La suite de la Foire Saint-Germain (Jean-François REGNARD - Charles DUFRESNY)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 19 mars 1696.
Personnages
ARLEQUIN, intrigant, sous le nom du baron de Groupignac
COLOMBINE, intrigante, sous le nom de Léonore
M. JACQUEMARD, procureur
MADAME JACQUEMARD
L’ÉPINE
OSIRIS, dieu des Égyptiens
UNE SIBYLLE
UN LIMONADIER
PLUSIEURS GARÇONS LIMONADIERS
AUTRES PERSONNAGES MUETS
La scène est dans une boutique de la foire Saint-Germain.
Scène première
ARLEQUIN, COLOMBINE
ARLEQUIN, à part.
Alessandro magno, quel grand filosofo, aveva ragione di dire, che l’amore d’una dona est un sable mouvant, sur lequel on ne peut bâtir que des châteaux en Espagne.
COLOMRINE, à part.
Lucrezia Romana, di caslissima memoria, aveva costume di dire, ch’il cuore d’un uomo était bien trigaud, et qu’il ne s’y fallait non plus lier qu’à un almanach.
ARLEQUIN.
La dona est une girouette d’inconstance ; un moulin à vent de légèreté ; une belle de nuit qui n’est bonne que du soir au matin.
COLOMBINE.
L’amor d’un uomo est un petit brouillard d’été, qui se dissipe avec le soleil ; un coq sur un clocher, qui tourne au moindre petit zéphyr.
ARLEQUIN, apercevant Colombine.
Ecco la belle de nuit inconstante, qui me fait tant pester contre le genre féminin.
COLOMBINE, apercevant Arlequin.
Ecco le petit brouillard d’été qui me fait haïr les hommes comme des mahométans.
Ils passent fièrement, et se rencontrent nez à nez.
ARLEQUIN.
Mademoiselle, rangez-vous de mon chemin, s’il vous plaît.
COLOMBINE.
Avec votre permission, monsieur, n’embarrassez pas le passage.
ARLEQUIN.
Une ingrate comme vous ne sera jamais un rémora capable d’arrêter un vaisseau comme le mien, qui cingle à pleines voiles sur l’océan des bonnes fortunes.
COLOMBINE.
Un perfide comme vous ne sera jamais une ornière capable de m’empêcher de rouler dans le grand chemin des prospérités. Quand une fille a quelque savoir-faire, elle ne manque pas d’adorateurs.
ARLEQUIN.
Quand un homme est tourné d’une certaine manière, il ne manque point d’adoratrices.
COLOMBINE.
J’ai refusé d’être commis chez un commis de la douane, qui m’aurait fait bien des gracieusetés, et où j’aurais tenu la caisse.
ARLEQUIN.
Il ne tient qu’à moi d’être gouverneur des filles d’honneur d’une honnête dame qui demeure dans la rue Froid-manteau.
COLOMBINE.
Je passe sous silence les avances que me fait un procureur moderne, qui me signifie tous les jours quelque avenir amoureux, et qui veut m’associer à sa pratique.
ARLEQUIN.
Je ne fais point mention d’une ancienne procureuse qui me donne toujours quelque exploit galant, et qui m’a accordé la préférence sur quatre grands clercs.
COLOMBINE, d’un ton radouci.
Peut-on savoir le nom de votre ancienne procureuse ?
ARLEQUIN, du même ton.
Peut-on apprendre comment s’appelle votre procureur moderne ?
COLOMBINE.
Si vous n’étiez pas un petit indiscret...
ARLEQUIN.
Si vous n’étiez pas une grande babillarde...
COLOMBINE.
Io vi direi que c’est monsieur Jacquemard.
ARLEQUIN.
Io vi direi que c’est madame Jacquemard.
COLOMBINE.
Madame Jacquemard ! E possibile ? Ah ! caro Arlichino ! Nous négocions l’un et l’autre dans la même boutique.
ARLEQUIN.
Ah ! carissima Colombina ! embrassez-moi. Nous travaillons tous deux dans le même atelier.
COLOMBINE.
J’ai fait croire à M. Jacquemard que je suis une fille de qualité de province, nommée Léonore, et que je suis à Paris pour solliciter un procès.
ARLEQUIN.
Et moi je me suis introduit auprès de la procureuse, sous le nom du baron de Groupignac, e che sono venuto à Parigi per sollecitar un dono.
COLOMBINE.
Quel est-il ce don ?
ARLEQUIN.
C’est de pouvoir seul avoir des haras de mulets dans les montagnes d’Auvergne.
COLOMBINE.
Il faut de cette affaire faire notre fortune. Tu sais que notre mariage n’est retardé que par notre indigence : il faut que nous plumions ces oisons. J’assigne dès à présent ma dot sur les malversations du procureur.
