Molière (George SAND)
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, sur le Théâtre de la Gaieté, le 10 mai 1851.
Personnages
MOLIÈRE
CONDÉ
BRÉCOURT
DUPARC, dit Gros-René
BARON
LOUIS XIV
UN BEL ESPRIT
UN DOUCEREUX
UN MARQUIS
CHEF MACHINISTE
BRIGADIER MACHINISTE
MADELEINE BÉJART
ARMANDE BÉJART
PIERRETTE LAFORÊT, servante de Molière
MADELEINE, fille de Molière (de six à huit ans)
DEUX BELLES DAMES
UNE VIEILLE DAME
OUVRIERS
DAMES et MESSIEURS
MUSICIENS, etc.
Le premier acte, dans le Limousin ; le deuxième, à Versailles ; le troisième, à Auteuil ; le quatrième et le cinquième, à Paris.
À ALEXANDRE DUMAS
Si vous prie d’agréer fraternellement la dédicace de cette faible étude, c’est parce qu’elle présente, par l’absence, un peu volontaire, je l’avoue, d’incidents et d’action, un contraste marqué avec les vivantes et brillantes compositions dont vous avez illustré la scène moderne. Je tiens à protester contre la tendance qu’on pourrait m’attribuer, de regarder l’absence d’action, au théâtre, comme une réaction systématique contre l’école dont vous êtes le chef. Loin de moi ce blasphème contre le mouvement et la vie. J’aime trop vos ouvrages, je les lis, je les écoute avec trop de conscience et d’émotion, je suis trop artiste dans mon cœur, pour souhaiter que la moindre atteinte soit portée à vos triomphes. Bien des gens croient que les artistes sont nécessairement jaloux les uns des autres. Je plains ces gens-là d’être si peu artistes eux-mêmes, et de ne pas comprendre que la pensée d’assassiner nos émules serait celle de notre propre suicide.
Puisque l’occasion s’en présente, je veux la saisir pour vous soumettre quelques réflexions générales dont chacun peut faire son profit.
L’action dramatique exclut-elle l’analyse des sentiments et des passions, et réciproquement ? l’homme intérieur peut-il être suffisamment révélé dans les courtes proportions de la scène, au milieu du mouvement précipité des incidents de sa vie extérieure ? Je n’hésite pas à dire oui, je n’hésite pas à reconnaître que vous l’avez plusieurs fois prouvé. Cependant l’activité de l’imagination, la fièvre de la vie vous ont aussi plusieurs fois emporté jusqu’à sacrifier des nuances, des développements de caractère ; et, par là, vous n’avez pas satisfait le besoin que j’éprouve de bien connaître les personnages dont je vois les actions et de bien pénétrer le motif de leurs actions. Je crois qu’avec la volonté, la merveilleuse puissance que vous avez de tenir notre intérêt en haleine, vous pouviez sacrifier un peu mon genre de scrupule à l’éclat des choses extérieures. Quand vous l’avez fait, vous avez bien fait, après tout, puisque vous pouviez en dédommagement, nous donner tant de belles choses dramatiques. Mais, à ces mouvants tableaux, à ces enchaînements de péripéties, je préfère celles de vos œuvres où l’esprit est satisfait par la réflexion autant que par l’imprévu.
Donc, on peut resserrer dans le cadre étroit de la représentation l’analyse du cœur humain et l’imprévu rapide de la vie réelle. Mais c’est fort difficile ; tout le monde n’est pas vous, et, en cherchant à imiter votre manière, on a trop habitué le public à se passer de ce dont vous n’avez jamais fait bon marché, vous dont il est possible d’imiter le costume, mais non l’être qui le porte.
J’ai donc souhaité, moi dont les instincts sont plus concentrés et la création moins colorée, de donner au public ce qui était en moi, sans songer à imiter un maître dont je chéris la puissance, et je me suis dit avec le bonhomme :
Ne forçons point notre talent.
De là cette pièce de Molière, où je n’ai cherché à représenter que la vie intime, et où rien ne m’a intéressé que les combats intérieurs et les chagrins secrets. Existence romanesque et insouciante au début, laborieuse et tendre dans la seconde période, douloureuse et déchirée ensuite, calomniée et torturée à son déclin, et finissant par une mort profondément triste et solennelle. Un mot navrant, un mot historique résume cette vie près de s’éteindre : Mais, mon Dieu, qu’un homme souffre avant de pouvoir mourir ! On pourrait ajouter que plus cet homme est grand et bon, plus il souffre. – Voilà tout ce qui m’a frappé dans Molière, en dehors de tout ce que le monde sait de sa vie extérieure et de tout ce qu’on eût pu inventer ou présumer autour de lui. Vous eussiez trouvé moyen, vous, de montrer l’intérieur et l’extérieur de cette grande existence, et vous le ferez quand vous voudrez. Moi, je me suis contenté de ce qui me plaisait. J’ignore si le public s’en contentera, car je vous écris ceci, une heure avant le lever du rideau. Mais le mécontentement du public ne me découragerait nullement. Je me dirai, s’il en est ainsi, que la faute est dans la nature incomplète de mon talent, et non dans le but que je me suis proposé.
Ce but, je tiens à le constater et à vous le dire : vous avez monté l’action dramatique à sa plus haute puissance, sans vouloir sacrifier l’analyse psychologique ; mais, en voulant faire comme vous, on a sacrifié cette seconde condition essentielle, parce qu’il faut être très fort pour mener de front les deux choses. Je ne veux pas vous imiter, je ne le pourrais pas, et j’aurais mauvaise grâce à trouver trop vert le raisin luxuriant que vous avez planté et fait mûrir. Je veux faire de mon mieux dans ma voie, et je serais désolé que quelques-uns crussent devoir m’imiter dans mes défauts. Si le théâtre devenait exclusivement une école de patiente et calme analyse, nous n’aurions plus de théâtre ; mais ces mêmes défauts, si on s’habitue à me les pardonner et à prendre en considération mes efforts pour ramener la part d’analyse qui doit être faite, auront produit un bon résultat. La grande difficulté de nos jours, c’est d’analyser rapidement. Nos pères n’étaient pas sceptiques et raisonneurs comme nous : leurs caractères étaient plus d’une pièce, beaucoup de croyances et, par conséquent, de sentiments et de résolutions, n’étaient pas soumis à la discussion. Aujourd’hui, nous sommes autant de mondes philosophiques que nous sommes d’individus pensants. Un Othello moderne aurait besoin de s’expliquer davantage pour être accepté de tous. Et cependant on veut des scènes courtes, des dialogues serrés. – Allons, allons, on va commencer mon humble épreuve ; je vous quitte, et je vous dis : faites mieux que moi, et, dans le bon chemin, donnez l’exemple à moi et aux autres.
G. S.
10 mai 1851.
P.-S. – L’épreuve a été acceptée par un public bienveillant et grâce aux efforts des artistes dramatiques auxquels j’adresse mes remercîments. Je ne parlerai pas, cette fois, de mon ami M. Bocage ; ayant toujours à le remercier pour les soins affectueux et intelligents qu’il donne à la mise en scène et à l’interprétation de mes ouvrages, je ne ferais que répéter ce que je lui ai déjà dit deux fois, ce que j’espère avoir à lui dire encore bientôt. – Je me bornerai à dire qu’il est digne par le talent, digne par le cœur.
Je dois aussi et j’adresse cordialement d’affectueux éloges à mesdames Lacressonnière, Boudeville et Jouve ; à MM. Ménier, Lacressonnière, Matis, Baron, tous consciencieux et habiles interprètes d’une pensée qui n’est pas à la hauteur du sujet, mais qui est du moins religieuse et fervente pour la mémoire de l’homme de bien et de génie qui fut Molière.
PRÉFACE
Depuis quelque temps, j’ai lu, avec assez d’attention pour en faire consciencieusement mon profit, ce qui a été écrit sur mes essais dramatiques. Mais, à mon grand regret, je n’y ai trouvé aucun profit. À quoi cela tient-il ? À la diversité des opinions et des points de vue. Ainsi, pour cette pièce de Molière, l’un m’a dit : « Armande est odieuse, inacceptable au théâtre. » Un autre : « Armande n’est pas assez coupable pour justifier les fureurs et les douleurs de Molière : elle est trop excusable, trop innocente. » Un autre : « Vous avez oublié Molière et sa femme : vous n’avez fait qu’Alceste et Célimène. » Un autre : « Vous auriez dû chercher Alceste et Célimène dans Molière et sa femme : vous avez eu tort de n’y pas songer. » Un autre : « Vous avez fait Molière grand et bon : il était bas et méchant. » Un autre : « Il était grand et fort : vous l’avez fait trop faible, trop humain. » Un autre : « Vous avez traité Condé en petit garçon, et Molière lui frappe trop sur l’épaule. » Un autre : « Vous avez inventé autour de l’agonie de Molière des ouvriers qui n’y étaient point, et cela, pour faire du socialisme. » Un autre : « Vous avez oublié de montrer dans l’agonie de Molière son dévouement pour les machinistes, ce dévouement, cause unique de sa mort, et vous avez perdu là une belle occasion de faire du socialisme. » Un autre : « Le drame s’enfonce dans une obscurité incroyable. » Un autre : « Le drame est d’une simplicité puérile. » Un autre : « Vous avez rabaissé Molière en le montrant jaloux. » Un autre : « Vous avez oublié de nous montrer la jalousie de Molière. » Un autre : « Vous avez supposé bien gratuitement Molière irrité contre les grands seigneurs. » Un autre : « Vous avez omis le sentiment de rage que Molière devait nourrir contre les grands seigneurs, » etc., etc., etc.
Je n’exagère pas, je cite textuellement, et ce serait une assez curieuse étude que de rassembler dans un seul tableau tous ces jugements contradictoires avec leurs considérants et leurs attendus.
Que conclure de tout cela ? Qu’à force d’avoir des critiques, nous n’avons plus de critique ; et c’est un grand mal que d’être forcé de chercher la vérité tout seul et sans l’aide d’amis ou d’ennemis qui s’entendent pour nous encourager ou nous redresser. Et, cependant, chacun d’eux a raison à son point de vue. Mais pourquoi voient-ils chacun dans une œuvre dramatique précisément le contraire de ce qu’y voit son voisin ? Ce n’est pas leur faute : c’est celle du temps où nous vivons. Toute chose est discutée, discutable, et c’est ce qui rend l’analyse bien difficile au théâtre.
Nos pères n’étaient pas sceptiques en raisonnements comme nous : leurs caractères étaient plus d’une pièce. Beaucoup de croyances et, par conséquent, de sentiments et de résolutions, n’étaient pas soumis à la discussion. Aujourd’hui, nous sommes autant de mondes philosophiques que nous sommes d’individus pensants. Un Othello moderne aurait besoin de s’expliquer davantage pour être accepté de tous, et, cependant, on veut des scènes courtes, des dialogues serrés.
Je me garderai bien de défendre le mérite littéraire d’une œuvre quelconque de mon fait, et je reconnais à la critique tous les droits possibles de contester ce mérite-là. Quant au mérite dramatique, j’en ai fait bon marché, plus que personne, en la dédiant affectueusement à un maître dont je n’essaye même pas d’imiter les qualités, tant je les juge au-dessus des miennes. Ce que je crois devoir défendre envers et contre tous, c’est mon sentiment propre, c’est mon appréciation personnelle du grand Molière, du bon Molière, de l’honnête Molière, quoi qu’on en dise. C’est un tribut que je veux apporter religieusement à la mémoire du maître des maîtres, et je m’en fais un devoir d’autant plus sérieux, que les Tartufes, les Montfleury, les bigots et les calomniateurs de toute espèce, qui l’ont outragé de son vivant, semblent avoir voulu ressusciter tout exprès pour le poursuivre dans ces temps-ci.
Avant tout, je demande aux esprits consciencieux, littéraires, religieux ou politiques, qui ne regarderont pas le nom de Molière comme une question sans actualité, de lire, s’ils ne l’ont déjà fait, l’excellent article que M. Despois vient de publier dans la Liberté de penser. Je ne trouverais pas un mot à changer dans cette appréciation historique, si j’avais à en faire le résumé de mes propres notions sur Molière. Après ce consciencieux et véridique travail, dont je voudrais pouvoir faire la préface du mien, je n’ai qu’à confirmer de tout le poids de ma conviction et de ma certitude ces points principaux. Non, Molière ne fut pas l’amant de la mère de sa femme, cela est désormais acquis à l’histoire par des preuves certaines. – Non, rien ne prouve qu’il ait été même l’amant de la sœur de sa femme, de Madeleine Béjart. – Non, rien ne prouve qu’il fût l’amant de mademoiselle Duparc ou de mademoiselle De Brie. – Non, rien ne prouve que sa femme, Armande Béjart, lui ait été infidèle par les sens, tandis que tout prouve qu’elle lui a été infidèle par le cœur. – Non, Molière ne fut pas le courtisan lâche, mais l’ami fidèle de Louis XIV et de Condé. – Non, Amphitryon n’est pas et ne peut pas avoir été la réhabilitation de l’adultère du roi. – Non, Tartufe n’est pas l’appui servile donné au roi contre un parti persécuté. – Non, le mépris de Molière pour la calomnie n’est pas une preuve de sa culpabilité, mais de son innocence. – Non, Molière ne fut ni insolent, ni servile, ni ridicule, ni vindicatif : il fut homme de bien autant qu’homme de génie : son cœur fut le plus ardent, le plus tendre, le plus pur, le plus fidèle cœur de son époque. Son caractère fut irascible, ce fut là tout son défaut ; mais, malade et accablé de fatigue, de souffrance et de chagrin, comme il le fut presque toute sa vie, lui était-il possible d’être autrement ?
Fut-il aimé et vénéré jusqu’à sa dernière heure par ses amis, par sa servante, par son protecteur Condé, qui, certes, n’aimait pas les flatteurs, par son élève Baron, qui cependant aimait ou avait aimé sa femme ? Oui, et c’est une preuve irrécusable que la bonté de son cœur et la grandeur de ses sentiments faisaient oublier les inégalités de son humeur.
Voilà tout ce que j’ai à dire aux ennemis de l’auteur de Tartufe. Qu’ils tâchent de lire l’histoire de bonne foi, et ils verront que ce n’est pas moi qui ai eu l’honneur d’inventer Molière honnête homme, mais que c’est le témoignage de tous ceux qui l’ont connu et jugé avec impartialité.
Quant à ceux qui me reprochent de l’avoir montré trop terre à terre, trop semblable aux autres hommes, trop malheureux des choses vulgaires de la vie, pas assez homme de génie, pas assez grand homme enfin, et qui partent de là pour me faire un crime, une insolence, une audace inouïe du sujet et du titre de ma pièce, je leur répondrai ceci : « Vous auriez raison de me reprocher mon audace, si j’avais tenté de vous montrer Molière écrivain, Molière satirique, Molière railleur, Molière raisonneur, aux prises avec les beaux esprits, les théologues, les philosophes et les critiques de son temps. Mais vous voyez bien que je n’y ai pas même songé, et que l’insolence ne m’est pas venue de vous montrer le coté de l’homme que vous connaissez aussi bien que moi, et que vous appréciez peut-être encore mieux que je ne saurais le faire. Je n’ai voulu peindre de Molière que ce que tout le monde, le premier venu, la servante de Molière par exemple, eût pu voir, comprendre et raconter. Si jamais entreprise fut modeste, c’est celle-là, et vous n’êtes pas justes de chercher l’outrecuidance où il n’y a qu’humilité respectueuse. »
À quoi eût servi de vouloir montrer les preuves de la gloire de Molière ? qui donc les ignore ? Lisez Tartufe, lisez le Misanthrope, lisez tous ses chefs-d’œuvre, et ne demandez pas autre chose. Mais on n’est pas grand homme à toutes les heures de sa vie, parce qu’on est homme avant tout, homme toujours. Certains grands hommes sont de pauvres hommes, vus de près, et, moi, j’ai voulu montrer que Molière, même lorsqu’il était homme faible, malheureux, tourmenté, égaré, était encore un homme excellent, jamais un pauvre homme. J’ai été plus religieux envers lui que la plupart des écrivains de son temps et que tous ses biographes, car tous ont recherché en lui le côté plaisant ou ridicule, même ceux qui l’aimaient et l’admiraient. Mais, dans ce temps-là, on se croyait obligé de trouver un côté comique dans la vie d’un comique : c’était le goût, la mode. Thezzelin croyait rendre hommage à la mémoire de Scaramouche en lui attribuant la vie et les aventures d’un truand, et en écrivant la biographie de cet incomparable artiste dans le goût d’un canevas de bouffonneries italiennes[1]. Brécourt lui-même, le fidèle Brécourt, qui, dans une préface, rendait hommage aux vertus sérieuses de Molière, ne le présentait-il pas sur la scène comme un personnage burlesque dans sa comédie de l’Ombre de Molière ? – De là une foule d’aventures puériles, invraisemblables, apocryphes même, pour avoir l’occasion de dire un bon mot sur Molière ou de faire dire un bon mot à Molière. Je n’ai pas voulu, moi, faire faire de l’esprit à Molière : l’essai m’eût paru une profanation. Il n’y a que Molière qui puisse avoir l’esprit de Molière. Je ne lui ai fait dire que deux mots historiques : l’un tout à fait bonhomme à propos du bonhomme la Fontaine ; l’autre déchirant, celui de son agonie, celui qui pour moi résume toute sa vie de cœur : « Mon Dieu ! qu’un homme souffre avant de pouvoir mourir ! »
Mais à quoi bon ? m’a-t-on dit. Quelle est la morale, quelle est l’utilité de cette peinture domestique ? En quoi Molière nous est-il révélé à son avantage dans ces luttes intimes que tout le monde sait de reste ?
D’abord, je vous répondrai que tout le monde ne le savait pas de reste, puisqu’en les racontant, on les a si diversement jugées, puisque, aujourd’hui encore, il est de tradition que Molière fut un Sganarelle, un Arnolphe, sa femme une courtisane, son mariage un inceste flanqué de deux adultères, et la jalousie de Madeleine Béjart une persécution, un danger, un reproche et une malédiction pour lui. Or, si rien de tout cela n’était vrai, n’aurais-je pas fait une chose nouvelle et utile en vous remettant la vérité sous les yeux ?
Vous dites que cette vérité-là est de mon invention, que c’est une fantaisie, et, torturant les paroles d’Alexandre Dumas sur Napoléon et sur le libre examen de l’écrivain qui fait parler les grands hommes, vous prétendez connaître le fond du cœur des grands hommes mieux que nous. Eh bien, j’ose vous dire que vous ne le connaissez pas, que vous ne pouvez pas le connaître aussi bien que nous lorsque vous ne vous êtes pas trouvé aux prises avec la nécessité de l’interprétation. La critique est parfois savante (je ne parle pas de celle qui attribue Paul et Virginie à l’abbé de Saint-Pierre : je respecte trop l’originalité de cet aperçu pour le contredire) ; la critique, en général, sait beaucoup, mais elle ne sait, en général, que ce qu’elle a lu.
Elle n’a pas le temps, à propos de tout ce qui lui passe sous les yeux, de faire la part des documents sincères et authentiques, et celle des documents mensongers et apocryphes. Elle juge par la mémoire, elle prononce du haut de l’érudition. Elle ne peut faire davantage ; mais je dirais volontiers à tel critique que j’ai vu trancher lestement sur la vie et les sentiments de Molière : « Voyons, faites-nous une biographie de Molière, mais faites-la consciencieuse, impartiale ; feuilletez à nouveau les biographies et les écrits du temps, pesez-en la valeur ; cherchez la vérité au milieu des contradictions flagrantes de ces témoignages contemporains, et concluez avec votre raison, avec votre justice, avec vos entrailles. Eh bien, j’ai la certitude que vous feriez ce que j’ai fait. Lassé de la frivolité, de l’aveuglement ou de la mauvaise foi de ces jugements inconciliables, vous chercheriez Molière dans Molière.
D’abord, peut-être dans ses entretiens avec ses amis, qui certes, n’ont pas su rapporter ses propres paroles, mais qui ont, au moins, Chapelle surtout, traduit d’une certaine façon sa pensée, et, enfin, vous reviendriez à Alceste. Vous le reliriez pour la millième fois, mais avec une lumière nouvelle, et vous y verriez la rigidité et la douleur de Molière honnête homme ; la jalousie, la passion, la faiblesse et la force de Molière amoureux ; la miséricorde, la tendresse, la douceur de Molière généreux et bon. Tout cela est dans le Misanthrope. Armande y est tout entière aussi avec sa froideur, sa moquerie, sa vanité, son ingratitude, sa sagesse même ; car, pour moi, Armande est sage, plus sage encore que Célimène. Il y a autant de témoignages en faveur de cette froide vertu qu’il y en a contre, et le témoignage concluant, c’est celui de Molière dans son entretien avec Chapelle, et dans toutes les occasions de sa vie où il a eu occasion de parler de sa femme.
Quoi ! à supposer que je me trompe, l’opinion de Molière sur son propre amour serait sans valeur et ne mériterait pas d’être préférée à celle des pamphlétaires de son temps ! c’est un caprice, une fantaisie de ma part d’avoir cru Molière plus clairvoyant et plus véridique que ses détracteurs, ses envieux, ou même ses amis ! La ténacité de son amour, la douleur qui le tue, ne sont-elles pas, d’ailleurs, des preuves sérieuses pour qui regarde sérieusement le caractère de cet homme si sérieux ? On a vu, on voit, je le sais, de grands esprits et de grands cœurs être dupes ; mais est-ce une nécessité qu’ils le soient et n’y a-t-il pas plus de chances pour qu’ils soient justes et lucides ? Moi, je crois que Molière eût méprisé et oublié une femme dissolue ; je crois qu’il a pu estimer la sienne, qu’il n’a souffert que de son ingratitude, de sa coquetterie, de ses travers, de sa sécheresse, et que c’en était bien assez pour le tuer.
Ce n’est pas mon œuvre littéraire que je défends ici, je le répète : je ne suis pas sujet à ce genre d’acharnement. Je défends Molière ; je n’avais pas besoin de défendre son génie, je ne l’ai pas tenté. Mais vous voyez bien que sa vie privée pouvait être défendue, puisqu’elle était attaquée, et qu’en y regardant bien, on peut la trouver pure, douloureuse, grave et surtout, ce qui me tenait au cœur, exempte de ridicule.
Quant à Madeleine Béjart, il est hors de doute qu’elle fut l’amie fidèle et dévouée de Molière. Vous voulez qu’elle ait été sa maîtresse. Pourquoi le voulez-vous ? qu’en savez-vous ? Nous n’en avons aucune preuve ; on l’a dit, voilà tout ; mais n’a-t-on pas dit, n’a-t-on pas écrit qu’elle a été sa belle-mère ? Et vous avez maintenant des actes qui établissent également qu’elle était la sœur d’Armande. N’a-t-on pas raconté minutieusement le mariage secret de Molière avec Armande, par crainte de cette mère jalouse qui se serait brouillée avec Molière, et qui certes aurait dû se brouiller d’une manière irrévocable ! Ne sait-on pas aujourd’hui que le mariage de Molière ne fut pas secret, que sa femme porta son nom aussitôt qu’elle en eut le droit, que la fille de Molière porta le doux nom de Madeleine, et que Madeleine Béjart ne cessa pas de faire partie de la troupe de Molière, après le mariage, deux faits qui n’indiquent pas une rupture éclatante, irrévocable, mais, au contraire, des relations de famille très douces et très pures.
Je ne défends plus ici Molière contre ses ennemis, puisqu’il est vrai, hélas ! qu’après deux cents ans, le père de la comédie, le plus grand homme avec Corneille de notre littérature classique, Molière a encore des ennemis acharnés. Mais vous qui aimez Molière, critiquez, censurez ma pièce, la forme, le style, la conduite, blâmez tout, excepté le sentiment qui m’a fait vous montrer un grand homme victime de sa sensibilité, de sa confiance, de sa bonté, de sa franchise, de toutes les causes secrètes de sa grandeur et de son génie.
Les causes secrètes, intimes, elles sont du domaine du roman et du théâtre tout comme les effets éclatants. J’eusse pu, je le sais, interpréter autrement et faire une pièce plus gaie ou plus dramatique ; j’eusse pu aussi rester dans la donnée que j’ai suivie et mieux agencer mon petit drame. Ceci est la faute de mon talent et non celle de mon sujet. Critiquez donc ma forme et mes moyens, je vous accorde ce droit-là, et non celui de blâmer mon appréciation, car je la maintiens plus honnête, plus morale, plus vraie que toutes celles que vous m’avez indiquées après coup et que pour rien au monde je n’eusse voulu adopter, même avec la certitude d’une grande réussite de talent.
Un mot pour le choix que j’ai fait du théâtre de la Gaieté
pour représenter la pièce de Molière. À qui donc en ont ceux qui m’ont blâmé de ce choix ? Ici encore, à propos des acteurs, comme à propos de la pièce, s’élèvent toute sorte de contradictions. « Ces pauvres acteurs du boulevard, a-t-on dit, ils étaient bien étonnés, bien mal à l’aise, d’avoir à débiter une prose plus soignée que celle du mélodrame. » Et cependant, dans les mêmes articles, on reconnaît que tous ces acteurs ont admirablement joué ; on déclare que la pièce a été montée et mise en scène avec un soin exquis ; que madame Lacressonnière a été une Célimène excellente, et M. Paulin Ménier un comique du premier ordre dont la place est aux Français et non à la Gaieté. Pourquoi donc faut-il envoyer au Théâtre-Français tous les talents, toutes les capacités, toutes les grâces ? Est-ce que le Théâtre-Français manque de tout cela ? Non, certes. Et c’est parce qu’il est riche et complet qu’il faut désirer que les artistes éminents des autres théâtres, surtout ceux du boulevard, restent où ils sont ; c’est parce qu’il y a de grands artistes aux boulevards, à la Gaieté comme ailleurs, qu’il faut travailler pour les artistes du boulevard. Quel besoin le Théâtre-Français a-t il des modernes ? Faibles ou forts, aucun d’eux n’effacera Corneille, Molière, Racine et tant d’autres dont les théâtres subventionnés ont le monopole. Pourquoi les théâtres qui, par leur situation et la modicité des places, sont seuls à la portée du peuple, sont-ils privés de Molière, de Corneille, de Racine et de tous les chefs-d’œuvre classiques ? On prétend qu’il faut conserver pures les traditions et favoriser la stabilité d’un monument élevé à la mémoire des grands écrivains dramatiques. C’est bien vu dans un certain sens ; mais pourquoi les traditions du Théâtre-Français seraient-elles perdues, pourquoi les savants artistes de ce théâtre seraient-ils découragés ou délaissés si le privilège de représenter les vieux chefs-d’œuvre cessait d’être leur apanage exclusif ? La question est bien discutable, on l’avouera, et je m’étonne qu’elle n’ait pas été sérieusement entamée sous un gouvernement républicain. Comment ! vous proclamez pour la plupart que le peuple est ignorant, qu’il fréquente les cabarets, qu’il a des mœurs grossières, et vous ne voulez pas l’éclairer ni le moraliser ! vous en évitez, vous en repoussez les moyens ! Vous décrétez que le peuple est indigne d’entendre les œuvres des maîtres, vous le privez de cette nourriture saine et robuste que les maîtres ont préparée pour lui, cependant, et vous la réservez pour une classe lettrée qui la dédaigne à force d’en être rebattue, qui n’y trouve plus rien de neuf et qui, grâce à l’élégance de ses mœurs, prétend, certes, n’avoir plus besoin des naïfs enseignements de nos pères ! Eh bien, si vous voulez favoriser certaines écoles dramatiques et lyriques, faites-le plus largement encore, si largement que les théâtres subventionnés soient des spectacles gratuits dont tout le monde puisse profiter. De cette manière, je comprendrai votre sollicitude pour un certain groupe d’artistes choisis et pour un certain répertoire d’élite. Mais, si vous n’ouvrez ces sanctuaires qu’aux riches, si leur situation et leur cherté en excluent les pauvres, je n’en vois pas l’utilité. Les riches ont tant d’autres moyens de s’instruire, et les pauvres en ont si peu !
Maintenant, dans l’état où sont les choses, n’est-ce pas un devoir pour les gens de lettres, quand ils peuvent le faire, quand des raisons d’affection ou de convenance personnelle ne les en empêchent pas, de porter aux théâtres populaires, le fruit de leur travail le plus soigné, l’expression de leurs sentiments les plus chers ? Appellerez-vous cela du socialisme ? Faites-le si vous voulez, mais vous n’oseriez pas dire que vous n’êtes pas socialiste dans ce cas-là, et à ce point là, de vouloir instruire et moraliser des classes avec lesquelles il faudra compter tôt ou tard. N’est-ce pas votre intérêt comme le leur ? Est-on votre ennemi parce qu’on vous conseille ? Est-ce qu’Alexandre Dumas, que vous n’accusez pas de socialisme échevelé et qui a chanté toutes les puissances comme toutes les misères, n’a pas bien fait de donner au Cirque une magnifique étude de Napoléon ? Est-ce qu’il n’est pas le seul jusqu’à cette heure qui ait fait parler avec grandeur ce grand personnage ? Est-ce qu’il n’est pas écouté et compris par ces spectateurs à cinquante centimes, plus naïvement, plus religieusement qu’il ne le serait par les habitués de la rue de Richelieu ? Les lettrés ! nous n’avons rien à leur apprendre, ils en savent tous autant les uns que les autres, autant que nous par conséquent ; mais le peuple, il est beau temps qu’on lui donne à sentir ce qu’on peut faire de mieux. La littérature sérieuse l’ennuie, dit-on ; il ne la comprend pas. Je n’en crois rien ; mais, s’il en est ainsi, raison de plus pour insister auprès de lui et pour l’habituer aux émotions ou aux réflexions sérieuses.
