.
Vous êtes trop aimable, mademoiselle !
MARTHE.
Pas du tout, madame, c’est une déférence que mon âge doit au vôtre.
COLOMBA, repoussant le tabouret que lui présente Paul.
Il n’y a pas assez de différence pour que je l’accepte, mademoiselle !
MARTHE, même jeu.
Alors, prenez que c’est une galanterie de M. Paul que je vous cède, madame !
COLOMBA, se levant, à part.
Qu’elle me cède !... insolente !
MARTHE, se levant, à part.
Attrape !
COLOMBA, à Paul, bas.
Vous partirez ce soir !
PAUL, toujours avec son tabouret.
Mais...
MARTHE, bas à Paul.
Si vous lui répondez, je ne vous parle de ma vie !
PAUL, désolé.
Alors... je...
Il tombe assis sur son tabouret.
Ah !...
Scène IV
PAUL, COLOMBA, MARTHE, THIRION, BUSONIER, SUZANNE, PROSPER
THIRION, sur le seuil de la porte avec Busonier, tous deux en chasseurs, avec leurs fusils.
Peut-on entrer ?
PROSPER, sortant de sa chambre, habillé.
Entrez ! Entrez !
SUZANNE.
Battez tambours ! sonnez trompettes !...
À Prosper.
J’espère, cher monsieur, que je n’y vais pas de main morte ! visite domiciliaire avec force armée !... suis-je indiscrète !
PROSPER, la saluant.
Je vous répondrai, madame, à l’orientale, qu’un rayon de soleil a ses entrées partout !
MARTHE.
Et quand on n’est pas rayon de soleil, monsieur ?
PROSPER, de même.
Qu’importe, mademoiselle, si l’on est parfum de rose !...
MARTHE, à Paul.
Il est plus galant que vous !
PROSPER, à Thirion et à Busonier.
Ah ! ça... je vous croyais en chasse tous les deux ?
BUSONIER.
Oui... oui... mais c’est un entr’acte !
PROSPER.
Et qu’est-ce que vous avez tué depuis le déjeuner ?
THIRION.
À nous deux, nous avons tué un chien !
PROSPER.
Et Vanhove ?
BUSONIER.
Oh ! Vanhove ! lui, c’est ordinairement un fort chasseur devant l’éternel !... Mais je ne sais pas ce qu’il a depuis ce matin, il est sombre et n’est pas du tout à sa chasse !
COLOMBA.
Madame Vanhove n’est donc pas venue avec vous ?
BUSONIER.
Non ! elle est souffrante !
THIRION, arrivant sur Paul, le fusil en arrêt, et l’apercevant.
Tiens ! qu’est-ce qu’il fait donc là, lui ?
COLOMBA.
Monsieur, il est urgent que ce jeune homme parte pour Chinon !
THIRION.
Tiens ! pourquoi ?
COLOMBA.
Pour préparer ses examens !
THIRION.
Oh ! je n’y tiens pas !
PAUL.
Ni moi !
COLOMBA.
Oui ! mais j’y tiens, moi !
THIRION.
Pourquoi ?
COLOMBA.
J’ai des raisons !
THIRION.
C’est différent !... il partira !
Colomba remonte. À part.
Quelques fredaines !... Petite bête, va... qui ne peut pas s’arranger de façon à ce que Colomba n’en sache rien !...
À Paul.
Ah ! que tu es bête, va !
PAUL.
Plaît-il ?
THIRION, sévèrement.
Assez !... allez faire votre malle !
PAUL, soupirant.
Ah ! quand une femme vous en veut !... Mais je ne suis pas encore à Chinon !
THIRION.
Qu’est-ce que c’est ?...
Paul sort par la petite porte de droite.
Scène V
COLOMBA, MARTHE, THIRION, BUSONIER, SUZANNE, PROSPER
SUZANNE, redescendant.
Ah ! c’est vraiment curieux, ce musée... la collection... le collectionneur...[12]
PROSPER.
Bric-à-brac tous les deux !... que voulez-vous !... la vogue est au bric-à-brac !... Nos meubles... bric-à-brac !... Nos livres... bric-à-brac !... Nos idées et nos mœurs... bric-à-brac !... Nous n’aimons plus que l’étranger ou l’étrange... bric-à-brac !...
SUZANNE.
Aussi, montrez-moi un monsieur assis dans un fauteuil à bascule américain, comme celui-ci, devant une table flamande, recouverte d’un tapis algérien, et buvant dans de la porcelaine de Saxe une liqueur chinoise, en fumant du tabac turc, après un dîner à la russe, où il a parlé sport en anglais à sa femme, qui lui a répondu musique en italien, je vous dirai tout de suite : « C’est un Français !... »
MARTHE.
Tiens ! ces petits coquillages !
PROSPER.
Souvenir d’une dame d’Honoloulou !
COLOMBA.
Un bracelet !
PROSPER, à demi-voix à Suzanne et Colomba.
Non ! une robe.
COLOMBA, choquée, se levant.
Oh ! monsieur !
SUZANNE, à part.
Trop de vertu pour être vertueuse !
MARTHE.
Tiens ! M. Paul n’est plus là ?
SUZANNE, à part.
Ah ! c’est donc aussi M. Paul ?
MARTHE, à Prosper.
Mille remerciements, monsieur !... Viens-tu, marraine ?
SUZANNE.
Va ! je te suis !
THIRION, à Marthe, qui va sortir par la petite porte de droite.
Tiens ! vous sortez par là ?
MARTHE.
Oui ! c’est le plus court pour aller au château !...
À elle-même.
Et c’est par là qu’il est sorti !
Haut.
À tantôt, messieurs !
THIRION, à Busonier.
Si nous allions rechasser, nous ?
BUSONIER.
Allons tuer un autre chien !
COLOMBA, prête à sortir par le fond.
Vous ne venez pas, mademoiselle ?
SUZANNE.
Non, madame ! je prendrai le même chemin que Marthe.
THIRION et BUSONIER, sortant par le fond avec Colomba.
À bientôt !
SUZANNE, prête à sortir à droite.
Bonne chasse !...
À Prosper.
Monsieur, j’ai bien l’honneur !...
Prosper la salue et va fermer la porte du fond sur Thirion et Busonier : Suzanne ferme vivement la petite porte de droite et revient.
Scène VI
PROSPER et SUZANNE
SUZANNE, s’asseyant à droite et achevant sa phrase.
De vous saluer !
PROSPER.
Ah ! À la bonne heure ! je vous croyais en retraite !
SUZANNE.
Avant la bataille ?... On voit bien que vous ne me connaissez pas ! Mais d’abord gardez-vous toujours la lettre ?
PROSPER.
Oh ! je la garde !
SUZANNE.
Alors, avant d’en venir aux mains, si nous échangions quelques notes diplomatiques ?
PROSPER, s’asseyant à droite de la table.
Échangeons des notes !
SUZANNE.
Primo ! Nous faisons appel à l’honneur de notre adversaire, et nous lui demandons si la simple probité l’autorise à garder une lettre qu’il a... comment dirai-je ?
PROSPER.
Volée !
SUZANNE.
Soyons parlementaires et mettons détournée ! Que répondez-vous ?
PROSPER.
Je réponds que la lettre étant à moi, prise par moi, est à sa place chez moi !
SUZANNE.
Vous ne l’avez pas reçue, donc elle est à nous !
PROSPER.
Vous me l’avez envoyée, donc elle est à moi !
SUZANNE.
Il n’y a pas eu d’envoi...
PROSPER.
Oh ! pardon !... question de bonne foi !... La Flore représente ici la boîte aux lettres, et le point en litige est celui-ci : Une lettre jetée dans la boîte appartient-elle encore au destinateur ou déjà au destinataire ?
SUZANNE.
Au destinateur !
PROSPER.
Au destinataire !
SUZANNE.
Mettons à tous deux !
PROSPER.
Donc elle est à moi !
SUZANNE.
Oui ! mais elle est aussi à nous !
PROSPER.
À droits égaux, possession vaut titre ! – Passons outre à l’incident !
SUZANNE.
Nous demandons ce que vous voulez faire de notre écriture !
PROSPER.
J’ai déjà répondu de la manière la plus catégorique sur ce chapitre. Gardez la neutralité, et le jour où j’aurai renoncé à mademoiselle Marthe... ce jour-là... en faisant des adieux éternels à madame Vanhove, je brûlerai la lettre à ses yeux !
SUZANNE, se levant.
Vous ferez cela ?
PROSPER, de même.
Sur l’honneur ! – Et je vous jure que je l’eusse fait ce matin, chez moi, sans vous en rien dire, bien entendu, si votre défi ne m’eût piqué au jeu !
SUZANNE.[13]
Eh bien, prenez que je n’ai rien dit, et brûlez-la devant moi. Tenez !... voilà un joli feu qui ne demande pas mieux !... Clarisse n’en saura rien, et l’effet sera le même pour vous !... Allons, voyons ! un bon mouvement !
PROSPER, riant.
Non ! j’y perdrais trop !
SUZANNE.
Quoi encore ?
PROSPER.
L’immense satisfaction d’artiste que je me promets à vous voir découvrir ma lettre où je l’ai cachée !...
SUZANNE.
Ah ! décidément, l’esprit gâte le cœur !
PROSPER.
Pas toujours, mademoiselle !... vous en êtes la preuve !
SUZANNE.
Un madrigal !... C’est votre dernier mot ?
PROSPER.
C’est le dernier ! Rupture des négociations !
SUZANNE.
Eh bien, j’espère que j’y ai mis toutes les formes et que j’ai fait les trois sommations !
PROSPER.
Oui !
SUZANNE.
Et maintenant, que les trompettes sonnent aux champs... puisque c’est moi qui vous ai empêché de les détruire, ces pattes de mouche, me voilà bien forcée de réparer le mal que j’ai fait et de vous les faire brûler devant moi !
PROSPER.
Qu’à cela ne tienne, mademoiselle !... la lettre est ici !...
SUZANNE.
Elle est ici ?
PROSPER.
Ici ! Trouvez-la, et je vous autorise à la brûler vous-même.
SUZANNE.
Ah ! je suis artiste aussi, moi !... Et je ne serai pas contente que vous ne la brûliez de votre main... à ce feu-là !
PROSPER.
Madame, je vous jure sur mon honneur que si vous venez à bout de faire ce que vous dites là... je renonce à mademoiselle Marthe... et je pars ce soir... madame... ce soir... pour aller chercher femme aux îles Marquises !
SUZANNE.
C’est juré ?
PROSPER.
Juré !
SUZANNE.
Lâche qui s’en dédit !... – Je vous préviens que je suis entêtée !...
PROSPER.
Moi aussi !
SUZANNE.
Que la peur du qu’en dira-t-on ne m’arrêtera jamais !...
PROSPER.
Moi non plus !
SUZANNE.
Surtout quand il s’agit d’une bonne action !
PROSPER.
Oh ! pour moi, sur le chapitre des bonnes actions, glissons ! glissons !...
SUZANNE.
Et que je vais commencer un blocus en règle ! Je m’attache à vous, je vous assassine de ma présence ; je suis fatigante, insupportable, odieuse... et je ne vous quitte plus que vous n’ayez dit : « Dieu ! que cette femme est agaçante !... j’aime encore mieux brûler la lettre ! »
PROSPER.
Madame !... je ne crois pas qu’on ait jamais menacé quelqu’un d’un supplice aussi charmant ! et mon âme est ivre de joie à la pensée des bonnes heures que nous allons passer ensemble !... Veuillez vous asseoir dans ce fauteuil et vous considérer ici comme chez vous... Voici du feu, des livres et quelques albums de voyage sur lesquels j’ose appeler votre attention ! Les casiers sont ouverts : ici mes coquillages, là les insectes de Thirion ; toutes les clefs sont aux serrures... y sont-elles ?
Il regarde.
elles y sont ! excepté à ce petit coffre, qui contient des papiers d’affaires sans intérêt pour vous ! Allez, venez, ouvrez ! bouleversez et furetez partout, je serai trop heureux si cela peut charmer vos loisirs pendant une petite visite que je suis obligé de faire à mon oncle, et si je vous retrouve au retour, pour continuer ce délicieux entretien qui ne doit plus cesser !...
SUZANNE.
Mais...
PROSPER.