ARLEQUIN.
Et moi, ton douaire sur les malversations de la procureuse. L’Épine est dans mes intérêts.
COLOMBINE.
Il est aussi dans les miens, et son secours ne nous sera pas inutile.
Scène II
COLOMBINE, ARLEQUIN, L’ÉPINE
COLOMBINE.
Mais le voici.
L’ÉPINE.
Je vous trouve à propos : vos affaires sont en bon train.
À Colombine.
Votre procureur ne manquera pas de se trouver tantôt dans ma boutique, pour voir mes momies, où il vous prépare une collation magnifique.
À Arlequin.
Et pour la procureuse, je l’attends ici, et je vais faire en sorte de la faire trouver aussi chez moi.
ARLEQUIN.
Tant mieux. Si les parties sont assemblées, nous plaiderons contradictoirement.
L’ÉPINE.
Dès qu’ils seront tous dans ma boutique, je vous dirai ce qu’il faudra que vous fassiez.
À Colombine.
En attendant, Colombine, il faut que tu te déguises en Égyptienne : je te cacherai dans ma boutique, et...
Il lui parle à l’oreille.
Mais allez-vous-en : voici madame Jacquemard qui vient.
Scène III
L’ÉPINE, MADAME JACQUEMARD, vêtue d’un brocart d’or sur un fond écarlate et chargé de beaucoup de rubans
L’ÉPINE.
Serviteur à madame Jacquemard. Que vous êtes brillamment et élégamment mise ! quel bel habit !
MADAME JACQUEMARD.
Vous voyez, monsieur de l’Épine ; c’est un petit déshabillé à bonnes fortunes, que je me suis donné exprès pour venir à la foire.
L’ÉPINE.
Ah ! madame, vous êtes si belle, que vous n’avez pas besoin de toutes ces parures-là pour plaire.
MADAME JACQUEMARD.
On a beau être jeune, mignonne, pouponne, ces fripons d’hommes sont si intéressés, qu’à moins qu’ils ne voient briller l’or dessus et dessous, ils s’imaginent qu’une femme est un garde-magasin, et ils veulent l’avoir pour moitié de ce qu’elle vaut.
L’ÉPINE.
Il est vrai qu’on aime assez l’étalage ; et dans les boutiques bien parées, on y vend une fois plus cher qu’ailleurs.
MADAME JACQUEMARD.
On attrape assez l’air de qualité, comme vous voyez. Mon mari ne sait pas que j’ai ce petit déshabillé-ci. C’est le surtout des menus plaisirs : il est déjà tout fripé.
L’ÉPINE.
Mais si votre mari vous trouve avec cet ajustement, il pourra bien jeter l’habit par les fenêtres, sans songer que vous seriez dedans.
MADAME JACQUEMARD.
Oh ! je ne crains rien.
L’ÉPINE.
Il faudra, madame, que vous veniez voir mes momies d’Égypte. Elles sont très rares, et M. le baron de Groupignac m’a promis qu’il s’y trouverait : je sais qu’il ne vous est pas indifférent.
MADAME JACQUEMARD.
Je n’ai rien de caché pour M. de l’Épine ; je connais sa discrétion, et je lui avouerai que je me sens si frappée de ce M. de Groupignac, que si mon bâtier de mari était mort, je n’en ferais pas à deux fois ; et je l’épouserais d’abord en lui donnant tout mon bien.
L’ÉPINE.
Vous ne sauriez mieux faire ; c’est un homme d’un vrai mérite. J’ai une Égyptienne dans ma boutique, qui pourrait bien deviner le temps que vous l’épouserez. Mais je crois que je l’entends. Madame, je vous laisse pour me rendre chez moi. Si l’Égyptienne vous tente, venez-y, et je vous promets que je vous ferai parler à elle en toute sûreté. Serviteur.
MADAME JACQUEMARD.
Je vous réponds que j’irai dans un moment chez vous.
Scène IV
MADAME JACQUEMARD, ARLEQUIN, en baron de Groupignac
ARLEQUIN, vers la cantonade.
Holà, quelqu’un ! Basque, Champagne, La Fleur, Poitevin, Coupejarret ! Laquais major, autrement mon secrétaire, j’ai laissé sur mon bureau vingt ou trente billets doux ; allez les ouvrir, et y faites réponse ; mais d’un style tigre et cruel : j’ai d’autres amours en fête. Laquais minor, allez dire à cette veuve que je n’irai point la voir qu’elle n’ait reçu ce remboursement. Laquais minimus, vous irez chez la vieille baronne de Trancot, savoir si son visage est pleinement rentré des crevasses de la petite vérole. Mon suisse, venez çà : vous, dont le bras est aguerri à soutenir l’assaut des créanciers, redoublez de force aujourd’hui, et repoussez vigoureusement toutes les femmes qui viendront m’assiéger.
