Patrie ! (Victorien SARDOU)
- ACTE I
- Premier Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- ACTE II
- Deuxième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Troisième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- ACTE III
- Quatrième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Cinquième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- ACTE IV
- Sixième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Septième Tableau
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Huitième Tableau
- Scène première
- Scène II
Drame historique en cinq actes et huit tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint Martin, le 18 mars 1869.
Personnages
LE COMTE DE RYSOOR
KARLOO VAN DER NOOT
LE DOC D’ALBE
LA TRÉMOUILLE
GUILLAUME D’ORANGE
NOIRCARMES, grand prévôt
VARGAS, secrétaire du Tribunal des troubles
DELRIO, conseiller
JONAS, carillonneur de la ville
MAÎTRE ALBERTI, médecin
RINCOÑ, officier espagnol
MIGUEL, officier espagnol
UN ENSEIGNE, officier espagnol
NAVARRA, officier espagnol
GALÈNA, conjuré flamand
BAKKERZEEL, conjuré flamand
CORNÉLIS, conjuré flamand
MAÎTRE CHARLES, bourreau
GOBERSTRAET
UN PASTEUR ÉVANGÉLIQUE
UN BRASSEUR
UN TAVERNIER
UN HÉRAUT
LE MAJORDOME
PEREZ, courrier
PREMIER OFFICIER DU PRINCE D’ORANGE
DEUXIÈME OFFICIER DU PRINCE D’ORANGE
UN SOLDAT DU PRINCE
CORTADILLA, personnage muet
DOÑA DOLORÈS
DOÑA RAFAËLE
SARAH MATHISOON
GUDULE
UNE FEMME DU PEUPLE
UNE RIBAUDE
JOSUAH KOPPESTOCK
UN PETIT GARÇON
SOLDATS
GENS DU PEUPLE, etc.
Bruxelles, 1568.
ACTE I
Premier Tableau
Le marché de la Vieille-Boucherie à Bruxelles. Gros piliers et traverses encore munies de leurs crocs de fer. Ce marché, abandonné par les marchands, a été occupé par les soldats espagnols, auxquels il sert de campement. On voit au fond une rue et des pignons couverts de neige. Trois grands feux sont allumés sous ces piliers : à droite, au fond ; près de l’entrée et à gauche. Ça et là, aux piliers, des cuirasses accrochées, des drapeaux espagnols, des armes. Croupe d’officiers autour du feu à gauche et de soldats autour des deux autres, couches sur la paille ou assis sur de mauvais tapis, jouant aux dés, buvant, fourbissant leurs armes ou faisant la cuisine. Des enfants de soldats, des ribaudes, allant et venant et versant à boire d’un groupe a l’autre. De place en place, des monceaux de meubles brisés, différents objets de tout genre résultant du pillage. Une charrette à gauche, deuxième plan, pleine de linges, de vases, etc. Tout le désordre d’une ville occupée militairement. Des patrouilles vont et viennent. Bruit de tambours et fusillades lointaines. Tables, bancs, tonneaux, etc.
Scène première
RINCOÑ, NAVARRA, MIGUEL, UN ENSEIGNE, SOLDATS, PIQUIERS, LANSQUENETS, ARTILLEURS, RIBAUDES, ENFANTS
Au lever du rideau, un grand roulement de tambours dans la rue.
RINCOÑ, qui joue aux dés à gauche, avec Miguel et Navarra.
Qu’est-ce que cela ?
MIGUEL, regardant au fond.
C’est un convoi de prisonniers qui nous arrive.
RINCOÑ.
Au diable ! c’est le vingtième qui entre à Bruxelles depuis ce matin. Pourquoi les amener ici ? Qu’on les enferme aux Jacobins !
MIGUEL.
Mais, capitaine, les Jacobins, le marché au bois, l’hôtel d’Egmont... tout regorge.
RINCOÑ.
Et la Boucherie aussi regorge !... Où veut-on que je les fourre ?
UN ENSEIGNE.
Ma foi, seigneur Rincoñ, il y a là une sorte d’étable, à gauche de l’ancienne porcherie... Entassez-les là-dedans... c’est assez bon pour eux !
RINCOÑ, debout.
Je vais voir ça. – Jetez-moi du bois au feu, vous autres !...
L’ENSEIGNE, près du feu.
Oui, capitaine.
RINCOÑ, sortant par la gauche.
Chienne de ville... on grelotte !
MIGUEL, à deux soldats qui fourbissent leurs armes au fond.
Hé ! là-bas, vous autres, du bois !
UN SOLDAT.
Il n’y en a plus...
MIGUEL.
Eh bien, faites-en...
Navarra prend la place du capitaine et joue avec Miguel.
LES SOLDATS.
Oui, lieutenant !
Ils démolissent un tonneau a coups de hache et apportent du bois. Détonations lointaines.
NAVARRA, jouant.
Et dix ! à moi !... On fusille donc, là-bas ?
MIGUEL.
Oui, au Parc.
NAVARRA.
Voilà une sottise ! User de la poudre ! c’est trop bon pour ces chiens d’hérétiques !...
Cortadilla paraît au fond, avec des oies volées qu’il veut faire cuire au feu qui est sur la place ; dispute, cris, huées.
Eh ! là-bas, du silence !... mille diables !
L’ENSEIGNE.
Ils sont gris !
Cortadilla redescend à droite, et s’installe au feu qui est sous les piliers.
MIGUEL.
Bah ! laissons-les !... nous sommes en carnaval.
L’ENSEIGNE.
Au fait, oui, c’est mardi gras...
NAVARRA.
Et dire que nous sommes là, à geler pour ces maudits Flamands !
UN SOLDAT, arrivant du fond.
On demande le capitaine Rincoñ à la maison de ville.
MIGUEL.
Il n’est pas là.
NAVARRA, à l’enseigne.
Verse donc !...
L’ENSEIGNE.
C’est vide.
À une ribaude.
Viens ici, toi !...
LA RIBAUDE, venant de la droite.
Leurs Seigneuries veulent boire ?
L’ENSEIGNE.
Oui, ma belle enfant !
Elle verse à boire.
RINCOÑ, rentrant.
Ma foi, je ne sais plus où donner de la tête ; voilà maintenant tout un village qui nous arrive.
MIGUEL.
Capitaine, on vous demande à la maison de ville.
RINCOÑ.
Oui, je sais, pour les arquebuses de la garde bourgeoise.
L’ENSEIGNE.
On la désarme ?
RINCOÑ.
Oui, c’est plus sûr ! Passez-moi mon épée et un verre de bière...
À la ribaude.
Ah ! c’est toi, Carmelita ?
LA RIBAUDE.
Oui, capitaine...
RINCOÑ, regardant une belle chaîne d’or qu’elle a au cou.
Tiens, tiens, tu as une jolie chaîne ; qui t’a donné cela ?
LA RIBAUDE.
C’est Pacheco qui me l’a donnée...
RINCOÑ, bouclant son épée.
Pacheco est un heureux mortel !... Au revoir !
UN SOLDAT.
Capitaine, voici encore une douzaine de personnes arrêtées !...
RINCOÑ.
Encore !... à tous les diables !
MIGUEL.
Mettons-les ici sous ces piliers.
RINCOÑ.
Ma foi, où vous voudrez ! Miguel, j’y renonce.
Il sort par le fond.
Scène II
RYSOOR, LA TRÉMOUILLE, NAVARRA, MIGUEL, UN ENSEIGNE, SOLDATS, PIQUIERS, LANSQUENETS, ARTILLEURS, RIBAUDES, ENFANTS
MIGUEL, au capitaine.
À tantôt...
Aux soldats.
Amenez les prisonniers !...
La Trémouille et Rysoor sont introduits par le fond à droite, entre deux haies de soldats.
L’OFFICIER, qui commande le cortège, à la Trémouille.
Marchez donc, vous.
LA TRÉMOUILLE, s’arrêtant, et tranquillement.
Pardon, l’ami ! on m’a enlevé mon épée !... mais il me reste ma canne, et, si vous me touchez encore de la sorte, je vous la casse sur les épaules.
L’OFFICIER, levant l’épée.
Plaît-il, maraud !
LA TRÉMOUILLE, le désarmant d’un coup de canne et lui cinglant les épaules.
Voilà, maroufle !
L’officier saute sur son épée et veut se jeter sur lui. Navarra et Miguel s’élancent et s’interposent.
MIGUEL, à la Trémouille.
Vous allez vous faire écharper, vous !...
LA TRÉMOUILLE.
Pardon, vous êtes ?...
MIGUEL.
Lieutenant...
LA TRÉMOUILLE.
Et moi, je suis le marquis de la Trémouille, fidèle sujet et ami de Sa Majesté Charles, roi de France ; et, tout prisonnier que je suis, je ne permets pas à un manant de porter la main sur moi !... Ceci dit... pour votre gouverne... où s’assied-on, chez vous ?...
MIGUEL, très poli.
Monsieur le Marquis... c’est différent ! – Voici des sièges contre ce pilier.
LA TRÉMOUILLE.
Sont-ils propres, au moins, ces sièges ?...
À Rysoor, qui prend un escabeau pour s’asseoir.
Ah ! Monsieur, pardon !
RYSOOR, saluant.
Monsieur, après vous !
LA TRÉMOUILLE, de même.
Monsieur, je n’en ferai rien !
RYSOOR.
Vous êtes Français, Monsieur, et moi, je suis habitant de cette ville, par conséquent chez moi !
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! Monsieur, je ne demande pas si vous êtes gentilhomme !
RYSOOR.
Le comte de Rysoor, Monsieur ! tout à votre service.
LA TRÉMOUILLE.
Et le marquis de la Trémouille, Monsieur ! tout au vôtre. – Puisque Votre Seigneurie est de cette ville, elle serait bien gracieuse de me dire où nous sommes ?
RYSOOR.
Monsieur le Marquis, nous sommes dans le bâtiment de l’ancienne Boucherie, converti par les Espagnols en campement, comme vous voyez...
LA TRÉMOUILLE.
Quel campement !...
RYSOOR.
Et quels soldats !... l’écume des nations !... Napolitains, Lombards, Suisses, Portugais ! tous aventuriers, bandits, gens de sac et de corde, accourus avec leurs filles de joie et leurs bâtards sous ce drapeau qui leur assure l’impunité du crime ! Et c’est cela qui nous opprime, nous vilipende et nous tue : cette engeance armée, qui s’appelle les troupes espagnoles !
LA TRÉMOUILLE.
Alors, Monsieur, c’est ici qu’on parque les personnes arrêtées, comme vous et moi ?
RYSOOR.
Et qu’on les exécute au besoin...
LA TRÉMOUILLE.
Toujours la boucherie ?
RYSOOR.
Toujours !
LA TRÉMOUILLE.
Très bien !... Je vous demande pardon, monsieur le Comte, mais j’arrive, et c’est la première fois que je viens à Bruxelles.
RYSOOR.
Vilain début, monsieur le Marquis !
LA TRÉMOUILLE.
Surtout pour un voyage d’agrément.
RYSOOR.
D’agrément ?
LA TRÉMOUILLE.
Voici le fait !... Je ne vous ennuie pas, au moins ?
RYSOOR.
Au contraire !... Nous ne saurions mieux faire que de causer, en attendant que M. le Grand Prévôt vienne décider de notre sort !
LA TRÉMOUILLE.
Jasons donc !... Mais, pardon, il faut que je vous dise que je suis calviniste.
RYSOOR.
J’en suis ravi, Monsieur.
LA TRÉMOUILLE.
Vous seriez aussi de la religion ?...
RYSOOR.
Et je m’en fais gloire !
LA TRÉMOUILLE, se levant.
Parbleu ! monsieur le Comte, permettez-moi de vous serrer la main de tout mon cœur !
RYSOOR, de même.
Monsieur !
Détonations lointaines.
LA TRÉMOUILLE.
Qu’est-ce que c’est que cela ?...
RYSOOR, ôtant son chapeau.
Cela, monsieur le Marquis, ce sont des hérétiques, comme vous et moi, que l’on fusille !...
LA TRÉMOUILLE, de même.
Dieu les reçoive !
Se rasseyant.
Je disais donc, que Sa Majesté qui me veut du bien, pour mon adresse au jeu de paume...
RYSOOR.
Ah ! vous êtes... ?
LA TRÉMOUILLE.
De première force !... Sa Majesté donc me fait venir et me dit : « La Trémouille, il fait ici trop chaud pour toi, mon ami... Va voir l’Italie ou les Pays-Bas ! » Je vais donc voir les Pays-Bas. – À la frontière, au beau milieu d’une rivière, qu’est-ce que je vois, entouré d’un gros de cavaliers ?... M. Louis de Nassau qui me crie : « Tiens ! la Trémouille !... » Je l’ai connu au Louvre, quand il y vint avec le prince Guillaume son frère, un excellent gentilhomme !...
RYSOOR.
Le prince d’Orange !... Dites, monsieur le Marquis, le plus loyal, le plus noble, le plus sage et le plus valeureux citoyen de ce pays ! l’honneur des Pays-Bas !... et son salut peut-être !... Donc, son frère, M. de Nassau, vous appelle !...
LA TRÉMOUILLE.
Et je lui crie à mon tour : « Monsieur, que diable faites-vous là dans l’eau ?... » Il me répond : « Je cherche un gué pour mes hommes !... Êtes-vous des nôtres ? – Pourquoi faire ? – Pour nous frotter à MM. les Espagnols !... » Ceci me charme ! En tant que réformé, je n’ai point de tendresse pour Sa Majesté Catholique le roi Philippe !...
RYSOOR.
Et moi, je le hais !
LA TRÉMOUILLE.
Et puis, c’est un mélancolique, cet homme... il m’ennuie !... Je dis donc à M. de Nassau : « Ma foi, oui, j’y vais ! » Nous chevauchons tout le jour, la troupe se grossit... à la nuit, c’est une petite armée... Le lendemain, nous rencontrons MM. les Espagnols à Jemmingen ! On se bat !... ou plutôt on nous bat... à plate couture ! Mon cheval blessé tombe... et moi dessous !... Un Espagnol me désarme et me vend cent pistoles... le harnais du cheval compris, à son capitaine, qui me vend mille ducats à son colonel, lequel me revend le triple au duc d’Albe, qui taxe ma rançon à cent mille écus de France !
RYSOOR.
Et le Duc ?
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! non ! ça s’arrête là, heureusement !... je finirais par avoir trop de valeur !
RYSOOR.
En effet, cent mille écus !...
LA TRÉMOUILLE.
C’est déjà bien joli ! – J’ai écrit à monsieur mon frère qu’il ramasse la somme... Il m’en coûtera bien deux ou trois châteaux ; mais, de quarante clochers que je possède, quand j’y laisserais la demi-douzaine !
RYSOOR.
Et en attendant ?...
LA TRÉMOUILLE.
Eh attendant, je m’ennuyais, vous comprenez !... Venir dans les Pays-Bas pour son plaisir et se voir parqué à Jemmingen entre deux soldats !... Ma foi, je me suis dit ! « J’ai donné ma parole de ne pas franchir d’un pas la frontière ! Très bien, ne franchissons pas la frontière : mais allons voir Bruxelles !... Ventre-Mahom ! il ne sera pas dit que je suis venu dans les Pays-Bas pour mon agrément, et que je n’aurai pas vu Bruxelles en carnaval ! »
RYSOOR.
Et vous voilà !...
LA TRÉMOUILLE.
Et me voilà, arrêté dès mon arrivée, ce qui me semble un peu dur, pour un mardi gras !
Bataille au fond entre deux ribaudes, qui tirent le couteau, et que les soldats entourent en les excitant. Miguel et les officiers les séparent et s’éloignent ; Il ne reste plus en scène que Rysoor et la Trémouille.
RYSOOR, suivant des yeux tout ce monde, qui se disperse, et prenant le milieu de la scène.
Oui, c’est aujourd’hui mardi gras... Ah ! monsieur le Marquis, à pareil jour, il y a trois ans encore, sous le cardinal Granvelle et madame la Gouvernante, vous n’auriez vu en cette ville que fêtes et festins, masques, sarabandes et carrousels !... Toute la semaine, on dansait nuit et jour sans relâche, à l’hôtel d’Egmont ; et, tout le mois, M. le prince d’Orange tenait table ouverte... Aujourd’hui, M. d’Egmont est mort sur l’échafaud, et sa veuve va de porte en porte mendier le pain de ses enfants... Le prince d’Orange n’a plus un toit où reposer sa tête, et celui qui possédait la fortune d’un roi, en est réduit à vendre sa vaisselle d’or aux juifs de Strasbourg, pour donner de la poudre à ses partisans !... Cette ville ! cette ville florissante et riche entre toutes, cette malheureuse ville n’est plus qu’un bivouac où l’Espagnol et ses chevaux se vautrent sur la paille à tous les carrefours. Partout des rues silencieuses et mornes... où quelque rare passant longe les murs, de peur de se heurter à des soldats ivres !... partout les boutiques fermées, les ateliers déserts !... à tous les clochers le drapeau noir !... à toutes les portes les draperies de deuil !... à tous les instants,
Détonations au loin et son de cloches.
ces détonations lointaines qui nous apprennent que l’on fusille, et ce glas des morts qui nous rappelle que l’on enterre !...
LA TRÉMOUILLE.
Vive-Dieu ! monsieur le Comte, voici en effet un terrible carnaval !
RYSOOR.
Pour la campagne, Monsieur, vous l’avez vue !... Là, c’est différent, on ne prend plus la peine d’ensevelir les morts !... Où l’armée royale a passé, on suit sa trace au vol des corbeaux... Des villages entiers sans habitants ! tous les toits fumants ! tous les murs en ruine !... À toute porte, une mare de sang, où les cadavres croupissent à la merci des loups !... Des troupeaux de femmes et d’enfants, affamés, disputant leur nourriture aux animaux immondes !... Et partout ! partout le gibet ! – Quand les fourches patibulaires sont chargées à se rompre, ils pendent aux arbres ! quand les arbres ploient sous la charge... ils pendent aux grilles, aux auvents, aux gouttières, aux enseignes !... Toute saillie devient potence !... Et, quand tout cela regorge !... une roue sur une perche, à chaque rayon une victime, et c’est par une allée de ce genre que l’on arrive à chaque porte de Bruxelles... Des avenues de chair humaine !... Enfin, quand la corde elle-même vient à leur manquer, et que l’on ne peut plus pendre, on fusille !... Quand la poudre se fait rare... on noie !... Et quand l’eau sanglante se croupit... on brûle !... Nous sommes en hiver, c’est tout profit !... la garnison se chauffe !
LA TRÉMOUILLE.
Que d’horreurs, Monsieur !...
RYSOOR.
Et tout cela, parce que, citoyens des Flandres, nous ne voulons pas être les sujets du roi d’Espagne, qui n’est pour nous que le duc de Brabant, ni ceux de la sainte Inquisition, qui n’est pour nous qu’une infamie !... parce que, héritiers des privilèges et des franchises que nos aïeux nous ont conquis au prix de leur sang, nous ne permettons pas qu’ils soient outrageusement violés par ce roi faussaire et parjure qui, la main sur l’Évangile, à la face de Dieu et des hommes, avait fait serment de les maintenir !... parce que nous ne voulons pas d’autre religion que celle que notre conscience approuve, ni d’autres soldats que nous-mêmes !... parce qu’enfin, nous sommes nés libres, et que nous ne voulons pas, tant qu’il y aura une goutte de sang flamand dans nos veines flamandes, être les esclaves d’un roi despote, d’un soldat brutal, ni d’un moine avide !...
LA TRÉMOUILLE.
Et, vive-Dieu !...vous avez bien raison ! – Je ne sais, Monsieur, ce que l’on nous réserve ici à tous les deux ; mais, si nous en sortons, voici deux bras et un cœur tout à votre service !
RYSOOR.
Merci, monsieur le Marquis !... mais ce qui nous attend est clair !... on vous relâchera et je serai fusillé.
LA TRÉMOUILLE.
Parce que ?
RYSOOR.
Que sais-je ?... Ou m’accusera, par exemple, d’être sorti de la ville, au mépris de l’édit qui défend d’en franchir les portes, sans une permission spéciale du duc d’Albe.
LA TRÉMOUILLE.
Ah !... il y a un édit... portant cette défense ?
RYSOOR.
Et dix-sept autres, avec une pénalité des plus simples !... Pour tous les cas, la mort !
LA TRÉMOUILLE.
Et pour celui-là aussi ?
RYSOOR.
Et pour celui-là aussi !
LA TRÉMOUILLE.
Mais c’est effroyable !
RYSOOR.
Voilà le régime sous lequel nous vivons, monsieur le Marquis, depuis que le duc d’Albe a supprimé toutes nos lois, et bâti sur leurs débris ce tribunal inique, infâme, qu’il appelle le Conseil des troubles, et que nous appelons, nous, le Conseil du sang. – Tenez, il y a pis : voyez-vous ce placard jaune et noir, là-bas, sur ce pilier ?...
LA TRÉMOUILLE.
Oui !...
RYSOOR.
Eh bien, voici ce qu’il porte, et j’ai dû le relire trois fois avant d’y croire... « Au nom du Saint-Office et du Roi, le duc d’Albe, capitaine général, décrète : Tous les habitants des Pays-Bas... » Vous m’entendez bien, je dis tous les habitants des Pays-Bas... « sans distinction de rang, d’âge ni de sexe... sont condamnés à mort comme hérétiques !... »
LA TRÉMOUILLE.
Tous les habitants ?
RYSOOR.
Tous... trois millions d’hommes jugés d’un trait de plume !...
LA TRÉMOUILLE.
C’est de la folie !
RYSOOR.
Oui, mais quelle procédure expéditive ! plus d’interrogatoire ni de témoins, tout homme arrêté peut être exécuté à la minute... il est condamné d’avance !...
LA TRÉMOUILLE.
Monsieur le Comte, sommes-nous dans les Pays-Bas ou dans l’enfer ?
RYSOOR.
Ah ! le roi Philippe a trouvé son homme ! À ce despote maniaque et sombre, il fallait ce valet fanatique et sanguinaire qui n’a d’humain que le visage !... Si... je me trompe !... il est père, cet homme, et bon père... Il a une fille et il l’adore !... Elle languit et se meurt d’épuisement, et il s’en désole !... Le ciel même de leur Espagne ne sauverait plus cette malheureuse enfant dont les jours sont comptés... Celui de Bruxelles, humide et froid, les abrège... Et ce père... voilà bien où Dieu se retrouve !... ce père désolé travaille lui-même à presser l’agonie de son enfant !... Ces fusillades, ces massacres, ces horreurs sans nom, désespèrent cette pauvre jeune fille, charitable et bonne, et ce désespoir l’achève ! Châtiment céleste ! qui punit le bourreau dans le père ! chaque coup qu’il frappe, frappe son enfant au cœur... et plus il nous tue, le monstre ! plus elle en meurt !
LA TRÉMOUILLE.
Et cette nation consent à mourir comme elle, de langueur, d’épuisement ?... Et trois millions d’hommes condamnés en bloc ne se sont pas encore rués sur ce forcené pour le mettre en pièces ?...
RYSOOR.
Patience !... le temps est proche... La rébellion couve dans les provinces hautes... Presque toutes les côtes sont à nous... Guillaume de la Marck est entré dans le port de la Brielle... La province d’Utrecht refuse l’impôt et s’arme en silence... Écrasé de dettes, à bout de ressources, dépouillé par les pirates anglais des subsides qu’il attendait d’Espagne, le Duc vient de lever un nouvel impôt du dixième denier, qui fait courir, dans tous les Pays-Bas, un frisson d’horreur et de haine : car c’est la ruine de toute la nation ! – Que le prince d’Orange, notre sauveur, notre dieu, répare l’échec de Jemmingen, et batte une seule fois les Espagnols... la révolte éclate, les enveloppe et les dévore !...
LA TRÉMOUILLE.
Vive-Dieu ! monsieur le Comte, gardez-moi ma part !
RYSOOR.
Hélas ! Monsieur, vivrai-je jusque-là ?...
Tambours au loin.
Ces tambours pourraient bien nous annoncer MM. le Grand Prévôt et ses dignes acolytes !...
LA TRÉMOUILLE.
Et c’est ce Grand Prévôt-là qui va décider de notre sort ?
RYSOOR.
Oui... Noircarmes, une sorte de brute, qui, par ses exploits, a mérité le surnom de Boucher ! Avec lui, Delrio, un fanatique imbécile, plus bête que méchant, et Vargas, le secrétaire du conseil, un sinistre coquin chassé d’Espagne pour le viol d’une jeune fille dont il était le tuteur, et qui travaille à s’enrichir ici par la confiscation et le vol.
LA TRÉMOUILLE.
Et, de ces trois faquins, aucun, je l’espère, n’est gentilhomme ?
RYSOOR.
Non.
LA TRÉMOUILLE.
À la bonne heure ! je leur parlerai comme il faut !
Les tambours se rapprochent.
RYSOOR.
Les voici, monsieur le marquis ; ceci est peut-être notre dernière heure. Voulez-vous me permettre de vous donner un bon conseil ?
LA TRÉMOUILLE.
Dites que je vous en prie.
RYSOOR.
Si l’on vous interroge sur vos croyances religieuses, cachez bien que vous tenez pour Calvin !... Il y va peut-être de la tête.
LA TRÉMOUILLE.
Monsieur le Comte, si je vous donnais le même conseil, seriez-vous homme à le suivre ?
RYSOOR.
Non !
LA TRÉMOUILLE.
Alors, trouvez bon que je vous imite en toute chose... assuré que c’est le vrai moyen de faire mon devoir !
RYSOOR, lui tendant la, main.
Vous avez raison, Monsieur. Que Dieu vous protège !...
LA TRÉMOUILLE.
Et qu’il vous sauve !
Ils passent à l’extrême droite.
Scène III
RYSOOR, LA TRÉMOUILLE, NOIRCARMES, VARGAS, DELRIO, SOLDATS
Tambours battant aux champs, une escorte de soldats entre et précède Noircarmes, Vargas et Delrio, suivis de deux huissiers du tribunal et d’autres soldats, l’arme au poing. Tons ceux qui sont en scène font cercle autour du Grand Prévôt et de ses compagnons.
NOIRCARMES, brutalement.
Il fait un froid mortel ici !... Du bois !
SOLDATS, au fond.
Du bois !...
VARGAS.
Et allumez des torches ! On n’y verra plus tout à l’heure !
MIGUEL.
Des torches !
SOLDATS, au dehors.
Des torches !
DELRIO.
Allons, dépêchons !... nous nous sommes déjà gelés aux Jacobins !...
Ils s’installent autour de la table et du feu. Un secrétaire et deux acolytes apportent des registres, des soldats attisent le feu.
NOIRCARMES, se chauffant les pieds.
Où donc est le capitaine Rincoñ ?
MIGUEL.
À la commune, Monseigneur, pour le désarmement de la garde bourgeoise !
NOIRCARMES.
Ah ! très bien... À ce propos, a-t-on trouvé le nommé Karloo Van der Noot ?...
RYSOOR, tressaillant, à part.
Karloo !... mon Dieu, que lui veulent ces misérables ?
Il écoute avec anxiété.
MIGUEL.
Monseigneur, le sieur Karloo n’était pas chez lui.
VARGAS, se chauffant les pieds.
Qu’est-ce que c’est que ce Karloo ?
NOIRCARMES.
Un ancien cornette de M. d’Egmont, à la bataille de Gravelines... un gaillard des plus suspects !
DELRIO.
Calviniste ?
NOIRCARMES.
Non, catholique, mais n’en valant guère mieux... Comme capitaine des arquebusiers de la garde bourgeoise, il a reçu l’ordre de désarmer toute sa compagnie dans les vingt-quatre heures et n’en a rien fait !...
DELRIO.
Oh ! oh ! c’est assez suspect, en effet !
VARGAS.
Miguel, un soldat chez ce capitaine, tout de suite avec l’ordre suivant : « Le sieur Karloo a toute la nuit pour ramasser les armes de sa compagnie au poste de l’hôtel de ville... si, à sept heures du matin, il nous manque une seule arquebuse, à sept, heures un quart, il ira méditer à dix pieds du sol sur les avantages de l’exactitude... »
Rires des soldats.
NOIRCARMES, à demi-voix, s’asseyant.
On pourrait bien commencer par là !
VARGAS, de même.
Oui, mais nous n’aurions pas les arquebuses. Il sera toujours temps après !
RYSOOR, respirant.
Il est sauvé !
LA TRÉMOUILLE, à demi-voix.
Jusqu’à demain !
RYSOOR, de même, avec espoir.
Oh ! demain !...
LA TRÉMOUILLE.
En vérité, Monsieur, vous avez tremblé pour lui, plus que pour vous !
RYSOOR.
Oui ! c’est un homme que j’aime comme un frère... je pourrais presque dire comme un enfant !...
NOIRCARMES.
Maintenant, Miguel, commençons !...
Ils prennent place tous trois à la table.
Combien de prisonniers ici ?
MIGUEL.
Seigneurie, cent cinquante, et bien entassés !
NOIRCARMES.
On va les éclaircir !
À Delrio.
Votre Grâce a les papiers ?
DELRIO.
Voilà !
NOIRCARMES, à Miguel.
Allez ! et lestement !
Des soldats sont groupés sur les bancs, les soubassements des colonnes, les tables. On ne voit que des têtes ! La nuit vient et la scène n’est éclairée que par la lueur des foyers et des torches. On amène un malheureux vêtu de noir.
VARGAS, cherchant sur un registre.
Qui, celui-là ?
MIGUEL, à l’homme.
Ton nom ?
L’HOMME.
Balthazar Cuyp !
NOIRCARMES.
Profession ?
L’HOMME, simplement.
Pasteur évangélique !
Murmures des soldats.
DELRIO.
Ah bien !... celui-ci abrège la besogne !
NOIRCARMES.
Oui, à la bonne heure !
À Miguel.
Emmenez !
LES SOLDATS.
À mort ! à mort !
MIGUEL.
Fusillé ?
NOIRCARMES.
Non, pendu !
MIGUEL.
Monseigneur, on n’a plus de cordes !
DELRIO.
Alors, fusillé !
VARGAS, le nez dans le registre.
Mais n’usez donc pas de la poudre inutilement ! On le brûlera avec d’autres ! voilà tout. Le bois ne coûte rien.
NOIRCARMES.
Vous avez raison ! Aux Jacobins !...
MIGUEL.
Aux Jacobins !...
Les soldats, pour laisser passer Balthazar Cuyp, ouvrent leurs rangs qu’ils referment aussitôt.
À un autre !...
Les soldats en amènent un autre, un vieillard.