À bientôt !... madame, à bientôt !
Il sort.
Scène VII
SUZANNE, seule
Comment... il s’en va ? – Décidément il y a de l’étoffe chez ce monsieur. Voilà une sortie qui n’est pas mal trouvée comme impertinence !... « Donnez-vous donc la peine de chercher, madame, tout est ouvert... tout, excepté ce coffre !... » Ce soin de souligner son coffre... avec des papiers importants !... Pauvre monsieur ! – Me voilà déjà sûre que la lettre n’y est pas, dans son coffre ! – Oui, mais elle est ici !... Où à-t-il pu la cacher ?
On frappe à la petite porte de droite.
Déjà ! non... C’est à la petite porte du parc !
Coups plus pressés.
Qui va là ? Tenez, me voilà compromise ! rendez donc service !
Elle ouvre.
Scène VIII
SUZANNE, CLARISSE
CLARISSE, sur le seuil de la porte.
Seule, n’est-ce pas ?
SUZANNE.
Clarisse !
CLARISSE, fermant la porte.
Je l’ai vu passer à cheval sous mes fenêtres, et ne vous voyant pas revenir, ma foi, je ne tenais plus en place... J’ai jeté ce châle sur mes épaules, et je suis venue...
SUZANNE.
Imprudente !... Si votre mari vous avait vue !... ou madame Colomba, la charité même !
CLARISSE, jetant son châle sur le canapé.
Bah ! puisque nous sommes deux ! L’avez-vous ?
SUZANNE.
La lettre ? – Non ! il refuse de la rendre !
CLARISSE.
Oh ! Suzanne, il l’a laissée ici quelque part ! trouvez-la, je vous en prie : je n’ose plus regarder en face M. Vanhove : il me semble qu’il a tout deviné... qu’il sait tout !
SUZANNE, assise sur le divan.
Ah ! ma pauvre amie ! quelle leçon pour les jeunes filles, si elles vous entendaient.
CLARISSE.
Ah ! je vous réponds qu’elles n’écriraient jamais !
SUZANNE.
Quitte à parler double... voilà une moralité bien comprise.
CLARISSE.
Mon Dieu ! ne perdons pas de temps, cherchons !
SUZANNE.
Mais je cherche !
CLARISSE.
Comme cela ?
SUZANNE.
De tête... oui... plus sûrement qu’avec mes mains !
CLARISSE.
Mais il faut tout remuer, tout voir !...
SUZANNE.
Faites ! j’ai licence ! – Mais ce n’est pas ma manière, à moi !
CLARISSE, cherchant sur la table au milieu des livres, des papiers, etc.
Comment ! vous allez rester là, assise ?
SUZANNE, tranquillement.
Ah ! ma chère enfant, la nature, en nous créant femme, nous a joué un si vilain tour, qu’elle a voulu nous dédommager par le cadeau d’un sixième sens, comme les papillons !... Avez-vous jamais examiné les papillons ?
CLARISSE.
Oui... je ne sais... Quelle question !
SUZANNE.
Eh ! bien, regardez dans ce cadre-là... tenez !...
Clarisse prend le cadre, et le lui apporte vivement.
C’est la collection de Thirion... Et voyez leurs têtes... c’est très joli !... Ils ont là deux petites cornes, longues... longues... pour sentir et palper de loin !
CLARISSE.
Eh bien ?
SUZANNE.
Eh bien, ma chère... nous autres femmes, nous avons comme cela des petites cornes d’or tout autour de la tête... si fines, qu’on ne les voit pas, et si délicates, qu’elles devinent tout !... les unes en vrilles, pour entortiller ces messieurs, et les autres pointues, pour les aveugler !...
CLARISSE, reportant le cadre avec dépit.
Et c’est avec cela que vous prétendez retrouver ma lettre ?
SUZANNE, riant.
Cherchez ! Je vais vous faire voir comment on s’en sert !
CLARISSE.
Ah ! je me fie plus à mes deux mains !
Elle commence à ouvrir tous les tiroirs.
SUZANNE, riant.
C’est cela ! allez ! bouleversez les tiroirs ! – Je vous recommande aussi la bouche du lézard et le creux de la guitare ! – Quelle enfant !
CLARISSE.
S’il l’avait cachée dans la bibliothèque !
SUZANNE.
Trois cents volumes à visiter ? Trop long ! Regardez le bord des tablettes.
CLARISSE.
Pourquoi ?
SUZANNE.
Sont-elles poudreuses ?
CLARISSE, montant sur une chaise et regardant.
Oui.
SUZANNE.
Partout ?
CLARISSE.
Partout.
SUZANNE.
Alors, ce n’est pas là !... En tirant un livre, il eût essuyé là poussière.
CLARISSE, fermant.
C’est vrai !
SUZANNE.
Regardez donc là, ce petit papier plié en quatre, qui sert à caler le pied de la table ?
CLARISSE.
Cela ?...
SUZANNE, se levant.
Oui !... – Non ! ce n’est pas la peine !
CLARISSE.
Pourquoi ?
SUZANNE.
Parce que la tranche du papier est usée et noire !...
CLARISSE.
En tous cas, ce ne serait pas habile !... En vue de tout le monde !...
Elle continue à fouiller partout.
SUZANNE.
C’est précisément pour cela que ce serait très fin... Décidément, vous ne savez pas vous servir de vos petites cornes, ma chère... – Vous confondez les cachettes des niais avec celles des gens d’esprit ! – Le niais fait son trou dans le mur et l’on y va tout droit ! L’homme d’esprit cache si peu l’objet, que vous ne vous avisez jamais d’aller le chercher où il est !... Et je parierais bien que si nous ne trouvons pas cette malheureuse lettre, c’est qu’elle nous crève les yeux !...
CLARISSE, après avoir cherché.
Rien !... Mais il y a encore une chambre !
SUZANNE, riant.
Allez toujours ! j’ai le droit de visite.
CLARISSE, poussant la porte de la chambre à coucher.
S’il rentrait pourtant ! – Ah ! tant pis ! je me défends !
Elle entre.
SUZANNE, cherchant du regard autour d’elle.
Où peut-elle bien nous crever les yeux ? Il est assez fin pour la mettre tout simplement... sous son garde-papier !
Elle lève le garde-papier.
Rien ! Et ici... dans la coupe ?
Elle cherche dans la jatte.
Des cartes de visite !... un bâton de cire à cacheter... du papier à cigarettes, du tabac... des lettres chiffonnées...déchirées...
Lisant.
À monsieur Prosper Block !
Autre lettre.
À monsieur, monsieur Prosper...
Même jeu avec plusieurs.
En voici une qui a une singulière figure ! avec ses timbres ! Elle a voyagé !
Elle va pour la mettre dans l’autre main avec les autres et se ravise.
À monsieur Prosper Block, chez le révérend sir Edward, à Honoloulou, dans l’île d’Oahou.
Réfléchissant.
À Honoloulou ! ce n’est pas d’hier ! Pourquoi est-elle là ? C’est drôle !
Elle pèse la lettre.
Qui est-ce qui écrit à M. Prosper à Honoloulou... un petit poulet qui ne pèse pas plus que cela ! – Faire payer cinq francs de port à un homme pour lui dire : « Bonjour, il fait beau ! » – C’est encore bien drôle !
Elle regarde au jour à travers la lettre.
C’est un tout petit carré de papier !...
Appelant.
Clarisse !...
CLARISSE, dans l’autre chambre.
Je ne trouve rien !
SUZANNE.
Dites-moi donc, ma chère ?... Était-ce bien gros, votre lettre ?
CLARISSE, de même.
Non ! une demi-feuille pliée en deux !
SUZANNE, tâtant, à elle-même.
Une demi-feuille pliée en deux... oui !
Haut.
Papier blanc ?
CLARISSE.
Non ! je l’ai vu ce matin !... bleu !
SUZANNE, regardant en entrouvrant l’enveloppe.
C’est bleu !
CLARISSE, toujours dans l’autre chambre.
Suzanne ! une boite pleine de papiers !
SUZANNE.
Allons ! tant mieux ! tant mieux !
Elle sent la lettre.
parfums !... envolés !...
Regardant de plus près à travers l’enveloppe.
Voyons l’écriture...
Mouvement pour arracher la lettre, elle s’arrête.
Ah ! doucement !... ceci est un cas de conscience !... Ai-je le droit de lire ?... Pourquoi pas ?... il m’a permis de visiter tout ce qui était ouvert... tout !... Cette enveloppe est ouverte, c’est égal, c’est un peu léger... et quand on n’en a pas l’habitude... quoique femme...
Froissant l’enveloppe.
Si c’était elle pourtant !... Ah ! j’ai la fièvre dans les doigts...
CLARISSE, sortant de la chambre, désespérée.
Ah ! ma pauvre Suzanne !... c’est fini, j’y renonce... nous ne la retrouverons jamais !... jamais !...
SUZANNE.
Je ne puis pas la voir pleurer ainsi, moi...
Elle arrache le papier bleu de l’enveloppe et le présente à Clarisse.
Clarisse ! Est-ce que votre lettre ne ressemble pas à ceci ?...
CLARISSE, dépliant la lettre.
C’est elle !
SUZANNE, éclatant de rire.
Ah ! ma chère, les petites cornes !... Qu’est-ce que je vous disais ?... les petites cornes !
CLARISSE.
C’est bien elle !...
Lisant.
« Je pars cette nuit ; mais, de près ou de loin, mon amour... » Mon amour !... Si M. Vanhove...
Coups violents à la petite porte.
SUZANNE.
On frappe !...
CLARISSE.
On frappe !
VANHOVE, dehors, frappant plus fort.
Ouvrez donc !
SUZANNE.
Vanhove !... Donnez !
Elle lui reprend la lettre.
CLARISSE, effrayée.
Ah ! mon Dieu ! où me cacher ?
SUZANNE, à demi-voix, en allant à la porte pour l’ouvrir.
Toujours la même !... On ne se cache pas !... on reste !
CLARISSE, perdant la tête.
Oh ! non ! non ! il verrait mon trouble... il devinerait...
Elle cherche.
Ah ! dans cette chambre !
Vanhove frappe plus fort.
SUZANNE, la main sur la serrure de la petite porte.
Mais restez donc !
CLARISSE.
Non !
Elle entre dans la chambre de Prosper et ferme la porte.
SUZANNE, avec dépit.
Ah ! maladroite !
Elle ouvre.
Scène IX
SUZANNE, VANHOVE, en chasseur, avec son fusil
VANHOVE, surpris.
Vous ?
SUZANNE, très calme et riante.
Eh ! bien, oui, moi !... Quel vacarme, cousin !
VANHOVE.
Ici ?
SUZANNE.
Sans doute ! un musée... je regarde !
VANHOVE, regardant autour de lui.
Seule ?
SUZANNE.
vous voyez...
Elle va s’asseoir à la table devant les casiers de coquillages.
Il y a une collection de coquillages... c’est merveilleux ! Regardez donc !
VANHOVE, déposant son fusil contre le bras du divan.
On parlait ici tout à l’heure ?
SUZANNE.
Oui !... je cherchais à déchiffrer les étiquettes tout haut. Ces savants leur donnent des noms si baroques !... Tenez... regardez-moi celui-là ; est-il assez joli ?
VANHOVE.
Suzanne ! vous n’étiez pas seule, et Clarisse était ici !
SUZANNE.
Clarisse ? Tiens ! pourquoi faire ?
VANHOVE.
Oh ! rien de bon, apparemment, car elle s’est enfuie !
SUZANNE, riant en regardant toujours les coquillages.
Ah ! par exemple ! – Est-ce que cela vous prend souvent, cousin ?
VANHOVE.
Je vous dis qu’elle y était !
SUZANNE.
Alors, pourquoi n’y serait-elle plus !... mon ami... j’y suis bien, moi ! Croyez-vous qu’elle s’est cachée... sous la table ?
VANHOVE, brutalement, en la regardant en face.
Alors, pourquoi n’avez-vous pas ouvert tout de suite ?
SUZANNE, soutenant son regard.
Parce que j’ai cru qu’on frappait à la porte du fond, et que j’ai ouvert l’une avant l’autre, voilà tout !
VANHOVE.
Vous l’avez ouverte pour que Clarisse pût s’enfuir... c’est par là qu’elle est sortie !