À madame Jacquemard.
Ah ! madame, vous voilà ? Que de beautés ! que d’appas ! quelle fourmilière de charmes ! Que ces yeux, ce nez, ces dents, ce teint, que tout cela est bien travaillé ! Avez-vous acheté cela tout fait ?
MADAME JACQUEMARD.
Ah ! monsieur, je n’achète point de charmes ; la nature y a assez pourvu : je suis toute naturelle, moi.
ARLEQUIN.
Que cela est artistement élabouré ! Je me donne au diable, si je n’aimerais pas mieux avoir fait ce visage-là que la machine de Marly.
MADAME JACQUEMARD.
On serait bien heureuse, monsieur le baron, si l’on pouvait, auprès de vous, mettre à profit ses petits appas.
ARLEQUIN.
Petits appas, madame ? Ah, ciel ! quelle hérésie ! voilà les plus gros que j’aie vus de ma vie. Vous me charmez, vous m’enchantez, vous m’enlevez, vous m’enthousiasmez. Non, je n’y saurais tenir ; il faut que je vous embrasse.
Il veut l’embrasser et la remplit de poudre.
MADAME JACQUEMARD.
Ah ! petit séducteur, vous ne cherchez qu’à me jeter de la poudre aux yeux ! Ah ! ah !
Elle minaude.
ARLEQUIN.
L’éclat de vos charmes m’éblouit bien davantage, beau soleil de mon âme ! plus je vous vois, plus je vous trouve adorable. M’aimez-vous ?
MADAME JACQUEMARD.
Ah ! fi donc, aimer ! je m’évanouis quand j’entends seulement prononcer le mot d’amour ; mais on aurait quelques bontés pour vous, si vous n’étiez pas si dissipé.
ARLEQUIN.
Il faut bien qu’un homme de qualité remplisse ses devoirs. On se lève tard. Avant qu’on ait écarté des créanciers, fait quelque affaire avec les usuriers, qu’on se soit montré dans les lansquenets, on est tout étonné que la nuit est bien avancée, et qu’il faut aller rosser le guet.
MADAME JACQUEMARD.
Vous êtes, à ce qu’il me paraît, fort régulier à vos exercices.
ARLEQUIN.
Pour me rendre plus assidu auprès de vous, je me suis un peu relâché cette semaine ; et voilà déjà cinq hommes qu’on a tués, où je n’ai aucune part. Mais, que ne fait-on pas pour vous ? Que vous êtes ensorcelante !
Il lui baise la main.
MADAME JACQUEMARD.
Fi donc, fi donc, monsieur le baron !
ARLEQUIN.
Où est donc ce diamant que vous mettez d’ordinaire à votre petit doigt, et qui me va si bien au pouce ?
MADAME JACQUEMARD.
Je vous l’apporterai tantôt.
ARLEQUIN.
N’y manquez donc pas. Que vous parlez élégamment, ma princesse ! En vérité, je ne vois personne qui ait une tournure d’esprit aussi arrondie. Le diable m’emporte, vous l’avez comme le corps.
MADAME JACQUEMARD.
Tout de bon ? Me trouvez-vous de votre goût ? Mon tailleur dit qu’il y a de l’honneur à m’habiller. Je ne suis pas des plus menues ; mais si vous y prenez garde, je suis assez bien prise dans ma taille.
ARLEQUIN.
Vous êtes à charmer. Fi ! je n’aime pas ces grandes tailles de fuseau, qui sont toujours prêtes à rompre. Je veux, morbleu, des tailles épaisses et renforcées, comme la vôtre. J’ai eu autrefois un roussin breton, qui était le meilleur animal qui fut jamais : il avait la côte tournée comme vous. Je crois que vous avez la jambe d’un beau volume ! souffrez que j’en voie un échantillon.
MADAME JACQUEMARD.
Fi donc, arrêtez-vous, petit entreprenant. Sans vanité, je ne l’ai pas mal tournée.
Elle fait voir un peu sa jambe.
ARLEQUIN.
Le joli petit balustre ! Ah ! madame, votre beauté durera longtemps ; elle est bâtie sur pilotis.
Il veut lui toucher la jambe.
MADAME JACQUEMARD.
Tout beau, tout beau, monsieur ! un peu de modestie.
ARLEQUIN.
Oh ! plus que vous ne voudrez. Vos jambes sont les colonnes d’Hercule : c’est pour moi le non plus ultra.
MADAME JACQUEMARD.
Je vous laisse, et vais de ce pas aux momies, consulter une Égyptienne sur la mort de mon mari, et notre futur mariage. Adieu, petit Hercule.
