Le Maître d’école (Paul MEURICE)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de L’Ambigu-Comique, le 10 mars 1859.

 

Personnages

 

ÉVERARD

VARADE

FABIEN VINCY

DELLEMARE

BUX

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL

JEAN-FRANÇOIS

LORIOT

MATHIEU

GRELUCHE

GASTON

ÉLISE

GÉNÉREUSE

PÉRINETTE.

PÉRINET

PAYSANS

PAYSANNES

ENFANTS

CONTREBANDIERS, etc.

 

En 1803. À Mijoux, dans le Jura.

 

 

ACTE I

 

Grande chambre à demi rustique. Portes latérales. Porte au fond. Sur les murs, des cartes de géographie et des rayons chargés de livres, de sphères, etc. Haute cheminée à crémaillère. Horloge dans sa caisse. Au premier plan, une forte armoire de chêne garnie de cuivre.

Le rideau se lève sur le tableau animé d’une veillée. Deux groupes distincts : d’un côté, des paysans égrenant le blé de Turquie, tillant le chanvre ou tressant l’osier ; de l’autre côté, deux ou trois farauds de campagne et deux ou trois domestiques, buvant et jouant aux cartes autour d’une table. Au milieu, les femmes tricotent ou filent.

 

 

Scène première

 

PÉRINETTE, filant, GÉNÉREUSE et JEAN-FRANÇOIS, debout, chantant, LORIOT, LE PÈRE MATHIEU, PÉRINET, lisant à l’écart, PAYSANS, PAYSANNES, etc.

 

TOUS, chantant avec accompagnement de rouets.

Ah ! qu’il fait bon garder les vaches

Au paquier des bœufs,

Quand on est deux !

Quand on est quatre on s’embarrasse,

Quand on est deux

Ça vaut ben mieux !

JEAN-FRANÇOIS.

Holà ! sais-tu pas, gentille bergère,

Ton p’tit mollet rond

S’voit sous ton jupon.

T’as beau jusqu’au menton rel’ver ta gorgère,

T’as les quinze ans passés,

Ça se connaît assez.

GÉNÉREUSE.

Vout’ sailli d’iqueu, grand abuseux d’filles !

Fichu ménétri,

Veux-tu ben couri !

Si je mets mon chien après tes guenilles,

Je t’y forcerai ben

D’y passer ton chemin !

EN CHŒUR.

Ah ! qu’il fait donc bon garder les vaches, etc.

JEAN-FRANÇOIS.

Holà ! cependant, si tu voulais m’entendre,

Sans t’en offenser,

Tu donn’rais un baiser ;

Et si tu savais que c’est doux et tendre,

T’aurais en ce jour

Pas peur de l’amour.

GÉNÉREUSE.

Et la belle Isabeau, charmée de l’entendre,

Jeta là ses sabots

Pour danser sous l’ormeau ;

Et la belle Isabeau, pour ce chant si tendre,

Oublia sa rigueur

Et lui donna son cœur.

EN CHŒUR.

Ah ! qu’il fait donc bon garder les vaches, etc.

TOUS.

Très bien ! bravo, Généreuse !

LORIOT.

À présent, Généreuse, pour la fin finale de la veillée, chante-nous : En revenant de Lille.

LES GENS du groupe de Loriot.

Ah ! oui ! oui !

JEAN-FRANÇOIS.

Non ! ça, c’est une chanson de cabaret, monsieur Loriot l’aubergiste. Généreuse, chante plutôt voir : Joli dragon revenant de la guerre.

LES PAYSANS du côté de Jean-François.

Oui ! Joli dragon !

LORIOT.

Non, c’est une chanson de caserne, ça, monsieur Jean-François l’ex-troupier !

JEAN-FRANÇOIS.

Par exemple ! une de nos vieilles chansons du Jura ! Mais les airs de la montagne te font mal aux nerfs, maintenant que tu as pour protecteur ton monsieur Varade, un incroyable de Paris.

LORIOT.