Il traverse et va ouvrir la porte du fond.
SUZANNE.
Ah ! décidément, tenez ! vous êtes ennuyeux !... Si elle est sortie par là, allez vous en assurer, et laissez-moi regarder tranquillement mes petites coquilles !
VANHOVE, redescendant.
Suzanne, j’ai trouvé ma femme bien émue ce matin, après sa conversation avec ce monsieur... qui l’a connue autrefois ! Ils se sont parlé bas avant le déjeuner !... Que se disaient-ils à l’oreille en se disputant cette porcelaine ?
SUZANNE, se levant, et descendant en regardant de petits coquillages.
Ils se disaient probablement que M. Vanhove est un drôle d’homme avec ses jalousies...
VANHOVE, sans l’écouter, s’échauffent peu à peu.[14]
Il m’a demandé la main de Marthe, ce monsieur... sans la connaître... Quelle apparence ! un moyen de s’introduire ici, de la revoir... un jeu concerté d’avance, ce mariage !... pour dérouter mes soupçons !
Saisissant la main de Suzanne.
Dites que ce n’est pas cela !... Dites-le en face !
SUZANNE.
C’est évident ; seulement, lâchez ma main, Vanhove, vous me faites mal... Et voilà comme vous traitez les coquillages... Tenez !
Elle ouvre sa main et il en tombe une coquille en poussière.
Ce n’est pas gentil !
VANHOVE.
Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait ?... j’ai quitté la chasse pour revenir brusquement au château... j’ai demandé madame... elle était sortie... J’avais avec moi Myrrha, ma chienne, qui lui est attachée autant qu’à moi !... Je lui ai dit : « Cherche maîtresse, Myrrha !... cherche bien !... »
SUZANNE.
Oh !... si l’on peut...
VANHOVE, l’imitant.
Oh ! – Et Myrrha s’est élancée dans le parc pour venir droit à la maison de Thirion, où elle s’est arrêtée à la porte qui est au bas de cet escalier. Je vous dis que ma femme est ici, Suzanne.
Éclatant.
Où est-elle ? où est-elle ?...
SUZANNE.
Est-ce que je sais, moi ?... Appelez Myrrha, mon cher !... du moment que vous chassez votre femme au chien courant !...
VANHOVE, frappé et tombant assis.
Ah ! Suzanne, vous avez raison !... Je suis un malheureux !... c’est vrai !... mais cette jalousie est une affreuse passion... Elle m’aveugle et me rend fou !... La fièvre bat mes tempes... je ne suis plus un homme... mais une bête fauve... qui n’entend rien, ne connaît rien !
Pleurant.
Ah ! laissez-moi pleurer... Tenez ! cela me soulagera... Ah ! Dieu ! mon Dieu ! que cela fait donc mal !
SUZANNE.
Voyons ! Vanhove !... mon ami... je vais vous, gronder, moi ! grand enfant que vous êtes !... Est-il possible de gâter ainsi son bonheur ! Avec la femme la plus charmante, la plus aimable qui ne pense qu’à vous, qui ne vit que pour vous !...
VANHOVE.
Oh ! je le sais ! je le sais ! Je me raisonne, Suzanne... Je me calme... mais à la première occasion... si je crois...
Apercevant le châle de Clarisse et sautant dessus.
Mais vous voyez bien qu’elle est venue, puisque voici son châle !...[15]
SUZANNE.
Son châle !
VANHOVE, le lui montrant.
Niez-le donc !... le voilà !... Qui l’a mis là ?
SUZANNE.
Moi, j’ai pris le premier venu !
VANHOVE, hors de lui.
Non !... je ne vous crois pas !... Le châle est ici, elle n’est pas sortie, elle est cachée !... Mais je vous jure Dieu que si je la trouve !...
SUZANNE.
Vanhove, arrêtez !...
VANHOVE, frappant les murs malgré elle et cherchant une porte.
Laissez-moi !
SUZANNE, cherchant à l’arrêter.
Mon ami !
VANHOVE, découvrant la porte de la chambre.
Une porte ! c’est là !...
Suzanne se jette devant lui.
Elle est cachée dans la chambre de cet homme ! Laissez-moi passer, vous dis-je !... Et sur ma vie,
Il saisit son fusil.
je tuerai du même coup l’amant et sa maîtresse !
SUZANNE.
Ah ! malheureux ! tuez-moi donc alors ! – Sa maîtresse, c’est moi !
VANHOVE.
Vous !
SUZANNE, avec une volubilité qui l’étourdit.
Il faut bien vous le dire à la fin, fou que vous êtes !... puisque vous faites un esclandre qui va l’apprendre à tout le monde... Quoi ! vous ne l’avez pas compris tout de suite, à mon trouble, à mon embarras ?... Ah ! çà, croyez-vous qu’une femme vienne seule, chez un homme, pour regarder des papillons et des coquillages ? Si je n’ai pas ouvert, c’est que j’avais peur d’être surprise ; si votre chienne s’est arrêtée à la porte, c’est qu’elle a reconnu le châle de Clarisse ; si Clarisse a refusé hier la main de Marthe à Prosper, c’est qu’elle sait notre liaison... Si Prosper veut se marier, c’est qu’il se figure que je l’ai trompé et qu’il veut me punir et se venger !... Si Clarisse lui parlait bas, c’était pour me justifier, pour l’attendrir et pour empêcher ce mariage qui ne se fera pas ! car je suis jalouse aussi, moi, Vanhove, jalouse comme vous, tenez ; et je vous promets que quand je m’y mets !... ah ! mais !
VANHOVE.
Est-ce possible ?... Vous, Suzanne, si vertueuse ?
SUZANNE, soupirant.
Ah ! mon pauvre ami ! Il y a des jours et des heures !... ah !
VANHOVE.
Attendez donc !... oui !... il m’a parlé ce matin de l’amour d’une femme, il y a trois ans !
SUZANNE, soupirant.
Moi !
VANHOVE.
D’une trahison !
SUZANNE, soupirant.
Apparente, hélas !... Moi !
VANHOVE.
Et pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela tout de suite ?
SUZANNE.
Tiens ! vous êtes bien bon ! Si vous croyez qu’on fait volontiers un pareil aveu !...mais vous alliez tout casser !... Et des cris ! vous ne vous entendez pas !... Alors ! ma foi, la peur ! et puis... Enfin, c’est dit, c’est dit !... n’est-ce pas ?... – Mais ma réputation... à ma place... vous comprenez, Vanhove ?
À part.
Et taratatata ! Je l’embrouille si bien que je ne sais plus ce que je dis !...
VANHOVE.
Calmez-vous, Suzanne ! Personne ne saura ce que vous m’avez confié... et de ce mal, il sortira un grand bien !
SUZANNE.
Comment ?
VANHOVE.
Car à présent, ce n’est plus Marthe que M. Prosper doit épouser... c’est vous !
SUZANNE.
Moi ?
À part.
Ah ! bien ! je n’avais pas prévu celle-là !
VANHOVE.
Ah ! ah ! soyez tranquille ! j’en fais mon affaire !
SUZANNE.
Mais, mon ami !...
VANHOVE.
Non ! non ! je le verrai, moi ! je lui parlerai, moi ! et tout de suite, encore ! Où le trouve-t-on, ce monsieur ?...
SUZANNE.
Oh ! mon ami ! pas avant moi !... vous me laisserez bien la joie de le ramener moi-même, voyons !...
Insistant.
Ah ! Vanhove...
VANHOVE.
Eh bien ! soit ! Mais je vous déclare qu’à l’heure du diner, s’il n’a pas pris son parti, je le saisis à la cravate !
SUZANNE.
Ah ! mon ami !
VANHOVE, sans lui laisser le temps de placer une parole.
Et il vous épousera ! je vous en réponds ! mort ou vif !... Une femme comme vous ! soupçonnée !... accusée !... Mais c’est comme Clarisse ! ma bonne, ma sainte Clarisse !... que... je...
Riant.
Mon Dieu qu’on est donc sot !... Ah ! il vous épousera ! je suis trop content pour que tout le monde ne le soit pas ! il vous épousera ! et quelle fête ! Par saint Hubert ! Suzanne, il faut que vous soyez heureuse... je suis trop content. Allons ! en chasse ! en chasse !
Reprenant son fusil.
Debout ! Myrrha ! En chasse, ma fille !
SUZANNE, à part.
Et on dit qu’il ne parle pas !
VANHOVE.
Ah ! surtout, pas un mot à Clarisse, Suzanne...
SUZANNE.
Soyez tranquille, mon ami, elle ne le saura pas plus demandé qu’aujourd’hui !
VANHOVE.
En chasse, Myrrha ! Ah ! quelle fête !
SUZANNE.
Ah ! quelle fête !
Il sort.
Ouf !
Scène X
CLARISSE, SUZANNE
CLARISSE, sortant de la chambre.
Parti ?
SUZANNE.
Chut !
Clarisse rentre.
VANHOVE, dehors.
En chasse, Myrrha ! allons, ma fille !
SUZANNE.
Il s’éloigne.
CLARISSE, se jetant dans ses bras.
Ah ! Suzanne ! mon amie, ma sœur ! soyez bénie, vous m’avez sauvée deux fois !
SUZANNE.
Folle ! il faut bien se soutenir contre l’ennemi commun !... Seulement, je suis perdue, moi !
CLARISSE.
Perdue !
SUZANNE.
S’il faut que j’épouse ce monsieur, je le tue d’abord... je le tue le soir des noces !
CLARISSE.
Ah ! mon Dieu ! si mon mari s’obstine à le voir, à lui parler !... tout se découvre ! Il faut qu’il parte !
SUZANNE.
Il partira ! Mais sortez vite ! Vanhove peut rentrer à la maison !
CLARISSE.
Brûlez la lettre !... je voudrais bien la voir brûler, d’abord !
SUZANNE.
Vite donc ! vous devriez être là-bas avant lui !
CLARISSE, remontant vers la porte du fond.
Si l’on me voit ?
SUZANNE, ouvrant la petite porte.
Par là ! c’est désert !
CLARISSE.
Je me sauve !
SUZANNE, lui arrachant le châle.
Laissez le châle !
CLARISSE.
C’est vrai !... Oh ! j’irai vite ! je suis plus légère qu’en venant !
Elle sort par la droite.
Scène XI
SUZANNE, seule
Elle tire la lettre de sa poche
Brûler la lettre, ce n’est pas difficile; mais le faire partir, c’est autre chose !... Il voudra sa revanche !
Retardant la pendule.
Quatre heures et demie ; il aurait le temps de faire ses malles, et de partir encore ce soir par le train de neuf heures !
Elle commence à chiffonner la lettre pour la jeter au feu.
Voilà qui serait joli !...
S’arrêtant et regardant la lettre.
Ah ! non... pas l’enveloppe. Rendons à César ce qui est à César...
Elle tire le papier de l’enveloppe.
Tiens ! au fait ! je vais y glisser le premier papier venu...
Elle met un petit carré de papier pris sur la table.
Et au milieu du tabac !... là !
Elle replace l’enveloppe parmi les lettres dans la jatte.
Voilà !... À monsieur Prosper Block, à Honoloulou ! Maintenant mettons un peu d’ordre...
Elle rejette dans la jatte tous les objets qu’elle en avait tirés précédemment, remue le tout et replace la jatte.
C’est cela ! Quant au billet doux...
S’approchant de la cheminée.
ce n’est pas précisément ce que je m’étais, promis ; j’aurais eu plus de plaisir...
Elle l’approche du feu.
à le lui faire brûler à lui-même...
Le papier prend feu ; elle le retire et souffle.
...à lui-même ?... Tiens !... Qu’est-ce qu’il m’a donc juré ? Si vous me le faites brûler, de ma main, à ce feu-là, je vous donne ma parole d’honneur que je pars ce soir pour aller chercher femme aux îles Marquises !... C’est cela qui nous irait !... A-t-il une parole d’honneur, cet homme-là ?... Il doit en avoir une !... mauvaise tête !... cerveau malade !... mais je croirais assez à sa parole, moi ! – Voyons donc ! voyons donc ! Est-ce qu’il serait bien difficile de lui faire brûler cela ?
Elle regarde le foyer.
En le plaçant bien... près du feu !... là, par exemple !
Elle place le papier chiffonné et tordu près de la cheminée.