NOIRCARMES.
Qu’est-ce que celui-là ?
Miguel passe un papier à Delrio.
DELRIO.
Goberstraet... de Naerden.
LE VIEILLARD, tremblant.
Monseigneur, grâce !... je suis un pauvre homme inoffensif !... un père de famille !... Pitié !...
NOIRCARMES, à Delrio.
Accusé ?...
DELRIO.
A vociféré contre l’impôt du dixième denier !
L’HOMME.
Sans malice, Monseigneur !... Grâce !...
NOIRCARMES, montrant le placard sur la colonne.
Tu n’as donc pas lu l’édit... article neuf ?
L’HOMME.
Miséricorde !
On l’emmène, il disparaît de même que le précédent.
À un autre !
On fait descendre un enfant de quatorze ans.
MIGUEL.
Josnah Koppestock.
DELRIO.
Un enfant ?
VARGAS.
Ne s’est pas découvert devant la procession !
Rumeur sourde des soldats.
L’ENFANT, pleurant.
Pitié, Monseigneur ! je suis si jeune !...
NOIRCARMES.
Raison de plus ! Si on laisse grandir les révoltés !
Aux soldats.
Emmenez !
L’ENFANT, tombant à ses genoux, où il se cramponne.
Monseigneur ! grâce, pardon !
NOIRCARMES.
Emmenez !... Si on les écoutait, ils seraient tous innocents ! Emmenez, emmenez donc !...
L’ENFANT, se débattant contre les soldats qui l’entraînent.
Grâce, pitié ! je ne veux pas ! pardon ! laissez-moi ! Au secours, ma mère !...
Il disparait comme les autres.
LA TRÉMOUILLE, à Rysoor, à part.
On a beau s’y attendre, Monsieur... cela fait dresser les cheveux sur la tête !
RYSOOR, de même.
Pauvre enfant !... Sa mère l’attend peut-être à souper.
LA TRÉMOUILLE.
Êtes-vous marié, monsieur le Comte ?
RYSOOR.
Hélas ! oui, Monsieur, à une femme que j’adore !
LA TRÉMOUILLE.
Bon courage, Monsieur !...
VARGAS.
À un autre donc !... Dépêchons !... on grelotte !
Rires des soldats à l’entrée de Jonas, qui les salue.
RYSOOR, inquiet.
Ah ! le sonneur ! Pauvre diable !... comment est-il là ?
NOIRCARMES.
Avancez !
Il prend les papiers des mains de Vargas.
VARGAS.
Injures et sévices envers un soldat.
NOIRCARMES, à Jonas.
Tu t’appelles Jonas ?...
JONAS.
Oui, Monseigneur ; on m’appelle aussi l’Enflé !... mais je n’y tiens pas !
Rires des soldats.
DELRIO, souriant.
Une bonne figure, celui-là !
NOIRCARMES, de même.
Oui ; qu’est-ce que vous faites, l’ami ?
JONAS, enhardi.
Dans ce moment-ci, Monseigneur, je fais pas mal de mauvais sang ; mais il y a un an, avant l’arrivée de monseigneur le duc d’Albe, j’étais carillonneur à la maison de ville.
NOIRCARMES.
Ah ! c’est le carillonneur... bon !... Vous demeurez dans le beffroi ?...
JONAS.
Oui, Monseigneur, avec ma femme et mes petits... On m’a laissé le logement, au rez-de-chaussée, quoiqu’on m’ait supprimé le service des cloches et mes appointements !...
VARGAS.
Oui... Vous logez chez vous le clairon Cortadilla ?
Cortadilla s’avance et fait le salut militaire.
JONAS.
Oui, Monseigneur, j’ai ce désagrément.
VARGAS.
Eh bien, le clairon Cortadilla, ici présent, se plain d’être abreuvé par vous d’humiliations.
JONAS.
Pour abreuvé, Monseigneur, il l’est ! mais c’est de mon vin !... Il a bu toute ma cave !...
Rires des soldats.
NOIRCARMES.
Vous devriez être heureux, maître Jonas !... de désaltérer un bon serviteur de Sa Majesté Catholique, affligé d’une infirmité pareille... Car il a le malheur d’être muet, ayant perdu la langue à la bataille de Saint-Quentin.
JONAS.
Oui, Monseigneur, il m’a conté cela !... une balle qui est entrée dans son clairon, et qui s’est arrêtée à l’embouchure, en lui emportant la moitié de la langue !...
NOIRCARMES.
Eh bien, alors ?
JONAS.
Ah ! c’est un bien malheureux accident ! Ah ! mon Dieu quel funeste accident ! Avant ça, il devait être bavard ; mais, à présent, c’est bien pis... À défaut de langue, il se sert de son clairon !... Il a des sonneries à lui pour toutes les circonstances de la vie... une pour qu’on se mette à table !... une pour demander du potage !... une autre pour redemander du vin !... et je la connais, celle-là !... Enfin, Monseigneur, ce n’est plus une vie ! Il rentre à une heure du matin !
Imitant le clairon, impérieusement.
Ta ra ta ta ta ! c’est-à-dire : « Ouvrez !... » Bon ! je me lève ! et j’ouvre ! Il se couche ! Je m’endors !...
Même jeu, tristement.
Ta ra ta ta ta ! Il est malade !... on se relève, on le soigne... on se recouche.
Même jeu, gaiement.
Ta ra ta ta ta !... Il va mieux... il veut sortir ! Je n’en dors plus... Encore n’est-ce rien ! Mais ne s’est-il pas avisé, ce matin, d’une sonnerie nouvelle !
Même jeu, gaillardement.
Ta ra ta ta ta !... Savez-vous ce que cela veut dire ?
NOIRCARMES.
Ça veut dire ?
JONAS.
« Que madame Jonas monte dans ma chambre, tout de suite !... j’ai à lui parler !... » J’ai fait semblant de ne pas l’entendre !... il a sonné plus fort !... je me suis fâché !... et, là-dessus, querelle ! Mais, dame, il aura toujours le dernier avec sa trompette ! – Gredin, va, si je pouvais te répondre avec mes cloches !...
VARGAS.
À propos de cloches, précisément, maître Jonas, je vois ici que vous êtes fort mal noté.
JONAS.
Moi ! Seigneur Dieu !
VARGAS.
Oui, pour vos opinions !
JONAS.
Je n’en ai jamais eu d’autres que celles de mon clocher !
VARGAS.
Précisément ! C’est qu’il est suspect, votre clocher !
JONAS.
Mon carillon ?
VARGAS.
Votre carillon est signalé comme partisan des rebelles !
JONAS.
Mais il ne dit rien !
VARGAS.
Parce qu’il ne peut rien dire ; mais tout le monde sait bien que, s’il n’était pas bâillonné, il ne sonnerait que des airs flamands, c’est-à-dire hostiles au Roi !
JONAS.
Mais !...
NOIRCARMES.
Assez !... Combien avez-vous de cloches au beffroi ?
JONAS.
Trois, Monseigneur : le gros bourdon, qui s’appelle Roland... Jacqueline et la petite Jeanneton, ces deux là pour les jours de fête !... quand on s’amusait !
DELRIO.
On vous a commandé de supprimer toute corde qui pouvait les mettre en branle.
JONAS.
C’est fait ; on a même rompu les marches de l’escalier jusqu’au premier étage !
NOIRCARMES.
Bon ! mais cela ne suffit pas ! on vous a commandé aussi de transformer tous les airs flamands du carillon en chansonnettes espagnoles ; est-ce fait ?...
JONAS.
J’y travaille, Monseigneur ; mais les cloches, ça ne change pas d’opinion si vite que ça !... ça a la tête dure...
VARGAS.
Je crois que ce drôle nous raille !
DELRIO, bas.
Oui ; mais il n’y a que lui dans toute la ville pour cette besogne-là ! nous le pendrons plus tard !
NOIRCARMES.
Maître sonneur... vous avez quarante-huit heures pour transformer votre beffroi flamand en bon clocher espagnol... fidèle au Roi et à l’Église !... Tenez-vous-le pour dit... Et allez !...
Jonas va pour sortir.
VARGAS, l’arrêtant du geste, et debout, les pieds au feu.
Un mot encore !... Vous parliez tout à l’heure, l’ami, du temps où l’on s’amusait... Nous sommes au mardi gras... c’est le moment d’être gai !...
JONAS.
Dame, c’est que...
VARGAS.
Comment, drôle, quand vous viviez ici dans le désordre et l’anarchie, ce n’étaient que fêtes et carrousels... et maintenant que la ville regorge de soldats pour y entretenir le bon ordre... vous affectez d’être lugubres !... Pas un masque dans les rues... un jour comme celui-ci !... pas même un ivrogne !...
JONAS, montrant Cortadilla.
Ah ! pardon !... il y a le clairon !...
Rires.
NOIRCARMES.
Eh bien, justement !... Clairon Cortadilla, vous allez donner le bras à ce drôle, vous lui planterez des plumes sur la tête, un masque, n’importe quoi... Et vous irez vous promener avec lui, de cabarets en cabarets, en recrutant le plus de camarades que vous pourrez !... C’est lui qui payera la dépense, pour le bon exemple !... Allons, en route, et qu’on s’amuse !...
JONAS, Cortadilla le prend sous le bras.
Je suis radieux, Monseigneur, je suis radieux !... Au moins, qu’il ne sonne pas du clairon !
SOLDATS, riant.
Si ! si ! si !
NOIRCARMES.
Au contraire ! une gaieté de plus !...
JONAS, entraîné.
Ah ! c’est trop de plaisir à la fois !
Ils sortent, Cortadilla et lui, bras dessus bras dessous, escortés par les rires des soldats.
RYSOOR.
Allons ! le pauvre homme en est quitte à bon marché !
NOIRCARMES.
À un autre !
MIGUEL.
C’est une femme !
Mouvement. On amène une femme en deuil.
NOIRCARMES.
Son nom ?
DELRIO, lisant sur le papier qu’on lui remet.
Sarah Mathisoon ! – A tué des soldats espagnols...
Rumeurs indignées des soldats.
NOIRCARMES, à la femme.
Vous avez tué des soldats ?...
LA FEMME, avec force et défi.
J’en ai tué dix !...
LES SOLDATS, criant.
À mort !... c’est une sorcière !... Tuez-la !... à mort !...
NOIRCARMES.
Silence ! par le diable !...
LA FEMME.
Oui, oui, rugissez, bêtes fauves !...
NOIRCARMES.
Et pourquoi les avez-vous tués ?
LA FEMME.
Ah ! vous me demandez pourquoi, vous ?... Eh bien, je vais vous le dire ! Je suis de la campagne... vos soldats sont entrés chez nous !... ils ont pillé, volé ! ils ont bu !... Une fois soûls de vin, ils ont tué mon mari sous le bâton, mon fils à la braise ardente, pour leur faire dire où nous cachions notre or !... Une fois ivres de sang, ils ont pris ma fille, une fille de seize ans, innocente et pure, et se la sont rejetée de l’un à l’autre, en s’en amusant, comme ils disent, jusqu’à ce qu’elle en soit morte de honte et de rage !... Et moi, pendant ce temps-là, je criais, j’appelais Dieu qui est sourd !... Dieu qui ne bouge pas !... Dieu qui n’est pas !...
TOUS, révoltés.
Ah !...
LA FEMME, se tournant vers les soldats.
Non, il n’y a pas de Dieu !... bandits que vous êtes !... puisqu’il vous laisse faire !... Mais, s’il ne nous venge pas... je me suis bien vengée seule !... Je les ai fait boire tous... et tant, qu’ils sont tombés ivres morts... J’ai fermé la maison et j’y ai mis le feu, et je les ai brûlés !... brûlés vifs, entendez-vous, canailles !... Et je les écoutais, vos camarades... hurler, rugir, blasphémer là-dedans ! Et je riais, moi ; et je n’ai qu’un regret : c’est que ça ait fini trop tôt, et que je ne vous tienne pas tous... pour vous arracher le cœur avec mes ongles, et le déchirer avec mes dents... tigres que vous êtes !...
LES SOLDATS, furieux.
Elle a blasphémé !... à mort ! à l’eau la sorcière !... au feu !...
NOIRCARMES, à Delrio et à Vargas.
Si on la leur donnait !...
VARGAS.
Ma foi !...
NOIRCARMES.
Bah ! on vous la donne !... emmenez-la !
Cris de joie des soldats qui sautent à terre. Une cloche sonne l’Angélus... Roulement de tambours.
VARGAS, debout avec Noircarmes et Delrio.
L’Angélus !
Tous les soldats tombent à genoux... Silence, pendant lequel la cloche sonne.
RYSOOR, qui reste debout et couvert, à la Trémouille, tout bas.
Par grâce, Marquis, ôtez votre chapeau.
LA TRÉMOUILLE.
Ôtez-vous le vôtre, monsieur le Comte ?
RYSOOR.
Non !
LA TRÉMOUILLE.
Alors, je garde le mien !
La cloche cesse de sonner l’Angélus. Les soldats se relèvent sur un roulement de tambour, et emmènent la femme en hurlant.
LES SOLDATS.
À l’eau ! à l’eau !
LA FEMME, entraînée.
Ah ! brigands, écharpez-moi si vous voulez !... ça ne rendra pas la vie aux autres !...
Une partie des soldats l’entraîne en courant et vociférant.
RYSOOR, à part.
Ah ! c’est un affreux supplice ! En finirons-nous, mon Dieu !
NOIRCARMES.
Dépêchons, Messieurs, voilà la nuit close.
Apercevant Rysoor.
Qui vois-je là-bas ?...
MIGUEL.
Monseigneur, c’est un habitant arrêté tout à l’heure, sur le rapport d’un espion.
NOIRCARMES.
Il s’appelle ?...
RYSOOR, s’avançant.
Je m’appelle le comte de Rysoor !
VARGAS, vivement.
Le comte de Rysoor.
À Noircarmes.
J’ai des notes sur ce prisonnier, qui mérite une attention toute particulière. –
À Rysoor.
Votre Grâce n’était-elle pas un des chefs quarteniers de la ville, sous madame la Régente ?
RYSOOR.
J’ai eu cet honneur ; et madame la Régente daignait m’admettre à ses conseils.
DELRIO.
Il ne faut point s’étonner si les affaires ont si mal tourné de son temps.
VARGAS.
Vous êtes signalé comme ayant pris part au fameux banquet de l’hôtel de Culembourg !
RYSOOR.
Oui, Monsieur.
VARGAS.
Vous reconnaissez donc avoir adopté le costume des Gueux... la besace et l’écuelle, ces insignes de la révolte à l’autorité royale ?...
RYSOOR.
Je me suis opposé, au contraire, de toutes mes forces à une bouffonnerie sans portée, et j’en ai dit mon sentiment à M. de Bréderode, d’accord en cela avec M. le prince d’Orange...
VARGAS.
Justement !... Parlons de M. le prince d’Orange. Vous êtes signalé comme son ami !...
RYSOOR.
Son ami d’enfance, Monsieur, et des plus dévoués en effet.
NOIRCARMES.
À ce rebelle ?...
DELRIO.
À cet hérétique ?...
RYSOOR.
Il suit sa conscience où elle le guide ! – Bienheureux qui s’endort le soir, avec l’assurance de n’avoir pas obéi à un autre maître !...
VARGAS.
Passe pour son ami... mais Votre Grâce est très fortement soupçonnée d’être son complice ; et vous êtes ici pour vous laver de ce soupçon.
RYSOOR.
Que Vos Seigneuries me fassent d’abord connaître ce dont on m’accuse et je répondrai.
VARGAS, à qui Miguel a remis une note.
On vous accuse, monsieur le Comte, d’avoir disparu de cette ville pendant quatre jours ; et cette absence aurait eu pour but un entretien avec le Taciturne.
RYSOOR.
Et qui prétend cela ?
VARGAS, désignant un espion qui descend à droite.
Cet homme !... Dis ce que tu sais, toi !
L’ESPION.
Moi, je sais que le seigneur Comte a quitté son logis samedi matin à midi et qu’il n’est revenu qu’aujourd’hui mardi, après vêpres...
RYSOOR.
Cet homme est un palefrenier chassé de chez moi pour vol ! Pour faire son hideux métier, il reçoit de la capitainerie six sous par jour ; et, si je veux lui faire jurer sur l’Évangile que je n’ai point quitté ma maison, il me suffira de lui en donner douze.
Rires des soldats, qui approuvent.
L’ESPION, protestant.
Oh !
NOIRCARMES.
Silence !...
L’espion disparaît.
Voici un autre témoignage ! L’huissier du tribunal s’est présenté chez vous, hier lundi, dans l’après-midi : vous n’y étiez pas.
RYSOOR.
Je ne pouvais pas pressentir sa venue !
VARGAS.
Bien ! – Mais votre femme, interrogée, a répondu, avec un embarras visible, que vous étiez sorti !
RYSOOR.
Et j’étais absent, en effet !...
VARGAS.
Bien !... Mais il faudrait prouver que vous étiez rentré à l’heure du couvre-feu !
RYSOOR.
Que Vos Seigneuries me mettent à même de le constater par un témoignage !
NOIRCARMES.
Facilement !... Comme bourgeois des plus riches, vous logez un officier espagnol !
RYSOOR.
Oui, le capitaine Rincoñ et trois soldats.
NOIRCARMES.
Faites venir le capitaine Rincoñ tout de suite.
Des soldats sortent en courant.
Votre Grâce peut s’asseoir : si le rapport du capitaine ne prouve pas jusqu’à l’évidence que vous étiez chez vous cette nuit même... votre absence est démontrée, et la question vous fera bien confesser le surplus !
RYSOOR.
Qu’il soit fait à la volonté de Dieu !...
Il revient à sa place.
LA TRÉMOUILLE, lui prenant la main.
Allons !... c’est fini ! bon espoir !
RYSOOR, bas et rapidement.
Monsieur le Marquis, je suis un homme mort !
LA TRÉMOUILLE.
Miséricorde ! c’est vrai ?... vous avez quitté la ville ?
RYSOOR.
Pendant quatre jours !... Ce capitaine va certifier mon absence... et je n’ai pas un quart d’heure à vivre !
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! monsieur le Comte !...
RYSOOR.
Monsieur, les minutes sont comptées, et je n’ai que vous à qui demander un cruel service !...
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! de tout mon cœur !
RYSOOR.
Si vous sortez de cet enfer, comme j’en ai le ferme espoir... allez à la place du Grand-Marché, où est mon logis, demandez la comtesse de Rysoor... et apprenez-lui ce qu’ils auront fait de moi !...
LA TRÉMOUILLE.
Sur mon honneur, Monsieur, je le ferai !
RYSOOR.
Doucement, n’est-ce pas... vous me comprenez ?... et avec mille ménagements... Si ridicule, Monsieur, que cela semble avec des cheveux déjà blanchis par l’âge, j’aime ma femme d’un amour de vingt ans !... Et, si je montre ici quelque faiblesse, ce n’est pas le soldat qui tremble, c’est le mari qui s’émeut de la séparation prochaine, et qui ne se croit pas un lâche, pour donner une larme à son bonheur perdu !...
LA TRÉMOUILLE.
Comptez sur moi, Monsieur !... Mais sans doute cette sortie de la ville avait un but... elle cachait un projet !...
RYSOOR.
Oui !
LA TRÉMOUILLE.
Eh bien, traitez-moi tout à fait en ami !...je vous en conjure, et, si mon aide...
RYSOOR.
Merci !... Mais, avant d’être arrêté, grâce à Dieu, j’ai pris toutes mes mesures !
LA TRÉMOUILLE.
À la bonne heure !
RYSOOR.
Je ne serai pas sauvé... mais je serai vengé !...
MIGUEL.
Le capitaine Rincoñ.
Scène IV
RYSOOR, LA TRÉMOUILLE, NOIRCARMES, VARGAS, DELRIO, RINCOÑ, SOLDATS
NOIRCARMES.
Avancez, Capitaine ! Vous êtes logé chez le comte de Rysoor, ici présent ?
RINCOÑ.
Oui, Seigneur, avec trois hommes de ma compagnie.
NOIRCARMES.
Depuis quel jour ?
RINCOÑ.
Depuis le dimanche de la Purification, qui était donc celui de l’autre semaine.
VARGAS.
Fort bien !... Avez-vous constaté dans ces quatre derniers jours la présence du sieur de Rysoor en son domicile ?
RINCOÑ.
En ces quatre derniers jours ?...
DELRIO.
Oui... par exemple, l’avez-vous vu hier chez lui dans la journée ?...
RINCOÑ.
Hier dans la journée, Monseigneur, non...
Mouvement des soldats.
VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES, triomphants.
Ah !...
RINCOÑ.
Mais je l’ai vu hier au soir !
VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES, surpris.
Hier au soir ?...
Mouvement de Rysoor.
RINCOÑ.
Oui, monsieur le Prévôt !... ou pour mieux dire cette nuit !
VARGAS.
Pensez-y bien, Rincoñ, vous êtes sûr de ce que vous dites ?... Vous avez vu cette nuit le sieur de Rysoor, ici présent ?...
RINCOÑ.
Très sûr... je me suis battu avec lui !
Mouvement.
RYSOOR, à part, stupéfait.
Avec moi ?
NOIRCARMES.
Comment cela ?
RINCOÑ.
Cette nuit, Vos Seigneuries, je rentrais, ayant bien soupé, et, ma foi, j’avais la tête un peu lourde... Pas de lumière !... je montais l’escalier... en tâtant les marches, du bout de mon épée... Le diable veut qu’au premier étage quelqu’un sorte précipitamment de la chambre du seigneur Comte, éclairé par une dame, et se heurte contre moi !... Je crie : « Qui va là ? – Eh ! qui va là vous-même ? ne puis-je plus sortir de chez moi ?... » Je lève mon épée... M. le Comte me l’arrache, la jette au bas des marches, en me criant : « Ivrogne !... » et s’en va !... Ivrogne m’a semblé dur... j’étais gris tout au plus ; mais j’ai reconnu que j’avais tort de malmener le maître du logis, et je me suis endormi tranquillement sur les marches de l’escalier...
VARGAS.
Vous avez entendu, seigneur Comte ?...
LA TRÉMOUILLE, à Rysoor.
Monsieur, on vous parle.
RYSOOR, avec effort.
Oui, Monsieur, oui, j’entends !...
NOIRCARMES.
Et ce récit est exact ?
RYSOOR, s’efforçant de paraître calme.
En tous points.
VARGAS.
Alors, c’était bien vous ?
RYSOOR, se redressant tout pâle.
Et qui donc pourrait sortir de chez moi à pareille heure... si ce n’est moi ?... Le Capitaine en a-t-il douté un seul instant ?
RINCOÑ.
Pas une seconde.
RYSOOR.
Vos Seigneuries voient donc bien que, cette nuit, j’étais chez moi !...
DELRIO.
Il le faut croire !
NOIRCARMES.
Vargas, votre avis ?
VARGAS, à demi-voix.
Relâchons !... nous le retrouverons bien une autre fois !
DELRIO.
Et allons souper !
NOIRCARMES.
Oui, c’est assez pour aujourd’hui !
Mouvement des soldats.
Monsieur le Comte, vous êtes libre !
Ils se lèvent, tous les soldats sautent à terre et se préparent à les escorter.
LA TRÉMOUILLE, à Rysoor et tout haut avec joie.
Sauvé... Monsieur !
Rysoor, absorbé, ne lui répond pas.
NOIRCARMES, apercevant la Trémouille.
Tiens ! qui est donc celui-là ?
LA TRÉMOUILLE, légèrement.
Oh ! ne vous occupez pas de moi, je vous en prie !...
NOIRCARMES.
Plaît-il ?...
LA TRÉMOUILLE.
Rien ! Ne vous dérangez donc pas pour si peu !... mon Dieu... allez donc souper !
NOIRCARMES.
Or çà !... qui êtes-vous, l’homme ?
LA TRÉMOUILLE.
Moins que rien !... le marquis de la Trémouille !
VARGAS.
Monsieur de la Trémouille !
Ils ôtent tous trois leur chapeau.
NOIRCARMES.
Prisonnier à Jemmingen !
LA TRÉMOUILLE.
Mais oui !
VARGAS.
Et ici ?
LA TRÉMOUILLE.
Comme vous voyez !
NOIRCARMES.
Monsieur le Marquis, c’est de quoi vous faire fusiller !
LA TRÉMOUILLE, gaiement.
Oh ! que voilà bien ce que vous ne ferez pas !
NOIRCARMES.
Mais pardonnez-moi !...
LA TRÉMOUILLE, de même.
Mais je vous dis que non... Raisonnons : à l’heure présente, je vaux juste cent mille écus... ma rançon ! – Fusillé, je ne vaux plus un maravédis ! M. le duc d’Albe sait trop bien compter pour tuer de propos délibéré cent mille écus bien portants qui sont à lui.
DELRIO.
En effet. Cependant !...
LA TRÉMOUILLE, baissant la voix.
D’autant plus que vous n’avez pas le sou !
VARGAS.
Mais !...
LA TRÉMOUILLE, gaiement, de même.
Mais vous n’avez plus le sou, voyons !... Je connais bien l’état de vos finances.
DELRIO.
Monsieur !...
LA TRÉMOUILLE, de même haussant la voix.
Monsieur, un mot de plus ! je crie à vos soldats que vous n’avez pas de quoi les payer le mois prochain !...
NOIRCARMES, vivement.
Monsieur le Marquis...
LA TRÉMOUILLE, de même.
Vous voyez bien !... Allez souper, Messieurs, allez donc je vous en prie. Et mes salutations au duc d’Albe !
NOIRCARMES.
Votre Seigneurie les présentera elle-même, car elle va nous suivre au Palais...
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! ah !...
NOIRCARMES.
De gré, monsieur le Marquis, ou de force !...
LA TRÉMOUILLE.
Soit, Messieurs !... avec une modification pourtant ! – C’est vous qui me suivrez... car je passerai devant !
NOIRCARMES.
Monsieur le Marquis !...
LA TRÉMOUILLE, fièrement et nettement.
Monsieur ! à la cour de France, les la Trémouille passent après le Roi... Je ne suis pas venu à Bruxelles pour faire des politesses au Grand Prévôt du Brabant !...
VARGAS, impatienté.
Faites comme il vous plaira, monsieur le Marquis, mais partons !
LA TRÉMOUILLE.
À la bonne heure...
Il se retourne et voit tous les soldats qui lui barrent le passage.
Faites écarter vos gens... je n’aime pas la foule.
Redescendant à Rysoor.
Monsieur le Comte ! je vous salue bien affectueusement... je n’aurai rien de plus pressé que le plaisir de vous revoir !...
À Noircarmes, Delrio, Vargas, en se couvrant.
Messieurs, vous pouvez me suivre !
Il passe devant eux. Les tambours battent. Les soldats reprennent les torches, tout s’éloigne et se disperse peu à peu, sauf les sentinelles du fond, et la scène reste obscure.
Scène V
RYSOOR, RINCOÑ
RYSOOR, sortant de son abattement, à Rincoñ qui va s’éloigner.
Capitaine !... un mot, je vous prie.
RINCOÑ.
À la disposition de Votre Grâce !
RYSOOR, le regardant avec anxiété.
Vous venez de me sauver la vie, Monsieur ; mais... mais avouez maintenant que, par générosité, vous avez un peu dénaturé les faits !...
RINCOÑ.
Moi, je n’ai dit que la vérité pure !... Votre Honneur le sait bien !
RYSOOR, anxieux.
Non ! je ne le sais pas !...
Mouvement de Rincoñ.
Pardon, Capitaine ! je suis si troublé encore de cette arrestation... Voyons... réfléchissez ! rappelez-vous !... vous étiez gris !... allons, vous étiez gris... vous en êtes convenu vous-même... et puis il faisait nuit !... et dans les ténèbres !... on croit voir mille choses comme cela !...
RINCOÑ.
Ah ! par exemple !...
RYSOOR.
Moi-même qui vous parle, je ne suis pas très sûr d’être sorti de la chambre que vous dites !...
RINCOÑ.
De votre chambre, pardieu !... Vous m’avez fait descendre l’escalier assez vite !... et mon épaule se le rappellerait, à défaut de ma mémoire...
RYSOOR.
Mais cette femme qui m’éclairait !... êtes-vous bien sûr... ?
RINCOÑ.
Ah çà ! seigneur Comte, vous vous moquez !... je vois madame la Comtesse comme je vous vois, et je vous entends encore lui crier : « Rentrez, Madame !... rentrez vite et prenez garde ! »
RYSOOR.
J’ai dit cela ?...
RINCOÑ.
Mais en propres termes !...
RYSOOR.
Et la porte s’est refermée ?
RINCOÑ.
Subitement !... Y êtes-vous maintenant ?
RYSOOR.
Oui !... merci, Monsieur, merci !...
RINCOÑ.
Et sans rancune !... À propos, et votre main ?
RYSOOR.
Ma main ?...
RINCOÑ.
Oui !... vous vous êtes terriblement coupé à cette épée en me l’arrachant !...
RYSOOR.
Oui !... je...
RINCOÑ.
Vous avez poussé un cri !... et j’ai retrouvé mon épée à terre, pleine de sang !
RYSOOR.
En effet, oui...
RINCOÑ.
C’est celle-ci ?
Il désigne la main droite de Rysoor, qui est gantée.
RYSOOR.
Celle-ci, oui !...
RINCOÑ.
C’est l’affaire de deux ou trois jours.
RYSOOR.
Peut-être.
RINCOÑ.
Au fait, nous aurions dû montrer cela à Leurs Seigneuries comme témoignage de votre présence...
RYSOOR.
En effet, cette marque !...
RINCOÑ.
Parbleu ! une preuve irrécusable !...
RYSOOR.
Oui !
À part.
Quel indice !... Je saurai donc...
RINCOÑ.
Plaît-il ?
On entend la retraite au fond.
RYSOOR.
Rien !... Au revoir, capitaine...
RINCOÑ.
Ah ! voici la retraite !...
Criant vers la droite.
Fermez les grilles !
MIGUEL, au fond.
Fermez les grilles !
VOIX lointaines.
Fermez les grilles !...
RINCOÑ.
Monsieur le Comte, on va tout fermer, rentrez chez vous et ne vous attardez pas dans les rues... puisque vous voilà hors de peine !
Il remonte.
RYSOOR, atterré, à part.
Hors de peine !... hélas !... elle ne finit pas, la peine... elle commence !...
Il remonte lentement.
RINCOÑ, au fond.
Tendez les chaînes !
SOLDATS, plus loin.
Tendez les chaînes.
VOIX plus lointaines.
Tendez les chaînes !...