ARLEQUIN.
Adieu, charmante colonne qui soutiens l’architrave de mon amour.
Scène V
ARLEQUIN, seul
Il me semble que la procureuse ne donne pas mal dans le panneau. Allons nous déguiser, pour l’attraper, elle et son mari, et la faire venir à nos fins.
Scène VI
OSIRIS, LA SIBYLLE
Le théâtre change, et représente une ruine ; on voit dans l’enfoncement des pyramides et des tombeaux, entre autres ceux de Marc-Antoine et de Cléopâtre.
Osiris paraît au milieu de ces tombeaux, frappe de sa baguette une sibylle qui était couchée au pied d’une pyramide ; la sibylle se lève, avance sur le bord du théâtre, et chante.
LA SIBYLLE chante.
Sous ces beaux monuments, d’éternelle mémoire,
Je ranime la cendre, et trouble le repos
De ces rois et de ces héros
Qui jadis, dans l’Égypte, ont signalé leur gloire.
Je garde aussi sous ces tombeaux fameux,
Les mânes précieux
De ces femmes charmantes,
Qui firent jusque dans les cieux,
Élever ces masses pesantes,
Et par des histoires brillantes,
Signalèrent leur nom dans l’empire amoureux.
On joue une ritournelle gaie, et la Sibylle continue de chanter.
Si, dans ces lieux, toutes les belles,
Qui ne sont pas cruelles,
Pour immortaliser leur sort,
Lassaient de quoi bâtir, après leur mort,
Des monuments aussi solides,
On verrait bien des pyramides.
Scène VII
OSIRIS, MADAME JACQUEMARD, LA SIBYLLE
MADAME JACQUEMARD.
Monsieur, n’est-ce point vous qui montrez les momies ?
OSIRIS.
Je suis Osiris, le dieu de l’Égypte.
MADAME JACQUEMARD.
Puisque vous êtes le dieu de l’Égypte, ne pourriez-vous point me faire parler à quelqu’une de vos Égyptiennes, pour lui demander son avis sur une petite affaire ?
OSIRIS.
Volontiers. Je veux, en votre faveur, rappeler à la lumière une des plus illustres.
Il frappe de sa baguette une pyramide, Colombine sort.
Scène VIII
OSIRIS, MADAME JACQUEMARD, COLOMBINE, en Égyptienne, LA SIBYLLE
MADAME JACQUEMARD.
On m’a dit, madame, que vous étiez une Bohémienne fort habile dans votre métier, et que vous deviniez à merveille.
COLOMBINE.
On vous a dit vrai ; il y a plus de six mille ans que nous devinons dans notre famille, de père en fils. Je suis la première femme du monde pour crocheter les cadenas de l’avenir. En voyant votre taille et votre moustache, je devine que vous êtes menacée d’une longue stérilité.
MADAME JACQUEMARD.
M. Jacquemard, mon mari, ne se plaint point de moi. Je l’ai fait père de dix-huit Jacquemardeaux, tous portant barbe.
COLOMBINE.
J’ai deviné qu’au printemps prochain, plusieurs femmes paieraient aux officiers leur quote-part des frais de la campagne pour éviter les exécutions militaires.
MADAME JACQUEMARD.
Je le crois bien ; mais...
COLOMBINE.
J’ai deviné qu’au renouveau le sang des procureuses serait terriblement pétillant ; et que si elles jouaient au lansquenet, leurs maris seraient les premiers pris.
MADAME JACQUEMARD.
Madame, je suis procureuse, et...
COLOMBINE.
En voyant une sultane d’opéra troquer ses diamants bâtards contre des légitimes, j’ai deviné qu’elle avait fait de furieuses exactions sur quelque gros bâcha sous-fermier.
MADAME JACQUEMARD.
D’accord ; mais vous saurez...
COLOMBINE.
En voyant deux Gascons entrer au cabaret, j’ai deviné que ce serait le cabaretier qui paierait l’écot.
J’ai deviné qu’à la Saint-Martin, tout homme de robe et tout abbé feraient suspension d’armes ; mais qu’au départ des officiers, on verrait écrit en lettres d’or, sur la porte des coquettes : Cedant arma togœ.
MADAME JACQUEMARD.
Il n’est pas question de cela.
COLOMBINE.
J’ai deviné que les bals de cette année seraient dangereux ; et que les hommes seraient si bien masqués, que mainte femme y prendrait quelque aventurier pour son mari.
J’ai deviné que beaucoup de mères coquettes, voyant chaque jour leur visage menacer ruine, tacheraient de faire recevoir leur fille en survivance.
MADAME JACQUEMARD.
Je n’ai que deux mois.
COLOMBINE.