Mon monsieur Varade, l’incroyable de Paris, vaut bien ton monsieur Fabien, le muscadin de Mijoux.

JEAN-FRANÇOIS et les siens, indignés.

Par exemple !

GÉNÉREUSE.

Hé ! là ! là ! vous allez donc encore vous disputer et faire ici deux camps : les ceux qui tiennent pour le château, à droite, et les ceux qui sont pour le village, à gauche ! D’abord, quand les hommes s’entre-chamaillent pour autre chose que pour les femmes, je dis que c’est des bêtises !

LORIOT.

Eh ! c’est ce greffier de mairie manqué que...

JEAN-FRANÇOIS.

Mais non, c’est ce cabaretier frelaté qui...

PÉRINETTE.

Voyons, voyons, mes gens ! la paix, je vous en prie ! Rappelez-vous où vous êtes : chez M. Éverard, ou plutôt, comme il dit, chez vous, dans la maison paternelle. Voilà trois semaines que le cher homme est parti pour Paris ; pendant ce temps, M. Dellemare et M. Varade, l’associé de sa banque, sont justement arrivés au château, et la zizanie s’est mise entre vous, on ne sait pas pourquoi. Mais heureusement nous attendons M. Éverard ce soir, dans la minute ; Élise, notre demoiselle du château, va sans doute venir aussi ; est-ce qu’ils vont vous retrouver en train de vous battre, dites ?

JEAN-FRANÇOIS.

Ce ne sera pas mademoiselle Élise, toujours !... on ne la voit plus, la chère demoiselle. Sans doute on lui défend de fréquenter d’aussi petites gens que nous.

LORIOT.

Non, mais maintenant mademoiselle Élise peut comparer : voilà !

JEAN-FRANÇOIS.

Comparer qui ? comparer quoi ? Ce serait à toi plutôt de comparer notre honnête veillée avec ton auberge suspecte. Quand mademoiselle Élise vient ici, qu’est-ce qu’elle y trouve ? de braves gens qui l’aiment comme leur enfant ; et si M. Varade va chez toi, comme on dit qu’on l’y a vu, qu’est-ce qu’il y rencontre ? des chenapans, des contrebandiers, des braconniers !

PÉRINETTE, douloureusement, à part.

Des braconniers !

LORIOT.

Imbécile ! qui parle de braconniers devant la Périnette !

JEAN-FRANÇOIS, empoignant Loriot.

Ah ! tu m’appelles imbécile, toi !...

LES FEMMES, se jetant entre eux.

François !... Loriot !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, DELLEMARE, VARADE, BALANDIER, puis FABIEN et PÉRINET

 

VARADE, excitant les combattants.

Czi ! czi !... On se bat ici ! bravo !... Czi ! czi !...

DELLEMARE.

Allons, Varade, un peu de sérieux !

VARADE.

N’interrompez pas pour nous vos églogues, hommes de la nature ! il y a vingt francs pour le vainqueur ! Ah ! tu en es, Loriot ? – Dellemare, je tiens dix louis pour Loriot, les faites-vous ?

JEAN-FRANÇOIS, qui avait lâché Loriot.

Nom d’une bombe ! vous les perdrez ! et votre Loriot perdra autre chose, lui !

Il reprend Loriot au collet. Entrent Fabien et Périnet.

FABIEN, séparant François et Loriot.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Mes amis, êtes-vous des hommes !... François, au nom de M. Éverard !...

JEAN-FRANÇOIS, lâchant Loriot.

M. Éverard ! Diable ! est-ce qu’il est là ?...

FABIEN.

L’offenserais-tu même absent ? surtout absent ?

JEAN-FRANÇOIS.

Oh ! vous avez raison ! – Loriot, la main ?

LORIOT, de mauvaise humeur.

Allons, la v’là !

À part.

Pour n’avoir qu’une poigne, il l’a rude tout de même !

FABIEN.

À la bonne heure ! Merci pour M. Éverard !

DELLEMARE, s’avançant.

M. Éverard ne revient-il pas ce soir, monsieur ?

PÉRINETTE, bas, à Fabien.