ACTE II
Deuxième Tableau
Chez Rysoor. Intérieur flamand. Large chambre, décorée richement et sévèrement. Partout des boiseries à hauteur d’homme et, au-dessus, des tentures de cuir. Poutres au plafond avec lustre flamand au centre. À gauche, premier plan, petite porte de sortie. Deuxième plan, vaste cheminée, revêtue intérieurement de carreaux de faïence, grands chenets. Feu allumé ; plus loin, dans l’angle, un petit escalier de bois qui mène à l’étage supérieur. Au fond, porte d’entrée. Au delà, une salle à manger éclairée, où l’on voit la table toute dressée. Presque toute la droite du théâtre est occupée par une hante et large croisée à deux travées qui donne sur la place de l’Hôtel-de-Ville, que l’on voit éclairé par la lune, à travers les vitres. Au premier plan, un bahut flamand chargé de vaisselle et d’argenterie. Table, fauteuils, etc.
Scène première
DOLORÈS, GUDULE, LE MAJORDOME, LAQUAIS, au fond, PAGES et FEMMES
LE MAJORDOME, sur le seuil de la salle à manger.
Madame la Comtesse n’est pas rentrée de l’office du soir ?
GUDULE, qui range à droite.
Je crois que la voici !...
La porte s’ouvre, deux pages avec des flambeaux précèdent Dolorès, qui entre par la gauche, traverse la scène et se débarrasse de sa mantille et de son livre d’heures. Après un silence.
DOLORÈS.
Le seigneur Karloo n’est pas venu ?...
GUDULE.
Non, Madame.
LE MAJORDOME.
Madame la Comtesse veut-elle donner des ordres pour le souper ?
DOLORÈS.
Quelle heure est-il donc ?
LE MAJORDOME.
Huit heures sonnées, Madame.
DOLORÈS, à part.
Déjà ! et je ne l’ai pas vu de la journée !
Haut.
Non ! vous servirez plus tard ! Qu’on me laisse !
Tous les valets s’apprêtent à sortir. Karloo paraît au fond, dans l’autre pièce.
GUDULE.
Madame, le seigneur Karloo.
DOLORÈS, avec joie.
Ah ! enfin !...
Scène II
DOLORÈS, GUDULE, KARLOO, LE MAJORDOME, LAQUAIS, au fond, PAGES et FEMMES
KARLOO, pâle, inquiet, à demi-voix, après être descendu jusqu’à l’avant-scène.[1]
Faites sortir vos gens !...
DOLORÈS, bas.
Qu’avez-vous ?... cette pâleur ?...
KARLOO, bas.
Seuls un instant !... Pour Dieu, soyons seuls !...
DOLORÈS, de même.
Je ne puis pas, à cette heure-ci... ils s’en étonneraient tous.
KARLOO, de même.
Au moins, éloignez-les !...
DOLORÈS.
Gudule !... qu’on dresse le couvert !
Les valets sortent... mais la porte du fond reste ouverte toute grande, et l’on voit Gudule et le majordome dresser le couvert.
Scène III
KARLOO, DOLORÈS
Toute cette partie de scène sans trop de voix et avec précaution de part et d’autre.
DOLORÈS, vivement.[2]
Tu souffres ?... Cette blessure !... Ta main ?...
KARLOO.
Ce n’est rien !...
DOLORÈS.
Cela se voit ?... montre !
KARLOO, montrant sa main, qui est gantée.
Oui, cela se voit, mais qui devinera ?
DOLORÈS.
Ce soldat ?...
KARLOO.
Un homme ivre !... qui ne s’en souvient seulement plus !... Non... il ne s’agit pas de cela !...
DOLORÈS.
Et de quoi donc ?...
KARLOO, avec effort.
Il est de retour !
DOLORÈS, vivement.
Mais non !
KARLOO.
Si ! – Galèna l’a vu.
DOLORÈS.
Mais il n’est pas rentré !...
KARLOO.
Eh ! mon Dieu ! il n’est pas rentré !... mais il est dans la ville... j’en suis sûr !
Il tombe assis à droite de la table.
DOLORÈS, toute pâle.
Eh bien, il fallait s’y attendre... n’est-ce pas ?
KARLOO, la regardant avec une sorte d’effroi.
Dolorès, vous dites cela comme si vous aviez espéré qu’il ne reviendrait pas !...
DOLORÈS, assise.
Et vous ?
KARLOO, vivement.
Dieu m’écrase, si j’ai fait cet horrible vœu !
DOLORÈS.
Eh bien, oui !... ce retour me désespère et me révolte !... et Dieu n’aurait pas dû le permettre !
KARLOO.
Dieu ?
DOLORÈS.
Oui, Dieu !... car c’est un traître, cet homme !...
KARLOO.
Qu’en savez-vous ?...
DOLORÈS.
Ah ! ce que j’en sais ! Croyez-vous que je sois dupe de ces prétendues affaires pour lesquelles il est parti ?... pas plus que de ses sorties nocturnes... quand il s’en va, à la porte de Louvain, assister au prêche !...
KARLOO.
Lui ?
DOLORÈS.
Puisque je vous le dis !... Vous n’en savez rien, je le conçois ! Vous êtes comme moi, vous... catholique, et ce n’est pas vous qu’il prendrait pour confident de son apostasie ; mais je vous réponds, moi, que, depuis trois mois, il va tous les deux jours où je vous dis ; car, une fois, je l’ai suivi sans qu’il s’en doute...
KARLOO, inquiet.
Vous avez fait cela ?
DOLORÈS.
Oui, je l’ai fait !
KARLOO.
Et où prenez-vous que ce voyage cache des projets ?
DOLORÈS, l’interrompant.
Ah ! et ces gens suspects qui viennent, à chaque instant, s’informer de son retour ? Et ce soin de cacher son absence !... Et cette absence elle-même, au risque de sa vie !... Et ses convictions, enfin, dont il vous fait peut-être mystère à vous, qui n’êtes pas un rebelle, je suppose !... mais que je pénètre bien, moi-même dans ses silences !... mais voyons !... L’autre semaine, quand vous avez sauvé doña Rafaële de cette populace en furie qui voulait se venger du duc d’Albe sur sa fille !... comment en a-t-il accueilli la nouvelle ?... par ce seul mot : « Tu as fait ton devoir !... » là où un vrai serviteur de la bonne cause vous aurait serré dans ses bras !... – Allez, allez ! mon instinct de femme ne s’y trompe pas !... – D’ailleurs, comment ne haïrait-il pas le duc d’Albe, ce calviniste ?... Traître à son Dieu !... traître à son Roi !... cela se tient !... Je suis aussi sûre que cet homme-là conspire...
Elle se lève.
KARLOO, debout aux dernières phrases et inquiet à la vue des gens de service.[3]
Malheureuse !... taisez-vous !... Si l’on vous entendait !...
DOLORÈS, sourdement.
Eh ! peu m’importe !...
KARLOO.
Il serait perdu... et d’autres avec lui !
DOLORÈS.
Quels autres ?... Tu n’en es pas, n’est-ce pas ?
KARLOO, vivement.
Quelle idée !
DOLORÈS.
Et bien, que me font les autres ?... et lui surtout ? – Nous pourrions nous aimer sans crime !...
KARLOO.
Mais c’en est un de plus, qu’un tel souhait !...
DOLORÈS.
Et vivre comme nous vivons, ce n’est pas le pire de tous ?... et, de plus, un affreux supplice ?
KARLOO.
Ah ! Dieu, si !
DOLORÈS.
Eh bien, alors ?
Silence ; Karloo, debout, accoudé au dossier d’un fauteuil, la tête entre ses mains.
Enfin ! il faut prendre un parti n’est-ce pas ? nous ne pouvons pas rester ainsi !... Qu’allons-nous faire ?...
KARLOO.
Ce que nous avons fait jusqu’à ce jour !... mentir, mentir et mentir !...
DOLORÈS.
Et cela ne vous révolte pas ?... Et ce n’est pas odieux que nous n’osions nous parler, le jour, qu’avec cette porte ouverte, de peur des soupçons ; et que la nuit même ait ses périls, comme ceux d’hier !
KARLOO.
Ah ! vous savez bien ce que j’en pense !
DOLORÈS.
Mais enfin c’est une effroyable torture pour moi que le retour de cet homme !... Mais pensez-y donc !... je vous aime, et je suis à lui !...
KARLOO.
Dolorès !
DOLORÈS.
Ah ! cela vous est bien égal, à vous, son retour ! Qu’est-ce que cela vous coûtera, après tout ?... le mensonge d’une poignée de main et d’une parole amicale !... voilà tout !... Mais moi !...
KARLOO.
Taisez-vous ! vos gens sont là.
DOLORÈS.
Eh bien, tâchez de fermer la porte.
KARLOO.
Comment ?
DOLORÈS.
Sans en avoir l’air !
KARLOO.
Je ne puis pas !
DOLORÈS.
Oh ! ces hommes ! Je vais le faire, moi !
Haut et avec affectation.
Ce feu ne flambe donc pas, Karloo ? On est glacé, ici !
KARLOO, à la cheminée.
Oui, Madame, en effet !
DOLORÈS, tranquillement.
C’est la porte ouverte !... Gudule !... fermez donc la porte !
GUDULE.
Oui, Madame.
La porte du fond se ferme.
DOLORÈS.
C’est fait... Eh bien, maintenant, voulez-vous la vérité, Karloo ? Je ne veux plus de cette vie-là ! Et si vous en étiez aussi las que moi !...
KARLOO.
Si j’en suis las !... Ah ! bonté divine ! je puis parler maintenant !... Ah ! vous croyez que ce n’est pas une torture égale à la vôtre que ce mensonge de tous les instants auquel je me condamne ?... que ces yeux qui mentent, que cette bouche qui ment, que cette main qui ment ?... Mais cela est indigne !... mais cela est infâme !... Et si c’est là ce que vous voulez me faire dire à mon tour !... eh bien, oui, j’en suis las ! horriblement las !... effroyablement las !
DOLORÈS, inquiète.
Tant que cela ?
KARLOO.
Oui, oui ! tant que cela !
DOLORÈS, de même.
Et pourquoi ?... Après tout, qu’est-ce que vous souffrez, vous ?... Pour votre amour, je me torture dans ce monde et je me damne dans l’autre !... Mais qu’est-ce que vous me sacrifiez, vous, en échange ?
KARLOO.
Ce que je vous sacrifie ?... ce que j’ai de meilleur et de plus sacré !... mon honneur et ma loyauté ! la paix de ma conscience, la fierté de moi-même ! cette joie... cette joie sans égale !... de se dire : « Je suis un honnête homme et je fais mon devoir !... » Ah ! vous vous damnez pour l’autre vie !... Eh bien, moi, je suis damné dans celle-ci !... car je la porte avec moi, ma damnation !... car j’ai là mon enfer ! qui me suit partout !... c’est le mépris que j’ai conçu pour moi...
DOLORÈS, le regardant avec inquiétude.
Karloo !
KARLOO.
Mais voyons !... pensez-y donc !... Mais il est odieux, le rôle que je joue dans cette maison !... Cet homme qui m’appelle son ami, qui m’ouvre ses bras, son cœur ! cet homme généreux, dévoué ! je le trompe indignement... Et l’amitié qu’il me tend est le poignard dont je l’égorge... Et ce n’est pas tout !... Il faut qu’il ait toutes les vertus, cet homme !... et que je les admire !... Oui !... cela est horrible à dire, et ressemble à de la folie !... J’étranglerais, par amitié pour lui, celui qui le tromperait comme je le trompe !... Et je suis votre amant !... et je n’ai pas le courage de ne plus l’être !... Ah ! si je le détestais comme vous... par Dieu !... ce serait bientôt fait de mes remords !... Vous êtes bien heureuse, vous, de le haïr !... Moi, je l’aime... oui, je l’aime !... Et voilà ce qui est plus infâme que tout le reste !... je l’aime et je lui mens !... et je le trompe !... et je le vole !...[4]
DOLORÈS, effrayée.
Ah ! tu ne m’aimes plus ?
KARLOO, avec un geste de désespoir.
Ah !...
DOLORÈS, vivement.
Non ! tu n’avais pas de ces scrupules autrefois !
KARLOO.
Ah ! dites donc des remords !... Et vous m’avez reproché tout à l’heure de n’en pas avoir !
DOLORÈS, de même, anxieuse.
Tu en as trop maintenant !... Dis la vérité !... dis-la !... tu n’as plus d’amour ?...
KARLOO.
Oh ! si je pouvais !
DOLORÈS.
Tu vois bien !
KARLOO.
Je vois ! je vois que je suis aussi impuissant à l’arracher de mon cœur, cette fatale passion, que j’ai été inhabile à l’en défendre !... Vous m’avez si bien enlacé dans vos sortilèges, sorcière d’amour, que, malgré moi, je vous ai aimée et voulue !... et que je t’aime encore !... et que je te veux encore !... et que l’heure même où je te maudis est celle où je tombe à tes pieds !... et que plus je veux te détester... c’est infernal !... plus je t’adore !...[5]
Il tombe aux pieds de Dolorès assise.
DOLORÈS, radieuse.
Ah ! dis-le donc enfin !... Voulez-vous que je sois plus courageuse que vous... moi ! et que je vous rende votre liberté ?...
KARLOO.
Dolorès !...
DOLORÈS.
Eh bien, adieu !... va-t’en ! Je ne veux plus de toi !
KARLOO, debout.
Oh !... fais-le !... je te tue !
DOLORÈS, de même, se jetant dans ses bras.
Ah ! oui, tu m’aimes !... Eh bien, arrache-moi à cet homme !... emmène-moi !
KARLOO.
Vous emmener ?
DOLORÈS.
Au bout du monde ! tous deux, seuls ! libres ! Cette nuit, tiens, fuyons !...
KARLOO.
Ah ! plût à Dieu ! mais ce n’est pas possible !
DOLORÈS.
Pourquoi ?
KARLOO.
On ne sort pas de la ville !...
La porte s’ouvre au fond.
DOLORÈS.
Ah ! c’est vrai ! mais demain ?
KARLOO.
Taisez-vous ! on vient !
Scène IV
KARLOO, DOLORÈS, GUDULE, puis JONAS
GUDULE.
Madame la Comtesse, c’est Jonas, le sonneur... porteur d’une mauvaise nouvelle.
KARLOO.
Une mauvaise nouvelle ?...
DOLORÈS.
Qu’il entre !...
JONAS, vivement, inquiet.
Madame... M. le Comte n’est pas rentré ?
DOLORÈS.
Non !...
JONAS.
Alors, il y a un malheur !... On l’a arrêté cette après-midi !...
KARLOO.
Arrêté !
JONAS.
Oui, Capitaine !
KARLOO.
Oh ! j’y cours.
DOLORÈS.
Qu’allez-vous faire ?
KARLOO.
Le sauver, si je le puis !
DOLORÈS.
Lui ? vous ?
KARLOO.
Ah ! moi, surtout !... – Jonas... des torches, et partons !
Jonas sort vivement avec Gudule.
DOLORÈS.
Vous n’irez pas !...
KARLOO.
Au péril de ma vie !...
DOLORÈS, devant lui.
Pour cet homme ?... Allons !... vous êtes fou !... Je vous défends de sortir !
KARLOO.
Et s’il est perdu ?
DOLORÈS.
Eh bien ?...
KARLOO, reculant, effrayé.
Ah ! Dolorès, vous me faites peur !...
DOLORÈS.
Et vous pitié !... Cet homme qui m’aime... et dont le premier cri n’est pas pour ma délivrance, mais pour le salut de son rival !
KARLOO.
Ah ! il n’y a pas de rival en ce moment. Je ne vois qu’un honnête homme à sauver !... Et je ferai mon devoir et le vôtre ![6]
DOLORÈS, appuyant sur les mots.
C’est vrai ! Sauvez-le donc !... mon mari ! mon maître !... Il serait trop malheureux, eu effet, que je n’eusse plus demain à le tromper pour vous !... ni ce soir à vous tromper pour lui !...
KARLOO, frappé.
Ah !... ah ! vous n’êtes pas une femme. Tenez ! vous êtes un démon !
DOLORÈS, avec passion et prête à l’enlacer dans ses bras.
Je t’aime !
JONAS, rentrant joyeux.
Le seigneur, Comte !...
Ils se séparent vivement.
Scène V
KARLOO, DOLORÈS, JONAS, RYSOOR
KARLOO, courant à lui et lui serrant les mains avec effusion.[7]
Ah ! grâce à Dieu !... tu es sorti des mains de ces bourreaux !...
RYSOOR, affectueusement, descendant.
Tu savais mon arrestation ?
DOLORÈS, allant à lui et lui tendant le front.
Jonas vient de nous l’apprendre à l’instant !...mon cher Seigneur !... et nous avons eu tous deux une terrible peur !...
RYSOOR, lui prenant les deux mains et lui baisant le front, en la regardant avec émotion.
Oui, vous tremblez, Dolorès ?
DOLORÈS.
Oui, cette nouvelle... et votre arrivée coup sur coup !
Elle tombe assise.
RYSOOR.
Dolorès !... remettez-vous. – Me voici chez moi, au milieu de ceux qui m’aiment !... Mais vous êtes toute pâle !
DOLORÈS, s’efforçant de sourire.
Oh ! ce n’est rien !...
KARLOO.
L’émotion !...
DOLORÈS.
Dites la joie !...
RYSOOR, à lui-même, au fond, déposant son épée.
Ah ! si je pouvais encore le croire !
KARLOO, bas, à Dolorès, en passant derrière elle.
Est-ce assez infâme, ce que nous faisons là tous les deux ?
DOLORÈS.
Il y a pis encore.
Mouvement de Karloo. Elle se lève et remonte.
Je vais vous faire servir, mon cher Seigneur, car vous devez avoir faim !
RYSOOR.
Non ! j’ai quelque affaire d’abord avec Karloo !... Que la table reste servie, et que vos gens se retirent.
DOLORÈS.
Je vais le leur dire !
Elle sort par le fond.
Scène VI
KARLOO, RYSOOR, JONAS
RYSOOR, après l’avoir suivie des yeux avec anxiété et comme quelqu’un qui cherche à s’éclairer.
Jonas, ferme la porte et veille !...
JONAS.
Oui, Seigneur.
RYSOOR, à Karloo.[8]
Vite maintenant ! – Tu as vu tantôt Galèna, averti dès mon retour ?
KARLOO.
Jonas est venu nous demander de sa part, Bakkerzeel, Cornélis et moi !... Là, j’ai appris ton arrivée !...
RYSOOR.
Le résultat de mon voyage ?...
KARLOO.
Tout !... Le prince d’Orange vient à notre aide avec ses meilleurs partisans ; il a fait route, la nuit, secrètement, par la forêt de Soignes...
RYSOOR.
Et, à l’heure présente, mon bon Karloo, il est caché dans le bois de la Cambre, à un quart de lieue de la ville.
KARLOO.
Enfin !... c’est donc pour cette nuit ?
RYSOOR, lui serrant les mains.
C’est pour cette nuit !...
KARLOO.
Ah ! bénie soit-elle, cette heure de bataille, de délivrance et d’oubli !...
RYSOOR.
Mon brave Karloo !...
KARLOO.
Ah ! tu ne sauras jamais à quel point j’ai soif de dévouement, d’héroïques vertus et de grandes choses !
RYSOOR.
Eh bien, nous y sommes !... Et toutes nos mesures sont prises, n’est-ce pas ?
KARLOO.
Toutes !... La corporation des tisserands marche avec Bakkerzeel, celle des tanneurs et des brasseurs avec Cornélis, les arquebusiers avec moi !...
RYSOOR.
Ah ! à ce propos, l’huissier du tribunal est allé...
KARLOO.
Chez moi, oui ! pour désarmer... Tu penses bien que je n’ai garde. – Et cet ordre encore nous servira.
RYSOOR.
Comment ?
KARLOO, montrant la place.[9]
Ces chaînes autour de la Grande-Place arrêteraient la cavalerie du Taciturne ! Je compte obtenir, ce soir, la permission de les détendre, en prétextant le transport de mes arquebuses.
RYSOOR.
Dans ce cas, tu ne seras pas avec nous, au fossé de Louvain, à dix heures ?
KARLOO.
Qu’importe ! vous n’avez que faire de moi !... tandis qu’ici je tiens tous mes hommes en éveil... mes armes prêtes, et le passage libre !
RYSOOR.
Alors, nous nous retrouverons à la maison de ville.
KARLOO.
À onze heures, par la porte de Jonas.
RYSOOR, appelant.
Jonas !
JONAS, descendant.[10]
Votre Honneur ?
RYSOOR.
Galèna t’a donné ses instructions ?
JONAS.
Toutes !
RYSOOR.
Et ce soldat qu’on t’imposait pour camarade ?
JONAS.
Le clairon ?... Il est là, au milieu de la Grande-Place, endormi dans la neige !
RYSOOR.
Ivre ?...
JONAS.
Mort !
RYSOOR.
Bien ! maintenant, va-t’en, et silence à tous... surtout devant ta femme !...
JONAS, effrayé.
La femme d’un carillonneur !... miséricorde !
Montrant sa langue.
Un battant de cloche !...
RYSOOR, à Karloo.
Tu pars ?
KARLOO.
Oui, par le jardin.
RYSOOR.
Va donc, mon cher Karloo, va ! Ce soir plus que jamais j’ai besoin de presser contre mon cœur un cœur loyal et dévoué comme le tien !...
KARLOO, troublé.
À ce soir !
RYSOOR.
À ce soir !
KARLOO, près de sortir, à part.
Ô supplice !... Et lui ! je puis le fuir encore... Mais moi... où me fuirai-je ?...
Il sort par la gauche.
RYSOOR, seul, à lui-même.
Tu ne le plaindras pas de mon dévouement, Patrie !... j’ai réglé tes affaires avant les miennes !...
Scène VII
RYSOOR, DOLORÈS
DOLORÈS, rentrant par la porte du fond.
Maintenant, mon cher Seigneur !...
S’arrêtant.
Karloo n’est plus là ?
RYSOOR.
Non, Dolorès, il est parti !...
DOLORÈS.
Ah ! déjà ?
RYSOOR.
Nos gens sont couchés ?...
DOLORÈS.
Vous l’avez ordonné !
RYSOOR.
Oui ; je souhaitais d’être absolument seul avec vous, pour ce que j’ai à vous dire.
DOLORÈS, inquiète.
À moi ?... De quoi donc s’agit-il ? Vous semblez tout ému.
RYSOOR, la regardant avec attention.
Dolorès... il s’est passé dans cette maison, pendant mon absence, un fait... Avez-vous entendu dire qu’un homme ait été vu, cette nuit, sortant de votre appartement ?...
DOLORÈS, vivement.
De chez moi ?
RYSOOR.
Oui !...
DOLORÈS, de même.
Mais ce n’est pas !... c’est faux !
RYSOOR.
Non !... le fait n’est pas douteux ! Et il ne s’agit plus, pour votre honneur et pour le mien, que de savoir comment cet homme était là ?...
DOLORÈS.
Eh ! que sais-je ?...
RYSOOR.
Cherchons ensemble !...
DOLORÈS.
Quelqu’une de mes femmes peut-être...
RYSOOR.
Et comment, parlant à une servante, cet homme lui aurait-il crié : « Ce n’est rien... rentrez chez vous..., Madame !... »
Mouvement de Dolorès.
Car Madame a été dit !...
DOLORÈS, terrifiée.
C’est faux !...
RYSOOR.
Dit et entendu !
DOLORÈS, s’oubliant.
Jamais !... cet Espagnol en a menti !...
RYSOOR, éclatant.
Et d’où savez-vous que c’est un Espagnol ?
DOLORÈS, saisie.
Ah !...
RYSOOR, hors de lui.
C’est donc vrai ?... misérable femme !... votre amant ?
DOLORÈS.
Monsieur !...
RYSOOR.
Osez dire que non !... votre amant ?
DOLORÈS, résolument.
Oui !
RYSOOR.
Ah !...
DOLORÈS.
Ah ! vous me forcez à le dire, Monsieur, je le dis !...
RYSOOR.
Et sans remords, créature déloyale et fausse !... et sans effroi !... et sans honte !... Vous n’avez même pas la pudeur de vous en défendre ?
DOLORÈS.
Dites que je n’en ai pas l’indignité, Monsieur, et ne me reprochez pas la seule probité qui me reste... celle de l’aveu !... Pourquoi vous tromper plus longtemps ?... Oui, c’est vrai... je suis coupable.
RYSOOR, anéanti.
Coupable !...
DOLORÈS.
Et sans excuse pour vous, je le sais ; ce qui vous permet d’être sans pitié pour moi ! – Tuez-moi donc ! vous en avez le droit, et j’y suis prête !... Non, je ne me sauverai pas par de nouveaux mensonges. Non !... je suis à bout de fausseté et d’hypocrisie !... Dieu soit loué !... vous savez tout maintenant... tuez-moi, écrasez-moi, et finissons !
RYSOOR, confondu.
Et c’est vous qui me parlez de la sorte ! vous !...
DOLORÈS.
Ah ! Monsieur, c’est que vous ne savez pas où j’en suis !... Je vous jure qu’il vient une heure où la mort elle-même est une délivrance... Enfin !... enfin !... je ne serai donc plus forcée de masquer mes ennuis d’un éternel sourire... de me prêter à vos effusions qui me révoltent... et de vous grimacer l’amour, où je n’ai que de la haine !...
RYSOOR.
De la haine !
DOLORÈS.
Ah !... c’est encore une de mes joies, tenez, de pouvoir vous le dire !
RYSOOR.
De la haine pour moi ?...
DOLORÈS.
Oui, pour vous !
RYSOOR.
Ah ! indigne, ingrate et lâche que vous êtes !... Il vous était donc bien à charge, cet amour, qui vous a dit, à vous, orpheline et pauvre : « Voici ma fortune... mon rang... mon nom !... prenez... c’est à vous !... » J’ai donc été bien coupable le jour où, dans la ruelle la plus obscure du plus affreux quartier de cette ville, je vous arrachai à ce toit misérable, à ce foyer sans feu, à cette table sans pain, à ce lit où votre mère agonisait de misère ?... Et depuis... vous avez donc trouvé en moi un mari bien chagrin, bien jaloux et bien incommode, pour que cela m’ait valu votre haine ?
DOLORÈS.
Eh ! Monsieur !...
RYSOOR
Ah ! mon Dieu ! fais donc ton devoir d’honnête homme et de bon mari !... n’aie donc qu’une pensée constante : le bonheur de cette femme... les plaisirs et les désirs de cette femme, en ne lui demandant qu’un peu d’affection en échange !... et rentre après cela chez toi... imbécile !... voilà ce qui t’accueille !... la faute hautaine, impudique et résolue, qui te regarde en face et te dit : « Eh bien oui, c’est comme cela !... et puis après ?... » et qui, pour un mot de plus, va te prouver que c’est toi qui es coupable !
DOLORÈS.
Ah ! Dieu, oui, c’est vous !
RYSOOR.
Ah !...
DOLORÈS.
Vous !...
RYSOOR.
Moi !
DOLORÈS.
C’est vous ! –Vos bontés pour moi... Monsieur... mais je les connais bien... voilà dix ans que mon cœur vous les paye en reconnaissance !... Dieu m’est témoin que je suis entrée chez vous honnête fille, et résolue à être honnête femme !... M’y avez-vous aidée ?... Jamais !... Vous avez tué ma reconnaissance par l’ennui !... et ma tendresse par l’indifférence !...
RYSOOR.
Moi ! dont l’amour...
DOLORÈS.
Votre amour !... Ah bien, parlons de votre amour !... Eh ! croyez-vous donc que je ne sache pas qui le possède avant moi... votre amour ?... Ah ! je la connais, ma rivale !... c’est votre Flandre bien-aimée... votre Patrie ! comme vous dites... La voilà, votre vraie femme, votre maîtresse !... le voilà, votre amour !... Mais moi... allons donc !...
RYSOOR.
Hélas ! il ne vous manque plus que de m’insulter dans la seule croyance qui me reste...
DOLORÈS.
Mais, de bonne foi, Monsieur, voyons... quelle vie n’avez-vous faite... avec cette folle passion qui vous tient pour ce je ne sais quoi que vous appelez la Liberté ?... Elle est donc bien supportable, mon existence à moi, entre vos voyages suspects... vos sorties du soir et vos repas silencieux, où votre regard cherche dans le vide un but mystérieux qui m’échappe ?... Et cependant, je suis là, moi, qui songe et me dis : « Il pense à Elle ! » – Ah ! Monsieur, vous ne les avez pas comptés, mes jours d’ennui et mes nuits de larmes !... vous ne l’avez pas seulement soupçonnée, l’horrible solitude d’un cœur ardent qui parle tendresse... et à qui l’on répond : « Patriotisme !... » Et qu’est ce que cela me fait, à moi, que les Pays-Bas soient libres ?... Je suis femme !... et ma Patrie à moi, c’est l’Amour ! – Si vous aviez fait pour celle-là le quart de ce que vous faites pour l’autre... nous ne serions, ni vous ni moi, où nous en sommes...
RYSOOR.
Ah ! je ne cherche même pas à vous faire comprendre que ce n’est qu’une seule et même cause !...
DOLORÈS.
Non, je ne comprendrais pas, je l’avoue !...
RYSOOR.
Mais vous êtes bien la digne fille de cette race damnée qui nous dévore ! – Ah ! Espagne maudite ! Espagne égoïste et féroce. voilà bien ton sang !...
DOLORÈS.
Vous avez raison !... Nos deux races ne sont pas faites pour s’unir !... mais pour se déchirer l’une l’autre !... Il ne fallait donc pas m’épouser ! – Je n’aurais pas, moi, Espagnole, catholique, et qui m’en vante !... un mari flamand !... un mari rebelle !... un mari apostat, renégat et parjure !
RYSOOR.
Et qu’en savez-vous ?
DOLORÈS.
Qu’importe à présent ! Finissons-en ! – Vous êtes le maître et moi l’esclave !... Tuez-moi, je vous l’ai dit : je suis prête.
RYSOOR.
Cela est bon pour les vôtres, de verser le sang des femmes !... Et ce n’est pas ainsi que je vous punirai.
DOLORÈS.
Alors, Monsieur, que décidez-vous de moi ?
RYSOOR.
Je vous le dirai, Madame, quand je saurai le nom de votre amant... que vous allez me dire !
DOLORÈS, avec ironie.
Ah ! si vous espérez cela de moi !...
RYSOOR.
Quel est cet homme ?
DOLORÈS.
Vous ne le saurez pas !...
RYSOOR.
Vous le direz !
DOLORÈS.
Non !
RYSOOR, avec violence, lui tordant la main.