J’ai deviné qu’il y aurait cet été aux Tuileries plus de nymphes bocagères que de faunes et de chèvres-pieds, et que les Apollons de ce pays-là ne trouveraient point de Daphné assez cruelle pour se laisser métamorphoser en laurier. En voyant tant de galanteries mercenaires, j’ai deviné que l’amour était devenu courtier de change, et que les cœurs se négociaient à présent de place en place.
MADAME JACQUEMARD.
Mais laissez-moi donc parler.
COLOMBINE.
J’ai deviné, en voyant un milord de la rue des Bourdonnais, qui avait perdu son argent contre une jolie femme, qu’il ne serait pas longtemps à se racquitter.
J’ai deviné que les carrosses de deux bourgeoises de qualité se rencontreraient tête à tête dans une petite rue, et qu’après avoir fait repaître leurs personnes et leurs chevaux, on en ferait une scène lucrative à l’hôtel de Bourgogne[1].
MADAME JACQUEMARD.
Vous avez deviné juste ; mais...
COLOMBINE.
J’ai deviné qu’il y aurait cette année bien des filous qui voudraient changer d’état ; bien des maris qui voudraient porter le deuil de leurs femmes, et encore plus de femmes qui postuleraient des emplois de veuve.
MADAME JACQUEMARD.
Ah ! voilà la question, madame.
COLOMBINE.
Comment ? est-ce que vous voudriez que votre mari fût mort ?
MADAME JACQUEMARD.
Non, pas tout à fait ; mais je voudrais savoir si je serai mariée en secondes noces.
COLOMBINE.
Donnez-moi votre main. Diantre ! voilà une main bien nuptiale. Vous avez bien des soupirants ; entre autres, un certain baron de Grou...
MADAME JACQUEMARD.
Groupignac, n’est-ce pas ?
COLOMBINE.
Groupignac, oui ; un échappé des montagnes de l’Auvergne. Il vous a horriblement égratigné le cœur.
MADAME JACQUEMARD.
Cela est vrai.
À part.
Comme elle devine cela !
Haut.
Il m’a promis de m’épouser aussitôt que la place serait vacante. Mais, vous le savez, les barons d’aujourd’hui sont si inconstants !
COLOMBINE, à part.
Et les mesdames Jacquemard si laides !
MADAME JACQUEMARD.
Dites-moi un peu ce qu’il faudrait faire pour le fixer dans le goût de me tenir un jour sa parole.
COLOMBINE.
Avez-vous des bijoux, des diamants, de l’argent comptant ?
MADAME JACQUEMARD.
Oh ! oui : je suis très bien nippée et très riche.
COLOMBINE.
Eh bien ! écoutez la Sibylle : elle va vous dire ce qu’il faudra faire.
LA SIBYLLE chante.
Quand on a passé sa jeunesse,
On achète bien citer les fruits de la tendresse.
Il ne faut pas qu’une vieille prétende
Faire l’amour à communs frais ;
Et trop heureuse encor que son argent lui rende
Ce que l’âge sur elle a moissonné d’attraits !
Scène IX
OSIRIS, MADAME JACQUEMARD, M. JACQUEMARD, LA SIBYLLE
M. JACQUEMARD, apercevant sa femme.
Que faites-vous donc ici, madame ?
MADAME JACQUEMARD.
Qu’y faites-vous, vous ? Que je suis malheureuse ! Est-ce que je rencontrerai toujours ce petit brutal-là en mon chemin ?
M. JACQUEMARD.
Est-ce que vous venez à la foire pour y donner la comédie ? Quel habit de folle avez-vous donc là ? Est-ce là l’habit d’une procureuse ?
MADAME JACQUEMARD.
Procureuse, moi ? Apprenez, mon ami, que je suis la femme d’un procureur, mais que je ne suis point procureuse, et que je puis porter l’or et l’argent à meilleur titre que de vieilles comtesses qui doivent encore leur habit de noce.
M. JACQUEMARD.
Il n’y a pas un de ces diamants-là qui ne m’ait coûté un procès, et peut-être une fausseté.
MADAME JACQUEMARD.
Je serais bien malheureuse d’être lardée de faussetés depuis les pieds jusqu’à la tête ! Mais, monsieur, consolez-vous ; ces diamants-là ne vous coûtent rien.
M. JACQUEMARD.
Ils ne vous coûtent pas grand’chose non plus.
MADAME JACQUEMARD.
Comment ! que voulez-vous dire ? Ils ne me coûtent pas grand’chose ! Je veux bien que vous sachiez que je n’ai jamais rien fait pour de l’argent.
M. JACQUEMARD.
Tant pis, madame : il y a de certains métiers où il vaut mieux recevoir que donner.
MADAME JACQUEMARD.