M. Dellemare... le père d’Élise...

FABIEN, saluant avec respect.

Oh ! pardon, monsieur ! – Non, M. Éverard ne reviendra pas aujourd’hui. Nous avons vu passer la voiture de Saint-Claude, il n’y était pas.

VARADE, bas, à Dellemare.

Vous voyez que j’étais bien informé.

Haut.

C’est égal ! il me paraît, braves montagnards, que, même de loin, M. Éverard vous fait un peu peur !

MATHIEU.

Peur ? oh ! non pas, monsieur ! mais, avec votre permission, on l’aime et on le respecte.

VARADE.

Peste ! je crois bien ! monsieur le maître d’école !...

MATHIEU.

Oui, le maître d’école, et aussi le médecin, – et le tout gratis, pour l’amour de Dieu. La seule chose qu’on a jamais pu lui faire accepter, c’est, par surcroît, le devoir d’être le maire de la commune.

VARADE.

Fort patriarcal ! il doit être superbe à voir sous l’écharpe !

JEAN-FRANÇOIS.

Oui, vous gouaillez ça, vous de Paris. Mais, voyez-vous, pour nous autres, ce n’est pas rien que celui-là qui écrit nos naissances, nos mariages, nos morts, notre histoire de famille enfin, et qui nous donne à penser autrement que tous les jours. Moi, par exemple, quand je suis parti pour l’armée, M. Éverard m’a fait la conduite, et dans son embrassade d’adieu j’ai senti la consolation comme si mon petit pays me prêtait à mon grand pays. Et au retour, après la campagne d’Italie, qui m’a rapporté un bras de moins et mon congé forcé, M. Éverard m’a encore reçu le premier, et m’a dit : « Bien ! tu as fait ton devoir ! » Et j’ai été de même fier et content comme s’il disait ça de la part de la France ! Voilà ce que c’est pour nous, monsieur, que le maire de notre village.

MATHIEU.

Et sur ce, les enfants, si M. le maire ne revient pas, il me semble qu’il se fait temps d’aller au lit.

GÉNÉREUSE.

Je crois bien ! neuf heures ! quelle heure indue ! et il faut vingt minutes pour descendre à Mijoux !

VOIX MÊLÉES.

Bonsoir, Périnette ! bonsoir ! – Où est ma lanterne ?... – Hé ! toi ! tu prends mes galoches !...

Tous, en tumulte, mettent leurs sabots et allument leurs falots.

JEAN-FRANÇOIS et LORIOT, offrant en même temps le bras à Généreuse.

Généreuse !...

GÉNÉREUSE.

Allons ! bon ! ils vont encore s’exterminer ! – Loriot, prenez mon bras droit,

À l’oreille de Loriot.

côté d’honneur... Et toi, François, mon bras gauche,

À l’oreille de François.

côté du cœur ! – Quelle chance que ma mère ne m’ait point faite manchote !

MATHIEU.

Et surtout point chiche, Généreuse !

TOUS.

Bonsoir, la Périnette !

Tous sortent par la porte du fond.)

 

 

Scène III

 

DELLEMARE, VARADE, BALANDIER, FABIEN, PÉRINETTE et PÉRINET

 

DELLEMARE, à Périnette.

Vous êtes la personne qui garde la maison de M. Éverard en son absence ? Vous vous nommez Périnette Chambrun ?

PÉRINETTE.

Oui, monsieur.

DELLEMARE.

Du vivant de ma femme, il y a de cela quelque dix-sept ans, vous avez été, je crois, pendant un de mes voyages, attachée à son service...

Mouvement de Périnette.

je veux dire vous aviez la confiance de madame Dellemare. Ma fille vous affectionne beaucoup et me parle souvent de vous, de votre fils... que voici, sans doute ?

PÉRINETTE.

Oui, monsieur, un bon et gentil petit garçon. M. Éverard ne lui fait qu’un reproche, c’est de travailler trop.

VARADE.

Ma brave femme, nous aurions, dans votre intérêt, à causer avec vous seule.

