Le Bourgeon (Georges FEYDEAU)
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- Scène XII
- Scène XIII
- VARIANTE
- ACTE I
- Scène XI
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 1er mars 1906.
Personnages
HEURTELOUP
MARQUIS DE LAROCHE-TOURMEL
MUSIGNOL
MAURICE DE PLOUNIDEC
GUÉRASSIN
L’ABBÉ BOURSET
VÉTILLÉ, médecin principal
LUC
JEAN-LOU
ROGER
PREMIER VALET DE PIED
DEUXIÈME VALET DE PIED
COMTESSE DE PLOUNIDEC
ÉTIENNETTE
EUGÉNIE HEURTELOUP
HUGUETTE
LA CLAUDIE
CLÉO
LA MARIOTTE
LA CHOUTE
PAULETTE
ACTE I
Au château de Plounidec, en Bretagne.
Le grand salon du château. Au premier plan à droite, une porte donnant sur une pièce du château. Immédiatement près de la porte, un bouton de sonnerie électrique. Au-dessus de la porte, au deuxième plan, adossé au mur, un meuble-secrétaire, avec une chaise devant. À gauche, premier plan, une cheminée surmontée d’un portrait enchâssé dans la boiserie. Au deuxième plan, grand pan coupé au centre duquel s’ouvre une vaste baie donnant de plain-pied sur une terrasse avec vue sur la mer. Au fond, à gauche, une grande porte vitrée à quatre vantaux donnant sur le hall du château. À droite de cette porte, séparée par un pan de mur, une porte assez grande, mais à un seul vantail ; donnant sur la chambre de Maurice. Tout le fond du hall est vitré, permettant de voir le parc dont il est séparé par la balustrade du perron. Face à la porte vitrée du salon, porte vitrée au fond du hall permettant d’accéder dans le parc. Dans le salon, près et à gauche de la cheminée, un petit fauteuil tourné presque dos au public. Au-dessus, près et à droite de la cheminée, une chaise-longue en osier, avec des coussins. Un peu au-dessus ; à droite de la chaise-longue une grande table ronde sur laquelle sont des journaux, des jeux, des ouvrages de dames. Au milieu, une vasque avec des fleurs. Devant la table un tabouret carré pour s’asseoir. À droite de la table, un fauteuil ; à gauche, entre la chaise-longue et la table, et un peu au-dessus, une chaise dite « fumeuse » avec accoudoir, le siège face au public. À droite, presque au milieu de la scène, un petit meuble « tricoteuse », avec, à sa gauche, un petit fauteuil ; à sa droite, une bergère. Dans la tricoteuse, les trois journaux catholiques dont il sera question ; des pelotes de laine, un ouvrage au tricot. Au fond, de chaque côté de la porte vitrée, adossée au mur, une chaise à haut dossier. Lustre en cristal au plafond. Sur la terrasse, un ou deux fauteuils d’osier ; un télescope sur son trépied. La banne de la baie est à moitié descendue. Dans le hall, à gauche, grande table d’antichambre recouverte d’un tapis. Il fait grand soleil dehors. Toutes les entrées des gens venant de l’intérieur du château se feront par la droite du hall. Les entrées venant de l’extérieur se feront naturellement par la porte du fond du hall.
NOTA. Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle, « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui il sera à sa droite. Cependant quand les indications, au lieu de : « à droite de, à gauche de... », porteront : « à la droite de... à la gauche de... », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles du personnage désigné.
Scène première
LA COMTESSE, puis EUGÉNIE, puis LA CLAUDIE, puis LUC et LE MARQUIS
Dans le hall, Luc, deux valets de pied.
Au lever du rideau, la scène est un instant vide. Dans le hall, on voit passer un valet en livrée qui vient vite dire deux mots à Luc, le maître d’hôtel et repart aussitôt. Au même instant, toujours dans le hall, paraît Eugénie Heurteloup portant un flacon de sels et une burette de vinaigre ; elle arrive d’un pas rapide, comme une personne pressée d’apporter une chose qu’on attend.
LA COMTESSE, sortant à moitié de la chambre de droite, premier plan. À Eugénie qui a déjà pénétré dans le salon.
De l’éther !... vite, apporte de l’éther !
Elle rentre dans la chambre, dont la porte reste ouverte.
EUGÉNIE, rebroussant chemin.
Bon !...
Se cognant presque dans la Claudie qui accourt, une boule d’eau chaude à la main.
La Claudie !...
LA CLAUDIE.
Madame ?...
EUGÉNIE.
Vite ! dans la pharmacie de Madame... de l’éther !
LA CLAUDIE.
Oui, madame.
EUGÉNIE, à la Claudie qui déjà rebroussait chemin.
Allez, donnez-moi ça !
Elle prend la boule des mains de la Claudie.
Courez !
LA CLAUDIE.
Oui, madame.
Elle sort en courant.
LE MARQUIS, sortant de la chambre et appelant.
Luc ! Luc !
Il appuie sur le bouton électrique qui est près de la porte ; voyant Eugénie qui se dirige vers la chambre.
Ah ! c’est le vinaigre ?... entrez, on l’attend.
EUGÉNIE entre dans la chambre. À l’extérieur, pendant ces dernières répliques, on a vu un deuxième valet remonter du perron, tenant deux bouteilles enveloppées qu’il a remises à Luc. À ce moment, sur le coup de sonnette, Luc paraît.
LUC.
C’est monsieur le marquis qui a sonné ?
LE MARQUIS, qui a traversé la scène avant l’entrée de Luc.
Oui. Avez-vous fait le nécessaire pour qu’on aille chercher le docteur au train de dix heures quarante ?
LUC.
Oui, monsieur ! j’ai fait prévenir le cocher.
LE MARQUIS.
Bon.
Indiquant les bouteilles.
Qu’est-ce que c’est que ça !
LUC.
C’est l’alcool à frictions pour M. Maurice.
LE MARQUIS.
Ah ! bon ! Allez les porter !
LUC.
Oui, monsieur le marquis.
Il entre dans la pièce de droite.
LE MARQUIS, comme un homme qui en a par-dessus la tête.
Oh ! la-la ! la-la !
Il se laisse tomber sur le fauteuil à droite de la table et pousse un soupir d’épuisement.
Ff-fue !
Après quoi, tranquillement, il tire de sa poche un exemplaire du « Rire » et se met à regarder les images.
Voix de LUC.
C’est l’alcool à frictions, madame la comtesse.
Voix de LA COMTESSE.
Ah ! posez ça là.
Voix de LUC.
Oui, madame.
Luc ressort.
LE MARQUIS.
Dites donc, Luc ?
LUC.
Monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
C’est toujours comme ça ici ?
LUC.
Dame ! depuis quelque temps !... M. Maurice a, à propos de rien, des vapeurs : il s’en va et puis y revient... C’est l’âge qui veut ça !
LE MARQUIS.
C’est pas amusant, vous savez.
LUC.
Eh ! non, monsieur le marquis, mais... on ne le fait pas pour s’amuser.
LE MARQUIS, hochant la tête.
Évidemment !
LUC.
Oui, monsieur le marquis.
Il remonte pendant que le marquis se replonge dans son journal. Brusquement une réflexion lui traverse le cerveau, il redescend.
Ah !
LE MARQUIS, relevant la tête.
Quoi ?
LUC.
Ah ! Non, rien !... je vois que monsieur le marquis a de quoi lire !... c’est parce que les journaux sont arrivés !
Prenant les journaux en question dans la tricoteuse.
Si monsieur le marquis désirait... il y a la Croix du Finistère, le Réveil Catholique, la Renaissance de la Foi.
LE MARQUIS, sur un ton plaisant.
Non, merci... j’ai le Rire.
LUC.
Enfin, ils sont là !... si monsieur le marquis voulait se distraire...
LE MARQUIS.
C’est ça, Luc ! merci.
LUC.
Oui, monsieur le marquis.
Il sort.
Voix de LA COMTESSE.
Eh bien, mon enfant chéri, c’est moi, ta maman.
Voix de MAURICE.
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Voix de LA COMTESSE.
Rien, rien ! Ne parle pas ! Ne te fatigue pas.
LE MARQUIS, se levant et à lui-même, tout en se dirigeant vers la porte qui est restée entr’ouverte.
Ah ! ah ! Je vois qu’il y a du mieux.
En passant devant la tricoteuse, il se débarrasse de l’exemplaire du Rire préalablement plié en deux dans le sens de la longueur, en le déposant sur le tas des autres journaux. Au moment d’arriver à la porte de la chambre, il s’arrête en voyant paraître la comtesse.
LA COMTESSE, pénétrant dans le salon, et parlant à son fils du pas de la porte, tandis que le marquis regagne un peu à gauche.
Là, tu vas être bien raisonnable et te reposer un peu.
À Eugénie qui paraît à la porte.
Va ! passe, toi !
Elle la fait passer devant elle ; puis à Maurice, toujours invisible au spectateur.
Je ferme la porte pour que tu n’entendes pas de bruit.
Elle ferme la porte.
LE MARQUIS, qui est arrivé au tabouret devant la table.
Eh ! bien ? Ça va mieux ?
LA COMTESSE, gagnant le fauteuil à droite de la table.
Oui, pour le moment ; mais c’est égal, tout cela m’inquiète bien.
EUGÉNIE, allant s’asseoir sur la bergère.
Heureusement encore que cette indisposition l’a pris à cette heure-ci : il a pu au moins assister à l’office.
LE MARQUIS, assis sur le tabouret. Ironique.
Ah ! oui !... ça c’est de la veine !
LA COMTESSE.
Enfin, qu’est-ce qu’il peut avoir ? C’est un solide gaillard, cependant ! Pourquoi, depuis quelque temps, ces faiblesses à propos de rien ? Ces syncopes ? Et puis cette nervosité, cette tristesse que rien ne justifie ?
LE MARQUIS.
Eh ! tu ne veux pas le croire ! Je te dis que cet enfant est trop confit en dévotion.
LA COMTESSE et EUGÉNIE, se récriant.
Oh !
LE MARQUIS.
Mais oui ! mais oui ! tout ça l’exalte, lui tape sur le système nerveux.
EUGÉNIE, tout en tricotant.
Non, tu entends ton frère ? Il voudrait faire croire que c’est le zèle religieux de Maurice qui est cause...
LA COMTESSE, faisant du crochet.
Quelle hérésie !
LE MARQUIS.
Je dis... je dis qu’à un âge où un jeune homme a besoin de développer son corps par l’hygiène, par l’exercice, par la gymnastique et par... tout ce que vous voudrez, ça n’est vraiment pas le moment pour lui de s’étioler dans les méditations, les claustrations, les mortifications et autres choses déprimantes en « tion ». Ah ! la ! la ! lorsque j’avais son âge, moi, je ne pensais pas à toutes ces choses-là !... Quand je voyais une jolie fille !...
Il esquisse un geste significatif.
LA COMTESSE, le rappelant à l’ordre.
Onfroy !
LE MARQUIS.
C’est possible ! Mais au moins je me portais bien.
Il se lève et va à la cheminée.
EUGÉNIE.
Ah ! tiens ! laisse cet hérétique de côté, ma chère ; et pour ce qui est de ton fils, tranquillise-toi : j’ai brûlé ce matin à son intention un cierge sur l’autel Saint Antoine de Padoue, ainsi !...
LA COMTESSE, touchée.
Oui ?
LE MARQUIS, gagnant un peu vers elles.
Quoi ? quoi : « Saint Antoine de Padoue » ? C’est pas sa partie, ça : il est pour les objets perdus.
EUGÉNIE.
Eh bien ?
LE MARQUIS.
Eh bien ! Maurice n’a rien perdu que je sache...
Entre chair et cuir.
Si même on devait lui reprocher quelque chose...
Il remonte par la gauche de la table à hauteur de la baie.
EUGÉNIE.
Rien perdu ! et sa santé ?
LE MARQUIS, ironique.
Ah ! pardon ! C’est juste ! Saint Antoine la lui retrouvera.
EUGÉNIE, de toute sa foi.
Absolument.
LE MARQUIS.
Oui ! eh ! bien, si vous voulez bien, en attendant, moi, je vais vous amener un ami, qui, sans contrarier en rien l’action de Saint Antoine de Padoue, s’efforcera de concourir parallèlement au rétablissement de notre cher Maurice : c’est le docteur Vétillé, médecin principal dans l’armée, actuellement à Concarneau. J’ai reçu une dépêche il y a une heure m’annonçant son arrivée par le train de dix heures quarante.
LA COMTESSE, vivement.
Vraiment ?
Se levant.
Oh ! Mais as-tu dit qu’on envoie une voiture le prendre à la gare ?
LE MARQUIS, avec une courbette gamine.
Je me suis permis !... et il sera ici dans une demi-heure.
LA COMTESSE, touchée.
C’est gentil, Onfroy, ce que tu as fait là.
Pendant ce qui suit, la comtesse va par le fond, jusqu’à la porte de droite qu’elle ouvre doucement pour voir ce que fait son fils.
EUGÉNIE.
Évidemment, comme frère, vous valez mieux que comme chrétien.
LE MARQUIS.
N’est-ce pas ? Pour un démon, je ne suis pas un trop mauvais diable.
Il s’assied dos au public sur le tabouret, devant la table, et crayonne pour passer le temps, sur des papiers qu’il trouve devant lui.
LA COMTESSE, refermant la porte sans bruit.
Il dort !
LE MARQUIS, tout en crayonnant.
Ah ! bien, c’est bon ça !
Scène II
LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, LA CLAUDIE
La Claudie paraît, l’air dépité, un litre à la main.
LA CLAUDIE.
Madame la comtesse...
LA COMTESSE, au-dessus et à gauche de la bergère dans laquelle est assise Eugénie.
Te voilà, toi ! D’où arrives-tu ?
LA CLAUDIE.
Je ne trouve pas l’éther.
LA COMTESSE, railleuse.
Allons donc ? Il est bien temps !
LA CLAUDIE.
J’ai bien trouvé cette bouteille.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que c’est ?
LA CLAUDIE.
Je ne sais pas ! Ça ne peut pas remplacer !
LA COMTESSE, lisant l’étiquette de la bouteille.
Du sirop antiscorbutique. Ah, çà ! tu es folle ? Non, non, ça ne peut pas remplacer.
Elle passe au 2.
LA CLAUDIE.
C’est tout de même du médicament.
LA COMTESSE, s’asseyant et reprenant son crochet.
Ah ! tu es bien restée paysanne ! Allons, va-t’en !
LA CLAUDIE, elle remonte.
Oui, madame la comtesse.
LA COMTESSE.
Ah !
La Claudie se sentant rappelée, s’arrête aussitôt.
Et puis je voulais t’avertir : demain tu entreras à mon orphelinat de Kenogan.
LA CLAUDIE, descendant d’un pas vers la comtesse.
Moi ?
LA COMTESSE.
Oui, toi !... tu seras attachée à la lingerie.
LA CLAUDIE, navrée.
Oh !... madame me renvoie ?
LA COMTESSE.
Je ne te renvoie pas ! je te change d’emploi, voilà tout.
LA CLAUDIE, les larmes dans les yeux.
Oh ! mais pourquoi ?
LA COMTESSE, avec un peu d’impatience.
Ah !... Parce que j’en ai décidé ainsi ; je n’ai pas d’explication à te donner.
LA CLAUDIE, pleurant presque.
Oh ! je vois bien que madame la comtesse ne m’a pas encore pardonné le bal forain du 15 août.
LA COMTESSE.
Eh ! il ne s’agit pas de ça !
LA CLAUDIE.
Oh ! si ; tout ça, parce qu’on a dit à madame que j’avais dansé avec un cuirassier... qui était dans les dragons.
EUGÉNIE, scandalisée.
Vous avez dansé avec un dragon !
LA CLAUDIE.
Qui était dans les cuirassiers ! Oui, madame ! pour ça !
EUGÉNIE, scandalisée.
Oh !... un dragon !... et à cheval ! oh !
LE MARQUIS, toujours dessinant.
Bah ! tant qu’il ne l’a pas dragonnée.
LA COMTESSE, sévèrement, au marquis.
Je t’en prie, toi, ne te mêle pas !...
À la Claudie.
Je te répète, mon enfant, qu’il n’y a pas l’ombre de disgrâce dans la mesure que je prends. Mais je ne dois pas oublier que j’ai charge d’âmes ! tu es orpheline ; c’est moi qui t’ai élevée ; j’ai donc pour devoir de veiller sur toi. Or, ce penchant que tu sembles manifester pour le plaisir m’est un avertissement ; tu arrives à un âge où la vie est pleine d’embûches pour une jeune fille ; et si elle n’a pas en elle une rigidité de principes suffisante pour y parer, elle y tombe fatalement un jour ou l’autre. Eh ! bien, je ne l’entends pas ainsi ; et pour commencer, il est urgent que je te retire à la promiscuité de l’office. Tu me comprends, n’est-ce pas ?
La Claudie qui écoute tout ce discours avec de grands yeux ahuris, fait un signe affirmatif de la tête que dément l’expression de sa physionomie.
LE MARQUIS, levant les bras au plafond.
Mais pas un mot ! Tu lui parles chinois !
LA COMTESSE.
N’importe ! Qu’il lui suffise de savoir qu’où je l’envoie, elle sera parfaitement heureuse... dans une atmosphère d’honnêteté, de sainteté, à l’abri du mal et de la tentation, au milieu de bonnes sœurs...
LE MARQUIS, avec une envolée de la main au-dessus de sa tête.
Ohé ! Ohé !
LA COMTESSE.
Et elle y restera jusqu’à son mariage, où de ce fait ma responsabilité se trouvera dégagée.
EUGÉNIE.
Vous voyez, mon enfant, que c’est au contraire de la reconnaissance que vous devez à madame la comtesse pour la sollicitude qu’elle a pour vous.
La Claudie approuve de la tête, sans conviction.
LE MARQUIS, à part, tout en se levant.
Tu parles !
Il gagne la cheminée.
EUGÉNIE.
Remerciez donc votre maîtresse !
LA CLAUDIE, sans conviction.
Merci, madame.
EUGÉNIE.
À la bonne heure.
LA COMTESSE.
J’ajoute que s’il te plaît de te marier tout de suite, il y a Jeannick qui ne demande qu’à t’épouser ; c’est un honnête homme, un bon cocher, et un excellent chrétien : j’approuverai cette union.
LA CLAUDIE, de toute l’impulsion de son cœur.
Mais... il est vieux !
LA COMTESSE.
Vieux !
EUGÉNIE.
Ah ! ça ! ma pauvre enfant ! Que demandez-vous donc au mariage ?
LA CLAUDIE, bien naïvement.
Mais... un jeune !
LA COMTESSE.
Voilà !... Voilà ce penchant pour les futilités que je redoute.
LA CLAUDIE.
Ben, tiens !
LA COMTESSE.
C’est bien, ma fille ! ne perdons pas de temps à discuter ; tu peux te retirer, je n’ai plus besoin de toi.
La Claudie sort avec humeur.
Scène III
LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, puis HUGUETTE
LA COMTESSE.
Non ! vous l’avez entendue ? Cette paysanne ! Il lui faut un jeune.
EUGÉNIE.
C’est extraordinaire !
LE MARQUIS, appuyant ironiquement sur le mot.
Extraordinaire !
Il remonte à gauche de la table.
LA COMTESSE.
Enfin, qu’est-ce que tu en dis ?
LE MARQUIS, paillard.
Ce que j’en dis ?... hé !... je dis que c’est un beau brin de fille.
LA COMTESSE.
Oui ! Eh bien, justement c’est une des raisons pour lesquelles je l’éloigne. Je trouve qu’il n’est pas convenable que dans une maison où il y a un jeune homme de vingt ans, on ait des tendrons à son service.
LE MARQUIS, ironique.
Tu as peur que ton fils la détourne ?
LA COMTESSE.
Oh ! Dieu non !... Mais si bien armé que ce soit un être contre le démon, qui peut répondre que dans une heure de défaillance ?... Exposer une enfant à un contact journalier !...
EUGÉNIE, sur un ton péremptoire.
C’est très juste.
Le marquis hausse les épaules et gagne le fond.
LA COMTESSE.
Sans compter que j’ai remarqué que la petite tournait beaucoup trop autour de Maurice. Elle mettait une complaisance a être toujours fourrée dans sa chambre !... et l’enfant, lui, ça l’énerve.
LE MARQUIS, redescendant entre elles deux.
Mais ce qui l’énerve, c’est le combat entre sa chair qu’il n’entend pas et ses convictions qui l’assourdissent. S’il voulait seulement écouter un peu sa chair et s’il faisait comme elle lui dit, ah ! bien !... je te promets que ça ne l’énerverait pas longtemps.
EUGÉNIE.
Quelle horreur !
LA COMTESSE.
Tu as une de ces moralités !...
EUGÉNIE.
C’est dégoûtant.
LA COMTESSE.
J’élève mon fils comme je l’entends, libre à toi d’élever ta fille comme il te plaît... du moment que tu es satisfait de l’éducation que tu lui donnes !...
LE MARQUIS.
Tu la trouves mal élevée ?
LA COMTESSE.
Je ne la trouve pas élevée du tout. Tu en as fait une espèce de sauvageon, de garçon manqué, toujours par monts et par vaux, tantôt à cheval, tantôt à bicyclette.
EUGÉNIE, avec dégoût.
Des choses qui s’enfourchent.
LE MARQUIS.
Eh ? ben ?
EUGÉNIE.
Ça donne des idées.
LE MARQUIS.
Pas à elle.
LA COMTESSE.
Une enfant qui entend la messe tous les trente-six du mois ! Elle devait nous rejoindre à l’église ce matin ; tu crois qu’elle est venue ? Ah ! bien oui ! Une enfant qui n’a reçu aucune direction religieuse, qui a fait tout juste sa première communion... pour ne pas se faire remarquer, mais à part ça !... Mon pauvre Maurice a essayé plusieurs fois, lui, de la moraliser, de lui faire entrevoir les beautés de la doctrine chrétienne. Ah ! elle l’a bien reçu !... C’est tout juste si elle a été polie.
LE MARQUIS.
Si elle n’a pas été polie, elle a eu tort ; mais Maurice aurait peut-être mieux fait de garder pour lui ses tentatives de prosélytisme. Je ne tiens pas à faire de ma fille une dévote. Elle aura de la religion ce qu’il en faut... pour une femme du monde ; en tous cas ce sera une honnête femme, au tempérament solide, au caractère droit, avec tout ce qu’il faut pour rendre son mari heureux ; c’est tout ce que je lui demande. Je ne sais pas qui elle épousera, mais certainement ce ne sera pas le Christ ! Nous ne sommes pas ambitieux.
En ce disant il passe devant la comtesse et va vers la cheminée.
HUGUETTE, qui est entrée sans bruit pendant que son père parlait et a entendu ces derniers propos.
Bravo, papa !
Elle va déposer sur la tricoteuse son chapeau qu’elle tenait à la main en entrant. Elle a une très élégante toilette, mais toute déchirée, couverte de boue et trempée d’eau, surtout aux genoux.
LE MARQUIS, se retournant à la voix de sa fille.
Toi !
LA COMTESSE, voyant l’état de la robe d’Huguette.
D’où viens-tu, malheureuse enfant ? Dans quel état !
HUGUETTE, indiquant à mesure les parties de sa toilette dont elle parle.
Ah ! ça, ma tante, la déchirure : c’est les ronces ! le mouillé : c’est de l’eau !
LA COMTESSE.
Oh !
LE MARQUIS.
Eh bien ! tu t’es bien arrangée !
EUGÉNIE, sur un ton de blâme dédaigneux.
Une toilette neuve !
HUGUETTE, elle passe devant la Comtesse et va vers son père pour l’embrasser.
Oui ! c’est embêtant.
LA COMTESSE, corrigeant.
C’est ennuyeux, tu veux dire.
HUGUETTE, dans les bras de son père et par-dessus l’épaule.
Non ! C’est pas assez !
LE MARQUIS.
Elle a raison : « embêtant », c’est encore faible.
Il embrasse sa fille.
LA COMTESSE, s’inclinant ironiquement.
Ah ? bien, bien !...
Changeant de ton.
Mais avec tout ça, je croyais que tu devais venir nous rejoindre à la messe ?
HUGUETTE, allant vers la comtesse.
Mais oui, ma tante.
Montrant sa robe.
Vous voyez : j’étais prête ; j’avais même fait toilette.
S’asseyant sur le bord de la table, près de la Comtesse.
Seulement, voilà, au moment de partir, dans la cour des écuries, j’ai vu le nouveau cheval arrivé hier ! Vous ne pensez pas vous en servir, ma tante ? il est vicieux ! Les hommes n’en venaient pas à bout !
Redescendant un peu.
Voilà t’il pas que tout à coup, la bête fait un tête-à-queue, et v’lan ! son cavalier par terre ! Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, une sorte de vertige, d’envie irrésistible !... avant même qu’on ait eu le temps de faire « ouf », une, deux ! mon paroissien était dans les mains du palefrenier et j’avais, moi, enfourché le cheval !
En ce disant, elle a rassemblé ses jupes et s’est mise à cheval sur l’extrémité du tabouret qui est devant la table.
EUGÉNIE, avec un sursaut scandalisé.
Enfourché !
HUGUETTE, bien naturellement.
Il était sellé pour homme !
EUGÉNIE, les yeux au ciel.
Enfourché ! Et en grande toilette !
HUGUETTE.
Ça prouve qu’il n’y avait pas préméditation !
Reprenant son récit.
Et alors
Imitant le galop sur son tabouret.
ç’a été une galopade à travers champs ! tantôt je conduisais le cheval ; tantôt...
Moins fièrement.
il me conduisait ; et on dévorait l’espace, c’était amusant ! Mais c’est égal, il ne m’a pas désarçonnée... Alors, je me suis dit, je vais un peu lui faire du kilomètre sur la plage,
Imitant de nouveau le galop, les mains tenant des rênes imaginaires.
et patatam ! patapam ! nous voilà sur le sable ; on allait un train ! Quand tout à coup,
Se levant et gagnant la baie à la gauche de la table.
là, de l’autre côté de la pointe, où vous voyez la cabine du douanier, j’aperçois un rassemblement ;
Au-dessus de la table, s’adressant à son père.
tu connais ma curiosité ; je ne suis pas femme pour rien ! Je cingle mon cheval, un temps de galop et j’y suis.
S’appuyant des deux poings sur la table.
Qu’est-ce que je trouve ? Un groupe de marins qui entourait un pauvre petit jeune homme qui avait été entraîné par notre maudit raz de marée et qu’on venait de repêcher sans connaissance.
LA COMTESSE et EUGÉNIE.
Quelle horreur !
HUGUETTE, à son père, en descendant vers lui par la gauche de la table.
C’est intéressant, n’est-ce pas ? Était-il vivant ? Était-il mort ? On ne savait pas. Les pêcheurs discutaient gravement !
Allant vers la Comtesse.
On parlait déjà de le pendre par les pieds... pour lui faire rendre son eau.
LE MARQUIS, à la cheminée.
Les crétins ! Sainte routine !
HUGUETTE.
Je me dis : ma bonne Huguette, si tu n’interviens pas, on va faire des boulettes.
Se tournant vers son père et gaîment.
Tiens ! c’est des vers ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Alors, ma foi, je ne fais ni une ni deux, je saute à bas de ma bête et je viens mêler ma voix au chapitre. Naturellement, aucun médecin !
Un genou sur le tabouret.
Par bonheur, j’avais déjà vu un cas pareil, une année à Biarritz ; je me suis rappelée comment avaient fait les hommes de l’art et, ma foi, je me suis mise à faire mon petit docteur.
À son père.
Exercice illégal, oui, monsieur ! J’ai écarté le groupe et j’ai pris le commandement ; j’ai commencé par faire enlever le costume de bain du petit bonhomme.
EUGÉNIE.
Comment, « enlever » ? Mais alors... il était tout nu ?
HUGUETTE.
Naturellement.
EUGÉNIE, scandalisée.
Devant toi ! Oh !... Ça ne te faisait rien ?
HUGUETTE, bien simplement.
Non !
EUGÉNIE.
Oh !
LE MARQUIS, de la cheminée.
Mais c’est si ça lui avait fait quelque chose que c’eût été répréhensible. Je vous en prie. Eugénie, ne montez donc pas la tête à ma fille, n’est-ce pas ?
Il remonte par la gauche de la table.
EUGÉNIE.
Moi ? C’est moi qui... ? Oh !
HUGUETTE.
Une fois le petit en tenue, allez-y ! Je me dis : adieu, ma belle toilette ! D’ailleurs, il n’y avait pas grand mal, elle avait déjà eu affaire aux ronces. Je me plante par terre, les deux genoux dans la vase, à cheval sur le petit.
EUGÉNIE.
À cheval ! Encore !
LA COMTESSE.
En amazone, au moins ?
LE MARQUIS, derrière le fauteuil de la comtesse. Avec un sourire d’affectueuse commisération.
En amazone !
HUGUETTE.
Oh ! Vous me voyez faisant de la respiration artificielle en amazone !
Passant devant la comtesse pour gagner le milieu de la scène.
Mais non, ma tante ! là, corps à corps, face à lui, comme pour lutter... et c’était une lutte, en effet, contre la mort, là, qui guettait ! Aussi, à nous deux ! Je charge un marinier de la manœuvre des bras, tandis que moi, je m’occupais à rétablir les fonctions respiratoires par des pressions régulières au bas du sternum ; pendant ce temps-là, les autres me cherchaient des serviettes chaudes, des briques chaudes, des fers chauds, tout ce qu’on pouvait imaginer de chaud pour ramener la circulation !... Et nous avons respiré artificiellement comme ça pendant une heure et quart ! Ah ! je n’en pouvais plus ! Voilà que tout à coup nous avons vu la poitrine se soulever faiblement. Oh ! quelle émotion ! Nous n’en croyions pas nos yeux. Nous étions haletants ! Puis, soudain, un paquet d’eau de mer rejeté ! et un cri, un cri rauque, terrible, déchirant ! un cri, qu’on n’oublie pas ! Ah ! ce cri, il m’a résonné jusqu’au cœur... Quelle joie ! C’était la résurrection ! Je vainquais la mort ! Je refaisais une vie ! Ah ! papa ! papa ! il me semblait que je faisais un enfant !
Elle se jette radieuse dans les bras de son père.
LA COMTESSE et EUGÉNIE, choquées.
Oh !
La comtesse, en poussant ce « oh », s’est levée et reste ainsi légèrement dos au public devant son fauteuil.
LE MARQUIS.
Ma chère petite Huguette, je suis fière de toi.
HUGUETTE.
N’est-ce pas que j’ai été chic ?...
Descendant légèrement vers Eugénie.
Ah ! par exemple, ma messe était dans l’eau... comme ma robe !
À son père qui est descendu à sa suite.
Mais bah ! je me disais : le bon Dieu, il est éternel, il peut attendre, tandis que mon moribond, lui, il ne peut pas... et ma foi, si j’ai fait tort au bon Dieu de sa messe, je suis sûre qu’il ne m’en voudra pas.
EUGÉNIE, pincée.
C’est commode !
LA COMTESSE.
Évidemment, ce que tu as fait est louable... quoique bien inconvenant pour une jeune fille.
LE MARQUIS, s’interposant.
Permets !
LA COMTESSE, sur un ton péremptoire au Marquis.
Quoique bien inconvenant !
À Huguette.
Je veux bien que cela t’absolve, mais cela ne t’excuse pas d’avoir manqué à l’office.
Elle gagne par le fond jusqu’à la tricoteuse où elle dépose son ouvrage.
HUGUETTE.
En tout cas, je n’ai pas de regrets.
EUGÉNIE, se levant.
C’est un tort, car rien n’excuse de manquer à la messe ! J’ai un mari, moi ; c’est un homme...
LE MARQUIS, passant devant Huguette pour s’approcher d’Eugénie et sur un ton ironique.
Allons donc ?
EUGÉNIE, hausse les épaules avec dédain, puis continue.
Eh ! bien, il se ferait plutôt hacher que de ne pas accomplir ses devoirs religieux. Tous les jours, il va jusqu’à Concarneau pour assister à l’office. Vingt-deux kilomètres à bicyclette ! dix pour aller, douze pour revenir.
LE MARQUIS.
Tiens ! Pourquoi deux de plus pour revenir ?
EUGÉNIE, avec un haussement d’épaules de pitié.
Parce que ça monte.
LE MARQUIS, s’inclinant.
Ah ! je n’y avais pas pensé.
Il gagne vers la cheminée. Huguette remonte au fond.
Scène IV
LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, HUGUETTE, MAURICE
La porte de Maurice s’ouvre à ce moment et l’on voit paraître le jeune homme, les yeux encore lourds de sommeil, les cheveux décoiffés par le contact de l’oreiller. Il est revêtu d’un pyjama de molleton violet foncé qui laisse apercevoir sa chemise de nuit ; aux pieds, des pantoufles. Sur le pas de la porte, il s’arrête et s’étire discrètement.
TOUS, à son entrée, lui faisant accueil.
Ah !
LA COMTESSE, qui depuis la fin de la scène est debout derrière la bergère de droite, accourant vers son fils.
Oh ! Tu t’es levé !
MAURICE, gagnant la gauche, accompagné par sa mère qui le couve. Gaîment et gentiment.
Oui, maman, ça va mieux ! Ce peu de repos m’a fait du bien.
EUGÉNIE, empressée.
Tu ne veux pas t’asseoir ?
MAURICE, avec insouciance.
Oh !
LA COMTESSE.
Si, si.
Au marquis.
Onfroy ! le rocking ! le rocking !
LE MARQUIS, tirant le rocking à lui, de façon à amener le pied de ce meuble entre le fauteuil gauche de la cheminée et le tabouret.
Voilà ! voilà !
MAURICE.
Oh ! mon oncle, je vous en prie !
LE MARQUIS.
Laisse donc ! laisse donc ! Tiens, étends-toi.
MAURICE.
Oh ! Je suis confus !
Il s’assied sur le rocking.
LA COMTESSE, le calant avec des coussins.
Et tiens ! sous ta tête ! sous tes reins !
MAURICE, gentiment.
Mais, maman, je vous assure ! Vous allez me faire prendre pour plus malade que je ne suis.
Il s’étend.
LA COMTESSE, s’asseyant sur le tabouret près de son fils.
Allons, allons, veux-tu te laisser soigner !
Le marquis s’assied sur le fauteuil près de la cheminée, Eugénie est debout devant le fauteuil, à droite de la table.
MAURICE.
Et puis il va être l’heure de mon bain de mer.
LA COMTESSE.
Tu vas prendre un bain après avoir été souffrant ?
MAURICE.
Mais je crois bien, maman. Cela me fait tant de bien ! Qu’est-ce que j’ai ? De la faiblesse. Eh ! bien, rien ne me remonte comme cela ! Regardez, hier je n’ai pas pris de bain à cause du temps et aujourd’hui le ressort m’a manqué.
LA COMTESSE.
En tout cas, tout à l’heure, doit venir un médecin que ton oncle a eu la gentillesse de mander ; je te prie d’attendre qu’il t’ait vu avant de te baigner.
MAURICE, soumis et indifférent.
Bien, maman.
Avec intérêt.
Monsieur le curé n’est pas venu ?
LA COMTESSE.
Il a fait dire qu’il passerait te voir dans la matinée. Il ne tardera pas.
MAURICE.
Oh ! oui ; sa visite me fera du bien. J’ai tant, tant à lui dire !
LA COMTESSE.
Eh ! mon Dieu, toi !...
LE MARQUIS.
Ah ! bien !... qu’est-ce que je dirais, moi !
LA COMTESSE.
Toi, mon pauvre enfant !
MAURICE.
Oh ! maman, on a beau faire !... on est des pécheurs tout de même.
EUGÉNIE, avec un soupir profond.
Hélas !
Elle gagne la droite et va s’asseoir dans la bergère.
LE MARQUIS, avec le même soupir, mais ironique.
Eh ! oui !
MAURICE, apercevant Huguette, qui, un peu au-dessus de la table, avait été masquée jusque-là à son cousin par la présence d’Eugénie.
Ah ! Huguette. Je ne te voyais pas.
Huguette descend entre le fauteuil de la table et la table.
Eh ! qu’est-ce qui t’est arrivé ?
EUGÉNIE, tricotant.
Ah ! oui, gronde-la ! Elle a encore fait de ses folies.
MAURICE, sur un ton de reproche affectueux.
Oh !
HUGUETTE, à Eugénie.
Oh ! Vous n’avez pas besoin d’inciter Maurice à me gronder ; il est déjà assez porté à voir tous mes défauts !
MAURICE, avec douceur.
Tu m’en veux encore de ce que, hier, je me suis cru autorisé par l’affection que je te porte...
HUGUETTE, sur un ton où perce un peu de dépit.
Mais pas du tout !... seulement je sens que je suis tellement indigne !...
MAURICE.
Comme tu me parles durement ! Jadis nous étions si bons camarades !
HUGUETTE, même ton.
C’est que, jadis, tu étais un garçon comme tout le monde. Maintenant tu es un saint !
MAURICE, se défendant en souriant.
Oh !
HUGUETTE.
Mais si ! Tout le monde est d’accord là-dessus. Eh ! bien, moi, je ne suis pas une sainte ; alors, n’est-ce pas, je sens tellement la distance !...
Maurice pousse un soupir.
LA COMTESSE, sur un ton de reproche.
Huguette ! mon enfant !
LE MARQUIS, se levant et affectueusement grogneur.
Voyons, Huguette !
HUGUETTE, allant à la tricoteuse prendre son chapeau.
Qu’est-ce que vous voulez, ma tante ? On est ce qu’on est ! Je ne peux pas me refaire.
Brisant la discussion.
Allons, je vais me changer ! Comme cela on ne verra plus les traces de mes folies ! À tout à l’heure.
LE MARQUIS, avec un geste amical de la main.
À tout à l’heure.
Il remonte par la gauche de la table.
HUGUETTE, sort dans le hall ; à peine sortie, elle repasse la tête.
Tenez ! voici mon cousin Hector qui rentre ! Je vous le passe !
Elle disparaît à droite. Pendant les répliques suivantes on voit Heurteloup arriver dans le hall.
LE MARQUIS, au-dessus et à droite de la table.
Elle est drôle, cette petite !
LA COMTESSE, avec une moue.
Tu trouves !
Scène V
LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, MAURICE, HEURTELOUP
Il est en veston d’alpaga noir, pantalon noir ; petite cravate noire de la largeur d’une ficelle autour du cou et dont le nœud a tourné sur le côté ; aux pieds, de grosses bottines noires. Des pinces serrent son pantalon autour de sa cheville ; il a un feutre mou sur la tête.
HEURTELOUP, retirant son feutre et s’épongeant le front.
Oh ! mes enfants, quelle chaleur dehors !...
Il va à la comtesse.
LA COMTESSE, à qui Heurteloup baise la main.
Aussi, mon cher Hector, faire de la bicyclette par une température pareille !...
HEURTELOUP, allant embrasser sa femme.
C’est vrai !
EUGÉNIE.
Oh ! regarde un peu, tu es en transpiration.
HEURTELOUP, allant serrer la main du marquis toujours à la même place.
C’est cette montée en plein soleil.
Redescendant.
Ah ! je vous annonce la visite de Monsieur le curé, je viens de le brûler sur la route, il se dirigeait de ce côté.
MAURICE, avec joie.
Ah !
HEURTELOUP.
Au moment où je l’ai croisé, il m’a crié : « À tout à l’heure, je vous rejoins. »
On entend très au lointain deux coups de timbre bien distincts.
Et tenez, il franchit la grille du parc ! On vient de timbrer deux fois.
LA COMTESSE.
En effet.
Elle se lève et remonte. Pendant ce qui suit, on voit Luc arriver de droite par le hall, et aller ouvrir la porte donnant sur le perron pour recevoir le curé à son arrivée.
HEURTELOUP, allant par devant, serrer la main à Maurice.
Bonjour, Maurice. Eh ! quoi ? Pas encore habillé.
MAURICE.
J’ai été un peu indisposé tout à l’heure.
HEURTELOUP.
Allons, bon, encore !
MAURICE.