On dirait qu’on a déjà allumé un cigare avec !...
S’éloignant en le regardant de tous les cotés.
Pour quelqu’un comme moi, qui aime les petits tours d’adresse, c’est très appétissant, ce papier à faire brûler !... Il va m’amuser, ce monsieur, pour changer ; car depuis ce matin, il m’ennuie assez !
Elle écoute.
On monte ! c’est lui ! et les allumettes que j’oublie !...
Elle les jette toutes dans le feu.
Là !...
Elle s’assied dans !e fauteuil, à droite de la table.
Ayons l’air bien abattue, bien abattue...
Elle s’étend et fait semblant d’être assoupie. Prosper frappe tout doucement.
Ah ! oui, va, frappe !...
Scène XII
SUZANNE, PROSPER
PROSPER. Il ouvre doucement la porte du fond, cherche Suzanne du regard, et la voyant étendue dans le fauteuil, s’avance sur la pointe du pied.
Endormie !... Fatigue ! accablement ! désespoir !
Regardant autour de lui.
Eh bien, elle a assez remué mon petit ménage !
Il jette un coup d’œil dans sa chambre à coucher et éclate de rire.
Et l’épître ?... l’avons nous trouvée ?
Suzanne le regarde du coin de l’œil en souriant, tandis qu’il cherche, dans la jatte et aperçoit l’enveloppe.
Elle y est !... Allons !
Assis sur la table à côté d’elle.
Le sexe rusé est battu !
Regardant Suzanne de très près.
Nous sommes bat...
S’interrompant.
Tiens !... au repos... c’est étonnant comme elle est jolie !
Regardant de plus près.
Mais très jolie !... c’est fin !... fin !... fin !...
Il tourne autour d’elle.
Et quant aux yeux !...
SUZANNE ouvre les yeux tout grands en le regardant.
Plaît-il ?
PROSPER, ébloui et reculant.
Oh ! éblouissants !...
SUZANNE, feignant de se réveiller.
Ah ! mon Dieu ! je vous demande pardon ! je crois que je m’étais endormie...
PROSPER.
Vous êtes chez vous, madame !...
SUZANNE, se levant.
Quelle heure est-il donc ?
PROSPER.
Cinq heures.
Il passe à la cheminée.
SUZANNE.
Déjà si tard !
PROSPER.
Et, sans raillerie, l’avez-vous trouvée ?
SUZANNE.
Non, mais je n’y renonce pas... Vous voyez que je poste ! et j’y reste !...
Elle vient s’asseoir devant la cheminée.
PROSPER.
Même ce soir ?
SUZANNE.
Même ce soir !
PROSPER.
Même la nuit ?
SUZANNE.
Même... – Bah ! je l’aurai avant !
PROSPER, riant.
Eh bien, sur mon âme, madame, c’est chevaleresque et beau ! Voilà bien l’entêtement le plus héroïque que j’aie vu de ma vie !
SUZANNE.
Comment, de l’entêtement ? Vous appelez cela de l’entêtement ?
PROSPER.
Mettons de l’amour-propre !
SUZANNE.
Ni l’un ni l’autre !
PROSPER.
Ah ! ne vous en défendez pas !... Vous avez une réputation de finesse et d’esprit à sauver ! Cette lutte, un peu témérairement engagée, peut la ternir par un échec... Vous faites à toutes vos forces un appel désespéré, vous vous jurez à vous-même de mourir sur la brèche !... C’est beau ! c’est grand, c’est sublime ! Et si le hasard de la guerre ne m’avait fait votre ennemi, sur ma foi, je voudrais combattre sous votre étendard et la conquérir avec vous, cette malheureuse lettre !
Suzanne fait semblant de grelotter.
Ah ! vous avez froid... pardon !
Il jette une bûche au feu.
SUZANNE.
Alors, tout de bon, vous vous imaginez que tout ce que j’en fais n’a pour motif que la sotte vanité de vous battre ?
PROSPER, se retournant vivement, et à genoux devant le feu.
Ne dites pas vanité, madame, dites orgueil ! et légitime orgueil ! Vous combattez un homme qui a fait la guerre aux peaux rouges ! Témoin ce casse-tête conquis par moi sur un grand chef... Le caïman qui pleure sa postérité !... Je suis un grand chef, moi-même... un grand chef des visages pâles, subtil au flair, rusé à la piste, et ce ne serait pas pour vous une médiocre gloire que de conquérir ma chevelure !
La nuit est venue peu à peu.
SUZANNE.
Eh bien, pour parler comme vous, malgré le plaisir que j’aurais à vous scalper, grand chef, c’est un motif plus honnête qui m’a fait prendre le sentier de la guerre !... Seulement, ayez la complaisance d’allumer votre lampe, car décidément on n’y voit plus clair.
PROSPER, se relevant pour prendre la lampe qui est sur la cheminée.
Oui, madame !... Mais, à défaut d’orgueil, quelle raison peut vous obliger à cette lutte désespérée ?
SUZANNE.
Ah ! vous n’admettez pas qu’il en puisse exister de plus sérieuses ?
PROSPER.
J’avoue que...
La lampe crie comme lorsqu’elle est vide.
Allons, bon ! cet imbécile de domestique qui n’a pas mis d’huile !
Il sonne.
SUZANNE.
Allumez une bougie... ce sera plus vite fait.
PROSPER.
C’est juste !...
Il cherche ses allumettes.
Je dis, madame, que si ce n’est pas le désir, très naturel chez une femme, surtout... Ah ! bien ! pas d’allumettes, maintenant !
SUZANNE.
Eh bien ! le premier morceau de papier !
PROSPER, se penchant et apercevant le papier roulé.
Voici l’affaire !
Il le ramasse.
...Très naturel chez la femme, de ne pas se laisser vaincre en habileté par un nomme...
Il approche du feu le papier, qui commence à s’enflammer.
LE DOMESTIQUE, entrant avec une lampe allumée.
Monsieur a sonné ?
PROSPER, éteignant le petit papier et le gardant à la main.
Ah !... bon !... merci !... voilà ce que je désirais...
SUZANNE, à part, pendant qu’ils placent la lampe sur la table.
Maudit fâcheux !... c’était fait !
Le domestique sort.
PROSPER, continuant.[16]
...Par un homme !... (je finirai peut-être ma phrase...) Je ne vois pas du tout ce qui peut vous exciter ainsi contre moi !
SUZANNE.
Et le désir de sauver une amie, pourquoi le comptez-vous ?
PROSPER, toujours avec le papier à la main. Ils sont assis face à face, Prosper à droite de la table, Suzanne à gauche.
Une amie !... une amie !... – Mon Dieu, madame, pardonnez-moi cette question ; mais est-il bien possible qu’une femme soit assez l’amie d’une autre femme pour la tirer d’un mauvais pas ?
À part.
Elle est ravissante à la lumière !
SUZANNE.
Je pourrais m’offenser de la question ; mais j’aime mieux en rire !...
PROSPER, mordillant le papier.
Ravissante !
Haut.
Notez que je n’ai pas meilleure opinion de mon sexe, et que je ne crois pas à la bonté de l’un plus que de l’autre !
Suzanne prend machinalement l’enveloppe et la fausse lettre dans la jatte et affecte de jouer avec ; mouvement de Prosper.
SUZANNE, riant.
C’est que vous vous regardez dans la glace.
PROSPER, riant de lui voir la lettre à la main.
Si vous voulez dire que je suis un égoïste...
À part, enchanté.
Oh ! la lettre !...
Haut.
Je vous avoue que j’y fais tous mes efforts ; on ne me fait que du mal, et je ne vois pas ce que je gagnerais à faire du bien aux autres.
SUZANNE, rejetant la lettre dans la jatte.
Et le plaisir de le faire !... Si vous saviez à quel point un service rendu nous fait paraître le ciel bleu, le repas appétissant, et doux l’oreiller... ah ! monsieur l’égoïste !... vous seriez bon par amour de vous-même !... De tout ce que vous avez dépensé dans votre vie, comptez ce qui vous reste. Le peu que vous avez donné...
PROSPER, surpris.
Peut-être... oui !...
À lui-même.
Quel sourire !... et quelle âme !...
Il jette le papier sur le tapis.
SUZANNE, à part.
Si j’éteignais la lampe... il serait bien forcé de la rallumer.
Elle se met à monter et descendre la mèche.
PROSPER, avec élan.
Tenez, madame !...
S’arrêtant.
Elle fume ?
SUZANNE, continuant.
Oui ! un peut...
Elle l’éteint.
Ah ! mon Dieu !
Elle ôte le verre et prépare la lampe pendant tout le couplet suivant.
PROSPER, à part.
Tant mieux !
Haut.
Ah ! madame, si vous pensez tout ce que vous dites !... si vous n’agissez vraiment que par bonté d’âme... Ah ! non, non, ce n’est plus de l’enthousiasme que vous devez m’inspirer, c’est de la vénération, de l’idolâtrie, du culte !... Vous n’êtes plus seulement une femme d’une beauté, d’un charme, d’un esprit adorables !... mais un être venu je ne sais d’où, je ne sais comment, pour être adoré par moi sans que je sache précisément pourquoi... mais qu’il faut que j’adore bon gré, mal gré, sous peine d’être stupide ; car vous êtes, de toutes les femmes, la seule femme, véritablement femme, dont on puisse faire sa femme !
SUZANNE.
Parlez-moi de déclaration !... en voilà une !... mais elle serait beaucoup plus claire si vous rallumiez votre lampe !
PROSPER, se rapprochant d’elle.
Non, madame, non, rien n’est doux comme la lumière d’un foyer d’automne, et surtout pour ce que j’ai à vous dire...
SUZANNE.
Allumons ! ou je m’en vais !
PROSPER.
Ah ! commandez, je suis votre esclave !... Mais je n’ai pas d’allumettes !... aussi je vous jure...
SUZANNE.
Allumons ! allumons !
PROSPER.
Oui, je vous jure !... Je vous jure que depuis mon retour vous m’avez électrisé, grisé !...
SUZANNE, lui montrant la lampe.
Oui, mais...
PROSPER.
Je suis fou !... mais c’est peut-être la raison qui revient avec l’amour !...
SUZANNE.[17]
Ah ! je m’en vais !
PROSPER.
Vous ne vous en irez pas... Non ! non ! vous ne laisserez pas votre œuvre inachevée !... Vous m’avez fait croire un instant que la vertu la plus pure et la bonté parfaite pouvaient être de ce monde ; je veux le croire toute ma vie, et pour vous prouver que j’en suis digne... Cette lettre, madame, cette lettre, précieux talisman qui vous a fait descendre du ciel pour moi... je veux la détruire... et brûler avec elle devant vous...
Il prend l’enveloppe dans la jatte.
mon passé, et toutes ses erreurs, que j’abjure.
Il jette l’enveloppe au feu.
SUZANNE, à part.
Ah ! bien ! je l’embrasserais pour ce mouvement-là !
PROSPER, prenant l’enveloppe avec les pincettes.
Regardez, madame, elle brûle ! elle brûle !
SUZANNE, à part.
Je n’aurai plus le courage de le renvoyer, maintenant !... – Bah !... Je le mettrai dans la confidence, et il restera !
PROSPER.
En voulez-vous les cendres à vos pieds ?
SUZANNE, riant.
Êtes-vous bien sûr que ce soit elle ?
PROSPER.
Vous douteriez ?
SUZANNE.
De votre bonne foi !... Oh !... non ! – Mais donnez-moi ce petit papier que vous teniez tout à l’heure !
PROSPER, cherchant sur le tapis.
Le petit papier !... Je ne comprends pas !...
SUZANNE, riant.
Le voilà !...
Prosper le ramasse avec étonnement.
PROSPER.
Eh bien, madame ?
SUZANNE, écoutant.
Chut ! – Qu’est-ce que c’est que cela ?
PROSPER.
Les abois des chiens !
Allant à la fenêtre.
Thirion, Busonier et Vanhove, qui reviennent de ce côté !
SUZANNE.
On peut monter. Vite !... Donnez !...
PROSPER.
Ah ! j’y suis. – Vous avez peur d’être surprise avec moi dans l’obscurité !... Soyez tranquille !...
Il allume le papier.
VANHOVE, dehors, sous la fenêtre.
Ici, Myrrha, ici !