Vous le direz !...
DOLORÈS, froidement.
Vous voyez bien que l’on n’a pas besoin d’être Espagnol pour torturer une femme !
RYSOOR, abandonnant sa main.
Ah ! c’est vrai...
Se contenant.
Cela est indigne de moi !... D’ailleurs, qu’ai-je besoin de vous ?... J’ai de quoi le reconnaître, à cette marque de Caïn !...
Il frappe sur sa main et va chercher son épée.
DOLORÈS, effrayée, à part.
La main !...
RYSOOR, surprenant ce qu’elle dit.
La main !... oui, la main, vous l’avez dit !...
DOLORÈS, épouvantée.
Ah ! il sait... Et cette blessure... il saura qui... et le tuera !
RYSOOR.
Ah ! si je le tuerai !... ah ! oui, cela ! oui !... Je vous jure bien que je le tuerai !...
DOLORÈS, épouvantée, à part.
Ah ! moi, oui !... mais lui ! je t’en empêcherai bien.
Neuf heures sonnent dehors à une horloge.
RYSOOR, tressaillant et se rappelant.
Ah !... l’heure !...
DOLORÈS, à part, le regardant.
C’est l’heure du prêche.
RYSOOR, à lui-même.
Allons ! toi d’abord, devoir !... et ma vengeance après !...
Il remonte et va prendre son manteau pour sortir.
DOLORÈS, avec espoir.
Il y va !
RYSOOR, sur le seuil.
À demain, Madame ! à demain !... quand votre amant sera mort !
Il sort.
DOLORÈS, seule.
Mort !... mon Karloo !... – Si je t’en laisse le temps !...
Elle saisit sa mantille comme pour sortir.
Troisième Tableau
Fossé de la porte de Louvain. À droite, tout le profil du rempart. Au premier plan, une tour, et des chevaux de frise au pied. Sur le rempart, une sentinelle se promène. Plus loin, une autre tour, puis la porte de Louvain avec son pont-levis ; sur toute la face, à la hauteur du troisième plan, règne la contrescarpe du fossé, à pente raide. Le fossé, praticable sur, toute la scène, l’est aussi sur la droite, entre le rempart et la contrescarpe qui fuit obliquement de ce côté. À gauche, un large chemin de ronde, bien en vue du spectateur, permet de descendre du sommet de la contrescarpe dans le fossé. Au premier plan du même côté, un fourré d’arbres. Une large fosse est creusée au milieu de la scène, en avant de la contrescarpe, dans la glace, car la boue du fossé est gelée, et tout est couvert de neige. Au fond, la campagne, des moulins, le tout éclairé par la lune.
Scène première
PREMIER OFFICIER DE GUILLAUME D’ORANGE, DEUXIÈME OFFICIER, DEUX SOLDATS
Ils descendent le chemin de gauche avec précaution et en se baissant pour ne pas être vus du rempart. Deux soldats les suivent.
DEUXIÈME OFFICIER, en arrière.
Gérard, ne voyez-vous rien ?
PREMIER OFFICIER, arrivant au fossé, et s’arrêtant.
Rien du tout !... L’eau du fossé est bien prise, mais il n’y a personne.
DEUXIÈME OFFICIER.
Méfiez-vous de la sentinelle.
PREMIER OFFICIER.
Eh ! prenez garde vous-même à ce grand trou creusé dans la glace.
DEUXIÈME OFFICIER.
Cette lune est détestable pour nous !...
PREMIER OFFICIER.
Patience, voici des nuages !... Par ici !...
Aux soldats.
Veillez à la contrescarpe, vous autres !...
UN SOLDAT.
Oui, lieutenant !
Une horloge de la ville sonne.
DEUXIÈME OFFICIER.
Voici l’avant-quart de dix heures qui sonne...
PREMIER OFFICIER.
L’heure passée... et personne !...
DEUXIÈME OFFICIER.
Il y a là-dessous quelque diablerie ! Chut ! ne bougez pas ! voilà la sentinelle qui revient...
LE SOLDAT.
Silence, voici des ombres !...
DEUXIÈME OFFICIER.
Ce sont nos gens !...
PREMIER OFFICIER.
Probablement ; mais à l’écart, camarade, à l’écart... Cours au Prince, toi !
Ils reculent derrière les arbres où ils s’abritent. La lune se voile. Rysoor parait à l’extrême droite, longeant le rempart.
Scène II
PREMIER OFFICIER, DEUXIÈME OFFICIER, RYSOOR, GALÈNA, JONAS, BAKKERZEEL, CORNÉLIS
Rysoor s’avance le premier avec soin, puis descend jusqu’au milieu de la scène, en faisant signe aux autres de le suivre. Les autres conjurés viennent par le même chemin que lui.
RYSOOR, s’avançant seul vers la gauche et regardant la neige du fossé.
Voici des traces de pas sur la neige ! Ils sont venus, Galèna !
PREMIER OFFICIER, à l’autre.
Ce sont eux...
RYSOOR, apercevant les officiers qui sortent du taillis.
Qui va là ?
DEUXIÈME OFFICIER.
Orange !...
RYSOOR.
Brabant !... Dieu avec vous, camarades !...
PREMIER et DEUXIÈME OFFICIER, s’avançant.
Et avec vous, Messieurs !
RYSOOR.
Monseigneur est là ?...
PREMIER OFFICIER.
Le voici...
Le prince d’Orange, suivi de deux soldais, parait sur le chemin de gauche.
RYSOOR.
Oui, c’est lui !... – Galèna, qu’on veille bien là-bas, de peur de surprise !...
Scène III
PREMIER OFFICIER, DEUXIÈME OFFICIER, RYSOOR, GALÈNA, JONAS, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, GUILLAUME D’ORANGE
GUILLAUME.
Rysoor, mon ami je commençais à craindre qu’il ne vous fût arrivé malheur.
RYSOOR.
Non, grâce à Dieu !... Monseigneur, voici les principaux chefs de l’entreprise ; sauf un seul, qui nous sert ailleurs de tout son pouvoir !
GUILLAUME.
Messieurs, je serre toutes vos mains amies dans celles du Comte ! Dieu protège notre sainte cause !...
LES CONJURÉS, saluant.
Et qu’il garde Votre Excellence !
GUILLAUME.
Maintenant, à l’œuvre, car le temps presse. Voyons la place, mais d’abord... ces sentinelles là-haut ?
RYSOOR.
Toutes à nous !...
GUILLAUME.
Rien à craindre, alors ?
RYSOOR.
Rien, Monseigneur...
GUILLAUME.
Qu’est-ce que cette fosse ?...
RYSOOR.
Un trou creusé dans la glace pour y jeter les suppliciés !... Les cimetières regorgent !...
GUILLAUME.
Malheureuse ville !... Nous sommes à mi-chemin entre la porte de Cologne et celle de Louvain ?
GALÈNA.
Oui, Monseigneur, voici la porte de Louvain !... là-haut !
GUILLAUME.
Bien !...
BAKKERZEEL.
Combien Votre Excellence a-t-elle d’hommes cachés dans le bois de la Cambre ?
GUILLAUME.
Trois mille cavaliers choisis, portant chacun leur fantassin en croupe... Donc, six mille hommes d’élite...
RYSOOR.
La ville fournira bien douze mille combattants !... Nous sommes en nombre !
GUILLAUME.
Oui, mais il faut que mes hommes puissent entrer !...
RYSOOR.
Ils entreront, Monseigneur. Tout ce qui garde la porte de Louvain est à notre dévotion, comme les sentinelles de ce rempart.
GUILLAUME, avec joie.
Tu as fait cela, Rysoor ?...
RYSOOR.
Non pas moi, mais Bakkerzeel et Galèna, pendant mon absence !
GUILLAUME.
Vive-Dieu !... Messieurs, c’est un coup de maître !...
RYSOOR.
Ce sont tous lansquenets allemands, luthériens et calvinistes, menacés comme tels, d’être licenciés par le duc d’Albe, et que cette crainte a jetés dans nos bras.
GUILLAUME.
Bien !... Ils ouvriront donc la porte ?...
CORNÉLIS.
Au signal du beffroi.
GUILLAUME.
Qui sera donné ?...
JONAS.
Par moi, Monseigneur !
GUILLAUME.
Jonas ?...
JONAS.
Monseigneur me reconnaît ?...
GUILLAUME.
Parbleu ! oui, mon brave sonneur !
RYSOOR.
À minuit donc, Jonas lance la grosse cloche à toute volée !... Le pont-levis s’abaisse, et vos six mille hommes sont dans la place !... Tous nos amis s’élancent par les rues, le fer au poing, en criant : « Aux armes ! » Galèna court au Palais, Bakkerzeel occupe les Jacobins... moi, l’hôtel de ville... Dix mille combattants sortis de l’ombre fondent sur les Espagnols, et M. le duc d’Albe est bâillonné, avant qu’il ait eu le temps de chausser l’éperon !...
GUILLAUME.
Bien !... mais il faut tout prévoir !... La cause la plus inattendue a souvent déjoué les meilleurs calculs ! – la partie peut dans une heure vous sembler compromise.
RYSOOR.
Dans ce cas, Monseigneur, Jonas, au lieu de vous crier avec sa cloche : « Arrivez ! » vous criera : « Sauvez-vous !... »
GUILLAUME.
Alors, un autre signal ?
RYSOOR.
Oui. – Si tout va bien, la grosse cloche...
JONAS, avec fierté.
Roland !...
RYSOOR.
...Roland !... sonnera l’appel à toute volée, comme aux jours de fête !...
GUILLAUME.
Et en cas de désastre ?...
RYSOOR.
Elle sonnera le glas des morts, qui, dans cette ville en deuil, est toujours de saison !...
GUILLAUME.
L’appel pour entrer ! le glas pour la retraite... Bien !...
L’heure sonne au loin, répétée par d’autres horloges.
RYSOOR.
Voici dix heures qui sonnent à Sainte-Gudule. – En se mettant en marche à onze heures, vos hommes pourront venir sans bruit jusqu’à mille pas du rempart et se trouver juste à point pour le signal...
GUILLAUME.
Encore un mot... À quoi reconnaître nos partisans dans les rues ?...
RYSOOR, montrant son épée, avec une cravate blanche.
À cette écharpe blanche, Monseigneur, que nous aurons tous à l’épée, ou au chapeau !...
GUILLAUME.
Tout cela, Rysoor, me paraît sage et bien conçu !... Et maintenant, Messieurs, je ne suis pas l’homme des vaines paroles !... Je ne vous rappellerai pas où en est notre malheureuse Patrie !... Vous le savez, hélas !... aussi bien que moi !... ceci est un coup désespéré !... Une imprudence peut tout perdre !... Au nom du ciel, mes amis... pas un oubli !... pas une légèreté !... pas un mot inutile... surtout aux femmes !... Rentrez en vos logis, éteignez vos lumières, cachez bien vos armes... et que la ville dorme ce soir d’un sommeil plus profond qu’à l’ordinaire... Là-dessus, mes amis, séparons-nous... À tout à l’heure !... Et que Dieu nous aide seulement un peu !... vous et moi, nous nous chargeons du reste !...
RYSOOR.
À tout à l’heure, Monseigneur !
GALÈNA, désignant la gauche.
Silence !... une patrouille !
RYSOOR.
Où ça ?...
GALÈNA.
Sur la contrescarpe !...
RYSOOR, inquiet.
Ah !... comment est-elle là ?
BAKKERZEEL.
C’est la ronde de la porte de Cologne, qui pousse jusqu’ici !
La lune reparaît.
GUILLAUME.
Baissez la tête, Messieurs !... et pas un mot...
Ils se tiennent à l’écart, les conjurés abrités par les chevaux de frise, Orange et ses officiers par le taillis : on voit sur le haut de la contrescarpe une patrouille espagnole qui passe. Aux conjurés.
Elle vient ?
CORNÉLIS.
Non, Monseigneur... elle descend par le talus...
La patrouille disparaît derrière la contrescarpe, dans la direction de la campagne.
RYSOOR.
Oui, mais pour revenir tout à l’heure de ce côté.
GUILLAUME.
Vivement, Messieurs, éloignons-nous !
Il va pour sortir avec ses hommes.
BAKKERZEEL.
Ne bougez pas, Monseigneur, en voici une autre !
RYSOOR.
Ah ! fatalité !... Celle-ci va descendre !
GALÈNA.
Nous sommes pris entre deux feux !...
RYSOOR.
Monseigneur, il s’agit de vous faire passer sur son corps !... – Allons, Messieurs, le fer au poing...
Il tire l’épie, les conjurés font comme lui.
GUILLAUME, vivement.
Folie !... c’est tout compromettre !...
RYSOOR.
Mais il n’y a pas d’autre sortie que celle-là !... nous sommes bloqués dans ce fossé !...
GUILLAUME.
Du sang-froid, Rysoor, du sang-froid !
À l’officier.
Gérard, mes Islandais, vite !... Derrière ces poteaux, Messieurs ! derrière les arbres, où vous voudrez !... Et laissez faire mes Gueux de mer, qui ont la pratique de ces choses.
RYSOOR.
Bien, Monseigneur !...
Ils se dispersent et se cachent à droite derrière les chevaux de frise et derrière les arbres à gauche. Les Gueux de mer, couverts de peaux de bêtes, sortent de derrière les taillis, et, sur un signal de Guillaume, se cachent partout à plat ventre, au moment où une patrouille de huit hommes paraît sur le haut chemin et commence à descendre. La lune se voile.
Scène IV
PREMIER OFFICIER, DEUXIÈME OFFICIER, RYSOOR, GALÈNA, JONAS, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, GUILLAUME D’ORANGE, cachés, UN OFFICIER, UNE PATROUILLE ESPAGNOLE, LES GUEUX
Les Espagnols descendent sur la scène, gagnant le milieu pour tourner le fossé qui leur barre le passage. Au même instant, à un signal qui ressemble au cri d’une chouette, tous les Gueux de mer s’élancent a la fois sur eux, par derrière. Deux hommes pour chaque soldat. L’un lui jette au cou un lasso, l’autre le désarme en un clin d’œil ! Les soldats, surpris et étranglés, se débattent ! Bataille sourde avec des cris de rage étouffés. Les conjurés sortent de l’ombre pour prêter main-forte aux Islandais, qui, ayant étranglé tous les soldats, les jettent dans la fosse ouverte. Les uns grimpent sur la contrescarpe, et font dégringoler sur eux toute la neige amassée sur le talus ; les autres lestement comblent le trou, en piétinant dessus, tandis que les deux soldats ramassent les armes tombées.
RYSOOR.
C’est fait.
Les Gueux se sauvent en courant et démasquent le trou tout comblé. Il n’y a plus trace de la patrouille ensevelie.
GUILLAUME, remontant le sentier.
À minuit, Messieurs ! et bon courage...
RYSOOR.
Vite, Monseigneur !... voici l’autre patrouille !...
Guillaume et ses officiers disparaissent vivement par le chemin de ronde. Rysoor et ses amis se blottissent derrière les poteaux. La première patrouille apparaît alors à droite au fond du fossé, le long du rempart. Elle traverse la scène en pleine lumière de lune, alors dans tout son éclat, passe tranquillement sur la neige qui recouvre ses camarades, et remonte par chemin du talus. On entend les sentinelles au loin crier : « Veillez-vous ! » de poste en poste... Rysoor rasant les murs, s’apprête à rentrer avec ses compagnons, au moment où la patrouille arrive en haut de la contrescarpe.
ACTE III
Quatrième Tableau
Le cabinet du doc d’Albe, au palais du gouvernement. Chambre haut voûtée et d’un caractère très riche, mais très sombre. À droite, au premier plan, une porte d’appartement. En avant, du même côté, un grand fauteuil de malade, aux armes du Duc. Au deuxième plan, une grande cheminée flamande, surmontée d’un portrait du roi Philippe II. Au fond, une large fenêtre grillée. Porte d’entrée à gauche. Trois tables garnies de tapis de velours noir aux écussons d’Autriche : l’un, près de la fenêtre, au fond ; l’autre à gauche, an premier plan ; la troisième près de la cheminée. Sur toutes trois, des candélabres allumés et une foule de papiers. Le duc d’Albe, assis dans un grand fauteuil au coin du feu, et tout éclairé par la flamme rouge du foyer, réfléchit, le coude sur la table, en regardant les tisons. Vargas et Delrio, assis à la table de gauche, dépouillent la correspondance. Derrière le Duc, maître Charles, bourreau de la ville, tout vêtu de rouge. La Trémouille, à l’extrême gauche, lit, enfoncé dans un fauteuil.
Scène première
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, MAÎTRE CHARLES, LA TRÉMOUILLE
LA TRÉMOUILLE, à lui-même, après un long silence.[11]
Délicieux intérieur !
Bas, à Delrio qui range les papiers.
Dites-moi donc, Monsieur ! est-ce que M. le Duc est tous les soirs d’une humeur aussi folâtre ?
DELRIO, bas.
Non, monsieur le Marquis, c’est la santé de doña Rafaële qui le rend soucieux à ce point.
VARGAS, de même.
Doña Rafaële a dû quitter la table tout à l’heure, après un accès de toux effroyable ; et son médecin, maître Alberti, vient de s’entretenir avec Son Excellence, très gravement, je suppose.
LA TRÉMOUILLE.
Pauvre enfant !...
DELRIO.
Il serait question de faire partir la señora pour l’Espagne ; maître Alberti prétend que ce climat des Flandres la tue ; qu’il lui faut le ciel bleu et la vie tiède et parfumée de l’Andalousie ; et que, dans ce pays humide, elle n’ira pas jusqu’aux premiers soleils d’avril.
VARGAS.
Terrible déchirement que cette séparation pour M. le Duc, qui n’aime rien tant au monde que cette enfant-là !
DELRIO.
Ce n’est pas non plus la place d’une jeune fille que cette ville de guerre.
VARGAS.
Chut ! quelqu’un !
Un huissier entre sur la pointe du pied, et parle bas a Delrio et à Vargas.
DELRIO, se lève doucement, traverse la scène et dit au Duc à demi-voix.
Monseigneur, le courrier d’Espagne est là.
ALBE, comme se réveillant.
Ah ! des nouvelles du Roi !... Qu’il entre.
Le courrier entre doucement comme l’huissier, s’incline profondément et tire d un petit sac de cuir des dépêches, qu’il dépose dans un plateau d’argent placé sur la table.
Vous avez fait diligence, Perez !
LE COURRIER.
Quinze jours seulement, Monseigneur, par ces neiges !... Et encore faut-il éviter toutes ces bandes de rebelles qui tiennent partout la campagne.
ALBE.
Allez vous reposer... Vous repartirez demain.
Le courrier sort avec l’huissier. La Trémouille se lève et va à la fenêtre du fond. Albe ouvre le paquet.
Une lettre pour vous, Vargas, de la propre main de Sa Majesté... et une pour vous également, Delrio...
VARGAS, prenant la lettre respectueusement.
Le Roi est trop bon.
DELRIO, baisant le cachet avec componction.
Que Dieu garde le Roi !
Le Duc lit au fond. Vargas à droite, Delrio à gauche. Tous trois à grande distance les uns des autres.
VARGAS, lisant tout bas.
« Seigneur Vargas, vos rapports me sont fort précieux, continuez à me tenir secrètement au courant de tout ce que vous savez de M. le Duc, et brûlez cette lettre avec soin ! – Dieu avec vous !... Philippe... – Je me méfie beaucoup de Delrio. Surveillez-le !... »
Il remonte au fond et brûle la lettre à la flamme du candélabre.
DELRIO, gagnant le milieu en lisant.
« Seigneur Delrio, merci de vos bons renseignements ; continuez à me mander secrètement tout ce que vous savez de M. le Duc, et brûlez cette lettre ! – Dieu avec vous !... Philippe. – Je me méfie singulièrement de Vargas. Ne le perdez pas de vue. »
Il brûle la lettre au candélabre de gauche et remonte vers Vargas, qui descend.
VARGAS.
Mes compliments !
DELRIO.
Les miens !
Ils se serrent la main avec effusion.
ALBE, de son fauteuil, après avoir la tout bas sa lettre.
Messieurs, voici un post-scriptum du Roi qui est pour tous... « Monsieur mon fils, don Carlos, est mort subitement dans la nuit de Noël ! »
VARGAS et DELRIO.
L’infant ?...
ALBE, continuant.
« ...J’avais oublié de vous le mander... »
LA TRÉMOUILLE, à part, descendu à gauche.
Depuis trois mois... Excellent père !...
ALBE, continuant.
« ...Ce malheureux fils m’a causé tant de tourments, que je ne sais vraiment si nous devons nous affliger de sa fin, ou nous en réjouir !... » Messieurs, nous nous associerons à la douleur du Roi en prenant tous le deuil.
DELRIO.
Certes, Monseigneur !...
Vargas et Delrio s’inclinent et retournent à leur table.
LA TRÉMOUILLE, à lui-même.
Avec plaisir !
ALBE, présentant la lettre au feu de la cheminée et s’assurant qu’elle brûle tout entière.
Ah ! vous êtes toujours là, monsieur le Marquis ?
LA TRÉMOUILLE, traversant.
Votre Excellence m’ayant donné son palais pour prison, en attendant qu’il lui plaise de me congédier, je lis pour me distraire les campagnes de l’empereur Charles-Quint ?
ALBE, railleur.
Un grand monarque, monsieur le Marquis... Vos Français en savent quelque chose...
LA TRÉMOUILLE.
Un grand mangeur surtout, monsieur le Duc ; j’ai eu l’honneur de dîner avec Sa Majesté au couvent de Saint-Just, et je suis encore épouvanté de tout ce qu’elle a englouti devant moi... Tudieu ! un appétit !...
ALBE.
Impérieux !...
LA TRÉMOUILLE.
Impérial !...
ALBE.
Les grands rois sont grands en toute chose.
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! le roi Philippe n’a pas la capacité de monsieur son père...
ALBE.
Comment l’entend Votre Seigneurie ?
LA TRÉMOUILLE.
Comme la vôtre...
ALBE, se mordant les lèvres.
Nous avons taxé votre rançon, monsieur le Marquis ?...
LA TRÉMOUILLE.
À cent mille écus, monsieur le Duc !
ALBE.
C’est pour rien !... Les Français ont tant d’esprit, qu’on devrait toujours les taxer double.
LA TRÉMOUILLE, tranquillement.
Oh ! en fait d’esprit, monsieur le Duc, je payerai bien trois cent mille écus, que vos Espagnols n’en seraient pas plus riches !
Il s’assied à droite, tranquillement, dans le grand fauteuil.
ALBE, se contenant et frappant le bras de son fauteuil avec la paume de sa main.
Maître Charles est-il parti ?
CHARLES.
Non, Monseigneur !
ALBE.
Que me disiez-vous tout à l’heure ?
CHARLES.
Je prenais la liberté de dire à Votre Excellence que mes aides sollicitent la double paye, eu égard à la terrible besogne qu’on leur taille.
ALBE.
Soit ! – Et puis ?...
CHARLES.
Et puis que nous manquons de cordes !...
ALBE.
Vargas !... Un mot à Rincoñ pour que vingt soldats de sa compagnie passent la nuit à tresser du chanvre... Ensuite ?
CHARLES.
Ensuite, monsieur le Duc, quand c’est fini... nous ne savons plus où enterrer tout ce monde-là...
ALBE.
J’ai commandé que l’on creusât à chaque porte de grands trous dans la glace des fossés.
VARGAS.
C’est déjà fait, Monseigneur, à la porte d’Anderleke et à celle de Louvain.
ALBE.
Vous entendez, maître Charles ?...
CHARLES.
Oui, Monseigneur.
ALBE.
Après ?...
CHARLES.
C’est tout !... À moins que Monseigneur n’ait quelque occupation à me donner pour la nuit.
ALBE.
C’est possible, restez !
Il se lève et frappe sur un timbre, un valet paraît à droite.
Domingo, voyez si doña Rafaële repose.
Domingo sort par où il est entré, Albe descend lentement.
Comment la ville ce soir... Delrio ?...
DELRIO.
Mais, Monseigneur, très bien... Un joli mardi gras... de l’entrain, du mouvement, et néanmoins beaucoup d’ordre... C’est très satisfaisant.
ALBE.
Je suis sorti un instant après l’Angélus, et la ville basse m’a paru bien sombre.
DELRIO.
Monseigneur sait que ces Flamands manquent d’expansion : ce n’est pas la gaieté espagnole, si tapageuse !... Non !... le Flamand s’amuse en dedans !... rien à la surface...
ALBE.
Je n’ai pas rencontré un seul masque sur mon passage.
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! nous en avons pourtant vu un tantôt, ces messieurs et moi, bras dessus bras dessous avec un clairon. Ah ! le gaillard ! s’amusait-il ?
ALBE, ouvrant, la fenêtre du fond.
Voyez cette ville noire !... pas une lumière !... sur la place, pas un cri !
VARGAS.
C’est qu’elle est tranquille...
ALBE.
Trop !... Je n’aime pas l’eau qui dort !
Regardant.
D’où vient que cette brasserie là-bas n’est pas ouverte comme à l’ordinaire ?...
DELRIO.
Ah ! la brasserie, Monseigneur !... nous ne sommes pas très satisfaits de MM. les brasseurs...
VARGAS.
Ni des boulangers...
DELRIO.
Ni des bouchers non plus...
ALBE, descendant.
Qu’est-ce à dire ?...
VARGAS.
Il faut bien avouer à Votre Excellence que, ce matin encore, dix-huit brasseurs, boulangers et bouchers, des plus gros, ont refusé d’ouvrir boutique et de faire l’étalage !...
ALBE.
Dix-huit ?...
VARGAS.
Pas moins !...
ALBE.
Et vous n’avez pas contraint cette engeance à faire son devoir ?
DELRIO.
Pardon, Monseigneur, nous leur avons donné jusqu’à midi pour se raviser : et, comme ils s’obstinaient, nous les avons coffrés aux Jacobins.
LA TRÉMOUILLE, à lui-même.
Cela ne doit pas donner plus d’élan à leur commerce !
ALBE, descendant.
Ah ! oui-da !... De la rébellion chez MM. les marchands !
DELRIO.
Ah ! Monseigneur !... c’est ce malheureux dixième denier !...
VARGAS.
Depuis que Votre Excellence a frappé d’une taxe de dix pour cent toute vente de denrées, marchandises et objets mobiliers...
DELRIO.
Les clameurs du négoce !...
VARGAS.
Son irritation !
ALBE.
En vérité ?...
DELRIO.
Ce peuple de commerçants est si chatouilleux sur ses intérêts matériels !
ALBE, furieux, s’arrêtant court.
Eh bien, par saint Jacques ! il ne l’est pas assez de la gorge !... Maître Charles, vous allez préparer dix-huit de vos cordes neuves, et je veux qu’à l’aube, ces dix-huit-coquins se balancent au seuil de leurs boutiques !... vous m’entendez bien !... à leurs propres enseignes !... Allez, maintenant !... voilà de quoi vous occuper cette nuit...
LA TRÉMOUILLE, à lui-même.
Ce n’est pas encore cela qui donnera le coup de fouet aux affaires.
ALBE, à Domingo qui reparaît.
Eh bien ?
DOMINGO.
Doña Rafaële remercie Votre Excellence et désire lui souhaiter la bonne nuit, avant de s’endormir...
ALBE.
Bien ! Chère enfant ! j’y vais ! – Les nouvelles de Hollande, Messieurs, en trois mots ?...
DELRIO, des lettres à la main.
Toutes bonnes, Monseigneur ! Amsterdam tranquille ! tout le pays plat inondé... Mais ça, ça nous est bien égal.
ALBE.
Et le prince d’Orange ?
DELRIO.
Aux rapports d’espions, le 15 du courant, le Prince était aux environs de Leyde.
ALBE.
Bon, cela !
VARGAS, regardant ses notes.
Non, pardon ! aux environs de Mons !
DELRIO, lui montrant un papier.
Non, de Leyde.
VARGAS se lève.
De Mons, voici mon rapport.
DELRIO, de même.
Voici le mien.
ALBE, avec colère.
Par saint Jacques !... nos espions trahissent !... Se moque-t-on de moi ?
VARGAS, montrant une lettre.
M. le comte de Nassau...
ALBE, arrachant violemment le papier, qu’il froisse et jette au loin.
Je me soucie bien du comte de Nassau !... Je ne ferai de lui qu’une bouchée !... – Par la mort Dieu !... Messieurs, je vous donne une heure pour savoir où est Orange !... C’est lui que je redoute, et lui seul !...
Scène II
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, LA TRÉMOUILLE, NOIRGARMES
NOIRCARMES, entré par la gauche aux derniers mots.
Alors, que Votre Excellence se rassure, le Prince n’est plus à craindre !...
ALBE.
Comment ?
NOIRCARMES.
Nouvelles fraîches et sûres. Il a repassé le Rhin, dimanche dernier, à Strasbourg, avec trois cents hommes !... toutes ses troupes révoltées faute de solde, débandées, dispersées, évanouies !...
ALBE.
Et cela vous vient ?
NOIRCARMES.
De l’ambassadeur de France, qui souhaite le bonsoir à Votre Excellence.
ALBE.
À la bonne heure ! Vive-Dieu ! voilà des nouvelles !... et cela me rafraîchit le sang ! – Messieurs, vos papiers, que je les signe !
Il prend une plume que lui tend Vargas et signe debout les papiers qu’on lui présente.
Et rien de suspect, ce soir ?
NOIRCARMES.
Absolument rien, Monseigneur, la ville dort !...
ALBE, jetant la plume.
Allons, Messieurs, je crois décidément que nous pouvons faire comme elle ! Mettez tous ces papiers en ordre ! et allons nous reposer.
À la Trémouille.
Monsieur le Marquis, votre appartement est tout près du mien... et...
Scène III
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, LA TRÉMOUILLE, NOIRGARMES, RAFAËLE, DEUX SUIVANTES, puis RINCOÑ
ALBE, allant à elle tendrement et la prenant dans ses bras.
Ah ! chère enfant ! Eh bien ?...
RAFAËLE, soutenue par ses femmes.
Cela va mieux.
ALBE, aux femmes.
Le fauteuil !... – Cette affreuse toux ?...
RAFAËLE, tandis que la Trémouille devance les suivantes et fait descendre le fauteuil.
C’est un peu moins fort...
Elle tousse.
ALBE.
Noircarmes, la fenêtre !... Il vient un air glacé !
Noircarmes court à la fenêtre qu’il ferme.
Assieds-toi !... Et ces cruelles douleurs ? là ?...
Il la fait asseoir dans le fauteuil.
RAFAËLE, souriant tristement.