FABIEN.

Périnette, je vais dans la chambre de M. Éverard achever de ranger ses papiers.

Il salue Dellemare et sort par la droite.

PÉRINETTE.

Et toi, va dormir, Périnet.

PÉRINET.

Bonsoir, mère.

Bas, à Périnette.

Est-ce qu’il faut absolument que tu entendes ces messieurs-là ?... Écoute, celui qui rit toujours me fait peur !

PÉRINETTE.

Va, ne crains rien ; va, mon enfant !

Elle conduit Périnet, qui sort par la gauche.

DELLEMARE, bas à Varade, lui montrant Balandier, qui, depuis son entrée, s’est assis immobile et muet à l’écart.

Varade, votre taciturne ami va-t-il donc assister à notre entretien avec cette femme ?

VARADE, s’approchant de Balandier.

Monsieur Balandier ?

BALANDIER, bas.

Je vous gêne ? Soit, je vais vous attendre au dehors. Je sais qu’il y a une autre issue par le parc du château, mais elle est surveillée.

VARADE.

Vous êtes trop bon !

Ils se saluent. Balandier sort. Revenant à Dellemare.

C’est fait !

DELLEMARE.

Bien ! Prenez garde maintenant à ce que vous allez dire, Varade.

VARADE.

Soyez calme ! Combiner prudemment, jouer hardiment, c’est mon affaire.

 

 

Scène IV

 

PÉRINETTE, DELLEMARE, VARADE

 

VARADE.

Ce M. Fabien, c’est l’élève favori de M. Éverard, n’est-ce pas ? le sujet distingué que ce maître d’école, certes peu ordinaire, a seul mis à même, dit-on, d’en remontrera toute la Faculté ? – Est-ce qu’il habite la maison, ce jeune Esculape ?

PÉRINETTE.

Non, monsieur, M. Fabien demeure à l’entrée de Mijoux, dans une petite maison qu’il a héritée de ses parents.

DELLEMARE.

De sorte qu’en l’absence de M. Éverard vous êtes seule ici, avec votre fils. – Ne craignez-vous rien ?

PÉRINETTE.

Oh ! le logis n’est pas bien riche !

VARADE, riant et décidant l’armoire de chêne.

Voilà cependant une espèce de coffre-fort !

PÉRINETTE.

Ça, c’est où monsieur serre ses papiers et les drogues qui pourraient être malfaisantes.

VARADE, bas, à Dellemare.

Entendez-vous ? ses papiers !

PÉRINETTE.

D’ailleurs, il n’y a point de mauvaises gens dans ce pays.

VARADE.

Oui-dà !... Dites-moi, est-ce que le père de votre fils n’est pas un certain Jérôme Bux, braconnier, contrebandier, réfractaire, qui depuis des années vit en guerre ouverte avec la société et la loi ?

PÉRINETTE, tremblante.

Hélas ! c’est la vérité !

DELLEMARE.

Votre fils néanmoins ne porte pas le nom de son père ?

PÉRINETTE.

Oh ! monsieur !... Excusez-moi ! ma vie n’est pas cachée ; mais pourquoi donc, mon Dieu, me demandez-vous ça ?

DELLEMARE.

Encore une fois, c’est pour votre bien.

PÉRINETTE.

Ah ! je vois : votre fille, monsieur, me fréquente pour ce que je l’ai élevée, et vous avez besoin de savoir si j’ai le cœur honnête et si je ne porterai pas tort à votre enfant. Eh bien, oui, monsieur, j’ai aimé... j’ai aimé toute jeune Jérôme Bux. Nous étions promis l’un à l’autre par nos parents et par nous-mêmes. Je le voyais fort et hardi, faisant trembler les autres, tremblant devant moi, et ça me rendait comme aveugle. Enfin, mon Dieu ! de ce qu’il était à moi, je fus à lui. C’est une faute que le mariage pouvait réparer. Mais voilà que huit jours avant la noce, Bux a blessé, dans une mauvaise querelle, un homme de Saint-Claude, a battu la garde qui voulait l’arrêter, et s’est échappé tout farouche dans la montagne.