SUZANNE, regardant le papier qui brûle.
Allons ! Il est écrit que c’est lui qui le brûlera !...
Prosper allume la bougie et jette le papier enflammé par la fenêtre. Effrayée.
Ah !
VANHOVE, dehors.
Monsieur Prosper, voilà comment on met le feu à une maison !
SUZANNE.
Ah ! mon Dieu !
PROSPER, de la fenêtre, se retournant.
Ne craignez rien !... Il s’est éteint en tombant !... et j’aperçois quelqu’un qui le ramasse !
SUZANNE, épouvantée.
Vanhove ! – Tout est perdu !
PROSPER.
Comment ?
SUZANNE.
Mais c’est elle !... c’est la lettre !...
PROSPER.
La lettre !... comment... ce petit papier...
SUZANNE.
Eh ! ce petit papier, oui !... Vite ! courez !... Mais courez donc !
PROSPER, effaré comme elle et courant à la fenêtre.
Ah ! mon Dieu !... par là !...
SUZANNE, lui montrant la porte du fond.
Par là !...
PROSPER, courant à celle de droite.
Je cours !...
SUZANNE.
Mais non, par là !...
PROSPER.
Par là !
Il court à la porte du fond en renversant les chaises.
SUZANNE.
Vous me retrouverez à la serre !...
PROSPER, courant au fond.
Mort ou vif, je l’aurai !
SUZANNE, à droite, en sortant.
Soyez donc trop fine !
ACTE III
Une serre chez Vanhove. À droite, second plan, grand massif de plantes exotiques empiétant sur la scène. Au troisième plan, entrée des appartements. Au premier plan, table, fauteuils, etc. Au fond, le vitrage de la serre, tapissé de plantes grimpantes, et au milieu, la porte d’entrée. À gauche, arbustes, banc, etc. Au premier plan, une porte ; au deuxième plan, l’entrée de la salle à manger. La scène est éclairée par des lanternes, etc.
Scène première
SOLANGE, HENRI, BAPTISTE
Solange, à droite, tire d’un panier des fruits qu’elle place sur une assiette, prend l’assiette et la passe à Baptiste, qui dresse les fruits pour le dessert.
SOLANGE, à Henri.
Tenez !
BAPTISTE.
Vite ! vite ! Ces messieurs vont nous arriver affamés comme des chasseurs, et le couvert n’est pas seulement mis.
SOLANGE, même jeu.
Cette rage aussi, de mettre son dessert sur la table en même temps que le potage, au lieu de garder cela pour la petite surprise, comme de mon temps !
HENRI. Bruit et éclats de rire en dehors.
Les voilà !
Scène II
SOLANGE, HENRI, BAPTISTE, THIRION, BUSONIER, TROIS AUTRES CHASSEURS. Ils entrent par le fond, en riant
THIRION.
Mais, ventre de loup !... Je vous dis que je l’aurais tué, si je l’avais voulu.
Les rires redoublent.
BUSONIER.
Un perdreau blessé ! Un grognement pour Thirion !...
TOUS, riant.
Vive Thirion !
THIRION.
Vive Thirion !... Vous êtes tous de mauvais plaisants ! Car enfin, chacun son goût !... Voici M. d’Espars qui n’estime qu’une seule chasse ! c’est de courre le cerf !... Busonier... c’est le lièvre !... M. le receveur, qui rit là dans son coin, c’est la sarcelle !... Vanhove... Ah ! celui-là, si on le laissait faire, il chasserait l’éléphant ! Eh bien, moi, j’ai des goûts plus modernes, je fais la chasse aux papillons, et aux demoiselles !...
BUSONIER.
Avec un fusil !
THIRION.
Et voilà pourquoi je l’ai manqué, ce malheureux perdreau !... Je le tenais au bout de mon fusil, n’est-ce pas... et j’allais le tuer !... Quand j’aperçois à terre, trottant, trottant pour regagner son gîte avant la nuit... un tigre...
TOUS.
Un tigre !...
THIRION.
Un tigre !... le tigre des coléoptères ! un carabe doré !... Un naturaliste !... l’instinct l’emporte : je le guette !... comme ça... Je tire sur le perdreau en visant le carabe... je manque le premier, mais je saute sur l’autre !... Et vous voyez bien que je ne suis pas si maladroit... puisque le voilà, dans ce cornet !
Il montre un petit cornet de papier bleu, planté dans le canon de son fusil.
BUSONIER.
Si nous ne rapportions que cela pour dîner !...
THIRION.
Ah ! dîner !... À propos !... je dînerais bien, moi !
Il dépose son fusil à gauche, contre le bras du banc.
TOUS.
Ah ! oui !
HENRI, à Baptiste, bas.
Et le couvert qui n’est pas mis !
BAPTISTE.
Si ces messieurs veulent d’abord secouer leur poussière ?
BUSONIER.
Ah ! oui, les ablutions, les ablutions ne sont pas de trop !
BAPTISTE.
Les chambres de ces messieurs sont de ce côté.
Les chasseurs le suivent, et sortent avec lui par la droite.
BUSONIER.
Ah ! çà, où diable est Vanhove ?
THIRION.
Je n’en sais rien ! Il nous a quittés brusquement sous mes fenêtres.
À Solange.
Eh bien, et ma femme ? Elle n’est pas encore arrivée, ma femme ?
SOLANGE, entrée avec une pile d’assiettes.
Non, monsieur !
THIRION, regardant l’heure à sa montre.
Saperlotte !...
À lui-même.
Elle est si scrupuleuse sur le chapitre de la toilette, Colomba !... Comme son langage, rien de décolleté !... Quand en pense qu’elle ne m’a jamais tutoyé ! jamais !...
Il sort par la gauche.
Scène III
SOLANGE, HENRI, CLAUDINE
CLAUDINE, qui est entrée sur les derniers mots.
Ah ! sa femme, à ce bon monsieur !... Est-ce que ce n’est pas cette blonde si pincée qui a toujours quelque chose à dire tout bas à M. Paul ?
Henri et elle se regardent en riant.
SOLANGE, passant une assiette à Henri.
Voulez-vous vous taire, mauvaise langue !
HENRI.
Dites-donc, madame Solange, prend-on le café ici ?
SOLANGE.
Oui ! Henri entre dans la salle à manger.
CLAUDINE.
Alors, je compte sur vous pour préparer les tasses !... Je vais changer de col !... celui-là me va si mal !... j’ai l’air d’une bonne !
Elle sort par la gauche.
SOLANGE.
Oui, ça ne sait pas faire un ourlet ; mais ça sait jouer du piano !... Quelle misère !...
Elle entre dans la salle à manger avec ses assiettes de fruits.
Scène IV
PROSPER, puis SUZANNE
PROSPER. Il entre par le fond, en laissant la porte ouverte. Il est effaré, essoufflé.
Dans la serre !... Ici !... Enfin !... Heureusement !...
SUZANNE, entrant parle fond, effarée comme lui.
Heureusement !... Eh bien ?
PROSPER, de même.
Eh bien ?
SUZANNE.
Vous l’avez ?
PROSPER.
Vous ne l’avez pas ?
SUZANNE.
Eh ! non !
PROSPER.
Ni moi !
TOUS LES DEUX, avec désespoir.
Ah !
SUZANNE.
Eh ! alors, qu’est-ce que vous disiez donc : heureusement !
PROSPER.
Eh ! je disais : « Je ne l’ai pas !... mais elle doit l’avoir, heureusement ! »
SUZANNE.
Mais puisque je suis arrivée après vous !
PROSPER.
Eh ! justement ! Je descends l’escalier quatre à quatre !... J’arrive en bas... personne !... plus de papier !... Je me dis : De deux choses l’une... ou Vanhove a mis le pied dessus pour achever de l’éteindre... ou il l’a ramassé pour s’assurer qu’il était bien éteint !... Le papier n’est pas là, donc c’est la seconde hypothèse qui est la bonne. Il l’a ramassé, puis jeté... Les chiens de chasse ont la manie de tout rapporter... Sa chienne, en voyant le papier, l’a pris aux dents, puis abandonné à dix pas de là !... Suivons la piste !... je le trouverai... J’ai suivi la piste !...
SUZANNE.
Et vous n’avez rien trouvé ?
PROSPER.
C’était pourtant puissamment raisonné !...
SUZANNE.
C’est le vent qui l’a chassé !...
PROSPER.
Il n’y a pas de vent !
SUZANNE.
Alors c’est la première hypothèse qui était la bonne !...
PROSPER.
C’est ce que je me suis dit !... Vanhove a marché sur le papier !... J’ai mal cherché !... mais heureusement mademoiselle Suzanne est plus adroite que moi... elle l’a trouvé !...
SUZANNE.
Mais je n’ai pas cherché, moi !... Je descends ; vous n’y êtes plus !... Je me dis : « Il l’a ! courons ! » – Et... j’accours !
PROSPER, s’asseyant à droite.
Mille crocodiles ! c’est à recommencer demain matin, au petit jour !
SUZANNE.
Comment, demain matin ?... mais tout de suite !
PROSPER, effrayé.
Sans paletot !
SUZANNE.
Il s’agit bien de paletot !
PROSPER.
Mais, mademoiselle, considérez...
SUZANNE.
Voulez-vous que le premier passant le trouve...
PROSPER.
Non !
SUZANNE.
Et le porte à Vanhove ?
PROSPER, se levant.
Ah ! je me brûlerais le peu de cervelle qui me reste !
SUZANNE.
Eh bien ! marchez vite !...
PROSPER, boutonnant sa redingote et frissonnant d’avance.
Oui, mademoiselle ! Brou... brou !...
SUZANNE, lui jetant le châle de Clarisse sur l’épaule.
Vous avez froid ? – Tenez, voilà mon châle !
PROSPER.
Non, mademoiselle, non !
SUZANNE, insistant.
Si ! si !
PROSPER, se laissant envelopper du châle.
Ah ! mon Dieu !... elle m’éblouit ! elle me fascine, elle me grise !... Je suis désarmé, dompté
Le châle lui ferme la bouche.
muselé !...
SUZANNE.
Allons, vite !... en route !
PROSPER.
Oui, mademoiselle !... muselé ! Je suis muselé !...
Il se sauve par le fond.
Scène V
SUZANNE, seule et assise à gauche
Et dire que depuis ce matin je suis comme un écureuil en cage pour un méchant petit carré de papier... et à cause de ce !... Pauvre garçon !... il se donne assez de peine pour défaire ce qu’il a fait !... N’en disons pas de mal ; mais maudits soient les écrits, l’écriture et les écrivassières !... Parler et tout dire, passe !... Je vous aime est une jolie phrase à risquer... mais l’écrire !... elle se gèle en route ! Enfin !... j’aurais beau donner par lettre tous les baisers du monde à... ce monsieur, par exemple !... la belle avance pour lui !... sa joue n’en serait pas plus rouge !...
Se levant.
Tiens ! c’est singulier, c’est la mienne qui rougit !... Ah ! par exemple ! est-ce que je me ferais la mauvaise plaisanterie de me cacher une arrière-pensée sur ce monsieur ?... Ah ! mais, voyons donc !... voyons donc !... qu’est-ce que cela signifie ?... Eh ! là, mademoiselle Suzanne... je vais vous surveiller, moi !...
Scène VI
SUZANNE, MARTHE, puis BUSONIER
MARTHE.
Ah ! c’est marraine !... – As-tu vu M. Paul ?
SUZANNE, bas.
En voilà une qui n’y fait pas tant de façons !...
Haut.
Non, je ne l’ai pas vu ; mais toi, as-tu vu Vanhove ?
MARTHE.
Non ! il se promène en long et en large dans sa chambre...
SUZANNE, effrayée.
En long et en large !... nous sommes perdus !
BUSONIER, entré aux derniers mots de Marthe.
Qui est-ce qui a le front de se promener en long et en large à six heures et demie... On ne dîne donc pas, ici ?
MARTHE.
Je vais voir !...
Elle entre dans la salle à manger.
Scène VII
SUZANNE, BUSONIER
SUZANNE.
Busonier, mon ami !... Vite... répondez-moi !
BUSONIER.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?
SUZANNE.
Vous étiez avec Vanhove quand M. Prosper a jeté ce papier enflammé par la fenêtre ?
BUSONIER.