Plutôt que de censurer ma conduite, vous feriez mieux de réformer la vôtre, et de ne pas faire tous les jours le petit libertin.
M. JACQUEMARD.
Je n’ai rien à réformer à ma conduite, et je souhaiterais que la vôtre fût aussi régulière dans le fond et dans la forme.
MADAME JACQUEMARD.
Cela est étrange ! Ces gens de pratique ont toujours quelque petit ménage par apostille, et ils ne regardent leur femme que comme un inventaire de production.
OSIRIS.
Doucement. Il n’est pas question de se disputer ici. Vous êtes venus pour voir les momies, et non pour quereller. Faites donc silence, et regardez ; vous allez voir Marc-Antoine et Cléopâtre.
Scène X
OSIRIS, M. JACQUEMARD, MADAME JACQUEMARD, ARLEQUIN, en Marc-Antoine, COLOMBINE, en Cléopâtre
Un grand tombeau s’ouvre, et laisse voir Marc-Antoine et Cléopâtre couchés, l’un tenant une épée, l’autre un serpent ; ils sont vêtus en momies.
M. JACQUEMARD.
Je crois que voilà Léonore ma maîtresse.
MADAME JACQUEMARD.
Je crois que voilà mon baron de Groupignac !
COLOMBINE, en Cléopâtre, sort de sa tombe, et dit, d’un ton tragique.
Quel éclat vient frapper ma débile paupière ?
Quel dieu cruel me force à revoir la lumière,
Moi qui, me dérobant aux rigueurs de mon sort,
Trouvai tant de douceur à me donner la mort ?
J’ai triomphé du coup dont vous vouliez m’abattre,
Grands dieux ! que voulez-vous encor de Cléopâtre ?
Mais, que vois-je en ces lieux ? l’ombre de mon époux ?
Marc-Antoine, est-ce vous ?
ARLEQUIN, en Marc-Antoine, se lève, étend les bras, se frotte les yeux, et dit d’un ton comique.
Ah ! que j’ai bien dormi ! Bonjour, Cléopâtrine.
Quelle heure est-il ! J’ai soif et faim.
Va vite me tirer chopine ;
Mais ne la bois pas en chemin.
COLOMBINE.
Cet indigne discours rend ma douleur plus vive.
Ne te souvient-il plus que tu fus roi des rois ;
Un héros ?
ARLEQUIN.
Moi, héros ! Dame ! j’ai quelquefois
La mémoire un peu laxative.
Étions-nous morts tous deux ?
Par ma foi, je croyais
Qu’en bons et francs époux bourgeois,
Tous deux, au même lit, le ragoût d’Hyménée
Nous avait fait dormir la grasse matinée.
COLOMBINE.
De son esprit troublé que puis-je soupçonner ?
ARLEQUIN.
Déchausse le cothurne, et songe au déjeuner.
Ton œil me met en goût, et me sert d’échalote.
Cette anguille est dodue, et vaut bien un poulet ;
Au lieu d’en faire un bracelet,
Va m’en faire une matelote.
COLOMBINE.
J’ai toujours conservé, sur mon bras étendu,
Ce sûr témoin de ma vertu.
Quand ta mort eut brisé nos conjugales chaînes,
Cet aspic fit glisser son venin dans mes veines.
ARLEQUIN.
On a fait courir ce bruit-là ;
Mais tu connais la médisance :
L’un le crut, l’autre s’en moqua ;
Dis-moi la chose en conscience.
Fut-ce un aspic qui te piqua ;
Ou bien si tu mourus de rage
De n’avoir pu chanter un bis de mariage ?
COLOMBINE.
Tout l’univers a su mon trépas éclatant.
ARLEQUIN.
Je le tiens apocryphe. Euh ! petit charlatan.
À quelque autre que moi va vendre ta vipère,
Pour faire de l’orviétan,
Ou pour pendre au plancher de quelque apothicaire.
Si de cette vipère on faisait, à Paris,
De la poudre à guérir les coquettes fieffées,
On en vendrait moins, prix pour prix,
Pour les estomacs affaiblis,
Que pour les vertus délabrées.
COLOMBINE.
Pour sauver ma vertu, j’employai le poison.
ARLEQUIN.
Ouiche, tarare, poupon !
COLOMBINE.
Auguste est mon garant ; je méprisai sa couche.
ARLEQUIN, d’un ton héroïque.
Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
À ce nom, de courroux je me sens embrasé,
Et je suis à présent dé-Marc-Antonisé.
Tu veux m’en imposer par ton récit tragique.
COLOMBINE prend le ton badin.
Mon bichon, mon Antonichon,
Je prendrai, si tu veux, le ton tragi-comique.
Les femmes de certain renom
Savent chanter sur chaque ton ;
Même sur celui de flon flon.