Oui, mais c’est fini à présent. Et... il y avait beaucoup de monde à l’église ?
HEURTELOUP.
À Concarneau ! Ah ! plein ! tu penses : un sermon du Père Euchariste ! Vraiment il est admirable !
MAURICE.
Ah ! oui.
HEURTELOUP.
Quelle fougue ! Quelle force de persuasion ! quelle éloquence ! Ah ! l’animal.
EUGÉNIE, sévèrement.
Hector !
HEURTELOUP, allant à Eugénie.
Pardon : lapsus !
Corrigeant.
Quel orateur !
EUGÉNIE.
À la bonne heure !...
Remarquant sa cravate toute de travers.
Oh ! comme ta cravate est mise !
HEURTELOUP, pendant que sa femme lui arrange sa cravate.
Oh ! qu’est-ce que ça fait ? Tu penses bien que je vais me changer... et puis, si tu crois que je m’occupe de ces colifichets !
EUGÉNIE, lui refaisant son nœud.
Ah ! tu n’es pas coquet !
Le nœud fait.
Là, au moins !...
HEURTELOUP.
Tu es contente, hein ? Quand tu peux me donner l’air d’un gandin.
LE MARQUIS, sur le ton le plus sérieux.
Le fait est qu’on pourrait s’y tromper.
HEURTELOUP.
Oui ? Eh bien ! vous êtes témoin que c’est le fait de ma femme.
Il gagne l’extrême droite. À ce moment on aperçoit l’abbé dans le hall, introduit par Luc. La comtesse va au-devant de lui.
Scène VI
LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, MAURICE, HEURTELOUP, L’ABBÉ BOURSET
LA COMTESSE, allant au-devant de l’abbé.
Ah ! monsieur le curé, que c’est gentil !
L’ABBÉ, descendant, accompagné de la comtesse.
Vous êtes vraiment trop bonne, madame la comtesse ! Monsieur le marquis, je vous présente mes hommages.
Il va vers Maurice.
MAURICE, se levant.
Ah ! mon cher père, je vous attendais avec impatience.
L’ABBÉ.
Voulez-vous bien ne pas bouger, mon cher enfant.
MAURICE.
Mais pourquoi donc ? Je suis solide à présent.
L’ABBÉ.
Non, non je vous en prie, restez assis !
À Eugénie.
Madame, mes respects !
À Heurteloup, sans aller à lui.
Monsieur Heurteloup, je ne vous dis pas bonjour, c’est déjà fait sur la route.
HEURTELOUP.
Oui, monsieur le curé.
L’ABBÉ, s’asseyant sur le tabouret près de Maurice qui s’est rassis sur la chaise longue, mais sans s’étendre.
Alors, quoi donc, mon cher enfant ? Vous avez encore eu un de ces vilains malaises ?
MAURICE.
Mon cher père, la santé corporelle est peu de chose à côté de la santé spirituelle et c’est celle-ci qui me préoccupe. Voilà pourquoi j’ai besoin de votre direction éclairée. Si j’avais été mieux, je me serais rendu à votre confessionnal.
L’ABBÉ.
Je suis tout à votre dévotion, mon cher enfant.
LA COMTESSE.
Nous allons te laisser, mon chéri, si tu désires t’entretenir avec M. le curé...
MAURICE.
Pourquoi, ma mère ? Nous pouvons aussi bien passer dans ma chambre, M. le curé et moi.
LA COMTESSE.
Mais non, mais non ! d’ailleurs, j’ai des comptes à vérifier ; Eugénie viendra m’aider. Quant au marquis, il ira au-devant du docteur ; c’est bien le moins qu’on lui doive.
LE MARQUIS.
Mais oui ! et puis ça me dégourdira les jambes.
HEURTELOUP.
Et moi, ma mission est toute tracée : je suis en transpiration, je vais me changer.
MAURICE.
Comme vous voudrez.
Tout le monde remonte pour laisser Maurice et l’abbé ; le marquis et la comtesse en tête, Eugénie et Heurteloup en dernier.
L’ABBÉ, hélant Heurteloup de sa place.
M. Heurteloup !
Tout le monde s’arrête à l’appel de l’abbé. Maurice assis sur le pied de la chaise longue, la tête dans sa main, le coude sur le genou, s’absorbe pendant ce qui suit dans ses méditations.
Vous reveniez de Concarneau quand je vous ai croisé tout à l’heure ?
HEURTELOUP.
Oui, monsieur le curé.
L’ABBÉ, sur un ton d’affectueux reproche.
Le service divin de notre humble église de village, alors, ne vous suffit pas ?
HEURTELOUP, descendant vers l’abbé.
Oh ! ce n’est pas cela. Mais la bicyclette m’est recommandée, et puis, la perspective d’entendre prêcher le Révérend Père Euchariste !...
L’ABBÉ.
Ah ! oui !... Cela a dû être un désappointement pour les fidèles d’apprendre qu’ils en seraient privés.
HEURTELOUP, très visiblement décontenancé.
Hein ? Comment ? Mais... pas du tout.
Tout le monde redescend un peu, excepté le marquis qui reste au-dessus du fauteuil de droite de la table, et le monocle dans l’œil, se met à observer Heurteloup d’un air narquois.
EUGÉNIE, descendant.
En quoi privé ?... Le Père Euchariste a prêché.
LA COMTESSE, descendant.
Il a même été d’une éloquence, paraît-il !
L’ABBÉ.
Mais ce n’est pas possible !... Il a la rougeole depuis deux jours.
HEURTELOUP, de plus en plus gêné.
Mais voyons !... Oh ! vous faites erreur, je vous assure.
Il remonte.
L’ABBÉ.
Enfin, voyez plutôt les journaux catholiques. Les avez-vous là ?
HEURTELOUP, vivement et instinctivement se rapprochant de la tricoteuse.
Non ! non !
LA COMTESSE, étonnée.
Tiens !... comment ?...
LE MARQUIS, bien perfide, le sourire aux lèvres.
Si, si, ils sont là.
Il indique la tricoteuse d’un geste de la tête.
LA COMTESSE, allant à la tricoteuse.
Ah ! ça m’étonnait aussi !
Grimace d’Heurteloup.
LA COMTESSE prend les journaux de la main droite. Au moment de les passer, elle aperçoit dans le nombre le Rire posé là par le marquis. Elle détache aussitôt ce journal des autres en le prenant avec horreur du bout des doigts de sa main gauche. Avec répugnance, le tenant loin d’elle.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
LE MARQUIS, le plus naturellement du monde.
Ah ! c’est le Rire. C’est à moi.
LA COMTESSE, passant le journal à Heurteloup qui le passe au marquis.
C’est toi qui introduis ces choses chez moi !...
L’ABBÉ, curieusement et avec bonne humeur.
C’est le numéro de cette semaine ? Oh ! vous permettez... ?
Il se lève.
LE MARQUIS, lui tendant le numéro.
Mais comment donc, monsieur le curé !
Les deux femmes échangent un regard d’étonnement.
LA COMTESSE.
Eh ! quoi, monsieur le curé, vous n’êtes pas scandalisé ?
EUGÉNIE.
Le Rire, monsieur le curé ! le Rire !
L’ABBÉ.
Mais oui, madame, le Rire !... le rire est une belle qualité française qui n’a jamais contaminé personne, et ma foi, j’avoue que je le salue partout où je le rencontre.
EUGÉNIE, n’en croyant pas ses oreilles.
Oh !
L’ABBÉ.
Vous me le prêtez, monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Mais volontiers.
L’ABBÉ.
Merci.
Il plie le journal et le met dans la poche de sa soutane. La comtesse, ahurie, a considéré cette scène bouche bée, les bras écartés. Heurteloup qui est à côté d’elle, et qui n’a pas perdu de vue les journaux qu’elle tient toujours à la main, les lui tendant pour ainsi dire, ne manque pas une aussi bonne occasion de les subtilise ; le plus naturellement du monde et sans que la comtesse s’en aperçoive, il les lui prend et les glisse aussitôt entre son veston et son gilet. Ce jeu de scène très rapide n’échappe pas au marquis.
L’ABBÉ.
Là !... et maintenant les journaux !
LA COMTESSE, s’apercevant seulement de leur disparition.
Ah !... Eh ! bien, les journaux ? Les journaux ?
LE MARQUIS, indiquant malicieusement Heurteloup qui remonte à pas de loup vers le hall avec le vague espoir de passer inaperçu.
C’est Heurteloup qui les a.
LA COMTESSE et EUGÉNIE.
Hector ! Hector !
LA COMTESSE.
Les journaux !
HEURTELOUP.
Hein ? ah ! oui... tiens !
En manière d’excuse.
Inadvertance !
LE MARQUIS, moqueur.
Évidemment ! Évidemment !
HEURTELOUP, les tendant à l’abbé.
Pardon !
L’ABBÉ, prenant les journaux et se rasseyant sur le tabouret.
Ah ! la Croix du Finistère !... voyons.
Il déplie la feuille en question.
Eh ! tenez !
Lisant.
Nous apprenons que le R. P. Euchariste dont la parole vibrante a si souvent touché les cœurs de nos lecteurs, est atteint d’une rougeole bénigne, ce qui le met dans l’obligation de remettre à plus tard le sermon qu’il devait prononcer aujourd’hui devant les fidèles de Concarneau.
À Heurteloup.
Vous voyez que je n’invente rien.
EUGÉNIE, étonnée mais sans défiance.
Qu’est-ce que cela signifie ?
HEURTELOUP, allant à sa femme.
Mais je ne sais pas ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Ou c’est un canard, ou alors il aura été remplacé et j’aurai pris un autre pour lui.
EUGÉNIE, facile à convaincre.
Ah ! peut-être, oui, oui. La comtesse qui est un peu redescendue pendant la lecture, remonte au fond vers le marquis.
HEURTELOUP.
Ce que je peux dire c’est qu’il y a un dominicain qui a prêché ; maintenant, est-ce le P. Euchariste, ça ?... En tous cas, il a joliment bien prêché. Ah ! le bougre !
EUGÉNIE, sévèrement.
Hector !
HEURTELOUP.
Pardon, lapsus !... Allons, je vais me changer.
LA COMTESSE.
C’est cela ! Laissons Maurice avec M. le curé.
LE MARQUIS.
À tout à l’heure.
Ils sortent.
EUGÉNIE, tout en sortant derrière eux avec Heurteloup.
Et sur quoi a-t-il prêché ?
HEURTELOUP.
Oh ! bien tu sais, un peu sur tout, un peu sur rien... comme on prêche.
Ils disparaissent à droite, à la suite de la comtesse. Le marquis a pris son chapeau et sort par le fond pour aller à la rencontre du docteur.
Scène VII
L’ABBÉ, MAURICE
L’ABBÉ, qui s’était levé à la sortie générale, allant à Maurice et paternellement lui mettant la main sur l’épaule, ce qui le tire de sa méditation.
Eh ! bien, nous voici seuls, mon cher enfant ; qu’avez-vous donc de si grave à confesser ?
MAURICE.
Oh ! mon père, mon père, je m’accuse parce que j’ai péché, monstrueusement péché.
Il se laisse tomber sur les deux genoux.
L’ABBÉ, le relevant et le faisant asseoir sur le pied de la chaise longue.
Mon enfant ! Mon fils, relevez-vous !
S’asseyant en face et tout près de lui, sur le tabouret.
Ici nous ne sommes pas au confessionnal, et confiez-vous à moi, comme à votre père spirituel. Je suis sûr que vous vous exagérez vos fautes.
MAURICE.
Oh ! non, mon père ! Dieu m’est témoin pourtant que ma volonté n’y est pour rien. Comment dans mon cerveau, dont j’écarte avec tant de zèle toute idée coupable, a-t-il pu germer une horreur pareille ?... Cette nuit, j’ai fait un cauchemar : j’ai vu la Magdeleine au pied de N.S. Jésus-Christ. Elle était belle, belle ! ses cheveux étaient défaits et son corps était nu jusqu’à la taille... Elle implorait Notre Seigneur et ses yeux brûlaient d’un amour profane.
L’abbé hoche la tête.
Oh ! comment oserai-je vous dire... ?
Il ramène son bras sur son front pour dissimuler sa honte.
L’ABBÉ, paternellement.
Allez, mon enfant, allez !
MAURICE, faisant un effort sur lui-même et reprenant sa confession.
Tout à coup, je m’aperçus que le Christ me ressemblait ; oui, mon père, le Christ c’était moi ! Quel sacrilège ! Quel péché d’orgueil !... et la Magdeleine, la Magdeleine c’était, traits pour traits, la Claudie, notre servante ! Elle me regardait, avec ces yeux que je lui ai déjà vus en réalité, ces yeux qui me gênent... et, c’est affreux à dire : moi, moi le Christ, au lieu de repousser ses avances, d’essayer de l’amener au bien, de lui dire les mots qui purifient, je n’avais pas le courage ! que dis-je ? j’éprouvais comme une joie de sa présence, son regard me troublait, sa caresse me retenait ! C’était moi, moi qui la rapprochais de moi, et avant que j’aie pu me ressaisir, oh ! mon père ! je devenais humainement et misérablement sa chose !...
Avec des sanglots.
Vous entendez, mon père, sa chose ! sa chose !
Il se laisse tomber aux pieds du prêtre et sanglote, la tête enfouie dans son bras et appuyée sur les genoux de l’Abbé.
L’ABBÉ, lui caressant paternellement la tête.
Mon enfant ! Mon pauvre enfant !
MAURICE, relevant la tête.
Ah ! Comment expierai-je un pareil sacrilège !
Il se lève et passe à droite.
Quand je me suis éveillé, j’ai prié ; j’ai prié jusqu’au matin, implorant mon pardon, me déchirant la poitrine, me meurtrissant les chairs mais je le sens bien : Dieu s’est retiré de moi !
L’ABBÉ, se levant et allant à lui.
Non, mon enfant, non ! Dieu ne s’est pas retiré de vous ! Certes votre rêve est criminel et le démon vous a visité cette nuit. Mais croyez-vous que tous, et parmi les plus saints, nous n’avons pas eu à subir des épreuves pareilles ? Est-ce que saint Antoine n’eut pas à résister à toutes les tentations qui l’hallucinaient ? Sa sainteté en a-t-elle été diminuée ?
MAURICE.
Oh ! mon père, si c’était vrai !
L’ABBÉ, lui prenant le bras.
Dieu ne retient que les péchés que l’homme commet à l’état conscient.
Tout en marchant de façon à gagner tous deux la droite de la scène.
Mais sa miséricorde est trop grande pour qu’il fasse un grief d’un péché qui se produit en dehors du libre arbitre. Aussi, est-ce en son nom, mon fils, que je vous absous, et que je vous dis : allez en paix, vos péchés vous sont remis.
MAURICE, se précipitant dans ses bras.
Oh ! mon père, mon père, que la bonté de Dieu est infinie !
L’ABBÉ, le serrant dans ses bras.
Mon cher enfant ! Que j’admire l’ardeur de votre foi de néophyte !
MAURICE.
Mon père, je suis heureux.
L’abbé l’embrasse.
Scène VIII
L’ABBÉ, MAURICE, LA COMTESSE, puis LUC dans le hall, LE MARQUIS et VÉTILLÉ
LA COMTESSE.
Dans les bras l’un de l’autre ! Voilà qui est de bon augure.
Descendant au-dessus du fauteuil de droite de la table.
Je vous demande pardon de vous interrompre.
À Maurice.
Maurice, voici le docteur.
MAURICE.
Comment ! Déjà ! On n’a pas averti.
LA COMTESSE.
Je te demande pardon, on a timbré deux fois. Dans le feu de votre entretien vous n’aurez pas entendu.
MAURICE, montrant l’abbé.
Ah ! ma mère, mon meilleur médecin, le voici.
LA COMTESSE.
Ah ! voici ces messieurs.
Sur ces dernières répliques, on a vu, dans le hall, paraître Luc qui est allé se planter à son poste près de la porte donnant sur le perron. Arrivent le marquis et Vétillé que Luc introduit aussitôt.
LE MARQUIS, s’effaçant pour laisser passer le docteur.
Tenez, si vous voulez entrer, mon cher docteur ?
VÉTILLÉ, uniforme de médecin principal.
Pardon.
Se trouvant face à face avec la comtesse, il s’incline.
LE MARQUIS.
Ma chère sœur, je te présente mon ami, monsieur le médecin principal Vétillé.
VÉTILLÉ.
Madame, très honoré.
LA COMTESSE, descendant en scène tout en parlant.
Combien c’est aimable à vous de vous être dérangé, Docteur !... Vraiment, par cette chaleur... !
VÉTILLÉ, descendant à l’exemple de la comtesse.
Il fait chaud, en effet ! il fait chaud !
LA COMTESSE.
Et surtout en uniforme !
VÉTILLÉ.
Ah ! ça, madame, c’est un principe chez moi ! Je déplore la fâcheuse tendance que je vois chez les officiers de se mettre en pékins dès qu’ils peuvent. On doit avoir l’orgueil de son uniforme.
LA COMTESSE.
Ces sentiments vous font honneur.
VÉTILLÉ, tout en se retournant vers l’abbé qui est devant le fauteuil à gauche de la bergère.
En tout cas, c’est ma façon de voir, ça ne fait de mal à personne !
À l’abbé sans transition.
Vous êtes ecclésiastique, monsieur, si je ne me trompe... ?
L’ABBÉ, souriant.
Et catholique, oui, monsieur.
LA COMTESSE, présentant.
M. l’abbé Bourset, curé de notre village.
VÉTILLÉ, s’inclinant.
Ah ! parfaitement !
Poursuivant sa pensée.
Eh ! bien, il ne vous vient pas à l’idée de vous mettre en pékin ? Alors, pourquoi est-ce que je m’y mettrais ?
L’ABBÉ.
Parfaitement dit.
Il remonte.
LA COMTESSE, présentant son fils qui est derrière la bergère et redescend par l’extrême droite.
Je vous présente également mon fils.
Maurice s’incline.
VÉTILLÉ, allant à Maurice et se plantant devant lui en assujettissant son lorgnon sur son nez.
Aha ! C’est le jeune phénomène en question.
LA COMTESSE.
C’est lui dont la santé...
VÉTILLÉ, les deux poings sur les hanches, et dévisageant Maurice comme il le ferait d’un soldat au régiment.
Oui, oui, je suis au courant. Le marquis m’a exposé en venant. Eh ! bien, mais... je ne peux pas vous répondre comme ça, moi ! faudrait voir, faudrait voir !
LA COMTESSE, esquissant un mouvement dans la direction de la chambre du fond.
Si vous voulez, docteur, que nous passions dans la chambre de mon fils.
VÉTILLÉ.
Eh ! bien, mais... ça me paraît ce qu’il y a de plus pratique.
LA COMTESSE, à son fils, l’invitant à se rendre dans sa chambre.
Maurice !
MAURICE.
Voilà, maman !
Il remonte par l’extrême droite ; Vétillé remonte à la suite de la comtesse. À ce moment on entend deux coups de timbre au lointain.
LA COMTESSE.
Oh ! justement voici du monde, dépêchons-nous !
À l’abbé et au marquis, qui sont restés en place.
Vous permettez !
Ils s’inclinent.
Par ici docteur !
Elle entre dans la chambre de Maurice suivie du docteur et de Maurice. On voit, comme précédemment, paraître Luc dans le hall pour attendre les nouveaux arrivants.
Scène IX
LE MARQUIS, L’ABBÉ, puis LUC, ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN
LE MARQUIS, de sa place, c’est-à-dire au-dessus de la table. Après un temps.
Dites donc, monsieur le curé ! vous tenez à voir le monde ?
L’ABBÉ, derrière la bergère.
Pas du tout.
LE MARQUIS.
Moi non plus ! Eh ! bien, si nous cédions la place... ? Allons fumer une bonne pipe dans ma chambre.
L’ABBÉ, bien bonhomme.
C’est que... je ne fume pas.
LE MARQUIS.
J’ai dit : « une... bonne pipe ». C’est moi qui la fumerai.
Il va à l’abbé.
L’ABBÉ.
Ah ! À ce compte-là, je veux bien.
LE MARQUIS, apercevant Étiennette suivie de Guérassin qui pénètre dans le hall.
Oh !... Venez, monsieur le curé.
Il lui tend le bras et l’entraîne. Tous deux sortent par la droite, premier plan. Pendant ce qui précède on a vu Guérassin retirer son cache-poussière que Luc a déposé sur la table du hall.
LUC, une fois la sortie de l’abbé et du marquis, introduisant.
Si monsieur et madame veulent entrer, je vais aller prévenir madame la comtesse.
ÉTIENNETTE.
C’est cela !
Luc va frapper à la porte de Maurice et entre. À Guérassin, après la sortie de Luc.
Dis donc ! Bien, ici ! pur ! noblesse vieille roche ! Ça se sent.
GUÉRASSIN.
Archi pur !
ÉTIENNETTE.
Archi !
LUC, ressortant de la chambre de Maurice et sans descendre.
Madame la comtesse prie madame de l’attendre un instant.
ÉTIENNETTE.
Bien !
Luc gagne le hall dont il referme la porte sur le salon. Étiennette s’assied sur le petit fauteuil à gauche de la bergère tandis que Guérassin en fait autant sur le fauteuil à droite de la table. Une fois assis.
Mais qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! oui... Alors, n’est-ce pas ? En bas : le salon...
GUÉRASSIN.
Oui !
ÉTIENNETTE.
La salle à manger...
GUÉRASSIN.
Oui !...
ÉTIENNETTE.
Et du billard je fais ma chambre à coucher.
GUÉRASSIN.
Oui.
Changeant de ton.
Oh ! bien, tu sais, comme je n’y suis pas admis !...
ÉTIENNETTE, avec un sourire narquois.
Oh ! tu ne voudrais pas !
GUÉRASSIN.
Tiens ! pourquoi donc ?
ÉTIENNETTE.
Mais voyons ! Il y a trop longtemps qu’on se connaît ! Ces choses-là, c’est tout de suite ou jamais.
GUÉRASSIN.
C’est consolant !
ÉTIENNETTE.
Mon pauvre vieux, aujourd’hui, tu es le « sans importance » pour moi !... D’ailleurs comme pour mes amants. Regarde : quand ils s’absentent, à qui me confient-ils ? À toi ! Musignol mon actuel, au moment de partir en manœuvres, qu’est-ce qu’il t’a dit ? « Tu tiendras un peu compagnie à Étiennette ! » Pourquoi ? Parce qu’on sait que tu es de tout repos.
GUÉRASSIN, avec un sourire vexé.
C’est ça ! C’est exquis !
ÉTIENNETTE, se levant et remontant tout en parlant.
Oh ! Tiens ! tu ne mérites pas ton bonheur.
GUÉRASSIN, ronchonnant.
Oui, c’est entendu.
ÉTIENNETTE, avec un soupir de regret.
Et pourtant si au lieu de toi, tout de même, j’avais fait cette tournée d’auto avec un autre !...
GUÉRASSIN, idem.
Non, mais va donc !
ÉTIENNETTE.
Je ne sais pas si c’est la griserie de la vitesse, si c’est la campagne, l’air de la mer, le vent chaud, le soleil ?... Ah ! Je me sens amoureuse aujourd’hui !
GUÉRASSIN.
Allons, de qui encore ? Pas de Musignol, assurément.
ÉTIENNETTE.
Oh ! non, lui, c’est mon amant.
GUÉRASSIN.
Alors ?
ÉTIENNETTE.
Mais de personne, malheureusement. Amoureuse, un point, c’est tout. Amoureuse en disponibilité.
Au-dessus du fauteuil sur lequel est assis Guérassin.
Il y a des moments comme cela où l’on sent que l’on aimerait aimer quelqu’un ! Mais tu penses bien que si je l’avais ce quelqu’un, je serais avec lui, je ne serais pas avec toi.
GUÉRASSIN.
Merci.
ÉTIENNETTE, allant jusqu’à la baie.
Pas de quoi !
Admirant le paysage.
Regarde-moi cette vue, cette mer verte ! cette bonne brise tiède ! Ça ne t’incite pas à l’amour ?
GUÉRASSIN, qui s’est levé sur ces paroles, allant se mettre à côté d’elle à sa droite.
Mais si, je te dis !
Il lui prend la taille.
ÉTIENNETTE, se dégageant.
Oh ! là ! t’es bête !
Changeant de ton.
Ah ! J’aimerais à prendre un bain là-dedans ! On se déshabillerait dans la cabine, là-bas...
GUÉRASSIN, d’une main lui prenant la taille, de l’autre le poignet et la faisant familièrement passer au 2.
Oui, eh bien ! on se baignera quand on sera arrivé à Roscoff ! On a emporté ses costumes et ses peignoirs pour ça ! Au moins là-bas, il y a des bains organisés.
ÉTIENNETTE, sentimentale.
Justement, ce ne sera pas la même chose ! Se baigner avec un tas de gens qu’on ne connaît pas !... dans la même eau !
GUÉRASSIN.
On ne peut pourtant pas vous donner une mer par personne.
ÉTIENNETTE, revenant à sa place primitive et désignant la mer.
Mais c’est ce qu’on a ici : l’Océan à soi tout seul, la mer tout à vous, la mer toute vierge.
GUÉRASSIN, sur le ton d’un homme qui la connaît dans les coins.
Mais non ! Elle a l’air comme ça, mais c’est la même qu’à Roscoff. Elle fait sa vierge ici, et là-bas elle s’est donnée à tout le monde !... Faut pas s’en laisser conter.
ÉTIENNETTE.
Ah ! Tu n’as pas l’âme poétique pour un sou.
GUÉRASSIN.
Ah ! Toi tu l’as, l’âme poétique !
ÉTIENNETTE.
Toujours !
À ce moment Heurteloup, venant du hall, pénètre carrément dans le salon, comme un homme qui entre dans une pièce où il ne s’attend à trouver personne. Il a changé de vêtements et porte une longue redingote noire très sévère.
Scène X
ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN, HEURTELOUP, puis LA COMTESSE
HEURTELOUP, qui se dirigeait vers la table, apercevant Étiennette et Guérassin. Avec un petit mouvement de recul.
Oh ! pardon, je ne savais pas !...
ÉTIENNETTE et GUÉRASSIN, le reconnaissant.
Ah ! Totor !
HEURTELOUP, reculant instinctivement vers la porte de Maurice.
Nom d’un chien ! Étiennette, Guérassin !
ÉTIENNETTE.
Eh ! bien, qu’est-ce que tu fais ici ?
HEURTELOUP, revenant à eux.
Chut ! Taisez-vous ! C’est le sein de la famille : ma femme, mes cousin, cousine, neveu, tout le tralala... et des curés ! De la religion jusqu’au cou !
ÉTIENNETTE, riant.
Ah ! c’est pour ça que tu es en sacristain ?
HEURTELOUP.
C’est ma tenue de recueillement. Surtout, si on vient, vous ne me connaissez pas.
ÉTIENNETTE.
Ah ! Mon pauvre Totor !
GUÉRASSIN, à pleine voix.
Eh ! bien, et la Choute ?
HEURTELOUP, sursautant.
Oh ! chut donc !
GUÉRASSIN, sans voix, articulant simplement avec les lèvres.
Eh ! bien, et la Choute ?
HEURTELOUP.
Elle est à Concarneau ! Pauvre petite, c’est pas drôle ! Juste deux heures par jour pour se voir ! C’est sec !... et de plus, le matin ! Assommant pour les deux ! Mais pas moyen autrement ! Faut que ça concorde avec les offices !
Étiennette et Guérassin rient.
Choute qui n’aime pas qu’on l’éveille de bonne heure ! Comme c’est gai ! et moi, obligé d’avaler des kilomètres de bécane ! Voilà un calvaire ! Oh ! le mariage !
Étiennette et Guérassin rient à gorge déployée.
Chut ! la cousine !
On redevient subitement sérieux avec l’aspect des gens qui ne se connaissent pas. Heurteloup s’écarte avec des petites révérences, pour se donner l’air de quelqu’un qui vient seulement d’entrer.
LA COMTESSE, s’avançant vers Étiennette.
Madame de Marigny ?
ÉTIENNETTE, très correcte.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Mon maître d’hôtel m’a remis votre carte. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j’étais avec mon fils qui vient d’être un peu souffrant.
ÉTIENNETTE.
Mais je vous en prie, madame.
LA COMTESSE, indiquant Guérassin.
Monsieur de Marigny sans doute ?
GUÉRASSIN, après une seconde d’hésitation voyant que c’est lui dont il est question.
Non !... non madame, à mon grand regret, je dois le dire.
LA COMTESSE.
Ah ! pardon.
ÉTIENNETTE.
Monsieur est un de mes amis qui a bien voulu m’accompagner : monsieur Guérassin.
Guérassin s’incline. La comtesse fait un salut aimable de la tête.
LA COMTESSE, présentant Heurteloup un peu au-dessus.
Mon cousin, monsieur Hector Heurteloup.
Salut correct et froid de part et d’autre.
HEURTELOUP.
Je vous demande pardon, j’ai fait irruption dans le salon, ignorant qu’il y avait du monde, mais je puis...
Il fait signe de se retirer.
ÉTIENNETTE.
Mais du tout, ce que j’ai à dire ne cache aucun mystère.
LA COMTESSE, indiquant le fauteuil à droite de la table.
Je vous en prie.
Heurteloup avance un peu ledit fauteuil sur lequel s’assied Étiennette, puis, en faisant le tour de la table par en dessus, va s’asseoir sur le pied de la chaise longue. Guérassin s’assied sur le tabouret, la comtesse, sur le fauteuil gauche de la bergère.
ÉTIENNETTE, une fois tout le monde assis.
Voici en deux mots, madame... J’ai vu qu’il y avait, attenant au parc de ce château, un pavillon de chasse disposé en maison d’habitation, et qui est à louer.
LA COMTESSE.
Parfaitement.
ÉTIENNETTE.
Je l’ai visité et il me plaît tout à fait. Alors, comme on m’a dit que c’était vous qui en étiez propriétaire...
LA COMTESSE.
En effet, madame ! mais l’on aurait dû vous dire également que c’était mon intendant qui avait charge... Mais n’importe ! je suis bien heureuse que vous vous soyez adressée à moi puisque cela me permet de recommander tout particulièrement votre requête à mon intendant.
ÉTIENNETTE.
Vraiment madame, je suis confuse !
LA COMTESSE.
Mais du tout, madame. Croyez bien que c’est en égoïste que je parle. Vous devez le savoir mieux que personne, dans notre monde, nous avons un peu le préjugé de caste. Aussi, quand il m’arrive de pouvoir louer à quelqu’un de la noblesse...
ÉTIENNETTE, un peu interloquée.
Ah ?
Elle jette un regard à Guérassin qui en adresse un à Heurteloup qui, lui, ne bronche pas.
LA COMTESSE, cherchant dans sa mémoire.
« De Marigny » ! j’ai connu un chevalier de Marigny. Est-ce que vous auriez épousé son fils ?
Guérassin ne peut réprimer un pouffement de rire qui, dans l’effort qu’il fait pour le retenir, prend l’apparence d’un vaste éternuement qu’il étouffe aussitôt dans son mouchoir. Heurteloup et Étiennette le foudroient d’un regard.
LA COMTESSE, qui croit qu’il a éternué.
À vos souhaits, monsieur.
GUÉRASSIN, une seconde interloqué.
Hein ? Mille grâces, madame.
LA COMTESSE.
C’est le grand soleil qui enrhume.
GUÉRASSIN.
C’est le grand soleil, évidemment.
Il lance un petit coup de pied d’intelligence à Heurteloup, qui, gêné, se détourne d’un mouvement brusque. Mais comme il est tout au pied du rocking, ce jeu de scène fait basculer la chaise longue qui le dépose par terre, en repliant son dossier sur lui.
TOUS.
Oh !
LA COMTESSE.
Eh ! bien qu’est-ce qui vous prend, Hector ?
HEURTELOUP, se relevant et se rasseyant.
Hein ! rien... c’est le rocking qui a basculé.
LA COMTESSE.
Oh ! vous nous donnez des émotions !
À Étiennette.
Je vous demandais donc, madame, si...
ÉTIENNETTE, avec décision.
Mon Dieu, madame, j’aime mieux être franche : je ne suis pas mariée. J’ai bien connu le chevalier de Marigny, mais il fut un ami et un père pour moi ; à ce point, que quand j’ai eu la douleur de le perdre, son nom m’est resté par l’habitude ; et comme aucun héritier n’était là pour le recueillir, j’ai continué à le porter au théâtre.
LA COMTESSE, refroidie.
Ah ! vous ?...
Elle se lève, Étiennette se lève également.
GUÉRASSIN, à part.
Aïe donc !
Il se lève à son tour. Seul Heurteloup reste assis.
ÉTIENNETTE.
Quant à moi, mon nom est beaucoup moins aristocratique : je m’appelle vulgairement Charlotte Cunard, comme mon père qui tenait un petit café rue de la Tour d’Auvergne. Vous voyez donc, madame, que je serais fort en peine pour faire croire que j’ai du sang bleu dans les veines.
LA COMTESSE, pincée.
Mon Dieu, madame, après ce que...
ÉTIENNETTE, lui coupant la parole.
Laissez-moi achever, madame... quand ce ne serait que pour me permettre de dire moi-même ce qui me serait plus pénible à entendre de votre bouche. De la profession de foi que vous avez bien voulu me faire tout à l’heure, je dois conclure que j’ai peu de chance de retrouver les bonnes dispositions que vous sembliez avoir à mon égard, et que, par conséquent, pour ce pavillon...
LA COMTESSE, avec effort.
Écoutez, madame, puisque vous avez le tact de comprendre certaines susceptibilités qui sont peut-être d’un autre âge, mais enfin qui sont.
ÉTIENNETTE.
Oui, madame, oui.
LA COMTESSE.
Certes, je ne jette la pierre à personne, mon cousin vous dira que nos sentiments chrétiens sont trop ancrés...
ÉTIENNETTE.
Ah ?
Elle se tourne d’un air moqueur vers Heurteloup ainsi que Guérassin.
HEURTELOUP, les lèvres pincées.
Hein ?... euh... Oui !... oui, oui, oui.
LA COMTESSE.
Mais enfin, dans notre entourage, très austère, un milieu artiste surgissant tout à coup !... Ce serait même une gêne de part et d’autre.
ÉTIENNETTE.
Il suffit, madame ! Ne vous croyez pas obligée de me donner des explications. Soyez bien persuadée, même, que si j’avais pu prévoir... mais l’écriteau ne portait aucune restriction... alors, je me suis cru permis... N’importe ! je suis édifiée et il ne me reste plus qu’à m’excuser.
LA COMTESSE.
Croyez que je suis désolée...
ÉTIENNETTE, avec une pointe d’ironie.
Ne vous désolez pas, madame, il n’y a vraiment pas de quoi !
À Guérassin sur un ton détaché.
Vous venez, mon ami ?
Saluant.
Madame ! Monsieur...
LA COMTESSE, s’inclinant légèrement puis, tout en remontant un peu.
Si vous voulez accompagner madame jusqu’à son automobile, Hector ?
HEURTELOUP.
Volontiers.
Il remonte par la gauche de la table, remet en passant le fauteuil occupé par Étiennette à sa place primitive et sort à la suite des deux visiteurs.
LA COMTESSE, s’inclinant une dernière fois.
Madame.
Échange de saluts. Au moment de la sortie, Eugénie paraît à la porte du salon ; elle s’efface devant Étiennette et les deux hommes. On échange des saluts froids et Eugénie reste un moment sur le pas de la porte à regarder la sortie.
LA COMTESSE, une fois la sortie faite, agitant son mouchoir comme pour chasser les miasmes et gagnant à gauche.
Ah ! pouah ! pouah !
EUGÉNIE, sur le pas de la porte.
Qu’est-ce que c’est que ces gens ?
LA COMTESSE.
Une actrice ! Une actrice chez moi !
EUGÉNIE, descendant au-dessus de la table.
Une actrice !
LA COMTESSE, gagnant le milieu de la scène.
Ah ! ces créatures ont toutes les audaces !
EUGÉNIE.
Une actrice ! Et M. Heurteloup se commet avec elle ?
LA COMTESSE, se dirigeant vers la chambre de son fils.
Non, ne t’inquiète pas, c’est moi qui l’ai prié...
EUGÉNIE.
Ah ! J’espère !
Elle descend en scène.
Scène XI
ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN, HEURTELOUP, puis LA COMTESSE, VÉTILLÉ, puis LE MARQUIS et L’ABBÉ
LA COMTESSE, voyant le docteur qui sort de chez son fils.
Ah ! docteur !...
Redescendant en scène avec lui.
Eh ! bien, vous avez examiné mon fils ?
VÉTILLÉ.
Eh ! oui, madame. Il se dispose à aller prendre son bain.
LA COMTESSE.
Ah ! vous autorisez ?...
VÉTILLÉ.
Certes ! Très bon, la mer ! Ca fouette le sang !... Tout ce qui est exercice violent, j’approuve.
LA COMTESSE.
Et comment l’avez-vous trouvé ? Qu’est-ce qu’il a ?
VÉTILLÉ.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est un garçon qui fait de la neurasthénie.
LA COMTESSE, s’effarant.
Ah ! mon Dieu ! C’est grave ?
VÉTILLÉ.
En soi, non !... mais enfin, c’est toujours un mauvais terrain.
LA COMTESSE.
Vous m’effrayez ! Quand je pense que ce garçon doit partir en octobre pour son service militaire.
VÉTILLÉ.
Ah ? Bon, ça ! très bien, parfait !
LA COMTESSE.
Ah ?
VÉTILLÉ.
C’est ce qui peut lui arriver de meilleur. Il trouvera parmi ses camarades des exemples salutaires à son état, et, s’il a la bonne idée de les suivre...
LA COMTESSE.
Vraiment, docteur ? Ah ! Vous me tranquillisez ! Mais enfin, étant donné l’état actuel, comment peut-on enrayer ?...
VÉTILLÉ.
Comment ?
LA COMTESSE.
Oui.
VÉTILLÉ, embarrassé et tout en se tortillant la moustache.
Comment !
Brusquement.
Écoutez-moi, madame : je suis un vieux militaire, et, pour moi, un chat est un chat.
LA COMTESSE.
Oui, docteur, oui.
VÉTILLÉ.
Eh ! bien, ce qu’il faudrait à votre fils, dame ! il faudrait !... il faudrait !...
LA COMTESSE, sur les charbons.
Mais quoi ? Quoi ?
VÉTILLÉ, éclatant.
Mais qu’il marche, madame ! qu’il marche !
LA COMTESSE, qui ne comprend pas.
Qu’il marche ?
VÉTILLÉ.
Évidemment !
LA COMTESSE, très naïvement.
Mais... il marche, docteur.
VÉTILLÉ, interloqué.
Hein !... Avec qui ?
LA COMTESSE.
Mais avec ma cousine, avec moi, avec M. le curé.
VÉTILLÉ, ahuri.
Hein ?
Retenant une envie de rire.
Ah ! non, non ! vous n’y êtes pas du tout ! Notez que je ne trouve pas mauvais qu’il fasse du footing avec madame, ou avec M. le curé, mais ce n’est pas du tout cela que j’entends.
LA COMTESSE.
Mais alors, quoi ? Quoi ?
VÉTILLÉ, s’emballant.
Mais ne comprenez-vous pas, madame, que ce qui travaille cet enfant, c’est sa jeunesse, c’est son printemps ! ne comprenez-vous pas qu’il subit la loi de la nature, commune à tous les êtres, commune aux oiseaux, aux fleurs, aux arbres, à tout ce qui a une vie ? C’est le bourgeon qui crrrève de sève jusqu’à éclater.
Esquissant le mouvement de remonter pour redescendre aussitôt.
Eh ! bien, nom de D... !
Sur ce juron qu’il n’achève pas, Eugénie et la comtesse comme deux poules effarouchées se rapprochent instinctivement l’une de l’autre. Eugénie fait un rapide signe de croix. La comtesse contracte sa figure comme lorsqu’on entend scier un bouchon.
Qu’on fasse donc ce qu’il faut pour qu’il éclate.
LA COMTESSE, commençant à s’énerver.