Tiens, vous savez ?
SUZANNE.
Qui l’a ramassé ?
BUSONIER
Le papier ?
SUZANNE.
Est-ce Vanhove ?
BUSONIER.
Vanhove ?
SUZANNE.
Mais répondez donc, vous me faites mourir !
BUSONIER.
Eh ! ma chère amie, laissez-moi le temps... Ah ! çà, quel diable d’intérêt ?...
SUZANNE, impatientée.
Ah !...
BUSONIER.
Ah !... j’y suis !... c’est moi qui l’ai ramassé !
SUZANNE.
Vous ?
BUSONIER.
Positivement !
SUZANNE.
Et après ?...
BUSONIER.
Après ?
SUZANNE.
Qu’est-ce que vous en avez fait ?
BUSONIER.
Ce que j’en ai... Ah ! çà, quel diable d’intérêt ?...
SUZANNE.
Ah ! quel homme !...
BUSONIER.
Ma foi ! je crois que je l’ai jeté !... Ah !... non ! non ! non ! Je ne l’ai pas jeté !...
SUZANNE, vivement.
Vous l’avez ?
BUSONIER.
Non !... Je l’ai donné à Thirion !
SUZANNE.
À Thirion ?
Paul paraît au fond et disparaît vivement.
BUSONIER.
Ou plutôt c’est lui qui me l’a pris des mains... Positivement !... c’est cela !
SUZANNE.
Thirion !... un fou !... Quel malheur ! Où est-il, au moins, que je lui parle ?
BUSONIER.
Il était là tout à l’heure avec moi...
Appelant.
Eh ! Thirion !...
SUZANNE, lui fermant la bouche.
Non ! non ! ne l’appelez pas !
BUSONIER, surpris.
Ah !... il ne faut pas l’appeler ?...
SUZANNE.
Cherchons-le, trouvons-le... Venez.
BUSONIER.
Mais... quel diable d’int... ?
SUZANNE, l’entraînant.
Mais venez donc !...
Ils sortent par la droite.
Scène VIII
PAUL, puis SOLANGE
PAUL, entrant avec précaution par la porte du fond ; il est en tenue de voyage.
Personne !... Je me risque !...
Il descend.
SOLANGE, sortant de la salle à manger avec un plateau et des tasses.
Tiens ! M. Paul !...
PAUL.
Veux-tu te taire !
SOLANGE, baissant la voix.
Madame Thirion qui me dit d’ôter votre couvert !
PAUL.
Je crois bien, Solange... elle me chasse !... Elle m’envoie à Chinon préparer mon baccalauréat !
SOLANGE.
Eh bien, vous dînerez toujours avant de partir ?
PAUL.
Ah ! il y a longtemps que je suis parti !... Sous prétexte que ma place était retenue d’avance... elle m’a fait prendre la patache à cinq heures, devant la porte, en me recommandant au conducteur !... Et voilà une heure que je suis en route.
SOLANGE.
Comme ça ?
PAUL.
Tu comprends ; j’étais seul dans le coupé... aux dernières maisons du village, à la petite côte... j’ai ouvert tout doucement la portière... j’ai sauté sur le chemin, sans être vu, et je suis revenu à travers champs !...
SOLANGE.
Pourquoi faire ?
PAUL.
Pourquoi faire, Solange ? Mais pour la revoir, elle !... Tu sais bien qui !... pour lui dire que je l’aime... que je l’aime bien plus que ce matin, cent fois plus !... Et que je veux pas la quitter... et que je veux qu’on nous marie... et que je n’ai pas besoin d’être bachelier pour ça !...
SOLANGE.
Ah ! si mademoiselle Marthe vous entendait ! quelle semonce !
PAUL.
Marthe !... Ah ! je suis bien sûr que non !...
SOLANGE.
Ma patronne !... Il est devenu fat !
PAUL.
Elle serait bien trop contente de me voir.
SOLANGE.
Vous voir ?... Vous comptez la voir ?...
PAUL.
Tiens !... je crois bien... pendant le dîner !
SOLANGE.
Et où ça, s’il vous plaît ?
PAUL.
Ici !... – C’est joliment commode, la serre... Il y fait bon !... Je m’y cache tout l’hiver ! Et je la verrai, et je lui parlerai toute la journée !... et libre... comme le sauvage dans ses forêts... sans tuteur, ni tutrice !... Plus de Colomba ! – A bas Colomba !...
SOLANGE.
Mais c’est un garnement !...
PAUL.
Et pour commencer, je vais écrire un petit mot à mademoiselle Marthe.
Se fouillant.
Eh bien... mon calepin !... Ah ! je l’aurai perdu en sautant de la voiture !... Mais voilà toujours un bout de crayon... donne-moi du papier, vite !... du papier !
SOLANGE.
Moi !... Ah bien, plus souvent !
PAUL.
Tu refuses ?
SOLANGE.
Mais je vais aussi porter votre lettre, n’est-ce pas ?
PAUL.
Certainement !
SOLANGE.
Mais tout de suite !... A-t-on jamais vu ?...
À part.
Je m’en vais, il finirait par m’enjôler !...
PAUL.
Solange !... ma chère Solange !...
SOLANGE, indignée.
Me proposer à moi !... Voulez-vous, petit monstre !...
Elle sort par la salle à manger.
Scène IX
PAUL, seul
Moi qui comptais sur elle !... comment faire ?
Il tâte ses poches.
Voilà bien le crayon,... mais le papier à lettre !...
Avec dépit.
Ah !...
Il tombe assis sur le banc de gauche, et se trouve en face du petit cornet de Thirion.
Oh ! Providence !... Ce cornet !...
Il le prend et le secoue.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... Un grelot !
Il ouvre et regarde.
Un scarabée !... c’est le gibier de mon tuteur !... Bah ! un de plus ou de moins dans sa collection !... il croira qu’il l’a perdu en route !
Il secoue le cornet ouvert.
Voilà un animal qui doit un joli cierge à l’amour !... Il échappe au camphre !
Il plie et déchire le bord qui est tout brûlé, puis jette ce fragment à terre.
Là ! comme cela, ce sera plus convenable !... C’est écrit, mais il y a un côté tout blanc ! Quelle chance !
Il écrit.
« Je suis revenu... on veut me faire passer mon baccalauréat, mais je ne veux pas être bachelier, je veux être votre mari... je suis caché dans la serre... pour la vie... »
THIRION, dehors.
Le papier ?
PAUL, se levant.
Quelqu’un !... mon tuteur !... Ah ! mon Dieu !
Il se jette à droite dans les plantes du massif, qui se referme sur lui.
Scène X
SUZANNE, BUSONIER, THIRION.
Ils rentrent par la droite.
THIRION, criant.
Mais le papier qui ?... mais le papier quoi ?... Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites !
SUZANNE.[18]
Mais voulez-vous ne pas crier si fort !
THIRION, bas.
Quel papier ?
SUZANNE.
Celui de Prosper !
BUSONIER.
Allumé !
SUZANNE.
Jeté par la fenêtre !...
BUSONIER.
Que j’ai ramassé !...
SUZANNE.
Et que vous lui avez pris des mains !
THIRION.
Ah ! le chiffon de papier brûlé !... mais parlez donc !
SUZANNE.
Enfin !
THIRION, sans l’écouter.
Eh ! mettez-vous à ma place !... Vous me dites le papier !... Quel papier ? Il y a tant de pa...
SUZANNE, impatientée, à Busonier.
Oh ! il est encore plus agaçant que vous !
THIRION.
Si vous m’aviez dit tout de suite le chiffon...
SUZANNE.
Eh bien, le chiffon, là !... le chiffon !... Où est le chiffon ?
THIRION.
Tiens, c’est drôle !... Vous tenez à ce méchant bout de...
SUZANNE.
Oui !...
THIRION.
Vous savez qu’il est brûlé.
SUZANNE et BUSONIER, exaspérés, accentuant chaque syllabe.[19]
Qu’est-ce... que... vous en a... vez... fait ?...
THIRION.
Eh bien, j’en ai fait un petit cornet !
SUZANNE.
Un cornet ?
THIRION.
Oui, pour enfermer mon coléoptère, qui me chatouillait abominablement le creux de la main.
SUZANNE.
Et où est-il, ce cornet ?...
THIRION.
Parbleu !... il est là, dans le canon de mon fusil !
BUSONIER.
Eh ! dites-le donc !
THIRION, grognant.
Eh ! dites-le donc !
Il traverse et prend le fusil sans le regarder.
SUZANNE.
Enfin ! je le tiens !
THIRION, regardant le fusil.
Tiens ! il n’y est plus !
BUSONIER.
Parti !
SUZANNE, effrayée.
Perdu !
THIRION.
Oh ! le scélérat de carabe !... Voyez-vous cela ! Il se sera tant démené qu’il aura roulé à terre avec son sac.
SUZANNE.
Alors ! il ne peut être loin !... Cherchons !
Ils se penchent tous et regardent à terre.
THIRION, cherchant au milieu des plantes.
Ah ! c’est inouï !... Est-ce intelligent ces animaux ! Quel joli mémoire à faire sur celui-là, pour la société d’entomologie de Chinon !
Poussant un cri.
Ah !
Suzanne et Busonier se rapprochent vivement, croyant qu’il a trouvé le cornet.
J’intitulerai ça : Une évasion...
Ils se détournent avec dépit.
ou un coléoptère à la Bastille... ou le Latude des scarabées... oui, le Latude...
SUZANNE, découragée.
Rien !
THIRION et BUSONIER.
Rien !
SUZANNE.
Ah ! il n’y a pas à dire : il faut le trouver !... Cherchez !... cherchez !
Apercevant Vanhove, et vivement.
Non !... ne cherchez pas !
BUSONIER et THIRION, stupéfaits.
Ah !...
Scène XI
SUZANNE, THIRION, BUSONIER, VANHOVE, CLARISSE, MARTHE, COLOMBA, CHASSEURS, BAPTISTE, HENRI
VANHOVE.
Ah ! çà !... Est-ce qu’on ne dîne pas ?...
MARTHE, sortant de la salle à manger.
Si ! c’est prêt !
BAPTISTE.
Madame est servie !
TOUS, avec satisfaction.
Ah !
BUSONIER.
Bonne nouvelle !
CLARISSE, bas à Suzanne.
Il est parti ?
SUZANNE, cherchant toujours des yeux et distraite.
Le carabe ?... Oui, il est parti !...
CLARISSE, surprise.
Le carabe ?...
SUZANNE.
Ah ! non !... lui !... Prosper ! oui, mon amie, oui !...
À part.
Pauvre garçon, qui cherche là-bas !...
CLARISSE.
Lui parti !... et la lettre brûlée !... Ah ! Suzanne, je respire !
Elle remonte.
SUZANNE, à part.
Moi... j’étouffe !...
VANHOVE, à part, en la regardant.
Elle est soucieuse !... elle n’aura pas réussi auprès de cet homme !... Maintenant c’est mon affaire !
À Suzanne, en lui offrant son bras.
Suzanne...
SUZANNE, jetant va dernier coup d’œil à terre, et lui prenant le bras machinalement, tandis que tout le monde entre dans la salle à manger.
Merci, mon ami !
MARTHE.
Tu as perdu quelque chose ?
SUZANNE.
Oui... une petite broche !...
VANHOVE.
Ici ?
SUZANNE, vivement et se retenant.
Ah ! ne cherchez pas, mon ami, ce n’est pas la peine !
À Marthe.
Dis à Solange de venir me parler.
MARTHE.
Oui !
À part.
Conçoit-on ce Paul qui n’est pas venu !
Scène XII
PAUL, puis CLAUDINE
PAUL. Il ouvre le feuillage et sort à quatre pattes, sa lettre à la main.
Enfin !... – Voilà un quart d’heure que j’entends un bourdonnement de paroles !...
Se frottant les mains et les jambes.
On n’est pas très bien, là dedans !... Une foule de plantes qui piquent les bras... qui piquent les jambes ! Ah ! çà, qui est-ce qui va porter ma lettre ?
Il remonte et cherche des yeux dans le parc.
CLAUDINE, rentrant par la gauche avec un col de guipure.
Là !... Maintenant, je crois qu’on a l’air de quelque chose !
Apercevant Paul.
Tiens, le petit brun de la grosse dame blonde !...