Toujours !
ALBE.
Maître Alberti m’a pourtant promis qu’il te ferait dormir !
RAFAËLE.
Oh ! je dormirai !...
À la Trémouille, qui apporte un coussin sous ses pieds.
Merci, Monsieur.
ALBE, inquiet, lui prenant les mains
Merci, Marquis !... De la fièvre toujours !... et des mains si brûlantes !...
Rincoñ entre sur la pointe du pied.
RAFAËLE.
J’ai tant souffert tout à l’heure !... Mais, à présent, je t’assure que cela va mieux !
ALBE, à genoux près d’elle, et baisant ses mains avec amour.
Ah ! douce et belle enfant !... Ma chère tendresse...
Noircarmes, Vargas, Delrio, a qui Rincoñ vient de parler, hésitent, puis Noircarmes se décide.
NOIRCARMES, timidement.
Monseigneur !...
ALBE.
Quoi ? qu’est-ce ? Je n’ai plus besoin de vous, allez !
NOIRCARMES.
Je demande pardon à Votre Excellence ; mais c’est une chose assez grave...
ALBE, impatienté.
Toujours ! Jamais le temps ni le droit d’être père !... Voyons, quoi ?
NOIRCARMES.
C’est un capitaine de la milice bourgeoise...
ALBE.
Il n’y a plus de milice bourgeoise !
NOIRCARMES.
Précisément, Monseigneur... Ce jeune homme commandait la compagnie des arquebusiers de la ville, et nous lui avons donné, tantôt, un ordre qu’il ne peut exécuter qu’avec l’agrément de Votre Excellence...
ALBE, se levant.
Allons, qu’il entre !... et, pour Dieu, finissons !
Scène IV
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, LA TRÉMOUILLE, NOIRGARMES, RAFAËLE, puis RINCOÑ, KARLOO
RINCOÑ.
Entrez, Capitaine.
RAFAËLE, à part.
Lui !
ALBE, avec hauteur.
Et d’abord, Monsieur, je vous trouve bien osé de paraître devant moi, l’épée au côté.
KARLOO.
Monsieur le duc, je suis capitaine !
ALBE, de même.
Vous ne l’êtes plus !... puisque la garde bourgeoise est dissoute. Votre épée, Monsieur.
Karloo s’incline sans répondre et remet son épée à Noircarmes, qui la dépose sur la table de gauche.
RAFAËLE, au Duc, en lui prenant la main.
Mon père, je vous en prie, ne vous emportez pas ; cela me fait mal, de vous entendre.
ALBE.
Oui, mon enfant, oui...
Plus doucement, à Karloo.
Monsieur, que demandez-vous ?...
KARLOO.
Monsieur le Duc, M. le Grand Prévôt m’a commandé, cette après-midi, d’avoir à ramasser dans la nuit toutes les armes de ma compagnie, au poste de l’hôtel de ville... et cela sous peine de mort...
RAFAËLE, qui tient toujours la main de son père, tressaillant.
Oh !
ALBE.
Eh bien ?
KARLOO.
Eh bien, monsieur le Duc, je suis prêt à obéir, mais que l’on m’en fournisse les moyens : il m’est absolument impossible de faire charrier huit cents cuirasses, arquebuses, casques... avec ces chaînes qui me barrent le passage jusqu’au Grand-Marché...
ALBE.
Allons donc !...
RAFAËLE.
C’est pourtant bien juste, mon père, ce qu’il dit là...
ALBE, lui baisant la main, et adouci.
Taisez-vous, enfant !
À Karloo.
Et vous demandez ?...
KARLOO.
Que les chaînes, monsieur le Duc, soient retirées cette nuit à tous les abords de l’hôtel de ville...
ALBE.
Et si je refuse ?...
KARLOO.
Alors, que Votre Excellence ne me demande plus mes armes, et qu’elle prenne tout de suite ma tête !... c’est plus simple.
RAFAËLE, à son père, lui tenant toujours la main.
Il a raison, mon père !
ALBE.
Noircarmes, voyez-vous quelque difficulté à ce que l’on demande ?
NOIRCARMES.
Mais non, Monseigneur, pour une nuit.
ALBE.
Eh bien, soit, et laissez-moi !
Karloo salue et va pour sortir.
RAFAËLE, vivement.
Mon père, pas encore...
ALBE, haut.
Attendez !...
Bas, à Rafaële.
Quoi donc ?...
RAFAËLE.
Je vous en prie, rendez-lui son épée : il n’y a rien d’humiliant pour un soldat, comme d’être désarmé.
ALBE.
Petite folle, un soldat de la milice qui ne sait pas seulement s’en servir !
RAFAËLE.
Oh ! que si !
ALBE.
Qu’en sais-tu ?
RAFAËLE.
C’est que je l’ai vu à l’œuvre.
ALBE.
Où ça ?
RAFAËLE.
Ce jour où je suis allée au couvent de Groenendaal, vous savez, mon père... où l’on m’a insultée, en me jetant des pierres ?
ALBE, serrant les dents.
Oui, les bandits !
RAFAËLE.
Celui qui m’a si bien défendue...
ALBE.
C’est lui ?
RAFAËLE.
C’est lui !
ALBE.
Ah ! vive-Dieu ! que ne le disais-tu !... à la bonne heure !
Haut, très gracieusement.
Capitaine, approchez, je vous prie.
Karloo redescend.
Voici une dame qui, à ce que j’apprends, vous a quelque obligation.
KARLOO.
Monsieur le Duc, je n’ai fait que mon devoir, qui est de protéger toute femme insultée.
RAFAËLE.
Et moi, seigneur Karloo, je fais mon devoir de femme, qui est de m’en souvenir.
ALBE.
Karloo !... mais je connais ce nom-là... Capitaine, n’étiez-vous pas à Gravelines ?
KARLOO.
Oui, monsieur le Duc, et à Saint-Quentin, porte-étendard de M. le comte d’Egmont.
ALBE, après une grimace.
Ah !... enfin soit !... On ne prive pas un homme, seigneur Karloo, d’une épée dont il fait si bon usage !... Vous pouvez la reprendre.
RAFAËLE, serrant la main de son père, joyeusement.
Bien, cela !
KARLOO.
Pardon, monsieur le Duc, la reprendre... à quel titre ?
ALBE.
À titre de lieutenant de mes gardes, dont Noircarmes vous expédiera demain le brevet.
RAFAËLE, joyeusement.
Ah ! bien, bien !
ALBE, à sa fille.
Tu es contente ?
RAFAËLE, de même.
Oh oui !
KARLOO.
Monsieur le Duc, je ne puis pas reprendre mon épée.
ALBE, surpris.
Plaît-il, Monsieur ?...
KARLOO.
Je suis Flamand ; et, comme tel, je ne puis servir dans l’armée du Roi !
ALBE.
Vous y avez bien servi sous les ordres de M. d’Egmont ?
KARLOO.
Contre les Français, Monseigneur ; mais contre les miens, jamais !
ALBE.
Par Dieu ! voici de l’audace !...
RAFAËLE.
Mon père !...
KARLOO, prenant son épée sur la table.
Votre Excellence n’a pas bien regardé mon épée !... C’est une arme rustique et simple !... Pour veiller sur la ville endormie... pour défendre la patrie menacée... pour protéger les vieillards, les enfants et lus femmes... elle s’élance elle-même du fourreau et fait joyeusement au soleil sa loyale besogne !... Mais, s’il fallait rivaliser avec le glaive du bourreau, et, dans les villes en feu, donner le signal du massacre et du pillage... je la connais, monsieur le Duc, elle me percerait plutôt le cœur !... Nous sommes trop flamands, elle et moi !... Nous n’entendons rien aux habitudes espagnoles !
Il rejette son épée sur la table.
ALBE, tout pâle.
Noircarmes !...
RAFAËLE, vivement.
Mon père !...
ALBE, se contenant, après un silence.
Rendez grâce, Monsieur., au service rendu !... car, par le ciel, un autre n’en sortirait pas à si bon compte... Retirez-vous !...
Karloo salue doña Rafaële et remonte pour sortir.
NOIRCARMES.
Et les chaînes, Monseigneur ?
Karloo s’arrête sur le seuil.
ALBE.
C’est dit ! supprimez-les !...
Karloo fait un geste de satisfaction et sort.
RAFAËLE, retombant assise, épuisée, tandis que Karloo se retire.
Ah !... quel malheur !
Scène V
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, LA TRÉMOUILLE, NOIRGARMES, RAFAËLE
ALBE, à Rafaële.
Voyez ce que vous m’attirez, Rafaële, avec vos caprices d’enfant gâtée !
RAFAËLE.
Hélas ! j’aurais été si heureuse d’en voir au moins un qui fût avec nous !... celui-là surtout...
ALBE.
Mon enfant !
RAFAËLE, désespérée et sanglotant.
Ah ! c’est fini !... Personne ne nous aimera jamais.
ALBE.
Rafaële... ma fille !... Voyons, du calme !
RAFAËLE, de même.
Emmenez moi... mon père ! de l’air !... de l’air !
ALBE, effrayé.
Vargas, le médecin, vite !...
Deux femmes accourent. La Trémouille et les femmes emmènent Rafaële, qui pleure. Rincoñ entre.
Allez vous reposer, Messieurs, allez !... moi, je veillerai !... Bonsoir.
Scène VI
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, NOIRGARMES, RINCOÑ
NOIRCARMES, à qui Rincoñ vient de parler bas.
Monseigneur, un mot encore.
ALBE.
Oh ! rien, rien, qu’on me laisse !
VARGAS.
C’est que cela est si grave !
ALBE, hors de lui.
Allons donc, ce qui est grave, c’est ma fille !
NOIRCARMES.
Monsieur, de grâce !
VARGAS.
Une femme est là, qui veut à tout prix parler à Votre Excellence.
ALBE, brutalement.
Pourquoi ?
NOIRCARMES.
Mais, à l’entendre... il y va d’intérêts si pressants !
ALBE.
Allons, quelque folle ! à demain !...
TOUS TROIS, insistant.
Monseigneur !...
ALBE, hors de lui.
Demain, vous dis-je, demain...
Il va pour rentrer chez Rafaële.
Scène VII
LE DUC D’ALBE, VARGAS, DELRIO, NOIRGARMES, RINCOÑ, DOLORÈS, voilée
DOLORÈS, entrée aux derniers mots.
Demain, Monseigneur !... Êtes-vous sûr de le voir, ce demain-là ?...
ALBE.
C’est cette femme ?...
DOLORÈS.
Oui, c’est cette femme, oui !... qui vous conjure, monsieur le Duc !... qui vous adjure de l’entendre !...
ALBE.
Prenez garde, Madame... s’il s’agit de quelque folie de femme !... vous feriez mieux de sortir !... car, par le Dieu vivant, il y va de votre tête.
DOLORÈS.
Et vous, Monseigneur, vous feriez mieux de m’écouter !... car, par le même Dieu, il y va de la vôtre !...
ALBE, froidement.
C’est bien !... À l’écart, Messieurs, et venez au premier appel...
Vargas, Noircarmes et Delrio sortent.
Scène VIII
ALBE, DOLORÈS
ALBE, s’asseyant à gauche sur le siège de Vargas, près de la table.
Maintenant, Madame, en trois mots, qui vous amène ?...
DOLORÈS, égarée, pâle.
En trois mots, Monseigneur, il y a dans cette ville un homme que je hais... Cet homme, ce soir, a menacé de me tuer... pis que cela... de tuer un autre homme que j’aime !... mon amant !... Et, en trois mots, voilà ce qui m’amène.
ALBE.
Et que m’importe cette histoire ?
DOLORÈS, avec force.
Ah ! il m’importe à moi !... C’est bien assez étrange, de me voir faire là ce que je fais ; laissez-moi parler !...
ALBE.
Mais !...
DOLORÈS, de même.
Mais, Seigneur Dieu, laissez-moi donc parler !...Croyez-vous que j’aie la tête à moi !... Et ne voyez-vous pas que, si la raison me revient, je ne dis rien !... vous ne savez rien !... Profitez donc de ma folie qui vous sauve !...
ALBE, surpris.
Continuez, Madame !... Alors ?
DOLORÈS.
Alors, où en étais-je ?... Je ne sais plus... Ah ! oui ! Il m’a donc menacée, cet homme... puis il est sorti, et je me suis dit : « Il doit aller au prêche. »
ALBE.
Au prêche en cette ville ?...
DOLORÈS.
Oui, dans cette ville, oui !... Ah ! vous croyez, monsieur le Duc, parce que vous avez des soldats plein les rues, que l’on ne brave pas vos édits dans l’ombre !... Je vous atteste, moi, qu’ils sont dix mille hérétiques, qui se rassemblent la nuit, dans les caves, sur les toits, dans les murs... pour prier Dieu et vous maudire à leur mode !... Je me dis donc : « Oh ! tu vas au prêche, toi !... et tu veux me le tuer ! Eh bien, non, tu ne le tueras pas !... car j’irai plus vite que toi, et je frapperai, avant que tu frappes !... »
ALBE.
Bien, cela !
DOLORÈS.
Non ! ce n’est pas bien !... c’est infâme, je le sais... Mais c’est une affaire entre le Ciel et moi, ça !... Que je sauve d’abord mon amant !... je compterai plus tard avec Dieu !
ALBE.
Donc, vous le suivez par les rues, cet homme ?
DOLORÈS.
Des rues sombres !... Et sauf, les patrouilles de vos soldats ivres... une ville morte !... Il va !... je vais !... Il court !... je cours !... Cela nous mène à la porte de Louvain... où des ombres s’agitent, s’accostent, se séparent... et tout, à la fin, s’engouffre et disparaît dans une sorte de ruelle sombre, qui va sous terre...
ALBE.
Alors ?...
DOLORÈS.
Je laisse tout passer devant moi... Puis je veux descendre à mon tour... mais une voix me crie du fond : « Qui va là ?... » Effrayée, je reviens sur mes pas ! La lune se lève... Personne !... Et, pour tout bruit, le cri des sentinelles au loin, et les horloges qui sonnent l’heure... Je cherche... je tourne... car enfin je veux savoir, je veux voir !... Il y va de plus que ma vie !... Je trouve, au milieu des décombres, un ruisseau profond qui verse aux fossés l’eau des pluies d’orage... Je tâte du pied... c’est glacé... j’y descends... C’est une voûte... je m’y hasarde... et je vais droit où j’aperçois une lumière bleuâtre, et d’où me vient un bruit confus... J’arrive, c’est une grille !... mais enfin, je respire !... enfin, je vois !... enfin, j’entends !...
ALBE.
Et quoi donc ?
DOLORÈS.
Dans le fossé que je domine, une vingtaine d’hommes sont réunis... à l’abri de la contrescarpe... Le son de leurs voix m’arrive par bouffées... quand elles s’élèvent... car des sentinelles du rempart, ou des gardiens de la poterne, nul souci ! Gardiens et sentinelles sont leurs complices.
Mouvement de surprise du Duc.
Oui ! oui !... cela se passe comme ça, sur vos remparts ! – J’écoute !... et, dès les premiers mots... je devine... Ce ne sont pas des hérétiques qui prient Dieu à leur façon... ce sont des rebelles qui délibèrent !... ce n’est plus un prêche... c’est un complot !... L’homme qu’ils entourent, chapeau bas, et qui commande... ce n’est pas un pasteur évangélique... c’est leur chef !... le Libérateur, comme ils l’appellent ! le plus implacable de vos ennemis !... c’est le prince d’Orange !...
ALBE, bondissant.
Le Prince ?... Allons donc, Madame, impossible.
DOLORÈS.
Impossible !... je l’ai vu comme je vous vois !
ALBE.
Visions ! – À mes dernières nouvelles, il était à cinquante lieues, aux portes de Strasbourg !...
DOLORÈS.
Oui !... Eh bien, à mes dernières nouvelles à moi, il est à cinquante pas, aux portes de Bruxelles !...
ALBE.
Juste Dieu !... Si c’est vrai ! mais je ne puis plus vous écouter seul !
Appelant.
Vargas ! Noircarmes !... tant pis pour vous, Madame, j’appelle !
DOLORÈS.
Eh ! appelez !... peu m’importe, à présent !... C’est fait !...
Scène IX
ALBE, DOLORÈS, VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES
ALBE.
Messieurs ! Messieurs ! savez-vous ce que l’on m’annonce ?... À la porte de Louvain ! Guillaume d’Orange !
VARGAS.
Le Prince !
DELRIO.
Allons donc !
NOIRCARMES.
Chimères !... qui l’a vu ?
ALBE.
Madame.
VARGAS.
C’est absurde !
DELRIO.
Comment cela se pourrait-il ?...
ALBE.
Voyons ! voyons ! du calme !... – Vous l’avez vu, Madame, soit... mais vous l’avez entendu aussi ! Ils ont parlé, ces hommes ?
DOLORÈS.
Oui !
Tous l’entourent ; Delrio, Noircarmes à gauche, Vargas et Albe à droite.
ALBE.
Qu’ont-ils dit ?
DOLORÈS.
Ah ! je voyais bien, à cause de la neige... mais j’entendais mal !... des phrases ! des mots !
ALBE.
Eh bien, ces phrases, ces mots, rappelez-vous...
DOLORÈS.
L’hôtel de ville, d’abord !... Ils ont parlé tout le temps de l’hôtel de ville.
NOIRCARMES.
Puis un signal, peut-être ?
DOLORÈS.
Oui, le signal, c’est cela !... À minuit, le beffroi donnera le signal !...
VARGAS.
Lequel ?
DOLORÈS.
Ah ! je ne sais !... je n’ai pas entendu cela.
ALBE.
Peu importe !... Et alors ?...
DOLORÈS.
Alors, toute la ville se lève...
VARGAS.
Mais des armes ?...
DOLORÈS.
Ils en ont !
DELRIO.
Et le Prince ?
DOLORÈS.
On sonne !... il entre... et se jette dans les rues avec ses hommes...
ALBE.
Nombreux ?
DOLORÈS.
Six mille hommes.
TOUS, effrayés.
Six mille !...
DOLORÈS.
Ça, je l’ai bien entendu !... Et il arrive à la Grande-Place !... car il n’y a plus de chaînes !... l’un d’eux s’en est chargé... Il va venir... il a dû venir pour cela... Il est venu, n’est-ce pas ?
VARGAS.
En effet !...
DOLORÈS, triomphante.
Ah ! vous voyez bien !
NOIRCARMES.
Oui, tout à l’heure !...
DELRIO.
Ce capitaine ?...
DOLORÈS, vivement.
Un des leurs ! un traître !... Et vous ne l’avez pas compris, deviné... à son langage... à ses... ?
Apercevant l’épée sur la table.
Oh ! mais rien que cette épée, tenez !... cette épée !... c’est à lui, cette épée-là, n’est-ce pas ?...
ALBE.
Oui ; qui vous dit ?...
DOLORÈS.
Mais... ce nœud de ruban ! c’est leur signe de reconnaissance !... Faites courir après cet homme, Monseigneur !... c’est un conjuré... l’un des chefs !... et le plus audacieux de tous, puisqu’il vient vous braver en face !...
ALBE.[12]
On le retrouvera, Madame.
NOIRCARMES.
Oui, celui-là est connu.
ALBE.
Parlons vite des autres !... Car vous les avez bien vus, n’est-ce pas ?
DOLORÈS.
Oui !
VARGAS.
Et vous les connaissez tous ?
DOLORÈS.
Tous !
ALBE.
Delrio ! leurs noms, vite.
Delrio saisit une plume et s’apprête à écrire.
DOLORÈS, effrayée.
Leurs noms ?...
ALBE.
Oui.
DOLORÈS, regardant avec épouvante ces quatre têtes penchées sur elle, et qui l’interrogent.
Il faut vous dire aussi... ?
ALBE.
Le nom du premier d’abord, celui que vous haïssez tant !...
DOLORÈS.
Ah ! celui-là, oui !... c’est...
TOUS.
C’est ?
DOLORÈS, épouvantée, tout à coup.
Oh ! mais c’est horrible, ce que je fais là !
VARGAS.
Parlez donc !
DOLORÈS.
Non ! je ne veux plus... laissez-moi ! Je me fais peur !
ALBE.
Dites plutôt que vous avez peur pour celui que vous aimez !
DOLORÈS.
Monseigneur !
ALBE.
Et qu’il veut tuer cet homme, rappelez-vous donc !...
DOLORÈS.
Oui.
ALBE.
Un hérétique !
NOIRCARMES.
Un rebelle !
VARGAS.
Un traître !
DOLORÈS.
Oh ! oui !
VARGAS.
Rysoor, peut-être ?...
Mouvement de Dolorès.
ALBE, vivement.
Votre mari, je gage ?
DOLORÈS, épouvantée.
Ah ! je ne l’ai pas dit.
ALBE.
Non, mais je le devine, moi... Allons, c’est votre mari.
À Delrio.
Écrivez : « Rysoor. »
DOLORÈS.
Monseigneur, c’est épouvantable... Vous perdez mon âme.
ALBE.
Je la sauve, au contraire : c’est pour votre Roi et pour votre Dieu !
DOLORÈS.
Ah ! mon Roi, c’est ma haine ! et mon Dieu, c’est mon amour...
ALBE.
Maintenant, les autres.
DOLORÈS.
Quels autres...
VARGAS.
Les autres conjurés !
ALBE.
Leurs noms ?... allons donc !
DOLORÈS.
Mais ils ne m’ont rien fait, ceux-là !... mais je ne veux pas dire leurs noms !...
ALBE.
Vous les direz tous.
DOLORÈS.
Mais je ne veux pas, moi... C’est trop infâme, cela !... Des hommes innocents !... Je ne les connais pas, d’abord...
ALBE, implacable.
Vous les connaissez... vous l’avez dit !... leurs noms !
DOLORÈS.
Je veux partir !... laissez-moi !... Je veux partir maintenant !... laissez-moi partir.
ALBE, terrible, l’arrêtant violemment.
On ne s’en va pas !... on reste, et l’on parle...
DOLORÈS, épouvantée.
Monseigneur !... pitié...
ALBE.
Leurs noms !...
DOLORÈS.
Jamais !
ALBE, la faisant ployer sur ses genoux.
Leurs noms ! leurs noms !... misérable femme ! ou je vous questionne par le bourreau !
Il lui montre Charles, que Noircarmes vient de faire rentrer et qui se tient, à l’écart à gauche.
DOLORÈS, à genoux, folle de peur à la vue du bourreau.[13]
Ah !... ah ! Dieu !... ah ! mon Dieu, pourquoi suis-je venue ?
ALBE.
Nous disons donc ?
DOLORÈS, avec effroi, à voix basse.
Galèna !
ALBE, à Noircarmes.
Galèna !
NOIRCARMES, à Delrio.
Galèna !
ALBE.
Et puis ?
DOLORÈS.
Bakkerzeel, je crois ; je ne suis pas sûre.
ALBE, à Noircarmes.
Bakkerzeel !
NOIRCARMES, à Delrio.
Bakkerzeel !
VARGAS.
Et puis ?
DOLORÈS, à bout de forces.
Je ne sais plus...
ALBE.
Maître Charles !...
DOLORÈS, désespérée et sanglotant.
Ah ! mon Dieu ! pardonnez moi ! pardonnez-moi !...
ALBE.
Encore un !... et je vous tiens quitte.
DOLORÈS.
Le sonneur... Jonas...
Noircarmes souffle le nom à Delrio, qui écrit.
ALBE.
Et Cornélis, je parie ?
DOLORÈS.
Oui... je crois... Ah ! je meurs...
Elle tombe épuisée.
ALBE, abandonnant sa main.
C’est assez !
Il remonte à sa table et écrit vivement ; à Vargas.
Ceci à Navarra...
À Noircarmes.
Ceci à Francisco Végas !...
NOIRCARMES.
Oui, Monseigneur, on va courir.
Mouvement de tous.
ALBE, les arrêtant du geste.
Eh ! par le ciel !... au contraire... pas un mot, et le calme de l’eau dormante !
NOIRCARMES.
Bien, Monseigneur !... mais les chaînes ?
ALBE.
Détendues !... toujours !
NOIRCARMES.
Mais le Capitaine ?
ALBE.
Ah ! lui, c’est une autre affaire ! – Emparez-vous, mort ou vif, de ce Karloo...
DOLORÈS, se redressant.
Karloo ?...
NOIRCARMES.
Et le pendre ?...
ALBE.
Non pas !... En réserve pour l’échafaud !...
DOLORÈS, à genoux, tonte pâle.
L’échafaud !... Karloo !...
NOIRCARMES.
Van der Noot !...
VARGAS, montrant l’épée sur la table.
L’homme à l’épée.
DOLORÈS, terrifiée.
Lui !... c’est lui !... c’est... Ah !... vengeance du ciel ! Il en est ! lui !... mon Karloo !... Et c’est moi !... ah ! non ! par exemple !
Elle s’élance vers la porte, et se heurte contre le bourreau.
ALBE, l’arrêtant au passage et la retenant de force.
Ah ! pardon !... mais jusqu’à nouvel ordre, on ne sort plus !
DOLORÈS, se débattant pour sortir.
Laissez-moi !... vous, laissez-moi !... Je veux sortir !
ALBE.
Allez, Messieurs !... et des gardes à toutes les portes !
Ils sortent.
DOLORÈS.
Ah ! bourreaux !... maudits !... damnés !
ALBE, la faisant redescendre.
Il est onze heures, Madame ; vous sortirez d’ici au jour !...
DOLORÈS.
Quand tu me l’auras pris, misérable !... Non, pardon ! Monseigneur !
Elle se traîne à ses pieds en se cramponnant à lui.
Grâce pour lui ! pitié ! Tous ! tous ! mais pas celui-là ! pas mon Karloo ! Je l’aime !... Vous ne pouvez pas faire cela !... C’est horrible ! Je ne puis pas être cause de la mort de celui que j’aime !...
ALBE, se dégageant.
Priez pour lui !... vous n’avez pas mieux à faire !
Il sort par la droite, on entend fermer la porte derrière lui à double tour.
DOLORÈS, seule, bondissant debout.
Non, pas encore !... Monseigneur ! Ah ! cette porte !
Elle s’élance sur la porte de gauche, qu’elle cherche à ébranler.
Fermée !
Avec joie.
Ah ! cette fenêtre !
Elle y court, l’ouvre toute grande et voit la grille. Elle remonte à la porte de droite, qu’elle cherche à ébranler et frappe avec fureur.
Ouvrez-moi ! au secours ! à l’aide !... Ah ! c’est fini ! je l’ai tué !...
Sanglotant.
Misérable ! je l’ai tué ! C’est moi qui l’ai tué !
Épuisée, elle tombe tout de son long.
Cinquième Tableau
L’intérieur de l’hôtel de ville de Bruxelles. Au fond, plus haut que la scène, la grande salle avec tout le profil de ses fenêtres éclairées par la lune. En avant, une salle basse sous le clocher. Ces deux parties du décor se relient entre elles par un large escalier qui monte à gauche au fond, de la salle basse à la salle haute. À droite de cet escalier, et au milieu de la scène, une voûte qui sous la salle haute descend en pente vers le rez-de-chaussée. Plus à droite, un escalier moins large que le premier. À droite, une grande porte qui donne accès dans une autre partie de l’hôtel de ville, et où l’on monte par un perron de cinq marches ouvert sur ses trois faces. À gauche, la porte qui mène à l’escalier du beffroi ; ça et là, des statues mutilées et des débris, qui indiquent que la dévastation a passé par là. À gauche, une table de pierre. Il fait nuit ; mais la scène est éclairée par le reflet de la lune.
Scène première
JONAS, GALÈNA
Ils paraissent sous la voûte du fond, Jonas marchant en avant avec une lanterne et deux épées sous le bras.
JONAS, éclairant Galèna et abritant sa lanterne de son manteau.
Par ici, seigneur Galèna !
GALÈNA.
Où sommes-nous ?
JONAS.
Sous le beffroi, Votre Honneur, et voici l’escalier qui mène aux cloches. Là-haut, c’est la grande salle, où nos Seigneurs de la Commune délibéraient autrefois.
GALÈNA.
Ah ! oui !... je me reconnais !... Hélas ! quel abandon et quels débris !
JONAS.
On voit que MM. les Espagnols ont passé par là !
Éclairant les statues brisées.
Tenez !... nos pauvres Bourgmestres !
GALÈNA.
Patience !... ces morts reprendront leur place, et les vivants aussi !... Mais tu es sûr que personne ne vient jamais ici ?
JONAS.
Personne que moi.
Il dépose les épées sur la table.
Voici toujours deux épées pour nous, que j’ai spécialement nettoyées en vue du carnaval !
GALÈNA.
Tu comptes aussi te battre ?
JONAS.
Pour mes cloches ?... un peu !...
Il pose sa lanterne sur la table.
GALÈNA.
Silence !... n’as tu pas entendu ?
JONAS.
Là-bas ?...
GALÈNA.
Oui !
Scène II
RYSOOR, GALÈNA, puis KARLOO
RYSOOR, entrant par le fond.
Est-ce toi, Galèna ?
GALÈNA.
Oui ! qui va là ?
RYSOOR.
Karloo n’est pas ici ?
KARLOO, paraissant au fond.
Patience, amis, le voici.
RYSOOR.
Ah ! sois le bienvenu !
GALÈNA.
Quelles nouvelles ?
KARLOO.
Parfaites !
GALÈNA.
Les Espagnols ?
KARLOO.
En pleine sécurité... Je quitte le Duc...
RYSOOR.
Et les chaînes ?...
KARLOO.
Supprimées de mes propres mains !...
RYSOOR et GALÈNA, avec joie.
Ah !... bien, cela !
RYSOOR.
Donc, rien de suspect au Palais !... Et sur la route ?...
KARLOO.
Rien !... Les sentinelles et les patrouilles ordinaires !... Là, sur la place, un poste de cinquante hommes seulement !... dont la moitié sommeille autour du feu... tandis que l’autre cuve son vin du mardi gras.
RYSOOR.
Et tes arquebusiers ?...
KARLOO.
Tous debout !... De l’hôtel de Nassau jusqu’au Grand-Marché, j’ai fait à plus de cinquante portes le signal convenu... et partout les coups frappés ont répondu : « Nous sommes prêts ! » Bakkerzeel, qui veille en bas, a laissé tous ses tisserands à la porte de Flandre, blottis dans leurs caves... Laloo quitte ses brasseurs à l’affût sous des hangars... et, dans cette ville silencieuse et morne, où pas une clarté ne luit aux vitres, où la neige étouffe jusqu’au bruit de nos pas, il n’est plus une maison qui n’ait ses yeux braqués dans l’ombre, ses oreilles au guet, et ses bras armés, impatients de la bataille !...