Quant à moi qui ne suis pas habile et qui cherche toujours sans jamais me flatter d’avoir trouvé, je suis satisfait d’avoir donné à un théâtre du peuple, non pas une pièce que j’estime bonne, mais une pièce que j’ai faite avec soin et conscience, où j’ai été impartial, je m’en flatte, et dont l’utilité m’est suffisamment démontrée par les colères étranges de certaines gens.
La pièce complète que je publie ici est le premier jet de ma pensée sur la vie intérieure de Molière : c’était long, trop long de beaucoup pour le théâtre, et on a dû en retrancher une partie considérable. Il est résulté de ces retranchements faits un peu tard, à cause de mon éloignement, que la pièce, sans acquérir le mouvement qui lui manquait, a perdu, selon moi, quelques qualités essentielles de l’analyse. Plusieurs esprits sérieux m’ont reproché avec raison d’avoir fait représenter une analyse incomplète. Elle était trop complète d’abord, pas assez ensuite ; mais la faute en est à moi seul, nullement aux conseils qui m’ont dirigé dans cette exécution. La faute était et est restée dans la pièce elle-même. Si certains développements eussent été à leur place, on n’eût pas été forcé de les retrancher absolument : on eût laissé le nécessaire. La pièce était donc faible de contexture et peu réparable de ce côté. Mais, ceci accordé, on trouvera peut-être quelque intérêt à la lecture. Du moins, ceux qui se sont attendris naïvement en voyant souffrir un grand homme, ceux qui aiment le côté humain des caractères, le calice de l’homme divin et sa défaillance à la veille du sacrifice, les larmes de Jeanne d’Arc blessée et découragée, la faiblesse des forts, en un mot, cette faiblesse touchante qui les fait aimer de tous, parce qu’en ces moments-là tous les comprennent et les sentent vivre dans leur propre cœur, ceux-là, dis-je, liront avec bienveillance une étude plus développée et pardonneront ainsi à l’absence des qualités dramatiques.
ACTE I
Arbres et rochers sur une hauteur. Chemin creux au fond.
Scène première
DUPARC, puis BRÉCOURT
Brécourt est dans une carriole-fourgon traînée par un cheval, qu’il arrête sur le théâtre.
BRÉCOURT, descendant du fourgon.
Cet endroit-ci me semble disposé à souhait pour la halte, le repas et la sieste. Ces paysans nous avaient bien dit que nous trouverions une fontaine ombragée au faîte de la montée.
DUPARC, ôtant son arquebuse et descendant un sentier. Il siffle ses chiens.
Tiburce ! Artaban !
BRÉCOURT.
Oublie donc un peu tes chiens, et me viens aider à déballer nos provisions de bouche. Nous serons bien ici... Les coussins du chariot pour asseoir nos dames... le panier aux vivres... Tout doux ! ne cassons rien... Nous y sommes. Et si nous allumions du feu ?
DUPARC, qui l’a aidé à sortir du fourgon un grand panier carré, des coussins et divers ustensiles.
Pourquoi faire ?
BRÉCOURT.
Pour faire cuire le gibier que tu avais promis de tuer en route.
DUPARC.
Mauvais plaisant ! tu ne songes qu’à ta gueule, et oublies ce pauvre cheval, qui vaut mieux que nous tous.
Il sort le cheval du brancard.
BRÉCOURT.
Je songe d’abord à ceux de mon espèce.
DUPARC.
Notre espèce est la pire de toutes, Brécourt ! Les hommes ne valent rien !... Çà, viennent-ils, nos compagnons ?
BRÉCOURT, regardant au fond du théâtre en se penchant sur les rochers.
Notre chef monte la côte, et ces dames viennent de leur pied léger, battant les buissons comme des écoliers en vacances.
DUPARC.
Oui, oui, selon leur coutume, toujours riant, caquetant ou bayant aux corneilles, du temps qu’on crève de faim et de soif à les attendre ! j’ai l’estomac creux comme un rebec ! Allons, je vas mettre ce pauvre cheval à l’ombre ; mes chiens ont déjà trouvé le bon endroit.
Il sort avec le cheval.
Scène II
BRÉCOURT, seul
Qui croirait que ce misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe ? Le public ne se doute guère de l’humeur véritable du joyeux Gros-René ! le public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent collé au visage du comédien par ses pleurs !
Scène III
BRÉCOURT, PIERRETTE, très pauvrement vêtue avec un jupon rapiécé
PIERRETTE, entrant de droite à reculons et parlant vers la coulisse.
Allons, mesdemoiselles, soyez belles et sages, et n’allez point courir dans les blés pour y gâter vos beaux habits.
BRÉCOURT, à part, et l’observant du fond du théâtre.
À qui diantre parle cette petite paysanne ? À ses oies, Dieu me pardonne !
PIERRETTE, se croyant seule.
Ah ! c’est qu’il les faut souvent avertir, ces demoiselles-là ! Ça vous a une cervelle si légère ! ce n’est point comme moi qui pense toujours à quelque chose. Voyons, à quoi est-ce que je penserais bien ?... Je penserais bien à manger ; mais mordi ! je n’ai miette à me fourrer sous la dent. À dormir... mais il faut que je songe aussi à garder mes oies, et ces deux idées-là ne peuvent jamais s’accorder ensemble. Dame ! je m’ennuierais bien d’être toute seule sur la montagne si je n’avais point mon brin d’esprit pour me tenir compagnie. Ils disent pourtant à la ferme que je suis simple.
Changeant sa voix et contrefaisant quelqu’un.
« Une grande sotte qui a seize ans et qui ne sait rien de rien ! »
Reprenant sa voix.
Oh ! oui-da ! si on m’avait enseigné quelque chose, je saurais quelque chose.
Apercevant Brécourt.
Oh la la ! oh la la !...
Elle veut s’enfuir.
BRÉCOURT.
Eh bien, donc, ma fille ! est-ce que je vous fais si grand’peur ?
PIERRETTE.
Oh ! oui, grand’peur, monsieur ! Ne me faites point de mal : je ne vous parle point.
BRÉCOURT.
Tu es une vraie sauvage, ma mie, et si, tu discourais seule fort gaillardement tout à l’heure.
PIERRETTE.
Vous m’écoutiez donc ? Voire, qui l’aurait su ! Mais je n’ai rien dit pour vous faire du tort. Je ne pensais seulement point à vous.
BRÉCOURT.
Je le crois. Aussi ne veux-je point te faire de peine. Tiens, connais-tu cela ?
Il lui montre une pièce de monnaie.
PIERRETTE.
Je n’y connais pas grand’ chose : je ne sais point calculer l’argent.
BRÉCOURT.
Tu ne gagnes donc point ta vie à garder les oies ?
PIERRETTE.
Si fait, je gagne mon pain : on me donne des sabots pardessus le marché.
BRÉCOURT.
Eh bien, veux-tu gagner cette pièce d’argent ?
PIERRETTE.
Nenni, monsieur, si c’est à faire quelque chose contre le bien du roi.
BRÉCOURT.
Oh ! oh ! tu tiens pour le bien du roi, toi ?
PIERRETTE.
Moi ? Dame, je ne sais pas.
BRÉCOURT.
Sais-tu ce que c’est que le roi ?
PIERRETTE.
Je ne l’ai jamais vu.
BRÉCOURT.
Mais tu crains les frondeurs ?
PIERRETTE.
Ah ! oui, par exemple !
BRÉCOURT.
Qu’est-ce que c’est que les frondeurs ?
PIERRETTE.
Dame, on dit que... Ma foi, je ne les connais point, moi. Vous me dites là un tas de choses que je n’entends mie. On dit comme ça chez nous qu’il faut agir pour le bien du roi ; et puis voilà : je n’en sais pas plus long.
BRÉCOURT.
Allons, je ne t’en demande pas davantage. Veux-tu nous aider, mes camarades et moi, à déjeuner sous ces arbres ?
PIERRETTE.
Et où donc est-ce qu’ils sont, vos camarades ?
BRÉCOURT, la conduisant au fond.
Tiens, les vois-tu qui montent par ici ?
PIERRETTE.
Oh ! le beau monde, le joli monde ! tous en braves habits de ville ! on n’en voit pas souvent par ici, du monde comme ça ! Mais, s’ils me réclament à déjeuner, moi, je n’ai rien à leur donner, d’abord.
BRÉCOURT, lui montrant le panier et le plaçant au milieu du théâtre.
Nous avons ici tout ce qu’il faut, et tu en auras ta part si tu nous aides.
PIERRETTE.
Qu’est-ce qu’il faut faire ? tenir votre cheval ? Ah ! ça me connaît, ça, les chevals, et je lui virerai les manches à seules fins qu’il ne s’ensauve point. Mais ce monsieur qui vient là, c’est-il un curé, qu’il est tout de noir habillé ?
BRÉCOURT.
Non, c’est un comédien : c’est notre chef.
PIERRETTE.
Ah ! c’est un comédien ? Je ne sais point ce que c’est ; mais ça ne me regarde pas.
Scène IV
BRÉCOURT, PIERRETTE, MOLIÈRE, MADELEINE BÉJART, ARMANDE BÉJART
Molière, à pied, conduit par la bride un autre cheval attelé à un autre chariot. Brécourt va au-devant de lui et l’aide à dételer avec Pierrette.
BRÉCOURT.
Eh bien, Molière, n’ai-je point trouvé là une jolie salle de réfection ? J’ai pourvu à tout, car j’ai déjà un page ;
Montrant Pierrette.
et il y a sous ces rochers une fontaine pour rafraîchir nos flacons.
MOLIÈRE.
C’est affaire à toi, mon cher Brécourt, de prendre les devants. – Voyons, mesdames, n’est-ce point là le modèle des hommes ? au théâtre, en voyage, partout, n’est-ce point lui qui s’emploie toujours pour le plaisir des autres ?
ARMANDE.
Il faut bien qu’il soit aimable pour deux, pour son ami Duparc et pour lui-même.
MOLIÈRE.
Duparc fait cependant aussi toutes vos volontés, mademoiselle Armande.
BRÉCOURT, à Pierrette, qui emmène le cheval.
Allons leur donner l’avoine.
PIERRETTE.
Oh ! je sais bien soigner ça, moi, les bêtes. Dites donc, mesdemoiselles, vous garderez les miennes pendant ce temps-là ?
ARMANDE.
Comment ?
PIERRETTE, montrant la coulisse par où elle est entrée.
Oui, mes oies, qui sont par là, le long des blés.
Elle sort avec Brécourt.
ARMANDE, riant.
Bon ! compte là-dessus !
Scène V
MOLIÈRE, MADELEINE, ARMANDE
MOLIÈRE.
Eh bien, mes enfants, vous le voyez : vous avez voulu suivre ma fortune errante, et je n’ai souvent à vous offrir qu’un siège de gazon et un toit de feuillage. C’est trop de fatigues et d’aventures pour des femmes délicates.
MADELEINE.
Jusqu’ici, quant à moi, je, n’ai ressenti aucune fatigue, et nos aventures m’ont semblé plus divertissantes que fâcheuses. Je l’aime, cette vie vagabonde, et ne me l’étais point imaginée aussi agréable qu’elle l’est en votre compagnie.
MOLIÈRE, regardant de temps en temps Armande.
Vous parlez ainsi pour ne me point affliger, sachant bien que je voudrais vous donner toutes les aises et que je souffre de ne pouvoir ôter les épines de votre chemin. Quel caractère généreux est le vôtre, Madeleine, et qu’un mot de vous doit donner de courage et de consolation !
MADELEINE.
Vous ne vous connaissez donc point vous même, Molière, car vous êtes mon modèle, et c’est à vous que je m’efforce de ressembler pour être satisfaite de moi.
ARMANDE.
Ah ! mon Dieu, que de compliments ! Est-ce un rôle que vous récitez là tous les deux ?
MADELEINE.
Je dis ma pensée, qui devrait être la vôtre aussi, Armande.
ARMANDE.
Oh ! ma pensée, la voici pour le moment. J’ai chaud, j’ai faim et je suis lasse.
MOLIÈRE.
La pauvre mignonne ! hâtons-nous donc de déjeuner.
Il s’approche du panier : Armande se lève.
MADELEINE.
Non pas avant que nos camarades, qui prennent de la peine, soient ici pour commencer avec nous. Ne gâtez point cette enfant, mon ami ; ne faut-il pas qu’elle apprenne à patienter et à souffrir comme les autres ? Elle a voulu voyager avec nous, elle veut être comédienne ; je la trouvais encore trop jeune, vous m’avez forcée de céder ; et, maintenant qu’elle y est, il la faut habituer à porter son mal sans se plaindre.
MOLIÈRE, à Armande, qui hoche la tête.
Votre sœur a, parbleu, raison, Armande : il faut de la patience,
Il passe ses mains derrière lui, soulève le couvercle du panier et en tire des fruits qu’il passe en cachette à Armande.
Il faut être sobre et croire tout ce que votre sœur vous dit.
ARMANDE.
Allons, j’y essayerai : merci de la leçon, mon bon ami. Je vais faire un tour en attendant le déjeuner pour m’exercer à la patience.
Elle sort en grignotant.
Scène VI
MOLIÈRE, MADELEINE
MADELEINE.
Molière, Molière ! vous l’aimez trop, cette petite fille !
MOLIÈRE.
Je l’aime comme mon enfant.
MADELEINE.
Comme votre enfant ! Vous n’avez guère plus de trente ans ; elle en a bientôt quinze. Êtes-vous d’âge à faire le tuteur ?
MOLIÈRE.
Il me semble que oui. Je m’imagine qu’elle est votre nièce et que je suis son père, parce que je vous considère comme ma sœur. La solide amitié qui m’unit à vous, Madeleine, remplit ma vie de vaillance et de force ; la sainte tendresse que j’ai pour Armande égayé mes loisirs et m’adoucit le cœur. C’est de vous que je reçois tout ce que j’ai de bon dans l’âme, et c’est à elle que je le voudrais pouvoir donner comme un bien qui lui est dû plus qu’à moi.
MADELEINE.
Vous ne nous aimez pas de la même manière, je le sais ; mais n’a-t-elle point la meilleure part ? Il y a huit ans que nous partageons, vous et moi, mêmes soins et même fortune : il y a six mois à peine que ma sœur est avec nous, et déjà elle vous occupe plus que de raison.
MOLIÈRE.
Quoi ! Madeleine, l’amitié s’accommode-t-elle de la jalousie ?
MADELEINE, tressaillant.
L’amitié est jalouse de confiance. Écoutez, Molière : je veux la vôtre, je l’exige. Montrez-moi le fond de votre cœur. Sentez-vous de l’amour pour Armande ? S’il en est ainsi, je vous demande de ne me le point cacher. Je redoublerai de soins pour rendre ma sœur digne de vous, et je lui servirai véritablement de tutrice et de mère, pour joindre son sort au vôtre dès qu’elle sera en âge de se marier.
MOLIÈRE, un peu ému.
Parlez-vous sérieusement, Madeleine ?
MADELEINE, émue, mais se contenant.
Je vous le jure par notre amitié même.
MOLIÈRE.
Eh bien, moi, par le respect que je vous porte, je jure que je n’ai jamais songé au mariage sans frayeur et sans aversion. Je suis l’homme de la terre le moins capable de se fixer dans des liens éternels ; non que j’aie le caractère volage : l’inconstance, c’est de l’ingratitude, et, d’ailleurs, je serais porté à trop de jalousie pour vouloir donner à ma femme l’exemple de l’infidélité ; mais, pour avoir une compagne, il faut la rendre heureuse, et la mienne ne trouverait point son compte dans les choses qui me préoccupent. Vous savez bien que je n’ai qu’une passion, celle du théâtre, que j’y ai tout sacrifié, mes parents, mon avenir et moi-même. Héritier d’un certain fonds de commerce et d’une charge assez lucrative dans la maison du roi, fils de famille, avocat... diplômé, s’il vous plait ! ne m’avez-vous point vu quitter tout pour m’attacher à une profession misérable et que le monde considère comme dégradante ? J’y fus poussé par une force inconnue, par un entêtement de ma destinée encore plus que de ma volonté. Et encore que je ne voie point la fin de mes traverses, de mes fatigues et de mon obscurité, rien ne me fera renoncer à mon dessein. J’y veux donner tout mon temps, toutes mes veilles, toutes mes pensées. Je ne me laisserai distraire ni par les sentiments du cœur ni par les charges de la famille. Vous voyez donc bien que je ne me dois point marier, à moins que je ne devienne fort riche et fort célèbre.
Souriant.
Ce qui n’est point vraisemblable : que vous en semble ?
MADELEINE.
Je sais vos résolutions, et me suis associée à vos intérêts sur le pied que nous ne devions nous marier ni l’un ni l’autre. Mais, à ce compte-là, Molière, vous ne devez point aimer ma sœur, et j’ai sujet d’en être inquiète.
MOLIÈRE.
Non, Madeleine, vous n’avez point sujet de l’être ; car je suis un galant homme, et vous le savez bien.
MADELEINE.
Vous me donnez donc votre parole sérieuse et réfléchie que vous verrez toujours Armande avec les yeux d’un frère ?
MOLIÈRE.
Oui, ma bonne amie, recevez-la devant Dieu.
MADELEINE.
J’y crois, et j’y compte.
BRÉCOURT, derrière le théâtre.
Molière ! hé ! Molière !
Molière va vers lui.
MADELEINE, à part.
J’y crois... j’y compte, et cependant je souffre !
Scène VII
MOLIÈRE, BRÉCOURT, MADELEINE, PIERRETTE
BRÉCOURT.
Voici un plaisant accident ! nous avons toutes choses pour déjeuner, hormis du pain que nous avons oublié.
Montrant Pierrette.
Mais cette petite fille dit qu’il y a ici près une ferme où nous en pourrons trouver : j’y cours.
MOLIÈRE.
Non, c’est à moi de faire quelque chose pour les autres : repose-toi.
PIERRETTE.
Oh ! c’est tout près, la ferme ! voyez, au bout de ce champ-là.
MADELEINE, à Molière.
J’y vais avec vous.
MOLIÈRE.
Bien, venez... Mais Armande, où est-elle ?
BRÉCOURT, regardant vers la coulisse.
Tenez, sur le chemin que vous allez prendre, justement. Moi, je vais puiser de l’eau.
À Pierrette.
Toi, veille sur nos provisions.
Scène VIII
PIERRETTE, seule
Oh ! pardine ! il n’y a pas de danger : il ne passe pas déjà tant de monde par ce chemin-ci. C’est égal, on m’a dit : « Veille ! » je vas veiller.
Elle s’assied par terre le dos contre le grand panier à provisions et commence à bâiller.
Avec ça, je garderai mes oies... qui sont là... bien raisonnables... Elles dorment toutes... Ah ! les paresseuses, de dormir comme ça en plein midi !...
Elle s’endort.
Scène IX
PIERRETTE, endormie, UN CAVALIER
LE CAVALIER, dans le chemin creux, frappant son cheval qui résiste.
Allons ! courage, maudite bête ! Es-tu déjà fourbue ?
Il fouette le cheval qui disparaît.
Mange, couche-toi, crève, fais ce que tu voudras et va au diable !
Approchant et s’essuyant le front.
Me voilà aussi fatigué que ma monture, et, si je m’en croyais, je me laisserais tomber. Mais il faut que le vouloir serve à l’homme, surtout dans les grands périls... Ah ! ce lieu-ci me semble occupé... Gare à nous !...
Il examine le chariot et lit cette inscription sur un coffre.
TROUPE DU SIEUR MOLIÈRE. Molière ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Il avance la tête dans le chariot, et en retire à demi quelques accessoires de théâtre.
Casques, rapières, pertuisanes en bois doré ! Ce ne sont point là gens de guerre, mais comédiens de campagne. J’en aurai bon marché. Il faut qu’ils me cèdent un de leurs chevaux. Où sont-ils donc ?
Voyant Pierrette.
Hé ! petite !
Il la secoue.
Sus ! sus ! répondez !
PIERRETTE.
Oh ! qu’est-ce qu’il va ? Êtes-vous de ces gens-là qui vont déjeuner ici ?
LE CAVALIER.
Déjeuner ? Pardieu ! oui, j’en suis ! Où déjeune-t-on ?
PIERRETTE.
Voilà le panier aux vivres. Il n’y manque que le pain qu’ils ont été quérir.
LE CAVALIER.
Le pain ? Oh ! bagatelle !
Il s’assied à cheval sur le panier et lève le couvercle.
PIERRETTE.
Vous allez comme ça manger sans attendre vos camarades ? Ça n’est pas bien honnête !
LE CAVALIER.
Vous trouvez ?
PIERRETTE, à part.
Oh ! les méchants yeux qu’il a ! c’est peut-être un voleur ! Je m’en vas avertir les autres, moi !
Elle se sauve.
Scène X
LE CAVALIER, seul
Bonne rencontre, vrai Dieu ! la fortune me suit partout. Allons, de la confiance, de l’audace, et tout est sauvé.
Il commence à dépecer une volaille.
Mes sept braves doivent être rendus à Limoges. Sept hommes contre toute la France ! Oui, mais je suis le huitième !
Scène XI
LE CAVALIER, BRÉCOURT
BRÉCOURT, tient un bâton derrière lui, et s’approche doucement sans que le cavalier l’observe. Après l’avoir examiné un instant, il se place à cheval en face de lui sur l’antre bout du panier, en lui disant.
Bon appétit, mon camarade !
LE CAVALIER, prenant une bouteille dans le panier.
Grand merci ! à votre santé !
Brécourt lève son bâton, que le cavalier pare avec un pistolet qu’il a tiré rapidement de sa ceinture.
Doucement, mon ami ! j’ai faim, j’ai soif, je suis pressé, j’ai de l’argent ; je récompense qui m’oblige, je tue qui me dérange.
BRÉCOURT, tirant sa rapière.
Tuez donc, si vous pouvez, car je prétends fort vous déranger.
LE CAVALIER, jetant son pistolet.
Si vous prenez ces armes-là, à la bonne heure !
Il tire aussi sa rapière, et s’arrête ; à part.
M’est avis que je fais ici mal à propos le gentilhomme. Une querelle ne peut que me retarder.
BRÉCOURT.
Eh bien, monsieur, je suis à vos ordres. Est-ce que vous reculez déjà ?
LE CAVALIER.
Non pas ; mais nous couperons-nous la gorge pour si peu ? Vendez-moi votre part de ce déjeuner ; car, si j’avais un royaume, je le donnerais à cette heure pour un morceau de pain.
BRÉCOURT.
Monsieur, je ne suis point marchand vivandier, et ne tiens point auberge. Je suis fort marri de vous chagriner ; mais il faut, s’il vous plaît, que vous receviez une petite leçon pour avoir touché sans ma permission à des choses confiées à ma garde. Choisissez de la rapière ou du bâton !
LE CAVALIER.
Allons, vous l’exigez ? J’en suis fâché pour vous, je vous jure.
Ils croisent l’épée.
Scène XII
LE CAVALIER, BRÉCOURT, MOLIÈRE, ARMANDE, MADELEINE, DUPARC, PIERRETTE
MOLIÈRE, séparant leurs épées avec sa canne.
Halte-là, messieurs !... Brécourt, qu’est-ce donc ?
BRÉCOURT.
Laisse, laisse, Molière : je suis en train de mettre à la raison un voyageur de trop grand appétit que j’ai surpris nous dévalisant de nos vivres.
MOLIÈRE.
Le cas est grave, car nous avons grand appétit aussi. Voyons, monsieur l’affamé, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
LE CAVALIER.
Monsieur, puisque vous ne me paraissez pas disposé à prendre la chose au tragique, je vous avouerai que j’ai agi un peu cavalièrement. La fatigue où je succombe et les affaires qui me pressent me peuvent seules excuser. Je comptais laisser ici ma bourse en payement de mon pillage : je l’ai offerte à votre camarade, qui n’a voulu entendre à rien. Il a la tête un peu chaude.
MOLIÈRE, se rapprochant du cavalier, qu’il examine avec surprise et qu’il amène peu à peu sur le devant du théâtre dans un aparté complet.
Il est le plus doux et le meilleur dos hommes, mais fier et très brave, et ce caractère-là n’a rien qui vous doive surprendre ; car vous-même...
LE CAVALIER.
Eh bien, quoi ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
MOLIÈRE.
Parce que je veux mourir, ou je vous connais !
LE CAVALIER, baissant la voix, mais d’un ton absolu.
Vous vous trompez ! vous ne me connaissez point.
MOLIÈRE.
Ce ton absolu, ce regard d’aigle, cette crinière de lion ! Oh ! pardonnez-moi, monsieur, je vous connais fort bien, et qui vous a vu une fois ne saurait vous oublier.
Haut.
Brécourt, je connais monsieur. C’est un galant homme un peu prompt. J’ai à lui parler. Servez le déjeuner, mes enfants, et mettez un couvert de plus.
Les autres personnages s’occupent, vont, viennent, sortent, rentrent, au fond du théâtre.
LE CAVALIER.
Vous me connaissez, dites-vous ? Eh bien, le mensonge me répugne, et, même pour sauver mes destinées, je ne saurais m’abaisser jusque-là. Voyons, que comptez-vous faire ?
Il se retourne et regarde derrière lui.
Vous voilà trois hommes contre un ; mais vous devez savoir que, fussiez-vous dix, vous n’auriez pas bon marché de moi.
MOLIÈRE.
Fussions-nous vingt peut-être, je le sais. Ayez cependant assez bonne opinion de moi pour croire que je cède au respect beaucoup plus qu’à la crainte ; croyez aussi, monsieur, que ce n’est point votre rang qui m’éblouit, mais que c’est au génie, à la vaillance, au malheur peut-être, que je me sens porté à rendre hommage.
LE CAVALIER.
Le malheur ? Oui ou non ! qui sait ? Dieu est le maître. Vous, monsieur, vous me paraissez être homme de sens. Gardez-moi le secret, et comptez que, si je triomphe, vous en serez un jour grandement récompensé.
MOLIÈRE.
Monsieur, encore que le roi ne m’ait pas donné charge de garder son royaume, je pourrais m’emparer de votre personne par la violence,
Le cavalier sourit.
eu par la trahison.
Le cavalier tressaille.
Quant à la violence, je ne puis me défendre d’un grand respect pour votre personne ; et, quant à la trahison, monsieur, regardez-moi, et voyez si vous m’en croyez capable.
LE CAVALIER, après une pause, pendant laquelle il le regarde.
Jamais homme ne fut pourvu d’un plus mâle et plus honnête visage ! Je me fie à vous.
MOLIÈRE.
Et vous faites bien.
À ses camarades.
Allons, amis, à table, à table !
Au cavalier.
Ceci est une métaphore : chacun fait ici comme il peut, et vous savez mieux que nous comment on vit en campagne.
BRÉCOURT, au cavalier.
Monsieur a donc gagné son procès ? Allons, puisque vous êtes ami de Molière, touchez là : je regretterais de vous avoir gâté.
Ils s’asseyent, les dames sur des coussins, les hommes sur des souches ou des pierres qu’ils ont disposées autour du panier, qui sert de table pour perler les viandes, fruits et bouteilles.
MOLIÈRE.
Monsieur est homme de qualité : je n’ai point l’honneur d’être son ami ; mais j’ai eu celui de le voir à la cour, où j’étais, par hérédité de fonctions, attaché à la personne de Sa Majesté Louis XIII.
LE CAVALIER, tressaillant.
Du feu roi !
MOLIÈRE.
Je l’ai suivi à Narbonne, et j’ai vu Richelieu, voyageant sur son lit de mort, porter au bourreau les têtes de Cinq-Mars et de Thou. C’était cruel, mais c’était grand comme la tragédie antique. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est plus que de la comédie.
LE CAVALIER.
Ah ! vous trouvez ?
BRÉCOURT.
Nous sommes là-dessus de l’avis de tout le monde.
DUPARC.
Ce n’est même point de la bonne comédie, car c’est ridicule sans être divertissant.
LE CAVALIER.
Et le Mazarin n’est point un Richelieu, à votre avis ?
DUPARC.
Je ne sais point quel est le vôtre ; mais je n’ai point coutume de celer le mien. Le Mazarin...
BRÉCOURT.
Le Mazarin est tout ce qu’il vous plaira : je suis pour lui à cette heure que Turenne est pour lui.
LE CAVALIER.
Ah ! vous êtes pour Turenne, vous ?
BRÉCOURT.
Pardieu ! oui, monsieur, car j’ai servi sous ses ordres, et il ne ferait point bon me venir dire qu’il n’est pas le plus grand homme de ce temps-ci.
MOLIÈRE, voyant l’agitation du cavalier.
Monsieur pense de même, car il est attaché à son service.
LE CAVALIER, bondissant.
Moi ?
MOLIÈRE.
Mais oui. Ne m’avez-vous point dit que vous étiez charge d’une mission importante et que vous vous rendiez auprès de lui ?
LE CAVALIER, souriant.
Oui, oui, vous avez raison, c’est comme cela. C’est ce qui me doit excuser auprès de monsieur
Montrant Brécourt.
d’avoir fait main basse sur les apprêts de ce repas champêtre.
À Brécourt.
Puisque vous avez porté le harnais de guerre, mon brave, vous savez bien que faim et soif sont de grandes diablesses qui ne parlementent point volontiers.
BRÉCOURT.
Eh bien, oui, je l’avoue, on agissait souvent comme vous : on traitait son propre pays en province conquise. Tant pis pour le pauvre paysan ! tant pis pour le pauvre voyageur !