PAUL, se retournant effrayé.
Ah !
CLAUDINE.
Monsieur cherche peut-être la salle à manger ?
PAUL.
Ah ! mademoiselle ! ne dites pas que vous m’avez vu... à personne ! à personne !
CLAUDINE.
Oh ! monsieur, soyez tranquille je suis discrète par état !
PAUL, à part.
Discrète !... au fait !... la lettre ! J’ai vu cela dans tous les romans... si j’essayais...
Haut.
Mademoiselle...
CLAUDINE.
Monsieur ?
PAUL, très embarrassé.[20]
Vous êtes très jolie, mademoiselle !...
CLAUDINE.
On me le dit souvent, monsieur !
PAUL, de même, les yeux baissés.
On a bien raison ; seulement il vous manque...
CLAUDINE, le regardant.
Quoi donc ?... des yeux ?
PAUL.
Oh ! non ! ceux-là suffisent !...
Timidement.
Je voulais dire, il vous manque de belles boucles d’oreilles !...
CLAUDINE, à part.
Tiens ! tiens ! il veut me corrompre ! Voyons !
PAUL, à part.
Pourvu qu’elle n’aille pas se fâcher, mon Dieu !
Haut.
Et si j’osais...
Il lui glisse sa bourse.
CLAUDINE, la prenant.
Tout ce que monsieur voudra !
PAUL, ravi.
Oh ! mademoiselle, ce que je veux, c’est que vous portiez mon petit billet !
CLAUDINE, riant et prenant le billet.
Je n’ai pas besoin de demander à qui ?...[21]
PAUL.
Tu le remettras...
CLAUDINE.
En changeant d’assiette.
PAUL.
Ah ! Marton ou Lisette !... Tiens !... tant pis ! je t’embrasse !
CLAUDINE, riant.
Celui-là ! C’est pour moi je le garde !... Elle entre dans la salle à manger.
PAUL, seul.
Ah ! mais, comme je me forme !... Escapade... billets secrets !... séduction de soubrette !... Encore quelqu’un !... le diable l’emporte !
Il se cache à gauche.
Scène XIII
PROSPER, puis SOLANGE, puis PAUL
PROSPER, rentrant par le fond, enveloppé du châle.
Rien ! rien ! rien ! – Rien qu’un froid de loup et une faim canine !...
Bruit d’assiettes dans la salle à manger.
On dîne sans moi !... Eh bien ! c’est complet maintenant : une entrée essoufflée... un costume inacceptable ! un appétit de bouvier !... me voilà parfaitement ridicule.
Assis à droite.
Ah ! Prosper ! après trois ans de circumnavigation !... faire naufrage au souffle d’une femme ! Rougis de ta propre honte... et s’il te reste quelque pudeur, contemple-toi dans ce châle !... De quoi as-tu l’air, grotesque ?... d’un Hercule abruti sous la robe de Nessus !...
Se levant.
Il te dévore, ce châle, il brûle tes os, il te calcine ! et tu ne saurais l’arracher... Tu te plais à le porter en souvenir de sa propriétaire... que tu aimes ! Allons, lâche le mot, misérable !... tu l’aimes !... tu l’aimes tellement qu’avec ton appétit féroce tu restes là à débiter ton monologue, au lieu d’aller manger !.. Va donc manger, saltimbanque ! va manger !...
SOLANGE, sortant de la salle à manger.
Monsieur !...
PROSPER.
Vite ! j’ai faim !...
Mouvement de Solange pour le retenir par son châle.
Ne touchez pas mon châle !
SOLANGE.
C’est bien monsieur qui s’appelle Prosper ?...
PROSPER.
Oui, Prosper Block, qui a très faim !...
Même jeu.
Mais ne touchez donc pas mon châle !...
Il va pour entrer dans la salle à manger.
SOLANGE, interdite.
Ah ! c’est que mademoiselle Suzanne...
PROSPER, revenant vivement.
Mademoiselle Suzanne !... Eh bien ?
SOLANGE.
Elle m’a dit comme ça de guetter monsieur à son retour...
PROSPER, enchanté.
Eh ! allons donc ! parlez donc !...
SOLANGE.
Et de dire à monsieur qu’on a perdu dans la serre un petit cornet.
PROSPER.
Un cornet...
SOLANGE.
De papier, avec une petite bête dedans.
PROSPER, stupéfait.
Une petite bête ! un cornet avec une petite bête ?... Eh bien, qu’est-ce que cela me fait ?
SOLANGE.
Ah ! c’est qu’elle prie monsieur de le chercher tout de suite, tout de suite !...
PROSPER.
Comment le chercher... comment tout de suite ! Et dîner ? et dîner ?
SOLANGE.
Ah ! dame !... elle n’a pas parlé de dîner !... elle m’a seulement dit de vous redemander son châle !
PROSPER, lui rendant le châle.
Son châle !... Ah ! dernier coup !...
Il tombe assis sur le banc à gauche.
Je suis mort !...
SOLANGE, effrayée.
Monsieur !...
PROSPER, avec dignité.
Allez ! allez !...
Solange sort toute surprise par la droite. Seul, toujours sur le banc.
Si je cherche, je ne dîne pas !... Si je ne cherche pas et si j’entre, je ne dîne pas... car son regard menaçant me coupe l’appétit... Je suis son esclave... son nègre !
Il se lève.
– Il lui faut son cornet... tout de suite, et sa petite bête !... Un caprice ridicule, extravagant !... N’importe, mon métier commence ! Dompté, muselé ! je l’ai voulu !... Allons, cherche, tout, cherche le cornet pour maîtresse à toi !... cherche la petite bête !... cherche !...
Il se met à fureter partout en remontant la scène et disparaît un moment dans le parc.
PAUL, sortant à mesure que Prosper remonte.
Je n’entends plus rien... il doit être à table !...
Regardant du côté de la salle à manger.
Ah ! la portière est ouverte ! je les vois tous ! On va changer les assiettes !...
Prosper reparaît et descend la scène en cherchant à droite, puis à gauche.
Voilà Claudine qui me fait signe...
Répondant au signe de Claudine.
Oui, oui, maintenant !... Elle prend une assiette !... elle va... – Eh bien ! où va-t-elle donc ?... Mais !... Ah ! la malheureuse, mais ce n’est pas... Elle donne la lettre à Colomba !...
Criant.
Ah !
PROSPER, assis sur le banc à gauche et se retournant brusquement.
Hein ?
PAUL.
Quelqu’un !... Je suis perdu !
Il se précipite dans le massif.
Scène XIV
PROSPER, puis VANHOVE
PROSPER, seul.
Un cri !... j’ai marché sur l’animal !...
Il cherche autour de lui en redescendant et ramasse le petit fragment de papier brûlé.
Ce ne peut pas être cela !
Il l’ouvre.
Un fragment de papier brûlé !... de papier bleu !...
Il lit.
Des fins de mots : « Ma mère... hove... hove... » Vanhove !... c’est elle !... la lettre !... ici... déchirée... comment ?...
Il se retourne et aperçoit Vanhove, qui sort de la salle à manger.
Ah ! très bien ; voici comment !...
VANHOVE, allant à la porte du fond.
J’ai entendu crier.
PROSPER, à part.
C’est ici qu’on s’égorge !... Oui, mais après dîner !...
VANHOVE, l’apercevant.
Ah ! monsieur !...
PROSPER.
Monsieur, je vous demande pardon, je me suis fait un peu attendre.
Mouvement pour entrer dans la salle à manger.
VANHOVE, l’arrêtant.
Deux mots d’entretien, monsieur, s’il vous plaît.
PROSPER, à lui-même, redescendant.
Allons ! – il est écrit que je me battrai à jeun !...
VANHOVE.[22]
Persistez-vous toujours dans la demande que vous m’avez adressée ce matin, monsieur ?
Bruit d’assiettes.
PROSPER, après un coup d’œil de regret à la salle à manger.
Mon Dieu !...
À part.
Ah ! diable, je n’y pensais plus !
Haut.
Mon Dieu, oui et non... Oui, en principe... mais en réalité, non ! non !...
VANHOVE.
Expliquez-vous !
PROSPER.
Je m’explique !... Madame Vanhove a témoigné pour cette union une si grande répugnance !...
VANHOVE.
Motivée.
PROSPER.
Motiv...
Bas.
Cela se gâte ! de l’aplomb !...
Haut.
Motivée comment, monsieur ?... Motivée par quoi ?
VANHOVE, tranquillement.
Mais peut-être par l’oubli d’une passion plus ancienne que madame Vanhove verrait avec peine sacrifier à la nouvelle !...
PROSPER, après l’avoir regardé.
Ah !
À part.
Eh bien, l’y voilà tout de suite, j’aime mieux ça !
Haut et changeant de ton.
Monsieur !... – vous savez tout, n’est-ce pas ?
VANHOVE.
Je sais tout !
PROSPER, se levant, ainsi que Vanhove.
Alors, permettez que nous en recausions après dîner.
Même jeu que précédemment pour entrer dans la salle à manger.
VANHOVE, l’arrêtant.[23]
Non, monsieur, non ! la chose est assez grave pour ne souffrir aucun délai.
PROSPER.
Oh ! mon Dieu, pas si grave que vous le croyez, mon cher monsieur. J’ai aimé la personne que vous savez... nous avons échangé quelques confidences, quelques lettres, c’est vrai... mais permettez-moi de vous dire que je m’en suis tenu au témoignage de l’amour le plus respectueux, le plus pur... et que sa vertu...
VANHOVE.
Non, monsieur !
PROSPER.
Comment, non !
VANHOVE.
Non ! monsieur ! non !
PROSPER.
Sable et marée ! voilà une erreur déplorable, et je vous donne ma parole d’honneur !...
VANHOVE.
Ne jurez pas ! Elle est coupable !... elle me l’a dit !
PROSPER.
Elle vous a dit ?...
VANHOVE.
Tout !
PROSPER.
Mais quoi, tout ? quel tout ? Il n’y a pas seulement la moitié, ni le quart.
VANHOVE.
Tout !
PROSPER.
Allons donc ! elle ne peut pas s’être accusée de ce qui n’es pas ! la médisance des femmes ne va pas encore jusque-là.
VANHOVE.
Tout, vous dis-je... Votre abandon, pour une trahison apparente... vos voyages, votre retour, et le peu de cas que vous semblez faire aujourd’hui de l’amour qu’elle vous a gardé.
PROSPER, à part.
L’amour que... Eh bien ! ce qui m’en plaît... c’est le choix du confident !
Haut.
Alors, elle vous l’a dit ?... comme cela !... tout simplement ?
VANHOVE.
Enfin, elle me l’a dit !
PROSPER.
C’est charmant !... Et vous êtes venu ?...
VANHOVE.
Oui.
PROSPER.
Pour m’offrir ?...
VANHOVE.
Oui.
PROSPER.
De nous couper la gorge ensemble ?
VANHOVE.
Non ! de vous réconcilier avec elle.
PROSPER, stupéfait.
Hein ?... Plaît-il ?
VANHOVE.
Je dis... de vous réconcilier avec elle !
PROSPER.
Vous !... me réconcilier...
VANHOVE.
L’honneur de ma maison l’exige !
PROSPER.
Ah ! c’est l’honneur qui...
À part.
Il l’entend comme aux îles Marquises, lui !...
VANHOVE, lui tendant la main.
Ainsi monsieur... c’est un ami qui vous tend la main !...
PROSPER, la serrant.
Ah ! vous êtes bien bon !... très bon.
À part.
Trop bon !
VANHOVE.
Faites son bonheur...
PROSPER, de même.
Eh bien oui, monsieur !... Eh bien oui, monsieur !
VANHOVE.
Et le mien !...
PROSPER, à part.
Et le sien ! Il dit cela avec une majesté !...
Haut.
Ah ! çà, mais sable et marée, monsieur, avez-vous bien réfléchi à ce que vous me proposez-là !... Et si je refusais, monsieur ?...
VANHOVE.
Ah ! si vous refusiez, monsieur... je vous tuerais !
PROSPER.
Ah !
VANHOVE.
Infailliblement !... car il ne sera pas dit qu’une femme douce et bonne aura cru à votre amour, et que vous lui refuserez après sa faute toutes les satisfactions qu’elle est en droit d’attendre !
PROSPER.