RYSOOR.
Préparons-nous donc, amis, car l’heure est proche... Galèna, préviens Cornélis et nos amis qui attendent sous les arcades... venez tous nous rejoindre, et alors, en avant !...
GALÈNA, qui a ceint une épée.
J’y cours !
À Jonas.
Allons, Jonas !
Ils sortent.
Scène III
RYSOOR, KARLOO
RYSOOR.
Et maintenant, Karloo... laisse-moi te dire ce que j’attends de toi !...
KARLOO.
Parle !
RYSOOR.
Si j’ai assigné ce lieu de rendez-vous à tous nos chefs ; si je l’ai choisi, Karloo, c’est que ceci est l’hôtel de ville, la maison commune, la maison du peuple !...
KARLOO.
Et je t’ai compris.
RYSOOR.
Ici, Karloo, nos pères ont fondé les lois que nous allons défendre... À ces fenêtres, ils ont proclamé les libertés que nous allons reconquérir !... Ceci est le cœur même de la cité, et les Espagnols en ont fait un cadavre !... Mais que ce mort se réveille !... qu’il surgisse tout à coup, dans la nuit, étincelant aux lueurs de nos torches et de nos épées, et criant : « Aux armes !... » par l’appel de toutes ses cloches !... Alors, ce peuple désespéré comprend que la liberté flamande est encore de ce monde... puisque sa grande âme s’agite encore sous ces voûtes !... Il sait pour qui lutter !... c’est pour ce drapeau qui flotte !... c’est pour ces cloches qui sonnent !... car tout cela, c’est la Ville elle-même ! mieux encore, la Nation, plus encore, la Patrie !... Et il combat ! et il meurt pour elle... car elle lui crie... « Défends-moi, mon fils, et sauve moi... on m’égorge... et je suis ta mère !... »
KARLOO.
Ah ! oui, certes !...
RYSOOR.
Ici donc, Karloo, est le cœur de la lutte... c’est ici qu’il faut se maintenir à tout prix, jusqu’à l’arrivée du Libérateur !... et cette maison sacrée, je te la confie !... commande-la, défends la, je la mets sous ta garde !
KARLOO.
Ah ! plutôt sous la tienne !
RYSOOR.
Non ! non !... je n’ai pas acquis comme toi, par Gravelines et Saint-Quentin, le droit de mener ces braves gens à la bataille. – Karloo, je te suivrai !... marche à leur tête !... Il n’y a que toi pour leur apprendre à vaincre, où je ne saurais, moi, que leur enseigner à mourir.
KARLOO.
Soit donc, puisque tu le veux !... Mais, si je consens, c’est que l’honneur est le même pour toi, et que pour moi le péril grandit.
RYSOOR.
Ton épée ?
KARLOO.
Ils me l’ont prise au Palais.
RYSOOR.
Alors, celle-ci...
Il prend l’épée sur la table, et va pour la lui donner. Karloo étend sa main nue pour la prendre.
RYSOOR, saisissant cette main et poussant un cri.
Ah !
KARLOO, surpris.
Qu’as-tu ?
RYSOOR, pâle et le regardant.
Cette main ?...
KARLOO.
Eh bien ?
RYSOOR, de même.
Cette blessure ?...
KARLOO.
Oui... cela n’est rien et n’empêchera pas mon bras de faire son devoir...
Il étend la main de nouveau.
RYSOOR, de même.
Et toi ? as-tu fait le tien ?...
KARLOO, inquiet.
Rysoor, que veux-tu dire ?
RYSOOR.
Cette blessure... d’où te vient-elle ?...
KARLOO, balbutiant.
D’une arme prise maladroitement...
RYSOOR.
À un soldat espagnol, n’est-ce pas ?...
KARLOO.
Pourquoi ?...
RYSOOR.
Cette nuit ?... chez moi ?...
KARLOO, épouvanté.
Ah !
RYSOOR, éclatant.
Ah ! misérable !... c’est toi !...
KARLOO.
Rysoor !...
RYSOOR, levant l’épée.
Ah ! voleur d’amour ! assassin de mon honneur ! je te tuerai !
KARLOO, désespéré et tombant à ses genoux.
Ah ! tue-moi donc !... oui, tue-moi !... La mort, de ta main, me semblera plus douce que tous les tourments que j’endure ! Tue-moi !... tiens, tu as raison ! tue-moi !
RYSOOR.
Infâme, qui crois m’attendrir...
KARLOO.
Ah ! par pitié, la mort ; Rysoor ! mais vite !...Tout ce que tu me dis entre plus douloureusement dans mon cœur que le fer de ton épée !... Oui, je suis un misérable, un lâche !... Oui je t’ai trompé... oui, c’est une infamie... je le sais, et je pleure du sang !... La mort ! Rysoor, la mort ; je te la demande à genoux !... la mort !
RYSOOR, laissant retomber son épée et le regardant à ses pieds avec désespoir et larmes.
Ah ! malheureux que j’aimais tant !... et pour cette femme !... car ce n’était pas assez d’elle !... il faut encore que ce soit toi ! toi ! Karloo !... toi à qui j’ai ouvert tout mon cœur !... toi que j’ai aimé comme un fils !... Mais quel poison est-ce donc que l’amour de cette femme, pour faire d’une âme loyale et généreuse comme la tienne, un repaire de trahison et d’ingratitude ?... Je n’avais que trois croyances : la Patrie, elle et toi !... et vois maintenant ce qu’il m’en reste, et par ta faute !... Et dis-moi pourtant, dis-moi quel mal je t’ai fait, pour qu’une telle douleur me vienne de toi...
KARLOO.
Mais c’est horrible, ce que tu fais là !... Finis donc !... sans me torturer ainsi de tes reproches !
RYSOOR.
Et quand je t’aurai tué !... misérable !... ta mort me rendra-t-elle ma paix détruite et mon bonheur perdu ?... et fermera-t-elle la blessure par où s’écoule toute ma vie ?...
KARLOO.
Ah ! mon Dieu ! encore !...
RYSOOR.
Ta mort !... Et à quoi sera-t-elle bonne, ta mort ?... à servir ma vengeance !... Mais la cause sacrée que nous défendons tous deux, la servira-t-elle ?...
KARLOO.
Tu veux... ?
RYSOOR.
Est-ce ton cadavre qui mènera ces hommes au combat ?...
KARLOO.
Ah ! je n’en suis plus digne !...
RYSOOR.
Eh ! digne ou non !... est-ce que ton sang m’appartient, quand cette ville tout entière n’en a pas assez dans les veines pour le combat de cette nuit !... que je l’appauvrisse, moi, d’un seul bras pour la défendre... et d’un bras comme le tien !... ah ! grand Dieu ! non ! je serais aussi coupable envers elle que tu l’es envers moi... et je n’ai pas plus le droit de lui voler ton courage, que tu n’avais le droit de me voler mon bonheur !
KARLOO.
Alors, tu ne veux pas ?...
RYSOOR.
Relève-toi, et prends cette épée !...
KARLOO.
Moi ?
RYSOOR.
Prends cette épée, te dis-je ! et marche au combat !... cours où ton devoir t’appelle, où le mien t’envoie !... Et si tu dois mourir... ne meurs pas en criminel... meurs en soldat... meurs en martyr...Du moins, ta mort sera bonne à quelque chose !...
KARLOO, prenant l’épée avec découragement.
Ah ! tu ne me reverras pas vivant, je te le jure !
RYSOOR, vivement.
Ah ! vivant ! vivant !... si tu veux, pourvu que je te revoie vainqueur.
KARLOO, avec chaleur.
Ah ! c’est un espoir de pardon, cela, Rysoor !... ne le retire pas, tu m’ôterais tout mon courage !
RYSOOR.
Eh bien, va donc ! et venge-moi de toi-même !... Tu m’as pris l’honneur ! rends-moi la Liberté !... une femme !... rends-moi la Patrie ! – Nous compterons après si ta vertu lave ton crime, et si je te dois plus de reconnaissance que de haine !...
KARLOO, radieux.
Ah ! tu me pardonneras, Rysoor !... Ah ! je t’y forcerai bien !...
À son épée.
Viens donc, toi, maintenant !... et gagnes moi ma cause !...
Scène IV
RYSOOR, KARLOO, GALÈNA, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, JONAS, CONJURÉS, armés
GALÈNA.
Rysoor, tous nos hommes sont en bas, et n’attendent que le signal ; voici l’heure.
RYSOOR, montrant Karloo.
C’est Karloo qui vous commande !
BAKKERZEEL.
Karloo, nous voici tous !
KARLOO.
Tous armés et prêts à combattre ?
TOUS.
Tous !
KARLOO.
Prêts à braver les bûchers et les toitures jusqu’à la mort ?
TOUS.
Tous !
KARLOO.
À l’œuvre donc ! – Et, si le cœur manque à l’un de vous, au fort de la bataille, pensez que votre défaite livre vos fils et vos femmes à la furie espagnole !... pensez à votre ville à sac, à vos foyers en cendre !... et sus à l’infâme Espagne !
TOUS.
Aux armes !
RYSOOR.
Silence !... écoutez.
Silence : on entend tout au loin les tambours espagnols.
KARLOO.
Le tambour !... c’est le tambour !
RYSOOR.
Il bat la charge !... trahison !
TOUS.
Les Espagnols !...
KARLOO.
Eh bien, au-devant d’eux !... mes amis, et criez aux armes sur la place ! Dix mille combattants vont sortir de la nuit pour nous répondre.
Détonations ; les tambours se rapprochent, battant la charge.
Garde la voûte, Cornélis !... Bakkerzeel, l’escalier !
GALÈNA, du haut.
Les voici sur la place !
KARLOO.
Rysoor, garde cette porte !
Il montre celle de droite, et Rysoor y court.
Et le signal !... pour Dieu, Jonas, le signal, ou nous sommes perdus !...
Aux autres.
Aux fenêtres, nous autres ! aux fenêtres !...
Il s’élance sur l’escalier de gauche au moment où Jonas disparait dans l’escalier du clocher.
Scène V
RYSOOR, KARLOO, GALÈNA, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, JONAS, CONJURÉS, NOIRCARMES, puis RINCOÑ, MIGUEL, OFFICIERS et SOLDATS ESPAGNOLS
Au moment où Karloo s’élance sur les marches avec des conjurés, une troupe d’Espagnols, conduite par Noircarmes, parait dans la salle haute, enseignes déployées, tambours et clairons sonnant la charge. Les conjurés, au nombre d’une dizaine, redescendent l’escalier et courent à la voûte du fond, d’où Cornélis est repoussé avec ses hommes, tandis que Bakkerzeel et ses amis défendent l’escalier de droite. Coups de feu.
KARLOO.
À la grande porte !...
Il s’élance avec ses hommes vers la grande porte de droite qu’il cherche à ouvrir et qui résiste. Au même instant, la porte du clocher s’ouvre et une troupe d’Espagnols, conduite par Miguel, débouche tenant Jonas les mains liées, et tire sur les conjurés, qui se replient sur les marches de la grande porte, en laissant des morts sur la place.
RYSOOR, ébranlant la porte fermée.
Ah ! cette porte !...
KARLOO.
Enfonce-la !
Il prend une hache et frappe à coups redoublés dans la porte pour la faire sauter.
NOIRCARMES, du haut.
Rendez-vous !...
KARLOO, frappant toujours.
Jamais !... Vivent les Flandres !
TOUS LES CONJURÉS.
Vivent les Flandres !...
NOIRCARMES, à ses hommes.
Feu !...
Les Espagnols tirent. Sept ou huit conjurés tombent morts ou blessés sur les marches.
KARLOO, frappant toujours sur la porte.
Feu !
Les conjurés ripostent. Les Espagnols, qui s’élançaient, reculent. Il ne reste debout du côté des conjurés que Rysoor, Karloo, Galèna, Bakkerzeel et deux autres.
RYSOOR.
Courage, Karloo !
KARLOO, faisant sauter la ferrure de la porte.
La porte cède...
La porte tombe en dehors avec fracas. Ils vont s’élancer et reculent devant d’autres soldats qui les ajustent. Karloo armé d’une seule hache ; Rysoor et les autres se replient sur la scène, en un petit groupe qui n’a plus que des épées pour se défendre.
NOIRCARMES, levant son bâton de commandement.
En avant !...
La charge redouble. Tous les Espagnols descendent à la fois les grandes marches du fond et l’escalier de droite, eu entourant les conjurés d’un cercle de fer et de mousquets braqués sur eux.
RYSOOR.
Maintenant, il n’y a plus qu’à mourir !
KARLOO.
Mais tirez donc, lâches ! tirez donc ! vous voyez bien que nous ne voulons pas nous rendre... tirez donc !
Noircarmes lève son épée pour donner le signal de tirer.
Scène VI
RYSOOR, KARLOO, GALÈNA, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, JONAS, CONJURÉS, RINCOÑ, IGUEL, OFFICIERS et SOLDATS ESPAGNOLS, ALBE. Il parait sur l’escalier, en grande tenue de combat, son bâton de commandement à la main ; derrière lui, ses officiers. VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES, LA TRÉMOUILLE
Albe étend son bâton. Les tambours cessent de battre, les clairons de sonner, et tous les mousquets s’abaissent.
ALBE, après un silence, aux conjurés.
Quel est celui de vous, Messieurs, que vous reconnaissez pour chef ?
KARLOO.
Moi !...
RYSOOR, l’arrêtant.
Au combat, oui... mais ici, moi !... le comte de Rysoor !...
ALBE.
Très bien, monsieur le Comte !... Maintenant que nous sommes en état de recevoir Guillaume d’Orange... nous allons le prier d’entrer dans la ville,
Mouvement des conjurés.
et en finir avec la rébellion en écrasant sa tête.
RYSOOR, à Karloo.
Ah ! s’il entre dans la ville, il est perdu.
ALBE.
Quel est le signal que vous donnez pour qu’on ouvre à M. le Prince ?
RYSOOR, avec espoir.
Ah ! grâce à Dieu, tu ne le sais pas, bourreau !
ALBE.
Rincoñ, le sonneur Jonas !...
On amène Jonas garrotté, au pied des marches.
Tu le connais, toi, ce signal ?...
JONAS, tressaillant.
Oui, Monseigneur !
ALBE.
Eh bien, déliez-lui les mains, et qu’il le donne.
Un soldat délie les mains de Jonas.
KARLOO, vivement.
Jonas, ne fais pas cela !...
RYSOOR, de même.
Ne le donne pas...
JONAS, épouvanté.
Je ne suis qu’un pauvre homme, Messieurs... ils me tueront, et j’ai femme et enfants !
KARLOO, suppliant.
Trois millions d’hommes à sauver ! les voilà, tes enfants !...
RYSOOR.
Sauve le Prince.
KARLOO.
Sauve les Flandres !...
RYSOOR.
À genoux, Jonas, je t’en prie à genoux.
JONAS, délivré de ses liens et entraîné à gauche par Rincoñ.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...
ALBE, furieux.
Finirons-nous ?...
TOUS LES CONJURÉS, arrêtant Jonas, et se cramponnant à lui au passage.
Jonas !... ne sonne pas...
ALBE, à Rincoñ.
Un pistolet sur la gorge ; et, s’il bronche, tuez-le !
On entraîne Jonas dans l’escalier qui mène aux cloches ; les conjurés demeurent, désespérés.
Scène VII
RYSOOR, KARLOO, GALÈNA, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, CONJURÉS, RINCOÑ, MIGUEL, OFFICIERS et SOLDATS ESPAGNOLS, ALBE, VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES, LA TRÉMOUILLE
ALBE.
Toutes vos mesures sont bien prises, Noircarmes ?
NOIRCARMES.
Oh ! Monseigneur, dès l’entrée, le Taciturne est reçu entre deux feux ; et pas un de ses hommes n’arrivera même à la place...
ALBE, triomphant.
Enfin, je le tiens donc, celui-là !...
RYSOOR.
Ah ! mon Dieu, Dieu juste !... Dieu bon !... fais que cette iniquité ne soit pas accomplie !... Sauve le Prince, sauve-le ! tu nous dois bien cela !
Silence, premier tintement de cloche ; tout le monde écoute avec anxiété. La cloche s’ébranle et sonne le glas des morts. Mouvement de joie des conjurés.
ALBE, inquiet, les regardant.
Mais c’est le glas des morts !...
NOIRCARMES.
Oui, Monseigneur.
ALBE, descendant les marches.
C’est le signal... cela ?
KARLOO, radieux.
Oui, monsieur le Duc ; oui, c’est le signal !... mais celui qui crie au Taciturne : « N’entre pas ! et fuis cette ville !... » le signal qui le sauve, et sauve avec lui la liberté flamande !...
ALBE, hors de lui, traversant la scène.
Par l’enfer ! arrêtez cet homme !... tuez !... tuez ! mais tuez donc !...
Coup de fou, dans le clocher. La cloche s’arrête.
NOIRCARMES.
C’est fait !...
ALBE.
Ah ! trop tard !... l’autre m’échappe !... et c’est à refaire !
Quatre soldats sortent du clocher, portant le corps de Jonas sur leurs mousquets. Noircarmes les arrête devant le Duc et soulève le manteau pour s’assurer que l’homme est mort.
RYSOOR, se découvrant devant le corps ; tous les conjurés font comme lui.
Pauvre martyr obscur !... nous te saluons !... une seconde a fait de toi un héros !... Que nos enfants bénissent ta mémoire, et, libres, se rappellent l’humble carillonneur à qui ils devront la liberté.
On emporte le corps.
ALBE, furieux.
Oui, oui, réjouissez-vous !... misérables !... vous payerez tous pour lui.
KARLOO, railleur.
Et le prince d’Orange, monsieur le Duc !... vous payera pour nous !
ALBE.
Emmenez ces hommes, Noircarmes !... et l’échafaud sur la place... là ! dès cette nuit !...
On les entoure.
RYSOOR.
Allons, Messieurs, la nuit est bonne ! – Il n’y a que nous de perdus !...
Avec défi au Duc.
Vivent les Flandres !...
TOUS, de même.
Vivent les Flandres !
On les emmène par le grand escalier.
LA TRÉMOUILLE, au moment où ils montent les premières marches.
Messieurs...
Ils s’arrêtent et se retournent...
je vous salue !... et je n’ai qu’un seul regret : c’est de n’avoir pas l’honneur d’être des vôtres.
ALBE.
Marquis !...
LA TRÉMOUILLE, se recouvrant, et le regardant en face.
Pour tout l’or de ma rançon, monsieur le Duc, je ne vous en dirais pas autant !...
Les conjurés montent le grand escalier, entre deux haies de soldats. Albe remonte les marches de droite. Les tambours battent aux champs, trompettes...
ACTE IV
Sixième Tableau
Une salle de Palais, attenant au Tribunal de sang. À droite, premier plan, sur un perron de deux marches, la porte de la chambre de la question. À gauche, une porte par où l’on va chez le duc d’Albe. Au second plan, dans le pan coupé à droite, un couloir. À gauche, dans le pan coupé, également un autre couloir pareil au premier. Une grande table au milieu, recouverte d’un tapis noir, avec des candélabres à grandes bougies jaunes qui ressemblent à des cierges. Une grande cheminée au fond, aux armes d’Autriche. Peintures murales, représentant des martyrs et des saints. Prie-Dieu, etc. Tout cela sinistre et sombre.
Scène première
ALBE, NOIRCARMES, VARGAS, RINCOÑ
ALBE, sortant de la chambre de la torture.
Quelle heure, Noircarmes ?...
NOIRCARMES.
Sept heures, monsieur le Duc.
ALBE.
Tout est prêt sur la place ?
NOIRCARMES.
Oui, Monseigneur.
ALBE.
L’échafaud ?... le bûcher ?...
NOIRCARMES.
On le dresse.
ALBE, assis, écrit.
Rincoñ !... Le régiment de Lombardie sur la Grande-Place, comme au supplice d’Egmont et de Hornes !
RINCOÑ.
Oui, monsieur le Duc !
ALBE, de même.
Le régiment de Sardaigne gardera toutes les portes de la ville, que l’on va fermer, et qui ne seront rouvertes qu’après l’exécution... Les régiments de Sicile et de Naples feront le service ordinaire... et Serbelloni me placera des canons chargés à mitraille à toutes les issues du Grand-Marché... Allez !
Rincoñ sort.
VARGAS.
Monseigneur, M. l’ambassadeur de France a reçu la rançon de M. de la Trémouille par des traites sur les Fuggers d’Augsbourg.
ALBE, signant un sauf-conduit.
Un sauf-conduit pour Lille à ce Français, et qu’il nous vide la place.
Il lui passe le papier.
VARGAS.
Oui, Monseigneur...
Il remonte et va remettre le sauf-conduit à un soldat à droite. Vargas redescend.
ALBE.
Noircarmes, il faut en savoir davantage... En somme, Messieurs... voilà toute une ville qui conspire, – et, à part cinq hommes que nous tenons, tout le reste nous échappe !... Il nous faut des noms ! et des noms !... la moitié des habitants dussent-ils passer par les armes !...
NOIRCARMES.
Nous avons la question, Monseigneur.
ALBE.
J’y compte bien !... Par exemple, ce comte de Rysoor, l’âme du complot... allez dire à maître Charles, que celui-là, dût-il expirer sur le chevale !... j’entends qu’il soit questionné de main de maître !... et, si les vieux moyens sont impuissants... qu’il en invente !
NOIRCARMES.
On y avisera, monsieur le Duc...
ALBE.
À propos, cette femme ?... La sienne ?
VARGAS.
Nous l’avons trouvée, clans le cabinet de Votre Excellence, étendue, comme morte !... et nous avons voulu la contraindre à sortir du Palais ; mais alors elle a poussé de tels cris, que nous avons eu peur que doña Rafaële...
ALBE, vivement.
Par le ciel ! je ne veux pas que ma fille sache rien de tout ceci !...
VARGAS.
Assurément, Monseigneur...
ALBE.
Elle n’a rien entendu, au moins, cette nuit ?...
VARGAS.
Monseigneur, je ne crois pas... Du reste, voilà maître Alberti qui pourra dire...
ALBE.
Oui, oui, qu’il entre !... ce médecin ! tout de suite... et cette femme aussi !... Amenez cette femme... que j’en finisse avec elle !...
VARGAS.
Oui, Monseigneur.
Scène II
ALBE, ALBERTI, DOLORÈS
On fait entrer Alberti par l’appartement du Duc, Dolorès par le couloir de droite, et, pendant ce qui suit, elle reste à l’écart, pâle et attentive.
ALBE, courant an médecin, avec douceur et inquiétude.
Oh ! maître Alberti !... Eh bien, notre malade ?
ALBERTI.
Une meilleure nuit que je ne l’espérais, Monseigneur.
ALBE, lui serrant les mains.
Ah ! merci, Alberti, pour ta bonne nouvelle !... Elle n’a rien entendu de ces tambours, ni des fusillades ?
ALBERTI.
Rien, monsieur le Duc, heureusement !... mais je ne cache pas à Votre Excellence que ce qui se prépare m’épouvante pour doña Rafaële.
ALBE.
Ah !...
ALBERTI.
Dans l’état où je la vois, la moindre émotion peut nous être fatale ! – Votre Excellence ne lui a rendu un peu de calme qu’en lui promettant qu’il n’y aurait plus de victimes ; et, si elle apprend que l’on brûle ce matin cinq hommes sur la place...
DOLORÈS, à part, avec terreur.
Ce matin !...
ALBE, vivement.
Mais il ne faut pas qu’elle le sache.
ALBERTI.
Non... il y a de quoi la tuer !...
ALBE, de même.
Elle ne le saura pas !... Alberti... qu’on la réveille !
ALBERTI.
C’est fait, Monseigneur !...
ALBE.
Alors, que ses femmes l’habillent, vite !... Une litière, et conduis-la-moi au couvent de Groenendaal, d’où elle ne reviendra qu’à la nuit...
ALBERTI.
Bien, Monseigneur !... j’y cours !
ALBE, l’arrêtant.
Et tu me la sauveras, Alberti !... Promets-moi que tu me la sauveras !
ALBERTI.
Aveu l’aide de Dieu, Monseigneur !
ALBE.
Oui, oui, tu me la sauveras, et je te couvrirai d’or et d’honneurs !... Et je ferai de toi le plus grand médecin de la chrétienté !... Va, mon bon Alberti, va !... Tu sais si je t’aime, toi... va vite !
Alberti sort.
Scène III
ALBE, DOLORÈS
ALBE se retourne,
et aperçoit Dolorès ; changeant de ton brusquement, et brutal.
Maintenant, Madame, parlons de vous... Vous voulez la vie du capitaine Karloo, n’est-ce pas ?... Eh bien, vous ne l’aurez pas !...
DOLORÈS.
Monseigneur !...
ALBE.
Vous ne l’aurez pas !...Cet homme est un traître saisi sur le fait, le fer au poing... il doit mourir et mourra ! – Maintenant, épargnez-moi vos prières et vos larmes !...
DOLORÈS.
Mes larmes!... je n’en ai plus, de larmes !... voilà toute une nuit que je pleure !
ALBE.
Alors ?...
DOLORÈS.
Mais ce que vous faites là, monsieur le Duc, est bien infâme !
ALBE.
Madame !...
DOLORÈS.
C’est infâme !... Je suis venue vous trouver cette nuit et j’ai fait avec vous un marché !... niez-le donc !... je vous ai dit : « Il y a un homme que j’aime !... et quelqu’un qui veut le tuer, veut vous tuer aussi !... sa vie pour la vôtre !... sauvez-le-moi, et je vous sauve !... » Ai-je dit cela, oui ou non ?...
ALBE.
Si le Ciel a jugé...
DOLORÈS.
Oh ! le Ciel n’a rien à voir où nous sommes, vous et moi !... restons en enfer !... J’ai tenu ma promesse, et je ne suis qu’une femme !... Vous êtes le duc d’Albe, grand d’Espagne, capitaine général des Pays-Bas !... tout cela vous fait bien un peu gentilhomme, je suppose !... Je vous somme de tenir votre parole de gentilhomme !...
ALBE.
Madame, écoutez-moi bien !... Si un autre que vous osait me parler de la sorte... il ne sortirait pas d’ici vivant !... mais vous avez, en effet, rendu un grand service à Sa Majesté !
DOLORÈS.
À vous...
ALBE.
À moi ?... soit... Et la preuve que je m’en souviens... c’est que vous êtes encore là !
DOLORÈS.
Ah !... il ne vous manquerait plus que de me faire arrêter !
ALBE.
Pourquoi pas ?
DOLORÈS.
Vous êtes bien sanguinaire, monsieur le Duc, mais vous ne l’oseriez pas !
ALBE.
Peut-être ! – Maintenant !... puisque nous parlons honneur, où je ne permets à personne de me reprendre... jamais ! entendez-vous bien, je ne vous ai promis le salut de cet homme... jamais !
DOLORÈS.
Et ce n’était pas me le promettre que de m’encourager à trahir pour lui tous les autres !... et le premier de tous, vous savez qui ?
ALBE.
Voilà bien ce qui vous condamne !... c’est que vous plaidiez ici pour votre amant, quand vous devriez tomber à mes pieds pour votre mari !...
DOLORÈS.
Ah ! c’est horrible !... je le sais mieux que vous !... mais c’est bien à vous de m’en faire une injure !... Vous seriez, ce matin, traîné par les ruisseaux de la ville, une corde au cou...
Mouvement du Duc.
Allons !... vous savez bien que c’est là ce qui vous attendait... si je n’étais une épouse indigne et une femme folle d’amour !... et vous êtes bien le complice de mon crime, vous qui en profitez !...
ALBE.
Ah !
DOLORÈS.
Et seul !... car il en profite seul, cet homme ! – Allons, monsieur le Duc, ne faisons donc pas d’hypocrisie l’un devant l’autre !... nous nous valons bien tous les deux, allez ! C’est épouvantable, ce que j’ai fait, cette nuit, de surprendre le secret de ces malheureux pour vous le vendre !... mais c’est bien atroce aussi, avouez-le, ce que vous avez fait là, de les prendre à coup sûr dans vos filets, pour boire leur sang tout à l’heure en place publique !... Habileté, tactique, tout ce qu’il vous plaira ; soit !... Eh bien, moi, c’est de l’amour !... Passion pour passion !... vous avez le despotisme !... j’ai l’adultère ! nous sommes aussi méprisables l’un que l’autre... et nous trempons dans le même assassinat !... Seulement, moi, je dénonce !... vous, vous égorgez !... je suis plus lâche !... et vous plus féroce !... voilà toute la différence !
ALBE.
Madame, prenez garde !
DOLORÈS.
Si, je me trompe, vous êtes aussi plus habile, car tout le butin vous reste !... Eh bien, non !... je veux ma part !... Et, si vous ne me la donnez pas... je crierai partout que le duc d’Albe est un lâche... qui vous met le poignard à la main, et qui, le coup fait, vous refuse le salaire !...
ALBE, avec rage.
Ah !... vous voulez donc... ?
DOLORÈS, folle.
Je veux ma part !... je la veux !... Ah ! je vous aurai sauvé, vous et votre armée !... ah ! je vous aurai livré, pieds et poings liés, trois millions d’âmes !... et vous me refusez la vie d’un seul homme ! – Allons, Monseigneur !... c’est de la démence !... Un seul homme !... Voyons !... donnez-le donc !... finissez donc !... payez donc !... que nous soyons quittes !...
ALBE, pâle.
Nous le sommes ! Ce n’est pas à lui que je donne la vie !... c’est à vous, que je viens, en vous écoutant, de condamner trois fois à mort !
DOLORÈS.
Moi !...
ALBE, hors de lui.
Allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !... cet homme mourra !... et si vous dites un mot de plus...
Montrant la chambre de la question.
je le fais mettre à la torture ![14]
DOLORÈS, épouvantée.
Ah ! ah ! Monseigneur !... pitié !... Eh bien, oui ! j’ai tort de menacer, je n’en ai pas le droit ! – Tenez !... je n’exige plus !... je supplie !... j’implore !...
Mouvement du Duc ; elle tombe à ses pieds.
Au nom de votre fille, Monseigneur ! grâce pour cet homme qui lui a sauvé la vie ! Monseigneur, Dieu ne pardonne pas à qui est sans pitié !... Grâce pour nous, et Dieu vous laissera votre fille, belle, jeune et souriante, pour la consolation de votre vie !...
ALBE, frappant sur un timbre.
Vargas !
DOLORÈS, désespérée.
Ah ! tigre !... Je parle à son cœur !... est-ce qu’il en a !!!