Mais qu’est-ce qu’il faut, docteur ?
VÉTILLÉ, à tue-tête.
Mais une femme, madame, une femme !
LA COMTESSE.
Une femme ?
EUGÉNIE.
Pourquoi faire ?
VÉTILLÉ, subitement calmé.
Ah ! ça, madame, vous m’en demandez trop.
LA COMTESSE.
Une femme !... mon fils !... mais... c’est un saint !
VÉTILLÉ.
Eh ! justement, madame, mais c’est un saint-vierge ! Et c’est ce qu’il ne faut pas.
LA COMTESSE.
Mais songez, docteur, songez que mon fils a l’intention de se consacrer à Dieu.
EUGÉNIE.
Et Dieu impose à ses ministres, comme premier devoir, la chasteté.
VÉTILLÉ.
Ah ! ça, madame, c’est un autre point de vue, chacun son traitement ; moi, ce n’est pas le mien.
Il remonte.
LA COMTESSE, remontant à sa suite par un mouvement arrondi de façon à passer au 3.
Et puis, enfin, mon fils est trop jeune pour le marier.
VÉTILLÉ.
Mais qui est-ce qui vous parle de le marier ?
LA COMTESSE, scandalisée.
Oh ! Oh !
Elle gagne la droite jusqu’au-dessus du fauteuil.
EUGÉNIE, gagnant la droite également.
Oh ! mais docteur, vous êtes le diable !
VÉTILLÉ, riant.
Mais non, madame, mais non.
Il gagne jusqu’à la baie.
LE MARQUIS, passant la tête par l’embrasure de la porte par laquelle il est sorti, et qu’il entr’ouvre avec précaution.
On est parti ?
Il entre suivi de l’abbé.
LA COMTESSE, s’élançant vers lui pour redescendre aussitôt par la gauche du fauteuil qui est près de la tricoteuse.
Ah ! viens, Onfroy ! Et vous, monsieur le curé, venez à notre secours. M. le docteur est en train de nous dire des choses terribles.
EUGÉNIE, à l’abbé qui est descendu par la droite, passant devant lui, les mains jointes, dos au public, de façon à arriver à l’extrême droite.
Terribles !
LE MARQUIS, au-dessus de la bergère.
À ce point ?
L’ABBÉ.
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?
LA COMTESSE.
Il a vu Maurice, n’est-ce pas, et il nous a dit qu’il faudrait... qu’il faudrait... Oh ! non, je n’oserai jamais.
Elle se laisse tomber sur le fauteuil.
VÉTILLÉ, descendant au-dessus de la table et du fauteuil de droite.
J’ai dit, j’ai dit... que ce jeune homme était arrivé à la nubilité et que la nubilité avait ses exigences.
LE MARQUIS, triomphant.
Là ! qu’est-ce que je disais ?
Il va au docteur. L’abbé sérieux et songeur, hoche la tête.
LA COMTESSE.
Ainsi, vous comprenez, M. le Curé, ce que l’on voudrait, que mon fils...
EUGÉNIE.
Oui, l’œuvre de chair, et sans mariage encore ! Voyons, M. le Curé, parlez, dites votre indignation.
L’ABBÉ, entre la comtesse assise, et Eugénie.
Ah ! madame, la question est grave, et vaut qu’on y réfléchisse.
LA COMTESSE.
Hein ?
EUGÉNIE.
Comment, vous ne frémissez pas ?
L’ABBÉ.
Je suis bien obligé de tenir compte de l’état particulier de Maurice. Il est établi que son tempérament manifeste des exigences impérieuses qui rejaillissent sur sa santé. Eh bien ! qui vous dit que ce tempérament qu’il ignore aujourd’hui ne le trahira pas quelque jour ?
EUGÉNIE.
C’est vous, monsieur le curé, qui parlez ainsi !
L’ABBÉ.
Mais oui, madame, c’est moi. Le vœu de chasteté est un sacrifice dont on ne mesure souvent pas assez l’étendue. Au moins, Maurice, s’il le prononce quelque jour le fera-t-il en connaissance de cause ; et, dût-il en résulter son renoncement à une vocation dont il ne se sentirait pas la force, j’aimerais encore mieux cela, alors qu’il en est temps encore, que le voir devenir plus tard un mauvais prêtre ou un renégat.
Il gagne le milieu de la scène en passant devant la Comtesse.
LE MARQUIS.
Voilà !
VÉTILLÉ.
Parfaitement parlé !
La comtesse affalée, les yeux à terre, écarte les bras et les laisse retomber comme une femme désorientée.
EUGÉNIE, pimbêche.
Vraiment, monsieur le curé, vous êtes d’un libéralisme ! Certes, votre prédécesseur était autrement intransigeant.
Elle remonte et va s’appuyer sur le dossier de la bergère.
L’ABBÉ.
Bien oui !... je sais : il y a les deux écoles. Moi, j’estime que l’intransigeance est incompatible avec le caractère du prêtre. La religion de Dieu est faite d’indulgence et de miséricorde. Eh bien ! je crois qu’il faut écouter les enseignements d’en haut et ne pas être plus légitimiste...
Indiquant le ciel du doigt et avec un bon sourire.
que le roi.
Il gagne un peu la gauche.
LE MARQUIS.
Bravo !
Il remonte au fond.
VÉTILLÉ, qui est descendu par la gauche de la table.
M. le curé, je ne suis pas positivement un bondieusard ; mais, vrai, vous m’allez ! vous devriez être militaire.
L’ABBÉ.
Halte-là ! M. le médecin principal. En temps de guerre, nous avons notre place comme vous sur le champ de bataille ! Nous ne tuons pas, voilà tout.
VÉTILLÉ, se rebiffant.
Mais moi non plus, monsieur le curé ! moi non plus !... quoique médecin.
Il remonte par le même chemin et va rejoindre le marquis près de la baie.
L’ABBÉ.
Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire, soyez-en persuadé.
VÉTILLÉ, tout en remontant.
À la bonne heure.
L’ABBÉ.
Et maintenant, madame la comtesse, je vous ai dit ce que ma conscience me dictait, je ne veux pas intervenir plus longtemps dans une question qui sort vraiment trop de mes attributions. Vous avez eu la gracieuseté de m’inviter à déjeuner, j’ai encore mon bréviaire à dire, je vais, si vous le permettez, me recueillir un peu par là.
LA COMTESSE, abattue.
Faites, monsieur le curé.
Il passe derrière le fauteuil de la comtesse, dans la direction de la porte de droite, il s’arrête en entendant parler Eugénie.
EUGÉNIE, pincée.
Et moi aussi je m’en vais, parce que, vraiment, devant la tournure que prennent les choses !...
Elle remonte entre l’abbé et la bergère.
LE MARQUIS, moqueur.
Mais allez donc, Eugénie, allez donc !
EUGÉNIE, sortant.
Mais certainement je vais ! Certainement je vais !... Elle sort le fond droit.
L’ABBÉ, sur le pas de la porte.
À tout à l’heure.
Il sort de droite.
Scène XII
LE MARQUIS, LA COMTESSE, VÉTILLÉ, puis MAURICE
VÉTILLÉ, descendant vers la comtesse.
Tout le monde s’en va ?... Mais alors, moi aussi.
LA COMTESSE, se levant.
Quoi ? Vous aussi, docteur ?
VÉTILLÉ.
Mais, madame, ma mission est terminée ; pour la décision que vous avez à prendre, c’est affaire de famille, et je n’ai pas voix au chapitre.
À ce moment, la porte de Maurice s’ouvre et l’on voit celui-ci en costume de bain achevant de passer son peignoir que Luc lui tend.
D’ailleurs, voici votre fils qui est prêt ; si vous le permettez, en attendant l’heure de mon train, je descendrai avec lui, assister à son bain.
LA COMTESSE, regardant son fils qui sort de sa chambre. Avec émotion et d’une voix étranglée.
Le pauvre petit !
MAURICE, sortant de sa chambre.
Je vais prendre mon bain, maman.
LA COMTESSE, s’efforçant de dissimuler son trouble.
Oui, mon enfant, va !... Tiens, M. le docteur t’accompagne.
MAURICE.
Ah ! c’est bien aimable ! Alors, venez docteur.
Il fait mine de gagner le hall.
VÉTILLÉ, faisant le même mouvement.
Voilà.
LA COMTESSE, le voyant s’en aller, brusquement.
Maurice !
MAURICE, se retournant.
Maman ?
LA COMTESSE, très émue.
Embrasse-moi, mon enfant, embrasse-moi bien !
MAURICE, allant à elle.
Mais avec joie, maman.
Il l’embrasse, elle le mange de baisers.
Qu’est-ce que vous avez ?
LA COMTESSE, voulant cacher son émotion.
Rien, rien mon enfant ! va ! va !
MAURICE, que cette réponse ne satisfait pas.
Ah ?
Il adresse au marquis un regard interrogateur.
LE MARQUIS, au-dessus et à gauche de la table.
Hein ?... Mais il n’y a rien. Ta mère éprouve le besoin de t’embrasser. C’est très naturel.
MAURICE, peu convaincu.
Ah ?... oui...
À part.
C’est drôle.
Haut à Vétillé.
Eh ! bien, docteur, si vous voulez ?...
VÉTILLÉ.
Je vous suis.
LA COMTESSE, le regardant partir.
Pauvre petit !
VÉTILLÉ.
À tout à l’heure, madame ! Je viendrai vous présenter mes hommages.
LA COMTESSE, remontant.
C’est cela, docteur, à tout à l’heure.
LE MARQUIS, remontant également.
Et merci.
LA COMTESSE.
Ah ! oui.
VÉTILLÉ, fait un geste pour dire que cela n’en vaut pas la peine, puis.
À tout à l’heure !
Il sort rejoindre Maurice.
Scène XIII
LA COMTESSE, LE MARQUIS
LA COMTESSE, sur le pas de la porte du salon, les yeux dans la direction prise par son fils.
Et c’est cet enfant-là qu’on voudrait que moi... Oh ! non, jamais ! jamais !
Elle descend jusqu’à l’extrême gauche.
LE MARQUIS, descendant au-dessus du fauteuil droite de la table.
Allons ! Solange...
LA COMTESSE, se retournant vers le marquis.
Hein ? Tu triomphes, toi !
LE MARQUIS.
Moi ?
LA COMTESSE, s’asseyant sur le tabouret.
Mais en quoi êtes-vous donc faits, vous autres hommes, que tous, jusqu’aux plus purs, vous soyez ainsi assujettis à la tyrannie de votre chair ?
LE MARQUIS, allant à elle.
Prends garde, ma chère sœur, tu es en train de blasphémer ! Songe que c’est le bon Dieu qui a organisé les choses ainsi, pour la perpétuation de son œuvre. Et il a bien fait ! car c’est encore le meilleur moyen d’assurer la conservation de l’espèce.
Il gagne la droite.
LA COMTESSE.
Pauvre petit être si chaste, si pur... dans les bras d’une femme !...
LE MARQUIS.
Ah ! dame !
LA COMTESSE.
Alors sa mère ?... sa mère ne lui suffit plus ?
LE MARQUIS, avec une bonhomie narquoise.
Oh ! Tu ne voudrais pas !
Il remonte vers le fond.
LA COMTESSE.
Et il faudrait que j’aille démolir dans son âme le monument de candeur que j’avais si jalousement édifié.
Se dressant.
Oh ! non, ça jamais, jamais !
LE MARQUIS, avec un geste évasif.
Ah !
LA COMTESSE, passant à droite.
Tu t’en chargeras toi, si tu veux.
LE MARQUIS, s’inclinant.
Merci de la commission.
LA COMTESSE, douloureusement.
Moi, je fermerai les yeux, puisqu’il le faut.
LE MARQUIS, allant à elle.
Mais il m’enverra religieusement promener.
LA COMTESSE, s’affalant sur le fauteuil près de la tricoteuse.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène XIV
LA COMTESSE, LE MARQUIS, HUGUETTE
HUGUETTE, accourant et se dirigeant droit vers la baie.
Ma tante, ma tante ! Qu’est-ce qui se passe sur la plage ? Je vois des gens qui courent en tous sens ! et au loin, dans la mer, une personne qui a l’air d’être entraînée par le courant.
LE MARQUIS, se précipitant sur la terrasse.
Entraînée !
LA COMTESSE, courant à la baie.
Allons bon ! Qu’est-ce qui arrive encore ?
HUGUETTE.
Quelque nouvelle victime du raz de marée.
LA COMTESSE, avec angoisse.
Ce n’est pas Maurice ?
HUGUETTE.
Non, Maurice connaît sa plage et ne se risque pas de ce côté-là.
LE MARQUIS, qui interroge l’horizon avec la longue-vue.
On dirait une femme ! Je vois sur sa tête comme une marmotte rouge.
HUGUETTE.
La malheureuse !
LE MARQUIS.
Elle lutte éperdument contre le courant.
HUGUETTE.
Et pas une barque, pas un homme pour aller à son secours !
LA COMTESSE.
De tous ces marins, aucun ne sait nager.
LE MARQUIS.
Heureusement qu’elle a l’air de bien savoir, elle ! Ah ! voilà quelqu’un qui s’est mis à l’eau et fait force de bras dans sa direction.
LA COMTESSE, poussant un cri de détresse.
Mon Dieu ! mais c’est Maurice !
LE MARQUIS et HUGUETTE, tressaillant.
Maurice !
LA COMTESSE.
Oui, oui, je reconnais son maillot.
LE MARQUIS, quittant la longue-vue.
Oui, c’est Maurice !
HUGUETTE, répétant angoissée.
Maurice !
LA COMTESSE.
Mon Dieu ! mon Dieu ! mon enfant ! Mais il est fou !
Courant comme une folle vers le hall.
Maurice !... Maurice !...
LE MARQUIS.
Voyons, Solange, un peu de sang-froid.
LA COMTESSE.
Mais tu ne vois pas que les flots l’entraînent ! Maurice ! Maurice !
Elle sort, suivre du marquis. Arrivée dans le hall.
Luc ! Luc ! tout le monde ! Vite ! Venez tous, M. Maurice est en train de se noyer... Maurice ! Maurice !
Elle disparaît par le fond, suivie du marquis. Huguette est restée affalée, sans forces contre le chambranle de la baie. À peine le marquis et la comtesse sont-ils sortis depuis quelques secondes que l’on voit dans le hall, surgir en trombe, Luc suivi des deux valets de pied ; ils traversent, affolés, avec des « ah ! mon Dieu ! quelle catastrophe ! qu’est-ce qui se passe ?... vite dépêchons ! etc. » et disparaissent par le fond. Quelques secondes encore et courant à leur suite, passe Eugénie, trottinant tant qu’elle peut pour les rattraper, en levant de grands bras au ciel.
HUGUETTE, qui est restée comme paralysée, les yeux fixés sur l’horizon.
J’ai peur ! J’ai peur ! Oh ! qu’il est déjà loin !... Il a presque rejoint la femme !
Les yeux au ciel.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous ne laisserez pas se consommer une pareille catastrophe !
Tombant à genoux contre la fumeuse dont le dossier lui tient lieu de prie-Dieu.
Mon Dieu ! je vous implore à genoux, sauvez Maurice ! Sauvez-le ! Je sais que son vœu le plus ardent est de m’amener à vous. Eh bien ! je jure de me faire votre servante ! mais sauvez-le, mon Dieu, sauvez-le !
Scène XV
HUGUETTE, L’ABBÉ
L’ABBÉ, accourant, très inquiet.
Que se passe-t-il donc ? J’ai entendu crier ; tout le monde courait !
HUGUETTE, courant à l’abbé.
Ah ! monsieur le curé, recevez mon serment ! Devant vous je renouvelle le vœu que je viens de faire à Dieu de renoncer au monde et d’entrer au couvent.
L’ABBÉ.
Qu’y a-t-il donc ? Vous m’effrayez !
HUGUETTE.
Il y a que Maurice est en péril, qu’il va se noyer peut-être.
L’ABBÉ.
Se noyer, Maurice ! Et vous ne me dites pas ça tout de suite !...
Il sort rapidement.
HUGUETTE, continuant à lui parler bien qu’il ne l’écoute plus.
Ah ! sauvez-le, mon père ! Ramenez-le !
Après un temps d’abattement, relevant la tête.
Où est-il ? Je n’ose regarder... !
Risquant un regard et avec un cri rauque.
Je ne le vois plus... ! Ah ! si, il a gagné à gauche... ! On dirait qu’il se rapproche de la rive... ! la femme est près de lui... ! Ah ! Seigneur, est-ce possible ? Courage, Maurice, courage !... un peu d’effort... ! Va... ! va... ! Il n’y a plus très loin... ! On dirait qu’il a pied... ! Oui... ! oui... ! Il soutient la femme qui a l’air épuisée... ! Il la prend dans ses bras ! Sauvés ! Ils sont sauvés ! Ah ! Dieu ! soyez béni ! qui avez eu pitié de ma détresse !
Sa phrase s’achève dans une sorte de rire convulsif ; en même temps elle tombe à genoux contre la fumeuse.
Scène XVI
HUGUETTE, LUC, DEUX VALETS DE PIED, LA CLAUDIE, puis L’ABBÉ
LUC, suivi des deux valets qui portent des peignoirs, des brosses à friction, des bouteilles d’alcool.
Venez ! venez vous autres !
Au premier valet de chambre tout en ouvrant la porte du fond.
Tenez, vous ! apprêtez tout par là, chez M. Maurice.
À l’autre ouvrant la porte de droite.
Vous, dans cette pièce pour la dame.
À La Claudie qui accourt.
Et toi, La Claudie, des serviettes dans les deux chambres. Vite !
Les deux valets de chambre sont entrés au fur et à mesure des ordres, chacun dans la chambre qu’on lui a indiquée. Au moment où La Claudie s’apprête à rebrousser chemin, elle s’efface pour laisser entrer l’abbé, puis sort immédiatement, suivie de Luc qui regagne précipitamment le parc, tandis que la Claudie file à droite.
L’ABBÉ, accourant.
Ah ! mon enfant, remerciez le Très-Haut. Il a exaucé votre prière.
HUGUETTE, qui s’est relevée à l’entrée des domestiques.
Je le sais, monsieur l’abbé ! de la fenêtre j’ai suivi tout le drame. Ah ! que Dieu soit béni !
Après un temps, changeant de ton.
Vous avez reçu mon serment, monsieur l’abbé, je le tiendrai.
L’ABBÉ.
Non, mon enfant, non ! Dieu a entendu votre cri de détresse et en a eu pitié, mais jamais il ne fait de sa miséricorde le prix d’un marché. Un vœu prononcé dans de telles circonstances ne saurait être valable ! devant lui, et en son nom, je vous en relève !...
HUGUETTE.
Cependant, monsieur l’abbé... !
L’ABBÉ.
Chut ! voici du monde.
Il descend un peu à droite.
Scène XVII
HUGUETTE, L’ABBÉ, LA COMTESSE, suivie d’EUGÉNIE
LA COMTESSE, radieuse et émue allant à l’abbé.
Sauvé ! Il est sauvé ! Ah ! monsieur l’abbé !
L’ABBÉ.
Madame la comtesse, le Seigneur était avec vous.
EUGÉNIE, accourant à la suite de la comtesse et s’arrêtant au fond.
Ô Jésus ! Marie ! Sainte Mère de Dieu ! Soyez bénie !
Elle se signe.
LA COMTESSE, à Huguette.
Huguette ! Huguette ! Ton cousin est sauvé !
HUGUETTE, sur un ton sauvage.
Oui !...
Elle sort brusquement par la terrasse.
LA COMTESSE, la regardant partir.
Petit cœur sec, va !
Elle descend à gauche.
L’ABBÉ, descendant à l’extrême droite.
Hé ! Sait-on jamais ce qui se passe au fond d’un cœur ?
EUGÉNIE, elle descend par la gauche de la table.
Il n’y a qu’à la voir !
L’ABBÉ, sur un ton plein de sous-entendus.
Oui, je sais bien !
Scène XVIII
HUGUETTE, L’ABBÉ, LA COMTESSE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, suivi de MAURICE en peignoir, portant dans ses bras ÉTIENNETTE, en costume de bain et enveloppée d’un peignoir, elle a une marmotte rouge sur la tête, à leur suite, GUÉRASSIN, VÉTILLÉ, LUC
À ce moment, grande rumeur. On voit arriver précédé du marquis, Maurice portant Étiennette à moitié évanouie et accompagné des personnes ci-dessus désignées. Cette entrée doit durer l’espace d’un éclair. Le Marquis s’efface à gauche, pour livrer le chemin à Maurice. Luc se précipite, en passant derrière la bergère, pour ouvrir la porte droite, premier plan ; Maurice descend avec Étiennette et passe devant la bergère pour gagner la chambre. Au-dessus du cortège, cavalcadant, tel un Auguste de cirque, Guérassin portant les vêtements d’Étiennette et ne trouvant rien d’autre que de répéter à satiété. « Quel drame, mon Dieu, quel drame ! » Vétillé suit également. À l’entrée des personnages, la comtesse se précipite au-devant de son fils, ainsi qu’Eugénie. C’est un vrai brouhaha dans lequel on distingue ce qui suit, dit en quelque sorte ensemble. Tout le monde parle à la fois, en faisant irruption dans la pièce.
LE MARQUIS.
Tenez, par ici !
MAURICE.
La porte, Luc, la porte !
LA COMTESSE.
Ah ! mon enfant ! quelle imprudence !
MAURICE.
Oui, maman, tout à l’heure.
Luc ouvre la porte de droite.
GUÉRASSIN.
Quel drame, mon Dieu ! quel drame !
ÉTIENNETTE, reprenant ses sens.
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
MAURICE.
Rien, rien ! docteur, venez !
VÉTILLÉ.
Voilà !
GUÉRASSIN.
Quel drame ! mon Dieu ! quel drame !
Il entre à la suite de tout le monde, dans la pièce, premier plan droit.
Scène XIX
LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, puis LA CLAUDIE
LA COMTESSE, qui a accompagné tout le monde jusqu’à la porte, se laissant tomber dans la bergère.
Ah ! Onfroy ! Onfroy, l’émotion par laquelle je viens de passer... !
LE MARQUIS, entre la porte et la bergère.
Voyons, ce n’est pas le moment de te laisser aller, maintenant que tout est fini.
LA COMTESSE, voyant La Claudie faire irruption et derrière elle, se diriger, son paquet de serviettes en mains, vers la chambre de droite, premier plan.
Qu’est-ce que c’est ?
LA CLAUDIE, faisant un crochet et venant à gauche du fauteuil voisin de la tricoteuse.
C’est les serviettes.
LA COMTESSE, avec humeur.
Eh ! bien, dépêchez-vous ! qu’est-ce que vous restez là à causer ?
LA CLAUDIE.
Mais c’est madame qui me parle !
LA COMTESSE.
Mais allez donc, voyons !
LA CLAUDIE, pirouettant à la voix de La Comtesse.
Oui, madame.
Elle refait le même crochet en sens inverse, et gagne rapidement la chambre de droite.
LA COMTESSE.
Dire que j’aurais pu ne jamais le revoir !
EUGÉNIE, tout en gagnant la gauche.
Et tout ça pour cette demoiselle !
LE MARQUIS, au-dessus de la bergère.
Qu’est-ce que vous voulez, Eugénie ? C’est toujours vous qui faites la perte des hommes.
EUGÉNIE, humblement, les mains croisées sur la poitrine.
Moi ?
LE MARQUIS, s’avançant vers le milieu de la scène.
Votre sexe !
EUGÉNIE hausse les épaules.
Le marquis remonte.
LA COMTESSE.
Ah ! je t’en prie !... Ne plaisante pas. Tu as le cœur aussi sec que ta fille.
Elle se lève.
EUGÉNIE.
Et ce n’est pas peu dire !
LE MARQUIS, en appuyant sur le « oui ».
Oui, Eugénie ! Oui !
Scène XX
LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, LA CLAUDIE, MAURICE, L’ABBÉ
MAURICE, sortant de la chambre et se dirigeant vers la sienne.
Là ! Eh bien ! maintenant qu’il n’y a plus d’inquiétude à avoir, je vais me rhabiller.
L’ABBÉ, qui le suit.
C’est ça ! Ne prenez pas froid !
LA COMTESSE, qui est remontée, vivement à son fils.
Oh ! vilain enfant ! Tu n’aimes donc pas ta mère pour lui infliger des transes pareilles ?
MAURICE.
Mais maman, il fallait bien !...
LA COMTESSE, entre lui et la porte de sa chambre.
Promets-moi, promets-moi que plus jamais...
MAURICE.
Oui, maman ! seulement... je vais prendre froid.
LE MARQUIS.
Mais oui, laisse-le donc aller !...
LA COMTESSE.
Ah ! On voit que ce n’est pas ton fils à toi !...
À Maurice.
Va, mon enfant, va !...
À l’Abbé.
Monsieur l’Abbé, accompagnez-le ! Veillez à ce qu’il ne manque de rien.
MAURICE, tout en entrant dans sa chambre dont il laisse la porte ouverte.
Oh ! ce n’est pas la peine.
LA COMTESSE.
Si, si ! Je vous en prie M. l’abbé.
L’ABBÉ.
Mais comment donc, madame !
Il entre dans la pièce, et parlant à Maurice qu’on ne voit plus, comme pour l’exhorter, et en se donnant de petites tapes d’une main dans l’autre.
Allons ! allons !
LA COMTESSE, au moment de refermer la porte. Apercevant la Claudie qui sort de droite, avec une partie du linge dans les bras.
Eh bien ! voyons, le linge ! le linge de M. Maurice.
LA CLAUDIE.
Mais j’étais là avec la dame noyée.
LA COMTESSE, nerveuse.
Eh ! « la dame ! la dame ! » Elle pouvait attendre, tandis que M. Maurice peut attraper froid.
LE MARQUIS, avec logique.
Mon Dieu, la dame aussi !
LA COMTESSE, avec un superbe égoïsme.
Oui, oh ! mais la dame... !
À La Claudie.
Eh ! bien courez, voyons !
LA CLAUDIE.
Oui, madame.
Elle entre chez Maurice.
EUGÉNIE, apercevant le docteur qui sort de chez Étiennette.
Ah ! le docteur !
Scène XXI
LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, LA CLAUDIE, MAURICE, L’ABBÉ, VÉTILLÉ
VÉTILLÉ, remontant dans la direction de la comtesse.
Allons, nous en avons été quittes pour la peur !... La petite syncope de cette jeune dame n’est que le résultat de l’émotion. Tout va bien.
EUGÉNIE, bien pimbêche.
Vraiment, ce n’était pas la peine de venir jeter le trouble dans notre milieu pour si peu de chose !
LE MARQUIS, railleur.
Qu’est-ce que vous voulez Eugénie ?... Cette pauvre dame, elle a fait ce qu’elle a pu.
EUGÉNIE, haussant les épaules avec dédain.
Ah !
VÉTILLÉ, qui a regardé sa montre.
Oh ! mais l’heure de mon train approche ! Il serait bon de penser au départ.
LA COMTESSE.
Vous avez le temps docteur.
À Eugénie.
Veux-tu voir si le phaéton est attelé ?
EUGÉNIE, remontant.
J’y vais !
VÉTILLÉ.
Oh ! madame, ne vous donnez pas la peine !
EUGÉNIE, passant entre le marquis et Vétillé, moitié miel et moitié vinaigre.
Mais comment donc, docteur !
Elle sort.
VÉTILLÉ.
Moi, madame, pendant ce temps, je vais aller prendre congé de votre fils, et voir, ce qui est peu probable, s’il n’a pas besoin de mes services. La vérité c’est que cela me permettra de le féliciter pour son courage et son dévouement, car pour ce qui est de sa santé, je suis sans inquiétude. Je vous ai dit le seul remède qu’elle réclamait.
Voyant à la physionomie de la comtesse que ce genre de recommandation la met au supplice.
Allons, je sens que je vous fais souffrir, je vais retrouver votre fils.
LA COMTESSE.
Tenez, par ici, docteur.
Scène XXII
LE MARQUIS, LA COMTESSE, puis LA CLAUDIE
LA COMTESSE, referme la porte et pousse un gros soupir ; puis, remarquant le marquis qui se mord les lèvres d’un air narquois.
Ah ! je t’en prie, ne prend pas cet air malin ! tu m’agaces !
Elle descend à gauche.
LE MARQUIS, de l’air le plus candide.
Moi ?
LA COMTESSE, allant s’asseoir sur le fauteuil à droite de la table.
C’est vrai ! c’est ta faute tout ça ! C’est toi qui a sermonné le docteur.
LE MARQUIS, descendant près d’elle.
Moi !
LA COMTESSE.
Oui ! Eh bien ! vous aurez beau vous liguer contre moi ! jamais, tu m’entends, jamais !
Le Marquis s’incline avec un geste de soumission et va s’asseoir sur le fauteuil près de la tricoteuse. À ce moment, la Claudie sort de la chambre de Maurice.
LA COMTESSE, avec anxiété.
Ah ! Eh bien ? M. Maurice ?
LA CLAUDIE, qui s’apprêtait à sortir, descendant auprès de la comtesse.
Oh ! ça va bien !
LA COMTESSE, respirant.
Ah ! tant mieux !
La Claudie remonte pour sortir, la rappelant.
La Claudie !
LA CLAUDIE, redescendant.
Madame la Comtesse ?
LA COMTESSE, après un effort visible.
Non..., rien.
LA CLAUDIE.
Ah ?
Elle remonte.
LA COMTESSE, brusquement.
Si !...
La Claudie s’arrête. La comtesse voyant le regard du marquis fixé sur elle, et le sourire moqueur qu’il a sur les lèvres.
Ah ! ne ris pas, toi !
À la Claudie, avec embarras.
Ça... ça t’ennuie beaucoup de rentrer à l’orphelinat de Kenogan ?
LA CLAUDIE, levant de grands bras.
Oh ! madame la Comtesse... !
LA COMTESSE, avec des efforts qui lui coûtent.
Eh bien !... c’est bien !... pour le moment je consens... Nous... nous verrons plus tard !... tu resteras au château.
LA CLAUDIE, avec expansion.
Oh ! merci, madame la Comtesse !
LA COMTESSE, avec humeur, lui coupant son élan.
Ah ! C’est bien... va !... va !... ne m’agace pas.
Elle se lève et gagne la gauche.
LA CLAUDIE, interloquée.
Oui, madame la Comtesse.
Elle sort radieuse.
LE MARQUIS, une fois la Claudie sortie.
Allons donc ! Tu te ranges au parti de la raison !
LA COMTESSE, protestant.
Moi ! moi ! qu’est-ce que tu veux dire ?
LE MARQUIS, bien amicalement.
Allons, voyons ! Crois-tu que je ne lis pas dans ta pensée ?
Se levant et allant vers elle.
Pourquoi ce brusque revirement, si ce n’est parce que tu te dis...
LA COMTESSE, toute honteuse et sur un ton suppliant.
Oh ! tais-toi ! tais-toi !
LE MARQUIS.
Ah ! tu vois bien que j’ai deviné juste.
LA COMTESSE, s’affalant sur le tabouret.
Ah ! les enfants !... les enfants !
LE MARQUIS, derrière elle, lui prenant affectueusement les épaules entre ses deux mains.
Ne te désole donc pas, va !... C’est la loi humaine après tout !... Eh ! bien, pourquoi s’insurger contre elle ? Faisons en sorte que Maurice ne vive pas plus longtemps en marge de cette loi !... et pour cela, le mieux est de laisser parler la nature : entoure habilement Maurice, sans avoir l’air de rien, de jolies femmes, de frimousses aguichantes !... qu’il en trouve partout et tout le temps !... que diable, il n’y a pas un homme qui n’ait son heure de défaillance et, un jour où la tentation sera trop forte...
Il gagne la droite.
LA COMTESSE, bien simplement.
Je le connais, il se mettra à prier.
LE MARQUIS.
Oh ! alors, zut !
Il remonte.
LA COMTESSE.
Et puis, tu es bon ! « Entoure-le, entoure-le » ! Comment veux-tu, que je m’y prenne ! Je n’en connais pas, moi, des femmes ! En as-tu toi ?
LE MARQUIS, qui est un peu redescendu sur les paroles de sa sœur.
Moi ? Mais ma pauvre sœur du bon Dieu, il y a longtemps que je suis rangé des voitures !
LA COMTESSE.
Quoi ?
LE MARQUIS.
Expression qui veut dire qu’il y a longtemps que j’ai enrayé du jour où j’ai constaté que j’étais au-dessous de mes affaires... et que je ne faisais plus honneur à ma signature... ! Aujourd’hui, je vis dans mes terres de Touraine et ce n’est pas là que...
Allant à elle.
La dernière que j’ai connue était une nommée Clarisse Houlgate qui avait fait les beaux jours du 16 mai.
LA COMTESSE, avec une lueur d’espoir.
Ah ! Eh bien ! voilà ! Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
LE MARQUIS.
Dame ! elle est devenue... vieille ; du moins je le suppose, parce que, avec les femmes, les années, ce n’est pas comme avec les hommes.
LA COMTESSE.
N’importe ! Tu pourrais te renseigner ! une femme d’un certain âge... ! elles ont le sentiment maternel plus développé. Cette Houlgate me conviendrait très bien.
LE MARQUIS.
Non, mais tu es superbe ! Ce n’est pas à toi qu’il faut qu’elle convienne ! c’est à ton fils.
Il remonte.
LA COMTESSE.
C’est vrai !
Avec découragement.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que le rôle d’une mère est donc difficile !
Elle remonte vers la droite de la table.
Scène XXIII
LE MARQUIS, LA COMTESSE, HEURTELOUP, puis VÉTILLÉ
HEURTELOUP, accourant, venant du hall côté droit et descendant milieu de la scène.
Qu’est-ce qu’on vient de me dire ? Maurice entraîné par le raz de marée ?...
LA COMTESSE.
Non !... non !... rassurez-vous.
LE MARQUIS.
C’est fini !... C’est fini !...
EUGÉNIE, qui est entrée sur les derniers mots de son mari.
Ah ! tu arrives toujours comme les carabiniers, toi.
À la Comtesse, tout en descendant par la gauche de la table.
La voiture du docteur est avancée.
LE MARQUIS.
Ah ? bon !
Allant ouvrir la porte de Maurice et appelant.
Docteur !
VÉTILLÉ, paraissant.
Voilà !
LE MARQUIS.
La voiture vous attend.
VÉTILLÉ.
Ah ! parfait !
À la Comtesse.
Madame, votre fils est en excellent état.
LA COMTESSE, l’accompagnant jusqu’au hall ainsi que le marquis.
Encore merci, docteur.
VÉTILLÉ.
Mais comment donc ! Madame la Comtesse, je vous présente mes respects.
LA COMTESSE.
Au revoir, docteur, et ne nous abandonnez pas !
LE MARQUIS.
Je vous accompagne.
VÉTILLÉ.
Parfait !
S’inclinant devant Eugénie et Heurteloup.
Monsieur ! Madame !
HEURTELOUP et EUGÉNIE.
Au revoir, docteur !
Sortie du marquis et de Vétillé.
Scène XXIV
LA COMTESSE, HEURTELOUP, EUGÉNIE, puis ÉTIENNETTE et GUÉRASSIN
LA COMTESSE, au-dessus de la table et tout en mettant un peu d’ordre.
Ah ! je suis tout de même plus rassurée maintenant que j’ai vu le docteur.
HEURTELOUP, à droite du tabouret et devant.
Ça a l’air d’un bon médecin.
EUGÉNIE, à gauche du tabouret et devant.
Tu trouves, toi ?... un médecin qui traite par la pornographie !
HEURTELOUP.
Oh !
EUGÉNIE.
Jamais il ne te soignera ! tu entends !...
HEURTELOUP, avec un soupir de résignation.
Bon !
EUGÉNIE.
Ni moi non plus.
À ce moment paraît Étiennette qui entre timidement, suivie de Guérassin. Elle est entièrement rhabillée à l’exception de son manteau que Guérassin porte sur le bras.
Ensemble mais avec des sentiments différents.
LA COMTESSE.
Madame de Marigny !
EUGÉNIE.
L’actrice !
HEURTELOUP, à part.
Étiennette !
ÉTIENNETTE, timidement.
Excusez-moi, madame la Comtesse...
LA COMTESSE, qui est toujours au-dessus de la table, descendant vivement entre celle-ci et le rocking, et écartant Eugénie et Heurteloup pour passer entre eux afin d’aller plus vite à Étiennette.
Vous, vous ! madame ! Mais comment donc ! Mais je vous en prie, mais asseyez-vous !... Après les émotions que vous venez de traverser... !
TOUS, étonnés.
Hein ?
ÉTIENNETTE, n’en croyant pas ses oreilles.
Oh ! vraiment, madame, je suis confuse !
LA COMTESSE, la faisant asseoir dans la bergère.
Mais, je vous en prie, ne vous excusez pas.
EUGÉNIE, à part, scandalisée.
Oh !
Haut et sèchement impérative.
Viens, Hector !
HEURTELOUP.
Moi ?
EUGÉNIE.
Oui, toi ; viens !
LA COMTESSE, qui s’est assise dans le fauteuil près de la bergère, à Eugénie.
Tu t’en vas ?
EUGÉNIE, très pincée.
Oui ! nous avons à faire par là.
Elle remonte par la gauche de la table.
LA COMTESSE, en prenant philosophiquement son parti.
Ah ? Bien !
Heurteloup fait signe de la tête à la comtesse que ce n’est pas vrai et suit en époux résigné ; ils sortent.
LA COMTESSE, une fois la sortie faite.
Ah ! madame ! À quel effroyable danger vous venez d’échapper ! j’en suis encore tout en émoi.
ÉTIENNETTE.
Ah ! Madame !
GUÉRASSIN, debout, appuyé à la bergère d’Étiennette.
J’en ai mon déjeuner qui m’est resté là.
ÉTIENNETTE.
Et c’est au courage de monsieur votre fils que je dois... Aussi, avant de partir...
Elle se lève.
LA COMTESSE, la faisant rasseoir.
Eh quoi ! vous songez déjà à nous quitter ?
ÉTIENNETTE.
Mais oui, madame.
LA COMTESSE, avec hésitation.
Écoutez, madame !... vous... vous auriez désiré louer ce petit pavillon... ?
ÉTIENNETTE.
Oh ! madame ! ne revenons plus sur ce caprice d’un moment dont vous m’avez fait comprendre toute l’outrecuidance.
LA COMTESSE.
Mais du tout madame. J’ai réfléchi et après tout..., tout bien pesé..., je ne vois pas pourquoi...
ÉTIENNETTE.
C’est trop aimable madame. Mais non !... d’ailleurs, ce n’eût été que pour l’année prochaine, ainsi... !
LA COMTESSE, bien naïvement.
Oh ! comme c’est tard !...
ÉTIENNETTE, étonnée.
Tard ! pourquoi ?
LA COMTESSE, id.
Mon fils sera au régiment à ce moment.
ÉTIENNETTE, qui n’y entend pas malice.
Ah ! monsieur votre fils sera... ?
LA COMTESSE.
Oui, madame ! Penser qu’on crée des êtres pour en faire de la chair à canon... !
ÉTIENNETTE, pousse un soupir approbatif puis après réflexion.
Oh !... en temps de paix.
GUÉRASSIN.
C’est moins dangereux.
LA COMTESSE.
C’est ce qui me console.
ÉTIENNETTE, se levant.
Mais madame, je ne voudrais pas abuser... et si, avant de partir, vous m’autorisiez à exprimer ma reconnaissance à monsieur votre fils...
LA COMTESSE.
Mais comment donc ! Il sera trop heureux !... Il doit être prêt, je vais le chercher.
Elle remonte vers la chambre de son fils.
ÉTIENNETTE, suivant la comtesse par une passade arrondie.
Comment vous remercier madame...
LA COMTESSE.
Mais voyons... !
Elle sort, Guérassin est passé à gauche au moment où Étiennette est remontée.
Scène XXV
ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN
ÉTIENNETTE, une fois la porte refermée, descendant vivement vers Guérassin et avec transport.