Toutes les satisfactions !... je lui refuse toutes...
VANHOVE.
Mais certainement !...
PROSPER, à part.
Satisfactions !... Il a des mots superbes !
VANHOVE.
Ainsi, votre choix ?...
PROSPER.
Il est tout fait ! – J’aime mieux le duel !... Mais, sable et marée... ce sera bien la première fois qu’un mari se battra pour que sa femme...
VANHOVE.
Eh ! monsieur ! ne mêlons pas le nom de ma femme à tout ceci !
PROSPER.
Eh ! monsieur !... il le faut bien !...
VANHOVE.
Non ! monsieur, il ne le faut pas : vos armes ?
PROSPER.
Les vôtres !
Scène XV
PROSPER, VANHOVE, SUZANME, CLARISSE
SUZANNE, à part.
Ah ! ce que je craignais...
CLARISSE, de même, à la vue de Prosper.
Une provocation ?...
SUZANNE, se jetant entre eux.[24]
Ah ! Prosper !... la raison de Vanhove n’aura donc pas sur vous plus de pouvoir que mes larmes ?
PROSPER, surpris.
Hein !...
SUZANNE.
Faudra-t-il que je me jette à vos pieds pour faire appel à votre honneur !...
VANHOVE, la retenant.
Oui, est-ce là ce que vous demandez ?...
PROSPER.
Seigneur Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ?...
SUZANNE.
Non ! mon ami ! Votre Suzanne n’a jamais été coupable !
Bas.
Dites comme moi !
Haut.
Non, je n’ai pas trahi mes serments !... vous le savez bien !...
Bas.
Dites donc comme moi !
PROSPER, effaré.
Mais...
SUZANNE.
Mais jamais amour plus vrai n’a été récompensé par une telle ingratitude !...
PROSPER.
Moi ?...
SUZANNE.
Maladroit !
Haut.
Et si vous refusez de me rendre l’honneur...
PROSPER, bas.
Je...
SUZANNE.
Je me tuerai... oui ! Et c’est vous !... vous qui m’aurez porté ce coup mortel !... Mais parlez donc !... parlez donc ! parlez donc !...
PROSPER, ne sachant plus où il en est.
Ah ! il faut que...
À part.
je n’y comprends rien ; mais je la sens !...
À Vanhove.
Ah ! il faut que...
VANHOVE.
Eh ! oui !...
PROSPER.[25]
Bien ! monsieur, bien !... Je comprends !... je comprends !
VANHOVE.
Que répondez-vous ?
PROSPER.
Eh bien ! je réponds, je réponds...
Résolument.
Tout cela est-il bien vrai, madame ?
SUZANNE, avec effusion.
Ah !...
Bas.
Bien ! bravo !
PROSPER, à lui-même.
Bien ! bravo !... Eh bien, attends, va !...
Haut.
Vous m’avez été fidèle, vous le jurez ?
SUZANNE, même jeu.
Ah !... il le demande !
VANHOVE.
Vous le demandez ?
PROSPER, lui serrant les mains.
Non ! monsieur, non ! je ne le demande plus !
SUZANNE, bas à Prosper.
Bien ! courage !
PROSPER, vivement.
Et vous m’aimez ?
SUZANNE, avec cœur.
Ah !...
Bas.
Censé !
PROSPER, bas.
Ah ! bien oui, censé...
Haut.
Et moi aussi, madame, moi aussi, je vous aime !
SUZANNE, bas.
Censé !
PROSPER, bas.
Ah ! bien oui, censé !...
Haut.
Et je prends monsieur à témoin de cet amour mutuel !
SUZANNE, bas.
Assez ! assez !
PROSPER.
Et je vous épouse, madame, sur mon honneur, je vous épouse, quand vous voudrez !
VANHOVE.
Enfin !
Il remonte avec Clarisse.
SUZANNE, bas.
Censé, toujours.
PROSPER, bas.
Ah ! bien oui, censé, tout de bon ! tout de bon !
Haut.
Dans mes bras, Suzanne, dans mes bras !
SUZANNE, reculant.[26]
Ah ! mais...
VANHOVE, la jetant dans les bras de Prosper.
Eh ! allez donc, Suzanne, c’est en famille !
PROSPER, l’embrassant.
Ah ! ma chère Suzanne !
SUZANNE, de même.
Ah ! Prosper !...
Bas.
Ah ! traître !...
PROSPER, de même.
Tirez-vous de là.
Scène XVI
PROSPER, VANHOVE, SUZANME, CLARISSE, THIRION, BUSONIER, COLOMBA, MARTHE, LES TROIS CHASSEURS, BAPTISTE, HENRI
VANHOVE.
Messieurs... j’ai l’honneur de vous annoncer le mariage de ma cousine Suzanne avec M. Prosper Block...
TOUS.
Ah !...
SUZANNE.
Comment ? déjà !...
Tous les entourent en les félicitant.
THIRION, seul, à l’avant-scène, tenant le petit papier bleu à la main ; il est un peu gris. On sert le café au fond.
Une lettre à Colomba !... une lettre que j’ai surprise, sans être vu, au moment où la femme de chambre la glissait sous son assiette... Ah !... l’émotion... le Champagne... j’étouffe !... lisons !
Il lit.
« Je pars cette nuit ; mais de près ou de loin, mon amour... »
S’interrompant.
Mon amour !... Il appelle Colomba mon amour !... Ah ! misérable !... Si je connaissais... et pas de signature !...
Il plie le papier en deux.
VANHOVE, redescendant avec une tasse de café à la main.
Eh bien ! Thirion... vous ne prenez pas ?...
Thirion veut faire bonne contenance.
Ah ! mon Dieu ! quelle figure !...
À Prosper, qui descend aussi avec une tasse de café.
Regardez donc !...
THIRION.
Au fait, c’est une idée !... le maître de la maison !... il doit connaître l’écriture de toutes les personnes qui sont ici...
À Vanhove, en lui donnant le papier plié.
Qui est-ce qui a écrit cela ?...
VANHOVE.
Cela ?...
Pendant qu’il cherche à lire, Prosper, derrière son dos, demande à Thirion ce qu’il a. Vanhove lit.
« Je suis revenu...»
THIRION.[27]
Comment... il est revenu... il dit qu’il part !...
VANHOVE, de même.
« ...On veut me faire passer mon baccalauréat... »
THIRION.
Comment, son baccalauréat ?... mais non, il y a : « Mon amour. »
VANHOVE, riant de son agitation.
Mon baccalauréat !... C’est écrit au crayon !...
THIRION.
Mais non !...
Il lui reprend le papier plié et le lui représente ouvert.
Là ! là !...[28]
PROSPER, reconnaissant la lettre.
La lettre !...
Il l’enlève vivement des mains de Vanhove.
VANHOVE, riant.
Voyons !
PROSPER.
Mais non ! vous ne verrez pas !
VANHOVE, riant toujours de la figure de Thirion.
Comment ?
THIRION.
Qu’est-ce à dire ?
PROSPER, achevant de prendre son café.
C’est-à-dire que je ne prends personne ici pour confident !
THIRION.
Lui !... c’est lui !...
VANHOVE, n’y comprenant rien.
Cette lettre...
PROSPER.
Eh bien, c’est moi qui l’ai écrite... après ?...
THIRION.
Lui ! toi !... vous !... sous mon toit ! Déclarer sa flamme à Colomba !...
VANHOVE, sautant.
Hein ?...
PROSPER, haussant l’épaule.
Allons donc !
VANHOVE, donnant sa tasse vide à Thirion.
Mais monsieur ! mais c’est monstrueux !... Ce matin vous me demandez la main de Marthe, ce soir vous épousez Suzanne... et vous trouvez encore le temps d’aimer...
THIRION.
Colomba !
COLOMBA, descendant.
Plaît-il ?
Vanhove remonte indigné.
PROSPER, à Thirion.
Allons donc !... Et qui est-ce qui pense à aimer Colomba ?
THIRION.
Mais toi, misérable !...
PROSPER, lui donnant sa tasse vide.
Tais-toi donc !
THIRION.
Tu l’appelles mon amour !
PROSPER.
C’est faux !...
VANHOVE.
La preuve, monsieur !...
PROSPER, embarrassé.
La preuve !...
Il fait voir adroitement la lettre à Suzanne.
SUZANNE, bas à Clarisse, avec effroi.
La lettre !
CLARISSE, de même.
La lettre !...
PROSPER, continuant.
La preuve... c’est que je prie mademoiselle Suzanne... ma femme, messieurs, d’en prendre connaissance à l’instant même...
Il tend la lettre à Suzanne.
VANHOVE, saisissant la lettre au passage.
Soit !...
Mouvement d’effroi de Prosper et de Suzanne.
Suzanne !...
SUZANNE, riant.
Inutile, mon ami... je sais ce que c’est...
VANHOVE.
Vous savez...
SUZANNE.
Un enfantillage... Brûlez !
VANHOVE.
Suzanne, prenez garde !... il y va de votre bonheur...
SUZANNE, lui présentant le candélabre qui se trouve à la portée de sa main, sur la table.
Brûlez !... brûlez !...
VANHOVE.
Vous le voulez ?...
À Prosper.
Ah ! vous êtes bien heureux d’avoir une femme...
Il allume le petit papier et le jette à terre.
PROSPER, tandis que Vanhove remonte avec le flambeau, regardant la lettre qui brûle.
Ah !... coquine !... nous as-tu donné assez de mal !
THIRION, ses deux tasses à la main.
Il y avait pourtant : « Mon amour ! »
COLOMBA.
Quoi donc ?
SUZANNE.
Une bonne nouvelle, chère dame, nous marions Marthe avec Paul !...
PAUL, s’élançant du massif.
Ah ! quel bonheur !...
COLOMBA.
Il était là !...
PAUL, à Marthe, en lui baisant la main.
Ah ! que je suis heureux !...
PROSPER, à Suzanne.
Et moi donc !
SUZANNE, à demi-voix.
Vous !... vous allez partir pour Honoloulou !
PROSPER.
Avec ma femme... oui !
SUZANNE.
Jamais !
CLARISSE.
Ah ! ma chère Suzanne !...
PROSPER.
Ah ! ma chère Suzanne !...
SUZANNE.
Allons ! il est écrit que je me sacrifierai pour tout le monde... et cela pour une lettre...
PROSPER, lui montrant le papier brûlé.
Ah ! chères petites pattes de mouche, ne les maudissez pas !...
SUZANNE, à Prosper.
Elles nous ont fait faire bien du chemin !
[1] Madame Thirion, Thirion, Busonier, Prosper.
[2] Busonier sur le canapé, Madame Thirion assise près de la table ; Prosper assis en face d’elle, Thirion sur le canapé.
[3] Colomba, Busonier, Prosper, Thirion.
[4] Colomba, Busonier, Prosper, Thirion.
[5] Colomba assise sur le canapé. Busonier, Prosper, Thirion à l’extrême droite.
[6] Vanhove, Prosper sur le canapé.
[7] Prosper, Clarisse, tous deux debout.
[8] Prosper assis à la gauche de la table, Clarisse à droite.
[9] Prosper, Vanhove, Clarisse.
[10] Vanhove et Thirion sur le canapé. Prosper, Clarisse et Busonier au delà de la table, Suzanne assise en retour. Paul et Colomba sur le canapé.
[11] Suzanne, Clarisse, Prosper.
[12] Prosper debout, Colomba assise, Suzanne derrière elle ; Busonier à droite, au fond, Thirion assis sur le divan, Marthe allant et venant.
[13] Suzanne, Prosper
[14] Vanhove, Suzanne.
[15] Suzanne, Vanhove.
[16] Suzanne, Prosper.
[17] Prosper, Suzanne.
[18] Suzanne, Thirion, Busonier.
[19] Thirion, Suzanne, Busonier.
[20] Paul, Claudine.
[21] Claudine, Paul.
[22] Prosper sur le banc à gauche, et Vanhove à droite.
[23] Vanhove, Prosper.
[24] Clarisse, Vanhove, Suzanne, Prosper.
[25] Clarisse, Vanhove, Prosper, Suzanne.
[26] Prosper, Suzanne, Vanhove, Clarisse.
[27] Thirion, Vanhove, Prosper.
[28] Toute cette scène en aparté, tandis qu’on prend le café au fond.