Scène IV
ALBE, DOLORÈS, ALBERTI, VARGAS, puis RAFAËLE, PAGES
ALBE, à Alberti.
Ah !... Eh bien ?
ALBERTI.
Monsieur le Duc, doña Rafaële est prête... elle vient, la voici...
DOLORÈS, avec espoir.
Ah !...
Elle passe à droite.
ALBE, vivement, allant au-devant de sa fille.
Elle vient ?... Ah ! pas ici !... Emmenez cette femme !...
DOLORÈS.
Non ! je ne m’en irai pas !
ALBE.
Vargas !
DOLORÈS, de même.
Je ne m’en irai pas !... Ne me touchez pas !... ou je crie et je lui dis tout !
ALBE, terrible.
Un seul mot, et vous êtes morte !...
Au moment où Vargas va s’efforcer d’entraîner Dolorès, doña Rafaële paraît dans le couloir. Vargas recule, et Dolorès reste.
ALBE, se retournant ; à sa fille, qui entre toute souriante, et la prenant dans ses bras.
Ah ! Rafaële, ma chère fille !... seule comme cela ![15]
RAFAËLE, gaiement.
Oui, tu vois !... Je vais très bien, ce matin.
Elle tousse.
ALBE, inquiet.
Mais...
RAFAËLE.
Oh ! ce n’est rien, cela !... – N’est-ce pas, maître Alberti ?...
ALBE.
Il t’a dit ?...
RAFAËLE.
Oui ; tu veux que j’aille à Groenendaal ?
ALBE.
Il y a si longtemps que tu n’es sortie !
RAFAËLE.
Oui, cela me fera du bien !...
ALBE.
Et tu me reviendras à l’heure du souper ! – Alberti, on a bien pensé aux pelisses, aux fourrures ?...
ALBERTI.
Oui, monsieur le Duc !
ALBE.
Allons, va, ma chérie... va !
Mouvement de Dolorès.
RAFAËLE.
À ce soir !
Apercevant Dolorès, et à demi-voix.
Ah ! cette femme que je n’avais pas vue !
ALBE, la poussant doucement vers la porte de gauche.
Oui, une personne de la ville...
RAFAËLE.
Elle a l’air bien triste !... Elle a pleuré ?
ALBE, même jeu.
Peut-être !
RAFAËLE, à voix basse.
Quelque malheureuse qui vient te présenter une requête, n’est-ce pas ?
ALBE.
Oui... Adieu !
RAFAËLE, de même.
Tu vois, j’ai deviné !
À son père, le câlinant.
Est-ce que tu ne veux pas lui accorder ce qu’elle te demande ?
ALBE.
À elle ?... certes, non !
Dolorès, qui a surpris le regard de Rafaële, prête l’oreille à ce qui suit.
RAFAËLE.
Et à moi ?... Est-ce que tu ne me l’accorderas pas, à moi ?
ALBE.
À toi ?...
RAFAËLE.
Je me sens si bien, ce matin !... Tu vois comme je respire à l’aise... Il y a longtemps que je ne me suis si bien portée !
ALBE, radieux.
Ah ! tant mieux !... Quelle joie !
RAFAËLE.
Tu en es bien heureux, n’est-ce pas ?
ALBE.
Oh Dieu, oui !...
RAFAËLE.
Eh bien, il ne faut pas que ce bonheur-là profite à nous seuls... Et, pour remercier Dieu de la grâce qu’il nous fait... consens à ce que cette pauvre dame te demande.
ALBE, impatienté.
Je ne puis pas !... Allons, va-t’en !
RAFAËLE.
Alors, c’est donc bien grave ?
ALBE, s’oubliant.
Très grave !
RAFAËLE, vivement, inquiète.[16]
Ah ! il y a donc quelque chose que je ne sais pas... qu’on me cache ?
ALBE, vivement.
Mais non !
RAFAËLE.
Ces tambours, cette nuit !... ces détonations !
ALBE.
Mais... rien !
RAFAËLE.
Ah ! mon Dieu ! tu m’as tant promis !... S’il y avait encore des massacres !...
ALBE, vivement.
Mais je te dis que non !... Ce n’est rien !...
À part.
Oh ! cette femme !...
RAFAËLE.
Alors, si ce n’est rien, tu peux le lui accorder !... Je vais lui parler... moi !... – Madame ?...
Dolorès descend.
ALBE.
Rafaële !...
RAFAËLE, à son père, en s’asseyant.
Laisse-moi faire, tu verras !
À Dolorès.
Voulez-vous me dire, à moi, Madame, ce qui vous amène ?
Albe passe derrière le siège de sa fille, et regarde Dolorès avec menace.
DOLORÈS.
Oh ! Madame !... c’est très simple... Il s’agit d’une personne que connaît Votre Grâce... le capitaine Karloo !
RAFAËLE.
Ah ! si je le connais !... Eh bien ?
DOLORÈS.
Eh bien, señora !... il a été arrêté cette nuit...
Mouvement du Duc.
RAFAËLE.
Arrêté !
DOLORÈS, regardant le Duc avec défi.
Oh ! pour une faute si légère !... M. le Duc vous dira comme moi, que c’est bien peu de chose !
RAFAËLE.
Ce qui s’est passé hier au soir peut-être ?
DOLORÈS.
Probablement... oui...
RAFAËLE, d’un ton de reproche.
Ah !... mon père !... c’est trop sévère !
DOLORÈS, vivement.
N’est-ce pas ?
RAFAËLE.
Et s’il n’y a que ce que vous dites ?...
DOLORÈS.
Mais il n’y a pas autre chose !... Son Excellence elle-même ne peut pas vous dire qu’il y ait autre chose...
RAFAËLE.
Et vous demandez... naturellement ?...
DOLORÈS.
Je demande, Madame, qu’on le fasse sortir de prison... avec un sauf-conduit de Son Excellence... voilà tout !
RAFAËLE.
Mais vous avez raison !... – Ah ! mon père, madame a raison !... – Et c’est bien, ce que vous faites là pour lui, Madame... Vous êtes son amie ?...
DOLORÈS.
Oui, señora... son amie !
RAFAËLE.
Tant mieux !... car il mérite d’être aimé !... et je l’aime aussi, moi !... Mais, maintenant que nous sommes deux, Madame, nous serons fortes !
DOLORÈS.
Ah ! Dieu !... que votre père vous entende !
RAFAËLE.
Oui, oui ! il se fait prier comme cela !... mais vous allez voir !... – Allons, mon père, M. de Vargas va nous mettre en liberté notre Capitaine, n’est-ce pas ?... Cela vous coûte si peu !...
ALBE, avec ironie.
Ah ! oui !
RAFAËLE, vivement.
Tu as dit... oui ?
ALBE.
Eh non !... je dis : non !
RAFAËLE, debout, inquiète.
Alors, on me ment !... – Madame, dites-moi toute la vérité !...
ALBE, passant vivement entre elles pour les séparer.
Mais elle ne dira rien !... car il n’y a rien de plus !
DOLORÈS.
Rien de plus, en effet !
RAFAËLE, émue, nerveuse, et finissant par pleurer.
Et vous refusez ?... Ah ! mon père, vous êtes cruel !
ALBE.
Rafaële !
RAFAËLE.
J’étais si heureuse !... et maintenant !... ah ! mon Dieu !... une journée si bien commencée !...
Elle tombe suffoquée. Alberti se précipite vers elle.
ALBE, désespéré.
Ma fille !... maître Alberti !...
À Dolorès avec rage, d’une voix sourde.
Ah ! malheureuse !
DOLORÈS, le bravant.
Je prends mes armes où je les trouve !
ALBE, à sa fille.
Rafaële !... ma chérie !...
RAFAËLE, toussant.
Ah ! j’allais si bien !... mon Dieu !...
ALBE, à genoux près d’elle.
Cela reviendra !... trésor de ma vie !
RAFAËLE, finement et tendrement.
Si tu m’accordais seulement ce que je te demande ?...
ALBE.
Tout ce que tu voudras !...
DOLORÈS, à part.
Ah !
RAFAËLE, se redressant.
Vrai ?... c’est pour tout de bon, cette fois ?
ALBE.
Oui.
RAFAËLE.
Il est libre ?...
ALBE.
Oui !
RAFAËLE.
Tu me le jures ?
ALBE.
Sur ta vie !...
RAFAËLE, frappant sur la table.
Écris-le !... tout de suite !... tout de suite !
ALBE.
Tiens !
Il court à la table et écrit.
DOLORÈS, tombant aux genoux de Rafaële.
Ah ! señora ! Dieu vous récompense !... Merci !... de toute mon âme !
RAFAËLE.
Vous pleurez pour si peu ?
DOLORÈS, vivement.
Oh ! de vous avoir vue si souffrante !
RAFAËLE, bas à son oreille.
Je me suis faite un peu plus malade que je n’étais... Chut !
DOLORÈS, lui baisant les mains.
Ah ! ange !... ange !...
ALBE, à Vargas.
Vargas, voici l’ordre qui met le capitaine Karloo en liberté... avec un sauf-conduit pour Lille !
DOLORÈS.
Ah ! Monseigneur !...
ALBE, profitant, pour lui parler, du moment où Alberti aide Rafaële à se lever.
Ne me remerciez pas, Madame, pour une grâce que vous m’avez arrachée de force !... et priez Dieu qu’elle vous profite !...
Haut.
Vous avez jusqu’à la nuit pour quitter, vous et lui, cette ville !
Montrant la table.
Votre sauf-conduit est là !... – Allons, Rafaële !... venez, je vais vous mettre moi-même en litière !
RAFAËLE.
Adieu, Madame !...
Au duc d’Albe.
Tu vois, pourtant !... c’est si facile d’être bon !... Ah ! si tu voulais m’écouter !... et si j’étais toujours là !
Ils sortent.
Scène V
DOLORÈS, VARGAS
DOLORÈS, courant à la table et s’emparant du sauf-conduit.
Ah ! menace maintenant si tu veux !... il est sauvé !...
À Vargas.
Monsieur, puis-je voir... ?
VARGAS.
Le capitaine Karloo ?... Non, Madame ! vous le trouverez à la porte du Palais.
DOLORÈS.
Soit !
Elle va pour sortir par le couloir de gauche au fond, et s’arrêtant.
Quels sont ces hommes qui passent là-bas ?
VARGAS.
Ce sont les condamnés qui sortent du tribunal, et que l’on ramène à leur prison !
DOLORÈS, poussant un cri d’effroi.
Oh ! je ne veux pas les voir !...
Elle va pour sortir par la grande porte de droite.
VARGAS.
Pas par là, Madame ; c’est la chambre de la torture !...
DOLORÈS, reculant épouvantée.
Ah !
VARGAS, lui montrant le couloir de droite.
Par là !... si vous voulez !
DOLORÈS.
Ah ! oui ! je veux sortir !
S’arrêtant.
Mais cet homme qui vient ?
VARGAS.
C’est le comte de Rysoor !
DOLORÈS, folle, reculant d’épouvante.
Je ne veux pas le voir... Monsieur !... Monsieur, j’ai peur ! je veux sortir d’ici... Monsieur... que je ne voie pas cet homme !... je ne verrais plus que lui dans mon sommeil !... Monsieur, j’ai effroyablement peur ; je vous en supplie, emmenez-moi !... Il vient !
Désespérée.
Mais on ne peut donc pas sortir de cette horrible maison ?...
VARGAS, lui montrant la droite.
Par ici, Madame... Mais, croyez-moi, ne rencontrez pas M. le Duc !
DOLORÈS.
Oh ! le Duc ! Le bourreau ! l’enfer !... tout ! mais pas cet homme qui vient !... pas lui ! ah ! mon Dieu !... pas lui !
Elle sort par la gauche, épouvantée, sans quitter des yeux la coulisse de droite, où Rysoor paraît, conduit par Rincoñ et deux soldats.
Scène VI
RYSOOR, RINCOS, SOLDATS, au fond
RYSOOR.
Où me conduisez-vous, Capitaine, et pourquoi me sépare-t-on des autres ?
RINCOÑ.
Parce que tout est fini pour eux, Monsieur, et que... je le dis avec un vrai chagrin... tout ne l’est pas pour vous.
RYSOOR.
Et que peut-il y avoir pour moi entre le tribunal et le bûcher ?
RINCOÑ.
Hélas !... monsieur le Comte !... il y a cette chambre là-bas !... qui est celle de la question !...
RYSOOR.
La torture ! ah ! oui... j’oubliais !... C’est le duc d’Albe...
RINCOÑ.
Et, si j’en crois ce que l’on dit, Monsieur, armez-vous de tout votre courage !
RYSOOR.
On espère donc que je parlerai ?
RINCOÑ.
On en est sûr. – Vous pâlissez, Monsieur !
RYSOOR.
Oui !... Et Dieu sait que ce n’est pas la souffrance que je redoute !... nous nous connaissons trop bien, elle et moi !... Mais qui peut répondre que son corps ne sera pas plus lâche que son âme... et que les tourments ne lui arracheront pas un cri... un aveu... un nom ?... Ah ! Monsieur, la pensée que la douleur peut faire de moi un dénonciateur !... un traître !... Ah ! la voilà, la vraie torture !
RINCOÑ, à demi-voix.
Et vous aimeriez mieux, n’est-ce pas, de votre propre main... ?
RYSOOR.
Ah ! Dieu !... si j’en avais le moyen !
RINCOÑ, de même.
Eh bien, que Votre Seigneurie ne pousse pas un cri... ne fasse pas un geste... on nous regarde !... M. le marquis de la Trémouille a prévu le cas !...
RYSOOR, avec espoir.
Ah !
RINCOÑ.
C’est moi qui vous conduirai à la question !... Et dans le couloir... qui est un peu sombre... ouvrez seulement la main de mon côté !...
RYSOOR, vivement, lui serrant la main.
Oui !... oui !... oh ! Capitaine ! merci !... merci pour vous et pour lui !
RINCOÑ.
Si Votre Honneur désire, auparavant, l’assistance d’un prêtre !...
RYSOOR.
Non !... Capitaine !... non ! Dieu me suffit !
Scène VII
RYSOOR, KARLOO, RINCOÑ, MIGUEL, NAVARRA, SOLDATS, puis NOIRCARMES
RYSOOR, voyant Karloo qui entre, conduit par Miguel et par deux soldats.
Karloo !
Bas, à Rincoñ, avec effroi, en lui montrant la chambre de la torture.
– Lui aussi ?
VARGAS, aux officiers.
Messieurs !... le capitaine Karloo est libre !
RYSOOR, avec joie.
Libre ?
KARLOO.
Moi ?
À Vargas, descendant vivement.
Et pourquoi suis-je libre, quand monsieur ne l’est pas ?
VARGAS.
Son Excellence, Monsieur, a daigné vous accorder votre grâce !
KARLOO.
Et moi, je ne daigne pas l’accepter !
VARGAS.
Monsieur !
KARLOO.
De quel droit me fait-on l’injure de cette clémence... que je n’ai pas implorée ?
VARGAS.
C’est à la demande de doña Rafaële.
KARLOO.
Ce n’est pas à la mienne.
VARGAS.
Enfin, Monsieur, il plaît à M. le Duc !
KARLOO.
Et il ne me plaît pas à moi !... J’ai conspiré, lutté, combattu avec tous mes amis !... et la même révolte appelle le même échafaud !... C’est mon droit... je le réclame !... et je ne reconnais pas à votre Duc celui de m’imposer un autre supplice avec sa miséricorde !...
VARGAS.
Ah ! Monsieur !...
KARLOO.
Allons, Monsieur ! mon échafaud, je vous prie, et mon bûcher dont je me glorifie ! Et point de votre pitié qui m’outrage ! Allez, Monsieur, allez dire à votre Duc que je ne veux pas de sa grâce !...
VARGAS.
Vous le lui direz vous-même, Monsieur, car je ne connais, moi, que les ordres qu’il me donne.
Il sort par la gauche.
KARLOO.
Soit !... Où est-il ?
RYSOOR, l’arrêtant.
Y penses-tu ?
KARLOO.
Si j’y pense !...
RYSOOR, de même, lui barrant le passage.
Karloo !...
KARLOO.
Est-ce toi qui m’arrêtes ?
RYSOOR.
Ah ! grand Dieu !... oui, c’est moi !
KARLOO.
Rysoor !... laisse-moi !
RYSOOR.
Reste là, te dis-je !
KARLOO.
Eh ! au nom du ciel... laisse-moi donc mourir !... C’est le bourreau qui te venge !
RYSOOR.
Et si je ne veux pas, moi, être vengé par le bourreau !...
Avec bonté.
Et, malheureux que tu es !...si je ne veux même pas être vengé !
KARLOO.
Ton pardon !... sans l’avoir mérité !... non !...
RYSOOR.
Tu me l’accorderas pourtant bien à moi, ce droit de faire grâce... Et si, comme tu le dis, ta faute m’a fait le maître de ta vie...
KARLOO.
Ah ! oui, certes !
RYSOOR.
Eh bien !... j’en dispose !... et je ne te prie plus de vivre ; maintenant!... je te l’ordonne !
KARLOO.
Ah ! Rysoor !... j’aimerais mieux cent fois ta colère que ta bonté qui m’écrase.
RYSOOR, lui prenant la main.
Karloo ! je suis si près de la mort, que les misères et les folles passions de cette vie me semblent un rêve près de s’évanouir !... Laisse-moi cette joie suprême de l’oubli et du pardon ! Fais que je ne meure pas en désespérant de toute chose !... et que la dernière main que je presse soit celle d’un ami... d’autant plus cher à mon cœur que j’ai cru le perdre... et que je le retrouve... converti par les larmes et purifié par le repentir !...
KARLOO, serrant ses mains qu’il embrasse.
Ah ! Dieu, oui !
RYSOOR.
Vis, mon Karloo, vis pour m’obéir ! mais surtout vis pour servir encore notre cause sacrée... qui, plus que jamais, a besoin de ton dévouement !... Que la Patrie soit désormais ton seul amour !... Celui-là, mon Karloo, peut avoir ses déceptions, mais l’idole reste toujours grande ; et son culte est si pur, qu’il peut, tu le vois, réconcilier dans une foi commune deux hommes séparés par une haine mortelle !... Tu es jeune encore... tu les verras, nos Flandres bien-aimées, affranchies de leurs bourreaux !... Ce jour-là, Karloo, le jour où le drapeau de l’indépendance flottera sur nos remparts... rappelle-toi le vieil ami qui a combattu à tes côtés... et mon âme te bénira, avec autant de joie qu’elle te pardonne.
KARLOO.
Ah !... Rysoor !... que ton pardon ne s’arrête pas à moi !... pardon pour elle aussi !
RYSOOR.
Ah ! pour elle... et pour tous !
S’arrêtant.
Tous ! non !... je me fais meilleur que je ne suis !...
Avec force.
Non !... je ne pardonne pas à tout le monde ! et ce cœur n’est pas si bien détaché des choses humaines qu’il ne couve un effroyable désir de vengeance !
KARLOO.
Toi ?
RYSOOR.
Car il ne s’agit plus de moi ! Ce n’est pas mon injure, cette fois, mais celle de tout un peuple... et celle-là, je ne crois pas, non, je ne crois pas que Dieu lui-même m’ordonne de l’oublier !
KARLOO.
Ah ! parle !
RYSOOR, baissant la voix pour n’être pas entendu des soldats.
Karloo !... on nous a trahis !... Il y a parmi nous un maudit... un infâme !... qui a surpris tous nos secrets pour les vendre...
KARLOO.
Ah !... sans cela !...
RYSOOR.
Et nous ne le connaissons pas !... Fort de notre ignorance, il peut demain, tout à l’heure, renouveler son crime !... et les projets les mieux conçus avorteront !... et le sang le plus pur coulera, et tout un peuple suera l’agonie du désespoir... parce qu’il y a de par le monde une âme damnée, que l’impunité encourage !
KARLOO.
Et tu veux... ?
RYSOOR.
Je veux !... c’est mon testament de mort... Écoute bien ceci... Karloo !... c’est un devoir sacré que je te lègue !...
KARLOO.
Oui !
RYSOOR.
Ce marchand de sa patrie... ce vendeur de notre sang... démasque-le... Karloo !... trouve-le !... perce les ténèbres où il s’abrite... et fouille les sentiers où il rampe ! – Et, quand tu le tiendras à la gorge... quels que soient son âge et son rang... écrase-le tans pitié !... sans merci !... Ce n’est pas un meurtre... c’est la défense légitime !... Ce n’est pas un crime... c’est justice !... Tu ne venges pas seulement ta Patrie, vendue et crucifiée par lui !... Frappe, mon fils !... tu la défends !... et frappe encore !... tu la sauves !
KARLOO.
Sur mon âme !... je le ferai !
RYSOOR.
Prends garde !... c’est un serment sacré !
KARLOO.
Je le jure !...
RYSOOR.
Et quel qu’il soit ?...
KARLOO.
Sur mon salut éternel !... Fût-ce à mon propre foyer !... fût ce au pied des autels !... je fais serment de percer son cœur infâme... de cette main que voilà !
RYSOOR.
Ah ! tu vois bien que j’ai raison de te garder la vie !... et qu’elle est bonne à quelque chose !...
La porte de la torture s’ouvre, et Noircarmes reparaît sur le seuil, ainsi que l’huissier du tribunal.
KARLOO, inquiet.
On vient ?...
RYSOOR, apercevant Rincoñ qui descend.
Oui ! je sais ce que c’est !...
KARLOO.
Et quoi donc ?...
RYSOOR, souriant pour le rassurer.
M. le Duc, qui veut, à ce qu’il parait... m’interroger !
KARLOO.
Ah ! mais tu reviendras par le même chemin... je te reverrai encore !...
RYSOOR, ému, lui tendant la main.
Assurément !... Allons, Karloo, mon enfant... séparons nous !
KARLOO, inquiet.
Mais je veux l’attendre !...
RYSOOR.
Ne reste pas ici... tout est péril pour toi, et ta vie ne t’appartient plus... Pense à ton serment !...
KARLOO, de même.
Ah !... on dirait que tu me dis adieu !...
RYSOOR, souriant.
Adieu !... oh ! non !... ah ! certes, non !... et j’ai bien la ferme espérance de te revoir !...
RINCOÑ, descendant.
Allons, Monsieur !
RYSOOR.
Je suis prêt, Capitaine !...
À Karloo, du haut des marches.
N’oublie pas ton serment !... Karloo !... pense à ton serment !...
Noircarmes rentre. Rysoor et Rincoñ disparaissent du même côté.
Scène VIII
KARLOO, MIGUEL, L’ENSEIGNE, OFFICIERS
KARLOO, le suivant des yeux.
De quel air il me parle !... que lui veut ce Duc ?... où le mènent-ils ?...
Il va pour monter les marches.
MIGUEL, l’arrêtant.
Doucement, Monsieur ; vous ne sauriez aller de ce côté.
KARLOO.
Soit, Monsieur ; j’attendrai donc !...
MIGUEL.
Vous ne pouvez pas non plus demeurer ici, Monsieur... Il faut partir, s’il vous plaît !... voici votre sauf-conduit !
KARLOO, le prenant.
Je vous en prie, Monsieur !... pas avant qu’il sorte.
MIGUEL.
Votre ami ?... Mais cela peut être long !...
KARLOO, inquiet.
Ah !... vous croyez ?...
MIGUEL.
Sûrement... la question !...
KARLOO, épouvanté.
La question !... c’est ?... Saints du ciel !... il m’a trompé, et je n’ai pas compris !... Oh ! stupide !... je veux le voir !...
Il s’élance, les officiers se jettent au-devant de lui.
MIGUEL.
Vous êtes fou, Monsieur, on ne passe pas !
KARLOO, désespéré, se débattant.
Laissez-moi !... je veux le voir encore !...
MIGUEL, le contenant, avec les autres.
Je vous dis, Monsieur, que vous ne passerez pas !...
La porte se rouvre, et Noircarmes reparaît sur le seuil.
Scène IX
KARLOO, MIGUEL, L’ENSEIGNE, OFFICIERS, NOIRCARMES, VARGAS
KARLOO, avec espoir.
Ils reviennent !
VARGAS, sortant de chez le Duc.
Eh bien, Noircarmes ?...
NOIRCARMES.
C’est fini !...
KARLOO, avec espoir.
Déjà !...
VARGAS.
Il a parlé ?...
NOIRCARMES, haussant les épaules.
Il a dit un seul mot !... Patrie !... Et il est mort !...
Mouvement.
KARLOO.
Mort !
VARGAS, à Noircarmes.
Comment... mort ?...
NOIRCARMES.
Sur le seuil !... et de cette arme qu’il s’est plongée dans le cœur !...
Il jette un poignard sur la table.
KARLOO, brisé et sanglotant.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
NOIRCARMES, aux officiers.
En vérité, Messieurs ! vous devriez bien fouiller les prisonniers avec plus de précaution !...
VARGAS.
Venez chez Son Excellence !
Ils sortent par où Vargas est entré.
Scène X
KARLOO, MIGUEL, L’ENSEIGNE, OFFICIERS
Les officiers stupéfaits, entourent la table et regardent l’arme curieusement sans la toucher.
KARLOO, pâle et contenu, allant à la table.
Messieurs ! tenez-vous à cette arme ?...
NAVARRA, surpris, le regardant.
Non, Monsieur... non !...
KARLOO.
Alors, vous me permettez de la prendre ?...
MIGUEL.
Comme il vous plaira !...
KARLOO.
Merci !...
Il saisit le poignard, et s’élance dehors.
Septième Tableau
Une place de la ville. Au fond, an petit canal traverse tonte la scène ; sur ce canal, un pont. Au delà du pont, à gauche, une rue qui monte à la ville haute, et, au-dessus des toits, les deux tours de Sainte-Gudule. À droite, à la tête du pont, une porte fortifiée, dont la voûte est praticable. À gauche, une rue, et, au premier plan, une petite boutique ouverte sur la face et dont l’intérieur ne peut être vu de la scène. Il fait jour. Les tambours au loin battent le rappel. Des bourgeois, des marchands, des ouvriers, des femmes, des enfants, causent tout bas sur la scène et s’abordent avec effroi. Des soldats vont et viennent, isolés, et par patrouilles.
Scène première
UN BRASSEUR, UN TAVERNIER, SOLDATS, BOURGEOIS, FEMMES, ENFANTS, puis MIGUEL et RINCOÑ
LE BRASSEUR, à un autre, à mi-voix.
C’est le rappel !
LE TAVERNIER, de même.
Oui... Ils doivent passer par ici.
UNE FEMME, sortant de la boutique à gauche.
Avez-vous vu la place du Marché ?
LE BRASSEUR.
Non !
LA FEMME.
Un grand bûcher tout tendu de noir... ça donne froid dans le dos !...
LE TAVERNIER.
Et ces canons tout autour, braqués sur les rues !...
UN OUVRIER, s’avançant.
Toutes les portes de la ville sont fermées, vous savez, jusqu’après l’exécution.
LE BRASSEUR.
Il nous fallait cela, avec l’impôt du dixième, pour remonter les affaires !
LE TAVERNIER.
Et vous verrez qu’ils seront encore plus durs pour nous, si c’est possible !
LE BRASSEUR.
Sûrement !... Toutes ces tentatives-là, voyez-vous !... voilà le résultat !... Ça serre la courroie !... On ferait bien mieux de tendre le dos, en attendant que ça passe !
MIGUEL, arrivant avec une patrouille.
Allons ! allons ! pas de groupes !... Circulons !
LE BRASSEUR.
Oui, lieutenant !... oui !
Il se sauve. Tous les groupes se dispersent.
Scène II
SOLDATS, BOURGEOIS, FEMMES, ENFANTS, MIGUEL, RINCOÑ, KARLOO, LA TRÉMOUILLE
Karloo entre seul par la droite, absorbé et marchant à pas lents. Tout le monde s’écarte devant lui, et les gens qui viennent de parler se le montrent au doigt. La Trémouille entre derrière lui, botté et éperonné pour le départ. Il se place sur son chemin, puis l’arrête au moment où il va continuer sa route à gauche.
LA TRÉMOUILLE.
Seigneur Karloo, je vous suis depuis le Palais !... Pardonnez-moi de vous parler comme si j’avais l’honneur d’être votre ami !... Où allez-vous ainsi, pâle et défait ? Croyez-moi, Monsieur, ne faites plus un pas de ce côté !
KARLOO.
Merci, Monsieur !... mais c’est là qu’est mon chemin... à la Grande-Place, où j’ai quelqu’un à voir !
LA TRÉMOUILLE, vivement.
Vous n’y verrez qu’un affreux spectacle !... De grâce, Capitaine, attendons, dans quelque rue écartée, que les portes de la ville soient rouvertes !... Et deux bons chevaux que j’ai à la porte de Flandre...
KARLOO.
Vous parlez, en effet, comme un ami de vingt ans, Monsieur, et je vous rends grâce de tout mon cœur ! Mais je ne saurais accepter vos offres !... Le comte de Rysoor est mort...
LA TRÉMOUILLE.
Je le sais !
KARLOO.
Sa veuve ne le sait pas !... C’est à moi de le lui dire... Et, cela fait... j’ai encore bien des choses à terminer dans cette ville !
LA TRÉMOUI LLE.
Ah ! Capitaine, vous me désolez !... Adieu donc !
KARLOO.
Adieu !...
Il veut sortir par la gauche. La Trémouille le suit des yeux.
MIGUEL, arrêtant Karloo.
Où allez-vous, Monsieur ?...
KARLOO.
À la Grande-Place !...
MIGUEL.
On ne va pas de ce côté !
KARLOO.
Comment ?...
MIGUEL.
Quand les condamnés auront passé !... pas avant !
LA TRÉMOUILLE, à Karloo qui redescend.
Ah ! vous voilà forcé de rester avec moi !
KARLOO.
Il le faut bien !
Mouvement, rumeurs à droite.
Scène III
SOLDATS, BOURGEOIS, FEMMES, ENFANTS, MIGUEL, RINCOÑ, KARLOO, LA TRÉMOUILLE, ALBERTI, DEUX PAGES, puis RAFAËLE et SES FEMMES
VOIX dans la coulisse.
Par ici ! par ici !
LA TRÉMOUILLE.
Qu’y a-t-il là ?
ALBERTI, entrant par la droite
et allant à Rincoñ et Miguel, qui sont au milieu de la place.
Messieurs !... Capitaine !...
LA TRÉMOUILLE.
Maître Alberti !...
ALBERTI, très ému.