Ah ! Guérassin ! Guérassin ! Ce garçon, depuis qu’il m’a serrée dans ses bras, depuis que j’ai éprouvé son étreinte vigoureuse, tandis qu’il me disputait aux flots... ! Ah ! je ne sais pas, Guérassin !... Jamais je n’ai été serrée comme cela !
GUÉRASSIN, faisant claquer sa main sur sa cuisse.
Allons, bon !
ÉTIENNETTE.
Vois-tu, en une minute, en une seconde, j’ai senti que celui-là c’était mon homme ! je lui appartenais.
GUÉRASSIN, attestant le ciel.
Elle devient folle !
ÉTIENNETTE.
Guérassin ! je n’ai jamais éprouvé cela !
Scène XXVI
ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN, LA COMTESSE, puis MAURICE, et L’ABBÉ
LA COMTESSE, sortant de la chambre et descendant au-dessus de la bergère.
Voici mon fils, Madame.
ÉTIENNETTE, s’élançant à sa rencontre.
Ah ! Monsieur je...
Maurice paraît, suivi de l’abbé. Il est en tenue de séminariste. Étiennette ne peut réprimer un sursaut à cette apparition.
Ah !
GUÉRASSIN, idem.
Ah !
Riant sous cape.
Oh !
MAURICE, descendant un peu.
Que je suis heureux, madame, de vous savoir saine et sauve !
ÉTIENNETTE, essayant de dissimuler sa déception et de faire bonne contenance.
Et c’est à vous que je le dois... monsieur l’abbé ! Ah ! comment reconnaîtrai-je jamais... !
MAURICE.
C’est le ciel que vous devez remercier, madame ; moi, je n’ai été que le bras qui exécute.
ÉTIENNETTE.
C’est égal, monsieur l’abbé, je ne vous reverrai peut-être jamais, mais je tiens à vous dire que j’emporterai d’ici le souvenir le plus reconnaissant.
MAURICE, très simplement.
Adieu donc, madame, et que Dieu vous protège !
Il descend jusqu’à la gauche du fauteuil qui est près de la tricoteuse ; la comtesse est près de lui devant le fauteuil, le curé au-dessus de la tricoteuse.
ÉTIENNETTE.
Adieu, monsieur l’abbé !
On s’incline de part et d’autre. Étiennette remonte lentement.
MAURICE, brusquement pris d’un étourdissement.
Ah !
Il a porté le bras droit à son front, de la main gauche il s’est retenu au dossier du fauteuil.
TOUS.
Ah !
LA COMTESSE, qui a retenu son fils sur le point de tomber.
Maurice mon enfant !
MAURICE, se remettant.
Ce n’est rien : un de ces fâcheux vertiges !... C’est passé. Merci.
LA COMTESSE.
Ah ! que tu me donnes de tourments.
MAURICE.
Ce n’est rien.
À Étiennette.
Adieu, madame.
ÉTIENNETTE, s’incline à nouveau, puis au moment de sortir, jette un dernier regard à Maurice ; après quoi, à part, avec un soupir.
Ah ! C’est dommage !
ACTE II
Chez Étiennette. Petit salon très élégant. À gauche premier plan, une cheminée avec sa garniture. Deuxième plan, une porte. Au fond, plein milieu, porte donnant sur une galerie. À droite, premier plan, une fenêtre bow-window. Deuxième plan, une porte. Près de la cheminée, côté le plus rapproché de la scène, un petit fauteuil, dos au public. De l’autre côté, lui faisant vis-à-vis, une bergère. À droite de la bergère, un canapé face au public. Adossée au canapé, une table de même grandeur. Sous le canapé, un coussin de pied. Un peu à droite et devant le canapé, à un mètre environ, un siège-tabouret. Près de la grande table et à sa droite, une chaise volante. À droite de la scène, près du bow-window, un peu au-dessus, un sofa, entouré d’un paravent. Devant le sofa, un peu vers la gauche un siège-tabouret. À gauche du sofa, un fauteuil portatif. Entre le sofa et le fauteuil, une toute petite table à tiroirs. Au fond, de chaque côté de la porte, un meuble de style. Au fond, dans la galerie, face à la porte, un canapé. Dans l’embrasure du bow-window, jardinière avec des plantes vertes. Sur la grande table un service à café, une cave à liqueurs et une boîte contenant des cigarettes. À la dernière feuille de gauche du paravent est suspendu, amené par un fil, un bouton de sonnerie électrique. Autre bouton électrique à droite de la cheminée. Lustre de style au plafond.
Scène première
ÉTIENNETTE, PAULETTE, CLÉO, GUÉRASSIN, MUSIGNOL, tenue de cheval d’officier de dragons
Au lever du rideau, Étiennette, face au public, au-dessus de la table qui est derrière le canapé, sert le café tout en discutant avec Musignol. Celui-ci, plus bas en scène un peu à droite, est entre Paulette et Guérassin. Cléo est près d’Étiennette. Tout le monde parle à la fois : Guérassin et Paulette essayant de calmer Musignol ; Cléo de convaincre Étiennette. On entend des « allons Étiennette... ! – Mais non, mais non ! – Musignol voyons ! – Ah ! laissez-moi... ! » etc.
MUSIGNOL, brusquement, à Étiennette.
Voyons, Étiennette, ça n’est pas sérieux ! Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?
ÉTIENNETTE, tout en versant du café.
Mais rien, je te répète ! tu ne m’as rien fait. J’en ai assez ! j’en ai assez ! et voilà tout.
MUSIGNOL.
Ah ! non, non, celle-là... !
PAULETTE, quittant Musignol et gagnant la cheminée.
Oh ! ce qu’ils sont embêtants !
ÉTIENNETTE, présentant une tasse à Cléo.
Une tasse de café, Cléo ?
CLÉO, prenant la tasse.
Merci.
À mi-voix.
Pourquoi es-tu dure comme ça avec ce pauvre Musignol ?
ÉTIENNETTE, écartant Cléo qui va, par la suite, s’asseoir dans la bergère près de la cheminée.
Ah ! non, je t’en prie, hein ! ne te mêle pas !
À Guérassin.
Du café, Guérassin ?
GUÉRASSIN, remontant légèrement.
Avec beaucoup de sucre, s’il te plaît.
MUSIGNOL, gagnant sur la droite.
Non, non, elle est raide, celle-là !
Revenant brusquement à Guérassin qui est redescendu n° 4.
Enfin, qu’est-ce que tout cela veut dire, hein ?... Qu’est-ce que tu as fait d’Étiennette pendant mon absence ?
GUÉRASSIN, ahuri de cette interpellation.
Moi ?...
MUSIGNOL.
Oui, toi ! je te l’ai confiée comme à un être de tout repos.
GUÉRASSIN, se vexant.
Ah ! bien, dis donc... !
MUSIGNOL.
Je reviens de manœuvres aujourd’hui...
ÉTIENNETTE, apportant à Guérassin la tasse qu’elle a préparée pendant ce qui précède.
Mais, laisse donc Guérassin tranquille, il n’a rien à voir dans tout ça.
Elle remonte.
GUÉRASSIN, sa tasse en main, gagnant la droite du canapé.
Là ! C’est clair !
MUSIGNOL.
Pardon ! il me doit des comptes !...
S’asseyant sur le tabouret, à droite de la scène.
Comment ! j’accours ici, n’ayant qu’une idée : revoir mon Étiennette, lui apporter toutes les économies d’amour de cinq semaines de célibat... !
ÉTIENNETTE, tout en tendant une tasse de café à Paulette par-dessus le dossier du canapé. Haussant les épaules.
Ah ! laisse-moi donc tranquille !
MUSIGNOL, remontant vers Étiennette.
Oui, de célibat ! Paulette qui était debout, un genou sur le canapé, une fois servie, s’assied sur le canapé.
ÉTIENNETTE, lui coupant la parole.
Du café ?
MUSIGNOL, interloqué.
Hein ?... Je veux bien.
Reprenant.
Et au lieu de l’accueil que j’attendais, je trouve une femme de glace, que ma tendresse excède, que mes assiduités insupportent ! Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Pourquoi ?
À Guérassin en le tirant par la manche, ce qui renverse à moitié la tasse de café qu’il tient à la main.
Pourquoi ?
GUÉRASSIN.
Ah ! zut !
S’essuyant avec son mouchoir.
Mais est-ce que je sais, mon ami ?
Musignol redescend un peu à droite.
ÉTIENNETTE.
Non, mais c’est extraordinaire !... Enfin est-ce que nous avons contracté un bail pour l’éternité, dis ? Je n’ai pas aliéné ma liberté, que je sache ? Eh ! bien, il me convient de la reprendre, je la reprends.
MUSIGNOL, rageur.
Allons donc !... dis donc qu’il y a un homme là-dessous ! il y a un homme !
ÉTIENNETTE, excédée.
Oh !
Changeant de ton et descendant à gauche de Musignol.
Tiens ! ton café.
MUSIGNOL, boudeur.
Je n’en veux pas !...
ÉTIENNETTE.
À ton aise ; qui est-ce qui en veut ?
MUSIGNOL.
Moi.
Il prend rageusement la tasse.
ÉTIENNETTE, remontant à sa place primitive au-dessus de la table.
Ce n’était pas la peine de dire que tu n’en voulais pas.
PAULETTE.
Écoutez, mes enfants, vous n’avez pas bientôt fini de vous chamailler ?
CLÉO.
Mais laisse-le donc. Tout ça c’est des raffinements d’amoureux : on se dispute et puis, c’est bien meilleur après.
ÉTIENNETTE.
Oh ! bien, je t’assure, tu ne me connais pas.
MUSIGNOL, déposant sa tasse vide sur la petite table qui est près du paravent.
Quand une femme subit une transformation pareille, sans raison apparente, c’est qu’il y a un homme !
ÉTIENNETTE, descendant et excédée.
Eh ! bien, oui, là, il y a un homme ! Es-tu content ?
MUSIGNOL, avec un ricanement rageur.
Ah ! qu’est-ce que je disais ! hein, Guérassin ? Qu’est-ce que je disais ?
GUÉRASSIN, gagnant la gauche.
Eh ! bien, mon ami, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
Il s’assied en face de Cléo dans le fauteuil, dos au public, près de la cheminée.
PAULETTE.
Allons, voyons, voyons !
MUSIGNOL.
Je savais bien que si tu étais ainsi changée à mon égard, c’est que tu avais abusé de mon absence pour me tromper.
CLÉO, le rappelant à l’ordre.
Oh ! Musignol !...
MUSIGNOL.
Parfaitement !
ÉTIENNETTE.
Te tromper. Ah ! non, mon ami, je ne t’ai pas trompé ! Si ce n’était que cela, tu n’aurais constaté aucun changement en moi !
MUSIGNOL.
C’est exquis !
ÉTIENNETTE.
Non, le sentiment qui m’étreint est autrement élevé, car il m’a entièrement transformée. Il m’a donné l’horreur de ma situation, le mépris de la vie que je mène ; qu’est-ce que je suis après tout ? Une femme entretenue, une cocotte.
CLÉO.
Ah ! bien, dis donc, au moins n’en dégoûte pas les autres.
MUSIGNOL, furieux.
Et quel est-il, l’auteur de ce miracle ? Le godelureau, le polichinelle... ?
ÉTIENNETTE, allant prendre la tasse déposée par Musignol pour la reporter sur la grande table.
Va, va, insulte-le ! Épanche ton dépit impuissant ; tout cela ne changera rien à ce qui est.
MUSIGNOL, écumant.
Étiennette... !
ÉTIENNETTE, se retournant et le toisant.
Quoi ?
GUÉRASSIN, se levant.
Allons, voyons, mes enfants, ça n’est pas sérieux !
ÉTIENNETTE, redescendant.
Oh ! très sérieux !
CLÉO.
Mais non, Étiennette, tu n’en penses pas un mot.
ÉTIENNETTE.
Pourquoi parlerais-je de la sorte si mon parti n’était pas pris ? Ai-je l’air d’une femme qui cède à un caprice ou à un mouvement d’humeur ? Non, c’est posément, tranquillement, mais bien résolument que je lui dis : « C’est fini, fini nous deux. »
Elle s’assied face au public sur le tabouret de gauche, tandis que Guérassin va déposer sa tasse vide sur la table, derrière le canapé.
MUSIGNOL, pincé et comme un homme qui prend une résolution.
C’est bien ! puisqu’il en est ainsi, il ne me reste plus qu’à m’en aller.
ÉTIENNETTE, écartant les bras en signe d’acquiescement.
Eh ! bien, mon ami... !
MUSIGNOL, après un temps.
Adieu !
GUÉRASSIN, redescendant par la droite de la table.
Voyons, Musignol, tu ne vas pas faire cela !
MUSIGNOL.
Oh ! si, par exemple !... Oh ! si !...
PAULETTE, se levant.
Mais non !
Allant à Étiennette.
Étiennette, dis-lui un mot aimable !
ÉTIENNETTE.
Moi ? je n’ai rien à dire.
CLÉO, se levant.
Allons, voyons, Musignol !
MUSIGNOL.
Non, non, inutile d’essayer de me retenir. Maintenant, moi aussi, mon parti est pris !
PAULETTE.
Ah ! non, écoutez, mes enfants, vous n’êtes pas rigolos !
Elle va déposer sa tasse sur la petite table près du paravent et redescend à droite.
MUSIGNOL, à Étiennette.
Et puis, tu sais, tu pourras venir me supplier après, ce sera comme si tu flûtais !
ÉTIENNETTE, les yeux au plafond et avec un calme déconcertant.
Je ne flûterai pas.
MUSIGNOL.
Et quant à ton gigolo... !
ÉTIENNETTE, id.
Ça n’est pas un gigolo !
MUSIGNOL.
Ton « tout ce que tu voudras », je te réponds bien que jamais tu ne l’auras.
ÉTIENNETTE, avec un rictus plein de mélancolie.
Je le sais ! Oh ! mais n’en tire aucune vanité, tu n’y seras pour rien !
MUSIGNOL.
Voilà ! Vous l’entendez ! Non, quand je pense que je lui étais fidèle ! que je repoussais des avances !... car enfin si j’avais voulu, en manœuvres, Dieu sait... ! Ah ! il y en a plus d’une... ! Oh ! mais maintenant, plus souvent que je me gênerai !
ÉTIENNETTE, avec le même calme.
Merci de me dire cela ; car enfin une chose pouvait me faire hésiter, c’était la peur de te faire de la peine, mais maintenant que tu as pris soin de mettre ma conscience en repos.
MUSIGNOL, subitement petit garçon et sur un ton qui dément tout ce qu’il a dit.
Hein ?... Oh ! mais c’est pas vrai, tu sais ! c’est pas vrai !
TOUS, entourant Étiennette.
C’est pas vrai, là ! c’est pas vrai.
ÉTIENNETTE, écartant tout le monde du geste.
Trop tard, mon ami ! ce qui est dit est dit ! et puis, si ce n’est pas vrai aujourd’hui, ce le sera demain.
MUSIGNOL.
Oh ! non, non, jamais ! Étiennette, je t’en prie !
GUÉRASSIN, CLÉO, PAULETTE, intercédant.
Étiennette !...
ÉTIENNETTE, se levant.
Non, mon ami, non. Donnons-nous la main et quittons-nous en bons camarades.
Elle lui tend la main.
MUSIGNOL.
Ah ! ça, non, par exemple ! adieu !
Il remonte.
ÉTIENNETTE.
À ton aise !
Elle gagne la cheminée.
MUSIGNOL, redescendant.
Jamais, tu m’entends, jamais je ne remettrai les pieds ici !
Il remonte à nouveau.
ÉTIENNETTE.
Soit !
TOUS.
Oh !
MUSIGNOL, qui a été jusqu’à la porte, l’a même ouverte pour sortir, se ravisant au moment de partir ; referme la porte, redescend comme pour aller encore dire quelque chose à Étiennette, hésite un instant, puis, ne trouvant rien, avise Guérassin tranquillement adossé contre le côté droit du canapé.
Oh ! toi, tu sais, je te garde un chien de ma chienne !
Il sort précipitamment.
GUÉRASSIN.
Ah ! mais zut, à la fin ! est-ce que j’y suis pour quelque chose ?
Il gagne la droite.
ÉTIENNETTE, excédée.
Ah ! non, maison nette ! maison nette ! maison nette !
Elle va s’asseoir sur la partie droite du canapé de gauche.
GUÉRASSIN, allant vers Étiennette.
Voyons, Étiennette, ce n’est pas possible ! C’est ton séminariste qui te monte comme ça au cerveau ?
ÉTIENNETTE.
Ah ! je ne sais ce qui me monte au cerveau ; ce que je sais, c’est que je suis une autre femme et que je romps avec mon passé.
PAULETTE, ébahie.
Ah !
Elle va au-dessus de la table derrière le canapé prendre et allumer une cigarette.
CLÉO, s’asseyant près d’Étiennette sur le canapé.
Mais ma pauvre Étiennette, mais c’est de l’amour !
ÉTIENNETTE.
Eh bien ! oui, je l’aime, là ! je l’aime !
CLÉO, tout en prenant sans se lever, la cigarette que Paulette lui passe par-dessus la table.
Eh ! bien, mon colon !
Elle allume sa cigarette à celle de Paulette, que cette dernière lui tend également par-dessus la table.
ÉTIENNETTE.
Oh ! mais rien de commun avec l’amour tel que nous le concevons : c’est quelque chose de pur, d’idéal...
GUÉRASSIN, sur le même ton qu’Étiennette.
D’éthéré...
ÉTIENNETTE, sur un ton sans réplique.
Mais oui !...
Après un temps.
Oh ! certes, d’abord, je l’ai désiré comme un autre homme : matériellement, sensuellement. J’avais comme un besoin de lui, de le voir, de lui dire mon amour. Il est venu ; je n’ai pas osé ; l’aveu a expiré sur mes lèvres ; j’ai compris que j’aimais l’inaccessible ; qu’un mot l’éloignerait à jamais. Alors j’ai refoulé cet amour, je me suis tue pour le garder, n’ayant plus qu’une terreur, c’est qu’il apprît ce que j’avais été, tant je tremblais qu’il me méprisât !... Et je l’ai revu souvent depuis ; peu à peu, j’ai subi l’ascendant de sa parole, qui a été pour moi comme une eau lustrale, comme un bain purificateur ; aussi la pensée que j’ai pu le désirer m’apparaît aujourd’hui comme une monstruosité ; si je l’aime, si je l’aime toujours, du moins c’est d’un amour noble, immatériel, quelque chose comme un amour spirituel.
GUÉRASSIN, narquois.
Ah ! tu le trouves spirituel !
PAULETTE, qui, pendant tout ce qui précède, est restée debout au-dessus de la table, à prendre un petit verre de liqueur.
C’est idiot, on n’aime pas dans le clergé !
Elle va s’asseoir dans le fauteuil au-dessus de la cheminée.
CLÉO, à Paulette.
Tu parles !...
À Étiennette.
Qu’est-ce que tu peux espérer ?
ÉTIENNETTE, vivement et avec conviction.
Oh ! rien ! je n’espère rien !
GUÉRASSIN, s’asseyant en face d’elle sur le tabouret.
Eh ! bien, si tu n’espères rien, ne gâche donc pas ta situation à plaisir. Tu as en Musignol un protecteur sérieux !...
ÉTIENNETTE, avec indignation se levant et gagnant la droite.
Moi, le tromper avec Musignol ! ah ! jamais !
GUÉRASSIN, dos au public.
Mais tu es superbe !... Ce n’est pas lui que tu tromperais avec Musignol, c’est Musignol que !... puisqu’il est le premier occupant.
ÉTIENNETTE, debout au milieu de la scène.
Quand je te répète que c’est une métamorphose qui s’est opérée en moi. Je vais te paraître idiote si je te disais que je rêve de choses folles : d’entrer dans un couvent, de me consacrer au bien, d’étonner le monde par ma dévotion ; puis, de tout cela, d’aller lui faire l’offrande, à lui ! et de lui dire : « voilà votre oeuvre ! »
GUÉRASSIN, railleur.
C’est ça ! la Magdeleine au vingtième siècle ! Mais ça ne se fait plus, ma chérie !
PAULETTE, se levant et allant à la cheminée.
Et tu t’imagines que tu ne l’aimes plus avec tes sens !
CLÉO.
Mais c’est des loufoqueries de femme amoureuse.
GUÉRASSIN.
Si c’en est !
Se levant.
Mais aie donc le courage de t’interroger sincèrement ! ce n’est pas Dieu que tu vois en lui ; c’est lui que tu vois en Dieu ! Alors inconsciemment tu t’es dit : « la religion, voilà le terrain qui nous rapprochera. »
ÉTIENNETTE.
Ah ! tais-toi, tais-toi, tu blasphèmes !
GUÉRASSIN.
C’est possible, mais j’y vois clair !
On sonne.
ÉTIENNETTE, tressaillant.
Mon Dieu, on a sonné !... c’est peut-être lui !
Elle court au fond.
CLÉO, PAULETTE, ne comprenant pas.
Lui ?
Cléo s’est levée.
ÉTIENNETTE, très agitée allant et venant au fond.
Oui, monsieur l’abbé de Plounidec ; c’est l’heure où il vient généralement... Allons, bon ! qu’est-ce que j’ai fait de ?...
CLÉO, remontant entre fauteuil et canapé vers Étiennette.
De quoi ?
ÉTIENNETTE, cherchant à droite et à gauche.
Je ne sais pas... c’est de... Je ne sais plus ce que je voulais...
Elle gagne ainsi la cheminée.
GUÉRASSIN, gouailleur.
Là, là, regarde-là !... Elle valse !
ÉTIENNETTE, furieuse.
Allons voyons, toi !...
Tout en parlant, elle écarte Paulette qui est devant la cheminée, et la gêne pour se regarder dans la glace ; rapidement elle arrange sa coiffure en se mirant.
GUÉRASSIN, à qui ce jeu de scène n’a pas échappé.
Eh ! bien, quoi donc ? Dans la glace maintenant ?... Mais oui, on est très bien ! Du moment que l’âme est belle...
ÉTIENNETTE.
Ah ! te tairas-tu, insupportable plaisant !
Elle remonte dans la direction de la porte du fond.
Scène II
ÉTIENNETTE, PAULETTE, CLÉO, GUÉRASSIN, ROGER, HEURTELOUP, LA CHOUTE
ROGER, paraissant au fond et se rangeant à droite de la porte.
Monsieur et madame Heurteloup !
Pendant ce qui suit il ramasse les tasses qui traînent et les range sur le plateau qu’il emporte aussitôt.
HEURTELOUP et LA CHOUTE, passant leurs deux têtes dans l’embrasure de la porte.
Bonjour, les enfants !
ÉTIENNETTE, désappointée.
Vous !
PAULETTE, debout dos au public non loin du tabouret de gauche.
Heurteloup !
CLÉO.
La Choute !
GUÉRASSIN, sur un ton de déception affecté.
Ah !... Ce n’est que vous !
HEURTELOUP, qui est allé embrasser Étiennette puis Cléo, descendant par la gauche vers Paulette et tout en marchant.
Comment : « Ce n’est que nous » ?
Il embrasse Paulette.
LA CHOUTE, qui est allée embrasser Étiennette et Cléo, descendant vers Paulette par la droite du canapé, ce qui la fait se croiser avec Heurteloup qui va serrer la main à Guérassin.
C’est encore gentil !...
Elle embrasse Paulette.
ÉTIENNETTE, descendant par le milieu de la scène.
Ne faites pas attention : c’est son genre d’esprit.
GUÉRASSIN, avec un geste de désinvolture.
C’est mon genre.
CLÉO, qui est descendue près de la cheminée.
Ah, ça ! vous êtes à Paris, vous autres ?
LA CHOUTE et HEURTELOUP, ensemble et vivement.
Non, non !
CLÉO.
Comment : « non, non » ?
HEURTELOUP, sur un ton dévot.
Je suis actuellement en retraite au monastère de Concarneau, où je prépare mon jubilé.
TOUS.
Non ?
LA CHOUTE, dévotement, les mains croisées sur la poitrine.
Et moi aussi.
ÉTIENNETTE.
C’est du joli !
PAULETTE.
Et ta femme a donné là-dedans ?
HEURTELOUP.
Ma femme, tu parles !... Elle est ici avec la famille à l’occasion de l’entrée de notre neveu au régiment.
GUÉRASSIN.
Oui, oui... le petit séminariste.
ÉTIENNETTE, très simplement.
En effet, c’est demain qu’il entre au corps.
HEURTELOUP.
Ah ! tu sais ?
GUÉRASSIN.
Comment, si elle sait !
HEURTELOUP.
Alors j’ai trouvé ce truc pour me donner campo ! et surtout, défense de m’écrire, de m’envoyer mes lettres, tout au jubilé ! Je suis retiré du monde ! Comme ça, c’est un mois de bon ! Ohé ! Ohé !
Il s’assied sur le tabouret de gauche.
LA CHOUTE.
Et ce qu’on jubile, ouh ! mon Totor !
Elle lui saute sur les épaules.
HEURTELOUP, gesticulant des épaules pour se dégager de son étreinte.
Allons, voyons ! Ah ! celle-là ; quand elle n’est pas sur mon dos, sur mes reins ou sur mes épaules !...
GUÉRASSIN, jovialement.
C’est que tu te retournes.
On rit.
LA CHOUTE, quittant Heurteloup et sur un ton scandalisé que dément une envie de rire mal dissimulée.
Ah ! dis donc, toi ! si tu étais convenable !
HEURTELOUP, se levant et passant devant la Choute pour aller à Étiennette.
Au fait, à propos de convenances, qu’est-ce qu’a donc Musignol ? Nous venons de le croiser dans la rue. Je lui ai dit : « Bonjour, Musignol. » Il m’a répondu : « ... la garde meurt et ne se rend pas. »
LA CHOUTE, un genou sur le tabouret quitté par Heurteloup.
Comment, pas du tout ! Il t’a répondu : m...
HEURTELOUP,
vivement, lui mettant la main sur la bouche, et presque crié.
Je sais !
Sur un ton de voix plus pondéré.
Mais c’est comme ça que ça se dit dans les salons.
LA CHOUTE, bien naïvement.
Oh !... comme c’est plus long !
On rit.
GUÉRASSIN.
Ah ! il t’a dit ?... Eh bien, ça ne m’étonne pas ! ce pauvre Musignol ! campo aussi ; mais lui pas de son propre gré. Étiennette vient de rompre.
LA CHOUTE et HEURTELOUP.
Non ?
GUÉRASSIN.
Et en cinq sec encore !
ÉTIENNETTE, remontant jusqu’à la petite table près du paravent. Avec humeur.
Mais qu’est-ce que ça a d’intéressant ?
HEURTELOUP.
Ah ! bien, je comprends alors.
GUÉRASSIN, se rapprochant d’Heurteloup.
Et pourquoi, je vous le demande ?
ÉTIENNETTE, se précipitant sur Guérassin.
Allons, voyons Guérassin !
GUÉRASSIN, l’écartant du bras gauche.
Si ! si ! il faut qu’ils sachent.
ÉTIENNETTE, essayant de le faire taire en lui mettant la main sur la bouche.
Non !... non !
GUÉRASSIN, se débattant contre son étreinte et dominant la voix d’Étiennette qui, pendant cette phrase, pique autant qu’elle peut des « non !... non !... Ce n’est pas vrai ! »
C’est parce que madame est amoureuse de ton neveu, le jeune Plounidec.
HEURTELOUP, LA CHOUTE, ahuris.
Non ?
ÉTIENNETTE, furieuse.
Ce n’est pas vrai !
GUÉRASSIN, CLÉO, PAULETTE.
Si, si !... c’est vrai, c’est vrai !...
ÉTIENNETTE, très vexée allant s’asseoir sur le tabouret de droite.
Vous êtes stupides !
HEURTELOUP, se tordant.
Maurice ? ah ! ah ! Elle est bien bonne.
LA CHOUTE, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.
Le petit séminariste ! ah ! ah ! je me tords :
Ensemble.
GUÉRASSIN.
Hein ? N’est-ce pas qu’elle est drôle ?
CLÉO.
Croyez-vous, hein ?
PAULETTE.
Ah ! la pauvre Étiennette !
Tous les cinq se tordent de rire.
ÉTIENNETTE, après les avoir laissé rire un instant en les considérant d’un air de profonde pitié.
Non, mais je vous en prie !... Voulez-vous que j’appelle les domestiques, le concierge ?
CLÉO, un genou sur le tabouret sur lequel la Choute est elle-même assise.
Oh ! bien, quoi ! du moment qu’il y a de l’amour au fond d’une chose, il y a pas de mal.
ÉTIENNETTE, dépitée.
Je ne vous dis pas ! mais enfin ça ne regarde que moi.
PAULETTE.
C’est égal, une soutane, moi, ça me jetterait un froid.
CLÉO.
Pourquoi ? C’est toujours un homme qui est dedans. Tiens ! moi, j’en ai connu un comme ça qui avait voulu se faire prêtre.
TOUS, étonnés.
Ah !
CLÉO.
C’était un juif !
TOUS.
Quoi ?
CLÉO.
Oui, enfin, un prêtre juif.
GUÉRASSIN.
Ah ! un rabbin !
CLÉO, affirmative.
C’est ça !...
Changeant de ton.
Seulement après, ça ne lui avait plus dit. Alors il était entré à la Bourse.
GUÉRASSIN, avec bonne humeur.
Oui !... monsieur voulait un temple !
CLÉO.
Eh ! bien, vous savez, mes enfants, c’était un homme comme tout le monde, à peu de chose près.
GUÉRASSIN, s’inclinant gouailleur.
Voyez-vous ça !...
CLÉO, résumant.
Tout ça c’est pour dire qu’un homme n’est jamais qu’un homme.
Elle remonte au coin droit du canapé.
HEURTELOUP, gagnant le 5, vers Étiennette.
Ah ! non, mais c’est égal, Maurice ! Ah ! ma pauvre Étiennette, celui qui le dégourdira celui-là !
ÉTIENNETTE, sur un ton sans réplique.
Je n’ai pas l’intention de le dégourdir.
GUÉRASSIN.
Mais non ! c’est ce qu’il y a de superbe : foin de la chair ! l’amour psychique ! le collage blanc !... Voilà ce qu’elle rêve !
LA CHOUTE.
Ah ! ben !...
HEURTELOUP.
Mon Dieu ! à ce compte-là, on peut s’entendre. Mais autrement ! ah ! la ! la ! Mais tenez, voilà Maurice soldat ; je parie qu’il sortira du régiment aussi novice qu’il y entre. Il le quittera gradé... et vierge.
LA CHOUTE, avec une conviction comique.
Sortir vierge d’un régiment ! oh !... moi je pourrais pas !
GUÉRASSIN, moqueur.
Tiens ! l’autre !
On rit.
HEURTELOUP.
Assez, la Choute ! je suis là.
On sonne.
ÉTIENNETTE, se dressant tout d’une pièce.
On a sonné !
Vivement, elle court vers la porte. Dans son mouvement précipité, elle a été donner contre Heurteloup qui lui barre le chemin, le dos tourné ; elle le fait pivoter et gagne le fond, en proie à la même agitation que précédemment.
GUÉRASSIN.
Tenez, là ! regardez-la ! le boston qui recommence.
ÉTIENNETTE, au fond.
Eh ! bien, quoi ? Je ne peux plus bouger ? C’est extraordinaire, ma parole !
Heurteloup va s’asseoir sur le tabouret de droite.
Scène III
ÉTIENNETTE, PAULETTE, CLÉO, GUÉRASSIN, HEURTELOUP, LA CHOUTE, ROGER
ROGER, au fond.
Madame, c’est monsieur l’abbé de Plounidec.
ÉTIENNETTE, très agitée.
Mon Dieu, c’est lui !... c’est lui !...
À Roger.
Où est-il ? Vous l’avez fait entrer par là ?
ROGER.
Oui, madame, dans le petit salon.
ÉTIENNETTE.
Bon, tout de suite ! Je vous sonnerai !
Sortie de Roger. Étiennette descend en passant devant Cléo, jusqu’à la Choute. Cléo, aussitôt ce mouvement, descend à droite d’Étiennette. Pendant ce qui suit, Guérassin gagne la cheminée par le fond de la scène.
Mes enfants, vous êtes très gentils, mais vous allez en aller.
TOUTES, se levant.
Oh !
PAULETTE.
Comment, juste au moment ?...
CLÉO.
Oh ! laisse-nous le voir !...
ÉTIENNETTE.
À vous ?
TOUTES TROIS, l’entourant.
Oh ! oui ! oh ! oui !
HEURTELOUP, se levant vivement.
Mais non, mais non, mais pas du tout ! Je ne tiens pas à le voir, moi ! merci ! et mon monastère !... Ah ! non !
LA CHOUTE, qui est devant Étiennette et dos au public, se tournant pour se rapprocher d’Heurteloup.
Eh ! bien, tu iras faire un somme sur la chaise-longue d’Étiennette. Justement tu n’as pas fermé l’œil entre Concarneau et Paris.
HEURTELOUP.
À qui la faute ?
LA CHOUTE.
Je ne te dis pas ! Eh ! bien, voilà l’occasion de te refaire.
À Étiennette, se rapprochant du groupe et sans transition.
Oh ! montre-le nous.
CLÉO et PAULETTE.
Montre-nous le !
LA CHOUTE.
Montre-le nous-le !
ÉTIENNETTE.
Mais non, voyons ! En voilà une idée ! Ce n’est pas une bête curieuse !
TOUTES.
Oh ! pourquoi ? pourquoi ?
ÉTIENNETTE.
Mais parce que ! Parce qu’il y a là une question de bienséance, de délicatesse !... Vous présenter à monsieur l’abbé, vous !
PAULETTE, dégageant, en descendant avant-scène gauche.
Ah ! mais dis donc, tu es encore aimable !
CLÉO, dégageant vers la droite.
Du moment qu’il vient chez toi, il peut nous voir !
LA CHOUTE, qui a dégagé en même temps que Cléo de sorte qu’elles conservent respectivement le même numéro.
D’autant qu’on a des usages !...
GUÉRASSIN, adossé à la cheminée.
Si on en a !...
ÉTIENNETTE.
Oui, je ne vous dis pas : mais...
PAULETTE, par-dessus l’épaule et sur un ton pincé, tout en gagnant au-dessus de la table par la gauche de la scène.
Mais avoue donc la vérité ! Après le portrait dithyrambique que tu nous as fait de ton petit ecclésiastique, tu as peur que nous ayons une déception.
ÉTIENNETTE, indignée.
Oh !
CLÉO.
C’est vrai ce que dit Paulette ! Il est peut-être très toc, ton séminariste.
LA CHOUTE, surenchérissant.
Très moche !
ÉTIENNETTE, indignée.
Toc ! monsieur l’abbé ! Ah bien ! par exemple !...
Elle va à la cheminée pour sonner.
PAULETTE, de l’air le plus détaché, tout en se dirigeant vers la porte du fond comme une personne qui se dispose à s’en aller.
Allons, au revoir.
LES DEUX AUTRES, entrant dans le jeu de Paulette.
Au revoir.
Elles remontent.
ÉTIENNETTE, s’élançant plus vite que les trois femmes entre elles et la porte.
Hein ?... du tout, du tout, vous allez me faire le plaisir de rester là.
TOUTES, se faisant prier.
Mais non, mais non !
CLÉO.
Tu nous as fait comprendre que nous étions de trop.
ÉTIENNETTE, voulant parler.
Non, pardon !...
LA CHOUTE, lui coupant la parole.
Nous ne voulons pas être indiscrètes.
ÉTIENNETTE.
Oui ? Eh ! bien, vous vous en irez tout à l’heure si vous voulez, mais pas avant d’avoir vu monsieur l’abbé.
TOUTES, sans conviction.
Mais non ! mais non !
ÉTIENNETTE, sur un ton impératif.
Ah !... je le veux !
Les trois femmes descendent de l’air détaché de personnes qui veulent bien faire la concession qu’on leur demande ; Étiennette va sonner à la cheminée.
Toc, mon séminariste ! Ah ! ben, je vous ferai voir, moi, s’il est toc !
PAULETTE.
Soit ! C’est bien pour t’être agréable !
Elle descend jusqu’au coin droit du canapé.
CLÉO, LA CHOUTE, descendant vers la droite.
Oh ! oui !
GUÉRASSIN, adossé à la cheminée. À part.
Comme les femmes connaissent le cœur humain !
Scène IV
ÉTIENNETTE, PAULETTE, CLÉO, GUÉRASSIN, HEURTELOUP, LA CHOUTE, ROGER, puis MAURICE
ROGER.
Madame a sonné ?
ÉTIENNETTE, du coin de la cheminée.
Introduisez monsieur l’abbé.
HEURTELOUP, qui s’était assis pendant cette scène sur le sofa de droite, se levant vivement et saisissant au passage son chapeau qu’il avait déposé lors de son entrée sur la petite table près du paravent.
Eh ! là, attendez ! attendez ! que je m’évapore !
LA CHOUTE.
Bon, va !
HEURTELOUP, à la Choute.
Quand Maurice s’en ira, tu viendras me prévenir.
LA CHOUTE.
Entendu !
HEURTELOUP, sur le pas de la porte de droite, à Roger sur le seuil de celle du fond.
Vous pouvez introduire.
Il sort.
ÉTIENNETTE.
C’est ça.
Sortie de Roger. Descendant légèrement vers les trois femmes.
Et vous, je vous en prie, observez-vous, surtout !... De la tenue !... songez que vous n’avez pas affaire à un gigolo !...
TOUTES, sur le ton ennuyé dont on accueille une recommandation superflue.
Mais oui, mais oui !
ÉTIENNETTE.
Que monsieur l’abbé ignore tout de moi ; que s’il se doutait jamais !...
PAULETTE.
Allons, voyons, tout de même, il ne s’imagine pas être chez une chanoinesse !
Elle passe à droite.
ÉTIENNETTE.
Il ne s’imagine rien du tout ! son esprit ignore tellement le mal qu’il ne lui arrive même pas de le soupçonner.
CLÉO, un peu vexée.
« Le mal ! le mal !... » Tu es toujours à parler du mal ! Vraiment, de quoi avons-nous l’air ? C’est vrai ça !
ÉTIENNETTE.
Allons, voyons, Cléo, tu ne vas pas !...
Sans transition, en voyant entrer Maurice introduit par Roger, remontant vivement entre la cheminée et la table, pour s’élancer à sa rencontre.
Ah ! monsieur l’abbé !... quel plaisir de vous voir !...
MAURICE, s’arrêtant, un peu interdit.
Oh ! madame, vous avez du monde ; si j’avais su !... vraiment, je suis indiscret !
ÉTIENNETTE.
Indiscret, vous, monsieur l’abbé !
PAULETTE, remontant légèrement vers Maurice.
C’est nous qui sommes indiscrètes, mais nous n’avons pas voulu nous en aller, monsieur l’abbé.
En ce disant elle esquisse une révérence.
CLÉO, même jeu que Paulette.
Nous avions un si grand désir de vous connaître, monsieur l’abbé !
Elle fait la révérence.
LA CHOUTE, même jeu.
Notre amie Étiennette nous a fait un tel éloge de vous, monsieur l’abbé !
Révérence.
MAURICE, qui est descendu peu à peu en scène suivi d’Étiennette.
Oh ! mesdames.
GUÉRASSIN, de la cheminée.
Voilà un accueil qui doit rassurer vos scrupules, monsieur l’abbé.
MAURICE, allant serrer la main à Guérassin.
On n’est pas plus aimable que ces dames. Votre serviteur, monsieur Guérassin !
GUÉRASSIN, gaîment, avec une courbette comique.
Mais... nous en sommes un autre, monsieur l’abbé.
ÉTIENNETTE, présentant.
Mesdames Paulette de Vermandois et Cléo de... de Montespan.
Les deux femmes font une profonde révérence.
MAURICE, s’inclinant, et galamment.
Ah ! mesdames, voilà des noms qui appartiennent à l’histoire.
GUÉRASSIN, à part.
Ils n’appartiennent même qu’à elle.
ÉTIENNETTE.
Et...
Voyant la Choute un peu remontée, lui faisant de la tête signe d’avancer.
une petite amie à nous, Simone Clovisse ; dans l’intimité, « La Choute ».