DUPARC.
Aussi s’est-il fait comédien par dégoût du métier de pillard et à seules fins de redevenir bon citoyen.
MOLIÈRE, riant.
Monsieur verra plus tard si, pour expier ses péchés, il lui convient de prendre le même parti que toi.
BRÉCOURT.
En attendant, je lui porte la santé du grand Turenne.
LE CAVALIER.
Volontiers, et celle du roi, si bon vous semble.
MADELEINE.
Moi, femme, je propose celle de la reine. Elle est malheureuse à l’heure qu’il est.
ARMANDE.
Quant à moi, je porte celle de M. le Prince ! Je suis frondeuse, et de la jeune Fronde encore ! Vivent les princes !
LE CAVALIER.
En vérité, ma belle enfant ?
ARMANDE.
J’ai l’humeur contredisante et ne puis souffrir de penser comme les autres.
MOLIÈRE, riant.
Armande se rend justice.
ARMANDE.
Et vous, monsieur Duparc, dit Gros-René, vous ne buvez à personne ? Eh bien, je veux que vous me fassiez raison, et je vous propose la santé de vos deux chiens, Artaban et Tiburce.
DUPARC, élevant son verre.
Vivent les chiens ! Il n’y a que cela d’honnête et de fidèle en ce triste monde !
PIERRETTE, qui est assise par terre auprès des demoiselles Béjart.
Oh bien, vivent les oies ! c’est des bonnes bêtes aussi ; ça ne vous a pas un brin de malice.
MOLIÈRE.
Vivent les bêtes tant que vous voudrez : les plus humbles créatures sont l’ouvrage de ce grand artisan de l’univers dont cette belle nature est le temple ouvert à tous les hommes, même au pauvre comédien excommunié. Mais, puisque nous sommes en train de porter des santés, portons donc celle de ce pauvre peuple de France, qui paye les violons de toutes les fêtes et les trompettes de toutes les guerres ! Qu’en dites-vous, notre hôte ?
LE CAVALIER.
Vivent la France et son peuple ! soit.
MOLIÈRE.
Hélas ! la France... où est-elle à cette heure ?
LE CAVALIER.
Elle est où sont ses véritables intérêts, monsieur, et tout le monde ne peut pas en être juge.
MOLIÈRE.
Il y a bien des théories là-dessus ; mais je suis un pauvre homme qui ne connaît pas la pratique et qui va philosophant et moralisant à sa mode sur les faits évidents. Je crois donc, sans vous offenser, qu’aujourd’hui aucun parti ne représente la France. Vieille Fronde, jeune Fronde, ministère, parlement, bourgeoisie, peuple des villes et des campagnes, qui bataille tantôt pour celui-ci, tantôt pour celui-là, sans savoir de quoi il retourne, tous ces noms, toutes ces devises ne représentent plus que des passions, des intérêts, des ambitions, chez les grands ; chez les petits, de l’ignorance, de l’inquiétude, du malaise et du désespoir. Au milieu de vos conflits, la France se meurt, les campagnes souffrent, la religion se corrompt, les arts périssent. Eh bien, il y a un être innocent de nos fureurs. C’est un enfant de quinze ans qui s’appelle Louis XIV, et que la volonté de Dieu invite à personnifier l’unité de la France. Celui-là seul peut régner sans appeler l’étranger chez lui, preuve que sa cause est, au temps où nous vivons, la seule cause légitime. Bon Dieu ! quelle éducation lui font les partis, à ce pauvre enfant-là ! l’éducation de la guerre civile ! cela me rappelle... Mais je vous importunerais d’un récit hors de saison.
LE CAVALIER.
À propos du jeune roi ? Parlez, parlez, cela intéresse tout le monde.
MOLIÈRE.
Eh bien, c’était un jour que le roi, lors au maillot, pleurait fort et que rien ne pouvait l’apaiser. Sa Majesté la reine s’imagina d’envoyer chercher Scaramouche...
LE CAVALIER.
Scaramouche ?
MOLIÈRE.
Oui, Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche, un histrion fort plaisant qui, comme tous les bouffons de profession, a le tempérament fort mélancolique. J’étais son élève, et il m’emmena pour l’aider à porter sa guitare, son chien, son chat, son singe et son perroquet. Le roi ne cessa point de crier ; il dansa et fit sauter ses bêtes, le roi pleurait toujours plus fort. Alors, Scaramouche demanda qu’on mît le roi dans ses bras, et on l’y mit. Aussitôt, cessant toutes ses grimaces et regardant le royal enfant d’un air fort sérieux : « roi, dit-il, garde les pleurs pour le jour où tu connaîtras les hommes ! » Ceci dit d’un ton bien grave, et avec des yeux humides de pitié, frappa l’enfant comme un son prophétique. On eût dit qu’il le comprenait ; car ses larmes cessèrent tout à coup. Il caressa de ses petites mains les joues blêmes et la longue moustache de Scaramouche, à qui, la reine donna une belle chaîne d’or, en lui disant : « Va, Scaramouche ; tu es plus sage qu’on ne pense, ou tu dis plus vrai que tu ne crois. »
LE CAVALIER.
Votre histoire est agréable ; mais qu’en voulez-vous conclure ?
MOLIÈRE.
Que l’heure est venue pour le roi de pleurer bien fort s’il aime la France, et de crier bien haut s’il veut la sauver.
LE CAVALIER.
Qu’il crie donc : « À moi, mes amis ! » et ses vrais amis accourront.
MOLIÈRE.
Ses vrais amis ne sont point ceux qui cherchent à le détrôner ou à se partager les lambeaux de la république.
LE CAVALIER.
En vérité, monsieur...
PIERRETTE, qui est sortie quelques moments auparavant, revient tout essoufflée.
Hé, monsieur ! hé ! votre chevau que vous avez laissé la bride sur le cou, saute à cette heure comme un beau diable, et veut manger les autres.
LE CAVALIER.
Ah ! tant mieux ! je le croyais fourbu.
Il sort.
Scène XIII
PIERRETTE, ARMANDE, MADELEINE, MOLIÈRE, DUPARC, BRÉCOURT
ARMANDE, à Molière.
Qu’est-ce donc que cet homme-là qui n’a point du tout l’air de penser comme vous ?
MOLIÈRE.
Je vous le dirai tout à l’heure, quand il sera parti. Plions bagages, nous autres.
Brécourt et Duparc commencent à enlever les accessoires.
PIERRETTE.
Oh ! vous partez donc déjà ! Voilà que je commençais de m’accoutumer à vous autres, et que je vais m’ennuyer de n’avoir plus personne à qui parler.
MOLIÈRE.
Eh ! elle est gentille, cette petite : elle n’a point la mine d’une sotte.
PIERRETTE.
Oh ! si fait, monsieur, pour sotte, je le suis ; car on me le dit sans cesse, et personne ne me veut tenir compagnie. Mais je suis de bon cœur, allez ! et, si vous vouliez m’emmener pour engraisser vos poules, garder vos oies, traire vos vaches...
MOLIÈRE.
Je le voudrais bien ; mais le malheur est que je n’ai aucune de ces bêtes-là. Voyons, ne saurais-tu aider et soigner les personnes.
PIERRETTE.
Voire ! j’apprendrais.
MOLIÈRE.
Mesdemoiselles, vous n’avez point de fille de chambre, et vous en cherchez une. Est-ce que celle-là ne vous réjouira point par sa bonne humeur ?
MADELEINE.
Si fait. Comment t’appelles-tu, mon enfant ?
PIERRETTE.
Pierrette Laforêt, toute prête à vous suivre, mamselle !
MADELEINE.
N’as-tu point de parents qui s’y opposeraient ?
PIERRETTE.
Je n’ai jamais eu ni père ni mère, ni oncles ni tantes : je suis une enfant du bon Dieu. J’ai été trouvée au mitan d’un bois, et c’est pour ça qu’on m’a donné le nom de Laforêt.
MOLIÈRE.
Elle a de l’esprit sans le savoir. Prenez-la, mesdames. – Que veux-tu gagner ?
PIERRETTE.
Ma fine, il me faudrait bien une bonne livre de pain pour chaque jour de l’année.
MADELEINE.
Cela va sans dire. Et tes gages ?
PIERRETTE.
Oh ! je n’entends rien à ces affaires-là : vous me baillerez ce qu’il vous plaira.
MOLIÈRE.
Eh bien, ta confiance prouve que tu es de bon cœur. Viens avec nous, et tu ne t’en repentiras point.
PIERRETTE.
Oh ! ma fine, tout de suite ! Je vas rendre le compte de mes oies et remercier les gens de la ferme.
Elle sort en sautant.
MOLIÈRE.
Vous, mes amis, laissez-moi seul un instant avec notre hôte ; car le voici prêt à partir.
Tous sortent, excepté Molière.
Scène XIV
MOLIÈRE, LE CAVALIER
LE CAVALIER.
Avant que de me remettre en route, monsieur Molière, je veux vous rendre grâce de votre hospitalité et vous offrir mes services. Je vous trouve d’un caractère qui s’accorde mal avec votre profession. N’en voulez-vous point changer ?
MOLIÈRE.
Non, prince, je l’aime, cette condition : j’y veux vivre et mourir.
LE CAVALIER.
Eh bien, vous êtes, j’imagine, acteur sérieux et tragique. Ces temps agités passeront. On pourrait vous faire engager à l’hôtel de Bourgogne.
MOLIÈRE.
Je n’ai pas tant d’ambition.
LE CAVALIER.
Ou vous en avez une plus haute ? Parlez.
MOLIÈRE.
Que M. le Prince me pardonne ; mais je n’aime que les vers du grand Corneille, et ne me sens pas assez grand pour les dire.
LE CAVALIER.
C’est de la modestie.
MOLIÈRE.
Nullement : j’ai l’humeur enjouée et non point héroïque.
LE CAVALIER.
Vous préférez la comédie ?
MOLIÈRE.
Oui ; mais je ne m’amuse qu’à celles que je fais moi-même.
LE CAVALIER.
Ah ! vous êtes auteur ?
MOLIÈRE.
Point : je n’écris que des canevas sur lesquels mes camarades et moi brodons à l’impromptu des dialogues libres, à la manière des Italiens.
LE CAVALIER.
Ce genre réclame beaucoup d’esprit.
MOLIÈRE.
Il y faut du naturel et l’observation des caractères humains. Cet exercice me plaît et m’instruit, ce me semble, plus que tous les livres.
LE CAVALIER.
Eh bien, ce divertissement plaît aux personnes instruites comme au peuple, et, si je venais à rentrer dans mes biens...
MOLIÈRE.
Ne me promettez rien, monseigneur, car il vous faudrait, pour me contenter, engager toute ma troupe, dont vous n’avez vu jusqu’ici qu’une partie. Tous les sujets ne sont point bons ; cependant, je ne les abandonnerais pour rien au monde, ces pauvres gens qui comptent sur moi pour résister à la rigueur du sort. Nous n’aurions pour le moment qu’une grâce à vous demander.
LE CAVALIER.
Dites donc vite, car je suis pressé de vous l’accorder.
MOLIÈRE, souriant.
Et de partir ! Eh bien, prince, ce serait de vous soumettre au roi, pour finir la guerre civile, laquelle nous dérange et nous fait beaucoup de tort, en nous chassant de province en province, à travers beaucoup de misères et de périls. Si vous pouvez nous accorder cela, je vous tiens quitte de tout le reste.
LE CAVALIER, souriant.
On y fera son possible, monsieur Molière. Priez pour que le roi nous y aide un peu. En attendant, veuillez agréer ce petit présent en souvenir du bon accueil que vous m’avez fait.
Il veut lui donner une bague.
MOLIÈRE.
Oh ! pour ce qui est de cela, prince, je n’en ferai rien.
LE CAVALIER, avec hauteur.
Comment ! monsieur, vous prétendez m’avoir fait l’aumône ?
MOLIÈRE.
Je sais qu’il est interdit, de nos jours, à un homme de petite condition de refuser l’argent d’un grand et que cela passe pour une impertinence qui le met en disgrâce auprès des autres. Mais nous ne sommes point ici dans des circonstances ordinaires, et je vous dirai la vérité comme il convient à un honnête homme de la dire et à un grand homme de l’entendre. Prince, vous trahissez de propos délibéré le roi et la France : mon devoir serait de traverser vos desseins au péril de ma vie, et, si je ne le fais point, c’est parce que vous êtes un héros et que j’espère tout de vos propres réflexions quand cette ivresse de vengeance où vous êtes sera dissipée. Voilà pourquoi je ne me repens point de vous avoir respecté et d’avoir humblement partagé mon pain avec vous. Mais en accepter la moindre récompense serait une félonie envers mon souverain, et vous n’insisterez point. Si vous rougissez, monseigneur, de l’assistance d’un pauvre diable de mon espèce, oubliez-la vitement. Il n’est point à croire que je me trouve jamais sur votre chemin pour vous en faire ressouvenir.
Il salue profondément et se retire.
Scène XV
LE CAVALIER, seul
Cet homme est fort étrange ! Il aime et respecte ma personne, qui lui est sacrée ; il déteste mon œuvre, qui lui semble criminelle ! c’est un homme d’un grand sens et dont l’air et les paroles attachent singulièrement. Il raisonne juste au fond... Il est vrai que son pauvre métier le place en dehors des grands intérêts et des grandes passions de ce monde... Où la vertu se va-t-elle nicher ?...
Il rêve un instant puis tout à coup se réveille de sa rêverie.
Mais je ne me suis pas mis en route avec tant de mystère et au travers de tant de périls pour m’arrêter aux raisons de chacun !
Il va pour sortir et voit rentrer Pierrette.
Scène XVI
PIERRETTE, LE CAVALIER
LE CAVALIER.
Eh ! petite fille, ici, je te prie !
PIERRETTE.
Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?
LE CAVALIER.
Viens, mon enfant. Tu es une honnête personne, cela se voit sur ta figure. Tu remettras pour moi cette bague à la belle Armande, la plus jeune des deux comédiennes, et tu la prieras, de ma part, de la garder en souvenir de moi et pour l’amour de la Fronde. Et puis voici pour toi, ma fille.
Il lui remet la bague et de l’argent, et sort.
Scène XVII
PIERRETTE, seule, regardant dans sa main
Et à cause donc que vous me baillez de l’argent ?
Elle lève la tête.
Bon ! le voilà déjà loin !
Regardant dans la coulisse.
Il grimpe sur son chevau... Ça n’est pas long ! le v’là qui part comme un coup de tonnerre. Oh ! dame ! il n’est point engourdi, celui-là !
Scène XVIII
PIERRETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, ARMANDE, DUPARC, BRÉCOURT
PIERRETTE, à Armande.
Tenez, mamselle ! voilà un affiquet que le monsieur qui était là tout à l’heure m’a baillé pour vous. Il m’a dit comme ça, en s’en allant : « Tu lui diras comme ça... » Oh ! mordi ! je ne me souviens déjà plus de ce qu’il m’a dit de vous dire.
ARMANDE, prenant la bagne.
Un présent à moi ? Oh ! la belle bague ! Voyez donc, ma sœur, le gros diamant !
MADELEINE.
Un présent ? Et de quel droit cet étranger vous fait-il un présent ?
ARMANDE.
Allez-vous point me le retirer ?
MADELEINE.
Oui, pour le donner à quelque pauvre. Vous ne devez point recevoir de présents.
ARMANDE, pleurant.
Voyez, Molière, c’est une tyrannie ! ma sœur me prend tout et me chicane en toutes choses.
MOLIÈRE, à Madeleine.
Amie, vous pouvez lui laisser ce jouet d’enfant. L’homme qui le lui envoie n’est point à craindre. Il y a trop loin de lui à nous pour qu’il ail dessein de se souvenir d’elle.
ARMANDE.
C’est donc un grand personnage ?
MOLIÈRE.
Plus que cela, c’est un très grand homme.
DUPARC.
Vrai ? Je lui ai trouvé la mine d’un fou.
BRÉCOURT.
Et moi, celle d’un diable ! Je ne suis point un poltron, je crois avoir fait mes preuves ; eh bien, pendant que je croisais l’épée avec lui, ses yeux me lançaient des éclairs qui m’empêchaient de voir ceux de sa lame.
MOLIÈRE.
Brécourt, tu eusses peut-être bien fait de le tuer, qui sait ? mais les desseins de Dieu sont cachés, et j’ai senti comme une force supérieure qui m’obligeait à le préserver de tes coups.
ARMANDE.
Qui est-ce donc, mon Dieu ? Oh ! mon cher Molière, dites donc vite !
MOLIÈRE, regardant aux alentours.
Il est parti ?
PIERRETTE.
Oh ! il est loin !
MOLIÈRE.
Eh bien, mesdames, eh bien, mes amis, cet homme-là, c’est M. le Prince.
MADELEINE.
Le prince de Condé !
MOLIÈRE.
Le grand Condé !
BRÉCOURT.
Seul dans ce pays-ci, quand on le croit à la frontière ?
DUPARC.
Mordieu ! je comprends ! il va rejoindre l’armée des princes, il va marcher sur Paris avec l’étranger, enlever le roi et se faire proclamer peut-être à sa place, après avoir tué ou fait tuer des milliers de gens qui valent mieux que lui !...
Il s’est élancé vers le fond du théâtre, et regarde au loin.
BRÉCOURT, regardant aussi.
Le voilà au fond du ravin.
Duparc élève son arquebuse comme pour viser.
Il va combattre M. de Turenne ! feu, Duparc !
MOLIÈRE, abaissant l’arme avec sa canne.
Non, Duparc ! Cet homme-là, qui a fait tant de bien, peut encore sauver la France, s’il comprend qu’il lui a fait assez de mal !... Turenne, le grand Turenne, était hier contre le roi avec Condé ; demain peut-être, le roi sera avec Condé contre Turenne. Nous vivons dans un temps ou les plus sages font de grandes folies, où les plus fous font tout à coup de grandes choses, à quoi l’on ne s’attendait point... Que Dieu souffle sur l’esprit de vertige ! À quelque chose malheur est bon ! Les petits gagneront à tout ceci d’apprendre que les querelles des grands ne sont point les leurs... Eh bien, mesdames, n’est-ce pas le moment de nous remettre en route ? Qu’avez-vous donc, Armande ? Vous êtes pâle... et, à présent, vous rougissez ! Qui vous agite ainsi ?
ARMANDE, absorbée.
Le grand Condé m’a donné une bague ! à moi ! Oh ! il ne m’oubliera point ! seule ici, j’ai porté sa santé !... La belle bague ! Je vous défie de me l’ôter à présent, ma sœur ! je veux la porter toute ma vie !... C’est beau, un diamant ! cela brille comme le soleil, comme la gloire ! À regarder cela et à songer à cet homme-là, le vertige vous prend !
MOLIÈRE.
Enfant, la gloire vous tourne la tête !
ARMANDE.
Oui, oui, philosophez là-dessus, vous autres qui n’en avez point, qui n’en aurez jamais !... Moi, j’en veux ; moi, j’en ai, puisque le grand Condé a fait attention à moi !
MOLIÈRE.
Il y a plus d’un chemin pour arriver à la gloire, Armande... Mais vous ne m’écoutez point...
À Madeleine.
Elle a la tête perdue, votre petite sœur, et vous allez la voir vous mépriser désormais.
Baissant la voix.
Eh bien, croyez-vous encore que je puisse songer à épouser cette glorieuse ?
Il se dirige vers la voiture, qui va se mettre en marche.
MADELEINE, à part.
Dieu en soit béni ! Molière n’aura jamais de gloire !
ACTE II
Au palais de Versailles. Une salle d’attente servant de foyer aux acteurs. Toilettes, miroirs. Porte au fond. Une fenêtre donnant sur les jardins. Une porte de côté qui est celle du cabinet de toilette de Molière.
Scène première
PIERRETTE, MOLIÈRE
Molière, en costume de Sganarelle, sort du cabinet avec Pierrette Laforêt, qui continue de l’habiller en marchant.
MOLIÈRE.
Allons, allons, Laforêt, c’est bien ; je suis prêt, n’est-ce pas ?
Il s’approche et regarde l’heure à une pendule placée sur la cheminée.
PIERRETTE.
Hé, monsieur Molière, donnez-vous le temps ! que vous êtes donc vif !
MOLIÈRE.
Je ne suis point vif, je suis pressé ! voilà l’heure qui approche.
PIERRETTE.
Vous avez beau vous dépêcher, la cour ne se dépêchera pas pour cela. Elle est encore à table, et vous en avez pour une grosse heure à attendre.
MOLIÈRE.
N’importe, ma fille ! le roi a donné l’ordre du spectacle pour six heures, il faut qu’à six heures tout soit prêt, et moi le premier. C’est à nous d’attendre le plaisir du roi, et non point à lui d’attendre le nôtre.
PIERRETTE.
Eh ! ma foi, monsieur, quand le roi vous attendrait un peu ! Il a bien entendu ce matin M. Lulli !
MOLIÈRE.
Vrai ?
PIERRETTE.
Ah ! vous ne savez point cela ? Tout le monde en parle dans la maison.
MOLIÈRE.
Mais elle est grande, la maison de Versailles, et je ne puis être partout. Que s’est-il donc passé ?
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur, le roi attendait la saint... la saint...
MOLIÈRE.
La symphonie ?
PIERRETTE.
C’est ça ! M. Lulli trouvait que les musiciens ne la musiquaient point à son idée. Il la leur faisait répéter deux ou trois fois. Il était furieux, il cassait les violons. Le roi et la cour s’impatientaient : le roi envoie un page... Bon ! M. Lulli n’y prend point garde. Le roi envoie encore un page : point d’affaire. Le roi envoie un troisième page, qui dit comme ça : « Palsembleu ! monsieur Lulli, le roi vous attend. » Sur quoi, M. Lulli lui répliqua : « Le roi est le maître, n’est-ce pas, monsieur ? – Oui, monsieur. – En ce cas, monsieur, il est le maître d’attendre. »
MOLIÈRE.
Ce diable d’homme, qu’il a d’esprit ! Sais-tu si le roi s’est fâché ?
PIERRETTE.
On dit qu’il a ri de bon cœur. Vous voyez bien que vous n’avez point tant de tourments à vous donner. Ces messieurs ni ces dames n’iront point si vite que vous. Mademoiselle Madeleine Béjart, je ne dis pas, elle est comme vous, celle-là, toujours pressée ; mais l’autre ! oh ! qu’elle est donc musarde !
MOLIÈRE.
Armande ?
PIERRETTE.
Il lui faut plus d’une heure pour ajuster un nœud, et, quand elle a fini, elle se regarde dans son miroir bien tranquillement, du temps que tout le monde crie après elle.
MOLIÈRE.
Tu es injuste ! depuis quelque temps, elle est devenue fort diligente.
PIERRETTE.
Oui, quand vous la regardez, parce qu’elle veut vous complaire.
MOLIÈRE, tressaillant.
Elle veut me plaire ? Que dis-tu là ?
PIERRETTE.
Elle est fine ! elle voit que vous devenez tous les jours plus riche, plus caressé des grands messieurs, plus aimé du roi, plus fameux dans la cour et dans la ville, et elle connaît bien qu’il y va de son intérêt de vous contenter pour demeurer dans votre troupe et y représenter les premiers rôles. Ce n’était point comme ça du temps que vous n’étiez qu’un petit chef de troupe courant les campagnes et jouant dans les granges plus souvent que dans les châteaux ! On vous rebutait, on vous rompait en visière, on vous traitait de bourru ! Et Dieu sait cependant que vous ne l’étiez point dans ce temps-là, pauvre cher homme ! Et, à présent que vous l’êtes devenu un peu, on vous flatte, on vous ménage.
MOLIÈRE.
Tu dis que je suis devenu bourru ?
PIERRETTE.
Oh ! ce n’est point que je vous en veuille pour ça ! vous avez tant de mal ! Tenez, vous avez l’air fatigué.
MOLIÈRE.
J’ai l’air fatigué ? Donne-moi donc mes boîtes, que je m’arrange la figure.
PIERRETTE.
Eh ! pas encore ! votre fard serait tout tombé avant que vous entriez en scène. Voyons, tenez-vous donc un peu tranquille. Asseyez-vous sur ce fauteuil. Étendez vos jambes. Savez-vous qu’il y a douze jours que nous sommes ici en fêtes et que vous n’avez point eu trois bonnes heures pour dormir par chaque nuit ?
MOLIÈRE.
Qu’est ce que cela fait ? Me prends-tu pour un vieillard ? Parce que tu as vingt-cinq ans, toi, comme Armande !
PIERRETTE.
Vous n’êtes pas vieux ! mais vous avez la quarantaine, et vous n’êtes point jeune !
MOLIÈRE.
J’espère que si !
PIERRETTE.
Mais non !
MOLIÈRE.
Mais si, te dis-je ! Tairas-tu ta peste de langue !
PIERRETTE.
Ah ! voilà que vous devenez bourru !
MOLIÈRE, riant.
Non, je m’exerce à la scène de comédie que je vais jouer tout à l’heure.
PIERRETTE, riant.
Tiens, c’est vrai, c’est comme dans votre Mariage forcé, où Sganarelle ne veut point avoir l’âge que son compère prétend lui prouver. Mais vous n’êtes point si barbon que Sganarelle, et vous n’êtes point si fou que de songer comme lui au mariage.
MOLIÈRE.
Pourquoi donc n’y songerais-je point ?
PIERRETTE.
Parce que vous y avez toujours été contraire.
MOLIÈRE.
Ce n’est point une raison.
PIERRETTE.
Oh bien, si vous vous ravisez, je ne connais qu’une femme pour vous : c’est mademoiselle Béjart.
MOLIÈRE.
Armande ? Es-tu folle ?
PIERRETTE.
Oh ! que nenni ! celle-ci est trop jeune et trop amoureuse d’elle-même. Mais mademoiselle Béjart l’aînée, qui est un peu plus mûre et encore jolie femme, da ! C’est une personne, voyez-vous, qui a du cœur, du courage et de l’esprit quasiment autant que vous.
MOLIÈRE.
Pauvre Madeleine !
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur, est-ce que vous ne l’aimez point ?
MOLIÈRE.
Si fait, de tout mon cœur, autant que je l’estime. Mais je n’eus jamais pour elle qu’une honnête amitié.
PIERRETTE.
Eh bien, monsieur Molière, quelle sorte d’amitié voulez-vous donc avoir pour votre femme ?
MOLIÈRE.
Tu as raison, Pierrette.
À part.
Cette fille-là a des mots d’un terrible bon sens !
Haut.
Mais de quoi diable viens-tu me parler ? Je ne veux point me marier.
PIERRETTE.
Oh ! mariez-vous si bon vous semble ! Moi, je me respecterai et je servirai votre femme, quand elle serait le diable en cotillon.
Scène II
PIERRETTE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, DUPARC
MOLIÈRE.
Ah ! mes amis, vous voilà prêts ? C’est bien. Brécourt en costume de Pancrace, Duparc en Marphorius... Voilà de très beaux docteurs et qui joueront bien !
BRÉCOURT.
Sois tranquille : nous savons tous nos rôles, et la pièce nous plaît. C’est court, mais c’est gai, et les caractères sont aussi bien dessinés qu’ils le seraient dans un grand ouvrage.
DUPARC.
Eh ! c’est là le défaut selon moi ! On commence à s’intéresser aux personnages au beau moment que la pièce finit.
MOLIÈRE.
Que veux-tu, mon ami ! Faire une pièce, la distribuer, la monter, la répéter et la jouer en quarante-huit heures ! avec un ballet, encore !
DUPARC.
Oui, la pièce n’est que le prétexte du ballet, et le ballet un prétexte à l’envie qu’a le roi d’y danser.
PIERRETTE.
Oh ! le roi n’est point du tout raisonnable. Demander à monsieur quatre pièces nouvelles en quinze jours !
MOLIÈRE.
Le roi savait que Tartufe était prêt ; et, quant à la Princesse d’Élide, il a permis que je me fisse aider.
DUPARC.
Si vous pensez faire de bonne besogne à ce train-là, soit, ça vous regarde.
BRÉCOURT.
Le moindre trait de Molière est un coup de maître, et le Tartufe est là pour montrer que l’auteur du Misanthrope ne décline point.
DUPARC, à Molière.
Et vous l’avez lu au roi, le Tartufe ?
MOLIÈRE.
Oui.
DUPARC.
Tout entier ?
MOLIÈRE.
Certes.
DUPARC.
Et cela lui plaît ?
MOLIÈRE.
Le roi est plus indulgent que toi, mon ami : il m’a dit qu’il ne savait lequel préférer, du Misanthrope ou du Tartufe.
DUPARC.
Belle merveille que le roi ait dit cela !
BRÉCOURT.
Eh bien, à qui en as-tu ?
DUPARC.
J’en ai au sujet du Tartufe, qui fera des ennemis à Molière.
MOLIÈRE.
Oui, à la cour ; mais si le roi et le peuple sont pour moi ?
DUPARC.
Ah ! vous comptez pour rien la noblesse, vous ! vous la croyez morte parce que votre jeune roi s’en moque et vous pousse à la ridiculiser ?
BRÉCOURT.
La Fronde est enterrée, Dieu merci !
MOLIÈRE.
Et, grâce au roi, elle l’est pour toujours, mes amis. Le roi est jeune, le roi est beau, le roi s’amuse, il court la bague et danse le ballet ; et, pendant ce temps-là, le roi, qui, au fond, est grave, mûr, attentif et froid, gouverne et suit sa politique.
DUPARC.