ARLEQUIN.
Telle qu’une coquette, en superbe ordonnance,
Vient étaler au cours le plus fin de son art,
Pour ranger sous son étendard
Quelque colonel de finance ;
Telle, et plus belle encore, on vous vit dans un char,
Aller pompeusement au-devant de César.
Là vous mîtes en batterie,
Soupirs, roulement d’yeux, mines, minauderies,
Pour faire encore échec et mat
Les débris du triumvirat.
Mais, avec tout l’effort de votre artillerie,
Croyant prendre un héros, vous ne prîtes qu’un rat.
COLOMBINE.
Quand je voudrai mettre un amant en cage.
J’y réussirai, sur ma foi :
Princesse aussi riche que moi
Perd rarement son étalage.
Ingrat ! pour tes beaux yeux, j’ai, contre le Romain,
Mis cent fois l’épée à la main.
ARLEQUIN.
Fi ! vous n’êtes qu’une bretteuse.
COLOMBINE.
Cœur de caillou, sang de macreuse !
Par une marotte amoureuse,
Pour toi, j’ai trotté sur les mers ;
J’ai rôdé par tout l’univers ;
J’ai galopé l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique.
ARLEQUIN.
On n’avait point encor découvert l’Amérique.
Ce fut pour toi le plus grand des bonheurs ;
Car, ma foi, pour te rendre sage,
On l’eût fait commander, dans ce chétif voyage,
L’arrière-ban des Noseurs.
COLOMBINE.
Venons au fait : veux-tu me reprendre pour femme ?
ARLEQUIN.
Nenni, ventre saint-gris ! madame.
COLOMBINE.
Petit mouton d’amour, doux objet de mes vœux !
ARLEQUIN.
Je sens que je m’en vais retomber amoureux.
Marc-Antoine, point de faiblesse.
COLOMBINE, reprend le ton héroïque.
Cléopâtre, plus de tendresse.
Rentrons dans nos tombeaux. Adieu, perfide, adieu.
ARLEQUIN.
Venez çà, petit boutefeu.
Qu’on m’aille chercher un notaire ;
La femme est un mal nécessaire.
COLOMBINE.
Et l’homme est un faible animal.
ARLEQUIN.
Nouons à double nœud le lien conjugal.
Donne-moi la main, scélérate.
COLOMBINE.
Mon cher Toinon, mets là ta patte.
MADAME JACQUEMARD.
Tout beau, s’il vous plaît ; je mets empêchement à ce mariage-là, et j’ai hypothèque sur Marc-Antoine.
M. JACQUEMARD, à Colombine.
Comment donc, mademoiselle ! ne m’avez-vous pas promis de m’épouser quand ma femme serait crevée ?
MADAME JACQUEMARD.
Comment, merci de ma vie ! quand je serai crevée ? Je veux vivre cent ans, pour te faire enrager, et pour t’empêcher d’épouser ta demoisillon.
M. JACQUEMARD.
À la bonne heure ; mais vous n’épouserez pas non plus votre baron.
MADAME JACQUEMARD.
Je ne l’épouserai pas ; mais je lui donnerai tout mon bien. Tenez, M. le baron, voilà déjà un diamant que je vous donne.
Elle tire un diamant de son doigt et le donne à Arlequin.
M. JACQUEMARD.
Je n’épouserai pas Léonore ; mais je lui donnerai tout ce que j’ai. Tenez, mademoiselle, voilà une bourse de cent louis.
MADAME JACQUEMARD, à Arlequin.
Tenez, voilà un collier de mille écus.
M. JACQUEMARD, à Colombine.
Voilà un petit contrat de cinq cents livres de rente.
MADAME JACQUEMARD.
Et moi je vous donne ma maison de la rue de la Huchette.
M. JACQUEMARD.
Et moi, ma terre de la Pissotte, la maison de Paris, l’étude, les trois grands clercs... Ah ! j’étouffe.
ARLEQUIN.
Et nous, nous vous donnons le bonsoir. Présentement que nous tenons de quoi faire la noce, il est bon de vous dire que la prétendue Léonore s’appelle Colombine ; qu’elle est une friponne de sa profession ; et que le baron de Groupignac, autrement dit Marc-Antoine, est Arlequin, autre fourbe de son métier.
MADAME JACQUEMARD.
Quoi !... N’importe, je suis contente, pourvu que mon benêt de mari n’épouse pas sa grisette.
M. JACQUEMARD.
Et moi aussi, pourvu que vous n’épousiez pas votre baron.
ARLEQUIN.
Puisque tout le monde est content, divertissons-nous, et faisons la noce de Marc-Antoine.