MAURICE.
De mieux en mieux, un nom de roi, maintenant.
LA CHOUTE, bien espiègle.
Quoi ! « La Choute » ?
MAURICE.
Non, Clovis.
LA CHOUTE.
Oh ! de mollusque plutôt : ça s’écrit deux S-E.
MAURICE, un peu interloqué.
Ah ?... Ah ?
LA CHOUTE.
On n’est pas ambitieuse !
ÉTIENNETTE.
Et maintenant, mes amies, vous le connaissez, mon sauveur ; celui à qui je dois d’être près de vous en ce moment.
MAURICE, modestement.
Oh ! madame !
PAULETTE.
Oui, oh ! Étiennette nous a dit ! vous avez montré un courage !
CLÉO.
Si, si ! il paraît que vous avez été sublime.
MAURICE, protestant.
Oh !
ÉTIENNETTE, avec admiration.
S’il a été sublime !
Elle remonte légèrement jusqu’au coin droit du canapé.
LA CHOUTE.
Que vous avez affronté les courants les plus dangereux.
MAURICE.
Mais non, mais non ! quelle exagération ! j’avais un bain à prendre, je l’ai pris ! voilà tout !
TOUTES, se pâmant.
Ah !
PAULETTE.
Quelle simplicité dans le dévouement !
LA CHOUTE.
C’est un héros !
CLÉO et PAULETTE.
Un héros !
ÉTIENNETTE, confirmant l’expression.
Un héros.
MAURICE, tout confus.
Mais je vous en prie, mesdames, je vous en prie !
LA CHOUTE, bas aux deux femmes, avec orgueil.
Et dire que c’est mon cousin par alliance !
MAURICE.
D’ailleurs je n’étais pas seul, et M. Guérassin ici présent...
GUÉRASSIN, bien modeste.
Oh ! moi... sur le rivage !
ÉTIENNETTE.
Oui, demandez-lui donc s’il se serait mis à l’eau, lui, pour me sauver.
À Guérassin.
Car enfin, pourquoi ? Pourquoi ne t’es-tu pas mis à l’eau ?
GUÉRASSIN, très bon enfant.
J’sais pas nager.
ÉTIENNETTE.
En voilà une raison !
MAURICE, avec un sourire d’indulgence.
Oh ! si madame, c’en est une. Et puis enfin, il faut être juste : sans monsieur Guérassin qui m’a signalé le danger que vous couriez, je ne me serais certainement pas aperçu...
GUÉRASSIN, saisissant la balle au bond.
Ah ! je ne suis pas fâché !... car enfin, c’est moi, le monsieur qui courait en tous sens en criant : « Au secours, au secours ! il y a une femme qui se noie ».
LA CHOUTE.
Eh ! ben quoi ! C’est pas sorcier !
GUÉRASSIN.
C’est pas sorcier ; mais fallait y penser.
ÉTIENNETTE, brusquement.
Oh ! Mais je vous en prie, monsieur l’abbé, vous restez là debout !
Tout en parlant elle a gagné jusqu’à la bergère près de la cheminée, en faisant le tour au-dessus de la table. Tout ceci très rapide et presque l’un sur l’autre.
PAULETTE, allant chercher le tabouret de droite et le rapportant.
C’est vrai, un siège pour monsieur l’abbé.
LA CHOUTE, allant chercher la chaise à droite de la table.
Tenez, monsieur l’abbé, prenez donc cette chaise !
CLÉO, qui est allée prendre le fauteuil près du paravent.
Non, ce fauteuil, plutôt, monsieur l’abbé ! vous serez mieux.
Toutes trois, rangées en demi-cercle, lui présentent chacune son meuble qu’elles tiennent à hauteur de poitrine.
ÉTIENNETTE, agacée de tant de zèle de leur part, sur un ton un peu sec.
Laissez donc ! laissez donc !...
Sur un ton plus impératif.
Laissez !
LES TROIS FEMMES, interloquées.
Ah ?
ÉTIENNETTE, sur un ton plus doux, et tout en avançant la bergère avec l’aide de Guérassin.
Voici le fauteuil qu’affectionne M. l’abbé ! Je commence à connaître ses goûts !
Les femmes, toutes déconfites, ont été remettre les meubles à leur place primitive. Guérassin, qui est resté au-dessus de la bergère après l’avoir avancée, remonte au-dessus de la table. Étiennette descend au fauteuil face à la bergère de Maurice et s’assied.
MAURICE, assis.
Oh ! vraiment, mesdames, je suis confus !
Ensemble.
PAULETTE, revenant vivement.
Mais comment donc, M. l’abbé.
CLÉO, id.
Mais c’est bien le moins, M. l’abbé.
LA CHOUTE, id.
Oh ! M. l’abbé, nous sommes trop heureuses.
L’ABBÉ.
Oh ! mesdames...
LA CHOUTE.
Vous êtes bien, Monsieur l’abbé ?
MAURICE.
Mais, comment donc !...
PAULETTE, près du canapé au-dessus de Cléo.
Vous ne désirez pas un tabouret ?
MAURICE.
Madame ! je vous en prie.
CLÉO, se précipitant et presque à genoux pour ramasser le coussin qui est sous le canapé.
Ou ce coussin sous vos pieds ?
MAURICE.
Mais non, mais non !... oh ! vraiment, mesdames !...
Ces trois répliques des trois femmes tant elles sont empressées, doivent arriver l’une sur l’autre sans attendre les réponses de Maurice qui doivent être piquées dans le dialogue. Cléo, au refus de Maurice, a remis le coussin sous le canapé.
ÉTIENNETTE.
Vous ne direz pas qu’on n’est pas heureux de vous gâter, monsieur l’abbé.
MAURICE.
Oh ! madame, je ne sais comment remercier ; je suis confus !
Les trois femmes se sont assises, la Choute sur le tabouret de gauche, Cléo et Paulette sur le canapé, la première à gauche, la seconde à droite.
GUÉRASSIN, qui est descendu à droite du canapé.
Le fait est qu’il y a longtemps que je viens ici ; jamais on n’en a fait le quart pour moi.
PAULETTE.
Oh ! ben, tiens, toi !
LA CHOUTE.
Tu n’es pas ecclésiastique, toi !
GUÉRASSIN, s’inclinant devant l’argument.
Non !... ça c’est vrai !
CLÉO, très femme du monde, à Maurice.
C’est si rarement qu’il nous est donné de converser avec un fils de l’Église.
GUÉRASSIN, à part.
Ouh ! là !
PAULETTE, sur le même ton que Cléo.
Que c’est une joie pour nous, M. l’abbé.
MAURICE, tout en s’inclinant légèrement.
Vraiment ?
LA CHOUTE, avec beaucoup de tenue.
Il y a des moments où on en a jusque-là de laïcs !
PAULETTE, les yeux au ciel.
Ah ! la religion !
MAURICE.
Vous l’aimez ?
CLÉO, lyrique.
Ah ! oui !... la messe, la messe surtout !...
PAULETTE, sur le même ton lyrique.
En musique !
LA CHOUTE, id.
Celle de onze heures... à la Madeleine.
PAULETTE, id.
C’est la plus chic !
CLÉO, avec une légère moue.
Oui !
Changeant de ton.
Eh ! bien, non !... non moi, celle qui me touche davantage,
S’agrippant le cœur.
celle qui me prend là : ce n’est pas cette messe mondaine, élégante, et qui ressemble à un spectacle ; non :
Sentimentale.
c’est la messe toute simple, dans une pauvre église de village.
MAURICE.
Combien vous êtes dans le vrai !
PAULETTE et LA CHOUTE, vivement, ne voulant pas être en reste.
Oh ! mais nous aussi ! nous aussi !
GUÉRASSIN, à part.
Tiens, parbleu !
CLÉO.
Est-ce l’humilité du saint lieu ? Est-ce le recueillement qui y règne ? Je ne sais pas ; mais c’est plus fort que moi : mon cœur se gonfle, ma gorge se contracte !... je pleure... comme un veau.
GUÉRASSIN, avec une commisération jouée.
Oh ! pauvre Cléo !
Entre chair et cuir.
le retour à la nature !
MAURICE.
Ah ! mesdames, cela réchauffe le cœur de vous entendre parler de la sorte ! je vois que vous êtes de ferventes chrétiennes.
PAULETTE et CLÉO.
Si nous le sommes !
LA CHOUTE, sentimentale et les yeux au ciel.
Et comment !
MAURICE.
Oh ! ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Dans un milieu comme celui-ci !...
ÉTIENNETTE, s’inclinant, très touchée.
Oh ! monsieur l’abbé !
MAURICE.
Ah ! mesdames, je ne sais pas si vous avez des enfants ?...
TOUTES TROIS, sursautant instinctivement.
Hein ?
CLÉO, ne pouvant réprimer ce cri du cœur.
Ah ! non, alors !
LA CHOUTE, inconsidérablement.
On fait attention.
MAURICE, bien naïvement.
À quoi ?
LA CHOUTE, interloquée.
Hein ? Comment ?... mais à ... à...
CLÉO, vivement.
Aux commandements !
LA CHOUTE et PAULETTE, vivement.
Voilà ! oui, voilà !
ÉTIENNETTE, vivement.
Oh !... Ces demoiselles ne sont pas mariées ?
TOUTES.
Euh ! Non !... non... nous ne... non.
MAURICE, au comble de la confusion.
Oh !... oh ! je suis confus !... vous êtes encore jeunes filles.
TOUTES, ne sachant que répondre.
Hein ? Oh !... euh !...
LA CHOUTE, ne trouvant pas de meilleure explication.
Nous... nous ne sommes pas mariées.
CLÉO et PAULETTE.
Nous ne sommes pas mariées.
GUÉRASSIN, avec un sérieux comique.
Elles ne sont pas mariées.
MAURICE, ne sachant comment s’excuser.
Oh ! mesdemoiselles ! et moi qui vous tiens des propos !...
Brusquement.
Je ne vous ai pas choquées ?
TOUTES.
Du tout ! Du tout !
GUÉRASSIN, comme précédemment.
Du tout ! Du tout !
Scène V
ÉTIENNETTE, PAULETTE, CLÉO, GUÉRASSIN, LA CHOUTE, MAURICE, ROGER
Roger paraît au fond tenant un plateau sur lequel est un papier plié en deux et va directement à la Choute.
ÉTIENNETTE.
Qu’est-ce que c’est, Roger ?
ROGER, présentant le papier à la Choute.
Un mot pour madame.
LA CHOUTE, étonnée.
Pour moi ?
MAURICE, corrigeant malicieusement.
Pour mademoiselle.
ROGER, conciliant.
Pour mademoiselle.
LA CHOUTE.
Vous permettez ?
Se levant et descendant un peu à droite pour lire.
« Est-ce qu’il y en a encore pour longtemps ? »
Sur un ton moitié lassé moitié rieur.
Oh !
Lisant.
« Je m’embête par là ! viens un peu : on rira !... »
À part en riant.
Quelle brute !
Haut, à Roger.
C’est bien ! dites que je viens !
Roger sort. À Maurice.
Je vous demande pardon, monsieur l’abbé, c’est une personne qui est là, qui a... à m’entretenir.
GUÉRASSIN, à part.
« À l’entretenir » ! c’est un rien !
MAURICE, se levant.
Mais, mademoiselle, je vous en prie !... Ah ! seulement je vous demanderai la permission de vous présenter mes adieux.
LA CHOUTE.
Oh ! mais je reviens.
MAURICE.
C’est que moi je suis obligé de partir.
TOUTES, se levant.
Oh ! déjà ?... déjà ?
MAURICE.
Hélas ! oui, mesdames, Je n’étais venu que pour prier madame de Marigny de m’excuser si je suis forcé de renoncer pour aujourd’hui à notre conférence quotidienne.
ÉTIENNETTE.
Oh ! vraiment ?
MAURICE.
C’est demain que je rentre à la caserne et nous sommes convoqués pour aujourd’hui, avant six heures, à la Place.
TOUTES, désappointées.
Oh !
LA CHOUTE, enfant gâtée.
Oh ! qu’ils sont ennuyeux à la Place ! vous ne pouvez pas y aller un autre jour ?
MAURICE, avec un geste désolé tout en souriant de l’innocence de sa question.
Impossible ! Avec les choses militaires !...
LA CHOUTE.
En disant que vous étiez avec nous !
MAURICE, id.
Même en disant ça.
LA CHOUTE, sur un ton de regret, à Maurice qui sur ces dernières répliques a gagné le milieu de la scène.
Allons ! Puisqu’il en est ainsi, au revoir monsieur l’abbé, et, j’espère, à bientôt.
MAURICE.
Mais je l’espère aussi.
LA CHOUTE, après avoir fait une révérence à Maurice, sur un ton déluré.
À tout à l’heure, vous autres.
Elle sort.
MAURICE, qui, sur la sortie de la Choute, est remonté.
Charmante jeune fille !...
À Guérassin qui est à sa gauche.
Et quelle nature supérieure !...
GUÉRASSIN, avec une admiration jouée.
Ah !
Roger entre du fond, avec une carte sur un plateau ; il va vers Étiennette près de la cheminée, en descendant par la gauche de la table.
ÉTIENNETTE.
Qu’est-ce encore ?
ROGER.
Madame, c’est une dame, accompagnée de... de sa femme de chambre, qui demande à être reçue en particulier.
ÉTIENNETTE, ennuyée.
Allons, bon ! quoi ? Quelle dame ?
ROGER.
Voici sa carte. Il présente le plateau à Étiennette.
ÉTIENNETTE, prenant la carte et lisant.
Comtesse de Plounidec !...
MAURICE.
Maman !
TOUS.
Hein ?
ÉTIENNETTE, allant à Maurice.
Madame votre mère ! Madame votre mère, chez moi ?...
MAURICE.
Pourquoi ? Qu’est-ce que ça signifie ?
ÉTIENNETTE.
Je ne sais pas. Pourvu que ce ne soit pas pour !...
MAURICE.
Pour quoi ?
ÉTIENNETTE.
Hein ? Non, rien !...
À Roger.
Vous n’avez rien remarqué dans l’air de cette dame ?...
ROGER, au dessus de la table.
Dans son air ?... Non.
Il remonte près de la porte.
MAURICE.
Il faut vraiment quelque raison majeure pour que ma mère vienne ainsi vous demander un entretien particulier.
ÉTIENNETTE, troublée.
Oui, évidemment.
MAURICE.
Ah ! je voudrais bien savoir !...
ÉTIENNETTE.
Écoutez, monsieur l’abbé, cet entretien ne saurait être long !
Indiquant la porte de gauche.
Voulez-vous attendre par là avec ces dames et Guérassin.
À Guérassin, qui est au-dessus de la table, causant avec Cléo et Paulette, l’invitant à indiquer le chemin.
Guérassin !
GUÉRASSIN.
Entendu !
Il remonte et pendant ce qui suit, tout en bavardant avec Paulette et Cléo, passe dans la pièce de gauche dont la porte reste ouverte.
ÉTIENNETTE.
Aussitôt madame votre mère partie, je viendrai vous donner l’explication.
MAURICE.
Attendre, cela me mettrait bien en retard ! d’autant qu’il faut que je passe encore chez moi avant d’aller à la Place !
Tout en marchant avec Étiennette dans la direction de la porte de gauche.
Mais voici ce que je puis faire : de chez moi, – c’est sur mon chemin – avant la Place, je remonte ici savoir...
ÉTIENNETTE.
Eh ! bien, c’est ça ! Tenez, passons par là.
À Roger, avant de sortir.
Et vous, introduisez ces dames.
ROGER.
La bonne aussi ?
ÉTIENNETTE.
Hein ?
ROGER.
La bonne ?
ÉTIENNETTE.
Oui... non... comme le désirera madame la comtesse.
À Maurice.
Allons !
MAURICE.
Mon Dieu ! pourvu que cela ne soit pas quelque contrariété !
Ils sortent.
Scène VI
ROGER, puis LA COMTESSE, EUGÉNIE, un en-tout-cas à la main et un réticule suspendu au poignet
ROGER, allant ouvrir au fond et se rangeant côté gauche de la porte.
Si madame la comtesse veut entrer.
Tandis que la comtesse entre et descend à droite, à Eugénie qui s’attarde dans le vestibule à regarder autour d’elle , sur un ton amical et un peu protecteur.
Entrez !... entrez, ma fille !
EUGÉNIE, sur le seuil de la porte.
« Ma fille » ! Eh ! bien, dites donc, malotru !
Elle gagne la gauche au-dessus de la table.
ROGER, sans s’émouvoir.
Pardon !...
Rectifiant.
Mademoiselle.
EUGÉNIE, rectifiant.
Madame.
ROGER, conciliant.
Madame.
À la comtesse.
Madame prie madame la comtesse de l’attendre un instant.
LA COMTESSE.
Merci.
Roger sort.
EUGÉNIE, maugréant.
« Ma fille ! »
À la comtesse, tout en descendant entre la cheminée et la table.
Tu vois ce que l’on gagne à aller chez ces dames ; ce valet m’a prise pour une cocotte.
LA COMTESSE.
Mais non ! pour une gouvernante, tout au plus ! tu as une tenue tellement sévère.
EUGÉNIE, devant le tabouret de gauche.
J’ai la tenue d’une femme honnête.
LA COMTESSE.
Merci pour moi.
EUGÉNIE.
Écoute, Solange ! il en est encore temps ! Notre place n’est pas ici ! Allons-nous-en !
LA COMTESSE, froidement décidée.
Non, ma chère ! non ! inutile !
EUGÉNIE.
Mais c’est fou, voyons ! toi, la femme rigide, la femme de toutes les vertus, aller composer avec une courtisane ! Et pour quel motif !
LA COMTESSE.
Inutile, je te dis, ma décision est prise. Va-t’en si tu veux ; moi, je reste.
Elle s’assied sur le tabouret de droite.
EUGÉNIE.
C’est bien, je resterai donc ! Ce n’est pas dans une pareille démarche que je t’abandonnerai à toi-même ! Mais cela m’est dur !
Elle s’assied sur le tabouret de gauche.
LA COMTESSE.
Ah ! où as-tu vu que les calvaires fussent semés de roses ?
À ce moment paraît Étiennette, arrivant de gauche.
Scène VII
LA COMTESSE, EUGÉNIE, ÉTIENNETTE
EUGÉNIE, voyant Étiennette.
Elle !
La comtesse et Eugénie se lèvent. Celle-ci prend son air le plus pincé.
ÉTIENNETTE, accourant vers la comtesse mais s’arrêtant respectueusement à une certaine distance.
Vous, madame la comtesse, chez moi !...
Dans son mouvement, son regard tombe sur Eugénie, elle s’incline légèrement, Eugénie répond par un salut à peine esquissé.
LA COMTESSE.
Oui, moi !... Je comprends : ma visite a lieu de vous étonner. Évidemment, je pourrais la justifier par de vagues prétextes : invoquer l’accident dont vous avez été victime chez moi, qui me fait un devoir, étant de passage à Paris, d’aller m’informer de vos nouvelles !... Non ! j’aime mieux aborder les choses franchement.
ÉTIENNETTE, avec angoisse.
Mon Dieu ! ce sont les visites de monsieur votre fils qui vous déplaisent et vous venez me signifier...
LA COMTESSE, la rassurant.
Moi ! quelle idée ! Non ! il ne s’agit pas de ça !
ÉTIENNETTE, ne sachant que croire.
Ah ?... alors je ne vois pas...
Brusquement et tout en se portant au-dessus du fauteuil qui est près du paravent pour l’avancer de façon à ce qu’il tienne le milieu entre les deux tabourets.
Oh ! mais je vous en prie madame, asseyez-vous donc.
LA COMTESSE, gagnant le fauteuil que lui présente Étiennette.
Pardon !
ÉTIENNETTE, qui est descendue aussitôt à droite, indiquant le tabouret de gauche à Eugénie.
Madame !
LA COMTESSE, présentant.
Ma cousine, madame Heurteloup.
ÉTIENNETTE, très aimable, faisant des frais.
Mais je crois déjà avoir eu le plaisir d’entrevoir madame. C’est au moment où je prenais congé de madame la comtesse ; madame est entrée si je ne me trompe et alors... ! Seulement je n’avais pas eu l’honneur de... de, euh !
Interloquée par l’attitude d’Eugénie, qui a écouté tout cela, l’air dédaigneux, la bouche en cul de poule, le regard dans le vague et avec ces dodelinements de tête tels qu’en ont les vieilles filles.
Asseyez-vous donc, madame, je vous en prie.
La comtesse et Eugénie s’asseyent sur les meubles indiqués, Étiennette sur le tabouret de droite.
LA COMTESSE, avec effort.
Ah ! madame, la démarche que je viens faire près de vous est d’un ordre tellement délicat... !
EUGÉNIE, entre ses dents.
Ça !...
LA COMTESSE.
...que vraiment, au moment de l’aborder, j’hésite ! un trouble m’envahit.
ÉTIENNETTE, inquiète.
Eh ! mon Dieu, quoi donc madame ?
LA COMTESSE.
J’espère que vous ne prendrez pas ce que je vais vous dire en mauvaise part et que vous me tiendrez compte de l’effort que je m’impose ; nous sommes femmes ; au fond de toute femme, il y a une mère !... Vous me comprendrez.
ÉTIENNETTE, empressée.
Parlez, madame ! je serai trop heureuse si vous m’apportez une occasion de reconnaître tout ce qui a été fait pour moi dans votre famille.
LA COMTESSE.
Merci de ces bonnes paroles !... C’est une pauvre mère affolée qui vient vous trouver. Il s’agit d’une question où je suis tellement incompétente... ! Si vous saviez, les uns me disent : « il faut faire ceci ! », les autres me répètent : « n’en faites rien ! » Je ne sais plus à quel saint me vouer. Alors j’ai pensé à m’adresser à vous comme on s’adresse... à un avocat consultant. Vous avez tant d’expérience !...
ÉTIENNETTE, un peu ébaubie.
Moi, madame ! et en quelle matière ?
LA COMTESSE.
Eh ! bien voilà !... il s’agit de mon fils.
ÉTIENNETTE.
De monsieur l’abbé ?
LA COMTESSE.
Oui !
Bas à Eugénie.
L’écrin... !
Celle-ci, qui a assisté à toute cette scène, comme si elle planait dans d’autres régions, a un sursaut, tel quelqu’un qu’on rappelle à la réalité. La comtesse après un temps.
Passe-moi l’écrin !
Eugénie fait une moue, de victime résignée, et ouvrant son réticule en tire successivement : un mouchoir, un paroissien, puis un chapelet ; en le voyant, elle lève un regard au ciel, esquisse un signe de croix avec le chapelet – tout cela très discrètement – pendant que la comtesse donne des signes d’impatience.
LA COMTESSE, voyant qu’Eugénie n’en finit pas, avec un sourire gêné, à Étiennette.
Tout de suite, madame !
Nouveau signe d’impatience à Eugénie. Celle-ci a enfin trouvé l’écrin. Elle le passe à la comtesse, honteusement, les bras tendus vers la terre et en détournant la tête. Après quoi, elle range bien soigneusement son chapelet, son paroissien, son mouchoir et ayant refermé son réticule, reprend son air pimbêche.
LA COMTESSE, aussitôt qu’Eugénie lui a remis l’écrin.
Mais d’abord laissez-moi vous offrir cette petite bagatelle.
ÉTIENNETTE.
À moi ?... Oh ! madame, mais non... ! Il n’y a aucune raison...
LA COMTESSE.
Si, si ! je sais ! Mon frère qui est bien renseigné m’a dit qu’il était d’usage... ! Et puis n’est-il pas naturel que l’avocat-conseil perçoive des honoraires ?...
ÉTIENNETTE, qui a ouvert l’écrin.
Oh ! madame, je suis confuse... ! la belle bague !
LA COMTESSE.
Vous la garderez comme un souvenir des émotions que nous avons traversées ensemble ! C’est mon fils en quelque sorte qui vous l’offre par mes mains.
ÉTIENNETTE.
À ce titre, elle me sera chère par-dessus tout.
Elle se soulève pour déposer l’écrin sur la petite table près du paravent et vient aussitôt reprendre sa place.
LA COMTESSE, après un temps embarrassé. Brusquement, sans préparation.
Il est bien souffrant, le pauvre petit.
ÉTIENNETTE.
Qui ? Monsieur l’abbé ?
EUGÉNIE, ne pouvant se contenir.
Je t’en prie, Solange.
LA COMTESSE, à mi-voix avec humeur, à Eugénie.
Ah ! laisse-moi, Eugénie !
À Étiennette. Subitement radoucie.
Puisque vous voyez Maurice, il ne lui est jamais arrivé chez vous d’être pris d’une faiblesse ?... D’avoir une syncope ?
ÉTIENNETTE.
En effet, il y a trois jours. Cela nous a assez inquiétés.
LA COMTESSE.
Eh ! bien, voilà !... Il paraît que c’est le résultat d’un excès de santé.
ÉTIENNETTE.
Ah ?
LA COMTESSE.
Oui.
ÉTIENNETTE.
Je ne saisis pas.
LA COMTESSE.
Oui, évidemment !... à première vue cela a l’air d’un paradoxe, mais il paraît qu’en la matière, le trop est aussi préjudiciable que le pas assez !... Oh ! ces enfants quelle cause de souci !... Il a de la neurasthénie, comprenez-vous ? La sève... la nature, le... le bourgeon, je ne sais comment vous expliquer... !
Bien ingénument.
Il faut qu’il marche !
EUGÉNIE, un coup au cœur.
Oh !
ÉTIENNETTE, se rejetant en arrière, estomaquée.
Comment ?
LA COMTESSE, vivement.
Ce n’est pas moi qui parle, c’est le docteur ! une façon de dire qu’il faut que... que...
ÉTIENNETTE.
Oh ! je comprends.
LA COMTESSE, avec une admiration pleine d’humilité.
Ah ! vous comprenez ! Comme vous êtes instruite ! Moi, sur le moment, je ne comprenais pas. Eugénie non plus.
Eugénie pince les lèvres.
Mais quand on m’a mis les points sur les i !...
Avec émotion.
Ah ! madame de Marigny, vous ne savez pas ce que c’est pour une maman, quand on vient lui dire brutalement : « Eh ! bien, voilà : vous avez un fils qui est un ange de vertu, désormais il n’en faut plus de cette vertu et à partir de maintenant il est désirable que... que... »
ÉTIENNETTE, affolée à cette perspective.
Oh ! mais il ne faut pas ! Il ne faut pas !
EUGÉNIE, se dressant triomphante.
Ah ! tu entends ! tu entends ce que dit madame ?
LA COMTESSE.
Eh ! est-ce que cela n’a pas été mon premier cri du cœur : « Il ne faut pas » ? cri de révolte, d’indignation devant ce qui me paraissait une monstruosité !...
Avec amertume.
Et puis... quand j’ai vu tout le monde se mettre de la partie, se liguer contre moi... !
EUGÉNIE, qui s’est rassise pendant ce qui précède.
Ah ! pas moi !
LA COMTESSE.
Non, pas toi : mais le docteur, mon frère, monsieur le curé lui-même !
La voix dans le grave.
Oui, madame, monsieur le curé ! Alors, peu à peu, j’en suis arrivée à me demander où était mon devoir. Je me suis raisonnée ; je me suis dit que la santé de mon enfant était en jeu ; que peut-être j’étais une égoïste à vouloir pour mon fils un bien qui n’était apparemment pas celui qui lui convenait ; que si son tempérament devait être une entrave continuelle à ce qu’il avait cru être sa vocation, ce tempérament, en somme, c’était Dieu qui le lui avait donné ; que s’il l’avait fait ainsi, c’est qu’il le réservait peut-être pour une autre mission ; qu’on n’allait pas contre la volonté céleste... ! et alors, insensiblement, je me suis résignée au sacrifice qu’on attendait de moi... ! je l’ai accepté... ! j’ai fini par le souhaiter !
Approchant son fauteuil légèrement d’Étiennette et toute honteuse, sombrant la voix.
J’ai fini par chercher à le provoquer... Ah ! vous ne savez pas ce dont l’amour d’une mère est capable !
ÉTIENNETTE.
Oh ! Madame ! Alors, quoi ? Vous voudriez jeter votre fils dans les bras de... ?
LA COMTESSE, toute désemparée.
Est-ce que je sais... !
EUGÉNIE, accablant la Comtesse sous sa réprobation.
Eh ! bien oui ! Eh ! bien, oui ! Voilà le fond de sa pensée : au moment où son fils va entrer au régiment, où il n’aura pas trop de toute sa fermeté pour lutter contre la contagion des mauvais exemples, au lieu de le fortifier dans ses convictions religieuses, elle en arrive à souhaiter... ! Ah !
Elle détourne la tête d’un geste de dégoût.
ÉTIENNETTE, reculant terrifiée.
Ah ! madame, vous ne ferez pas cela !
LA COMTESSE, suppliante.
Mais alors donnez-moi un conseil ! Venez à mon secours ! Vous voyez bien que je suis un pauvre être désorienté, perdu... ! Voyons, il s’agit de Maurice ! Après ce qu’il a fait pour vous, il ne peut vous être indifférent !
ÉTIENNETTE, un peu plus bas que le tabouret qu’elle vient de quitter et presque dos au public.
Votre fils ! Ah ! Madame, si vous me demandiez ma vie... ! de me jeter au feu pour lui... !
LA COMTESSE, se levant et s’approchant d’Étiennette.
Oh ! je ne vous en demande pas tant : aidez-moi, Madame, aidez-moi. Vous êtes bonne, vous êtes noble, vous... vous portez un grand nom.
ÉTIENNETTE, humblement, sentant l’ironie de sa noblesse d’occasion.
Oh !... ne parlez pas de mon nom.
LA COMTESSE, avec conviction.
Laissez donc ! lorsqu’on croit pouvoir se parer d’un titre, c’est qu’on se sent de force à le porter ;
S’asseyant sur le tabouret que vient de quitter Étiennette de façon à être plus près de celle-ci.
et puis vous avez la noblesse du cœur qui est la première de toutes ! Mais comprenez donc que ce que je rêve pour mon fils, c’est un être d’élection qui serait digne de lui ; une femme de sentiment si raffiné, si délicat, – qui l’aimerait assez et de façon suffisamment élevée – que les relations qui s’établiraient entre eux seraient bien plus une communion d’âmes que toute autre chose.
Sur un ton d’imploration.
Ah ! si vous vouliez ! si vous vouliez !
ÉTIENNETTE, ayant peur de comprendre.
Si je voulais... ?
LA COMTESSE.
Mais ne voyez-vous pas que vous êtes l’incarnation de la femme que j’ai rêvée ? Vous êtes prête à vous jeter au feu pour mon fils, dites-vous !... Eh ! bien, pour lui... faites moins et plus. Retenez-le par le charme qui se dégage de vous ; soyez son amie, sa confidente ; sa conseillère, et, mon Dieu, si quelque jour...
Avec beaucoup de honte et d’une voix de moins en moins perceptible.
Dans l’ardeur de vos sentiments... vous en arrivez à...
Après un instant d’hésitation où on sent qu’elle ne trouve plus se mots.
À la grâce de Dieu !
Sursaut de révolte chez Eugénie.
ÉTIENNETTE.
Hein !
LA COMTESSE.
Mon pauvre petit, il est à vous !
ÉTIENNETTE, les yeux hagards.
À moi ?
LA COMTESSE.
Je vous le donne.
ÉTIENNETTE, passant au en écartant du geste l’image évoquée par la comtesse.
Oh ! non... ! Oh ! non ! non, pas ça !
LA COMTESSE, se levant.
Comment ?
ÉTIENNETTE.
Non ! pas ça, pas ça !
Eugénie s’est levée en même temps que la comtesse ; son visage a pris une expression radieuse ; elle entrevoit l’intervention divine.
LA COMTESSE, qui n’en croit pas ses oreilles.
« Non » ! Vous dites « non » ! Ah, çà ! je rêve ? C’est moi qui ici m’humilie jusqu’à vous demander ce qui révolte en même temps mes sentiments de mère et mes pudeurs de femme ! Et c’est vous qui me repoussez ! qui dites non !
ÉTIENNETTE, douloureusement.
Madame, je vous en supplie !
LA COMTESSE.
Pourquoi ? Pourquoi ? Mon fils est jeune, mon fils est beau !
ÉTIENNETTE, avec exaltation.
Oh ! oui !... oui !...
LA COMTESSE.
Elles sont légion les femmes qui seraient heureuses et fières... !
ÉTIENNETTE, id.
Oh ! oui, certes !
LA COMTESSE.
Enfin, vous m’avez fait entendre que vous l’aimiez.
ÉTIENNETTE, à voix presque basse.
Oh ! oui !
LA COMTESSE.
Alors, je ne comprends pas ! À quel sentiment obéissez-vous donc ?
Sur un ton de doux reproche.
Car enfin, vous en avez accueilli qui ne le valaient pas.
ÉTIENNETTE, avec amertume, tout en remontant péniblement.
Ah ! voilà !... voilà ! oui ! c’est sur cette réputation que vous vous êtes dit que vous n’aviez qu’à vous adresser à moi !
LA COMTESSE.
Oh ! madame !
ÉTIENNETTE, se retournant pour redescendre.
Oh ! ne croyez pas qu’ici intervienne chez moi le moindre sentiment d’amour-propre froissé ! non, le sentiment auquel j’obéis est plus haut que cela !... oui, j’aime votre fils, mais je l’aime d’un amour tellement pur, tellement élevé, tellement... chaste ! qu’il a pris en quelque sorte quelque chose de supraterrestre. Certes, quand il m’est apparu pour la première fois, alors qu’il me disputait aux flots, cela a été pour moi comme un coup de foudre ! comment n’aurais-je pas été séduite par tant de courage, de beauté physique ?
LA COMTESSE, avec tout l’orgueil d’une mère.
Ah ! n’est-ce pas qu’il est beau !
ÉTIENNETTE, levant les yeux au ciel.
S’il est beau !
LA COMTESSE, d’une traite, et en en ayant plein la bouche.
Oh ! oui, il est beau !
ÉTIENNETTE.
Malheureusement quelques minutes après ces instants d’émotion, je devais le revoir encore et cette fois il portait la soutane.
Se laissant tomber sur le tabouret qu’occupait Eugénie. Celle-ci pendant ce qui suit, derrière Étiennette et un peu à droite, écoutera comme en extase, les deux bras presque tendus au-dessus de la tête d’Étiennette.
Cela a été comme une glace sur mon amour naissant. J’en ai compris aussitôt toute l’hérésie, toute l’impossibilité ! Alors, ce qui était chez moi un désir des sens, brusquement est devenu une dévotion pieuse.
Après un temps.
J’ai revu M. Maurice ; peu à peu il s’est emparé de mon âme ; il l’a transformée, pétrie à ses idées, à ses croyances ; il a fait de la femme déchue, une pécheresse repentante ; il m’a sauvée du mal. Oh ! j’ai continué à l’adorer, oui !... j’ai continué, mais religieusement, dévotement, comme on adore au pied des autels : à genoux et prosternée.
LA COMTESSE, les yeux fixés à terre, hochant la tête.
Oui !... oui !
EUGÉNIE, avec lyrisme.
C’est bien, madame ! c’est bien ce que vous dites là.
ÉTIENNETTE, se levant sur place.
Et vous voulez après cela que je profane ce sentiment devenu si pur... ? Oh ! madame la comtesse ! vous que monsieur votre fils m’a appris à révérer comme une sainte, comme la plus vertueuse des femmes, est-il possible qu’il ait pu naître en vous une pensée pareille !
LA COMTESSE, profondément humiliée.
Madame... !
EUGÉNIE, au-dessus d’Étiennette.
Et faut-il que ce soit madame qui te rappelle à tes principes ? À tout ton passé ?
LA COMTESSE, traversant la scène et gagnant le 1.
Assez, assez !... mon Dieu, ces paroles : il me semble entendre l’écho de ma conscience !...
Les yeux au ciel.
Mon Dieu, vous voyez ma détresse, éclairez-moi ! enseignez-moi la vérité !
EUGÉNIE, avec le ton et le geste du prédicateur.
La vérité, la vérité ! c’est de notre bouche qu’elle sort !
ÉTIENNETTE.
Vous tremblez pour la santé de votre fils !... Eh ! madame, ne croyez donc pas ceux qui vous effraient ! c’est une crise passagère dont il se remettra ! Au-dessus de la santé de son corps, il y a la santé de son âme qui a droit à votre sollicitude.
EUGÉNIE, avec énergie.
Absolument !
LA COMTESSE, ne sachant plus à quel saint se vouer.
Ah ! mon Dieu !...
ÉTIENNETTE, comme suprême argument.
Et puis, et puis... ! je ne peux pas être à lui et je ne veux pas qu’il soit à d’autres !
Sur un ton d’imploration.
Ah ! madame, qu’il reste chaste ! qu’il reste chaste !
LA COMTESSE, avec énergie.
Eh ! bien, oui ! Assez de compromission comme cela ! assez d’intrigues équivoques !... J’étais égarée ; vous m’avez remise sur le chemin de la raison : merci, madame, je ne l’oublierai pas.
ÉTIENNETTE, radieuse.
Oui ?
EUGÉNIE, avec un accent de triomphe.
Ah ! je savais bien que la lumière se ferait.
Elle gagne la droite.
ÉTIENNETTE.
Ah ! madame, que je suis heureuse de vous entendre parler ainsi !
EUGÉNIE, s’inclinant avec respect.
Madame, je vous avais mal jugée ; je vous fais réparation.
À ce moment on entend un bruit de rires à la cantonade, des « à dada ! à dada ! » et des « hue, là ! hue ! ».
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
EUGÉNIE.
« À dada » ?
ÉTIENNETTE, à part, gagnant au-dessus de la cheminée.
Mon Dieu, Heurteloup, je l’avais oublié... !
Scène VIII
LA COMTESSE, EUGÉNIE, ÉTIENNETTE, HEURTELOUP, LA CHOUTE
À ce moment la porte de droit s’ouvre violemment, à deux battants, et Heurteloup surgit avec La Choute sur les épaules. Il descend bien franchement en cavalcadant joyeusement, avec des « à dada, à dada ! » accompagnés de « hue là, hue ! » poussés par la Choute. Il arrive ainsi en plein milieu de la scène, face à la comtesse. Tableau.
LA COMTESSE et EUGÉNIE.
Ah !
HEURTELOUP, manquant de s’effondrer.
Ah !
LA COMTESSE.
Heurteloup ?
Heurteloup pivote sur lui-même et se trouve face à face avec sa femme.
HEURTELOUP.
Ma femme !
EUGÉNIE.
Mon mari !
LA CHOUTE.
La famille !
Elle saute à bas de ses épaules et s’éclipse derrière le paravent, tandis qu’Heurteloup est sur le point de s’évanouir de saisissement. Il porte la main à son col pour le déboutonner, comme un homme qui sent venir la congestion.
EUGÉNIE, qui est remontée, centre de la scène, à hauteur de la table, de façon à couper la retraite à son mari, brandissant son en-tout-cas.
Mon mari ! avec des gourgandines ! Ah ! polisson !
Elle cherche à le rattraper, mais déjà Heurteloup s’est ressaisi. Course de va-et-vient entre les deux époux autour de la table.
EUGÉNIE, l’en-tout-cas levé.
Attends un peu ! attends un peu !
LA COMTESSE.
Eugénie ! je t’en prie !
ÉTIENNETTE.
Madame ! madame !
EUGÉNIE, tout en poursuivant sa course.
Laissez-moi !
Courant après son mari qui parvient à s’échapper et à gagner la porte.
Hector ! Hector ! veux-tu venir ici ! veux-tu venir ici !
Elle sort à sa suite.
LA COMTESSE, sans laisser tomber le mouvement.
Ah ! mon Dieu !
À Étiennette.
Je vous demande pardon, madame, mais ma cousine... ! je ne peux pas la laisser... !
ÉTIENNETTE.
Mais je comprend très bien, faites.
LA COMTESSE.
Au revoir, madame, excusez-moi.
Sortant en appelant.
Eugénie ! Eugénie !
Elle disparaît.
ÉTIENNETTE, au fond.