On ne s’en douterait point ici ! Au milieu des carrousels, des festins, des pétards et des lampions, le roi me fait la mine de courtiser grandement et chèrement ses courtisanes.
MOLIÈRE.
Le roi, en ayant l’air de se ruiner, ruine la noblesse, qu’il attire à ses fêtes. Il l’enivre de ses séductions, il l’écrase de sa magnificence, il abaisse l’orgueil des châteaux et fait ramper à ses pieds, en costume de baladins, ces hors seigneurs qui se croyaient ses pairs dans leurs provinces et qui s’habituent désormais à s’effacer comme de petites étincelles dans les rayons du soleil de Versailles.
BRÉCOURT.
Tu vois juste, Molière. La splendeur du roi efface celle des grands et prépare peut-être celle des petits. La jeune noblesse rit à ses fêtes, parce que la jeunesse s’amuse même de ce qui la tue ; mais les vieux frondeurs ne s’y méprennent point et mordent leur moustache grise en accusant tout bas le roi de ne protéger que les vilains.
DUPARC.
Je vous accorde ceci, car la chose est assez visible ; mais prenez garde que le roi n’ait pas aussi bon marché des bigots que des ambitieux. Les courtisans drapés dans le Misanthrope ont été forcés d’avaler la pilule ; mais trop de gens se reconnaîtront dans le Tartufe, et ceux-ci perdront Molière dans l’esprit du roi, en attendant qu’ils perdent le roi dans l’esprit du peuple.
BRÉCOURT.
Tu vois toujours les choses en noir !
DUPARC.
Je les vois comme elles sont.
MOLIÈRE.
Que Dieu nous protège, mes amis ! et remplissons notre tâche. Un roi sage, un homme fort, nous encourage à dire la vérité. Disons-la, dussions-nous la payer cher, et dût-il nous désavouer un jour.
Scène III
PIERRETTE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, DUPARC, MADELEINE et ARMANDE, en costume de fantaisie
MADELEINE.
Eh bien, messieurs n’entendez-vous point les fanfares et les boîtes ? Le roi sort de table, et vous n’avez que le temps d’aller vous mettre en scène.
MOLIÈRE, à Pierrette.
Eh ! vite, Laforêt ! le blanc, le rouge, mes sourcils, ma barbe grise ! Tu vois bien que je devrais être prêt !
Il s’arrange devant la glace de la cheminée.
BRÉCOURT.
Rien ne presse encore : la cour mettra plus d’un quart d’heure à défiler de la grotte enchantée jusqu’au château et à se placer pour la comédie.
MOLIÈRE.
Vous êtes toutes prêtes pour le ballet, mesdemoiselles Béjart ? Vous y paraissez pour le coup d’œil.
MADELEINE.
Je suis prête.
MOLIÈRE.
Et vous, Armande ?
ARMANDE.
Moi, je le serai.
DUPARC.
Songez que la pièce sera jouée en vingt minutes : c’est moins de temps qu’il ne vous en faut d’ordinaire pour placer une épingle. Le roi ne mettra guère que cinq minutes entre les deux levers de rideau pour se travestir en Égyptien.
MOLIÈRE.
Où est Baron ? Le petit Baron est aussi du ballet.
DUPARC.
Oh ! celui-là, vous ne le tenez point. Il se sera oublié devant quelque nappe d’eau, non point à contempler les tritons et les naïades de bronze, mais à se consumer d’amour pour sa propre image, comme le beau Narcisse, de sotte mémoire !
MOLIÈRE, s’arrangeant toujours.
Que veux-tu ! il est beau, cet enfant, il plaît à tout le monde : il faut bien qu’il se plaise un peu à lui-même.
DUPARC.
Oui, oui, vous faites bien de l’y encourager ! C’est à vous de savoir ce que vous coûte la braverie de votre fils adoptif.
BRÉCOURT.
Eh bien, quand le jeune Baron coûterait à Molière quelques canons et quelques dentelles, ne faut-il point faire une affaire de ces amusements d’enfant !
DUPARC.
La peste soit d’un enfant de cette taille-là, et à qui le poil follet commence à danser autour du menton ! Demandez aux filles de chambre des filles d’honneur ce qu’elles en pensent !
BRÉCOURT.
Est-ce qu’il en coûte à ta femme ?
DUPARC.
Je ne me soucie point de ma femme. Depuis qu’elle galope comme un page dans les carrousels du roi, il ne me semble plus qu’elle soit ma femme, mais mon palefrenier.
MOLIÈRE, ayant fini de se grimer.
Allons, partons !
Il fait sortir tous ses acteurs, et, au moment de sortir lui-même, il se retourne vers Armande, qui est restée près de la croisée.
Vous demeurez, Armande ? Le succès de ma comédie ne vous intéresse point ?
ARMANDE.
Si fait, je vous suis ; mais je veux voir d’ici défiler tout le cortège royal.
MOLIÈRE.
Ah ! qui, tous ces beaux seigneurs, tous ces marquis !...
À Pierrette, avec une sorte d’inquiétude.
Reste avec elle : je n’ai pas besoin de toi.
PIERRETTE.
Mais, moi, je veux vous voir jouer, et tenir votre manteau dans la coulisse.
Molière sort ; elle le suit en disant à part.
Mademoiselle Armande saura bien se garder toute seule !
Scène IV
ARMANDE, seule, à la croisée ouverte
Ah ! voici le quadrille du roi : le comte d’Armagnac, le duc de Saint-Aignan, le marquis de Soiecourt, le plus adroit aux bagues après Sa Majesté ; le marquis de Villeroy...
Quittant la croisée.
Molière ne peut pas les souffrir, les marquis ! c’est sans doute parce qu’il ne peut pas l’être.
Elle s’arrange la figure devant la glace.
La noblesse, on a beau dire, ne s’acquiert point : c’est pourquoi les gens bien nés pardonnent aux roturiers d’avoir de l’esprit, tandis que ceux-ci ne leur pardonnent point de s’en pouvoir passer... Ce pauvre Molière ! comme il est jaloux de moi ! En vérité, je l’aime bien, et je goûte un grand plaisir à le faire enrager ! Il est si malin quand il est en colère ! et si bon quand il a fini de gronder, et si simple quand il me demande pardon de la peine que je lui ai faite !
Scène V
ARMANDE, BARON
Armande s’est replacée debout devant la glace et ne se retourne pas quand Baron entre. Celui-ci entre à la dérobée.
BARON, ému.
Ah ! vous voilà seule, mademoiselle Béjart ?
ARMANDE.
C’est vous, Baron ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
BARON.
Vous voir un moment, puisque je rencontre l’occasion si belle !
ARMANDE.
Eh bien, après ?
BARON.
Oh ! si c’est la manière que vous avez de me recevoir, je n’oserai jamais vous rien dire !
ARMANDE.
Vous n’avez, ce me semble, rien à me dire que vous ne me l’ayez écrit.
Elle se retourne vers lui et tire un billet de sa poche.
BARON.
Oh ! vous avez reçu mon billet ! vous l’avez lu !... vous l’avez gardé, Armande !
Il veut se jeter à ses genoux ; elle lui tourne le dos et se remet devant la glace.
ARMANDE.
Oui, je l’ai gardé pour le montrer à Molière.
BARON.
Oh ! n’en faites rien, mademoiselle ! vous me voulez donc brouiller avec lui ?
ARMANDE.
Il y aurait de quoi ; car il est fort impertinent pour lui. votre billet doux !
Elle ouvre le billet et le lit en s’accoudant nonchalamment sur la cheminée.
« Non, vous n’aimez point, vous n’aimerez jamais Molière, n’est-ce pas ? Il ne vous aime pas non plus, lui ! il est trop grave pour vous, vous êtes trop jeune pour lui. Croyez à un jeune cœur rempli d’espoir et de courage. Je ne suis rien encore ; mais mon amour me fera atteindre la gloire et la fortune si vous m’encouragez ! etc., etc. » C’est très joli, tout cela : mais Molière serait peu flatté du respect que vous me conseillez de porter à sa gravité.
BARON.
Offenser, dénigrer Molière ! Oh ! telle n’est pas mon intention. Je m’efforçais de me prouver à moi-même que cette passion qu’on dit qu’il a pour vous n’était qu’une supposition... C’était pour raffermir ma conscience, effrayée peut-être, que je vous écrivais de la sorte... Tenez, Armande, décidez de moi ! S’il est vrai qu’il vous recherche... renvoyez-moi, désespérez-moi tout de suite ! Il ne faut qu’un mot pour cela. Je sens que je vous aime, malgré moi, plus que je ne devrais, que je vous aime plus que Molière !... Et cependant je sais que je dois chérir Molière plus que moi-même et n’être point jaloux, mais content de son bonheur !... Oui, aimez-le, Armande ! Il est si bon, lui ! Aimez-le ! J’en serai bien heureux, moi !
Il fond en larmes.
ARMANDE, surprise, le regardant. À part.
Ouais ! voilà un bon cœur bien aimant !
Haut.
Allons, allons, mon cher Baron, un peu de courage, surtout devant les gens ! Vous laissez trop voir vos sentiments pour moi, et Molière finira par s’en apercevoir.
BARON, tressaillant.
Vous craignez donc Molière ?
ARMANDE.
Oh ! je ne crains personne ! Mais je ne veux pas vous brouiller avec lui, comme vous disiez tout à l’heure.
BARON.
Il vous aime donc, lui ?
ARMANDE.
Je ne sais pas ; mais puisque vous le croyez vous-même...
BARON.
Armande, je ne crois, je ne sais rien ; je ne croirai que ce que vous voudrez me dire. C’est à vous de m’empêcher de m’égarer.
ARMANDE, pensive.
Vous avez bien de la vertu dans l’amitié ! C’est beau pour un garçon de votre air et de votre âge ! Mais cette vertu-là serait inquiétante pour qui serait tenté de vous aimer !
BARON.
Que voulez-vous dire, Armande ? Armande ! si vous m’aimiez, vous !...
ARMANDE.
Eh bien, si je vous aimais, et si Molière avait jeté sa vue sur moi, est-ce que la douleur de Molière éconduit ne vous empêcherait pas d’apprécier votre bonheur ?
BARON.
Pourquoi tous ces si ? Dites si vous m’aimez et ne me parlez pas d’autre chose.
ARMANDE.
Ah ! voilà la question changée ! Vous demandiez d’abord si Molière m’aimait.
BARON.
Que vous me faites souffrir ! Parlez-moi de vous, de vous seule !
ARMANDE.
Non ; il me plaît de parler de Molière d’abord, de Molière que vous chérissez plus que vous-même, et vous ne voulez plus ?
BARON.
Eh bien, parlez-en donc, et dites-moi que vous l’aimez.
ARMANDE.
C’est encore autre chose. Vous n’avez pas deux idées de suite. Baron ! La question était de savoir si j’étais aimée de Molière, et si, dans ce cas, vous deviez renoncer à moi.
BARON, accablé.
Prononcez donc mon arrêt ! Vous aime-t-il ?
ARMANDE, le regardant attentivement.
Vous êtes brave comme un preux ! Vous voilà tout prêt à être guéri de votre flamme, si je dis oui. Vous ne m’aimez guère !
BARON.
Guéri ! vous dites que je serai guéri ! La mort guérit, en effet, tout les maux !
ARMANDE, riant.
Ah ! Baron, si vous me dites que vous en mourrez, me voilà forcée de ne vous point laisser mourir, pour peu que je ne sois point une tigresse, et, alors, tant pis pour Molière !
BARON.
Vous riez ! vous raillez dans un pareil moment ! quand je me sens prêt à vous sacrifier la conscience de mon amitié, la première fleur de ma loyauté, toute la religion de mon enfance !... Armande, ayez pitié de moi, je n’avais jamais réfléchi, jamais souffert, jamais aimé ! je croyais que le premier amour d’un homme devait être si pur, si doux, et j’en serais tout enivré !
ARMANDE.
Pour enivré, vous ne l’êtes guère, je le vois, et vous me donnez l’exemple d’un courage tout chevaleresque qui me gagne à mon tour. Soyez donc fidèle à Molière, je le serai aussi, et la crainte de déplaire à notre commun bienfaiteur m’empêchera d’écouter l’amour de personne.
BARON.
Armande, vous me tuez ! Oui, oui, souriez avec dédain, moquez-vous, trouvez-moi ridicule !... Dites que les amoureux parlent toujours de leur mort. Je ne sais rien des effets de l’amour, moi ! je n’ai pas encore fait l’épreuve d’un désespoir comme celui où vous me mettez. Mais je sens que, si l’on en guérit, on y doit laisser la moitié de son âme ! Adieu ! je crois que cette épreuve était un jeu cruel pour vous débarrasser de moi, et que vous cherchiez dans ma faiblesse des armes pour me mépriser. Mais vous avez ri trop tôt, et, si je suis malheureux plus que je ne le puis dire, du moins je ne suis pas encore coupable... Ne riez donc pas trop, Armande, je ne suis point un lâche !... Vous me considérez comme un enfant ; mais j’ai quelque fierté, et j’en aurai peut-être assez, cette fois, pour vous prouver que j’étais un homme... un homme que vous voulez briser et qui succombera peut-être sous sa douleur, mais non pas sous votre caprice.
Il sort avec impétuosité.
Scène VI
ARMANDE, seule
Oui, c’est un homme ! un homme assez fort même, et il y aurait plaisir à le vaincre dans ses scrupules de conscience ! J’ai ri trop tôt !... Non ! On s’engage soi-même plus qu’on ne pense dans ces sortes de combats, et Baron n’est point l’époux qu’il me faut. Il est jeune, il est beau, il plaît par sa figure et le ton de sa voix, mais il ne sera peut-être jamais qu’un médiocre comédien ! Allons donc !... Mais voyons donc comment réussit à la cour cette comédie de Molière !
Elle prend sa pelisse pour sortir.
Scène VII
ARMANDE, MADELEINE, LE PRINCE DE CONDÉ, en habit de voyage
CONDÉ, à Madeleine.
Non, non, je l’attendrai ici, puisqu’il y doit revenir tout à l’heure. Je ne suis point en costume pour me montrer. Sa Majesté me donne audience particulière après le ballet, et, en attendant, je veux serrer la main à Molière dans cet endroit retiré, qui convient mieux à un homme fatigué de campagnes et de voyages que l’éclat des fêtes royales... Mais voilà mademoiselle votre sœur, si je ne me trompe !
ARMANDE, le reconnaissant.
M. le prince de Condé ! Ah ! mon Dieu !
CONDÉ.
Pardonnez-moi si, après les années écoulées sans vous voir, je ne vous ai pas reconnue tout d’abord. Ces années-là vous ont fait gagner en agrément tout ce qu’elles m’ont fait perdre.
ARMANDE, avec minauderie.
Oh ! monseigneur, j’ai toujours ma bague, elle ne m’a jamais quittée !
CONDÉ.
Je vous en rends mille grâces.
Il lui baise la main, et dit à part, après l’avoir regardée.
Toujours la même personne ! Naïveté bien étudiée.
Haut.
Vous devez être aujourd’hui une actrice accomplie. On le dit partout...
Se tournant vers Madeleine.
On le dit de vous deux.
MADELEINE.
Nous faisons de notre mieux pour mériter les distinctions que le roi accorde à la troupe de Molière.
CONDÉ, à Madeleine.
Savez-vous, mademoiselle, que, lorsque le bruit de la gloire de Molière m’est venu trouver, partout, dans le tumulte des camps, comme dans les loisirs de la retraite, je n’ai pas été surpris le moins du monde ?
ARMANDE.
Votre Altesse s’est rappelé que ce nom appartenait à un homme qu’elle avait rencontré pour un moment en voyage ?
CONDÉ.
Ce voyage-là, mademoiselle, a trop marqué dans ma vie, il a été trop hardi, trop périlleux, et couronné de trop de succès pour que j’en aie oublié la moindre circonstance ; je fis cent vingt lieues presque seul à travers des pays hostiles et dans un moment où ma tête était mise à prix. Eh bien, je ne fus reconnu que par un seul homme, lequel, par grande loyauté et générosité, ne me voulut point trahir, encore qu’il ne fût point de mon parti, et qu’il blâmât mon entreprise. Cet homme, c’était Molière, le divin Molière, qui faisait alors dans le monde une assez pauvre figure, mais en qui je ne sais quel air de franchise, de grandeur et de sagesse, me fit pressentir un homme au-dessus du commun. Aussi n’a-t-il jamais fait imprimer une pièce que je ne l’aie lue avec avidité et je sais le Misanthrope. Corneille est le bréviaire des rois, Molière est celui de tous les hommes.
MADELEINE.
Ah ! que Molière ne peut-il entendre les paroles de Votre Altesse ! je les veux retenir pour les lui redire.
ARMANDE.
En vérité, je ne le croyais point si célèbre ; je voyais bien qu’il divertissait agréablement la cour et la ville ; mais je n’aurais point pensé qu’on pariât de lui jusque dans tous les pays que Votre Altesse a parcourus, ni que sa renommée fût si chère qu’elle l’est au grand Condé.
CONDÉ.
C’est que, vivant au foyer même de cet astre, vous ne pouvez point voir jusqu’où ses rayons s’étendent. Et puis c’est le propre de la jeunesse et de la beauté d’être fières d’elles-mêmes et de ne vouloir briller que de leur propre éclat. On ajoute au récit de vos perfections, mesdemoiselles, l’éloge de votre vertu ; et, comme la vertu vaut la gloire, je me plais à vous rendre hommage... Mais j’entends un grand mouvement : c’est peut-être que la comédie finit ?
MADELEINE.
Oui, monseigneur ; Molière vient se reposer ici pour un moment avant le ballet. Je cours lui dire...
CONDÉ.
Non, de grâce, laissez-moi aller avec vous. Je le veux embrasser sans préambule et voir s’il me reconnaîtra à première vue.
Il l’invite à passer devant lui.
MADELEINE.
J’obéis.
Ils sortent.
Scène VIII
ARMANDE, seule
J’ai donc bien fait de demeurer sage, et de dédaigner également petits comédiens et grands seigneurs. Oh ! la gloire !... La vertu, au dire du grand Condé, peut marcher de pair avec la gloire... Oui, mais elles se doivent unir pour obscurcir tout le reste... Molière, Molière !... jaloux, rigide... point jeune... mais tant de gloire !...
Scène IX
ARMANDE, BARON
BARON, entrant précipitamment.
Voilà Molière qui vient ! allez-vous donc mettre le soupçon dans son cœur et lui montrer ma lettre ? Brûlez-la, oubliez-la, mademoiselle, je vous en supplie !
ARMANDE.
Moi ? Est-ce que j’ai souvenance que vous m’ayez dit ou écrit quelque chose ?
BARON.
Oh ! mon Dieu !
Scène X
ARMANDE, BARON, MOLIÈRE, CONDÉ, MADELEINE, BRÉCOURT, DUPARC, PIERRETTE
MOLIÈRE, qui entre avec Condé.
Je crois que ce jour-ci est le plus beau de ma vie. Le vainqueur de Nordlingue et de Rocroy s’est souvenu de Molière et l’a voulu serrer dans ses bras, pour l’amour de la morale et de la vérité. Je ne demandais point au ciel d’autre récompense du peu de bien que j’ai pu faire, que l’approbation du plus grand capitaine et du plus honnête homme de son siècle.
CONDÉ.
Après Turenne !
MOLIÈRE.
Avec Turenne ! qui honore l’un honore l’autre ; et ces deux grands rivaux se sont grandis encore en se réconciliant. Ah ! je vous le disais bien, monseigneur, que vous redeviendriez l’épée de la France !
CONDÉ.
Nous reviendrons sur ces choses, et j’en veux parler beaucoup avec vous ; mais vous n’avez point de temps à perdre ici, et je sais que vos affaires ont besoin d’autant d’ordre et de présence d’esprit que les miennes en autre lieu. Je vous quitte en vous priant de me venir voir à Chantilly, aussitôt que vous aurez fini pour cette fois à Versailles.
Il lui serre la main. Voyant Brécourt.
Ah ! monsieur, qui m’avez voulu jadis couper la gorge, la main aussi, je vous prie. – Mesdames, je suis votre humble serviteur.
À Molière, qui veut le reconduire.
Point, point : ne quittez point votre poste.
Il le repousse doucement et sort.
Scène XI
ARMANDE, BARON, MOLIÈRE, MADELEINE, BRÉCOURT, DUPARC, PIERRETTE
MOLIÈRE.
Le grand homme a raison. À nos affaires, mes enfants, à nos affaires ! Baron, tu es prêt ? Va voir si les danseurs le sont : les sieurs Arnal, Noblet, Desairs...
BARON.
J’ai la liste, je vais faire l’appel.
Il sort.
MOLIÈRE.
Toi, Brécourt, tu as promis à M. le comte d’Armagnac de l’aider à sa toilette. C’est la deuxième entrée de la scène cinquième, le quadrille des Goguenards. Tu ne saurais trop le lui rappeler. Ces grands seigneurs, cela veut danser n’importe dans quel endroit de la pièce !
BRÉCOURT.
J’y vais.
Il sort.
DUPARC.
Moi, j’ai la surveillance des démons ; sont-ils dans la salle des petits danseurs du roi ?
MOLIÈRE.
Oui, tous ensemble, anges et lutins.
Duparc sort.
MADELEINE.
Moi, je vais voir si les chanteuses espagnoles sont à leur poste.
Elle sort.
Scène XII
MOLIÈRE, ARMANDE, PIERRETTE
PIERRETTE, à Molière.
Et vous, j’espère que vous allez vous reposer un brin avant que de recommencer à vous trémousser ?
MOLIÈRE, s’asseyant.
Oui, je veux bien... Ai-je bien pensé à tout ?... Ah ! j’oubliais le principal ! le roi doit passer par ici pour se rendre avec moi sur le théâtre. Peut-être qu’il voudra entrer dans mon cabinet de toilette pour faire donner la dernière main à son déguisement. Cours ranger, épousseter, essuyer les miroirs, va !
PIERRETTE.
Oh diantre ! j’étais déjà la servante de Molière, et c’était quelque chose ! À présent, me voilà donc la servante du roi ? Qu’est-ce qui m’aurait dit ça ?
Elle sort.
Scène XIII
MOLIÈRE, ARMANDE
MOLIÈRE, assis, d’un air accablé.
Je vous le disais bien, Armande, que vous ne preniez nul souci de ma pauvre comédie !
ARMANDE.
Je sais pourtant qu’elle a grandement réussi.
MOLIÈRE.
Comment le sauriez-vous ? Vous n’y étiez point !
ARMANDE.
Ne savais-je point qu’elle est bonne, et croyez-vous que je m’y connaisse si peu que de douter de la fortune de vos ouvrages.
MOLIÈRE.
Je donnerais volontiers ce beau compliment de coulisse pour un regard d’intérêt quand je suis en scène. C’est là que j’aurais besoin d’un cœur qui envoyât un peu de chaleur au mien.
ARMANDE.
Ne savez-vous point que j’étais retenue ici par la présence de M. le Prince ?
MOLIÈRE.
Oui, ou par les fadeurs de quelque officier du palais, ou bien par les enfantillages de Baron, que sais-je ? vous ne vous plaisez qu’à des riens, et vous avez toujours quinze ans !
ARMANDE.
Non, mon ami ; j’en ai vingt-cinq, et je m’en aperçois, car je raisonne, je réfléchis et je comprends.
MOLIÈRE.
Eh bien, moi qui n’ai plus vingt-cinq ans, je ne donne point encore à ces froides combinaisons de l’esprit le temps que je puis dérober aux affaires. C’est mon cœur qui me mène dans ces moments-là, et je sens alors que je vis, que j’aime et que je souffre !
ARMANDE, caressante.
Et qui donc aimez-vous, Molière ?
MOLIÈRE, avec humeur.
Oh ! ce n’est point vous !
ARMANDE, piquée.
Je sais que j’ai trop peu de mérite pour cela, et que vous chérissez ma sœur plus que moi !
MOLIÈRE.
Oui, certes ! elle vaut mieux que vous.
ARMANDE.
Alors, pourquoi donc ne l’épousez-vous point ? Depuis qu’elle sèche sur pied à vous attendre, elle a eu le temps de reverdir.
MOLIÈRE.
Que me dites-vous là ? Vous êtes une méchante langue. Ni votre sœur ni moi n’avons jamais songé à nous marier.
ARMANDE.
Quant à elle, cela lui plaît à dire. Quant à vous, il est possible que vous ayez le mariage en horreur.
MOLIÈRE.
Oh ! je l’ai certainement, surtout depuis que je vous connais.
ARMANDE.
Alors, Molière, de quel droit me souhaitez-vous si attentive et si aimante auprès de vous ?
MOLIÈRE, étonné.
Je ne vous entends point ! ne vous regardé-je pas comme ma fille ? ne devriez-vous pas m’aimer comme votre père ? et l’amitié que j’exigerais de vous, peut-elle blesser la bienséance ?
ARMANDE.
Mais oui, si je m’y laisse emporter sans prudence et sans retenue.
MOLIÈRE, entre l’émotion et la méfiance.
Vous moquez-vous, Armande ? et voulez-vous faire la prude avec un homme qui se rend trop de justice pour donner lieu à vos méfiances ?
ARMANDE, avec aplomb.
Si vous appelez pruderie la vertu, alors, Molière, il ne me reste plus qu’à vous quitter pour toujours.
MOLIÈRE, avec douleur.
Me quitter ? et pourquoi donc, mon Dieu ? Quel est ce caprice ? Ah !... elle me rendra fou !
ARMANDE.
Ce n’est point un caprice, et je pense être plus sage que vous, monsieur Molière, en vous disant que je considère le mariage comme le but des âmes honnêtes. Je suis donc décidée à me marier avant qu’il soit trop tard pour inspirer de l’amour à mon mari ; car je souhaiterais fort d’être aimée, et, telle que me voilà auprès de vous, je ne le suis point. On me flatte et me courtise d’un côté, on me reprend et on me sermonne de l’autre. J’aime la sagesse et ne profite ni de l’amour qu’on me témoigne, ni des remontrances que l’on me fait, puisque je résiste à la séduction et ne mérite point ce blâme. Je me veux donc marier, vous dis-je, il faut que vous le sachiez et ma sœur aussi.
MOLIÈRE, pile et tremblant.
Et avec qui, s’il vous plaît, avez-vous résolu de vous marier ?
ARMANDE.
Pour cela, je n’en sais rien encore, je n’y ai point pensé.
MOLIÈRE, hors de lui.
À d’autres, Armande ! Vous aimez quelqu’un !
ARMANDE.
Eh ! qu’est-ce que cela vous fait ?
MOLIÈRE, abattu.
Vous avez raison, cela ne me regarde point et je n’ai point le droit de vous interroger. C’est à votre sœur de connaître vos sentiments. Tenez, la voici, parlez ensemble.
Il cache sa tête dans ses mains.
Scène XIV
MOLIÈRE, ARMANDE, MADELEINE
MADELEINE.
Qu’est-ce donc, Molière ? Êtes-vous malade ? On dirait que vous pleurez ?
Elle s’approche de lui ; il fait un geste pour la repousser et cache encore plus sa figure. Madeleine s’arrête interdite.
ARMANDE, à part.
Allons, il faut en finir.
Haut.
Ce n’est rien, ma sœur ; nous nous querellons ; je me veux marier et il s’emporte contre moi. Je vous demande un peu pourquoi ?
MADELEINE, saisie, à part.
Oh ! je le sais bien, moi !...
Haut.
Mais au fait... que lui importe ? Parlez donc, Molière !
MOLIÈRE, faisant un effort sur lui-même.
Je n’ai rien à vous dire, sinon que je trouve étrange cette résolution soudaine, et blessante la façon dont elle me la vient annoncer. Je me croyais son ami, son conseil, son protecteur, et elle me fait un mystère de ses résolutions !... Qu’elle les garde pour elle seule, ou qu’elle les dise, je m’en lave les mains.
Il va se rasseoir.
MADELEINE.
Parlez, ma sœur. Pourquoi ne diriez-vous point franchement à Molière quelle est la personne que vous aimez ?
ARMANDE.
Cela m’est impossible.
MADELEINE.
Me le direz-vous, à moi ?
ARMANDE.
Oui, si vous me promettez le secret vis-à-vis de tout le monde,
Montrant Molière.
et de lui tout le premier.
MADELEINE.
Vous l’entendez, mon ami ? Que dois-je faire ?
MOLIÈRE, se levant.
L’écouter, la conseiller dans son intérêt ; la marier avec celui qui lui plait, si c’est un honnête homme, et ne me point consulter, puisque telle est la fantaisie de son ingratitude.
Il passe dans son cabinet.
MADELEINE, à part en le regardant sortir.
Mon Dieu ! comme il souffre !
Scène XV
MADELEINE, ARMANDE
MADELEINE.
Voyons, ma chère Armande, je suis ta meilleure amie et te sers de mère depuis longtemps. Dis-moi ta pensée.
ARMANDE.
Ma bonne sœur, ce que j’ai à vous dire vous va chagriner, car je suis fort à plaindre. J’aime. Molière, et Molière ne m’aime point. Il ne m’aimera jamais, et, m’aimât-il d’ailleurs, il ne se veut point marier. Le soin de mon honneur et ma dignité me commandent de l’oublier, et, pour cela, je vous prie de m’aider à m’éloigner de lui, et à feindre que j’ai dessein de me marier avec quelque autre.
MADELEINE, éperdue.
Vous aimez Molière ? Vous mentez !
ARMANDE, jetant un coup d’œil sur la porte du cabinet, qui est restée ouverte et élevant la voix.