Scène XI
OSIRIS, M. JACQUEMARD, ARLEQUIN, COLOMBINE, LA SIBYLLE, MOMIES servant à table, GARDES de Marc-Antoine armés de mousquetons
Osiris frappe, et le théâtre change : on voit un jardin orné de buffets de cristal. Le tombeau de Marc-Antoine se change en une table, et les momies viennent servir. M. Jacquemard lave ses mains, ôte son manteau et sa perruque, met un petit bonnet, et se met à table le premier.
ARLEQUIN.
Comment, ventrebleu ! mon petit praticien français, vous êtes bien hardi de vous mettre à table devant Marc-Antoine romain !
Il le fait sortir da table en le prenant par le bras et lui donnant un coup de pied, et il chante.
Monsieur Jacquemard, faites Gille
Ce n’est point aux procureurs
À donner des cadeaux aux filles.
Prenez votre sac et vos quilles :
Faites Gille, faites Gille ;
Allez chercher fortune ailleurs.
Jacquemard veut se fâcher ; deux gardes de Marc-Antoine le mettent sous la table, et le couchent en joue pendant tout le repas : tout le monde mange, et Arlequin chante.
Monsieur Jacquemard est bénin,
Docile, et débonnaire :
Il nous fait boire de bon vin ;
Mais il n’en boira guère.
LE CHŒUR répète.
Il nous fait boire de bon vin ;
Mais il n’en boira guère.
ARLEQUIN.
Il plaide comme un Cicéron ;
En procès, c’est un diable ;
Mais, quand il voit un mousqueton,
Il plaide sous la table.
LE CHŒUR.
Mais, quand il voit un mousqueton,
Il plaide sous la table.
ARLEQUIN.
Aux frais du plaideur indiscret,
Il boit à la buvette ;
Mais il défraye au cabaret,
Et plumet et grisette.
LE CHŒUR.
Mais il défraye au cabaret,
Et plumet et grisette.
Scène XII
OSIRIS, M. JACQUEMARD, ARLEQUIN, COLOMBINE, LA SIBYLLE, MOMIES, GARDES, UN LIMONADIER
LE LIMONADIER, suivi de plusieurs, garçons.
Messieurs, voilà les liqueurs que vous avez demandées. Vin muscat, vin de Saint-Laurent ; des eaux de cannelle, des eaux de Forges, des eaux de Bourbon.
ARLEQUIN.
Mets tout cela sur le buffet, mon ami.
LA SIBYLLE chante.
Les rois d’Égypte et de Syrie
Voulaient qu’on embaumât leurs corps,
Pour durer plus longtemps morts :
Quelle folie !
Avant que de nos corps notre âme soit partie,
Avec du vin embaumons-nous :
Que ce baume est doux !
Embaumons-nous, embaumons-nous,
Pour rester plus longtemps en vie.
LE LIMONADIER.
Messieurs, il faut que je m’en aille ; mais avant que de partir, dites-moi, s’il vous plaît, qui me paiera.
ARLEQUIN.
Cela est juste. M. Jacquemard paiera. Va : il répond de tout.
M. JACQUEMARD, sous la table.
Moi ! Je ne réponds de rien : je n’en paierai pas un sou.
ARLEQUIN.
Vous ne paierez pas ! Mousquetaires, remettez-vous ; tirez.
M. JACQUEMARD.
Ne lirez pas, j’aime mieux payer : mais qu’on me laisse donc sortir.
ARLEQUIN.
Volontiers, laissez-le aller ; après qu’il aura payé, s’entend.
Jacquemard sort de dessous la table, et paie le limonadier avant que de quitter la scène. Ils sortent tous les deux.
Divertissement
Tous les acteurs se lèvent, tenant chacun leur verre plein, et chantent les couplets suivants, qui sont accompagnés de trompettes et de tambours.
LA SIBYLLE.
Verse-moi du vin dans mon verre.
Choquons, faisons un bruit de guerre
Qui puisse durer toujours.
Répondez-moi, trompettes et tambours.
Les trompettes et les tambours se font entendre.
Et tandis que Mars, sur la terre,
Ne fait point gronder son tonnerre,
Chantons le vin et nos amours.
Répondez-moi, trompettes et tambours.
Les trompettes, etc.
MEZZETIN.
Si notre pièce a su vous plaire,
Quoique en carême encor, nous ferons bonne chère ;
Le carnaval pour nous va reprendre son cours.
Répondez-moi, trompettes et tambours.
Les trompettes, etc.
ARLEQUIN.
À la santé du parterre :
Le ciel veuille allonger ses jours !
Et que dans notre gibecière,
Son argent foisonne toujours.
Répondez-moi, trompettes et tambours.
Les trompettes, etc.
[1] Voir la première scène ajoutée à la fin de la Foire Saint-Germain.