Quelle histoire, mon Dieu !
LA CHOUTE, descendant entre le paravent et l’extrême droite.
Eh ! ben, vrai !
Sur la fin de cette scène ont paru Guérassin, Paulette et Cléo. Les femmes ont leur chapeau sur la tête ; elles sont prêtes à partir.
Scène IX
ÉTIENNETTE, LA CHOUTE, CLÉO, PAULETTE, GUÉRASSIN, puis ROGER, puis MAURICE
CLÉO, allant à Étiennette.
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
PAULETTE, descendant jusque devant le canapé.
Qu’est-ce qui se passe ?
GUÉRASSIN, au-dessus de la cheminée.
Pourquoi ce tapage ?
ÉTIENNETTE.
Ne m’en parlez pas ! C’est Heurteloup qui vient de se faire pincer par sa femme avec La Choute sur le dos !
Elle redescend un peu.
TOUS.
Oh ! le malheureux !
LA CHOUTE.
Ce qu’il va se faire saler !
ÉTIENNETTE, à La Choute.
En tout cas, rien ne pouvant m’être plus désagréable, surtout en la circonstance actuelle.
Tout en parlant, elle remet le fauteuil qu’elle avait avancé à la Comtesse, à sa place primitive.
LA CHOUTE.
Qu’est-ce que tu veux, on ne l’a pas fait pour son plaisir.
ROGER, paraissant au fond.
Madame ?
ÉTIENNETTE.
Quoi ?
ROGER.
Madame sait que Monsieur l’abbé est là.
ÉTIENNETTE.
Monsieur l’abbé !
ROGER.
Comme madame était occupée avec ces dames, je l’avais fait entrer dans le boudoir.
ÉTIENNETTE.
Mais, vite, introduisez.
Roger sort.
Voix de ROGER.
Si monsieur l’abbé veut entrer ?
MAURICE, paraissant en uniforme de la ligne ; la tunique et pas d’arme.
Mesdames.
TOUS, étonnés.
Ah !
ÉTIENNETTE, qui est allée à sa rencontre.
Monsieur l’abbé !... Ah !... qui vous reconnaîtrait ainsi ?...
LA CHOUTE.
Oh ! vous êtes joliment bien en défenseur de la patrie !
PAULETTE et CLÉO.
Oh ! oui ! oh ! oui !
MAURICE, tout gêné, descendant par le milieu de la scène, jusqu’à proximité de la cheminée.
Oh ! ne vous moquez pas ! Je me sens tout guindé. Je ne dois pas positivement avoir l’air martial.
TOUTES.
Mais si !... mais si !
LA CHOUTE.
Oh !... et comment se fait-il ?...
MAURICE.
Mais d’ordre de l’archevêché, il nous a été prescrit de nous présenter en tenue.
LA CHOUTE.
Ah ! bien, c’est une fière idée qu’il a eue là, l’archevêché !
TOUTES.
Oh ! oui ! oh ! oui !
GUÉRASSIN, au-dessus de la table.
Ah ! l’attrait de l’uniforme !
Paulette est remontée pendant ce qui précède et est prés de Guérassin.
MAURICE, à Étiennette qui l’a suivie près de la cheminée.
Chère madame, je suis revenu en hâte : eh ! bien, ma mère ?
ÉTIENNETTE.
Hein ? oh ! rien !... simple visite de courtoisie. Madame la Comtesse s’est crue obligée de me faire l’honneur, après l’accident qui m’était arrivé chez elle...
MAURICE.
Ah ! tant mieux, cela me tranquillise ; je craignais...
ÉTIENNETTE.
Quoi donc ?
MAURICE.
Je ne sais pas... que peut-être, elle trouvât mauvais...
ÉTIENNETTE.
Rassurez-vous, il n’est rien entré de pareil dans sa pensée.
MAURICE.
J’en suis bien heureux.
À ce moment on entend des voix à l’extérieur.
ÉTIENNETTE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
La porte du fond s’ouvre avec fracas, et l’on aperçoit Musignol discutant avec Roger.
Scène X
ÉTIENNETTE, LA CHOUTE, CLÉO, PAULETTE, GUÉRASSIN, MAURICE, ROGER, MUSIGNOL
MUSIGNOL, écartant Roger.
Inutile ! laissez !
Roger se retire.
TOUS, excepté Maurice.
Musignol !
Tandis que tout le monde reste cloué sur place, Musignol demeure sur le pas de la porte, embrassant d’un regard le tableau qu’il a devant lui.
MUSIGNOL, avec un ricanement, en apercevant Maurice.
Aha !
Le képi sur la tête et le stick à la main ; les poings sur les hanches, il descend l’air provocateur, la démarche insolente, dans la direction de Maurice. À la vue de l’officier, celui-ci a pris l’attitude militaire.
MUSIGNOL, arrivé à peu distance de Maurice. Avec dédain.
C’est bien ! repos !
ÉTIENNETTE, descendant entre Maurice et Musignol et sur un ton provocateur.
Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
MUSIGNOL, sur un ton ironique où l’on sent percer la rage contenue.
Rien ! simple curiosité !
Tout en remontant en arpentant la scène.
Je voulais le voir, le don Juan, le bourreau des cœurs ! le chérubin auquel on me sacrifiait.
MAURICE.
Hein ?
TOUS.
Qu’est-ce qu’il dit ?
ÉTIENNETTE, furieuse.
Musignol !
MUSIGNOL, se retournant et froidement.
Quoi ?
GUÉRASSIN, qui a Musignol à proximité.
Musignol, voyons !
MUSIGNOL, descendant.
Laisse-moi, toi !
À Étiennette en indiquant Maurice avec un sourire de dédain.
Un simple soldat !... Ah !...
À Maurice.
Avancez, militaire !
MAURICE, interloqué.
Mon lieutenant... !
ÉTIENNETTE, sur un ton qui ne souffre pas de réplique.
Ne bougez pas !
MUSIGNOL.
Vous dites ?
ÉTIENNETTE.
Je dis qu’en voilà assez ! Vous vous conduisez comme un butor ; sortez !
Elle remonte un peu.
MUSIGNOL, sur un ton gouailleur.
Moi ?... Ah ! vous ne voudriez pas que devant mon inférieur !...
ÉTIENNETTE.
Il n’y a ici ni inférieur ni supérieur ! vous n’êtes pas à la caserne, mais chez moi !... Il n’y a que deux hommes en présence.
MUSIGNOL, levant son stick et marchant sur Maurice.
Vous avez raison et je vais...
MAURICE, reculant légèrement.
Mon lieutenant !...
ÉTIENNETTE, qui s’est jetée entre eux ; de façon à faire à Maurice un rempart de son corps.
Touchez-le donc !
TOUS, se rapprochant de Musignol.
Voyons, voyons, Musignol !
MUSIGNOL, les écartant et impérativement.
Laissez-moi !
MAURICE, avec douceur et énergie.
Prenez garde, mon lieutenant ! vous allez commettre un acte que vous regretterez après.
MUSIGNOL, persifleur.
Parce que ?...
MAURICE, avec calme et dignité.
Parce que deux choses m’empêchent de vous répondre : votre grade...
MUSIGNOL.
Soit ! je l’oublie.
MAURICE.
Et mon caractère.
MUSIGNOL, sarcastique.
Son caractère !... C’est un soldat qui parle !
MAURICE, avec le même calme.
Non, mon lieutenant, c’est un ecclésiastique.
MUSIGNOL, avec un recul.
Un ecclésiastique !
ÉTIENNETTE.
Oui, un ecclésiastique !... J’espère maintenant que vous comprendrez tout ce que votre attitude a d’odieux, tout ce que votre sortie a de révoltant.
MUSIGNOL, abruti par cette révélation, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.
Un ecclésiastique !
Il reste comme atterré, les yeux fixés au sol. Instinctivement sa main va chercher son képi ; il se découvre.
ÉTIENNETTE.
Et voilà à quel degré d’aberration vous en arrivez avec vos suppositions pitoyables et votre jalousie aveugle : à oublier le respect de votre grade et à vous rendre publiquement ridicule.
MUSIGNOL, brusquement, et d’une voix sourde, à Étiennette qui est tout près de lui ; comme un gamin qui se repent et demande pardon ; les mots lui montant aux lèvres, rapides et pressés.
Étiennette ! Étiennette ! je me suis conduit comme une brute ! J’ai été fou ! J’ai vu rouge ! C’est la jalousie qui m’a fait perdre la tête ! Pardon ! pardon !
ÉTIENNETTE.
Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, mais à celui que vous avez offensé.
Elle indique Maurice.
MAURICE, qui, par discrétion, tourne le dos à la scène, la tête penchée et les bras croisés, se retournant et sur un ton de prière.
Madame !...
MUSIGNOL, résistant.
À lui !... À ce soldat !
ÉTIENNETTE, rectifiant.
À monsieur l’abbé.
Musignol reste silencieux, mais on sent le combat qui se livre en lui.
Ah !... je le veux !
Elle passe au-dessus de Musignol et descend à sa gauche.
MUSIGNOL, après un dernier effort. Sans bouger de place.
Monsieur l’abbé... je vous demande pardon.
MAURICE, voulant lui épargner son humiliation.
Mon lieutenant !... oh ! non !
MUSIGNOL, lui tendant la main.
Monsieur l’abbé, voulez-vous me donner la main ?
MAURICE, allant à lui avec empressement.
Oh !... mon lieutenant !...
Ils se serrent la main.
MUSIGNOL.
Merci !
ÉTIENNETTE, gagnant le milieu droit de la scène et sur un ton de satisfaction rageuse.
Ah !
TOUS, félicitant Musignol.
À la bonne heure !
Musignol, pensant en être quitte et avoir bien mérité d’Étiennette, va à elle comme un homme assuré de sa rentrée en grâce.
ÉTIENNETTE, à Musignol au moment où il arrive à elle, la bouche enfarinée.
Et maintenant, allez ! allez-vous-en ! allez-vous-en !
MUSIGNOL, estomaqué par cet accueil.
Tu me chasses ?
ÉTIENNETTE, marchant sur lui.
Par votre façon d’agir vous avez élevé entre vous et moi une barrière infranchissable !... jamais ! jamais, je ne vous pardonnerai.
MUSIGNOL, suppliant.
Étiennette !
ÉTIENNETTE.
Non, non, je ne veux plus vous voir.
Excédée.
Allez-vous-en !... Mais allez-vous-en !
Elle gagne l’extrême droite.
GUÉRASSIN, descendant à la droite de Musignol et sur un ton bon garçon.
Va-t’en, Musignol... ! ne l’irrite pas ; ça vaut mieux.
MUSIGNOL, se retournant et heureux d’épancher sa colère sur quelqu’un.
Ah ! toi, par exemple, tu paieras pour les autres !
Il le repousse et lui applique deux soufflets.
GUÉRASSIN, au premier soufflet.
Oh !
Au second.
Oh !
TOUS, comme un écho de Guérassin.
Oh !... Oh !
MUSIGNOL, remontant.
Je suis à vos ordres !
Il sort.
GUÉRASSIN, encore sous le coup du saisissement.
Mais... mais il m’a giflé ?
LES FEMMES, sauf Étiennette.
Mais oui, il t’a giflé !
GUÉRASSIN.
Ah ! par exemple.
Courant après Musignol.
Monsieur !... monsieur, vous m’en rendrez raison !
Il sort dans la direction de Musignol. Tout cela très rapide et l’un sur l’autre.
CLÉO.
Non, mais a-t-on jamais vu ?
LA CHOUTE.
En voilà un soudard !
PAULETTE.
Quel pignouf !
ÉTIENNETTE, qui les a fait remonter en les poussant du geste vers la porte du fond.
Oui ! c’est bien ! Allez ! laissez-moi.
Ensemble tout en se laissant pousser vers la porte.
CLÉO.
Non, c’est vrai, ça !
LA CHOUTE.
Gifler Guérassin !
PAULETTE.
En voilà des façons !
ÉTIENNETTE, pressant leur départ.
Allez ! allez !
Ensemble.
LA CHOUTE.
Alors, adieu.
PAULETTE.
Adieu.
CLÉO.
Adieu.
ÉTIENNETTE, pressée de les renvoyer.
Oui, adieu, adieu.
Au moment où les femmes sortent, elle se retourne pour aller à Maurice ; elle le trouve en train de remonter et se disposant à sortir également. Sur un ton de prière.
Oh ! non !... vous, pas !... Vous, restez !
MAURICE, voulant partir.
Madame !...
ÉTIENNETTE.
Je vous en supplie, pas comme cela ; pas avant de m’avoir entendue ; que je me sois disculpée... !
MAURICE, descendant vers la droite jusque devant le sofa.
Oh ! madame, pourquoi m’avez-vous menti ?
ÉTIENNETTE, au-dessus du fauteuil qui est près de la petite table.
Eh ! bien, oui ! oui, c’est vrai, j’aurais dû vous dire, vous avouer... mais je n’ai pas osé !... Je ne voulais pas rougir devant vous. Oui, cet homme était mon amant : je suis une malheureuse, une créature indigne.
MAURICE, avec un accent de tristesse.
Vous voyez bien que ma place n’est pas ici.
ÉTIENNETTE, avec élan.
Elle n’est pas ici si vous vous occupez de l’opinion du monde ! elle est ici si vous tenez compte du rôle que vous y avez à remplir.
MAURICE, la regardant un instant, puis.
Que voulez-vous dire ?
ÉTIENNETTE, id.
Vous voyez bien que j’ai soif de repentir, soif de pardon. Vous qui m’avez indiqué la voie du bien, allez-vous m’abandonner, alors que j’ai encore si besoin de vous ? Alors que mon initiation est encore si nouvelle ? Alors que ma foi est encore si chancelante ?
MAURICE, lentement et comme inspiré.
C’est vrai !
ÉTIENNETTE.
Vous ne doutez pas de ma sincérité, n’est-ce pas ? Eh ! bien, lorsque la pécheresse vous crie : « au secours ! » lui refuserez-vous la main et vous détournerez-vous d’elle ?
MAURICE, avec une profonde conviction.
Non, vous avez raison ! je reste.
ÉTIENNETTE, radieuse.
Quoi ! je puis espérer ?...
MAURICE.
Venez ! Parlez ! Confiez-vous à moi !
Tout en parlant il la fait asseoir sur le sofa et s’assied lui-même sur le tabouret qui est auprès ; il se débarrasse de son képi en le posant derrière lui sur le tabouret.
ÉTIENNETTE, une fois assise.
Ah ! monsieur l’abbé, merci pour ces paroles réconfortantes ! Ah ! vous ne savez pas quelle influence vous avez eue sur moi !
MAURICE.
Moi ?
ÉTIENNETTE.
En m’arrachant aux flots qui m’entraînaient, vous avez cru opérer un sauvetage ordinaire ? Vous avez fait un sauvetage moral. Je n’ai plus qu’un objectif aujourd’hui : travailler au rachat de mes fautes et devenir la créature que vous souhaiteriez que je sois. Voilà le miracle que vous avez opéré.
MAURICE, touché.
Eh ! quoi, c’est à cause de moi... ?
ÉTIENNETTE.
Ah ! je serais si heureuse de mériter votre estime !
MAURICE.
Oh ! madame... !
ÉTIENNETTE.
Mais j’ai besoin qu’on me soutienne, j’ai besoin du secours de vos lumières : soyez mon conseiller, mon directeur de conscience ! dites ! vous voulez bien ?
MAURICE, avec un enthousiasme mystique.
Si je veux !... Je suis encore bien novice, bien impuissant à exprimer les choses que pourtant je ressens ! mais puisque Dieu est avec moi, c’est lui qui m’inspirera les mots qu’il faut dire et par lesquels je vous persuaderai.
ÉTIENNETTE.
Promettez-moi que vous viendrez me voir souvent.
MAURICE.
Toutes les heures de liberté que mon service me laissera, je vous les consacrerai.
ÉTIENNETTE.
Et vous m’apprendrez à croire ?
MAURICE.
À croire ! Est-ce qu’on apprend à croire ! On croit, et voilà tout !
ÉTIENNETTE, se laissant glisser sur les genoux, et les deux mains jointes contre sa joue gauche.
Eh ! bien, oui, je croirai ; je croirai puisque vous me le dites.
MAURICE, avec un geste d’apôtre.
Non !... pas parce que je vous le dis, mais parce que telle est votre volonté.
ÉTIENNETTE, humble et soumise.
Alors, parce que telle est ma volonté.
MAURICE, doucement.
Mais relevez-vous ! pourquoi vous agenouiller ?
ÉTIENNETTE, sur un ton de prière.
Laissez-moi rester ainsi ; c’est l’attitude qui convient à la pénitence.
Elle s’assied sur les genoux, les mains toujours jointes, le coude gauche appuyé sur le sofa.
MAURICE, avec élévation.
Regardez Marie de Béthanie, celle que nous appelons la Magdeleine : c’était une pécheresse comme vous ; mais elle eut la foi en la présence du Sauveur et c’est par là qu’elle toucha le cœur de Jésus.
ÉTIENNETTE, hoche la tête doucement puis, timidement.
Mais... la Magdeleine aima le Christ ?
MAURICE, id.
Oui, mais elle l’aima comme il voulait être aimé.
ÉTIENNETTE.
C’était une courtisane ; comment se fait-il qu’elle ait pu concevoir un autre amour que celui qui lui était habituel ?
MAURICE, id.
Elle fut touchée de la grâce.
ÉTIENNETTE, comme dans un rêve.
À moins qu’elle n’ait eu conscience de l’impossibilité de son amour et que plutôt que de voir s’éloigner d’elle celui qu’elle aimait, elle n’ait préféré se résigner à cette adoration muette qui devait lui cacher la nature de ses pensées.
MAURICE, avec une énergie mystique.
Croyez-vous donc que le Christ qui lisait dans son âme se serait mépris sur le caractère de ses sentiments ?
ÉTIENNETTE, id.
C’est pourtant tellement le propre des femmes de savoir plier leur amour à l’idéal de ceux qu’elles aiment.
MAURICE, avec élan.
Non ! non ! chez elle, tout est spontané, tout est sincère !
D’une voix pleine de tendresse.
Pécheresse encore, elle voit le Christ et reconnaît Dieu dans la chair du Fils de l’Homme. Elle se rend après de lui avec un vase d’albâtre rempli de parfum ; elle commence par arroser ses pieds de larmes ; puis elle les essuie avec les cheveux de sa tête, elle baise ses pieds et les oint de parfums.
ÉTIENNETTE, à qui tout ceci paraît peu de chose.
Quand on aime !
MAURICE, avec transport.
Comprenez-vous la beauté de cet acte de foi et d’humilité ? Comprenez-vous que le Sauveur en fut touché par tout ce qu’il contenait de repentir, d’expiation et d’amour ?Comprenez-vous ? Comprenez-vous ?
ÉTIENNETTE, comme grisée.
Ah ! je ne sais pas... je ne sais pas si je comprends le sens de vos paroles !... je comprends que votre voix est une musique qui me monte à l’âme, me berce et m’étourdit.
MAURICE, décontenancé par ces paroles inattendues, presque à mi-voix.
Madame ! Madame ! Perdez-vous l’esprit ?
ÉTIENNETTE, id.
Ah ! je comprends la Magdeleine quand je me mets à sa place : s’humilier devant celui qu’on aime. Quelle joie !... Ah ! si je pouvais !... si je pouvais... !
MAURICE, reculant sur son tabouret.
Madame !...
ÉTIENNETTE, s’approchant de lui, en se traînant sur les genoux.
Être à vos pieds, toujours, les inonder de mes larmes, comme elle !... Ah ! comme je comprendrais cela !...
MAURICE, se levant en essayant de se dégager.
Quelles paroles osez-vous dire !
ÉTIENNETTE, essayant de le retenir.
Non, non ! ne vous éloignez pas, laissez-moi me serrer, me blottir contre vous.
MAURICE, scandalisé.
Madame ! Madame ! Retirez-vous.
Il passe à gauche, Étiennette en s’accrochant à lui pour le retenir à pivoté sur les genoux ; mais il s’est dégagé presque aussitôt de son étreinte.
ÉTIENNETTE, qui a gagné ainsi presque le milieu de la scène, toujours à genoux.
Par pitié !... oui, je suis folle !... mais la Magdeleine aima le Christ. Pourquoi moi, pécheresse comme elle, n’aimerais-je pas à son exemple ? Mais est-ce que tout l’Évangile n’est pas un livre d’amour ? Eh ! bien, après tout, pourquoi rougirais-je d’un sentiment que les Écritures magnifient !
MAURICE, avec horreur, la repoussant du geste.
Taisez-vous ! Taisez-vous !... Votre amour est coupable. Celui-là la religion le réprouve !
ÉTIENNETTE, se levant brusquement, et avec résolution.
Eh ! bien, tant pis ! j’en ai trop dit pour pouvoir reculer, et puis je n’ai plus la force de lutter !
Marchant sur lui et presque dans son oreille.
Je vous aime ! je vous aime ! je vous aime !
MAURICE, affolé.
Malheureuse, c’est le démon qui vous possède ! Chassez-le ! chassez-le !
Il esquisse un rapide signe de croix, tout en gagnant jusqu’à la cheminée où il demeure le dos tourné pour éviter le regard d’Étiennette.
ÉTIENNETTE.
Moi, le chasser ! quand il me donne une des sensations les plus intenses que j’aie ressenties de ma vie !
MAURICE, se retournant à demi et douloureusement.
À moi... ! vous osez !
ÉTIENNETTE, à l’angle droit du canapé et de la table.
Oui, j’ose ! oui, j’ose ! Jusqu’alors vous aviez la soutane qui commandait à mon respect. Désormais vous n’êtes plus l’ecclésiastique pour moi ! vous êtes un soldat, vous êtes un homme.
MAURICE, qui face à la cheminée a écouté tout cela l’air terrifié, les deux mains jointes en implorant le ciel avec détresse.
Ah ! pourquoi suis-je venu ici ?
ÉTIENNETTE, qui a gagné jusqu’à lui avec une âpre joie.
Pourquoi ? Parce que vous m’aimez aussi.
MAURICE, vivement et douloureusement.
Non ! non !
ÉTIENNETTE, tout contre lui ; un peu au-dessus, à la cheminée.
Mais si, mais si, si j’ai été dupe, vous l’avez été autant que moi. Pourquoi avez-vous tremblé tout à l’heure, quand vous avez appris la présence de votre mère ? Oui, pourquoi ? Si ce n’est parce que vous sentiez bien que le sentiment qui vous attirait n’était peut-être pas aussi évangélique que vous vouliez le croire.
Presque dans l’oreille de Maurice, qui écoute tout cela terrifié, les coudes serrés contre lui, le cou dans les épaules et les mains collées contre ses oreilles comme pour se défendre d’entendre.
Eh ! bien, ce sentiment, c’était l’amour ! et l’amour terrestre, l’amour charnel, celui qui tenaille, qui persécute et finit toujours par avoir raison de la volonté !
MAURICE, sur un ton de souffrance et de prière, avec des sanglots dans la voix.
Taisez-vous ! Taisez-vous !
ÉTIENNETTE, implacable.
Vous pouvez vous dérober aujourd’hui, vous me reviendrez demain, parce que ma pensée est dans la vôtre, parce que vous m’aimez ! vous m’aimez ! et maintenant
Appuyant sur le « savez ».
vous savez que vous m’aimez !
MAURICE, douloureusement.
Être de perdition, vous aspirez à ma chute !
ÉTIENNETTE, avec transport.
J’aspire à mon bonheur et j’aspire au vôtre !
Maurice a un geste de révolte.
Oui, au vôtre !
Avec perfidie.
Et tenez ! voulez-vous savoir ce que madame votre mère est venue faire tout à l’heure ?
MAURICE.
Ma mère ?
ÉTIENNETTE.
Me prier de m’employer à ce que vous appelez votre chute.
MAURICE, scandalisé.
Ma mère ! ma mère... ! Vous osez !
ÉTIENNETTE.
Oui... ! Et elle n’est pas seule à souhaiter : monsieur le curé...
MAURICE, abasourdi.
Monsieur le curé !
ÉTIENNETTE.
Oui, monsieur le curé, le vôtre... !
MAURICE, avec un désespoir comique.
Mon Dieu, qu’est-ce que je dois entendre ?
ÉTIENNETTE.
Vous voyez que tout conspire contre vous ! Et vous-même, oui, vous-même, qui résistez en vain ! vous pouvez me maudire, mais vous ne partirez pas !
MAURICE, avec plus d’angoisse que de conviction réelle.
Oh ! si !
Il traverse vivement la scène pour aller chercher son képi laissé sur le tabouret de droite.
ÉTIENNETTE, sûre à présent du triomphe, tout en gagnant le milieu de la scène.
Non ! car si vous aviez dû partir, il y a longtemps que vous ne seriez plus là.
MAURICE, arrêté dans son élan par la vérité de ces paroles, implorant le ciel.
Mon Dieu, ayez pitié de moi !
Scène XI
ÉTIENNETTE, MAURICE, ROGER
ROGER, entrant, avec une lettre sur un plateau.
Madame !
ÉTIENNETTE, avec humeur.
Allez-vous-en ! Laissez-nous !
ROGER, à mi-voix en présentant le plateau.
C’est monsieur Musignol qui a fait monter cette lettre.
ÉTIENNETTE, vivement.
C’est bien.
Elle prend la lettre d’un geste brusque.
ROGER.
Il attend la réponse en bas.
ÉTIENNETTE, l’œil fixé sur Maurice.
Bon ! bon !... Je vous sonnerai pour la réponse ! Allez !
ROGER.
Bien, madame.
Il sort.
ÉTIENNETTE, elle jette un regard de défi sur Maurice, puis, cyniquement, froidement comme quelqu’un qui pose les conditions d’un marché, tendant sa lettre non décachetée.
C’est de mon amant ! Je n’ai pas besoin de lire. Il me demande pardon et me supplie de le laisser revenir. Dois-je lui faire dire qu’il peut monter ?
MAURICE, ne pouvant retenir ce cri du cœur.
Oh ! non !...
ÉTIENNETTE, se rapprochant de lui comme une chatte.
Que vous importe ? Ce n’est pas l’intérêt de mon salut qui vous préoccupe encore, je suppose ?
MAURICE, essayant de se donner le change à lui-même.
Pourquoi pas ?
Il rencontre le regard d’Étiennette et détourne les yeux.
ÉTIENNETTE.
Allons donc !
Derrière lui tout contre, et figure contre figure.
Mais ayez donc le courage de regarder la vérité en face. Croyez-vous que j’aie pu me méprendre sur le cri que vous venez de pousser ? Mais c’est le cri de la chair, fait d’amour, de jalousie et de désir. Vous voyez bien que vous m’aimez,
Le faisant retourner face à elle d’un geste brusque.
tu le vois bien que tu m’aimes !
MAURICE, sans force.
Non ! non !
D’une voix suppliante.
Laissez-moi ! laissez-moi !
ÉTIENNETTE, d’un ton sec.
C’est bien !
Elle appuie sur la poire électrique suspendue au paravent et attend sur place.
MAURICE, avec angoisse.
Qu’allez-vous faire ?
Roger entre.
ÉTIENNETTE, à Roger.
Faites dire à M. Musignol qu’il peut monter.
MAURICE, douloureusement, et d’une voix à peine perceptible, presque dans l’oreille d’Étiennette.
Oh ! non...
ÉTIENNETTE, vivement.
C’est bien ! Faites dire qu’il n’y a pas de réponse.
Sortie de Roger.
MAURICE.
Oh ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ?
ÉTIENNETTE, s’élançant vers lui.
Mais viens donc ! Grand enfant !
Elle l’enlace dans ses bras et tous deux s’effondrent sur le sofa ; leurs lèvres se joignent.
ACTE III
Le jardin du presbytère de l’abbé Bourset. Paysage d’automne. À gauche, le corps de bâtiment du presbytère occupant deux plans. Au premier plan, la porte d’entrée surélevée de trois marches. Au deuxième plan, une fenêtre ; devant la fenêtre, un banc. Au quatrième plan ; la haie de clôture qui sépare le jardin de la route. Entre le deuxième et le quatrième plan, le chemin qui sépare le bâtiment de la haie de clôture. Au fond, un peu à gauche, et face au public, entre deux pilastres de pierre, une grille donnant accès dans le jardin ; pendant tout l’acte, la grille est grande ouverte. À droite de la scène, le jardin est clos par un mur percé d’une porte pleine au premier plan. Au deuxième plan, à droite, accolée au mur, une serre au faîte de laquelle on parvient au moyen d’une échelle de fer garnie de sa rampe. Au milieu de la scène, à droite, un vieux chêne qu’enchâsse un banc de bois circulaire. À gauche de la scène, une table de jardin ; un fauteuil de jardin devant, une chaise idem au-dessus. Entre le banc de gauche et les marches, une chaise. Entre le gros arbre et la porte de droite, une brouette sans coffre de façon à pouvoir s’asseoir dessus. Au lointain, mouvement de terrain dominant la mer qui s’étend à l’infini.
Scène première
LA MARIOTTE, JEAN-LOU, puis L’ABBÉ
Au lever du rideau, la Mariotte est assise sur les marches de la porte d’entrée, en train d’éplucher des légumes qu’elle met à mesure dans une terrine placée à côté d’elle sur la chaise. Debout sur le banc, Jean-Lou est en train de remettre un carreau qui manquait à la fenêtre.
LA MARIOTTE.
Eh ! bien, Jean-Lou, ça avance ?
JEAN-LOU.
Ça va être fini, la Mariotte. J’en suis au masticage.
LA MARIOTTE.
Oui ! Ben, tâche un peu à pas me salir partout avec ton mastic.
JEAN-LOU.
Que non ! ça me connaît.
LA MARIOTTE.
Oui ! ben, tâche !
Elle chantonne tout en épluchant.
« C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau... »
JEAN-LOU, sur un ton détaché et tout en travaillant.
Dites donc, la Mariotte ?
LA MARIOTTE.
Qué ?
JEAN-LOU.
Je voudrais bien vous demander quelque chose.
LA MARIOTTE.
Fais, mon p’tiot.
JEAN-LOU.
Vous qui avez du goût...
LA MARIOTTE, modeste et flattée.
Oh !
JEAN-LOU.
Je voudrais avoir votre avis sur un objet...
LA MARIOTTE.
Et quoi donc ?
JEAN-LOU.
Oh ! c’est peu de chose... C’est pour la demoiselle du Château, vous savez... qui m’a sauvé de la noyade le jour où je faisais l’idiot, sans connaissance sur la plage. Il paraît que sans elle, ça y était de mon Jean-Lou.
LA MARIOTTE, approuvant.
Ça !
JEAN-LOU.
Alors, ça vaut bien quéch’chose, n’est-ce pas ? Seulement quoi ?... Ah ! ce que j’ai cherché ! Quand on n’est pas riche, pas vrai ? Et puis, je voulais que ce soit un souvenir qui eût rapport... et puis, qu’il vînt bien de moi. Alors, je ne sais pas si c’est bien... j’ai pensé que ça !...
Il saute à bas de son banc et va chercher dans le casier qui forme le bras de son crochet posé contre la table du jardin.
LA MARIOTTE.
Voyons ?
JEAN-LOU, tirant du casier de son crochet un objet assez volumineux enveloppé soigneusement dans de l’ouate.
Oh ! ce n’est pas un objet de valeur !... Ce n’est qu’un objet d’art, fait par moi. C’est tout le mérite.
Il présente l’objet qu’il a développé tout en parlant ; c’est une espèce de grand verre gravé.
LA MARIOTTE.
Ah ! mais c’est joli !
JEAN-LOU, flatté dans son for intérieur.
Vous trouvez ? C’est moi qui l’ai gravé. Vous voyez, d’un côté : « À ma sauveteuse, son sauveté ». Ça dit tout !... Et au milieu, nos initiales entrelacées. De l’autre côté, elle, assise.
LA MARIOTTE.
Ah ! c’est elle, ça ?
JEAN-LOU.
C’est elle.
LA MARIOTTE.
Je ne l’aurais pas reconnue.
JEAN-LOU.
Sur du verre, n’est-ce pas !... Et au-dessus de sa tête, une femme, en l’air, qui brandit une couronne ; j’ai vu ça dans des tableaux. Ça fait bien... et moi, à genoux, lui baisant respectueusement le bout des doigts, une main sur mon cœur.
LA MARIOTTE.
Oui, oui.
JEAN-LOU.
Au fond, la mer avec une moitié de soleil qui en sort. C’est ce qu’on appelle une allégorique.
LA MARIOTTE.
Comme tu es instruit !
JEAN-LOU.
On a été élevé à la ville, pas vrai ?
Changeant de ton.
Vous croyez que ça lui fera plaisir ?
LA MARIOTTE.
Comment, mais c’est très joli !
JEAN-LOU, modeste.
Oh ! c’est simple.
Changeant de ton.
Ça pourra lui servir de verre à table. Comme ça, chaque fois qu’elle boira, ce verre lui dira : « c’est le petit que j’ai sauvé ! »... et ça fera plaisir à tous les deux.
LA MARIOTTE.
Bien pensé, mon p’tiot ; faut lui porter ça.
JEAN-LOU, comme saisi d’épouvante à cette perspective.
Qui, moi ?... Oh ? non, non !
LA MARIOTTE.
Comment ?
JEAN-LOU, sur un ton câlin.
Non, vous !... vous, vous lui porterez !... Moi, voyez-vous, j’oserais pas la regarder en face. Quand on a été vu tout nu par une demoiselle, et que c’est pas voulu, on a trop honte.
LA MARIOTTE.
Jean-Lou, t’as de l’orgueil !
JEAN-LOU.
J’aime pas me faire remarquer.
Il retourne à son crochet dans l’intention de ranger son précieux cadeau.
L’ABBÉ, paraissant au seuil de la porte du presbytère. Il tient à la main un porte-bouteilles muni de quatre bouteilles cachetées.
Eh ! bien, c’est comme ça que tu travailles, flâneur ?
JEAN-LOU.
J’ai fini, monsieur l’abbé.
L’ABBÉ, descendant au 2.
Qu’est-ce que tu montrais, là, à la Mariotte ?
JEAN-LOU, au 3.
Oh ! c’est rien d’intéressant, Monsieur l’Abbé.
LA MARIOTTE, au 1, toujours assise sur sa marche.
C’est un cadeau qu’il voulait offrir à la demoiselle du château en manière de reconnaissance.
L’ABBÉ.
Ah ?... voyons !
JEAN-LOU, confus.
Oh ! Monsieur l’Abbé !...
L’ABBÉ.
Allons ! Allons !
LA MARIOTTE.
Te fais donc pas prier.
JEAN-LOU.
Oh ! pour ce que c’est !...
Il présente le verre à l’abbé.
L’ABBÉ, examinant le verre.
Ah ! mais... c’est bien, ça.
JEAN-LOU.
C’est simple.
L’ABBÉ, lisant l’inscription.
« À ma sauveteuse, son sauveté. »
Il s’incline avec un sourire légèrement ironique.
JEAN-LOU.
Ça peut aller ?
L’ABBÉ.
Mon Dieu !... c’est du français du cœur.
JEAN-LOU, sincère.
Ah ! oui !... du cœur.
L’ABBÉ.
Alors, c’est parfait !... Qu’est-ce que c’est que cette chose-là, cette espèce de brioche qui est au milieu ?
JEAN-LOU.
C’est mademoiselle.
L’ABBÉ.
Ah ! c’est Mademoiselle ! Oui, oui, oui... mais évidemment, je regardais mal.
JEAN-LOU.
Et moi à côté.
L’ABBÉ, lui rendant le verre.
Mes compliments, Jean-Lou, c’est tout à fait gentil.
JEAN-LOU.
Ah, bien ! je suis content, monsieur l’Abbé.
Il remonte au-dessus de la table pour ranger ses outils et se préparer au départ.
L’ABBÉ, à la Mariotte.
Je sors, la Mariotte.
LA MARIOTTE.
Où est-ce que vous allez encore porter notre vin ?
L’ABBÉ.
Qu’est-ce que ça te fait puisque nous n’en buvons ni l’un, ni l’autre ?
LA MARIOTTE.
Possible ! mais quand il n’y en aura plus pour mettre dans les burettes, hein ? Comment fera-t-on pour le Saint Office, hein ?
L’ABBÉ, la singeant.
Eh ! bien, on en fera venir d’autre, « hein » !... Ne grogne pas !... Je m’absente cinq minutes. Si Madame la comtesse et sa famille arrivent pendant ce temps, dis-leur que je suis à deux pas, chez la Marie-Jeanne qui est accouchée ce matin ; qu’on veuille bien m’attendre, le temps que tu viennes me chercher.
LA MARIOTTE.
Voilà donc où il va passer, notre vin : chez la Marie-Jeanne, une fille-mère !
L’ABBÉ, corrigeant.
Une mère, c’est tout ce que j’ai à savoir ! et une mère qui a d’autant plus besoin de moi que la place du mari est vide à son chevet, par conséquent !...
LA MARIOTTE.
C’est bon, allez ! Tout ce que je dirai ou rien...
L’ABBÉ.
Tu es bien aimable de me donner la permission.
Il remonte. La Mariotte hausse les épaules et, pendant ce qui suit, rentre dans le presbytère en emportant ses ustensiles de ménage.
JEAN-LOU, tout en passant les bretelles de son crochet.
Je peux disposer, Monsieur l’Abbé ?
L’ABBÉ, au fond.
Oui... Ah ! Et puis, si tu vois ton oncle, dis-lui qu’il vienne réparer mon mur, là.
Il indique le côté droit de la scène.
Ces diables de gamins me l’ont dégradé en l’escaladant pour venir marauder dans mes espaliers. Que diantre ! je leur laisse ma porte, ils pourraient bien se dispenser de détériorer ma clôture. Enfin ! va !
JEAN-LOU.
Oui, Monsieur l’Abbé.
Il se dirige vers la droite.
Scène II
JEAN-LOU, L’ABBÉ, HUGUETTE
HUGUETTE, arrivant de gauche. Elle est à bicyclette et descend ainsi jusqu’à l’avant-scène.
Bonjour, monsieur le Curé.
Elle descend de bicyclette.
L’ABBÉ.
Ah ! Mademoiselle Huguette !...
JEAN-LOU, essayant de s’esquiver sans être remarqué.
Oh !
L’ABBÉ, tout en déposant son casier à bouteilles sur le banc circulaire de l’arbre.
Ah ! bien, justement...
Voyant Jean-Lou qui cherche à s’esquiver et le rattrapant par son crochet avec le bec de corbin de sa canne.
Eh ! là, ne t’en va donc pas, toi, là-bas.
JEAN-LOU, tout gêné.
Mais, monsieur l’abbé...
HUGUETTE, tout en déposant sa bicyclette contre le mur du presbytère, un peu au-dessus du banc.
J’arrive en avant-garde ; la famille me suit.
L’ABBÉ.
Parfait !... Tenez, mademoiselle Huguette, voici un petit gars qui n’ose pas vous dire qu’il a une surprise pour vous.
HUGUETTE, descendant.
Pour moi ?
L’ABBÉ, faisant passer Jean-Lou au 2 en le prenant par l’oreille.
Allez, Jean-Lou !
JEAN-LOU, tout honteux et se faisant un peu tirer.
Oh ! non ! non !
L’ABBÉ.
Comment « non » ?
JEAN-LOU, tenant toujours son verre enveloppé de ouate dans la main.
C’est-à-dire... Oh ! Mademoiselle... c’est une bêtise, une façon de vous remercier... bien faiblement...
HUGUETTE.
Et de quoi, mon Dieu ?
JEAN-LOU.
Mais de...
Bien godiche.
C’est moi le noyé, Mademoiselle.
HUGUETTE, le regardant.
Ah ! c’est vous que...
Elle baisse les yeux instinctivement.
JEAN-LOU, baissant la tête.
C’est moi, oui, Mademoiselle... Jean-Lou, le vitrier...
HUGUETTE.
Oh ! je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas. C’est que... c’est la première fois que je vous vois...
Hésitant et baissant les yeux.
Comme ça.
JEAN-LOU, gêné.
Oui, en effet...