Je mens ?... Et qui voulez-vous donc que j’aime, si ce n’est Molière ? N’est-il point le plus grand, le meilleur, le plus beau, le plus aimable homme que je connaisse ? Nommez-moi quelqu’un que je puisse seulement regarder à côté de lui !
Feignant le désespoir.
Mais il me déteste, il déteste le mariage, et vous me blâmez de lui vouloir celer mes sentiments !
Scène XVI
MADELEINE, ARMANDE, MOLIÈRE
MOLIÈRE, éperdu, s’élance hors du cabinet et tombe aux pieds d’Armande.
Elle m’aime ! elle le dit !...
À Madeleine.
Ah ! chère Béjart, c’est moi qu’elle aime ! J’étouffe de joie, il me semble que je vais en mourir.
Armande joue la confusion ; Madeleine est atterrée.
MADELEINE, à part.
Allons ! l’heure est venue !
Elle relève Molière et le conduit à son fauteuil, où il se laisse tomber comme anéanti.
Eh bien, Molière, puisque vous l’aimez aussi depuis longtemps, soyez donc heureux.
MOLIÈRE.
Je l’aimais ! Vous le saviez donc ? Je ne le savais pas moi-même !
ARMANDE.
Ma sœur me trompe, vous ne m’aimez pas.
MOLIÈRE, se levant avec transport et la serrant dans ses bras.
Armande ! mon enfant ! mon amour ! ma femme !
ARMANDE.
Votre femme, Molière ? Vous avez dit votre femme ?
MOLIÈRE.
Oui, mon amie et ma compagne pour toujours, devant Dieu et devant les hommes !
ARMANDE, pliant le genou devant lui.
La femme de Molière !... Ma sœur, bénissez-moi dans mon bonheur et dans ma gloire !
MADELEINE la relève et l’embrasse.
Sois digne de lui, ma chère Armande !
Scène XVII
MADELEINE, ARMANDE, MOLIÈRE, PIERRETTE
PIERRETTE, accourant.
Monsieur Molière ! monsieur Molière ! le roi... le roi qui vient !
Les portes du fond s’ouvrent, Louis XIV paraît, déguisé en Égyptien, avec une suite qui reste sur le seuil.
Scène XVIII
MADELEINE, ARMANDE, MOLIÈRE, PIERRETTE, LE ROI
LE ROI, un masque à la main.
Eh bien, Molière, me voilà prêt. Nous avons encore cinq minutes. Voulez-vous regarder s’il ne manque rien à mon ajustement ?
MOLIÈRE, le toisant attentivement.
Rien, sire.
LE ROI.
Marchons donc.
MOLIÈRE.
Puisque Votre Majesté a cinq minutes à perdre, je lui en demande une pour moi.
LE ROI, souriant.
Je vous en donne deux. Parlez vite.
MOLIÈRE.
Je demande à Votre Majesté d’avoir pour agréable que je prenne pour ma femme mademoiselle Gresinde-Armande Béjart, qui s’efforcera de lui complaire en continuant son emploi dans la troupe honorée des bontés royales.
LE ROI.
Ce mariage m’est agréable, puisqu’il assure à mon théâtre une comédienne excellente. Je vous fais mon compliment à tous deux.
Il fait un pas, s’arrête et se retourne vers Armande.
Madame Molière, vous avez là un grand nom à soutenir ! Ce n’est point le roi de France, c’est l’univers entier qui signe aujourd’hui vos lettres de noblesse.
Il passe ; tous le suivent.
Scène XIX
MADELEINE, PIERRETTE
Madeleine, qui est restée la dernière avec Pierrette, chancelle au moment de sortir ; Pierrette la retient dans ses bras.
PIERRETTE.
Eh bien, mademoiselle Madeleine, est ce que vous vous trouvez mal ? Comme vous voilà blêmie !
MADELEINE.
Ce n’est rien... ce n’est rien... Il faut aller danser !... Laforêt !... Ah ! ma pauvre Laforêt !...
Elle tombe en sanglotant et en criant dans les bras de Pierrette.
ACTE III
À Auteuil. Une chambre de travail confortable mais simple, éclairée faiblement par une lampe à chapiteau. Un bureau avec des papiers épars. Une fenêtre fermée de rideaux épais est à la gauche de Molière. Le bureau se trouve entre cette fenêtre et le canapé. Une porte, à la droite de l’acteur, conduit il la chambre à coucher de Molière.
Scène première
MOLIÈRE, BARON
Molière, seul d’abord, à demi couché sur un canapé, est immobile, les yeux ouverts. On entend confusément chanter derrière le théâtre. Puis Baron ouvre la porte du fond et s’approche sur la pointe du pied. Par cette porte, on entend distinctement ce refrain :
Le plus grand malheur, c’est de naître.
Le seul bonheur, c’est de mourir.
MOLIÈRE, répétant, sans chanter, les deux vers.
Le plus grand malheur, c’est de naître.
Le seul bonheur, c’est de mourir.
Je croyais rêver, d’ouïr de telles paroles sur un air à boire ! Voilà une étrange façon de se divertir.
Voyant Baron.
Ah ! tu es là, mon enfant ?
BARON.
Comment ! vous n’êtes point couché, mon ami ? Je venais voir si vous dormiez !
MOLIÈRE.
Et le moyen de dormir, avec ces fous dont les rires, les querelles et les chansons me viennent disputer, jusque dans ma retraite d’Auteuil, les heures de mon repos ? De ma chambre, je les entendais trop. Je suis venu me réfugier ici, où je les entends encore.
BARON, après avoir été refermer la porte.
Mais vous êtes mal sur ce canapé ! Vous seriez mieux dans votre lit !
MOLIÈRE.
Les lits sont faits pour les gens bien portants ; ils sont le tombeau des malades. Le mien m’étouffe, et je ne me couche presque plus. Mais, dis-moi, Baron, quelle antienne burlesque chantaient-ils donc là, tout à l’heure ?
BARON.
C’est un impromptu de M. Chapelle, à qui le vin donne des idées noires.
MOLIÈRE.
C’est donc la première fois ?
BARON.
Cette mélancolie a commencé par M. Boileau, qui, sur cette sentence de je ne sais quel ancien, que le premier bonheur est de ne point naître, et le second, de promptement mourir, a discouru de fort grande éloquence. M. Nantouillet a dit comme lui ; M. Chapelle les a d’abord combattus, et puis il s’est rangé à leur avis. Il a composé des vers fort lugubres, que M. Lulli a mis tout de suite sur un air fort gai, et les voilà qui, à cette heure, pleurent, rient et chantent sans savoir pourquoi.
MOLIÈRE.
Qu’est-ce que l’homme ? Un être qui s’étourdit ou se lamente sans jamais trouver le calme de son jugement ou le repos de son cœur ! Toujours la douleur au fond de la gaieté et le désespoir même dans l’ivresse !... Mais la Fontaine, est-ce qu’il est toujours là ?
BARON.
Il est parti sur le minuit, trouvant qu’il en avait assez, mais sans s’être douté qu’ils l’avaient raillé et mystifié tout le temps. Il était encore plus distrait que de coutume.
MOLIÈRE.
Ils le raillent toujours, mais ils auront beau se trémousser, aucun d’eux n’effacera le bonhomme ! Ah çà !... quelle heure est-il, Baron ?
BARON.
Je ne sais pas bien ; il fait grand jour, et vos convives se disposent à partir. M. Boileau a fait pour vous ces vers-ci, qu’il m’a chargé de vous remettre en manière d’adieu et de remerciements.
MOLIÈRE, prenant les vers.
Va donc les accompagner, et puis tu iras te coucher. Je n’aime point ces veilles-là et ces excès à ton âge.
BARON.
Il fallait bien leur faire les honneurs en votre place.
MOLIÈRE.
Sans doute ! Et la pauvre Laforêt, elle a été debout aussi toute la nuit ?
BARON.
Et, comme de coutume, sans se plaindre.
MOLIÈRE.
Mes pauvres enfants, j’ai des amis bien indiscrets, qui ne respectent ni votre santé ni ma maladie. Je ferais volontiers une rente à Chapelle pour qu’il allât régaler sa compagnie ailleurs que chez moi. – As-tu veillé, au moins, à ce qu’ils ne manquassent de rien ?
BARON.
J’ai fait de mon mieux.
MOLIÈRE.
Et tu ne t’es point laissé entraîner à boire, je le vois.
BARON.
Je vous l’avais promis, mon père.
MOLIÈRE.
C’est bien, mon enfant, je t’en remercie. – Et ma fille, leur bruit ne l’a point éveillée ?
BARON.
La petite a très bien dormi et dort encore.
MOLIÈRE.
Bon ! va donc les reconduire et m’excuser encore de ce qu’étant au lait pour toute nourriture, je n’ai pu leur faire raison.
BARON.
Tâchez de dormir à présent.
MOLIÈRE.
J’y tâcherai, mon enfant.
Baron lui baise la main et sort.
Scène II
MOLIÈRE, seul, lisant les vers de Boileau
Ta muse, avec docilité,
Dit plaisamment, la vérité ;
Chacun profite à ton école.
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon.
Laisse gronder les envieux ;
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu’en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant ;
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.
Merci, Boileau ! Tu crois qu’il faut me consoler des injures des bigots ! tu crois que ma souffrance provient de leurs injures et de leurs persécutions ! Chapelle le croit aussi !... Mes amis, vous vous trompez tous ! Si je n’avais point d’autres maux à combattre, ma force y suffirait de reste. Hélas ! mes douleurs les plus âpres ne sont point celles du poète et du comédien, mais bien celles de l’homme, et mon cœur saigne par tant de blessures, que je ne sens plus celles que l’on veut faire à mon amour-propre !
La porte s’ouvre doucement.
Qui vient là ?
Scène III
MOLIÈRE, PIERRETTE, amenant LA PETITE MADELEINE MOLIÈRE, qui porte un gros bouquet de fleurs
La petite Molière est un enfant de six à huit ans.
LA PETITE MADELEINE.
C’est moi, mon papa, qui me suis levée de bonne heure, parce que Laforêt dit que c’est aujourd’hui votre fête, et qu’il faut vous présenter, à votre réveil, ce que vous aimez le mieux.
MOLIÈRE, la prenant sur ses genoux.
Oh ! oui, certes, elle a bien raison, ta bonne Pierrette ! elle sait que ma petite Madeleine est ce que j’aime le plus au monde !
Il l’embrasse.
LA PETITE MADELEINE.
Laforêt a dit comme ça que ma marraine, la tante Béjart, viendra me voir, pour bien sûr, aujourd’hui, et qu’elle m’apportera une belle grande poupée. Et ma petite maman, quand est-ce donc qu’elle viendra ?
PIERRETTE.
Peut-être bien demain.
LA PETITE MADELEINE.
Tu dis toujours comme ça, demain !... Est-ce que vous pleurez, mon papa, que vous avez la figure toute mouillée ?
MOLIÈRE.
Non, ma fille, non pas !
À Pierrette.
Emmène-la ; il ne faut point que les enfants voient des larmes !
À sa fille.
Va courir dans le jardin, mademoiselle, et tu reviendras déjeuner avec moi.
Pierrette conduit l’enfant à la porte et la regarde s’en aller.
Scène IV
PIERRETTE, MOLIÈRE
PIERRETTE.
Qu’elle est belle ! hein, monsieur ?
MOLIÈRE.
Belle comme sa mère !
PIERRETTE, à part.
Tout lui fait mal, même sa fille !
Haut.
Allons ! monsieur, voici l’heure de dormir, puisqu’on vous a fait des vacarmes toute la nuit.
MOLIÈRE.
Ils sont partis ?
PIERRETTE.
Oui, et vous aurez enfin une matinée tranquille.
MOLIÈRE.
Dormir, c’est une fiction pour moi. Tiens, Laforêt, je me trouverais beaucoup mieux de respirer l’air du matin. Ouvre-moi les fenêtres. Les fumées de leur vin ont monté jusqu’ici.
PIERRETTE.
C’est vrai qu’on en a le cœur tribouillé par toute la maison.
MOLIÈRE, debout à la fenêtre.
Une belle matinée de printemps ! Le soleil est levé, les oiseaux chantent. Tiens, Laforêt, tiens ! la petite qui court après un papillon ! Ah ! cette grâce ! cette splendeur de la vie !... J’ai vu sa mère presque comme cela !
PIERRETTE.
Eh bien, eh bien, elle n’est pas si loin, sa mère ; et vous n’avez qu’à lui écrire, elle reviendra.
MOLIÈRE.
Elle est loin... bien loin de la route de son devoir...
PIERRETTE.
Eh ! non, monsieur, elle est à Paris, dans votre appartement, rue de Richelieu.
MOLIÈRE.
Non ! je te dis qu’elle n’y est point ; elle court les champs, les châteaux, les palais ! Il lui faut la vie d’une reine !
PIERRETTE.
Dame ! elle s’ennuie un peu ici ; elle est encore jeune... plus jeune... que vous, et toujours belle comme un ange ; elle brave, à se faire voir. Tout ça lui passera, allez ! et, puisqu’elle est sage, laissez-la faire... Songez à vous-même, écrivez vos comédies, ne vous saboulez point l’esprit à d’autres choses... Réjouissez-vous avec vos amis, vous en avez de bons... M. Baron qui est là comme votre fils, un honnête garçon, lui ! un joli comédien déjà, et qui vous fera honneur... Et tenez, en voilà encore deux, et des meilleurs, qui se sont levés de grand matin pour venir vous souhaiter votre fête.
MOLIÈRE, toujours à la fenêtre.
Ah ! oui, Duparc, Brécourt, mes fidèles compagnons ; je les aime également, bien que l’un me fasse toujours du bien et l’autre toujours du mal.
PIERRETTE.
Bah ! il a une chienne d’humeur, M. Duparc, mais au fond, allez ! ce n’est pas celui qui vous aime le moins.
Elle va ouvrir la porte du fond.
Scène V
PIERRETTE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, DUPARC, BARON
BRÉCOURT, embrassant Molière.
Nous te venons apporter une bonne, une grande nouvelle pour le jour de ta fête. Ducroisy et La Thorillière sont revenus du camp du roi cette nuit.
MOLIÈRE.
Ah ! vraiment ? déjà ?
BRÉCOURT.
Ils sont venus frapper à notre porte en nous disant que, rompus de fatigue, ils allaient se mettre au lit, mais qu’ils nous chargeaient de t’apporter la permission de jouer Tartufe devant les Parisiens, et la voici !
MOLIÈRE, ouvrant la missive.
Enfin ! Ah ! mes amis, quelle affaire dans ma pauvre vie que ce Tartufe !
DUPARC.
Je te l’avais bien prédit que cela tournerait à mal, et que tu serais abandonné du roi lui-même !
MOLIÈRE.
Qui l’eût pu croire, qu’un roi si puissant, si absolu, et que l’on traitait comme un dieu, aurait moins de pouvoir en son royaume qu’une bande de frénétiques enragés d’hypocrisie et de vengeance ! Mais ne nous plaignons plus, puisqu’à la fin justice nous est faite, et que voici l’ordre de jouer, signé de la main du roi !
DUPARC.
Il est bien temps, après des années d’oubli ou de lâcheté ! Ton grand roi, Molière, est un Tartufe lui-même.
BRÉCOURT.
Tout beau ! Duparc, le roi...
DUPARC.
Eh ! morbleu ! laissez-moi parler comme je veux. Tout le danger y est pour moi, si vous avez ici des espions !
BARON.
Duparc !...
DUPARC.
Je vous dis que la torture ne m’en ferait point démordre ! Le roi est un homme d’esprit, un galant homme à certains égards, je le veux bien ; mais il a un côté vicieux, c’est celui par lequel il est hypocrite. Homme de voluptés secrètes et d’intolérance publique, il n’avait pas reconnu tout d’abord qu’il y avait dans le Tartufe, à l’insu même de Molière, quelques traits de sa ressemblance. Mais sa mauvaise conscience le lui a dit plus tard, et, tout en jurant à Molière qu’il ne voyait rien d’irréligieux dans sa pièce, il n’en a pas moins laissé interdire la représentation pendant bon nombre d’années, l’exposant ainsi aux insultes de ses ennemis et aux calomnies des fanatiques. S’il cède enfin, c’est que, d’après mon conseil, Molière a mis de la vigueur dans son dernier placet... pas assez à mon gré, car, si j’eusse été en sa place, j’eusse écrit : « Sire, vous êtes un plaisant cuistre, vous qui avez trois enfants de la Montespan et qui n’en faites pas moins vos dévotions avec grand apparat, de vouloir nous empêcher... » Eh bien, cela vous fait rire, vous autres ?
BRÉCOURT.
Certes ! voilà qui eût admirablement raccommodé nos affaires !
MOLIÈRE.
Le mieux est de rire, en effet, des boutades de Duparc, et le roi rirait lui-même, s’il pouvait les entendre.
DUPARC.
Par la mordieu ! non, Molière ! il ne rirait point de cela !
MOLIÈRE.
Écoute, mon ami. Si tu respectais quelque chose au monde, tu respecterais l’amitié... Oui, je dis l’amitié que j’ai dans le cœur pour cet homme qu’on appelle Louis XIV. Oh ! je sais bien, mon Héraclite, que tu me reproches de lui trop sacrifier mon temps, mon talent et ma santé. Mais considère, je te prie, que, s’il m’a commandé parfois des choses précipitées, il m’a donné aussi les moyens d’en mûrir quelques-unes, ce que je n’aurais jamais pu faire, si j’étais demeuré pauvre et obscur. Son esprit pénétrant a deviné, à première vue, qu’il y avait en nous quelque chose de plus solide et de plus vrai que chez ces braillards de l’hôtel de Bourgogne qui tenaient le sceptre du théâtre. Sans l’arrêt de son goût, qui faisait déjà loi en France, nous n’eussions point ressuscité avec éclat, comme nous l’avons fait, l’ancienne, la vraie, la bonne comédie, celle qui reprend les vices du siècle et corrige les hommes de leurs travers. J’ai donc une reconnaissance très profonde pour l’homme qui m’a aidé à dire beaucoup de vérités utiles, et dont la main puissante a tenu le fouet dont j’ai fustigé les turpitudes des grands de la terre. Cet homme m’a plusieurs fois ouvert naïvement son cœur ; il m’a demandé des conseils, et il les a suivis ; il m’en a donné, et ils étaient bons à suivre. Il m’a vengé de l’impertinence des courtisans, en me faisant manger avec lui, tête à tête, en face d’eux tous, debout et consternés. – Je ne suis point né ingrat et ne puis me changer là-dessus à l’âge que j’ai !... Eh bien, il est vrai que j’ai eu des sujets de plainte, et que j’ai vu des taches dans le soleil ; mais je n’ai pas le droit de les faire remarquer aux autres, et mon tempérament fidèle me porte à pardonner le tort que me peuvent faire quelquefois ceux qui m’ont obligé souvent.
BRÉCOURT.
Ah ! Molière, c’est de toi qu’on peut dire que l’homme est encore supérieur à l’écrivain.
BARON, lui pressant la main.
Mon père !
PIERRETTE, s’essuyant les yeux.
Tout ce que monsieur dit dû roi et de lui, ça me tire toujours des larmes, parce que c’est toute mon histoire avec monsieur !
MOLIÈRE.
Ah çà ! mes amis, c’est assez discouru. C’est demain qu’il faut donner le Tartufe, puisque nous l’avions annoncé.
DUPARC.
Messieurs les magistrats vont avoir un beau pied de nez, eux qui comptaient l’interdire encore !
BARON.
Partons donc pour Paris, car nous n’avons que le temps de nous préparer.
MOLIÈRE.
Ah ! mon jeune Damis ! il te tarde de revoir le feu du lustre ! Allons ! ceci va me secouer et me faire oublier mon mal. Aidez-moi à tout préparer, mes amis. Toi, Pierrette, apprête mes paquets, pendant que je m’habillerai. Baron, range mes papiers, je te prie, et ferme tous mes tiroirs.
Tous sortent, excepté Baron.
Scène VI
BARON, seul
Il s’approche du bureau et range les papiers.
Oui, ce voyage lui fera du bien... et à moi, du mal... car nous la reverrons ! Il faudra bien qu’elle reprenne son rôle dans le Tartufe, et, quoi qu’en dise Molière, il est plus pressé de lui pardonner que de la maudire !... Allons, du courage ! qu’importe que je souffre, pourvu qu’il soit heureux ! ma douleur est un mérite que j’offre au ciel pour l’amour de mon bienfaiteur, et ma consolation est de me sentir son ami, encore plus qu’il ne le peut savoir.
Il regarde les papiers.
Ah ! le manuscrit des Précieuses ridicules... Il est en ordre ? Oui... Les vers de Boileau ! Des vers ! encore des vers, des éloges, des injures !... des lettres...
Prenant une lettre ouverte.
Des lettres anonymes... En voici une toute fraîchement reçue...
Il lit.
« On fait savoir à Élomire... » – Élomire ? Ah ! oui, c’est l’anagramme de Molière... – « Le soin que prend sa piquante moitié de changer en réalité bien éclatante, bien scandaleuse, les soupçons du pauvre Sganarelle... » Ah ! c’est affreux... « C’est le prince de C..., le meilleur ami de l’ignoble et diabolique auteur du Tartufe, qui venge, à cette heure, tous les maris trompés dont il a si gaillardement raillé l’infortune. »
Il déchire la lettre avec indignation.
Et voilà ce qu’ils lui écrivent tous les jours, les infâmes !... Ah ! Molière, pauvre grand cœur, que tu payes cher l’honneur de dire la vérité aux hommes !... Sa femme ?... Non, c’est impossible... Mais pourtant... Ah ! cette femme est un démon !...
Il met ses coudes sur la table et sa tête dans ses mains.
Scène VII
ARMANDE, BARON
ARMANDE ; elle entre doucement.
Bonjour, Baron ; où est Molière ?
BARON, bondissant sur sa chaise.
Ah ! c’est vous, madame ?
ARMANDE.
Eh bien, cela vous étonne ?
BARON.
Oh ! certes ! car on ne vous croyait point à portée de recevoir si tôt l’annonce de la représentation de Tartufe, et on pensait vous chercher ailleurs qu’à Paris.
ARMANDE.
Ailleurs qu’à Paris ? Pourquoi ne point dire tout simplement à Chantilly ?
BARON.
On a dit, on a écrit à Molière que vous y étiez, madame, et il le croit.
ARMANDE.
Il fait fort bien de le croire, puisque j’en arrive.
BARON.
Quoi ! vous l’avouez ?
ARMANDE.
Je ne l’avoue point, je le proclame, si cela vous plaît. Qu’y peut-on trouver à redire ?
BARON.
Vous le demandez ?
ARMANDE, riant.
Je comprends ! ah ! la belle idée que vous avez là !... le prince de Condé... Laissez-moi rire... Je savais bien qu’on le disait ; mais je ne supposais point que cela fût pris au sérieux quelque part, et ici surtout !
BARON.
Vous êtes gaie !
ARMANDE.
Oui, vraiment : je suis d’une charmante humeur.
BARON.
Elle rit !... et Molière dévore ses larmes ! elle rit !... et ici l’on ne dort point ! elle rit !... et l’on se meurt de chagrin pour elle !
ARMANDE.
Allons donc ! ne sais-je pas bien que, si l’on veille ici, c’est à table, en compagnie de bons vivants qui sortent de la maison en battant la muraille ? Vous me voulez faire accroire que mon mari se consume dans les larmes, quand il se dispose à aller jouer le Tartufe, et à recueillir des applaudissements qui lui feront fort bien oublier sa jalousie ?
BARON.
Vous ne croyez point aux peines que vous ne partagez pas ! c’est le propre des cœurs ingrats et froids.
ARMANDE, après une pause, pendant laquelle elle l’examine.
Monsieur Baron, vous plairait-il de me dire où vous prenez le droit de me faire des remontrances et de m’adresser des injures ?
BARON, troublé.
Dans ma sollicitude, dans mon attachement pour Molière.
ARMANDE.
Si vous n’avez pas d’autre raison à me donner d’une si forte insolence, je vous avertis que je ne m’en saurais payer. Cherchez-en quelque autre qui me puisse faire excuser vos emportements.
BARON.
Quelle autre pourrais-je vous donner ? En est-il de meilleure ?
ARMANDE.
Baron, il en est une plus mauvaise, mais que les femmes sont si bien accoutumées d’entendre, qu’elles ne s’en offensent plus.
BARON.
Laquelle donc ?
ARMANDE.
Feignez donc de l’ignorer ! moi, je feindrai de ne point comprendre pourquoi vous vous montrez encore plus jaloux de moi que ne l’est mon mari, et je prendrai cette conduite pour indigne d’un honnête homme.
BARON.
Armande !
ARMANDE.
Eh bien, Baron ?
BARON.
Vous êtes une tête folle ou une âme perverse.
ARMANDE.
Laquelle des deux, à votre avis ?
BARON.
L’une et l’autre, peut-être ! Quoi ! vous me voulez contraindre à vous dire que je vous aime quand vous savez qu’il n’en est rien ?
ARMANDE.
Ah ! vous avez peu de mémoire, Baron !
BARON.
Je pensais que vous dussiez en avoir moins encore.
ARMANDE.
Je ne tiens point note des déclarations que je reçois ; mais le hasard m’a fait conserver et retrouver une certaine lettre que vous m’écrivîtes à Versailles.
BARON.
Vous vous souvenez et vous ne voulez pas que j’oublie ! Ah ! vous ne croyez à rien, vous n’estimez personne, vous ne respectez aucune chose !
ARMANDE.
Oh ! sans doute : je suis bien sacrilège de deviner que les hommes ne blâment et ne décrient que les femmes qu’ils convoitent.
BARON.
Oh ! vous avez l’art détestable de noircir tout ce que votre œil regarde, et vous feriez douter d’elles-mêmes les consciences les plus fermes. Mais, pour ne vous point confirmer dans de pareils soupçons, je sors d’ici pour n’y rentrer jamais. Adieu, madame !
ARMANDE, sèchement.
Pardonnez-moi, vous resterez, Baron.
BARON.
Non, certes !
ARMANDE, riant, avec coquetterie.
Vous resterez, vous dis-je.
BARON.
Vous le croyez ? vous pensez me retenir ici malgré moi, pour vous servir de risée, pour vous donner le plaisir d’avilir à votre gré un cœur honnête en le rendant parjure et traître à son meilleur ami, et en le flattant d’espérances que vous savez bien ne vouloir jamais favoriser ?
ARMANDE.
Voilà donc, enfin, le grand mot lâché, Baron ! Si vous aviez de l’espérance, vous resteriez apparemment, et trouveriez autant de belles paroles, pour faire broncher ma vertu, que vous en avez maintenant au service de la vôtre.
Baron, outré, veut sortir ; elle le retient.
Voyons, Baron, nous disons là des folies. Dieu merci ! nos âmes valent mieux que nos discours, et nous sommes d’anciens amis qu’une plaisanterie ne doit point désunir. Je rends justice à vos bons sentiments ; connaissez mieux les miens. Je veux guérir Molière de sa jalousie, je veux essayer de me soumettre à la rigidité de ses goûts et de ses habitudes ; je renonce aux amusements du monde, quelque innocents qu’ils aient été pour moi ; je ne veux plus quitter mon mari d’un seul pas ! mais le pourrai-je, si personne ne m’aide et si chacun autour de lui me repousse ou me fuit ? Je sais bien que les amis de Molière me haïssent ; ils sont jaloux de l’affection que je lui ai inspirée, et leur malveillance a aigri mes propres sentiments. Beaucoup de combats et de chagrins m’attendent donc ici, je le sais. Comment les surmonterai-je, si je ne puis compter sur l’affection de personne ? comment supporterai-je l’ennui d’une retraite si mesquine, si je n’y trouve au moins le jeune et riant compagnon de mes études ?...
BARON.
Non, non, ne me parlez plus. J’aime encore mieux votre haine que votre perfide amitié.
ARMANDE, à part.
C’est ce que nous verrons !
Haut.
Eh bien, partez donc ! je partirai de mon côté, et pour toujours.
BARON.
Vous voulez donc tuer Molière ?
ARMANDE.
Et vous ne voulez donc point qu’il vive, puisque vous me mettez au défi de l’abandonner ?
BARON, frappant, sur la table.
Mais quelle est donc cette tortueuse et abominable fantaisie de me vouloir garder auprès de vous ?
ARMANDE.
Et ne voyez-vous pas que votre obstination à m’éviter est une offense ? Ne semblerait-il pas que nous ne pouvons vivre sous le même toit sans devenir coupables ? – On vient par ici ! remettez-vous et réfléchissez. J’entends des voix que je connais et qui m’annoncent des tempêtes ; je les affronterai avec courage ou j’abandonnerai la partie, selon que vous me délaisserez ou me soutiendrez.
BARON.
Mais, dans ces orages domestiques, je ne puis rien faire ; je ne dois rien dire, moi !... je ne dois même point assister...
ARMANDE.
Ne me quittez point, Baron !
Avec un effroi simulé.
Ne dites rien si vous voulez, mais ne me laissez point seule avec eux !
Baron, incertain et troublé, se laisse tomber sur le bureau.
Scène VIII
ARMANDE, BARON, DUPARC, MADELEINE, BRÉCOURT
ARMANDE, allant au-devant d’eux avec aisance, et présentant son front à sa sœur, qui l’embrasse.
Bonjour, ma sœur ! bonjour, mes bons amis ! Molière n’est point avec vous ?
MADELEINE.
Molière n’est pas encore levé.
ARMANDE.
Est-il malade ? Je vais...
DUPARC, brusquement.
N’y allez point, c’est inutile, il ne vous recevrait pas.
ARMANDE, avec hauteur.