Messieurs !... venez-moi en aide !... Je conduisais la fille de Son Excellence au couvent de Groenendaal... Mais, à la vue de ces gens pendus aux portes de la ville, doña Rafaële a été prise d’une telle épouvante, qu’elle a voulu revenir, malgré moi, sur ses pas !... La voici !... dans cette rue, qui veut absolument retourner au Palais !... Je vous en prie, Capitaine, faites que l’on nous y conduise, par un chemin détourné...
Tambours au loin.
RINCOÑ.
Bien, bien, Monsieur !... Faites avancer votre litière, vite ; car le cortège sort déjà du Palais !
ALBERTI.
Par ici, Señora, par ici !...
Rafaële entre sur une litière, suivie de ses femmes et de ses pages.
Tout droit, n’est-ce pas ?
RINCOÑ.
Tout droit !... Mais vite, vite !
RAFAËLE.
Attendez !...
On s’arrête.
ALBERTI.
Pourquoi arrêter, señora ?... Rentrons !
Tambours au fond.
RAFAËLE.
Pas encore !... Je veux savoir d’abord pourquoi ce monde, ces soldats, ces tambours ?... Que se passe-t-il donc ici, Messieurs ?...
RINCOÑ, sur un geste d’Alberti.
Rien du tout, señora ; une revue, simplement.
RAFAËLE.
Ah !
Sons de trompettes sur le pont.
LE HÉRAUT.
De par le Roi, notre sire, et Son Excellence le duc d’Albe, il est fait savoir à tous gens de cette ville, qu’ils aient à se tenir cois et agenouillés sur le passage des rebelles...
Murmures contenus de la foule.
et cela, sous peine de la corde ! – Gloire à Dieu et au Roi !
Il se retire.
RAFAËLE, inquiète.
Que dit cet homme ?
ALBERTI.
Il dit, Madame, que l’on fasse place pour le passage des troupes.
RAFAËLE.
Mais il a parlé de rebelles...
ALBERTI.
Quelle erreur !... rien de tel !... N’est-ce pas, Messieurs ?
LA TRÉMOUI LLE.
Rien, señora, rien !...
ALBERTI.
Avançons !...
RAFAËLE.
Je veux descendre !
ALBERTI.
Madame...
RAFAËLE.
Je veux descendre !...
ALBERTI.
J’ai ordre...
On entend toujours les tambours au loin.
RAFAËLE.
De m’obéir, Monsieur !... Finissons ! je le veux !
Elle descend péniblement avec l’aide de ses femmes.
LA TRÉMOUILLE.
Allons donc à pied... s’il plaît à Votre Grâce !... et daignez accepter ma main !
Il lui offre la main.
RAFAËLE, le repoussant.
Pas encore !...
Apercevant Karloo.
Ah !... Capitaine !... c’est vous !... Ah ! tant mieux !... vous me direz, vous, ce qui se passe !...
Les cloches lointaines sonnent le glas funèbre.
KARLOO.
Rien que ce que l’on vous a dit, Madame !... C’est une revue !...
RAFAËLE.
Mais ces cloches ?...
KARLOO.
Les cloches sont de toutes les fêtes de monseigneur le duc d’Albe !
RAFAËLE.
Mais ces figures consternées !... mais vous-même si pâle !
KARLOO.
Oh ! mon Dieu ! je sors de ma prison... grâce à votre bonté, et je suis comme toute la ville, qui n’est jamais bien gaie !
RAFAËLE, doutant.
Ah !... on me cache quelque chose !...
Mouvement de peuple sur le pont.
ALBERTI.
Madame, au nom du ciel, éloignons-nous ! Tout à l’heure, nous ne pourrons plus passer dans cette foule !
TOUS, suppliant.
Señora !
RAFAËLE, inquiète.
Oui ! oui !
À part.
Ils mentent tous !...
Prenant un petit enfant par la main, et l’attirant à elle.
Viens ici, cher enfant !... Tu es donc là pour voir les soldats, toi aussi ?...
L’ENFANT.
Oui, Madame !... et les condamnés !... qu’on va brûler sur la place !
RAFAËLE, poussant un cri déchirant.
Ah !
Elle tombe dans les bras de ses femmes. On entraine l’enfant.
ALBERTI.
Ah ! malheureux enfant !...
RAFAËLE, la main sur la poitrine.
Emmenez-moi !... Ah ! c’est horrible !... Encore... encore... toujours !... Oh ! que je souffre !
KARLOO, s’élançant et la soutenant.
Madame !...
Les cloches sonnent. On entend les tambours au loin, battant sourdement comme aux funérailles.
RAFAËLE.
Mon Dieu !... de l’air !... de l’air !... j’étouffe !... le sang !... j’étouffe !
Mouvement. Karloo la prend dans ses bras et la porte devant la boutique à gauche, où l’on avance en hâte un fauteuil.
KARLOO, désespéré.
Madame... au nom du ciel !... Madame !... Ah ! chère et douce enfant !...
UNE FEMME, pleurant.
Notre bon ange !...
On entoure Rafaële. Toutes ses femmes s’empressent.
ALBERTI, penché sur elle.
Ah ! mon Dieu !... elle se meurt !
Les femmes poussent un cri. Elle expire dans les bras de Karloo.
KARLOO, penché sur elle.
Ah !
Se reculant avec épouvante.
Morte !
ALBERTI.
Morte !
TOUS.
Morte !
ALBERTI.
Messieurs, Messieurs !... pas un mot de cela à Monseigneur !... Qu’on l’y prépare !
On la transporte dans la boutique, où les femmes l’entourent en pleurant, et la dérobent aux spectateurs pendant ce qui suit.
LA TRÉMOUILLE.
Ah ! vengeance divine !...
KARLOO.
Et cet ange va prier pour lui !
Scène IV
SOLDATS, BOURGEOIS, FEMMES, ENFANTS, MIGUEL, RINCOÑ, KARLOO, LA TRÉMOUILLE, ALBERTI, LE CORTÈGE
Un corps de hallebardiers parait au delà du pont qu’il descend, et entre en scène par la porte voûtée, rangeant la foule sur son passage. Par le même chemin parait tout le cortège, qui va lentement comme des funérailles, tandis que les cloches sonnent au fond, pendant toute la marche. Huit tambours battant sourdement le roulement funèbre. Défilé des troupes espagnoles. Un corps de lansquenets ; Noircarmes, précédé de l’huissier du tribunal, et suivi de tous les membres du Conseil de sang. Huit tambours, comme les précédents. La garde du Duc. Un héraut d’armes, à pied, aux armes d’Autriche, et quatre massiers. Le Duc sous un dais aux mêmes armes, entouré de ses pages noirs et jaunes, et des gens de sa maison, à la même livrée. À son arrivée sur le pont, tous les assistants se mettent à genoux, sauf Karloo, adossé au mur de droite, d’où il regarde tout. Officiers et gentilshommes du Duc. Dès que celui-ci parait, on commence à entendre, outre les cloches et le son des tambours qui s’éloignent par la gauche, après avoir traversé la scène, les chants des pénitents qui paraissent, la cagoule sur le front et le cierge a la main, sur deux lignes, à distance l’un de l’autre. Ils sont sur le pont quand le Duc arrive au milieu de la scène. À ce chant d’église, la douleur des femmes de doña Rafaële redouble, et, agenouillées, elles sanglotent. Le Duc, qui ne peut voir Rafaële, s’arrête et se tourne vers Vargas, qui est près de lui.
ALBE.
Vargas, pourquoi ces femmes pleurent-elles ? Je défends que l’on pleure.
Vargas s’incline et descend vers les femmes. Alberti lui montre Rafaële morte. Vargas, saisi, s’arrête, et ôte son chapeau.
VARGAS.
Monseigneur, il y a une morte, dans cette maison... une jeune fille.
Tous se découvrent.
ALBE, frappé, en pensant à sa fille, et saluant comme eux.
Une jeune fille !... Dieu a de terribles armes !
KARLOO, à part.
Ah ! oui, tyran !
ALBE.
Laissons-les pleurer, Vargas, laissons-les pleurer leur fille !...
Il fait signe de poursuivre, et le cortège reprend sa marche. C’est le moment où les pénitents entrent en scène, chantant le Dies irae. Au milieu d’eux, le bourreau, son couteau à la main : derrière lui, les quatre aides, portant la corde, l’échelle, la torche et la barre de fer. Puis, Galèna, Bakkerzeel, Cornélis, les mains liées, ayant chacun à sa droite, un soldat. Pénitents et soldats fermant la marche. Quand les condamnés sont en scène, à droite, et passent près de Karloo, ils l’aperçoivent à genoux et pleurant.
GALÈNA, à sa vue, faisant un pas vers lui, à demi-voix.
Lâche !... tu es libre !... et nous mourons !
CORNÉLIS, de même.
Combien nous as-tu vendus, traître ?
KARLOO, debout.
Traître !... moi ?...
BAKKERZEEL.
Sois maudit !... Judas !...
TOUS, entraînés par les soldats.
Judas !... Judas !
KARLOO.
Oh ! c’est horrible !... M’accuser !... moi !... moi !...
Le défilé continue, pendant tout ce qui suit.
LA TRÉMOUILLE, le retenant.
Monsieur !... de grâce !
KARLOO, à la Trémouille, désespéré.
Mais c’est affreux !... mais c’est faux !... Monsieur !... mais ce n’est pas moi !... je vous jure que ce n’est pas moi !
LA TRÉMOUILLE, vivement.
Mais je le sais bien... puisque c’est une femme !
KARLOO.
Une femme !... Ah ! son nom ?... Monsieur !... son nom ?...
LA TRÉMOUILLE.
Je l’ignore, et ne sais d’elle qu’une seule chose, c’est qu’elle est venue hier au soir chez M. le Duc... et qu’elle est sortie du Palais ce matin, avec un sauf-conduit pour Lille.
KARLOO.
Ah ! c’est un indice, cela... c’est une trace !... Un sauf-conduit pour Lille ?
LA TRÉMOUILLE.
Comme le vôtre et le mien.
KARLOO.
Le temps de courir à la Grande-Place, par les petites rues... et je vous rejoins à la porte de Flandre... c’est le chemin de cette femme... et c’est le nôtre... Attendez-moi, Monsieur... attendez-moi !
LA TRÉMOUILLE.
Bien, Capitaine !...
KARLOO.
Ah ! ces insultes !... C’est le mort qui me rappelle mon serment !... Dors en paix ! va ! ta vengeance arrive !...
Il remonte et s’élance par la gauche, derrière le cortège : à ce moment, toute la foule, qui n’est plus contenue, se répand sur la scène ; le pont et ses abords restent garnis de troupes.
Huitième Tableau
Même décor qu’au deuxième acte. La maison de Rysoor. À droite, un petit siège bas, à deux places.
Scène première
DOLORÈS, GUDULE
GUDULE, à la fenêtre qu’elle ferme avec effroi.
Madame !... nous ne pouvons plus rester ici !... Toute la foule envahit la place !... et les soldats se rangent !... Les condamnés vont venir !...
DOLORÈS.
Oui !... et il ne vient pas, lui !...
GUDULE.
Madame, chère madame !... Les domestiques ont déjà fui la maison !... Sauvons-nous ! pour ne pas voir cette horrible scène qui se prépare là !...
DOLORÈS.
Fuis, si tu veux !... moi ! si je ne l’attends pas ici... où veux-tu que je l’attende ?
GUDULE.
Oh ! Madame !...
DOLORÈS, désespérée.
Et il ne viendra pas !... voilà une heure qu’il est libre !... son premier pas devrait être pour moi !... non !... Dieu sait ce qu’il fait... où il est ?... Moi... est-ce que je compte ?...
Scène II
DOLORÈS, KARLOO
DOLORÈS, apercevant Karloo.
Ah ! c’est lui !...
Elle s’élance vers lui.
Ah ! mon Dieu !... c’est toi !... enfin, c’est toi !...
KARLOO, montrant Gudule qui sort.
Cette femme ?...
DOLORÈS.
Oh ! maintenant, que m’importe ?... Ah ! mon Karloo... j’ai compté les secondes !... je l’accusais... j’inventais mille choses ! Je me disais : « Est-ce que ces monstres ne l’auraient pas mis en liberté ?... » Si !... te voilà !... et libre et sauvé !... Tu es là... je te tiens... je t’ai, tu es à moi !... tout à moi !... rien qu’à moi !...
KARLOO, égaré et comme fou.
Dolorès !...
DOLORÈS.
Ah ! oui, parle, que je t’écoute ! que je boive tes paroles adorées !... Tu ne sauras jamais combien je t’aime !... va !... je me disais : « Lui, mort ! je me tue !... » oh ! je ne te mens pas ! s’ils l’avaient conduit là, avec les autres !... je me serais brisé le front sur le pavé de cette place !... et mon dernier soupir se serait envolé vers le tien !...
KARLOO, troublé.
Dolorès !... quelles paroles !... et dans quel moment !...
DOLORÈS.
Ah ! laisse-moi te dire combien je t’aime... J’ai assez souffert !... j’ai bien le droit d’être folle de joie !...
KARLOO.
Non ! Dolorès ! je vous jure que vous n’en avez pas le droit !...
DOLORÈS.
Quand je te retrouve ?...
KARLOO.
Quand votre mari est mort !...
DOLORÈS.
Ah !...
KARLOO.
Frappé de sa propre main !...
DOLORÈS, douloureusement.
Ah ! Dieu !
KARLOO.
Et mort, Dolorès, car c’est là surtout ce que je tenais à vous dire,
Avec émotion.
mort en nous pardonnant à tous deux !
DOLORÈS, avec soulagement d’abord, et puis avec joie.
Pardonnés... pardonnés... tous les deux !... Ah ! tu n’auras donc plus de remords à présent ? et tu ne parleras plus de me quitter, à cause de lui !... c’est fini... tu vois !... il pardonne !... Le Ciel nous absout !... et je puis t’adorer... et les vivants n’ont rien à dire... et les morts non plus !...
KARLOO, qui la regarde avec stupeur.
Et c’est là tout ce que vous voyez dans ce pardon ?...
DOLORÈS.
Et que veux-tu que j’y voie... si ce n’est ma liberté et la tienne ?... – Qu’as-tu à me regarder ainsi ?...
KARLOO.
Rien !... vous avez toujours des façons à vous de voir les choses, qui m’épouvantent...
DOLORÈS.
Je t’épouvante, moi ?
KARLOO.
Êtes-vous sûre, Madame, qu’il ait compris ce pardon comme vous, et qu’il n’y ait pas mis cette condition... que nous serions séparés à jamais !...
DOLORÈS.
Nous !... ah !... Allons donc !... Est-ce que j’en veux, alors, de son pardon ?...
KARLOO.
Ah !...
DOLORÈS.
Qu’il le garde !... La belle grâce, qui devient un châtiment...
KARLOO.
Dolorès !... vous blasphémez !... un mort !...votre mari !... Prenez garde !...
DOLORÈS, tendrement.
Parlons donc plus bas, alors... si vous avez peur qu’il ne vous entende !... Vous l’avez donc accepté, vous, à cette condition-là ?
KARLOO.
Ah ! moi !... je ne sais !...
DOLORÈS.
Tu ne sais ?...
KARLOO.
Non !... tenez !... je viens ici, l’âme résolue, et prêt à vous fuir... mais je vous vois !... ma tête s’égare... vos yeux brûlent mes yeux... vos mains brûlent mes mains !... amour, devoir, crime, vertu !... tout se confond ! je ne vois plus que vous, je n’entends plus que vous !... et je ne sais plus ce que je veux... et ne veux pas !... je ne sais plus !...
Il tombe assis à droite.
DOLORÈS, tendrement, près de lui.
Je fais, moi !... tu m’aimes !... et nous sommes l’un à l’autre !... voilà ce qui est vrai !
Mouvement de Karloo pour lui fermer la bouche.
Ah ! ne crains rien !... Il n’est plus là !... et je parle à ton oreille !... Va, mon Karloo, c’est fini de ce mauvais rêve... quittons cette maison, qui n’est pas la nôtre !... Fuyons ce passé où nous n’étions pas seuls !... Partons !... tous les deux, heureux, libres !... Viens nous aimer ailleurs !...
KARLOO, tressaillant.
Ah ! oui, malgré lui !... malgré Dieu !... et tout !... je t’aime !... oui !... ah ! dès que tu es là... il n’y a plus que toi !...
DOLORÈS.
Allons donc !...
Roulement funèbre de tambours très lointain.
KARLOO, tressaillant.
Écoutez !
DOLORÈS.
Quoi ?...
KARLOO.
Ils viennent !...
DOLORÈS.
Qui ?... oh ! ces malheureux !... Eh bien, raison de plus... Partons !...
KARLOO, courant à la fenêtre qu’il ouvre et reculant avec horreur.
Ah ! c’est l’échafaud !... cela !... Voilà le bûcher !...
DOLORÈS, s’élançant et se mettant entre lui et la fenêtre.
Eh ! que t’importe !... puisqu’il n’est pas pour toi !...
KARLOO.
Non, non, ils vont venir... je veux les attendre ! je veux les voir !...
DOLORÈS, repoussant le battant de la croisée.
Allons ! quelle idée ! Les voir, et pourquoi ?...
KARLOO.
Sais-tu ce qu’ils m’ont crié... tout à l’heure, au passage, ces malheureux ?... Ils m’ont appelé lâche !... et traître !... et Judas !... Ils m’ont accusé de les avoir trahis !... moi, conçois tu cela... moi ! moi !... Karloo !...
DOLORÈS.
Que t’importe ?...
KARLOO.
Allons ! mais c’est horrible !... accusé de trahison, et par eux !... Et ils vont mourir, là, tiens... sur ce bûcher !... et leur dernier cri sera pour me maudire !...
DOLORÈS.
Eh ! qu’ils te maudissent !... la belle affaire !... laisse-les crier, et viens !...
KARLOO, regardant toujours la place, malgré elle.[17]
Ne pas pouvoir leur prouver, là... à cette croisée, que je suis innocent !... Ne pas connaître l’infâme qui nous a vendus, pour tenir mon serment !...
DOLORÈS.
Oh ! mon Dieu !... au lieu de fuir !... un serment !... voilà qu’il y a un serment !...
KARLOO.
Fait au mort !...
Il veut retourner à la fenêtre.
DOLORÈS, le ramenant en scène violemment.
Ah ! laisse-donc les morts en repos !... et ne parle pas d’autres serments que ceux que tu m’as faits à moi, il n’y a que ceux-là de bons !...
KARLOO.
Ne blasphème pas, te dis-je ! j’ai juré !... entends-tu !... juré sur ma vie éternelle !...
DOLORÈS.
Quoi ?...
KARLOO.
De poignarder qui nous a trahis !...
DOLORÈS, saisie et sans voix.
La belle promesse, en effet !... et que cela était nécessaire !...
KARLOO.
Je l’ai juré !...
DOLORÈS.
D’être assassin, pour plaire à ce mort ! et tu oses le dire ! mais c’est horrible !... cela !... c’est horrible !...
KARLOO.
Je l’ai juré !...
DOLORÈS.
Non !... vous n’avez pas juré cela !...
KARLOO.
Si !...
DOLORÈS.
Je vous dis que non ! Tu l’as cru !... mais ce n’est pas vrai !... Toi, mon Karloo !... poignarder quelqu’un !... allons donc !... mais c’est fou !... je te disque c’est fou !... Laisse cela, malheureux !... n’y pense plus !... ne pense qu’à moi... On vous a trahis !... eh bien, que veux-tu ?... ce qui est fait est fait !... Laisse tout cela !... Partons ! je ne te trahirai pas, moi !...
KARLOO.
Pour que tout Bruxelles dise, après eux : « Voilà celui qui les a vendus !... » Pour traîner par tout le monde une vie déshonorée !... Non ! je veux prouver mon innocence, et je l’écrirai sur le pavé de cette ville, avec tout le sang du coupable !...
DOLORÈS.
Mais, insensé que tu es !... où le trouveras-tu, enfin, ce coupable ?... à quoi le reconnaîtras-tu ?... et qui te le dira, enfin !... qui ?...
KARLOO.
Dieu !... qui m’a déjà dit : « C’est une femme !... »
DOLORÈS.
Une femme !... allons, c’est une femme, à présent !... Ah ! mon Dieu !... mais c’est absurde !... une femme !... est-ce que les femmes se mêlent de ces choses-là ?... Mais c’est qu’il le croit... tenez !... il est capable de le croire !...
KARLOO.
J’en suis sûr ! Celui qui me l’a dit...
DOLORÈS.
Un misérable, celui-là ! un lâche !... Il ne sait rien !... entends-tu !... rien, il invente ! Il y a des gens qui veulent avoir l’air de tout savoir et qui disent : « C’est une femme !... comme ils diraient : « C’est un enfant !... » mais c’est faux !... ils mentent !... Ah ! bien !... il ne vous manque plus, maintenant, que de croire tout ce que l’on vous dira...
Tambours, plus rapprochés.
KARLOO.
Les voilà !...
DOLORÈS.
Non !... pas encore !... Karloo ! mon Karloo adoré !... ne reste pas ici !... cela donne le vertige !... Mais écoute-moi donc !... enfin ! fais donc quelque chose pour moi, qui t’ai donné toute ma vie !... et qui t’aime !... M’aimes-tu, oui ou non ?...
KARLOO.
Ah ! Dieu !... oui !... et j’ai pourtant promis que non !
DOLORÈS, l’entraînant et cherchant à l’empêcher de voir et d’entendre.
Eh bien, viens donc, mon Karloo, ne regarde pas là !... Pense !... toute une vie de bonheur à nous !... et d’amour et d’ivresse !...
Les tambours se rapprochent.
Toi à moi !... moi à toi ! et personne entre nous !...
Aux tambours qui roulent plus fort... Avec rage.
Ah ! maudits !... taisez-vous donc !...
Le roulement s’éteint.
Ce n’est rien !... tu vois !... ils sont loin !... n’écoute pas !... viens où je te mène !... deux pas !... c’est fini !... tiens !... nous sommes libres...
Roulement plus fort. Rumeurs sur la place. Chant d’église, jusqu’à la fin de la scène.
KARLOO.
Ah ! tu vois bien !... les voilà !
Il se dégage et court à la croisée.
DOLORÈS, désespérée.
Oh ! ces hommes !... Et voilà comme ils aiment, tenez ! Et c’est pour cela que l’on se damne !...
KARLOO, reculant de la croisée.
Ah ! tu as raison !... Dolorès !... c’est atroce !... Les voilà maintenant qui montent sur le bûcher ! Bakkerzeel !... mon pauvre Galèna, mes amis !... Ah ! je ne veux pas voir cela !... je ne peux pas !...
DOLORÈS, le reprenant et l’entraînant vers la gauche.
Ah ! tu vois bien !... viens donc !...
KARLOO.
Partons !... Emmène-moi !
DOLORÈS, triomphante.
Enfin !...
KARLOO, épuisé, appuyé sur la table, à demi-voix.
Emmène-moi !... Je ne vois plus !...Quittons cette maison !... cette ville !...
DOLORÈS, doucement, de même à demi-voix.
Oui !... tous deux !
KARLOO, de même, se raccrochant à elle, anxieux.
Oh ! oui, ensemble !
DOLORÈS, de même.
Ensemble... oui, viens...
Elle va ouvrir la porte de gauche.
KARLOO, de même.
Mais pour sortir de la ville ?...
DOLORÈS.
Tu as ton sauf-conduit ?
KARLOO, de même.
Oui... mais toi ?...
DOLORÈS.
J’ai le mien !...
KARLOO, tressaillant, toujours appuyé sur la table.
Le tien !...
DOLORÈS, se retournant vers lui, prête à sortir.
Oui, comme toi !... pour Lille !...
KARLOO.
Pour Lille ?...
DOLORÈS.
Oui !...
KARLOO.
Toi ?...
DOLORÈS.
Mais puisque je te le dis !... Viens donc !...
KARLOO, la regardant d’un air égaré.
Et comment l’avez-vous ?
DOLORÈS.
Je suis allée le prendre au Palais !
KARLOO.
Ce matin ?...
DOLORÈS.
Oui !...
KARLOO, reculant épouvanté.
Ah !... Ah ! juste Dieu ! quelle horreur !
DOLORÈS.
Quoi ?... qu’est-ce encore ?...
KARLOO.
Cette femme... chez le Duc... ce matin !... Cette femme, chez lui, cette nuit !...
DOLORÈS.
Cette nuit !...
KARLOO.
C’est elle !
DOLORÈS.
Non !...
KARLOO.
C’est toi ! c’est toi !... toi qui nous as perdus !... c’est toi !créature maudite !... ose me dire que ce n’est pas toi !...
DOLORÈS.
Ah ! Karloo !...
KARLOO.
Ah ! laisse-moi ! ne me touche pas !...
DOLORÈS.
Pitié !
KARLOO.
Ah ! Dieu vengeur !... Et je la cherche !... Mais la voilà !... Et qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est elle ?
DOLORÈS.
Ah ! Karloo !... ne me maudis pas !... Ah ! tous les autres !... mais pas toi !
KARLOO.
Oh ! délatrice !... empoisonneuse !... Oh ! lâche !... lâche !... Lâche !...
DOLORÈS.
Ah ! tu ne sais pas tout, mon Karloo ! il avait tout appris !... Il voulait te tuer !... il m’a quittée en me disant : « Je vais le tuer... » Je ne savais plus ce que je faisais... ce que je disais... j’étais folle d’épouvante !... j’étais folle !... Karloo !... j’étais folle !... je te le jure !... et c’est bien épouvantable... avoue-le, que tu m’en fasses un crime !
KARLOO.
Ah ! ne m’associez pas à votre infamie !... Je n’en suis pas !...
DOLORÈS, tombant à ses pieds.
Non !... non !... tu n’en es pas... Je suis seule coupable !... mon Karloo !... mais c’est pour te sauver !... mais c’est par amour pour toi !... C’est pour toi !... c’est pour toi !...
KARLOO.
Ton amour !... ton amour qui n’a fait de moi qu’un ami parjure et faussaire !... ton amour damné qui poignarde ton mari !... ton amour fatal qui mène ces malheureux au bûcher et tout un peuple à sa ruine !... ton amour infernal, assassin et mortel !... je le maudis ! je l’exècre !... et je l’abhorre !...
DOLORÈS.
Ah ! Karloo... tu me tues !...
KARLOO.
Pas encore !...
DOLORÈS.
Malheureux !... que veux-tu ?...
KARLOO, la traînant vers la fenêtre.
Venez ici, Madame ! venez d’abord contempler votre œuvre !
DOLORÈS.
Grâce !
Chant des prêtres. Les vitres s’éclairent de la lumière du bûcher. Rumeurs d’horreur sur la place.
KARLOO.
Regardez-le, tenez ; regardez-le, votre bûcher qui flambe !...
DOLORÈS.
Pitié !
KARLOO.
Comptez-les, vos victimes !...
DOLORÈS.
Karloo !... Ah ! l’ingrat ! l’ingrat !...
KARLOO.
Habituez-vous donc aux flammes... c’est un avant-goût de l’enfer, où votre amour nous mène !...
DOLORÈS.
Ah ! je suis bien coupable !... mais tu es trop cruel, Karloo ! tu l’es trop !...
KARLOO.
Écoutez !... ils m’ont aperçu, tenez !... Écoutez donc !... écoutez !...
LES CONDAMNÉS, dehors.
Karloo !... Traître ! traître !...
KARLOO.
Entendez-vous ?
DOLORÈS.
Ah ! mon Dieu !
KARLOO.
Et le mort, l’entendez-vous aussi qui me crie : « Et ton serment !... »
DOLORÈS, épouvantée, reculant devant lui.
Ah ! non !...
KARLOO, marchant sur elle.
« Quel que soit le coupable... frappe, Karloo... frappe sans pitié !... »
DOLORÈS, de même.
Karloo !... toi, me frapper !... toi !...
KARLOO, tirant le poignard.
Mon serment !...
DOLORÈS, folle de terreur, se débattant.
De ta main !... non !... Cela ne se peut pas !... que le meure, moi, par toi ?... pour t’avoir sauvé ? ah ! ce serait trop horrible !... Maudis-moi, foule-moi aux pieds !... j’accepte tout... mais ne me tue pas !... J’ai peur !... je suis trop coupable !... Ah ! Karloo, mon Karloo chéri !... mon amour, mon Dieu !... pitié !... J’ai peur !... Grâce !... pas toi... par toi !...
KARLOO, hors de lui.
J’ai juré !
DOLORÈS.
Non !... je ne veux pas !... Laisse-moi !
KARLOO.
J’ai juré !... j’ai juré !...
Il frappe.
DOLORÈS, tombant.
Ah !...
Karloo jette son poignard.
Cette fois, va… je suis morte !... Ah !... je t’aimais bien pourtant... je t’aimais tant !...
KARLOO, égaré.
Je l’ai tuée !... moi !... moi !...
DOLORÈS.
Au moins, viens me rejoindre !... viens !...
KARLOO,
tombant à genoux auprès d’elle, inanimée, et la couvrant de baisers en sanglotant.
Ah ! oui, j’irai !... Ah ! ah ! misérable que je suis !... je l’ai tuée !... Dolorès ! mon amour !... Ah ! Dieu ! Dieu ! ah ! mon Dieu !...
DOLORÈS.
Viens !... viens donc !...
KARLOO, debout.
Oui, attends-moi !... j’y vais...
Courant à la fenêtre, sans la perdre de vue et criant debout sur l’appui de la fenêtre.
Bourreau...
Rumeurs.
tu n’as pas ton compte !... place à ton bûcher !... place pour moi !...
DOLORÈS, se soulevant.
Ah !...
KARLOO, à Dolorès, avec amour.
Tu vois !... j’y vais... j’y vais !...
Il saute, par la fenêtre, dans la place ; Dolorès se soulève. Roulement de tambours. Elle pousse un cri et retombe morte.
[1] Dolorès, Karloo.
[2] Dolorès, Karloo.
[3] Karloo, Dolorès.
[4] Dolorès, Karloo.
[5] Dolorès, Karloo.
[6] Karloo, Dolorès.
[7] Karloo, Rysoor, Dolorès.
[8] Karloo, Rysoor, Jonas, au fond.
[9] Rysoor, Karloo.
[10] Karloo, Rysoor, Jonas.
[11] La Trémouille, Delrio, Vargas, Charles, le Duc.
[12] Delrio, Albe, Dolorès, Noircarmes, Vargas.
[13] Maître Charles, Delrio, assis, prêt à écrire, Noircarmes, entre Delrio et Albe, pour transmettre les noms au premier, Dolorès entre Albe et Vargas, qui lui tiennent les mains.
[14] Dolorès, Albe.
[15] Rafaële, Albe, Dolorès.
[16] Albe, Rafaële, Dolorès.
[17] Karloo, Dolorès.