Ils restent un instant décontenancés, n’osant se regarder ; à un moment donné, leurs regards se rencontrent ; ils rebaissent aussitôt les yeux.
L’ABBÉ, voyant leur embarras réciproque, jovialement.
Eh ! bien, c’est le moment d’y aller de ton offrande.
Sur un ton un peu moqueur.
« À ma sauveteuse, son sauveté ».
JEAN-LOU.
Oui, monsieur le Curé.
À Huguette.
Alors, voilà, Mademoiselle, si c’était un effet de votre bonté d’accepter ce modeste vase en souvenir de la chose...
Il lui tend le verre sans oser la regarder.
HUGUETTE, prenant le verre sans regarder non plus Jean-Lou.
Oh ! vous êtes bien aimable, monsieur Jean-Lou.
JEAN-LOU, id.
Je l’ai gravé moi-même... pour vous.
HUGUETTE, id.
Pour moi ?
JEAN-LOU, id.
C’est pas bien beau.
HUGUETTE, id.
Oh ! c’est très joli.
JEAN-LOU.
C’est simple.
HUGUETTE.
Ça me touche profondément, monsieur Jean-Lou.
JEAN-LOU.
Alors, vrai ! Mademoiselle, vous ne m’en voulez pas ?
HUGUETTE.
Et de quoi, Monsieur Jean-Lou ?
JEAN-LOU.
Mais... de m’être montré si impoli... par ma tenue ce jour-là.
HUGUETTE.
Oh ! pouvez-vous dire !
JEAN-LOU.
Si, si, je sais très bien que ce n’est pas comme ça qu’on se présente à une demoiselle... surtout qui n’est pas de votre monde.
HUGUETTE.
Ce n’était pas de votre faute, monsieur Jean-Lou.
JEAN-LOU.
Sûr que c’était pas ma faute ! Et il est évident que, sur le moment, on n’y a réfléchi ni l’un ni l’autre.
HUGUETTE.
Oh ! non !
JEAN-LOU.
Seulement, quand après ça on se rencontre, on a beau faire, on pense, on se rappelle... et on se trouve tout gêné.
HUGUETTE.
C’est un peu vrai, pourtant, ce que vous dites là.
JEAN-LOU.
Oh ! je le sens bien, allez.
HUGUETTE.
Est-ce bête ! Je vous aurais revu comme vous étiez la première fois, je ne sais pas, il me semble que ça m’aurait paru tout naturel.
JEAN-LOU.
J’aurais tout de même pas osé.
HUGUETTE.
Non, évidemment !... Aujourd’hui je vous revois comme ça... et, je ne peux pas dire pourquoi, j’ai comme un peu de honte... Ça me gêne.
JEAN-LOU, hoche la tête, puis.
C’est mon vêtement qui me fait remarquer.
HUGUETTE.
Oh ! mais ça passera.
JEAN-LOU.
Faut l’espérer !... Au revoir, Mademoiselle.
HUGUETTE.
Au revoir, monsieur Jean-Lou.
JEAN-LOU, fait mine de s’en aller, puis s’arrêtant aussitôt.
Et quand on se rencontrera... des fois... eh ! bien, alors, v’là tout ! on ne se regardera pas, mais on saura que le cœur y est.
HUGUETTE.
Oui, monsieur Jean-Lou.
JEAN-LOU.
C’est ça, oui.
Brusquement, changeant de ton.
Au revoir, monsieur le Curé.
L’ABBÉ.
Au revoir, Jean-Lou.
Jean-Lou sort rapidement par la droite.
Brave petit gars, tout de même.
HUGUETTE.
Je crois que j’ai été stupide.
L’ABBÉ.
Mais non, mais non, ma chère enfant.
HUGUETTE.
Si ! si ! et je suis capable de lui avoir fait de la peine... Ah ! que c’est bête d’être bête comme ça !...
Elle remonte vers sa bicyclette et range dans une sacoche, pendant ce qui suit, le verre que lui a donné Jean-Lou.
Scène III
L’ABBÉ, HUGUETTE, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE
Ils arrivent, comme Huguette, par le fond gauche.
LA COMTESSE, franchissant la grille d’entrée et immédiatement, à l’abbé avec une certaine inquiétude dans la voix.
Ah ! monsieur le Curé !...
L’ABBÉ, s’inclinant.
Madame la Comtesse.
LA COMTESSE.
Vous nous avez fait prier de venir.
L’ABBÉ.
Mais oui, Madame Bonjour, Monsieur le Marquis.
À Eugénie.
Bonjour, Madame.
LE MARQUIS, Eugénie, franchissant la grille.
Bonjour, Monsieur le Curé.
Le Marquis descend à la suite de la Comtesse. Eugénie descend par la gauche.
LA COMTESSE, tout en descendant dans la direction de l’arbre.
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cette convocation... officielle ?
Elle s’assied sur le banc circulaire, le Marquis est debout entre elle et l’abbé, mais un peu au-dessus.
L’ABBÉ.
Ah ! ça ! Madame, je serais bien embarrassé pour vous le dire. J’ai reçu une lettre de M. Maurice m’annonçant son arrivée et me priant, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, de convier ici toute sa famille. Je me suis conformé aux instructions.
LA COMTESSE.
Pourquoi, mon Dieu ? Ça ne vous inquiète pas, tout ça ?
L’ABBÉ.
Oh ! quant à cela, il n’y a aucune inquiétude à avoir, le ton de la lettre est enjoué ; M. Maurice y parle d’un grand bonheur.
HUGUETTE, qui, toujours à la même place, est occupée à gonfler un des pneus de sa machine.
Ah ?
LA COMTESSE, bien naïvement.
Il a peut-être été nommé sergent.
LE MARQUIS.
Ça m’étonnerait ! Il est au régiment depuis quinze jours ! à ce compte-là, il serait général à la fin de l’année. Ça ne va pas si vite.
LA COMTESSE.
Mais alors, quoi ? Quoi ?
L’ABBÉ, avec un geste d’ignorance.
Ah !
LE MARQUIS.
Non, écoute, tu ne vas pas t’inquiéter, hein ? Puisqu’il s’agit d’un bonheur, on peut attendre.
Tout en parlant il quitte la Comtesse et gagne jusqu’à Huguette.
EUGÉNIE.
C’est évident.
LA COMTESSE, avec un soupir de résignation.
Oui.
L’ABBÉ.
Mais oui ! mais oui !...
À Eugénie.
Et M. Heurteloup, madame ? J’ai appris avec joie qu’il était entièrement remis. Est-il vrai qu’il fasse aujourd’hui sa première sortie ?
EUGÉNIE.
C’est exact, monsieur le Curé ; vous allez même le voir d’une minute à l’autre. Je l’ai laissé en train de s’habiller et de fort méchante humeur.
L’ABBÉ.
Ah !
EUGÉNIE.
Au point qu’il vient d’avoir une colère après moi !
L’ABBÉ.
Ah ?... Oh ! alors, il est tout à fait bien !
EUGÉNIE.
Tout à fait !... Mais c’est égal, nous avons eu une rude alerte !
LA COMTESSE.
En effet ! Et pendant plusieurs jours on a redouté la fièvre muqueuse.
EUGÉNIE.
Mais heureusement, ça n’a été qu’une forte jaunisse.
L’ABBÉ.
Ah ! tant mieux !
LE MARQUIS, qui est descendu à l’extrême gauche sur les dernières paroles d’Eugénie, pince-sans-rire.
Une grosse émotion éprouvée à Paris qui lui a tourné la bile.
L’ABBÉ.
Ce pauvre M. Heurteloup !
EUGÉNIE.
Oh ! ne le plaignez pas ! C’est le ciel qui l’a puni. Aujourd’hui qu’il est sain et sauf, je déclare qu’il n’a eu que ce qu’il méritait ! Un homme, monsieur le Curé, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession et qui se débauchait avec des hétaïres.
L’ABBÉ.
Non, ce n’est pas possible !
LE MARQUIS, affectant le plus profond sérieux.
Êtes-vous bien sûre, Eugénie ?
EUGÉNIE.
Si je suis sûre ! Il a avoué. Un peu plus, il concubinait !
LE MARQUIS, id.
Non ?... Oh !... Heureusement que vous êtes arrivée à temps.
EUGÉNIE.
Un jour de plus, il était trop tard !
Le Marquis et la Comtesse, avec un sentiment différent.
LE MARQUIS et LA COMTESSE.
Oh !
EUGÉNIE.
Oh ! mais, maintenant, je l’ai à l’œil. D’ailleurs, je le défie bien d’aller courir la prétentaine avec la mesure que j’ai prise à son égard, pendant sa maladie, aussi bien, je dois le dire, pour son salut que pour sa pénitence !
LA COMTESSE.
Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?
EUGÉNIE.
Moi !...
Bien catégoriquement.
Je l’ai voué au bleu !
TOUS, ébahis.
Non !
À ce moment explosion de cris et de rires à la cantonade gauche et Heurteloup paraît se débattant contre une ribambelle de gamins qui le huent à qui mieux mieux.
Scène IV
L’ABBÉ, HUGUETTE, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, HEURTELOUP
HEURTELOUP, en costume entièrement bleu-ciel, chapeau et souliers bleus ; aux gamins qui lui font la conduite sur la route et dominant leurs cris.
Avez-vous fini de me suivre, tas de galopins ? Voulez-vous filer ? Qu’est-ce que c’est que ça donc ?
LES GAMINS, se sauvant.
Ah !
Heurteloup a franchi la grille, l’air furieux, la figure maussade.
TOUS, stupéfaits.
Ah !
HEURTELOUP, après un temps, à Eugénie.
Voilà ce que tu me vaux, toi !
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
HUGUETTE, se tordant.
Ah ! Monsieur Heurteloup, que vous êtes drôle comme ça !
LE MARQUIS.
Vous avez l’air du prince Saphir.
HEURTELOUP, descendant entre la Comtesse et Eugénie.
Oui !... eh bien ! je la trouve mauvaise ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Mes vêtements ! qu’est-ce que tu as fait de tous mes vêtements ?
EUGÉNIE, sur un ton sans réplique.
Je les ai distribués aux pauvres.
HEURTELOUP.
C’est trop fort ! Tu t’imagines que je vais continuer à me promener comme un chienlit ?
EUGÉNIE.
Eh ! bien, tu resteras chez toi ! C’est autant de gagné.
HEURTELOUP.
Ah ! non, par exemple !... non !
EUGÉNIE.
Il n’y a pas à dire : « Ah ! non ! »... J’ai pris l’engagement, si tu revenais à la santé, de te vouer au bleu ; un engagement est un engagement.
HEURTELOUP.
Un engagement qu’on prend soi-même, soit ! Mais celui qu’on prend pour vous !...
À l’Abbé.
Monsieur le Curé, vous allez me relever de ce vœu et sans tarder.
L’ABBÉ, avec un reste de rire dans la voix.
Mais, monsieur Heurteloup, je n’ai à vous relever de rien du tout, puisque ce n’est pas vous qui avez fait le vœu. Ah ! si madame Heurteloup le demande, elle...
EUGÉNIE, n’entendant pas de cette oreille.
Du tout, du tout ! Mais qu’est-ce qu’on dirait, lui qui, grâce à Dieu, a une réputation de piété, si on savait qu’après avoir dû son retour à la santé au vœu pris en son nom, monsieur s’en dégageait et en faisait litière ?
LE MARQUIS, ironique.
Oui !... Oh ! ce serait grave !
LA COMTESSE.
Il est évident qu’un vœu !...
HEURTELOUP.
Oui ? Eh bien ! je m’en moque.
EUGÉNIE.
Non ! non !... il en a pour cinq ans !
Après un temps.
On verra après.
HEURTELOUP, éclatant.
Ah ! c’est comme ça !... Eh bien ! non, entends-tu ? J’en ai assez de plier devant toi, d’être sous le boisseau ! Je secoue le joug, je relève la tête. Je suis le maître à la fin !
EUGÉNIE, le toisant de toute sa hauteur.
Qu’est-ce que c’est ?...
HEURTELOUP, intimidé.
Oui, enfin... je dis...
EUGÉNIE, impérative.
En voilà assez !
Elle remonte pour s’éloigner de son mari et redescend aussitôt et dans le même mouvement vers la Comtesse qui cause avec l’abbé.
HEURTELOUP, rongeant son frein.
Oh !
LE MARQUIS, qui est redescendu un peu avant, bas à Heurteloup.
Ma pauvre victime !
HEURTELOUP, entre ses dents.
Oh ! divorcer ! divorcer !... la pincer avec un amant !
LE MARQUIS.
Eugénie ? Oh !... elle ne voudrait jamais.
HEURTELOUP, comme un homme qui ne le sait que trop, avec découragement.
Ah !... et lui non plus !
LA MARIOTTE, paraissant à la fenêtre du presbytère.
Monsieur le Curé, si vous avez à faire avec ces dames, je pourrais bien aller jusque chez la Marie-Jeanne porter les bouteilles.
L’ABBÉ.
Non, non, j’irai moi-même plus tard, merci.
La Mariotte disparaît.
LA COMTESSE.
La Marie-Jeanne !... Qui ?... La petite vachère ?
L’ABBÉ.
De la ferme, oui, madame ; elle a mis au monde un jeune chrétien ce matin.
TOUS.
Non ?
LE MARQUIS.
Voyez-vous ça !
Tout le monde s’est rapproché curieusement de l’abbé.
HUGUETTE, de la présence de qui personne n’a tenu compte, tout occupée qu’elle est à arranger sa bicyclette. Après avoir relevé la tête à la confidence du curé, descendant pour surgir entre le marquis et Eugénie.
Tiens ! je ne savais pas qu’elle fût mariée.
Tout le monde reste un instant interloqué par l’intervention subite de la jeune fille.
LA COMTESSE, se sachant que répondre.
Hein ?... la...
LE MARQUIS.
La... la vachère ?... oh !... euh !...
L’ABBÉ, id.
C’est-à-dire que... euh !...
LE MARQUIS, approuvant l’explication de l’abbé.
Oui.
L’ABBÉ.
Voilà !
HUGUETTE, renseignée par leur gêne même.
Ah ?... bon !... je comprends.
Elle remonte.
TOUS.
Quoi ?
HUGUETTE, tout en retournant à sa bicyclette.
Rien ! rien !
EUGÉNIE, après un temps, à son mari comme si c’était sa faute.
Voilà !... voilà ce que ça amène, ces choses-là !
Heurteloup, la pensée ailleurs, brutalement rappelé à la réalité par l’apostrophe de sa femme, la regarde, ahuri, puis lève des yeux résignés au ciel, hausse les épaules et va s’asseoir sur le banc devant le presbytère.
L’ABBÉ.
La pauvre petite est dans le dénuement complet ; rien qu’un pauvre grabat et personne auprès d’elle. Alors, j’allais lui porter...
Il indique son casier à bouteilles.
LA COMTESSE.
Ah ! mais que ne le disiez-vous ! On ne peut la laisser ainsi ! Je vais la faire transporter à notre asile de Kénogan où elle trouvera auprès des bonnes sœurs tous les soins désirables comme aussi tous les bons conseils qu’il est regrettable qu’on n’ait pu lui donner plus tôt.
EUGÉNIE, pincée.
On aurait une honnête fille de plus.
LE MARQUIS, avec bon sens.
Bien, oui !... Mais un petit français de moins. Tout compte fait, je ne sais pas si ça ne vaut pas encore mieux comme ça.
HUGUETTE, descendant vers la comtesse avec sa bicyclette en main.
Si vous voulez, ma tante, j’ai ma bicyclette, je puis pédaler jusqu’au château, c’est l’affaire de dix minutes.
LA COMTESSE.
C’est ça ! tu diras à Luc de faire le nécessaire pour le transport de la mère et du bébé.
HUGUETTE, grimpant sur sa machine.
J’y cours.
Elle franchit la grille et disparaît par la gauche.
L’ABBÉ.
Que vous êtes charitable !
LA COMTESSE, avec un sourire modeste.
Laissez donc !...
Changeant de ton.
La pauvre fille ! Qu’est-ce qui lui a encore fait ça ?
L’ABBÉ.
Est-ce qu’on sait !
EUGÉNIE, avec dédain.
Quelque homme... évidemment !
LE MARQUIS, avec le plus grand sérieux.
Prenez garde, Eugénie ! vous accusez à la légère.
Heurteloup qui s’est levé, descend d’un air distrait entre le marquis et Eugénie.
L’ABBÉ.
Je l’ai demandé à la petite ; c’est triste ! Elle ne le sait pas elle-même ! Elle m’a répondu : « C’est un monsieur à bicyclette ! »
Tout le monde hoche la tête, déplorant en silence. Soudain un éclair traverse le cerveau d’Eugénie ; elle relève la tête : « À bicyclette ! » Porte la tête à droite : « Est-ce que ce serait ?... » Regarde son mari fixement dans les yeux : « toi ! » Tout ce jeu de scène muet doit durer exactement trois secondes ; ce sont en quelque sorte trois soubresauts successifs de la tête où Eugénie doit tout exprimer par la physionomie.
HEURTELOUP, foudroyé par le regard de sa femme, la regarde, ahuri, comme pour dire : « qu’est-ce qu’elle a encore ? » puis comprenant sa pensée.
Quoi ? Quoi ? tu ne vas pas encore me mettre ça sur le dos ! Il n’y a pas que moi en France qui aie une bicyclette.
EUGÉNIE, sèchement.
C’est possible ! Mais je constate que vous avez pour ce genre de sport un amour un peu trop marqué.
HEURTELOUP.
Allons, bon !
LE MARQUIS.
Écoutez, Eugénie, je vous jure que pour faire un enfant, la bicyclette...
EUGÉNIE, moitié miel, moitié vinaigre.
Je vous en prie, Onfroy !
À Heurteloup.
Dorénavant, vous me ferez le plaisir de restreindre un peu vos sorties à bicyclette.
Elle remonte par la droite de la table.
HEURTELOUP, rongeant son frein.
Oh !
LE MARQUIS, lui prenant le bras et très gamin.
Allez ! au bleu aussi, la bécane.
HEURTELOUP, soulageant son cœur.
Oh ! le célibat ! le célibat !
Ils remontent ensemble par la gauche de la table ; à ce moment, à la porte premier plan droit, paraît Jean-Lou.
Scène V
L’ABBÉ, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, HEURTELOUP, JEAN-LOU
JEAN-LOU, l’air mystérieux, allant sur la pointe des pieds jusqu’à l’abbé.
Monsieur le Curé ! monsieur le Curé !
Saluant.
Messieurs, Mesdames.
L’ABBÉ.
Te voilà revenu, toi !
JEAN-LOU, bas au curé.
C’est monsieur l’abbé de Plounidec qui m’envoie...
L’ABBÉ, à haute voix aux autres.
Ah ! bien justement, mesdames...
JEAN-LOU, vivement.
Oh ! chut !...
Confidentiellement.
Monsieur l’abbé est là, en carriole ; il voudrait vous toucher deux mots en particulier avant de voir sa famille ; alors il vous fait prier, si elle est déjà arrivée, de l’éloigner...
L’ABBÉ.
Bon.
Il va pour remonter.
JEAN-LOU, achevant sa phrase.
...Habilement.
L’ABBÉ, s’arrêtant court.
Ha... habilement ?
JEAN-LOU, confirmant.
Habilement.
L’ABBÉ, un peu déconfit.
Habilement, oui.
Se décidant et bien bêta.
Hum !... Que... que penseriez-vous, messieurs, mesdames, d’aller jusqu’au bout du jardin ?
Le marquis et Heurteloup au fond au-dessus du banc de gauche, - plus en scène Eugénie, la Comtesse, - plus bas, devant le grand arbre, l’Abbé et Jean-Lou.
TOUS, étonnés.
Nous ?
LA COMTESSE.
Pourquoi faire ?
L’ABBÉ, interloqué.
Hein ?... je ne sais pas !... Tenez, j’ai... j’ai un poirier qui est assez curieux : il ne produit pas de poires.
EUGÉNIE.
Qu’est-ce qu’il produit ?
L’ABBÉ.
Rien du tout !... Si cela vous intéressait ?...
LA COMTESSE, malicieusement.
Vous avez quelqu’un à recevoir !
L’ABBÉ, avec un sursaut d’étonnement.
À quoi avez-vous vu cela ?
LA COMTESSE, souriant.
Oh ! c’est difficile à deviner ! c’est Maurice, hein ?
L’ABBÉ, légèrement confus.
Maurice, oui.
LA COMTESSE.
Il voudrait vous parler en particulier.
L’ABBÉ.
Comme vous êtes perspicace !
LA COMTESSE.
Et il vous a fait prier de nous éloigner.
L’ABBÉ, sans voix, rien que par l’articulation des lèvres.
Habilement, oui.
LA COMTESSE.
Que de mystères, mon Dieu !... Eh ! bien, plutôt que d’aller rendre visite à votre poirier qui ne donne pas de poires, je propose d’utiliser ces instants en poussant jusque chez la Marie-Jeanne. On lui montrera qu’elle n’est pas tout à fait abandonnée. Cela va-t-il ?
TOUS.
Ça va.
L’ABBÉ.
Oh ! Madame, comme vous êtes plus habile que moi.
LA COMTESSE, souriant.
Croyez-vous ?
Aux autres, en se dirigeant vers le fond.
Allons !
EUGÉNIE, au fond, au moment de sortir, à Heurteloup qui, pendant ce qui précède, a cueilli machinalement une fleur rouge dont il a paré sa boutonnière ; absolument comme s’il y avait le feu.
Veux-tu enlever ça, toi !
HEURTELOUP, ahuri par cette apostrophe.
Hein !... quoi ?
EUGÉNIE.
Ça !... c’est rouge !
HEURTELOUP, haussant les épaules.
Oh !
LE MARQUIS, railleur.
Vous n’avez plus droit qu’au bleuet.
Il lui enlève sa fleur et se la passe à la boutonnière.
EUGÉNIE, à son mari qui, furieux, les deux mains derrière le dos, sort avec des haussements d’épaules rageurs.
Ah !... et puis toi, je t’en prie, pas de tête, hein ?
Ils sortent tous par le fond droit.
Scène VI
L’ABBÉ, JEAN-LOU, puis MAURICE
L’ABBÉ, redescendant vers Jean-Lou.
Là ! si tu veux prévenir monsieur l’abbé que je suis à sa disposition.
JEAN-LOU, gagnant la droite.
Ça ne sera pas long ! Il attend dans la ruelle.
L’ABBÉ.
Bon ! va !
JEAN-LOU, appelant du pas de la porte.
Eh ! monsieur l’abbé !
Voix de MAURICE.
Voilà !
JEAN-LOU, à l’abbé.
Le v’là !
Maurice est en civil : blouse de chasse à trois plis et ceinture ; knickerbockers, le tout en étoffe anglaise. Leggins et feutre mou.
MAURICE, le pas déluré, l’air gamin, entrant vivement et, en passant pour aller à l’abbé, donnant une tape amicale sur la joue de Jean-Lou.
Merci, Jean-Lou.
Se précipitant dans les bras de l’abbé.
Bonjour, monsieur le Curé.
Ils s’embrassent pendant que Jean-Lou sort.
L’ABBÉ.
Mon cher enfant ! ça me fait plaisir de vous voir.
MAURICE.
Et à moi donc !
Passant au 1 ; tout ce qui suit très chaud, très vibrant, très jeune.
Ah ! monsieur le Curé, les joies que je viens d’éprouver en me retrouvant ici... ! Tous ces lieux que je connais depuis mon enfance, il me semble que je les vois avec d’autres yeux ! Comme c’est beau, notre cher patelin !
L’ABBÉ, tout près de lui.
C’est aujourd’hui que vous vous en apercevez ?
MAURICE, se retournant vers lui.
Oui ! c’est à croire que je n’ai jamais regardé !... J’ai toujours eu les yeux trop tournés à l’intérieur, alors, je ne voyais pas au dehors !
Bien gosse.
C’est bien, la nature, vous savez !
L’ABBÉ.
Si c’est bien !
MAURICE, sans lui laisser le temps de placer sa réponse.
C’est ça qui vous prouve l’existence de Dieu.
L’ABBÉ.
Tiens !
MAURICE, sautant d’une idée à l’autre.
Et à part ça, ça va bien ? La santé, oui ?
L’ABBÉ, s’asseyant sur le banc circulaire de l’arbre de façon à être de profil au public et face au presbytère, parlant face à Maurice.
Ma parole, je ne vous reconnais pas ! cette exubérance ! cette gaîté !... C’est le service militaire qui vous a transformé ainsi ?
MAURICE.
Mais oui ! le service militaire, et aussi...
L’ABBÉ.
Quoi ?
MAURICE, sur un ton plein de sous-entendus.
Je ne sais pas,... un tas de choses.
Brusquement, changeant de ton.
Où est ma famille ?
L’ABBÉ.
Vous aviez à me parler, je l’ai éloignée.
Toussotant.
Habilement.
MAURICE.
Bien !
L’ABBÉ.
Qu’avez-vous à me dire ?
MAURICE, se penchant vers lui.
Votre sentiment à vous demander sur un cas de conscience.
L’ABBÉ.
Et quoi donc ?
MAURICE, bien précis comme pour l’énoncé d’un problème.
Un homme a aimé une femme, ils sont tombés dans le péché ; cet homme estime cette femme. Quel est son devoir ?
L’ABBÉ, bien nettement.
Mais cela ne souffre aucun doute ! Il doit réparer la faute par le mariage.
MAURICE, lui serrant vigoureusement les mains.
Merci ! C’est la réponse que j’attendais.
L’ABBÉ, un peu interloqué, avec une pointe d’inquiétude.
Mais pour qui me demandez-vous... ?
MAURICE.
Chut !... chut !... je vous le dirai plus tard.
Changeant de ton.
Et maintenant, Monsieur le Curé,
Avec pompe.
introduisez la famille.
L’ABBÉ, un peu ahuri.
L’introduire ? Mais... elle n’est pas là ! Il faut que j’aille la chercher.
MAURICE.
Elle n’est pas là ?
L’ABBÉ.
Mais c’est l’affaire de dix minutes. Attendez-moi, je vous la ramène.
L’Abbé se lève et va prendre le casier à bouteilles qui est derrière l’arbre, sur le même banc que lui.
MAURICE.
Oh ! monsieur le Curé, non, s’il en est ainsi : je...
L’ABBÉ.
Laissez donc ! laissez donc ! Là où sont les vôtres, j’avais justement à aller.
MAURICE.
Oh ! vraiment, je suis confus.
L’ABBÉ.
Dix minutes !
Il sort par le fond droit.
Scène VII
MAURICE, puis ÉTIENNETTE, puis LA MARIOTTE, puis HUGUETTE
Maurice regarde partir le curé, puis gagne rapidement d’un pas léger la porte donnant sur la ruelle.
MAURICE, ouvrant la porte et, du seuil, faisant signe à l’extérieur.
Entre !
Il gagne la gauche.
ÉTIENNETTE.
Ah, çà ! m’expliqueras-tu ce que tout cela signifie... et ce que tu manigances ?
MAURICE, pivotant sur lui-même et très gamin, tout en lui prenant gentiment les épaules entre les deux mains.
Taratatata ! inutile, Madame... Je ne vous dirai rien tant que je ne jugerai pas le moment venu. Vous m’avez promis de ne pas m’interroger, de vous en rapporter à moi ; vous êtes à ma discrétion.
Il l’embrasse dans le cou.
ÉTIENNETTE.
Quel enfant tu fais ! Je ne te reconnais pas.
MAURICE.
Mais je ne me reconnais pas moi-même. Il me semble que j’ai des années de jeunesse en retard, que j’existe pour la première fois. Assez longtemps j’ai vécu comprimé dans ma chrysalide, j’ai besoin d’étendre mes ailes et de voler éperdument. J’ai besoin de mon âge, j’ai besoin de vivre, j’ai besoin d’aimer.
ÉTIENNETTE.
Qu’il est loin le petit séminariste à la soutane noire dont le rigorisme m’imposait, dont la pureté me troublait.
MAURICE.
Qu’il est loin l’être de vanité qui s’imaginait avoir en lui toutes les vertus du sacrifice ! Il a suffi d’un sourire de femme pour le ramener à la réalité et lui montrer qu’il n’était qu’un homme.
ÉTIENNETTE.
Regretterais-tu quelque chose ?
MAURICE.
Ai-je l’air de quelqu’un qui éprouve des regrets ?
Il l’embrasse dans le cou.
LA MARIOTTE, arrivant de gauche, deuxième plan, avec des artichauts à la main et apercevant Maurice qui a fini d’embrasser Étiennette. Avec force courbettes.
Oh ! monsieur l’abbé, vous !
MAURICE, tout près d’Étiennette et au-dessus d’elle. Bien brutalement.
Bonjour, la Mariotte !... Je vous présente ma bonne amie.
LA MARIOTTE, qui déjà s’inclinait, sursautant, scandalisée.
Jésus-Marie ! Est-ce vous, monsieur l’abbé, qui parlez ainsi ?
MAURICE, marchant vers elle, ce qui la fait reculer, épouvantée.
Ah ! c’est qu’il y a du nouveau, la Mariotte ! beaucoup de nouveau !... et je suis un vil pécheur comme tous les autres.
LA MARIOTTE, qui est arrivée ainsi jusqu’au pied du perron, s’abritant le visage de son coude levé comme pour se garer de Maurice qui la poursuit sans merci.
Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur l’abbé est possédé du démon !
Elle se signe avec un de ses artichauts et se précipite, affolée, dans le presbytère.
MAURICE, ravi de l’effet obtenu, se laissant tomber dans le fauteuil qui est devant la table, et s’y carrant.
Voilà ! je l’ai scandalisée, la Mariotte !
ÉTIENNETTE.
Tu te fais un jeu de ces choses aujourd’hui. Tu es bien comme ces petits collégiens tout fiers des premières grivoiseries qu’ils apprennent, qui les répètent à tout le monde pour bien montrer qu’ils ne sont plus innocents.
MAURICE.
Tu crois ?... C’est qu’en effet je suis le collégien en vacances ou plutôt le petit soldat qui s’émancipe.
Se levant et allant à Étiennette.
Si tu voyais au régiment les progrès que je fais... ! Je commence à jurer, ma chère amie !... Je dis : « nom d’une pipe », « ventre de biche », « mille tonnerres » !
ÉTIENNETTE, se laissant tomber tout effarée sur le banc de l’arbre.
Non ! et puis quoi ?
MAURICE.
Oh ! c’est tout ! Merci !
Dévotement sincère.
Plus, ça offenserait le bon Dieu.
ÉTIENNETTE.
À la bonne heure !
MAURICE, s’asseyant tout près d’elle, à sa droite.
Ah ! dis que tu n’es pas contente de nous sentir tous les deux ici ?
ÉTIENNETTE.
Chez le Curé ?
MAURICE.
Non, ici ! à Plounidec ! où nous nous sommes vus pour la première fois.
ÉTIENNETTE, doucement émue.
C’est vrai, pourtant.
MAURICE, montrant l’océan.
Regarde-la, la grande verte, la vilaine qui a failli t’enlever à moi.
ÉTIENNETTE, corrigeant vivement.
Regarde-la, la grande verte, l’exquise, qui nous a donnés l’un à l’autre.
MAURICE.
C’est vrai, pourtant, je suis un ingrat.
ÉTIENNETTE, s’asseyant sur le banc circulaire et se laissant aller à la douceur de l’existence.
Ah ! qu’il serait doux de vivre ici tous les deux, toujours.
MAURICE, vivement.
Oui ?... C’est ta pensée que tu dis là ?
ÉTIENNETTE, comme dans un rêve.
Oh ! oui.
MAURICE.
Et tu ne regretterais rien de ta vie de Paris, de ton passé ? Tu ne regarderais jamais en arrière ?
ÉTIENNETTE.
Tu sais bien qu’aujourd’hui mon horizon, c’est toi.
MAURICE.
Alors, si par hasard ce vœu se réalisait... ?
ÉTIENNETTE.
Quoi ! vivre ici, près de toi, toujours ?
MAURICE.
Oui, et régulièrement, légitimement.
ÉTIENNETTE, se levant, dos au public, et se reculant de Maurice.
Malheureux ! quels mots prononces-tu ? Ne joue pas avec ces choses-là, c’est mal !
MAURICE.
Pourquoi pas ? Est-ce que tu ne m’aimes pas ? Est-ce que je ne t’aime pas ?
ÉTIENNETTE.
Moi ! moi ! après ce que j’ai été, après ce que tu m’as connue ? Voyons !
MAURICE.
Tais-toi ! tais-toi ! tout cela est racheté ! tout cela est oublié !
ÉTIENNETTE.
Tu ferais cela, toi ?... Ah ! non, je rêve, je suis folle...
MAURICE.
Non, tu ne rêves pas ! C’est la réalité ! C’est pour cela que nous sommes ici ! C’est là le secret que je te cachais.
ÉTIENNETTE, n’en croyant pas ses oreilles.
Ah ! Maurice ! Maurice !
Plus brusquement.
Mais non ! Mais non ! ce n’est pas possible !... Oui, tu es sincère, tu le ferais comme tu le dis, mais tu ne songes pas aux tiens, à ta mère qui jamais ne consentira !
MAURICE.
Ma mère ?... Mais tu ne la connais pas ; mais elle sera la première à t’accueillir quand elle saura qu’en toi est mon bonheur. Crois-tu donc qu’elle n’a pas l’âme assez haute pour s’élever au-dessus des préjugés sociaux ? Mais son cœur est tout de charité chrétienne ; toujours elle m’a prêché la miséricorde et le pardon ; et elle te repousserait, toi, quand je lui dirai : « Maman, voici celle que j’ai choisie et que je veux épouser » ? Allons donc ! tu vas voir comme elle va être contente.
ÉTIENNETTE.
Ah ! Maurice ! Maurice ! si je rêve, ne me réveille pas !
MAURICE, la prenant dans ses bras.
Je t’aime.
Ils se tiennent longuement embrassés. À ce moment, au fond, on voit paraître Huguette à bicyclette. Elle saute de sa machine, s’apprête à entrer et soudain aperçoit le couple enlacé.
HUGUETTE, ne pouvant réprimer un cri de douloureuse surprise.
Ah !
ÉTIENNETTE et MAURICE, arrachés de leur étreinte par le cri d’Huguette.
Hein !... Qu’est-ce que c’est ?
MAURICE.
Huguette !
Il se précipite vers la grille en appelant.
Huguette ! Huguette !
HUGUETTE, qui a déjà enfourché sa bicyclette, se sauvant à toutes pédales pour dissimuler son trouble.
Oui ! oui ! Tout de suite ! je reviens ! je reviens !
Elle a disparu par le fond droite.
MAURICE.
Eh ! bien, qu’est-ce qu’elle a ?
Appelant.
Huguette ! Huguette !
Voix d’HUGUETTE, dans le lointain.
Oui !
MAURICE, revenant à Étiennette.
Pourquoi se sauve-t-elle ?
ÉTIENNETTE.
Bien sûr, elle nous a vus et sa pudeur de jeune fille s’est effarouchée.
MAURICE.
C’est donc un spectacle si effrayant que celui de deux êtres qui s’aiment ?
ÉTIENNETTE.
Non, devant la nature, mais oui de par le monde.
MAURICE.
Eh bien ! vive la nature ! Je vous aime, madame !
ÉTIENNETTE.
Et moi aussi, monsieur !
Maurice lui a pris la tête entre les deux mains et lui applique un long baiser sur les yeux. Sur ces deux dernières répliques, on a vu surgir la tête d’Huguette au-dessus du mur de droite.
HUGUETTE, avec un découragement navré.
Oh ! encore !
MAURICE, entraînant doucement Étiennette vers le presbytère.
Et maintenant, madame, vous allez me faire le plaisir d’aller un peu vous recoiffer. Vous êtes tout ébouriffée.
ÉTIENNETTE.
Qu’est-ce que ça fait !
MAURICE, faisant claquer sa langue contre ses dents pour la rappeler à l’obéissance.
Tsse ! tsse ! je veux !... j’ai mes raisons. Dites que c’est la vanité, si vous voulez. Je tiens à ce qu’on vous voie avec tous vos avantages.
ÉTIENNETTE.
Enfant, va !
L’un tenant la taille de l’autre, comme deux amants, ils sont entrés dans le presbytère. À peine ont-ils franchi le seuil de la maison qu’Huguette, qui ne les a pas perdus de l’œil, enjambe le mur, descend le long de l’échelle de fer de la serre et gagne jusqu’à la fenêtre du presbytère pour épier le couple. Sa figure est mauvaise, ses traits sont contractés. Elle a un geste de rage. À ce moment paraissent sur la route l’Abbé, la Comtesse, le Marquis, Eugénie et Heurteloup. En les voyant, Huguette fait un effort sur elle-même ; elle se laisse tomber sur le banc et se compose un visage indifférent.
Scène VIII
HUGUETTE, L’ABBÉ, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, HEURTELOUP, ÉTIENNETTE, puis MAURICE
L’ABBÉ, paraissant au fond, suivi des autres personnages ; arrivé à la porte, il s’efface.
Passez, mesdames ! passez messieurs !
LA COMTESSE, entrant la première.
Pardon.
LE MARQUIS, qui est entré à la suite de la comtesse, allant à Huguette.
Ah ! te voilà, toi ! C’est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur ? Tu veux donc qu’on te la vole ?
HUGUETTE.
Oh ! il n’y a pas de danger. Je vais aller la reprendre.
Elle se lève et passe au 2.
LA COMTESSE.
Tu as été au château ?
HUGUETTE.
Oui, ma tante, on va faire le nécessaire.
LA COMTESSE.
Eh ! bien, et Maurice ?... Qu’est-ce que tu en as fait ?
HUGUETTE, d’un air qu’elle s’efforce de rendre indifférent.
Je ne sais pas, ma tante ! Il m’a semblé le voir entrer au presbytère comme j’arrivais.
LA COMTESSE.
Oui !
Appelant.
Maurice ?
TOUS, se rapprochant du presbytère et appelant à l’exemple de la Comtesse.
Maurice ! Maurice !
HUGUETTE, vivement.
Je vais chercher ma bicyclette.
Elle gagne rapidement le fond, désireuse d’éviter une rencontre avec Maurice.
MAURICE, paraissant sur le seuil du perron.
Maman ! Il se précipite dans ses bras.
LA COMTESSE, l’embrassant tendrement.
Mon fils ! mon chéri ! Comme ça me fait plaisir !
MAURICE, embrassant sa mère à son tour.
Ma chère maman !
Au Marquis qui est à droite.
Bonjour, mon oncle !
Allant à Eugénie qui est au 4 à la gauche de la Comtesse.
Bonjour, Eugénie !
Id. à Heurteloup qui est devant l’arbre près de la brouette.
Bonjour, Hector ! Oh ! le drôle de costume ? Pourquoi êtes-vous si céleste ?
HEURTELOUP, avec humeur.
Ne m’en parle pas ! on m’a voué à la Vierge.
MAURICE, riant.
Non ?
LE MARQUIS, de sa place.
Oui !... ça le change.
MAURICE.
Mes compliments !
Retournant à sa mère. En passant, jetant son chapeau vers le banc qui entoure l’arbre.
Ma chère maman, j’ai prié monsieur le Curé de vous réunir tous pour vous entretenir d’une décision grave que j’avais l’intention de prendre et pour laquelle j’avais besoin de votre avis
Indiquant l’abbé qui est un peu au-dessus des autres.
ainsi que celui de Monsieur le Curé.
LA COMTESSE.
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?
Tout le monde s’assied à l’exception de Maurice : la Comtesse sur le fauteuil à droite de la table, l’abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le Marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l’arbre, Heurteloup sur la brouette.
MAURICE, une fois tout le monde assis.
Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception : je renonce à ma carrière sacerdotale !
LA COMTESSE.
Toi ?
L’ABBÉ.
Est-il possible !
MAURICE.
Oui.
EUGÉNIE.
La voilà, l’influence néfaste de la caserne !
MAURICE.
Non, Eugénie, non ! la caserne n’a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien. Seulement, il m’a été donné de constater que je n’avais pas en moi les vertus suffisantes, la force de caractère nécessaire pour remplir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j’aurais prononcé.