Il vous a chargé de me le dire ?
DUPARC.
Je m’en charge tout seul !...
MADELEINE.
Duparc, je vous en prie, laissez-nous parler !...
DUPARC.
Non, non, point tant de façons ! je lui dirai son fait, moi. Comment ! péronnelle que vous êtes, vous avez le front de venir ici dans un carrosse de Chantilly aux armes de Condé !
BARON, agité.
Monsieur Duparc !...
DUPARC.
Je ne te parle point ! je parle à madame Molière, et je lui dis...
BRÉCOURT.
Tu ne diras plus rien, ou nous aurons affaire ensemble. Armande, écoutez-moi. Je ne sais ce que signifie ce voyage de Chantilly ; mais, à la vue du carrosse entrant dans la cour, Molière s’est senti si malade, que nous en avons été effrayés. Il nous a repoussés dans une espèce de transport, et s’est renfermé dans sa chambre, sans vouloir s’expliquer sur ses résolutions à votre égard.
MADELEINE.
Que ceci ne vous rebute point, Armande ; vous savez que la réflexion apaise toujours ces emportements de douleur, chez Molière. Laissez-le se calmer, et il écoutera, je n’en doute pas, les bonnes raisons que vous avez à lui donner, pour expliquer votre absence et déjouer les mauvais propos.
ARMANDE, regardant Baron, qui reste immobile.
Je n’ai rien à dire contre des calomnies trop basses pour m’atteindre, et que Molière, pour son honneur autant que pour le mien, devrait avoir appris depuis longtemps à mépriser. Quant à motiver la durée de mon absence, il me semble que vous eussiez pu le faire avant moi, vous tous qui êtes ici, et qui connaissez ce que j’ai eu à souffrir de la jalousie de mon mari.
BRÉCOURT.
Ma chère amie, j’ai le droit de vous parler comme un vieux compagnon qui a chéri votre enfance. Ne soyez pas si fière ! il n’y a point d’abaissement à ployer sous la main de qui nous aime. Si vous êtes irréprochable, comme j’en suis assuré, justifiez-vous, et vous serez entendue : si vous avez quelque léger tort, aimez, et vous serez pardonnée.
ARMANDE.
Brécourt, vous êtes un homme de sens, c’est pourquoi je vous dis que, si vous étiez en ma place, vous n’auriez point la patience que vous me conseillez. Mon sort est cruel, et je ne l’ai point mérité. Molière a le malheur de son âge...
DUPARC.
Molière n’est pas tellement plus vieux que vous, que vous deviez mépriser tant sa caducité ! Vous avez bien au moins la trentaine, ma mie, et ce n’est plus l’âge de faire l’éventée !
MADELEINE, à Armande.
N’écoutez pas ce bourru, qui vous aime au fond, et ne songez qu’à Molière. Il est bien malade et bien malheureux, croyez-moi !
ARMANDE.
Je m’en afflige profondément. Mais pourquoi veut-on que je m’en accuse ? Quoi ! ce n’est point assez de cette amertume, sans y ajouter une honte que je ne mérite point ?
MADELEINE.
Eh ! qui vous parle de honte, ma chère Armande ? Je sais bien, moi, que votre conduite fut toujours pure, et que vous vivez dans le monde, sans vous laisser entraîner à ses égarements. Mais ce n’est point dans le monde, c’est dans le sein de votre famille, c’est auprès de votre enfant, c’est au chevet de Molière, malade et accablé, que votre vertu devrait chercher son éclat véritable. Vous menez un train de dissipation qui n’est point coupable par lui-même, mais qui le devient dès qu’il coûte le repos, le bonheur et la vie à un époux.
ARMANDE.
Mais pourquoi s’alarme-t-il à ce point ?
BRÉCOURT.
Ah ! ma pauvre Armande ! c’est que vous ne répondez point à la passion qu’il a pour vous !
ARMANDE.
Vous voulez que je sois passionnée pour lui, quand je ne l’ai encore été pour personne ! Si telle était mon humeur, eussé-je épousé Molière ? Ne se peut-il contenter d’une amitié tranquille, la seule que je puisse avoir pour mon mari...
Elle regarde Baron, qui se détourne avec dépit.
et pour un homme quel qu’il soit ?
MADELEINE.
Oh ! mon Dieu ! vous ne pouvez pas aimer Molière ! un cœur comme le sien n’a pas réchauffé le vôtre ! Vous ne voyez en lui qu’un mari quelconque, un homme pareil aux autres hommes ! Malheureuse femme ! si la postérité te juge, elle te condamnera, quelque aimable et sage que tu puisses être d’ailleurs. Elle dira que la femme de Molière n’a point aimé Molière, et ce sera un crime aussi grand à ses yeux que si tu l’avais trahi ! Voilà ce que tu n’as point compris, ma pauvre sœur ! Toi, si avide de gloire, tu as cru que son nom suffirait à te rendre illustre ; mais tu n’as point vu qu’il t’imposait la tâche de le rendre heureux !
ARMANDE.
Ma sœur, je pourrais vous répondre que votre présence assidue et vos empressements autour de mon mari rendent les miens inutiles et découragent mes bonnes intentions.
MADELEINE.
Je ne vous entends point.
ARMANDE.
Vous m’entendez trop, car vous rougissez ! Regardez au fond de votre cœur, Madeleine Béjart, et vous verrez s’il n’y a pas plus d’une manière d’être coupable. Il se peut bien que je sois criminelle de ne point assez aimer Molière ; mais il se peut aussi que vous le soyez davantage de l’aimer plus que ne le fait sa propre femme.
MADELEINE.
Oh ! dureté profonde ! cœur amer ! langue empoisonnée !... C’en est trop ! Armande ! Armande ! je n’ai pas la force de vous répondre... Je vois bien que vous voulez me chasser d’ici. J’obéirai ; mais, au nom du ciel, remplacez bien auprès de Molière les amis que vous lui faites perdre. Rendez-le heureux, aimez-le, je vous le demanderais à genoux si je vous savais capable de m’écouter.
Elle veut sortir. Duparc la retient dans ses bras, et s adresse avec animation à Armande.
DUPARC.
C’en est trop et j’éclate à la fin ! Il faut que vous n’ayez point de honte de vouloir imputer des torts à qui vaut mille fois mieux que vous ! à votre sœur, qui s’est sacrifiée pour vous ! oh ! nous le savons tous, encore qu’elle ne l’ait jamais dit, et, vous qui le savez mieux que personne, vous lui en faites un reproche ! à Molière ! Molière, dont votre infernale coquetterie a usé les jours, comme ces flambeaux que les enfants et les fous promènent et secouent à tous les vents, pour réjouir leurs yeux stupides des combats et des défaillances de leur flamme ! Vous prétendez être vertueuse, vous ? Vous profanez un mot qui ne vous convient point. Vous ne livrez pas votre cœur, vous n’avez pas de cœur ! mais vous prostituez votre froid visage à toutes les œillades impertinentes, votre oreille banale à tous les sots propos, vos heures fainéantes à toutes les promenades et parades où se complaît la vanité des coquettes. Oui, je vous le dis, vous êtes une coquette, et c’est ce qu’il y a de plus froid, de plus lâche et de plus méchant dans le monde.
Armande fait un pas pour s’en aller, Baron se lève et fait un mouvement. Il rencontre les yeux triomphants d’Armande, qui est restée comme impassible aux reproches de Duparc. Baron, effrayé, se recule. Armande perd son sang-froid et laisse voir sa rage et sa douleur.
ARMANDE.
Je méprise les injures ; mais, puisque j’y suis exposée dans ma propre maison, sans que Molière veuille m’accueillir comme sa femme et me protéger comme il le doit, je cède la place à ceux qui la veulent prendre.
D’un ton impératif et repoussant Brécourt et Madeleine, qui veulent la retenir.
Restez, restez, vous autres ! car je vous abandonne Molière, et c’est pour toujours ! Ah ! c’est bien moi qui puis dire comme l’un de ses personnages : « Ma maison m’est effroyable, et je n’y rentre point sans y trouver le désespoir !... »
Elle sort en cachant sa figure dans ses mains. Madeleine tombe pâmée sur une chaise, Baron retombe sur la table, la tête dans ses deux mains.
Scène IX
BARON, DUPARC, MADELEINE, BRÉCOURT, MOLIÈRE
Molière entre lentement par la porte de sa chambre, au milieu d’un silence de consternation.
MOLIÈRE.
Eh bien, elle est partie ?
Brécourt lui répond affirmativement par un signe de tête.
Partie sans me voir ! sans vouloir me donner le temps de reprendre l’empire de ma raison ! Mes amis... ne me dites point ce qu’elle a dit, ce qu’elle a fait... ne me dites rien !
MADELEINE, à Brécourt, qui est auprès d’elle.
Il la regrette, vous voyez ! Ah ! il faut courir après elle !
Elle se lève, Molière, qui l’observe, la retient.
MOLIÈRE, faisant un grand effort sur lui-même.
Eh bien, mes amis, ayons donc assez de philosophie et de savoir-vivre, pour ne nous point ensevelir dans les chagrins domestiques. Nous n’en avons pas le droit parce que nous n’en avons pas le temps. Il faut songer au Tartufe.
Pierrette entre et lui amène sa fille, qu’il embrasse avec effusion.
ACTE IV
Au théâtre du Palais-Royal. Le foyer des acteurs.
Scène première
PIERRETTE, MADELEINE, dans le costume de Dorine du Tartufe
Elles entrent ensemble, et Madeleine rajuste son bonnet avec l’aide de Pierrette.
PIERRETTE.
Eh bien, mademoiselle Madeleine, j’espère que ça va bien, notre Tartufe ?
MADELEINE.
Oui, mon enfant, le public est charmé, et, malgré le mauvais vouloir des mauvaises gens, Molière l’emportera, j’espère !
PIERRETTE.
Oh ! c’est que vous jouez ça, vous, diantre ! on dirait d’une véritable servante, on dirait de moi, par exemple ! seulement que vous parlez en vers et que vous êtes plus belle et plus brave que moi ! Savez-vous que vous êtes toujours jolie, vous ?
MADELEINE.
Ah ! Pierrette, je ne m’en soucie point.
PIERRETTE.
C’est le tort que vous avez. J’ai remarqué qu’on paraissait belle quand on voulait, parce que je vois courtiser des femmes qui n’ont pas pour deux liards d’agrément, et délaisser certaines autres qui sont dix fois mieux tournées, mais qui ne cherchent à occuper personne ! M’est avis, que, moi, j’en ferais accroire comme une autre là-dessus, si je voulais bien ! Mais je n’ai pas le temps, voilà tout.
MADELEINE.
Allons, ma bonne Laforêt ne babillons pas ; on va commencer le deuxième acte.
PIERRETTE.
Oh ! oui-da, ne laissons pas refroidir le public ! Et M. Molière ! j’espère qu’il reçoit de beaux compliments dans les coulisses ?
MADELEINE.
Molière est plus soucieux que je ne l’ai vu jamais : lui qui a tant de courage et de philosophie aux premières représentations de ses pièces, cette fois, il est inquiet et abattu.
PIERRETTE.
Pauvre cher homme ! peut-être bien qu’il pense à ses peines plus qu’à sa comédie ! Et madame Molière, elle doit se réjouir de voir qu’on applaudit bien fort.
MADELEINE.
Armande est triste aussi.
PIERRETTE.
Ah ! qu’il faut du courage dans ce monde, et que peu de choses vont au gré de nos souhaits !
Scène II
PIERRETTE, MADELEINE, MOLIÈRE, CONDÉ
MOLIÈRE, à Madeleine.
Allons, ma sœur, le second acte commence, et vous entrez après la première scène, qui est fort courte.
Madeleine salue le prince et sort.
MOLIÈRE, bas, à Pierrette, tout en approchant un fauteuil pour le prince et lui faisant les honneurs d’un air froid et préoccupé.
Où est ma femme ?
PIERRETTE.
Je ne sais pas, monsieur.
MOLIÈRE.
Cherche-la et dis-lui que je l’attends ici pour représenter la scène du troisième acte. Elle n’a que faire de voir le second, elle n’y paraît point.
Scène III
MOLIÈRE, CONDÉ
MOLIÈRE.
Votre Altesse me veut parler ? Je suis à ses ordres.
CONDÉ.
Je vous dérange peut-être beaucoup en ce moment, Molière ; mais j’aurai bientôt dit, et il me semble qu’après cela, vous jouerez et, moi, j’applaudirai votre Tartufe de meilleur cœur. Tenez ! votre femme...
MOLIÈRE, tressaillant.
Ma femme ?
CONDÉ, assez brusquement.
Votre femme, oui, je vous parle d’elle ; votre femme est allée passer quelques jours à Chantilly, sur la demande des princesses mes filles, qui ont voulu jouer avec les dames de leur cour une petite pièce de comédie, je ne sais laquelle. Je n’y étais point, j’arrive du camp du roi. Je n’ai point vu chez moi madame Molière, je ne sache point l’avoir vue hors de votre présence. Voilà tout ce que j’avais à vous dire, et, à présent, je suis votre serviteur.
MOLIÈRE.
Je rends grâce à Votre Altesse du soin qu’elle prend de justifier ma femme ; je n’en avais nul besoin. Je sais que ma femme est rigide dans ses mœurs, et je n’ai jamais cru que le grand Condé pût descendre à vouloir outrager secrètement un homme qu’il caresse en public.
CONDÉ.
Monsieur Molière, vous dites cela d’un ton !... Je vous prie d’être sincère et de me donner à connaître si votre cœur me fait l’injure que paraissent vouloir démentir vos paroles.
MOLIÈRE.
Votre Altesse s’imagine que, si j’avais de tels soupçons, la crainte m’empêcherait de les exprimer ? Oh ! qu’elle se détrompe ! Comme l’honneur à ses droits, la passion a ses franchises, et, si je croyais M. le Prince d’humeur à se jouer de moi, rien ne me retiendrait de lui en faire des reproches.
CONDÉ.
Si vous le prenez ainsi, m’expliquerez-vous pourquoi vous refusez de recevoir votre femme à son retour de Chantilly, parce qu’elle arrive chez vous dans un carrosse aux livrées de ma fille ? Cette misérable jalousie est si peu faite pour vous, que je n’y aurais jamais voulu croire, si madame Molière ne l’eût racontée elle-même à l’instant.
MOLIÈRE.
Ah ! ma femme prend les princes du sang pour juges et confidents de nos débats domestiques ! C’est beaucoup d’honneur pour elle et pour moi.
CONDÉ.
Morbleu ! Molière, ne le prenez pas ainsi ; car je perdrai la patience. Je suis un homme de premier mouvement, moi, et j’ai le sang fort chaud ; je n’ai menti de ma vie, et mon orgueil, autant que ma loyauté, ne peut souffrir l’imposture. Comment voulez-vous que j’entende la fin de votre pièce, avec l’idée que vous avez de moi ? J’en suis outré et mettrais volontiers le feu à votre salle de spectacle plutôt que de rester là-dessus. Demandez-moi pardon, par tous les diables ! demandez-moi pardon, Molière, car je suis un honnête homme, et, si vous me prenez pour un tartufe...
Souriant au milieu de sa colère.
ma foi, je suis capable de vous tuer pour vous prouver que je suis votre véritable ami.
MOLIÈRE, souriant avec mélancolie.
Si Votre Altesse me veut permettre de lui dire le premier mot qui me vient sur les lèvres...
CONDÉ.
Dites-le, dites-le ! ce premier mot-là est toujours le meilleur.
MOLIÈRE.
Eh bien, je dis que vous êtes un excellent homme.
CONDÉ, lui tendant la main.
Merci, Molière. Je m’en vais content.
MOLIÈRE.
Attendez, prince ! Je suis en colère, moi aussi, et ne me sens guère moins bouillant que vous.
CONDÉ, revenant.
Ah ! ah !
MOLIÈRE.
Je suis blessé des intentions que M. le Prince donne aux paroles de ma femme, d’un enfant que je chéris et que l’on me gâte. Je ne suis point Sganarelle, je ne suis point Arnolphe. Mes ennemis le disent, mes amis ne devraient point le croire. Si j’ai une sorte de jalousie au fond de l’âme, je sais l’y renfermer, et je n’ai point celle qu’on me suppose. La mienne n’a rien de grossier et ne calomnie pas l’honneur de ma femme. Toute ma souffrance, toute ma colère viennent de l’air que prennent avec moi ces beaux courtisans qui suivent ses pas et dont elle a tort de vouloir se moquer, sans songer qu’ils prétendent à se moquer de moi. Oui, je hais cette cour où ma profession me force à vivre et où règnent l’envie, la bassesse et la galanterie hypocrites. Je hais toutes les cours, même la vôtre, monseigneur. C’est un grand honneur pour moi que d’être accueilli dans votre cabinet ; mais la place de ma femme n’est point dans vos salons, et, là où les princesses vos filles règnent par le respect qu’elles inspirent, la femme de Molière, qui serait respectée aussi parmi ses pareilles, est convoitée, et méprisée par conséquent, des nobles libertins qui vous servent. Qu’est-ce pour ces gens-là, que la dignité de sentiments et les délicatesses du cœur de Molière ? Molière ! un railleur, un comédien ! allons donc ! c’est trop d’honneur qu’on lui fait de remarquer qu’il a une jolie femme !
CONDÉ.
Je compatis à vos peines, Molière ; mais je vous trouve trop amer contre ces gens de cour qui ne sont pas tous coupables de leurs propres vices. Permettez-moi de vous le dire : l’abaissement que masque leur frivole impertinence est l’œuvre d’une politique que vous avez peut-être trop bien servie. Si la noblesse n’a plus rien de respectable, c’est que le roi l’a faite ainsi, et que vous-même lui avez porté les derniers coups. Il l’a tuée par le canon, et vous, vous l’avez tuée par la satire ; et présentement, au lieu d’hommes remuants et dangereux sans doute, mais mâles et forts, vous n’avez plus que des femmelettes. Le libertinage est le refuge de ceux à qui on ne laisse plus rien de grand à faire. Et vous vous plaignez-là de maux qui sont votre ouvrage.
MOLIÈRE.
C’est parce que cet ouvrage-là n’est point encore achevé qu’il porte de mauvais fruits.
CONDÉ.
Que voulez-vous donc faire de plus ? Espérez-vous mettre la noblesse plus bas encore ? C’est bien de la présomption !
MOLIÈRE.
Prince, souvenez-vous de ce qu’écrivait, sous la Fronde, un libelliste d’une farouche éloquence. Cet homme était payé par vous pour ébranler le trône au profit des grands, et cependant, de ses entrailles populaires s’échappait ce cri que vous n’avez pu retenir : « Les grands ne sont grands que parce que nous-les portons sur nos épaules ; nous n’avons qu’à les secouer pour en joncher la terre. »
CONDÉ.
Mordieu ! monsieur, vous avez bonne mémoire ! Mais que Dubosq fût ou non à mes gages, songez que le pouvoir absolu d’un seul n’est pas un refuge pour les faibles. Vous êtes bien fiers, vous autres, parce que vous avez tout permis, tout admiré, tout déifié dans un roi qui, par hasard, s’est trouvé être un grand homme. Mais que cet homme périsse, ou seulement qu’il change un peu ! que l’âge, l’humaine faiblesse, et surtout l’enivrement de sa puissance, lui donnent les vices que vous blâmez en nous ! et vous verrez s’il ne viendra pas prendre votre femme jusque dans vos bras ! Et puis vous chercherez à qui demander vengeance alors que vous n’aurez plus ni parlement, ni féodalité, ni franchises d’aucune sorte, rien enfin qui fasse équilibre à cette autorité sans règle et sans frein !
MOLIÈRE, pensif.
L’équilibre se fera autre part, peut-être !
CONDÉ, en colère.
Voulez-vous dire qu’il se fera par les gens du peuple ? Je vous répondrai que, si tous les monarques ne sont pas Louis XIV, tous les plébéiens ne sont pas Molière, et que nous ne prétendons pas soutenir une seconde fois le contrepoids de la démagogie. Non, morbleu ! non, Bordeaux ne relèvera pas le drapeau sur ses clochers, et nous avons à jamais brisé, sur les sceaux de la rébellion, la surprenante effigie de la République ! Vous allez trop loin, monsieur Molière, et je vois où nous mène notre engouement pour les écrivains de ce siècle. Nous sommes aveugles, et le roi l’est peut-être plus que nous ; mais le sang de la Fronde n’est pas encore glacé dans nos veines, et nous ferons voir au besoin que le vieux monde n’est point près de finir !
Il sort.
Scène IV
MOLIÈRE, seul, pensif
Ah ! le lion se réveille ! le roi ne lui aura point donné le commandement qu’il souhaitait... Moi, je livre avec Tartufe la bataille aux courtisans... et nos douleurs se sont rencontrées...
Il reste absorbé.
Scène V
MOLIÈRE, ARMANDE
ARMANDE, dans le costume d’Elmire.
Vous direz ce que vous voudrez, mais mon habillement est pour faire horreur, et je n’ai point été applaudie en entrant en scène.
MOLIÈRE, railleur et triste, se parlant à lui-même.
Le roi, la Fronde, l’avenir !... et la toilette de ma femme !
À Armande.
Fort bien ! vous me remettez sur mes pieds. Vous m’en voulez donc bien de vous avoir fait changer de costume ? Vous vouliez représenter une bourgeoise dans les habits d’une princesse, et une convalescente qui sort de son lit avec des fleurs et des diamants comme une personne qui revient du bal !
ARMANDE.
C’eût été invraisemblable si vous le voulez ; mais la première condition, c’est de plaire, et l’on n’applaudit point à ce qui est désagréable à voir.
MOLIÈRE.
Si vous êtes applaudie pour vos bijoux, tout l’honneur en revient à votre joaillier. Mais laissons ces enfantillages. Dites-moi comment va la pièce.
ARMANDE.
Eh ! vraiment, je n’en sais rien. Je ne m’en suis point occupée. Que n’y assistez-vous vous-même ? Pourquoi m’appelez-vous ici ?
MOLIÈRE.
Ah ! je manque de courage au moment de la lutte suprême : ceci est l’affaire décisive de ma vie, Armande ; ce n’est plus une question d’amour-propre, encore moins d’argent. C’est une question de vie et de mort pour la liberté de ma pensée et pour celle de tous les écrivains qui suivront mes traces. J’ai engagé un combat terrible ! Prenez-y quelque intérêt, si vous voulez que j’aille jusqu’au bout.
ARMANDE.
Vous voulez que je répète cette scène avec vous ? Je la sais de reste !
MOLIÈRE.
Nous ne l’avons jamais répétée ensemble, et vous venez la jouer à l’improviste.
ARMANDE.
J’allais pour l’étudier hier à Auteuil, je n’y ai point été admise.
MOLIÈRE.
Je n’ai point refusé de vous voir, j’étais souffrant, agité, mécontent, je ne vous demandais que quelques moments pour me recueillir et me calmer. Nous allions revenir ensemble à Paris. Vous partez seule, exaspérée ! Au lieu de descendre chez vous, vous allez prendre gîte chez votre mère, comme si vous aviez horreur du toit qui m’abrite ! Enfin, vous me laissez jusqu’au dernier moment dans le doute si vous jouerez votre rôle dans ma pièce, quand vous savez qu’elle est perdue sans vous !... Vous arrivez au moment que le rideau va lever, vous ne me demandez aucune explication du désaccord de la veille, vous m’en procurez une fort pénible et fort déplacée avec M. le Prince ; et, quand je vous prie de mettre un habit plus convenable, vous me marquez un dépit extrême... Armande, mon sort est rude, j’y succombe, et je ne trouve en vous nul appui, nulle consolation !
ARMANDE.
Allons ! répétons-la donc, cette scène de comédie qui vous tient au cœur plus que moi !
MOLIÈRE.
Qui me tient au cœur ! hélas ! ne me parlez point de mon cœur, vous ne savez rien de ce qui s’y passe !
ARMANDE.
Oh ! je sais que j’y suis noire de crimes !
MOLIÈRE.
S’il en était ainsi, si je doutais seulement de vous, est-ce que je vous aimerais encore ? Me jugez-vous assez faible, assez lâche pour adorer une femme que je n’estimerais pas ?
ARMANDE.
Vous m’aimez donc toujours, Molière ?
MOLIÈRE.
Oh ! elle le demande !
ARMANDE.
Mais, si vous m’aimez, pourquoi ne voulez-vous point qu’on me connaisse, qu’on voie si je suis belle et qu’on sache si j’ai de l’esprit ? Pourquoi blâmez-vous mes parures, mes visites, mes conversations ?
MOLIÈRE.
Vous me trouvez égoïste de vouloir garder mon trésor pour moi seul ? Ah ! si vous m’aimiez, vous seriez égoïste de la même façon que moi.
ARMANDE.
Si je vous aimais à votre mode, je vous empêcherais donc de montrer votre génie par haine des hommages de la foule ?
MOLIÈRE.
Moi, je ne suis distrait de vous que par mes devoirs. Mais essayez, cependant, essayez de m’aimer comme je vous aime, et vous verrez si je ne sacrifie point aux douceurs de votre intimité, talent, fortune, renommée ! oui, l’amour même du travail, qui est l’amour de nos semblables, je t’immolerais tout, si tu me voulais oisif à tes pieds. Je passerais ma vie à te contempler, heureux de détourner mes regards de ce triste monde et de ne voir que toi dans l’univers !
ARMANDE.
Vous m’aimez toujours à ce point-là, Molière, malgré les peines que je vous ai causées ? Tous mes vœux, toutes mes fantaisies seraient encore des lois pour vous ?
MOLIÈRE.
Fais-en l’épreuve, renonce à tout ce qui n’est point moi. L’amour est un foyer qui absorbe tout. Un mot, un sourire, un regard de ce qu’on aime, ne sont-ce point là des biens inappréciables que ternit le souffle du vulgaire et que son œil profane ? Oh ! l’amour partagé ! ce doit être l’infini, et qui est aimé de la sorte n’a besoin ni du ciel ni des hommes.
ARMANDE.
Vraiment, Molière, je ne vous ai vu jamais si aimable pour moi et j’en suis touchée ! Tenez, je veux vous complaire : répétons notre scène.
MOLIÈRE.
Non, non, plus de scènes, plus de vers, plus de fictions ! dis-moi que tu veux ne te plaire qu’avec moi seul...
Scène VI
MOLIÈRE, ARMANDE, DUPARC
DUPARC, à Molière, qui contient un geste d’impatience en le voyant entrer.
Vive-Dieu ! Molière, nous allons bien. Le public est transporté. Il y a bien quelques murmures, et certains sournois ont pris place sur le théâtre pour tâcher de nous refroidir et de nous décourager. Ils espèrent que l’apparition tardive du Tartufe en personne gâtera tout. Mais c’est le moment de vaincre.
MOLIÈRE.
Est-ce que le second acte est fini ?
DUPARC.
Pas encore. Tu as répété la scène avec Elmire ?
MOLIÈRE.
Non ! je n’y ai plus l’esprit.
DUPARC.
Comment, diable ! tu vas perdre la tramontane dans le pire moment ?
ARMANDE.
Répétons, répétons, Molière ! Le succès dépend de moi !
MOLIÈRE.
Qu’importe le succès ?
ARMANDE.
Mais, moi, j’y tiens pour mon compte.
MOLIÈRE.
Vous le voulez ? Allons ! Duparc nous soufflera.
Ils récitent un fragment de Tartufe et restent interrompus.
Scène VII
MOLIÈRE, ARMANDE, DUPARC, BARON
BARON.
Mon ami, on a besoin de vous par ici.
MOLIÈRE.
Oh ! n’avoir pas un moment de calme ! Qu’est-ce qu’il y a donc, Baron ?
BARON.
Hélas ! c’est M. Chapelle qui est ivre jusqu’aux dents et qui mène un si grand bruit de son admiration pour vous dans les coulisses, que le spectacle en est troublé ; vous pourrez seul lui faire entendre raison et l’engager à s’endormir dans quelque coin.
MOLIÈRE.
Ne peux-tu l’enfermer dans ta loge ?
BARON.
Il me prend pour un exempt et m’appelle M. Loyal.
MOLIÈRE.
Ah ! les amis !
DUPARC.
Je le vais jeter en bas des escaliers !
MOLIÈRE.
Non ! il est insupportable, mais il est si bon, et il m’aime tant !
Il sort avec Duparc.
Scène VIII
ARMANDE, BARON
ARMANDE, à Baron, qui veut sortir aussi.
Tu ne me dis rien, mon pauvre Baron ?
BARON.
Avez-vous quelque chose à m’ordonner, madame ?
ARMANDE.
Et toi, n’as-tu aucune consolation à me donner après les chagrins d’hier ?
BARON.
Je vous plains sans doute, Armande, et de toute mon âme, de ne vouloir point comprendre l’affection d’autrui, et de chercher des sujets d’amertume.
ARMANDE.
Mon cher enfant, je suis fort tentée de retourner avec Molière ; mais tu m’as abandonnée hier sans merci et sans courage aux malédictions et aux injures.
BARON.
Mon Dieu, je ne sais quel appui vous prêter, moi ! vous doutez de tout le monde.
ARMANDE.
Je veux croire Molière et toi, vous seuls ! je vais retourner dans ma prison d’Auteuil, et n’en sortirai plus qu’avec vous pour jouer la comédie. Seras-tu content ?
BARON.
Mais c’est Molière et vous-même qu’il faut contenter ! Que vous importe ?...
ARMANDE.
Tu ne veux donc point de mon amitié ? tu me refuses la tienne ?
BARON.
Armande !... je vous suis tout dévoué, moi, vous le savez bien ! mais...
ARMANDE.
Mais quoi ? pourquoi ce mais ?
BARON.
Mais je ne puis plus aller à Auteuil ; je dois continuer à Paris les études que la faible santé de Molière le force d’interrompre.
ARMANDE.
Des études de théâtre ? Je m’en charge, moi ; j’en sais là-dessus aussi long que Molière, et, s’il est grand auteur, je suis grande actrice !
BARON.
Oh ! certes, admirable ! mais...
ARMANDE, lui mettant la main sur la bouche.
Plus de mais ! tu me suivras partout ! le monde m’a gâtée. Je ne puis me passer d’un serviteur. Tu ne seras point amoureux de moi, tu n’auras donc rien à te reprocher ; tu n’es point marquis, Molière ne prendra point d’ombrage. Je ne suis point une coquette,
Baron, entraîné, sourit.
ou, du moins, je suis une coquette corrigée. Je te permettrai d’aimer qui tu voudras. C’est convenu ?
BARON, faisant un grand effort.
Non, madame, il m’est impossible de vous obéir.
ARMANDE, blessée.
Ah ! c’est différent, monsieur Baron !
Scène IX
ARMANDE, BARON, MOLIÈRE, MADELEINE, BRÉCOURT, PIERRETTE, DUPARC
MADELEINE.
Eh bien, Armande, l’acte second vient de finir au bruit des applaudissements, et c’est à vous d’enlever le troisième.
BRÉCOURT.
Oui, c’est à vous de planter le drapeau sur la brèche.
PIERRETTE.
Oh ! madame n’a qu’à se montrer pour cela !
DUPARC.
Allons, Molière, ranime-toi donc !
MOLIÈRE, près d’Armande.
Tout dépend de vous, Armande. Rendez-moi la foi en moi-même.
ARMANDE.
Il ne m’appartient pas de vous influencer.
MOLIÈRE, consterné.
Quelle froide réponse !
DUPARC.
Allons, allons, ce n’est pas le moment de causer avec ta femme. Armande, ramène-le à ses affaires, ce sont les nôtres, les nôtres à tous, mordieu ! Sommes-nous prêts ?
ARMANDE.
Je ne sais pas pourquoi M. Duparc m’adresse la parole.
DUPARC.
Allez-vous point faire la mijaurée !
MOLIÈRE, avec force.
Silence, Duparc !
ARMANDE.
Il est tard, Molière, pour imposer silence à votre ami. Vous trouvez apparemment qu’il a suffisamment rempli vos intentions en m’insultant hier dans ma propre demeure et en me contraignant d’en sortir.
MADELEINE.
Il a eu tort, il s’en repent ! Mais ce n’est pas le moment d’engager une discussion, Armande.
ARMANDE.
Vous êtes bien pressée de reparaître devant le public, ma sœur ! Mais, moi qui suis effroyable à voir dans le costume que j’ai, je n’éprouve pas tant d’impatience et ne suis guère disposée à faire des merveilles de ma personne avec le chagrin, le dépit et l’accablement où je suis.
MOLIÈRE.
Quel chagrin ? quel dépit ? À cause de vos diamants que je vous ai fait retirer ? Reprenez-les, s’il vous les faut à tout prix pour achever la pièce.
ARMANDE.
Non, ce n’est point là ce qui m’occupe ; vous m’avez dit tout à l’heure de belles paroles, Molière ; mais personne ici ne m’a fait d’excuses, et j’étouffe de honte de me trouver ainsi au milieu de vous, qui me haïssez tous plus ou moins !
MOLIÈRE, atterré.
Je la hais, moi !...
MADELEINE, saisissant Armande dans ses bras.
Armande, ma sœur, que dis-tu là ! Quoi ! mes pleurs ne te disent point que je t’aime ?
BRÉCOURT.
Et je vous ai parlé sans douceur et sans affection, moi ?
PIERRETTE.
Et moi, je ne vous sers pas de tout mon cœur et de tout mon courage ?
ARMANDE, que tous entourent, excepté Baron et Duparc.
Il y a encore ici quelqu’un qui me brave !
MOLIÈRE.
Qui donc ?
ARMANDE, regardant Baron.
C’est M. Duparc, et je veux le voir à mes genoux.
MOLIÈRE, à Duparc.
Toi, si ton humeur frondeuse et chagrine s’est emportée hors de ma présence, tu feras des excuses.
DUPARC.
Des excuses, moi ?...
MOLIÈRE.
Tu en feras à ma femme, comme j’en ai fait à la tienne tout dernièrement pour avoir eu contre elle un mouvement d’humeur à la répétition ?
DUPARC.
Mais, mille tonnerres de...
MOLIÈRE.
Veux-tu outrager ma personne dans celle de ma femme ? Suis-je ton ennemi, l’objet particulier de ta haine contre le genre humain ?
DUPARC.
Mais, par la mordi ! tu es le seul homme...
MOLIÈRE.
Voyons, achève ! suis-je le seul homme, avec Brécourt, que tu estimes un peu ?
DUPARC.
Triple millions de... Je jure que... morbleu ! Molière, si tu croyais...
MOLIÈRE.
Oui, je croirai que tu me hais, si tu ne fais ce que j’exige !
DUPARC.
Ah ! sang du diable ! Je me jetterais dans la gueule de l’enfer pour...
BRÉCOURT, le poussant.
Jette-toi aux pieds d’Armande, dis-lui que tu es un sauvage, un bourru.
DUPARC.
Trente charretées de démons ! Je peux bien dire que c’est la première fois de ma vie que je fais des excuses à quelqu’un. En avez-vous assez, Armande, et me laisserez-vous longtemps faire la figure d’un sot ?
MADELEINE.
Eh ! ma bonne Armande, contente-toi des paroles qu’il peut s’arracher à lui-même ; rappelle-toi ton enfance, et ne romps pas, par dépit, le cercle sacré des vieilles amitiés de Molière.
ARMANDE, après avoir froidement contemplé Duparc à ses pieds, le relève avec une certaine grâce, et, s’adressant à Molière.
Molière, je me rends, et vous demande seulement d’abjurer solennellement ici votre jalousie. J’en suis offensée, et personne ne me respectera jamais, si vous n’en donnez l’exemple. Avouez vos torts, je suis prête à reconnaître les miens, et à souffrir encore, s’il le faut, toutes vos injustices.
MOLIÈRE, avec dignité.
Non, Armande, vous ne souffrirez plus, c’est moi qui vous le jure. Je saurai éteindre en moi une passion que l’amitié conjugale ne comporte point selon vous, et, me fiant à mes principes, je ne vous alarmerai plus de ma jalousie. Songez, de votre côté, je ne dis point à ménager ma susceptibilité, pour laquelle je ne veux plus de grâce, mais à renfermer votre conduite apparente dans les bornes de vos vrais devoirs. Je sais qu’en vous parlant de retraite et de simplicité, je ne m’attire point vos bonnes grâces. Mais, avant que d’être amant, je suis époux et père. J’ai charge de votre réputation que vous ne préservez point assez de mauvais propos, j’ai charge de l’éducation de ma fille, à laquelle il faut de bons exemples. Je vous adjure donc, ma femme, non point par amour, mais par votre conscience, de supporter l’ennui d’une vie plus sédentaire. J’aurais le pouvoir de vous y contraindre ; mais je hais l’esclavage pour les autres comme pour moi-même, et, abjurant mon droit, je vous parle au nom de nos communs devoirs.
BARON, vivement, bas, à Armande.
La mort est sur son visage ! soumettez-vous !
ARMANDE.
M’y aiderez-vous ?
BARON.
Oh ! de toute mon âme !
ARMANDE, allant à Molière et regardant Baron de temps en temps.
C’est ainsi qu’il eût fallu me parler dès le commencement. La voix de la raison est toute-puissante sur un esprit calme comme le mien, et j’y cède en toute humilité. Molière, je vous consacre désormais tous mes soins et vous demande de me pardonner le mal que je vous ai fait souffrir.
Elle s’agenouille.
MOLIÈRE.
Viens sur mon cœur ! Ce ne sont point tes soins que je réclame pour contenter mon égoïsme, c’est ta fille et ta bonne renommée dont je te confie la garde à toi-même.
ARMANDE, à sa sœur.
Ma sœur, j’ai eu de l’aigreur contre vous, et je vous prie aussi de l’oublier.
Elle plie le genou devant Madeleine, qui la relève et la serre dans ses bras en pleurant.
MADELEINE, bas, à Armande.
Tu sauves la vie à Molière ! Tue-moi, si tu veux, tu seras mille fois bénie.
ARMANDE, à Duparc.
Duparc, tu m’as offensée, mais je te pardonne ! Je me rappelle le temps où tu me portais dans tes bras des journées entières en disant que tu ne pouvais pas souffrir les enfants. Veux-tu faire la paix, mon vieux camarade ?
Elle lui présente son front.
DUPARC, l’embrassant au front.
Ah ! je devrais la briser, ta chienne de tête !
PIERRETTE, qui était sortie un instant.
Monsieur Molière, on demande s’il faut frapper les trois coups.
MOLIÈRE.
Oui, certes, et bonne chance au Tartufe !
Tous sortent hors, Brécourt et Baron.
Scène X
BRÉCOURT, BARON
BRÉCOURT.
Elle a vaincu tout le monde. Ô force fatale des âmes froides ! gouverneras-tu toujours les passions des âmes généreuses ? Mais on peut tuer Molière, on ne peut pas, on ne doit pas l’avilir, Baron !
BARON, troublé.
Que veux-tu dire, ami ?
BRÉCOURT.
Je dis, mon enfant, que, vous aussi, vous êtes un homme de génie : nous le savons ici, nous qui vous voyons grandir à l’ombre bienfaisante de Molière. Un jour viendra où tous le sauront, si vous voulez.
BARON, inquiet.
Si je le veux ?
BRÉCOURT.
Il dépend de vous d’être tout ou rien. Vous serez tout, si vous vous rappelez que, pour être grand dans un art quelconque, il faut être grand dans les actions et les sentiments de la vie ; vous ne serez rien si la trahison et la lâcheté surmontent votre courage. La mort de votre vertu sera celle de votre talent.
BARON.
Mon Dieu ! expliquez-vous, Brécourt.
BRÉCOURT.
Tu es sur le point de te perdre, Baron ! J’ai vu tes yeux et ta contenance tout à l’heure, à cette place où nous sommes. Je t’ai vu échanger avec Armande un mot qui a subitement changé son attitude et ses résolutions. C’est bien, mais c’est assez ! Il faut vivre à Paris, chez moi, Baron ; travailler à distance pour Molière, ne voir Armande qu’au théâtre, lui parler à peine, n’y penser jamais et ne point la suivre à Auteuil.
BARON, se jetant dans ses bras.
Oui, garde-moi, sauve-moi, mon ami ! Plains-moi... mais tue-moi si je ne t’obéis point !
ACTE V
Sur le théâtre même de Molière au Palais-Royal. On vient de finir la cérémonie du Malade imaginaire, et une partie des décors et des accessoires est encore sur la scène. Les machinistes sont en train d’enlever rapidement le reste des décors. Les moucheurs éteignent les lustres à chandelles qui pendent du plafond sur le théâtre même. Les violons qui jouaient sur la scène emportent leurs instruments. Des fauteuils et des chaises sont épars sur l’avant-scène, et quelques personnes qui ont assisté, sur le théâtre (suivant l’usage du temps), à la représentation, s’en vont ou se disposent à s’en aller.
Scène première
CONDÉ, BRÉCOURT, OUVRIERS, MUSICIENS, DAMES et MESSIEURS, UN BEL ESPRIT
Brécourt est au fond du théâtre, allant et venant et donnant des ordres. Condé est assis sur un fauteuil, dans une attitude méditative, tandis que le bel esprit tourne autour de lui. Les messieurs et les dames sont debout et parlent à voix haute.
UNE BELLE DAME.
C’est superbe ! c’est admirable ! le Malade imaginaire est la plus belle comédie de Molière.
UN DOUCEREUX, lui offrant son manchon.
Sans contredit ! c’est plus moral que le Misanthrope et ne blesse en rien la religion.
Ils s’en vont.
UNE AUTRE DAME, importante.
On est effroyablement mal assis sur ces chaises-là. M. Molière traite bien mal la partie du public qui lui fait le plus d’honneur en paraissant sur son théâtre.
UN MARQUIS.
C’est pour nous en dégoûter, apparemment. On dit qu’il peste fort contre cette coutume, et qu’il prétend que les mouvements de ses acteurs en sont gênés.
LA DAME.
C’est donc un malappris que ce M. de Molière ?
Un domestique vient lui dire que son carrosse est prêt.
Ah ! marquis, voilà ma carrosse qui m’attend.
LE MARQUIS.
Ah ! madame, Sa Majesté veut que ce soit du masculin.
Ils sortent.
UNE VIEILLE DAME, faisant des signes au bel esprit qui s’approche d’elle.
Eh ! monsieur ! monsieur, s’il vous plaît !
LE BEL ESPRIT.
Que vous plaît-il, madame ? Êtes-vous satisfaite de la cérémonie ?
LA VIEILLE DAME.
Je le serais, n’était qu’on y parle latin et que je ne connais pas le latin.
LE BEL ESPRIT.
Mais la comédie ?
LA VIEILLE DAME.
Hélas ! monsieur, je ne l’ai point écoutée. J’avais toujours les yeux vers M. le Prince, pour voir s’il donnerait attention à mon placet, et, à cette heure, je n’ose point lui parler, car il a un visage fort sévère. Puisque vous le connaissez, parlez-lui donc de moi.
LE BEL ESPRIT.
Allez ! allez ! madame, je lui vais parler de vous. Je suis fors de ses amis.
LA VIEILLE DAME.
Attendrai-je ?
LE BEL ESPRIT.
Point, point ; vous ne trouveriez plus de chaise pour vous en aller. J’irai vous porter la réponse demain et dîner avec vous.
LA VIEILLE DAME.
Vous me ferez plaisir.
Faisant une grande révérence à Condé, qui ne la voit point.
Je suis votre servante.
Elle s’en va.
LE BEL ESPRIT, resté seul avec Condé sur le devant du théâtre ; il se rapproche de Condé, qui ne fait pas attention à lui.
M. le Prince me paraît en peine de quelque chose ?
CONDÉ, brusquement.
Moi ? Nullement ! Que me voulez-vous ?
LE BEL ESPRIT.
Je pensais que Votre Altesse royale attendait ici ses gens. Tout le monde est sorti et j’allais m’offrir pour faire avancer la suite et les équipages de Son Altesse.
CONDÉ, sèchement.
C’est trop d’empressement.
LE BEL ESPRIT.
Si j’ai déplu à Votre Altesse royale...
CONDÉ.
Où voulez-vous en venir ? Vous demandez quelque chose ? Je ne donne point audience ici ; mais enfin qui êtes-vous et que réclamez-vous ?
LE BEL ESPRIT.
Je suis homme de lettres, poète, musicien et peintre.
CONDÉ.
C’est beaucoup. Après ? Dites vitement.
LE BEL ESPRIT.
Je m’adonne en particulier à la facture des beaux vers, et je crois que ma muse, encore gênée dans les entraves de l’obscurité, prendrait un éclat digne de son ambition, si M. le Prince, l’illustre protecteur des lettres, daignait...
CONDÉ.
Ah ! ce sont des vers ? quelque sonnet ?
LE BEL ESPRIT.
Ce n’est qu’un mince échantillon de la facilité qu’on peut avoir, un impromptu sur la mort de...
CONDÉ.
Sur la mort de qui ?
LE BEL ESPRIT.
Sur une mort vraisemblablement assez prochaine, car ce que nous avons vu ce soir donne à penser...
Le prince fait des signes d’impatience. Le bel esprit se hâtant.
En un mot, c’est l’épitaphe de Molière...
CONDÉ, en colère.
De Molière ? Vous faites, par provision, l’épitaphe d’un homme encore vivant, qui était là tout à l’heure sous nos yeux ?
LE BEL ESPRIT.
Mon épitaphe était à la louange de Molière ; mais, puisque le sujet n’est point agréable à Votre Altesse royale...
CONDÉ, outré.
Il vous l’est apparemment, à vous ? Voyons-les, ces vers ; je gage qu’ils sont méchants comme votre figure...
LE BEL ESPRIT, effrayé.
Ils ne méritent point...
CONDÉ, lui arrachant les vers et les lisant.
Molière est dans la fosse noire ;
On dit qu’il est mort tout de bon ;
Pour moi, je n’en saurais rien croire ;
L’acte est trop sérieux pour être d’un bouffon.
Un bouffon ! Molière un bouffon ! Allez, monsieur, ce bouffon-là vivra éternellement, tandis que vous et ceux de votre espèce mourrez tout de bon, comme vous dites. Plats rimailleurs ! vos vers sont de la nature de ceux qui s’attachent aux cadavres pour les ronger ; mais vous vous pressez trop. Molière est encore debout, et plaise au ciel qu’il soit là dans vingt ans, pour me faire votre épitaphe, quelque indigne de lui que soit le sujet !
Il froisse les vers et les lui jette à la figure. Le bel esprit, épouvanté, prend la fuite.
Scène II
BRÉCOURT, CONDÉ, PIERRETTE, LES OUVRIERS
Pendant la scène qui précède, le mouvement s’est calmé dans le fond du théâtre, qui reste vide de décors et sombre jusqu’à la fin de l’acte.
PIERRETTE, aux ouvriers, sans voir Condé.
Allons, vous autres, est-ce fait ?
UN OUVRIER.
Oui, oui, petite mère Laforêt ; il peut venir quand il voudra.
PIERRETTE.
Eh ! ne secouez point ces tapis ! la poussière le fait tousser.
L’OUVRIER.
C’est juste.
Aux autres.
À quoi pensez-vous donc ?
UN AUTRE OUVRIER.
Est-ce qu’il est bien fatigué, ce soir, monsieur Molière ?
PIERRETTE.
Hélas ! oui.
UN AUTRE.
Mais est-ce qu’il ne viendra pas se reposer ici, comme c’est son habitude, après le spectacle ?
PIERRETTE.
Si fait, il va venir, quand il sera habillé. Je ne veux point le souffrir prendre tout d’un coup l’air du dehors en sortant de sa loge.
PREMIER OUVRIER.
Ah ! ayez bien soin de lui, mademoiselle Laforêt !
CONDÉ, qui s’est levé, à Brécourt.
Ces braves gens me paraissent bien attachés à Molière !
UN OUVRIER.
On le serait à moins, monsieur !
PIERRETTE.
Ah ! c’est M. le prince de Condé !
L’OUVRIER, soulevant son bonnet.
On le serait à moins, monseigneur... Si vous saviez... Tenez, mademoiselle Laforêt, contez donc ça vous-même.
Aux autres ouvriers.
Écoutez ça tous !
CONDÉ, à Pierrette.
Dites, mademoiselle Laforêt !
PIERRETTE.
Oh ! ça sera bientôt dit, et son bon cœur n’étonnera personne. Il a voulu jouer ce soir, encore qu’il fût bien malade, et, comme nous le voulions empêcher, il a dit : « Voulez-vous que je me repose, du temps que cinquante pauvres ouvriers que j’emploie, et qui sont d’honnêtes pères de famille, perdront leur journée et manqueront de pain ? »
UN VIEIL OUVRIER.
Mon bon Dieu ! laisserez-vous finir un homme comme celui-là ?
UN AUTRE OUVRIER.
Est-ce que nous pouvons rester ici jusqu’à ce qu’il sorte, pour voir comment il se trouve ?
PIERRETTE.
Oui, oui, ça lui fera plaisir de voir comme vous l’aimez. Mais ne vous serrez pas autour de lui.
L’OUVRIER.
Nous ne l’approcherons point. Nous nous tiendrons par là dans les escaliers sans faire de bruit.
Ils sortent.
CONDÉ, à Pierrette, qui sort aussi.
Ne dites point à Molière que je l’attends aussi. Il se presserait, et ce serait encore pour le fatiguer.
Scène III
CONDÉ, BRÉCOURT
CONDÉ.
Il n’est que neuf heures et un quart ; j’ai tout le temps de l’attendre avant que de me rendre au jeu du roi. Ah ! monsieur Brécourt, je suis navré.
BRÉCOURT.
Et moi aussi, monseigneur. C’est cependant une pièce bien mordante et bien gaie que celle de ce soir ?
CONDÉ.
Oui certes, le Malade imaginaire est encore un chef-d’œuvre comique, où l’étude des mœurs et la critique de l’humaine faiblesse se poursuivent sous les dehors d’une folle gaieté. Mais je n’y ai point ri. J’avais le cœur serré de douleur. Ah ! railler ainsi son propre mal, monsieur Brécourt, c’est le courage du stoïque ou du martyr !
BRÉCOURT, tristement.
C’est le courage du comédien !
CONDÉ.
Cette scène est lugubre, où Orgon fait le mort !
BRÉCOURT.
Et ce mot que Molière affecte de dire d’une façon si plaisante et qui fait tant rire le public : « Mais n’y a-t-il point de danger à contrefaire ainsi le mort ? »
CONDÉ.
Et, lorsque cette feinte mort devait finir dans la pièce, il m’a semblé qu’il faisait un grand effort dans la réalité pour revenir à la vie.
BRÉCOURT.
Madeleine Béjart, qui faisait Toinette, a été forcée de le secouer, et je l’ai vue pâlir, cette malheureuse fille, sous le fard qui couvrait ses joues et sous le rire qui contractait son visage.
CONDÉ.
Brécourt ! j’ai vu quelque chose de plus affreux encore, et qu’ont remarqué comme moi les personnes assises près de moi sur les côtés de la scène. Dans la cérémonie bouffonne, Molière semblait étrangement souffrir, et, quand il a prononcé Juro pour la seconde fois, une écume sanglante est venue sur ses lèvres.
BRÉCOURT.
Je le sais, et son mouchoir a été rempli de sang ; mais, de ce moment, il s’est senti soulagé, et les accidents qui nous effrayent lui semblent un bon symptôme, parce que, ensuite, son mal paraît se dissiper un peu.
CONDÉ.
J’ai failli me lever et troubler le spectacle. Molière m’a retenu par un ris forcé et par un geste de commandement, celui d’un brave soldat que nul ne peut empêcher de mourir à son poste.
Scène IV
CONDÉ, BRÉCOURT, DUPARC, MADELEINE
BRÉCOURT, allant à Duparc.
Eh bien, Duparc, Molière est-il rhabillé ?
DUPARC.
Je ne sais... Tu me vois dans une colère épouvantable.
MADELEINE.
Et moi dans une stupéfaction profonde.
CONDÉ.
Qu’est-ce donc : Parlez devant moi, si c’est quelque chose qui intéresse Molière.
DUPARC.
Certainement oui, monsieur le prince, je le veux dire à vous, car vous ferez punir une si grande infamie ; vous parlerez au roi, et vous ferez embastiller le scélérat.
BRÉCOURT.
Explique-toi vite avant que Molière vienne !
DUPARC.
Voici ce que c’est... Le fils de Montfleury, le comédien, un sieur de Montfleury, qui se dit gentilhomme avec beaucoup d’emphase, comme s’il était le seul gentilhomme comédien, et comme si toi, Brécourt, et quasi toute la troupe de Molière ne l’était pas aussi bien que lui sans en faire le moindre état !...
BRÉCOURT.
Qu’importe ! poursuis !
DUPARC.
Eh bien, ce Montfleury, poussé, payé peut-être par les bigots, vient de présenter une requête au roi, par laquelle il accuse Molière d’avoir épousé sa propre fille.
BRÉCOURT.
Qu’est-ce à dire ? Je n’y comprends rien.
MADELEINE.
On prétend prouver que mon amitié pour Molière n’a pas été toujours pure, et qu’au lieu d’être ma sœur, Armande est ma fille... et la sienne.
BRÉCOURT.
Voilà une accusation aussi ridicule qu’odieuse. On prétend prouver ?... à qui, je vous prie ? Est-ce à nous qui avons connu la demoiselle Hervé, votre mère à toutes deux ? à nous qui savons que vous n’avez que dix ans de plus qu’Armande ? à nous qui n’avons même pas besoin de connaître l’honnêteté de vos relations avec Molière, pour constater que les faits, tels qu’ils sont, rendent une pareille calomnie impossible à soutenir ?
MADELEINE.
Aussi n’est-ce point vous qu’on s’efforcera de persuader. C’est le roi.
CONDÉ.
Le roi jettera les yeux sur l’acte de mariage de Molière ; on croira tout simplement à la parole de Condé, qui a vu dresser et signer cet acte, votre mère vivante et présente. Cela même ne sera pas nécessaire. Le roi ne croira point.
BRÉCOURT.
Que Votre Altesse royale me pardonne un doute ! le roi n’est pas toujours entouré désormais de témoignages irrécusables et l’on peut...
CONDÉ.
Vous avez raison, Brécourt. Je regrette de n’avoir point vu Molière ; mais le plus pressé est de courir le défendre, et je vais au Louvre.
Il sort, Brécourt l’accompagne.
Scène V
DUPARC, MADELEINE
MADELEINE.
Oh ! non. Le roi connaît Molière, il ne le croira pas capable d’un crime.
DUPARC.
Mais le public le croira.
MADELEINE.
C’est impossible ! S’il ne s’agissait que de moi, on écrase volontiers les faibles ; mais lui ! Ah ! qu’il ne le sache point, Duparc ; le bruit que nous ferions le lui apprendrait, et le silence du mépris est, d’ailleurs, la plus forte réplique aux clameurs qui sont méprisables.
DUPARC.
Moi, je vous dis qu’il faut faire du bruit, morbleu ! et percer la casaque à ce sieur Montfleury. C’est la coutume de Molière de dédaigner la calomnie. Il n’est point assez vindicatif, il encourage ainsi l’insolence des lâches. Si cette affaire-ci n’est point démentie hautement, beaucoup de gens y croiront ; de charitables écrivains qui guettent la mort de Molière, pour se venger de n’avoir osé l’attaquer de son vivant, raconteront la chose sans se prononcer ; d’autres, qui font semblant de l’aimer, mais qui sont jaloux de lui, garderont un silence prudent, votre M. Despréaux tout le premier !... Et, en somme, le public, qui est ingrat comme un chat, répétera sottement la chose sans se soucier qu’elle soit fausse ou vraie. C’est ainsi que la calomnie boiteuse, mais tenace, s’attache aux grands hommes et les poursuit encore durant des siècles, après leur mort.
Scène VI
DUPARC, MADELEINE, MOLIÈRE, PIERRETTE
MOLIÈRE.
Qu’as-tu donc, Duparc, à parler de mort ?
DUPARC.
Moi ? Je ne parle point de cela.
MADELEINE.
Vous trouvez-vous mieux que tantôt, mon ami ?
MOLIÈRE.
Beaucoup mieux, chère sœur. Pourquoi donc êtes-vous si tristes tous les deux ?
DUPARC.
Nous ne le sommes point.
MOLIÈRE.
Et elle aussi ?
Il montre Laforêt.
PIERRETTE.
Vous savez bien que les femmes s’inquiètent de peu, parce qu’elles n’entendent rien à la science, et que nous sommes malades imaginaires pour ceux que nous aimons ; n’est-ce pas, mademoiselle Béjart ? Mais, quand vous nous dites que vous êtes bien, vous qui en savez plus long que tous les médecins, puisque vous les contrefaites si bien, nous sommes rassurées, et nous voilà gaies comme des merles ; pas vrai, mademoiselle Madeleine ?
Elle lui fait des signes à la dérobée.
MADELEINE.
Certainement, ma bonne Laforêt.
MOLIÈRE.
Armande est chagrine aussi ! Tenez, il y a dans l’air quelque mauvaise nouvelle ou quelque sujet de fâcherie. Oublions tout cela, mes enfants. Laforêt, Duparc, allez m’attendre chez moi et préparez tout pour que nous soupions ensemble en famille, avec Brécourt : où est-il ? et Baron ?
DUPARC.
Brécourt était ici tout à l’heure.
PIERRETTE.
Et M. Baron quitte son costume.
DUPARC.
Mais je te conseille de te coucher en rentrant ; cela te vaudra mieux, Molière.
MOLIÈRE.
Je me coucherai si j’en sens le besoin ; mais je prendrai mon lait à votre table, et m’endormirai moins tristement en vous sachant là près de moi. Vous causerez, vous rirez, vous ne vous disputerez point ! Voyons, ce n’est que la rue à traverser, faites-moi ce plaisir. Cela distraira ma femme, qui s’ennuie toujours ! Faut-il, parce que je suis un mauvais convive, que toute ma maison soit close à dix heures du soir ?
DUPARC.
Nous ferons ta volonté. Je te laisse ma chaise.
MOLIÈRE.
Point ! point ! Cela me vaudra mieux de marcher. C’est si près !
PIERRETTE.
Eh bien, asseyez-vous donc, et laissez-vous un peu rafraîchir le sang. Vous ne vous arrêtez jamais ; c’est comme un salpêtre.
MADELEINE.
Armande n’est point prête. Permettez-moi, Molière, de ne vous point laisser seul ici.
MOLIÈRE, baissant la voix.
Oui, ma sœur, je désire causer avec vous.
Duparc et Pierrette sortent.
Scène VII
MOLIÈRE, MADELEINE
MADELEINE.
Causer, Molière ? Ne vous serait-il pas meilleur de reposer votre poitrine en ce moment-ci ?
MOLIÈRE.
Ma chère, il n’est plus temps de se ménager quand l’heure approche où il faut régler ses comptes avec la terre, et les comptes du cœur et de la conscience sont les plus pressants.
MADELEINE.