Après un temps d’hésitation.
Et puis, enfin, ma mère,... je ne suis plus chaste !
LA COMTESSE, se levant d’un bond ainsi qu’Eugénie.
Toi !
EUGÉNIE, se dressant.
Oh !
Elle se signe.
LE MARQUIS, riant sous cape.
Patratas !
L’ABBÉ, joignant les mains.
Seigneur Dieu !
LA COMTESSE.
Toi, mon enfant ! Mon ange de pureté, d’innocence !
MAURICE.
Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, d’innocence. Aujourd’hui je ne suis qu’un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.
Maurice dégage un peu. La Comtesse se laisse tomber, anéantie, sur son fauteuil.
EUGÉNIE, avec dépit, à son mari.
Voilà !... voila !...
HEURTELOUP.
C’est ça ! Ca va encore être de ma faute !
Eugénie se rassied sur le banc au pied de l’arbre.
MAURICE.
Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous, monsieur le Curé, cette défection qui anéantit les espérances que vous aviez pu fonder sur moi.
LE MARQUIS, philosophe.
Oh ! moi...
L’ABBÉ.
Mon pauvre cher enfant, je ne saurais trouver en mon cœur le courage de vous blâmer. Tout le monde n’a pas été créé pour être prêtre. Je l’ai déjà dit à madame votre mère. Si vous n’avez pas en vous la force de résignation, d’abnégation qu’exige la carrière sacerdotale, il vaut mieux que les choses en soient ainsi.
MAURICE.
Ah ! Dieu sait pourtant que sincèrement j’avais cru à ma vocation, parce que, dès le plus jeune âge, j’avais été nourri dans les idées de religion avec l’horreur qu’on m’avait enseignée du péché de la chair. Aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, mon sang bouillonner dans mes veines, affluer à mes joues, je croyais bonnement que c’était là une manifestation de l’exaltation religieuse... Mais aujourd’hui, ah !... aujourd’hui, j’ai compris... aujourd’hui, je sais !
L’ABBÉ, hochant la tête.
Oui !... c’est encore une grâce du ciel que vous ayez été éclairé à temps.
À ce moment, au fond, paraît Huguette traînant sa bicyclette. Elle entre doucement sans qu’on la remarque et s’arrête à peu de distance du pas de la porte.
MAURICE, allant s’asseoir sur le bras du fauteuil de sa mère, et bien câlin avec elle.
Et ceci m’amène, maman, au grand point pour lequel je voulais vous parler. Maman, j’ai l’intention de me marier.
Ce mot produit un choc chez Huguette qui s’accule, pour ne pas tomber, contre le pilastre de la grille.
TOUS.
Hein ?
Eugénie se lève, anxieuse, suspendue aux lèvres de Maurice.
LA COMTESSE.
Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?
MAURICE, se levant.
Avec celle que j’ai jugée digne d’être ma femme, avec celle à qui vous avez vous-même témoigné votre sympathie, avec celle que j’aime enfin.
Allant chercher Étiennette sur le perron.
LA COMTESSE.
Achève, mon enfant, avec... ?
MAURICE, ramenant Étiennette par la main.
Avec Madame de Marigny.
À ces mots, Huguette sort précipitamment.
TOUS.
Hein !
LA COMTESSE, n’en croyant pas ses oreilles.
Qu’est-ce que tu dis ?... avec Madame ?...
LE MARQUIS, à part.
Oh ! ça va un peu loin ! ça va un peu loin !
MAURICE.
Venez, Étiennette !
À la Comtesse.
Ma mère, embrassez votre fille !
LA COMTESSE, hors d’elle-même.
Ah, çà ! tu es fou ! tu perds la tête ! toi, épouser... Madame !
MAURICE, très naturellement.
Mais oui !
LA COMTESSE, id.
Ah, non !... par exemple ! Moi vivante, jamais je ne consentirai !
ÉTIENNETTE, essayant timidement de s’interposer.
Madame...
EUGÉNIE.
C’est inconcevable... !
MAURICE.
Quoi ! ma mère, voilà comment vous accueillez celle que je vous dis aimer, celle qui, comme je le désire, deviendra bientôt ma femme ?
LA COMTESSE.
Ta femme !... Et tu crois que je donnerai mon autorisation à un mariage pareil !... Ah, çà ! oublies-tu ce que tu dois au nom que tu portes, ce que tu nous dois à nous, ce que tu te dois à toi-même ?...
MAURICE.
Ma mère, j’aime et j’estime Madame de Marigny.
LA COMTESSE, avec un ricanement.
Madame de Marigny !
ÉTIENNETTE.
Il suffit, madame ! Épargnez-moi, de grâce, de plus amples outrages !...
LA COMTESSE, hautaine.
Vraiment !
ÉTIENNETTE.
Vous pouvez bannir toute crainte, j’ai compris ! Ce mariage ne se fera pas.
LA COMTESSE, id.
Certes ! il ne se fera pas !... Ah ! mes compliments, Madame, voilà donc comment vous avez reconnu la confiance que je vous ai un moment témoignée en abusant de la candeur de cet enfant pour en faire la proie de votre misérable ambition !
MAURICE.
Ma mère... !
ÉTIENNETTE.
Oh ! Madame ! combien vous pouvez être injuste ! Si vous connaissez ma conduite, vous verriez que rien ne vous autorise à porter contre moi une telle accusation !
LA COMTESSE.
Comment donc ! tout cela, n’est-ce pas, s’est fait malgré vous !... en dehors de vous !...
ÉTIENNETTE.
Certes !
LA COMTESSE.
Vous me croyez donc bien sotte !... Vous vous trompez, Madame ! les femmes comme vous sont décidément très habiles !
ÉTIENNETTE, avec un sursaut de révolte.
Madame... !
EUGÉNIE.
Mais ne discute donc pas ! Viens ! notre place n’est pas ici.
ÉTIENNETTE.
Du tout, madame, si quelqu’un doit se retirer, c’est moi. Je repartirai par le prochain train et je vous promets que je ne vous importunerai pas davantage.
MAURICE.
Étiennette !
ÉTIENNETTE.
Inutile, Maurice !
À la Comtesse.
Mais avant de vous quitter, madame, je tiens à vous déclarer que non seulement je n’ai rien fait pour pousser votre fils à sa détermination,
Haussement d’épaules de la part de la Comtesse.
je vous le jure, mais encore, en venant ici, j’ignorais le but de notre voyage. C’est tout à l’heure seulement que votre fils s’est ouvert à moi de ses intentions. J’avoue que, sur le moment, j’ai été grisée !... Quelle femme ne le serait pas ? Mais vous vous êtes chargée de me rappeler à la réalité... un peu cruellement, je dois dire. Je vous en remercie et profiterai de la leçon, soyez-en certaine !... Adieu, Madame.
Elle rentre dans le presbytère.
MAURICE, des larmes dans la voix.
Oh ! ma mère, comme vous avez été dure et cruelle. Je n’attendais pas semblable attitude de votre part.
LA COMTESSE.
Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais pas à quelle femme tu as affaire, tu ne sais donc pas ce qu’elle a été !
MAURICE.
Je sais tout, maman, mais je sais aussi ce qu’elle est aujourd’hui, et cela me suffit.
EUGÉNIE.
Tu veux épouser une cocotte !
MAURICE, froissé.
Ah ! Eugénie, je vous en prie !
LE MARQUIS.
Mais, mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec.
LA COMTESSE.
Songe à ce qu’on dira.
MAURICE.
Que m’importe l’opinion du monde, j’ai ma conscience avec moi.
Il passe extrême gauche.
LA COMTESSE et EUGÉNIE.
Oh !
LE MARQUIS.
Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais ! je suis un vieux libéral.
MAURICE.
Mais justement, mon oncle, vous êtes un vieux libéral, et, pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sûr que monsieur le Curé me comprend, lui.
L’ABBÉ, qui, dos au public debout près de la table, semble plongé dans ses réflexions, sursautant légèrement en se sentant interpellé et se retournant, embarrassé.
Hein ?... euh ! je... certainement !... je... je vous comprends, mais... je comprends aussi madame la Comtesse et monsieur le Marquis.
MAURICE, au marquis.
Que vous me blâmiez, vous, je l’admets !
Passant devant le marquis pour aller à sa mère.
Mais toi, ma mère ! toi qui pratiques la doctrine chrétienne, toi qui m’as toujours prêché la pitié et le pardon, tout cela n’était donc que des mots ?
LA COMTESSE.
Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.
MAURICE.
Parce qu’elle a été une pécheresse ?... Mais n’en est-elle pas plus digne d’intérêt ?... Et la morale du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé ».
Sur ce dernier mot, il a gagné jusqu’au marquis.
LE MARQUIS.
Trop !... elle a trop aimé !
EUGÉNIE.
Le Christ a pardonné à la Magdeleine repentante, mais il ne l’a pas épousée.
MAURICE.
Et puis, enfin, il y a une chose qui est au-dessus de tout ça ! Entre Étiennette et moi, il y a eu le péché, et, dans un cas pareil, c’est le devoir de l’homme de réparer par le mariage.
LE MARQUIS, les bras au ciel.
Mais où as-tu pris cela ?
MAURICE, indiquant l’abbé.
Monsieur le Curé me le confirmait encore tout à l’heure.
L’ABBÉ, qui, se sentant à nouveau interpellé, en a marqué sa contrariété par une moue ennuyée.
Permettez, je ne savais pas que dans l’espèce il s’agissait d’une personne qui...
LE MARQUIS.
Mais, parbleu !... Ah ! si c’était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !...
L’ABBÉ, approuvant.
Voilà !
LE MARQUIS.
...Mais Madame de Marigny !...
LA COMTESSE, les mains au ciel ainsi qu’Eugénie.
Madame de Marigny !
LE MARQUIS.
Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l’on a commis le péché, il fallait réparer par le mariage, mais tous les hommes seraient polygames.
MAURICE, avec brusquerie.
Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.
Il s’assied, boudeur, sur le fauteuil qu’occupait sa mère ; le Marquis, à bout d’arguments, lève les bras au ciel et remonte.
EUGÉNIE, suffoquant.
Non, c’est de la folie !
À Heurteloup.
Mais dis-lui donc, toi !... au lieu de rester muet comme une carpe !
HEURTELOUP, toujours sur sa brouette, l’air détaché, le ton sec.
Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.
EUGÉNIE.
Alors, tu approuves ce mariage ?
HEURTELOUP, les deux mains agrippées aux barres de la brouette et avec explosion.
Je n’approuve jamais le mariage !
EUGÉNIE.
Hein !
HEURTELOUP, avec un coup de poing sur la barre de traverse de la brouette.
Je suis pour le célibat !
Se levant et à pleine voix.
Vive le célibat !
Il remonte.
EUGÉNIE.
Insolent !
HEURTELOUP, du fond, avec soulagement.
Aïe, donc !
LA COMTESSE, qui, pendant ce qui précède, nerveuse, a arpenté la scène, redescendant, à Maurice.
Et puis enfin, toute cette discussion est inutile !... Si tu ne comprends pas certaines choses, c’est à moi d’avoir de la raison pour toi ! Ce mariage ne se fera pas parce que je ne le veux pas.
MAURICE, se levant et douloureusement.
C’est bien, ma mère, je sais trop le respect que je vous dois pour aller à l’encontre de votre volonté ! Mais je n’imaginais pas que, par vous, j’aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C’est dur !
LA COMTESSE, toute retournée.
Mon pauvre petit, tu m’en veux ?
MAURICE, très simplement, mais avec un profond chagrin.
Non ! Mais j’en souffre. Adieu, Maman.
Il gagne vers la droite dans la direction de la sortie.
LA COMTESSE.
Tu pars ?
MAURICE, s’arrêtant à la voix de sa mère, tout en prenant son chapeau sur le banc de l’arbre, avec des larmes dans la voix.
Oui... la carriole qui nous a amenés n’est peut-être pas encore dételée. Je dois rentrer au corps demain matin, et alors
Sentant qu’il va pleurer.
à tout à l’heure, maman.
Il essuie une larme du revers de la main et gagne vivement la porte de droite. Sortie.
LA COMTESSE, bouleversée, après un temps.
Pauvre petit, il s’en va le cœur brisé.
LE MARQUIS, à gauche de la table.
Que veux-tu, il y a des opérations nécessaires. Il faut savoir s’y résigner pour le bonheur de ceux qu’on aime.
L’ABBÉ, à droite de la table.
C’est que c’est une opération au cœur, monsieur le Marquis, et le cœur ne s’opère pas comme on veut.
LE MARQUIS, hochant la tête.
Eh ! je sais bien.
LA COMTESSE, avec un soupir.
Hélas !
EUGÉNIE, avec une conviction comique.
Mais qu’est-ce qui se dégage donc de nous, mon Dieu ! que les hommes subissent ainsi notre empire ?
HEURTELOUP, du fond, gouailleur, indiquant sa femme.
Ah ! non ! Écoutez-la !
Scène IX
L’ABBÉ, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, HEURTELOUP, ÉTIENNETTE
À ce moment Étiennette paraît sur le perron du presbytère.
TOUS, à part.
Elle !
Chacun esquisse le mouvement de remonter comme pour lui céder la place.
ÉTIENNETTE, sur un ton de prière déférente à la Comtesse.
Ne vous en allez pas, Madame.
LA COMTESSE, la toisant avec dédain.
Madame !...
On s’arrête.
ÉTIENNETTE, l’arrêtant du geste.
Non, non, ne dites rien.
LA COMTESSE.
Mais...
ÉTIENNETTE.
Tout à l’heure, Madame, je n’ai pu réprimer un mouvement d’humeur, je ne vous ai pas parlé avec tout le respect que je dois à la mère de Maurice.
LA COMTESSE.
Oh ! Madame, croyez bien que les questions de susceptibilité n’ont rien à faire en l’occurrence. Il s’agit de questions autrement importantes.
ÉTIENNETTE.
Oui, je sais. Vous craignez que l’influence que j’ai pu prendre sur votre fils ait raison de votre volonté et ne l’amène à un mariage que vous réprouvez.
Avec fermeté.
Je vous le répète, tranquillisez-vous, Madame ; Monsieur votre fils le voudrait encore que c’est moi qui m’y opposerais.
TOUS.
Hein ?
LA COMTESSE, sceptique.
Si je pouvais vous croire !
ÉTIENNETTE, avec plus de fermeté encore.
Il ne se fera pas !...
LA COMTESSE.
Pourtant...
ÉTIENNETTE.
Non, ne dites rien, Madame... Laissez-moi seulement avoir un entretien avec votre fils ; je crois que vous serez contente de moi.
LA COMTESSE, hésite un instant, regarde Étiennette fixement pour tâcher de lire dans sa pensée, puis.
Soit !
Elle s’incline légèrement, passe devant Étiennette, gagne le perron, et une fois la troisième marche franchie, se retourne pour dire.
Pardonnez-moi d’être obligée de vous faire du mal.
ÉTIENNETTE.
Vous défendez votre fils, Madame, il n’y a rien de plus respectable.
LA COMTESSE, s’inclinant légèrement.
Merci !
La Comtesse entre dans le presbytère tandis qu’Étiennette remonte. Le Marquis entre à la suite de la Comtesse suivi de l’Abbé, suivi lui-même d’Heurteloup et d’Eugénie qui se chamaillent à voix basse. Arrivé à la troisième marche, l’abbé se retourne pour laisser passer le couple en discorde. Heurteloup, qui marche en quelque sorte à reculons pour discuter avec sa femme, n’a pas vu le mouvement du curé et va donner contre lui. Le choc le renvoie sur sa femme qui le repousse brutalement. Après quoi ils entrent tous trois dans le presbytère. Étiennette qui, au fond et face au presbytère, a regardé à distance tout ce jeu de scène, n’a pas aperçu Huguette qui est entrée sur ces entrefaites avec sa bicyclette à la main. En se retournant, elle se trouve nez à nez avec elle.
ÉTIENNETTE.
Oh ! pardon, mademoiselle.
HUGUETTE, qui a déposé dès son entrée sa bicyclette contre la haie du fond.
Oh ! vous ! vous ! je vous déteste !
Elle se sauve, troisième plan gauche.
ÉTIENNETTE, interloquée.
Hein ?
Après un temps, très lentement et avec un hochement de tête.
Ah ! oui... oui, je comprends !
Scène X
ÉTIENNETTE, MAURICE
Maurice entre de droite, le visage profondément attristé. Allant à Étiennette.
MAURICE.
Ma pauvre Étiennette !
ÉTIENNETTE.
Mon enfant chéri !
MAURICE.
Moi qui me promettais tant de joie de ce voyage ! Si j’avais pu me douter... !
ÉTIENNETTE.
C’était à moi de prévoir tout ce qui est arrivé au lieu de me laisser bercer par une chimère !
MAURICE, se laissant tomber sur le banc de l’arbre.
Oh ! maman a été vraiment cruelle !
Il dépose d’un geste accablé son chapeau près de lui sur le banc.
ÉTIENNETTE, debout devant lui, lui mettant affectueusement une main sur l’épaule.
Ne l’accuse pas, Maurice ; à sa place, ayant un fils, j’aurais agi comme elle.
MAURICE, haussant les épaules.
Oh !
ÉTIENNETTE.
Si ! si ! vois-tu, c’est un aveu qu’il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l’on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l’amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer. Contentons-nous de notre rôle. De toi, j’aurai eu le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeunesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sourire de ma vie ; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d’amour qui embaumera jusqu’à mes vieux jours. Qu’ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?
MAURICE.
Étiennette, tes paroles me brisent le cœur.
ÉTIENNETTE.
Crois-tu qu’elles ne déchirent pas le mien, mon aimé ? Mais quand nous fermerions les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu’elle soit ?... Renonce à ce mariage, Maurice ! nous ne sommes pas des femmes qu’on épouse.
MAURICE.
Mais tout cela, ce sont des conventions du monde ! Est-ce qu’il peut m’empêcher de t’aimer, le monde ? Est-ce qu’il pourra faire que je puisse aimer une autre femme que toi ?
ÉTIENNETTE.
Enfant ! tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l’éternité de l’amour ! Mais si j’étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m’offres... avec tout ton cœur aujourd’hui, mais c’est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n’avoir pas eu de la raison pour toi.
MAURICE, désespéré.
Étiennette, comme tu me juges mal !
ÉTIENNETTE, avec un soupir d’amertume.
Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher aimé,
S’asseyant tout près de lui à sa droite.
il faut nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose comme ces fleurs de luxe voyantes et capiteuses, arrangées pour paraître, que l’on achète pour orner sa boutonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin comme une chose dont on a pris tout ce qu’elle pouvait donner. La vérité, vois-tu, c’est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus discret, mais si jolie ! si pure ! si délicate ! que votre oeil découvre, que votre regard choisit et que votre main cueille sur la branche même qui l’a fait naître. Celle-là, vous l’aimez parce que vous sentez que le premier vous l’avez vue, qu’elle n’est que pour vous. C’est cette petite fleur-là qu’il te faut, Maurice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n’a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.
MAURICE, d’un ton presque bourru.
Quoi ? Qui ça ?
ÉTIENNETTE.
Ta cousine.
MAURICE.
Huguette ?
ÉTIENNETTE.
Oui.
MAURICE, haussant les épaules.
Elle ? La bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir.
En ce disant il s’est levé et, boudeur, remonte un peu vers le fond.
ÉTIENNETTE, gagnant un peu la droite.
Crois-tu ?
MAURICE.
J’en suis sûr.
ÉTIENNETTE, affirmative.
Elle t’aime.
MAURICE, se retournant à demi et par-dessus son épaule, d’un air narquois.
Elle te l’a dit ?
ÉTIENNETTE.
Peut-être pas précisément dans ces termes, mais enfin quelque chose d’approchant. Elle m’a dit : « Oh ! vous ! vous, je vous déteste ! »
MAURICE, redescendant vers Étiennette.
Ah ! Eh bien ?
ÉTIENNETTE.
Eh bien ? Pourquoi me déteste-t-elle si ce n’est parce qu’elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu’elle aime et qu’elle ne me pardonne pas de lui ravir. Epouse-la, mon aimé, c’est la femme qu’il te faut.
MAURICE.
Quoi ! tu veux me quitter ?
ÉTIENNETTE, vivement.
Moi ! Moi ! te quitter ? Oh ! non, non... pas encore !
MAURICE.
L’épouser, moi !... Étiennette, mais c’est fou !
ÉTIENNETTE.
Oh ! mais non, mais non !... comprends-moi, je ne te demande pas de l’épouser... tout de suite !
Lui prenant amicalement les épaules entre les mains.
Oh ! non !... Je te demande simplement de te faire à cette idée, d’envisager cette perspective...
Puis avec la voix légèrement étranglée, et luttant contre les larmes.
Pour plus tard, beaucoup plus tard !... dans... un an... un an et demi.
MAURICE, très par-dessus la jambe.
Oh ! Alors, nous avons le temps d’y penser.
Il se dégage et gagne le n° 2.
ÉTIENNETTE, insistant.
Promets-moi qu’alors tu l’épouseras ?
MAURICE,
comme un homme qui voit le temps devant lui et trouve inutile de discuter.
Bon, bon, soit ! puisque ça te fait plaisir !
ÉTIENNETTE, hochant tristement la tête.
Oh ! plaisir... !
MAURICE.
C’est entendu : dans un an !
ÉTIENNETTE, vivement.
Oh ! un an... un an et demi.
MAURICE, se retournant vers elle.
Ah ! ah ! tu vois !... tu marchandes déjà !
Ils remontent côte à côte vers le fond. À ce moment un incident invisible au public attire l’attention d’Étiennette.
ÉTIENNETTE, indiquant le deuxième plan gauche.
Oh ! tiens ! Regarde un peu qui vient là ?
MAURICE, regardant.
Huguette ! qu’est-ce qu’elle a ?
Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière l’arbre, restant toujours visibles aux spectateurs.
Scène XI
ÉTIENNETTE, MAURICE, LA MARIOTTE, HUGUETTE
HUGUETTE, en pleurs, poursuivie par la Mariotte qui la harcèle.
Mais laissez-moi, je vous dis, laissez-moi !
LA MARIOTTE.
Mais enfin, qu’est-ce que vous avez, Mademoiselle ?
HUGUETTE.
Mais rien, quoi ! je n’ai rien.
LA MARIOTTE.
Comment, rien ! Je vous trouve là, au fond du jardin, pleurant à chaudes larmes.
HUGUETTE, convulsivement.
Oh !
LA MARIOTTE.
Attendez, je vais un peu aller trouver votre papa pour qu’il voie clair dans tout ça.
HUGUETTE.
Oh ! non, non ! Je vous le défends !
LA MARIOTTE.
Si, si ! Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, moi !
Elle entre au presbytère.
HUGUETTE, s’effondrant sur le banc qui entoure l’arbre.
Oh ! n’avoir même pas la liberté de pleurer en paix.
Elle pleure, la tête dans ses mains. Maurice et Étiennette ont écouté tout cela avec compassion.
ÉTIENNETTE, émue, à Maurice à mi-voix.
Dis-lui un mot, voyons ! console-la !
Maurice hésite un instant, puis se laissant persuader, va s’asseoir tout près d’Huguette.
MAURICE, une fois assis.
Tu pleures, Huguette ?
HUGUETTE, sursautant.
Hein ! Toi !
Essuyant vivement ses yeux.
Non ! non !
MAURICE, affectueusement.
Si, je le vois bien. Qu’est-ce que tu as ?
HUGUETTE.
Rien !... c’est nerveux !
MAURICE, id.
Non, ça n’est pas nerveux ! Tu as du chagrin... Est-ce vrai ce qu’on m’a dit, que c’est à cause de moi ?
HUGUETTE.
De toi ? Oh ! non !... non !
MAURICE.
Ah ! n’est-ce pas que ce n’est pas exact
Avec un geste de la tête dans la direction d’Étiennette qui, elle, assiste à cet entretien, dissimulée par l’arbre.
ce qu’on voudrait me persuader, que, soi-disant, tu m’aimerais ?
HUGUETTE, vivement.
Oh ! non ! non !
MAURICE, sur un ton de triomphe à l’adresse d’Étiennette.
Ah !
À Huguette.
Qu’au contraire, la vérité, c’est que plutôt, un peu d’antipathie...
HUGUETTE, avec feu.
D’antipathie ! oh ! non...
Plus timidement.
Non !
MAURICE.
Non ?
HUGUETTE, toute confuse.
Oh ! Maurice ! Maurice, laisse-moi !
MAURICE.
Tu me repousses ?
HUGUETTE, se cachant la figure dans les mains.
Oh ! que je suis malheureuse !
MAURICE, affectueusement.
Huguette !
ÉTIENNETTE, s’avançant.
Pourquoi avoir ainsi la pudeur de ses sentiments ?
HUGUETTE, se dressant, haineuse.
Vous !
ÉTIENNETTE, avec beaucoup de douceur, tout en cherchant à cacher sa souffrance.
Je dis, moi, qu’il y a une petite cousine qui adore son petit cousin, mais qui aimerait mieux mourir plutôt que de le lui dire et qui pourtant ne serait pas fâchée qu’il le sache !... Eh ! bien, il le sait, le petit cousin.
HUGUETTE, les yeux pleins de larmes.
Oh ! Madame c’est mal de...
ÉTIENNETTE.
Mais non, mais non, et l’on s’est dit que si un jour le petit cousin épousait la petite cousine...
HUGUETTE, à travers ses larmes.
Oh ! taisez-vous ! taisez-vous !
ÉTIENNETTE.
...cela ferait un petit ménage très assorti...
HUGUETTE, id.
Madame, je vous en conjure !
ÉTIENNETTE.
...et où chacun pourrait faire le bonheur de l’autre.
HUGUETTE, id.
Oh ! Madame... !
ÉTIENNETTE.
Et maintenant la petite cousine se décidera-t-elle à avouer qu’elle aime bien son petit cousin ?
HUGUETTE, id.
Oh ! Madame, et moi qui vous ai parlé si durement tout à l’heure.
ÉTIENNETTE, simulant l’étonnement.
À moi ? Et qu’est-ce que vous m’avez dit ?
HUGUETTE, id.
Oh ! vous avez bien entendu. J’ai osé vous dire : « Vous, je vous déteste ! »
ÉTIENNETTE.
Allons donc ! comme c’est curieux ! j’avais entendu tout autre chose.
HUGUETTE, surprise.
Et quoi donc ?
ÉTIENNETTE.
J’avais entendu : « Oh, Madame, comme j’aime mon petit cousin Maurice. » Vous articulez bien mal, Mademoiselle.
HUGUETTE.
Oh ! comme vous vous vengez !
ÉTIENNETTE.
Avouez que la vengeance est douce.
HUGUETTE.
Je ne sais que répondre : oh ! j’ai trop honte !
ÉTIENNETTE,
lui prenant doucement la tête et l’appuyant contre la poitrine de Maurice.
Allons, jeune fiancée, appuyez là votre tête, vous y cacherez mieux votre honte.
HUGUETTE.
Oh ! Madame.
MAURICE, affectueusement.
Petite Huguette.
Il l’embrasse dans les cheveux tandis qu’Étiennette au-dessus d’eux, un genou sur le banc, les rapproche et les regarde avec une douloureuse émotion.
ÉTIENNETTE, en faisant un effort sur elle-même.
À la bonne heure.
Scène XII
ÉTIENNETTE, MAURICE, HUGUETTE, LE MARQUIS
LE MARQUIS, sortant rapidement du presbytère.
Qu’est-ce qu’on me dit : ma fille...
Restant coi devant le tableau qu’il a devant les yeux.
Ah !
HUGUETTE, courant se jeter dans les bras de son père.
Papa !
MAURICE.
Mon oncle !
ÉTIENNETTE, passant devant Maurice et allant vers le Marquis.
Monsieur le Marquis, pardonnez-moi de m’être mêlée de ce qui ne me regarde pas !
LE MARQUIS, surpris.
Comment ?
ÉTIENNETTE.
Je viens de fiancer deux êtres faits l’un pour l’autre.
LE MARQUIS, interloqué.
Hein !... Vous ?
ÉTIENNETTE, s’efforçant de dissimuler sa douleur.
J’ai donc l’honneur de vous demander ! oh ! pour dans un an... un an et demi !... la main de Mademoiselle votre fille pour son cousin Maurice.
LE MARQUIS, suffoqué.
Comment !... c’est vrai ?
HUGUETTE.
Puisque madame le dit.
LE MARQUIS, n’en croyant pas ses oreilles.
Ce n’est pas possible ! J’en tombe des nues. Allons ! C’était notre beau projet d’autrefois ! Mais je le croyais bien dans l’eau.
À ce moment Huguette quitte son père et se sauve en courant vers le presbytère.
Eh ! bien, quoi donc ! Huguette ! où vas-tu ? Où vas-tu ?
Il cherche à la rattraper, mais s’arrête sur la première marche du perron.
HUGUETTE, tout en courant.
Je reviens ! je reviens.
Elle sort.
MAURICE, ahuri.
Qu’est-ce qu’elle a ?
ÉTIENNETTE, qui, pendant toute cette scène, a souffert visiblement un véritable calvaire, allant à Maurice et avec une émotion contenue.
Et maintenant, mon petit Maurice, il faut être bien raisonnable et me laisser m’en aller.
MAURICE, sursautant.
Hein ! Tu pars ?
ÉTIENNETTE.
Je ne saurais rester davantage. Ma place n’est plus ici.
MAURICE.
Oh ! alors, attends-moi ; je rentre avec toi.
ÉTIENNETTE, vivement.
Non ! non ! Toi, tu partiras ce soir.
MAURICE, suppliant.
Étiennette !
Le marquis, comprenant la scène, reste à l’écart et prend un air absent.
ÉTIENNETTE.
Si ! si ! Tu vas être bien mignon et faire ce que je te dis.
MAURICE, avec angoisse.
Étiennette, tu ne penses pas à me quitter ?... Tu rentres à Paris, mais une fois là-bas... ?
ÉTIENNETTE, luttant contre ses larmes.
Mais oui, mais oui !... Tu sais bien que je t’aime.
MAURICE.
À demain, alors ?
ÉTIENNETTE.
À demain.
Maurice tend ses lèvres vers elle pour l’embrasser, elle le repousse doucement.
Allons ! allons ! sage !...
MAURICE.
Étiennette !
ÉTIENNETTE.
Chut ! Chut ! Demain !
Elle a gagné doucement à reculons jusqu’à la porte de droite. Au moment de la franchir, à Maurice qui la regarde littéralement terrassé, elle envoie un baiser et sort. Elle n’est pas plus tôt dehors qu’Huguette paraît tirant la Comtesse par la main ; à leur suite, l’Abbé, Eugénie, Heurteloup.
Scène XIII
MAURICE, LE MARQUIS, HUGUETTE, LA COMTESSE, L’ABBÉ, EUGÉNIE, HEURTELOUP
HUGUETTE, entraînant la Comtesse.
Venez ! venez, ma tante ! Vous ne savez pas la nouvelle ?... Maurice m’a demandé ma main.
TOUS, stupéfaits.
Hein !
MAURICE, tombant des nues.
Moi ?
LA COMTESSE.
Est-il possible ! Toi ! mon enfant !
MAURICE, abasourdi.
Non, c’est-à-dire que...
LA COMTESSE, radieuse.
Oh ! mon enfant ! mon chéri ! Ce mariage-là, à la bonne heure !
MAURICE.
Maman, je vais vous dire...
EUGÉNIE, qui, ainsi qu’Heurteloup, a fait le tour par le fond, surgissant à la gauche de Maurice.
Oh ! Maurice ! Ça, oui ! Voilà qui est bien !
Elle lui serre la main et remonte.
MAURICE, abasourdi.
Comment ?
L’ABBÉ, surgissant à son tour à la droite de Maurice, la Comtesse étant un peu remontée.
Mes compliments ! Une union comme celle-là !...
Il lui serre la main et remonte féliciter la Comtesse.
MAURICE, id.
Écoutez, Monsieur le Curé...
HEURTELOUP, surgissant à sa gauche.
Je ne suis pas pour le mariage, mais celui-là !...
Il lui serre les mains avec chaleur.
MAURICE, id.
Mais enfin !...
HUGUETTE, passant son bras autour du sien.
Tu vois comme tout le monde est content.
LE MARQUIS.
Allons, mon fils ! dans mes bras !
MAURICE.
Je voudrais pourtant...
HUGUETTE, le poussant dans les bras de son père.
Là ! dans les bras de papa !
LE MARQUIS, l’étreignant.
Mon enfant ! Mon gendre !
TOUS.
Bravo ! bravo !
MAURICE, avec un affolement comique.
Mais ça y est !... On me marie alors !... On me marie !...
Au milieu des applaudissements, on entend des « très bien », « À la bonne heure »...
LA COMTESSE, qui est descendue à l’extrême gauche, à la droite du Marquis.
Alors, tu consens ?
LE MARQUIS, en regardant Maurice.
Si je consens !... Je crois bien !
Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la cantonade le grelot d’un cheval.
MAURICE, instinctivement, se précipitant vers la grille du fond, et à part.
Étiennette !
Tout le monde le regarde, étonné.
LE MARQUIS, à qui ce jeu de scène n’a pas échappé, hochant la tête, et à part.
Aha !
Voyant Maurice qui, s’étant rendu compte que son mouvement a été remarqué, redescend un peu gêné. Reprenant sa phrase.
Je consens... mais pas tout de suite.
TOUS, désappointés.
Oh !
LE MARQUIS.
Non, non !... ce sont encore deux enfants !... Maurice finira son service militaire. Pendant ce temps, Huguette se fera plus femme !... Dans un an... un an et demi.
Sournoisement.
Je suis persuadé que Maurice se rangera à mon désir.
MAURICE, hypocritement.
Mais, mon oncle, du moment que c’est votre volonté.
LE MARQUIS, malicieusement.
C’est ma volonté, oui !... oui !...
HUGUETTE, passant son bras autour de celui de Maurice.
L’important, c’est de savoir qu’on s’épousera, n’est-ce pas ?
Elle entraîne Maurice vers l’arbre sur le banc duquel ils s’asseyent.
LA COMTESSE, bas, au Marquis.
Ah, çà !... pourquoi ?...Pourquoi tant de temps ?
LE MARQUIS, comme un homme qui a son idée de derrière la tête.
Parce que...
Pour donner une raison.
Parce que, ma chère Solange, ces enfants ne sont mûrs, ni l’un ni l’autre, pour le mariage, et puis !... et puis enfin, parce que j’estime qu’en matière de fièvre, il ne faut jamais essayer de la faire rentrer. Il faut que ça sorte... et puis que ça passe.
LA COMTESSE.
Je ne comprends pas.
LE MARQUIS.
Oui, mais moi, je me comprends.
L’ABBÉ, debout près du jeune couple assis.
Allons ! voilà un mariage que je bénirai, car j’espère bien qu’il se fera à Plounidec.
LA COMTESSE.
Certes !
HEURTELOUP, à l’extrême droite.
Est-ce qu’il faudra que j’y assiste en bleu ?
EUGÉNIE, prés de lui.
Naturellement !
HEURTELOUP.
Eh bien ! Elle est verte, celle là !
LE MARQUIS.
Qu’est-ce que vous voulez, Heurteloup ! ça n’est pas rose tous les jours !
VARIANTE
Nota. Quelques impresarios étrangers m’ont fait remarquer à propos de l’homme que l’on joue au bleu au dernier acte du Bourgeon, que ce genre de vœu étant inconnu dans certains pays, il convenait, pour faire comprendre la chose, d’initier le public des dits pays, par une scène préparatoire qui en assurerait l’effet. J’ai donc écrit dans ce but la variante ci-dessous qui, je l’espère, satisfera à toutes les exigences.
G. F.
ACTE I
Scène XI
ÉTIENNETTE, GUÉRASSIN, HEURTELOUP, puis LA COMTESSE puis LE MARQUIS et L’ABBÉ
LA COMTESSE, voyant le docteur qui sort de chez son fils.
Ah ! Docteur !...
Redescendant en scène avec lui.
Eh ! bien vous avez examiné mon fils ?
VÉTILLÉ.
Eh ! oui, madame ; il se dispose à aller prendre son bain.
LA COMTESSE.
Ah ! vous autorisez ?
VÉTILLÉ.
Certes ! très bon, la mer, ça fouette le sang ! Tout ce qui est exercice violent, j’approuve.
LA COMTESSE.
Ah ! Docteur, si vous saviez – ma cousine peut vous le dire – tous les tourments que cet enfant m’a donnés depuis sa naissance, avec sa santé !... Tout petit, j’ai failli le perdre de la scarlatine ! Les médecins l’avaient abandonné, Docteur !
VÉTILLÉ.
Ils n’en font jamais d’autres !
LA COMTESSE.
Heureusement, j’étais là ! je l’ai sauvé, moi !... malgré eux !
VÉTILLÉ.
Eh ! mon Dieu !... et comment ? Ça m’intéresse, vous comprenez !
LA COMTESSE, comme de la chose la plus simple du monde.
En le vouant au bleu.
VÉTILLÉ.
Quoi ?
LA COMTESSE.
Je l’ai voué au bleu.
VÉTILLÉ.
C’est la première fois que j’entends parler de cette médication-là.
EUGÉNIE, à part, avec pitié.
Médication !
LA COMTESSE, avec un sourire indulgent.
Vous ne me paraissez pas, Docteur, très versé sur les choses de la religion.
VÉTILLÉ.
Dame ! madame, évidemment !... ce n’est pas beaucoup ma partie.
EUGÉNIE, à part et comme précédemment.
Sa partie !
LA COMTESSE.
Eh ! bien, docteur, pour vous initier : quand on a des raisons d’appeler la Miséricorde Divine sur un être aimé, on le voue à la Vierge, oui !... pour un temps déterminé.
VÉTILLÉ, avec un profond sérieux.
Ah !
LA COMTESSE.
Et alors, il est entendu que pendant cette période on ne l’habille, des pieds à la tête, qu’en bleu.
VÉTILLÉ.
Oui-da !
EUGÉNIE.
...qui est la couleur de notre sainte Mère la Vierge Marie.
VÉTILLÉ.
Oui, oui, oui, oui !... Eh ! bien, mais, dites donc, si vous avez confiance dans ce remède, moi vous savez !... Avant tout, la foi.
EUGÉNIE, avec amour.
Oh ! oui.
LA COMTESSE.
Hélas ! docteur, mon fils part en octobre pour son service militaire.
VÉTILLÉ.
Ah ? ah ?... oh ! mais très bon ça ! Je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais j’aurais bien plus confiance dans ce remède-là qu’en votre machin bleu, vous savez !
EUGÉNIE, scandalisée.
Oh !
VÉTILLÉ.
Le régiment, aha ! parlez-moi de ça ! voilà qui vous requinque un homme ! Sans compter que votre fils trouvera parmi ses camarades des exemples salutaires à son état et s’il a la bonne idée de les suivre !...
LA COMTESSE.
Vraiment, Docteur ? Oh ! vous me tranquillisez : moi qui me faisais un monde !... Mais enfin, qu’est-ce qu’il a ?
VÉTILLÉ.
Votre fils ?
LA COMTESSE.
Oui !
VÉTILLÉ.
Eh ! bien, mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est un garçon qui fait de la neurasthénie.
LA COMTESSE, s’effarant.
Ah ! mon Dieu, c’est grave ?
VÉTILLÉ.
En soi, non ; mais enfin c’est toujours un mauvais terrain.
LA COMTESSE.
Dieu ! mon Dieu !... et comment pensez-vous qu’on puisse enrayer ?...
VÉTILLÉ.
Comment ?
LA COMTESSE.
Oui.
VÉTILLÉ, hésite un moment, puis brusquement.
Écoutez-moi, madame ! Je suis un vieux militaire et pour moi un chat est un chat.
LA COMTESSE.
Oui, Docteur, oui.
VÉTILLÉ.
Eh ! bien, ce qu’il faudrait à votre fils, dame !... il faudrait !... il faudrait !...
LA COMTESSE, sur les charbons.
Mais quoi ? Quoi ?
VÉTILLÉ, éclatant.
Mais qu’il marche, madame ! qu’il marche !
Etc., etc.