Êtes-vous donc frappé de l’idée... ?
Elle ne peut achever.
MOLIÈRE, lui prenant la main et souriant.
Je ne suis frappé d’aucun pressentiment. Ne vous affligez point. Je me suis vu si souvent à deux doigts de la mort, qu’elle ne m’effraye plus. Je sais qu’en lui faisant bonne contenance, à cette camarde, on la force quelquefois à reculer et à suspendre ses coups. J’espère que, cette fois encore, nous la mettrons hors de notre logis ; mais elle ne se lassera point, elle est fort importune, et, puisqu’elle doit prochainement se présenter, soyons prêts à la suivre de bonne grâce, quand ce sera la volonté de Dieu.
MADELEINE.
Avez-vous quelques ordres à me donner ?
MOLIÈRE.
Oui, mon amie ; mais, auparavant, laissez-moi vous faire une question. Dans le cours de notre longue et paisible amitié, m’est-il arrivé, à mon insu, devons causer quelque peine ?
MADELEINE.
Pourquoi cette demande ? Je n’eus jamais qu’à me louer de votre protection.
MOLIÈRE.
Ma protection ! ce mot-là me condamnerait ! c’est du respect que je vous devais, c’est de la vénération.
MADELEINE.
Vous m’avez traitée comme une sœur qu’on protège en même temps qu’on la respecte dans toutes les délicatesses de son cœur et de son esprit. Mais, moi, j’ai toujours senti la déférence que je vous devais. Je ne sais point si mon instinct avait deviné votre génie, mais il connaissait les grandeurs de votre âme, et cela me suffisait pour vous suivre et vous croire en toutes choses.
MOLIÈRE.
Eh bien, oui, parlez-moi de ce dévouement si pur, si beau ! n’en ai-je point mésusé quelquefois ?
MADELEINE.
Jamais que je sache !
MOLIÈRE.
Quoi ! je ne vous ai jamais fait souffrir ? j’ai toujours été digne de votre confiance ? Quand je vous jurais que je n’aimais point votre sœur, que je ne l’épouserais jamais, je ne vous ai point trompée ?
MADELEINE.
Vous étiez de bonne foi.
MOLIÈRE.
Oh ! devant Dieu, je le jure ! Et cependant, j’ai manqué à la parole que je vous avais donnée, à celle que je m’étais donnée à moi-même !
MADELEINE.
Vous en avez été relevé, le jour où j’ai vu dans votre cœur plus clair que vous même.
MOLIÈRE.
Oui, sainte et douce fille, tu l’as fait ! Mais, moi, t’ai-je consultée ? Ai-je attendu ta permission pour le crier : « Je l’aime, ta sœur, je la veux ! » N’ai-je point été brutal, égoïste, aveugle ?
MADELEINE.
Pourquoi ces craintes, Molière ? Vous ai-je donné lieu de douter de vous-même ou de moi ?
MOLIÈRE.
Oh ! non, jamais vous ! vous êtes un si pur diamant, que, quand on s’y regarde, on n’y voit point ses propres fautes ; votre éclat les consume. Ah ! que de bien vous m’avez fait, sans vous lasser de mes souffrances ! comme vous m’avez soutenu dans les détresses de ma passion ! comme vous m’avez guéri par mon propre amour, quand la jalousie me sollicitait à la violence ! comme vous m’avez relevé mon idole quand j’étais tenté de la briser !
MADELEINE.
Quel est mon mérite là dedans, je vous prie ? N’est-elle pas ma sœur, ma pupille, confiée à mes soins dès son enfance, mon enfant gâtée aussi, à moi ?
MOLIÈRE.
Et il y a des misérables qui ont trouvé moyen d’inventer un inceste dans le sentiment le plus pur de nos cœurs ?
MADELEINE.
Que voulez-vous dire, Molière ?
MOLIÈRE.
Rien, rien ! Nous-parlerons de cela plus tard. Pour aujourd’hui, je veux vous recommander ma fille, votre filleule, ma petite Madeleine, la joie de ma vie et le souci de ma mort. Veillez sur elle, mon amie ; faites-la modeste, courageuse et bonne comme vous. Qu’elle ne songe point à plaire aux hommes, qu’elle songe à faire le bonheur d’un seul. L’affection ! la bonté ! oh ! une femme bonne ! et on souhaite autre chose !... Voici Baron. Soyez calme, ma sœur, je suis résigné à mon sort...
À Baron.
Approche-toi.
Scène VIII
BARON, MOLIÈRE, MADELEINE
MOLIÈRE, leur prenant la main à tous deux.
Et à présent, mes enfants, que je me sens tranquille et soumis à toutes choses, je veux vous bénir dans le cas de quelque surprise de mon mal qui m’ôterait...
Voyant frémir Baron.
je ne dis point la vie, non ! mais ma force pour quelque temps.
À Baron.
J’ai à le remercier, toi aussi, des tendres soins dont tu m’entoures, et qui te font oublier jeunesse, triomphes et plaisirs ! Le ciel t’en récompensera, mon enfant ; il te donnera la puissance morale, c’est à dire le talent. Et puis viendra la gloire, et alors, ne sois point enivré. Fais comme moi qui ai toujours recherché les défauts de mes ouvrages et de mon jeu, du temps que les autres en regardaient les qualités. C’est à n’être jamais satisfait de soi-même qu’on arrive à se perfectionner. Le jour où l’on est trop content de soi, les autres ne le sont plus, parce qu’on ne cherche plus ! on ne travaille plus ! Pense à moi quand je ne serai point là...
BARON, lui baisant la main.
Mon Dieu ! que vos mains sont froides !
Il lui met son manchon.
MOLIÈRE.
Ce n’est rien, ce n’est rien ! partons. Je me réchaufferai en marchant. Armande est-elle enfin prête ?
MADELEINE.
Je cours lui dire que vous l’attendez.
Elle sort par le côté.
MOLIÈRE.
Moi, je vais donner les ordres pour la représentation de demain.
Il sort par le fond du théâtre.
Scène IX
BARON, seul
Je ne sais point si j’ai l’esprit frappé ! mais il me semble qu’il touche à son heure suprême ; et sa femme ne s’en alarme point !
Scène X
BARON, ARMANDE
ARMANDE, arrivant par une autre coulisse que celle où Madeleine est sortie pour la chercher.
Eh bien, rentrons-nous à la fin ?
BARON.
Mais, madame, c’est Molière qui vous attend.
ARMANDE.
Que ne venait-il dans ma loge !
BARON.
Oui, pour y trouver M. de Visé, l’homme qui lui déplaît à si juste titre ?
ARMANDE.
Il y eût trouvé deux marquis et un conseiller au parlement.
BARON.
Il est bien malade ce soir, madame, et il ne faut peut-être pas faire sonner si haut à ses oreilles les noms et les titres de vos brillantes relations. Vous savez qu’il n’aime point à souper avec les gens de qualité qu’il n’invite point lui-même.
ARMANDE.
Des hommes de qualité ne sont point si pressés de souper avec des comédiens ! Je ne les ai point invités, sachant, mon cher, que vous étiez des nôtres ce soir.
BARON, tranquillement.
Oh ! vous avez fort bien fait.
ARMANDE.
J’admire le ton doctoral de M. Baron, qui soupe en partie fine avec des marquis, on dit même avec des duchesses !
BARON.
Quand Molière est malade, je ne soupe point, je ne le quitte pas, et n’amène point chez lui des gens faits pour l’importuner, préférant de beaucoup son contentement à mon plaisir et sa société à toute autre.
ARMANDE.
Avez-vous résolu de me pousser à bout ? Ferez-vous toujours le pédant avec moi ? ou bien, est-ce encore de la jalousie, comme autrefois ?
BARON.
Autrefois est bien loin, madame, et je l’ai si bien oublié, que j’espérais vous l’avoir fait oublier à vous même. J’ai combattu, j’ai su vaincre ; ma conscience est tranquille comme mon cœur, et je n’ai plus pour vous que le sentiment du profond respect que je dois à la femme de Molière.
ARMANDE.
Vous aimez ailleurs !
BARON.
Et pourquoi non, madame ?
ARMANDE.
C’est bien, monsieur Baron, je vous en félicite.
À part.
Oh ! je me vengerai !
Scène XI
BARON, ARMANDE, MOLIÈRE
MOLIÈRE, au fond du théâtre, parlant à ses ouvriers.
Oui, mes amis, demain Scaramouche et les Italiens, après-demain notre Malade imaginaire pour la cinquième fois. Je vous demande en grâce que tout soit prêt pour que nous puissions commencer à quatre heures. Vous savez que je ne puis plus veiller.
UN OUVRIER.
Oh ! soyez tranquille, monsieur Molière ; mais ne sortez point ce soir à pied, il fait un vent très froid avec de la pluie.
BARON.
Il pleut ? Ah ! je cours vous chercher ma chaise et la faire avancer jusqu’ici.
Il sort.
Scène XII
ARMANDE, MOLIÈRE
MOLIÈRE.
Qu’est-ce donc, Armande ? pleurez-vous ?
ARMANDE.
Je souffre, mon ami ; une migraine affreuse, un malaise incroyable et beaucoup de tristesse.
MOLIÈRE.
Quoi ! à propos de cette requête du sieur Montfleury ? Vous ne pouvez point mépriser cette infamie, dont votre sœur et moi ne prenons nul souci ?
ARMANDE.
Libre à ma sœur d’avoir ce courage-là. Mais de telles calomnies rejaillissent sur moi et me font une situation odieuse ou ridicule.
MOLIÈRE.
Et vous vous en prenez à moi de ce que j’ai des ennemies méprisables ?
ARMANDE.
Non pas, mon ami ; mais enfin, vous devriez...
MOLIÈRE.
Je devrais n’être pas malade, quasi mourant, sans doute ! Je devrais avoir la force de vous venger. Mais croyez-vous m’avoir donné là un cordial bien salutaire que de m’être venue raconter vitement une noirceur que tous mes amis m’eussent cachée avec soin ?
ARMANDE.
D’abord, vous voyez votre mal trop en noir, Molière. Je ne veux point que vous me vengiez autrement que par un recours au roi...
MOLIÈRE.
Je le ferai. Tranquillisez-vous.
ARMANDE.
Quant à votre mal, il faut vous en distraire, n’y point songer, faire comme moi qui, Dieu merci, suis plus malade que vous et partirai la première...
MOLIÈRE.
Vous malade ? Ah oui ! c’est votre nouvelle fantaisie ! Depuis quelque temps, l’on se dit souffrante, et l’on prend toute sorte de juleps comme messire Orgon que nous représentions tout à l’heure. On est toujours belle et fraîche comme à vingt ans ; on a les roses d’un éternel printemps sur les joues, et l’on se plaint de vapeurs et de petits maux qui servent de prétexte à l’envie qu’on a de se distraire au dehors et d’imposer sa volonté au dedans.
ARMANDE.
Quoi ! mon ami, toujours des reproches, et lorsque je souffre si cruellement ?
MOLIÈRE.
Des reproches ! si vous l’entendez comme plaintes de la jalousie, vous vous trompez, Armande. Ces plaintes-là, je les ai si bien refoulées dans mon cœur, qu’elles y sont mortes : ne remuez donc point les cendres de ma passion. J’ai vaincu en moi ce légitime égoïsme de l’amour qui, mettant toutes ses joies, toutes ses pensées, tous ses soins dans l’objet aimé, se croit en droit d’exiger les mêmes retours. Vous, toujours égale et fière dans votre liberté, vous m’avez laissé impitoyablement dans mes peines. J’ai appris à les supporter. Assuré de votre vertu, j’ai fait taire les délicatesses de mon exigence ; mais ne croyez pas pour cela que je vous retire un blâme que j’ai plus que jamais le devoir de vous faire entendre. Notre honneur devait être chose commune, et, si vous avez conservé le vôtre, vous n’avez point préservé le mien. Vos plaintes, vos confidences intimes à deux ou trois cents personnes, ont rendu publique ma jalousie et votre hardiesse à la braver. Croyez-vous que les calomnies dont vous vous plaignez aujourd’hui avec tant d’amertume, les suppositions monstrueuses qu’on insinue au public, ne sont point un peu votre ouvrage, et que l’on aurait fouillé avec cette audace dans mon domestique, si on n’eût point connu qu’il était orageux et troublé ? Armande ! Armande ! le ciel m’est témoin cependant que j’étais entré dans les liens du mariage avec la conscience de mes devoirs et que je n’y ai point manqué ouvertement. J’ai tracé ces devoirs sous une forme légère, mais par un enseignement d’un fond fort sérieux, lorsque j’ai montré au théâtre des époux soupçonneux, outrageants, ridicules et trompés par leur faute. J’ai mis dans la bouche d’hommes plus sages le précepte de la confiance qu’on doit à ce qu’on aime, et le respect d’une honnête liberté pour votre sexe. J’ai voulu mettre ces lois en pratique dans mon intérieur. Comment, hélas ! m’en avez-vous récompensé ?
ARMANDE.
De quoi vous plaignez-vous, puisque je ne vous fus jamais infidèle, et que vous-même êtes obligé d’en convenir ?
MOLIÈRE, plus vivement.
Il s’agit bien de cela ! N’y a-t-il de fidélité que celle des sens ? N’y a-t-il point celle du cœur que la plus simple amitié commande ? M’étiez-vous fidèle, quand vous couriez les fêtes et les assemblées avec des gens qui se riaient de moi ?
ARMANDE.
Je me riais d’eux bien davantage !
MOLIÈRE.
Bon ! Et, quand ces gens-là viennent coqueter autour de vous jusque chez moi ; quand ma maison est empestée de leur musc, que mes oreilles sont assommées de leurs plats discours ; quand ils se font mes amis officieux malgré moi, se consolant de mes rebuffades par un charmant sourire de vos lèvres à demi provocantes, à demi dédaigneuses, énigme terrible où ne s’est point trouvé le mot de ma destinée ! quand ces beaux fils, ces faquins enrubannés, m’honorent de leur humiliante protection ; quand ils font imprimer malgré moi, de stupides préfaces à mes œuvres les plus sérieuses, m’écrasant ainsi des pavés sur la figure pour me délivrer de quelque mouche qui ne me gêne point, et que j’écarterais d’une main beaucoup plus assurée que la leur ; quand ils me volent mon repos, mon temps, mon travail, ma sérénité, ma vie, dites-moi, Armande, dites-moi, votre cœur m’est-il fidèle, et puis-je être fier de vous et de moi-même ?
ARMANDE.
Voilà bien de l’aigreur, Molière, et ces gens de qualité vous sont bien odieux ! Avec qui donc souhaitez-vous que je vive ? Avec vos comédiens, qui, sauf Brécourt et Duparc, vous ont toujours entouré de criailleries, vous suscitant mille embarras, et vous jetant parfois dans de grands périls par leur jalousie et leur cupidité ?
MOLIÈRE.
Je confesse que ma profession m’a souvent écrasé. L’art m’eût fait vivre, le métier me tue. J’aime la vie tranquille, et la mienne est agitée par mille détails turbulents et communs. Cependant, Armande, nous sommes comédiens aussi, nous autres, ne l’oublions point, et sachons aimer nos camarades en dépit de leurs travers. C’est une profession orageuse et difficile dont on exige tout pour le plaisir d’autrui et à qui on n’accorde rien pour le relever ou l’adoucir. Au fond de leurs cœurs, il y a du bon et du grand, comme chez tous les hommes ; leur esprit est mille fois plus agréable et plus solide que celui de tous vos gens de cour, et c’est un grand ridicule, croyez-moi, de n’aimer point ses pareils.
ARMANDE, piquée.
Fort bien ! Ainsi je dois aimer M. Baron, à votre dire ?
MOLIÈRE.
Baron ? Qu’avez-vous contre lui ?
ARMANDE.
Rien, puisque vous ne voulez point m’entendre et que j’ai tort d’avance. Je sais que toute votre amitié est pour lui, et que, grâce à ses soins, vous ne m’aimez plus.
MOLIÈRE.
Je ne t’aime plus, Armande ! Armande, je te reprends, je te gronde ! c’est que je t’aime toujours comme ma fille !
ARMANDE.
Comme votre fille ?
MOLIÈRE, troublé.
Ma fille ! Ah ! les infâmes ! ils prétendent souiller le doux nom que j’avais l’habitude de te donner ! vouloir m’empoisonner cela ! un sentiment si pur, si religieux, et qui a toujours été le refuge de mon propre cœur dans les orages qui l’ont bouleversé !
ARMANDE.
Ne pensez plus à cela, Molière ; je l’aimerai toujours, ce nom de votre fille que vous me donnez, et c’est pourquoi je suis jalouse d’entendre M. Baron vous appeler aussi son père.
MOLIÈRE.
Jalouse, vous jalouse de mes affections ? et depuis quand ?
ARMANDE.
Depuis que vous en honorez un indigne.
MOLIÈRE.
Armande ! je t’en supplie, ne trouble point mon âme par un caprice. Tu es soupçonneuse, susceptible ! Combien de fois n’as-tu pas accusé injustement ceux qui m’entourent et jusqu’à la pauvre Laforêt, qui donnerait sa vie pour toi et pour moi ! Quand même Baron serait ingrat... ne me le dis point. Je suis bien malade, ma pauvre enfant... Laisse-moi passer en paix mes derniers jours.
ARMANDE.
Vous me fermez la bouche, Molière ; je souffrirai en silence. Ah ! vous êtes bien changé pour moi, puisque vous êtes aveugle à ce point sur ce qui me concerne !
MOLIÈRE, ému.
Quel papier tenez-vous là ? Voyons, parlez !
ARMANDE.
Non, j’y vois trop de danger pour moi. Vous feriez un éclat, ou bien vous écouteriez les mensonges de M. Baron.
MOLIÈRE.
M. Baron, toujours M. Baron ! Dites donc ce que vous voulez dire !
ARMANDE.
Molière, c’est une affaire fort délicate. M. Baron me poursuit de son amour depuis qu’il est hors de page. Je ne m’en soucie ni ne m’en inquiète ; mais je trouve révoltante cette trahison envers vous et n’en puis être plus longtemps complice par mon silence. Je vous prie donc de l’éconduire, sans lui en dire le motif : promettez-le-moi.
MOLIÈRE.
Tout ceci me met en défiance, je ne vous ferai point cette promesse, que vous ne m’ayez donné la preuve de ce que vous avancez.
ARMANDE.
Cela m’est bien facile ! mais c’est un échange ? ma preuve contre votre parole de n’en souffler mot à Baron ?
MOLIÈRE.
Je vous promets de ne lui point parler de cette preuve. C’est à moi de la juger.
ARMANDE.
Molière n’a jamais donné sa parole en vain !
MOLIÈRE.
Vous le savez.
ARMANDE.
Lisez donc.
MOLIÈRE, regardant la lettre que tient Armande et sans l’ouvrir.
Elle est bien froissée, cette lettre ! Il y a donc longtemps que vous l’avez reçue ?
ARMANDE.
Je l’ai reçue ce soir, et c’est dans un mouvement d’indignation que je l’ai mise en l’état où elle est.
MOLIÈRE, lisant avec une tranquillité étrange.
« Armande, vous n’aimez pas, vous n’aimerez jamais Molière, n’est-ce pas ? Il ne vous aime point non plus, lui ! c’est impossible. Il est trop grave pour vous ! Vous êtes trop jeune pour lui... la jeunesse... l’amour... »
Il lit des yeux.
Oui, une déclaration, des feux communs...
Fermant la lettre dans sa main.
C’est une lettre d’amour comme toutes les autres.
ARMANDE.
Et vous n’êtes pas plus offensé que cela ?
MOLIÈRE, se levant avec un calme affecté.
Je ne suis plus jaloux, je vous l’ai dit, Armande ; mais je chasserai Baron. Sa conduite est déloyale.
Scène XIII
ARMANDE, MOLIÈRE, BARON
BARON, au fond du théâtre.
Mon ami, j’ai enfin retrouvé mes porteurs ; il m’a fallu les chercher au cabaret. Ils sont là. Voulez-vous partir ?
MOLIÈRE.
Un moment ! qu’ils attendent ! J’ai à vous parler, Baron.
ARMANDE, bas, à Molière.
Quoi ! devant moi ?
MOLIÈRE.
Non ! prenez sa chaise et me la renvoyez aussitôt. Allez m’attendre chez vous.
ARMANDE.
Mais songez à votre promesse ! ne lui dites pas...
MOLIÈRE.
Je l’ai promis.
ARMANDE.
Mais rendez-moi la lettre.
MOLIÈRE, froidement mais avec fermeté.
Allez, allez !
Armande sort.
Scène XIV
MOLIÈRE, BARON
BARON.
Qu’avez-vous à m’ordonner, mon père ?
MOLIÈRE.
Ton père ! Suis-je vraiment un père pour toi ?
BARON.
Oh ! oui, un tendre père, et vous ne douterez jamais de mon cœur, vous !... Mon Dieu ! comme vous êtes pâle !... Souffrez-vous davantage ?
MOLIÈRE.
Je me porte bien.
BARON.
Mais vos mains ne sont point réchauffées !
MOLIÈRE.
J’ai un froid qui me tue ; n’importe ! ces mains-là ont encore de la force.
BARON, à part.
Oui, elles meurtrissent les miennes. Est-ce une convulsion ?
MOLIÈRE.
Baron, vous devriez connaître que vous n’avez point de meilleur ami que Molière !... Oh ! ne rougissez point. Je ne vous veux rien reprocher ! Ce que j’ai fait pour vous, le premier venu ayant quelque argent en la poche et quelque bonté en l’âme, l’eût fait aussi bien que moi. Mais ce dont je me vante auprès de vous, Baron, c’est de vous avoir aimé comme un père aime son fils. Et cela, voyez-vous, ne s’acquitte point en paroles. L’amour seul peut payer l’amour, et, si vous n’avez point dans le cœur une amitié forte et véritable pour Molière, Molière est un père bien malheureux, et Baron un cœur bien misérable !
BARON.
Pourquoi me dites-vous cela, Molière, et d’un air courroucé ? Mon Dieu ! en quoi ai-je pu vous déplaire ?
MOLIÈRE.
C’est que vous êtes un ingrat, Baron, et que j’ai horreur des ingrats, ne l’ayant jamais été moi-même, et ne comprenant pas qu’on le puisse être !
BARON.
Moi, ingrat ? Dieu m’est témoin qu’il n’est point de sacrifices que je ne voulusse faire, et de tourments que je ne fusse glorieux d’endurer pour l’amour de vous.
MOLIÈRE.
Des protestations, des serments ! Va-t’en, je te méprise !
BARON.
Mon père ! Est-il possible ?...
MOLIÈRE.
Va-t’en, te dis-je ; je ne te suis plus rien !
BARON, à part.
C’est la fièvre, c’est le délire.
Haut.
Molière, allons chez vous, venez, vous êtes malade.
MOLIÈRE.
Je ne suis pas malade, je ne suis pas égaré. J’ai toute ma raison, toute ma force, et je vous dis que vous êtes un traître.
BARON.
Molière, je dois tout souffrir de vous ! mais, s’il est vrai que je sois coupable, faites-moi savoir comment, et, s’il faut expier ma faute, tout mon sang...
MOLIÈRE.
Ceci est une feinte ridicule, monsieur, et votre audace me confond ! Il me semblait qu’au premier mot, vous dussiez vous ôter de devant mes yeux. Sachez donc que je n’ai point d’explication à vous donner, et que je n’en accepterais aucune de vous. Sortez ! je vous épargne la honte d’être publiquement chassé de ma maison ; mais, ici, je suis encore chez moi !
Avec exaltation.
Le théâtre, c’est ma maison aussi, c’est mon sanctuaire, c’est mon pavois de triomphe et mon lit de douleurs. C’est là que je voulais vous élever jusqu’à moi par le talent et la vertu, afin de vous laisser, comme un héritage, le fruit de tant de travaux, de chagrins et de fatigues ! Vous y rentrerez comme vous pourrez quand je n’y serai plus ; mais, de mon vivant, vous n’y paraîtrez jamais, car vous souillez une enceinte que j’avais purifiée par l’amour du bien et le langage de la vérité !
BARON.
Molière, je vous déplais, je vous ai offensé apparemment... Et pourtant je puis jurer par ce que je respecte le plus au monde, par votre nom illustre, par votre gloire qui m’est sacrée, par votre bonté que j’adore...
MOLIÈRE.
Tais-toi ! Ne peux-tu m’épargner la douleur d’entendre de tels blasphèmes sortir de ta bouche ?
Le saisissant aux épaules avec une force convulsive et le forçant à plier les genoux.
Si jeune ! avec des yeux si clairs, des traits si purs, porter dans l’âme une si redoutable perversité ! Tiens ! tu me fais horreur, et j’ai envie de te tuer !
Il le jette rudement par terre.
BARON, hors de lui, se relevant.
Oh ! mon Dieu ! si vous n’étiez pas mon bienfaiteur !...
MOLIÈRE, parlant à lui-même, sans le regarder.
Mon Dieu ! ne pouvoir plus estimer ni chérir ce que je préférais à tout le reste ! Avoir vu décliner la vertu d’un roi que j’aimais avec mes entrailles plus encore qu’avec ma raison ! Avoir été forcé d’éteindre dans mon sein l’amour le plus généreux et le plus grand que jamais homme ait ressenti pour une femme... Être réduit à mépriser un homme que j’avais nourri, élevé comme mon propre fils !... Ah ! c’est d’aujourd’hui que je suis vieux... vieux... vieux ! j’ai cent ans !...
Scène XV
MOLIÈRE, BARON, MADELEINE, PIERRETTE, DUPARC, CONDÉ, BRÉCOURT, LES OUVRIERS
CONDÉ, au fond.
Il est encore ici !
MADELEINE.
Oui, et nous sommes inquiets de ne le point voir rentrer ; nous venions savoir s’il est plus mal.
PIERRETTE, s’approchant.
Eh bien, monsieur Molière, vous ne venez donc point souper ?
Molière reste absorbé, debout.
BRÉCOURT, à Baron.
Tu es fort troublé ; qu’y a-t-il ?
UN OUVRIER, s’approchant de Condé.
Oh ! il n’est pas plus mal ; nous l’entendions réciter quelque chose, avec M. Baron : jamais il n’a eu la voix si forte.
CONDÉ.
Alors, il est beaucoup mieux ?
Haut.
Molière, je viens de voir le roi. Les cabales de vos ennemis échouent devant l’estime qu’il vous porte, et, pour preuve, il vous mande auprès de lui, afin de s’entendre avec vous, sur le plan d’une fête qu’il veut donner avant d’aller prendre le commandement de son armée. Êtes-vous en état d’aller assister au petit coucher du roi ?
MOLIÈRE, sortant de sa rêverie.
Le roi ?... une fête ?... Molière ?...
Il s’affaisse lentement sur un fauteuil.
Prince, veuillez dire au roi que Molière se meurt et n’a plus de maître ici-bas !
MADELEINE.
Oh ! ciel ! il se meurt, en effet !
PIERRETTE.
Du secours ! Oh ! mon Dieu ! du secours !
MOLIÈRE.
Non ! point de médecins ! Point de secours autre que celui de vos cœurs... Du repos ! du silence ! Priez... priez autour de moi ! Dieu est ici comme partout... et les bigots ne le peuvent chasser de mon âme !...
Tous s’agenouillent ; les ouvriers s’agenouillent aussi autour de lui.
CONDÉ, lui tenant la main.
Il expire !... Mais voici un papier dans sa main... Une dernière volonté sans doute, et que nous lui devons promettre d’observer tandis qu’il respire encore. Lisez, monsieur Baron !
BARON, après avoir jeté les yeux sur la lettre.
Oh ! mon Dieu ! voilà ce qui l’a tué !
DUPARC.
Qu’est-ce donc ?
BARON, donnant la lettre à Brécourt.
Une lettre, une lettre folle et puérile, que j’écrivis à sa femme avant son mariage. Molière ! ô mon bienfaiteur ! ô mon père ! vos sens ne m’entendent plus et je ne puis me justifier, et vous allez mourir en me maudissant...
Il sanglote.
DUPARC.
Baron, es-tu coupable de sa mort ? Oh ! je te tuerais !
BRÉCOURT.
Non ! Baron n’est pas coupable. Il a aimé Armande ; mais il s’est vaincu lui-même, et, depuis le jour où elle a été la femme de Molière, Baron a été digne de Molière. Âme défaillante de mon ami, grande âme du meilleur des hommes, si tu peux encore m’entendre, que le courroux et la douleur te quittent ! Pars en paix pour un monde meilleur, et sache qu’autour de toi, en ce moment, il n’y a que des cœurs fidèles !
DUPARC.
Hélas ! il ne t’entend plus !
MOLIÈRE, se ranimant.
Si, si... je l’entends... Baron, viens sur mon cœur... Pardonne à un mourant. Ah ! c’est elle... qui me tue... Je lui pardonne. Madeleine, ma sœur... mes amis... brave Condé... ma bonne servante, mes ouvriers, dignes gens !... je m’en vas... je vous quitte !... Ne me plaignez pas, j’ai tant de fois désiré ce moment-ci ! Mais, mon Dieu ! qu’un homme souffre avant de pouvoir mourir !
BRÉCOURT.
Il respire encore ! emportons-le chez lui !
MOLIÈRE, pendant que Duparc le prend dans ses bras.
Oui, je veux mourir chez moi, je veux bénir ma fille.
DUPARC, l’emportant.
Perdre le seul homme que j’aie jamais aimé !...
[1] Voyez, dans le Recueil de Ghérardi, le jugement du célèbre Arlequin sur cet ignoble pamphlet et l’hommage rendue à Fiorelli.