VARADE.

Bref, il vous a laissée là, selon l’usage.

PÉRINETTE.

Il m’a fait proposer d’aller nous marier en Suisse ; mais moi j’ai eu peur alors de sa sauvagerie, – peur, non pas pour moi, mais pour le pauvre enfant dont j’allais être mère. Mieux vaut pas de nom, qu’un nom taché de sang ! J’ai envoyé dire à Bux que, tant qu’il resterait un brigand, il n’aurait pas de femme et pas de fils. Et, depuis quinze ans que mon malheur dure, j’ai vécu seule et triste, et jamais un blâme ne s’est élevé contre moi, et vous pouvez, monsieur, me laisser à garder votre enfant, car je suis gardée par le mien.

VARADE.

Ainsi, ce Bux, il n’y a rien de bon à attendre de lui ?

PÉRINETTE, vivement.

Je n’ai pas dit ça ! Si on le laissait s’enrôler soldat, comme il l’a tant demandé et désiré, je suis sûre qu’il se battrait comme un lion. Et puis, il adore son fils. Il passe par-dessus les murs du jardin et il se cache dans les taillis pour le regarder ; M. Éverard et moi nous faisons semblant de ne pas le voir. Il ramasse dans les bois, pour Périnet, des fleurs, des fraises, des nids, qu’il lui envoie par l’un par l’autre. Ou même il l’accoste à tout risque, dans quelque endroit désert, et il lui parle et il l’embrasse avec des transports d’amitié. Ce coin-là de son cœur est resté humain, Dieu merci !

DELLEMARE.

Très bien ! Au fond, Périnette, je vois que vous portez encore à Bux quelque intérêt.

PÉRINETTE.

Je le plains.

VARADE.

Enfin, si vous aviez par hasard à témoigner contre lui, vous ne l’accuseriez pas ?

PÉRINETTE.

Le bon Dieu m’a épargné cette épreuve-là.

VARADE, brusquement.

Décidément, il vous est donc tout à fait indifférent ? Alors on peut vous apprendre la nouvelle : Bux a été arrêté ce matin par les gardes forestiers de M. Dellemare, et il est depuis tantôt en prison.

PÉRINETTE, frémissant.

En prison !

VARADE.

Ah ! vous l’aimez encore !

PÉRINETTE.

Je n’en sais rien !... En prison !

VARADE.

Vous l’aimez, vous dis-je ! Eh bien ! c’est tout ce que nous voulions savoir.

PÉRINETTE.

Oh !... pourquoi vouliez-vous le savoir ? pourquoi surprenez-vous et remuez-vous comme, ça mon cœur ?

DELLEMARE.

Eh mais ! votre indulgence commande la nôtre, et maintenant je fermerais au besoin les yeux sur l’évasion de Bux.

PÉRINETTE, les regardant, inquiète.

Il pourra donc encore se sauver !

VARADE.

Oui, du moment où vous refuseriez de le perdre.

PÉRINETTE.

Je ne comprends pas...

VARADE, bas, à Dellemare.

Venez, mon cher, nous pouvons en toute assurance tenter le coup et employer l’homme. Cette femme ne sera jamais complice, mais elle ne sera non plus jamais témoin. Venez !

PÉRINETTE.

Monsieur !... vous partez ? Encore un mot, je vous en prie ! Je voulais vous demander... quoi donc déjà ?... Ah ! qu’est-ce que je dirai à M. Éverard ?

DELLEMARE.

Que je suis venu lui faire visite, et que dès son arrivée je reviendrai, voilà tout. – Au revoir.

Il sort avec Varade.

 

 

Scène V

 

PÉRINETTE, puis FABIEN

 

PÉRINETTE, seule.

Qu’est-ce qu’ils m’ont dit ? qu’est-ce qu’ils vont faire ?... Bux en prison ! Oh ! il y a un malheur dans l’air !

FABIEN, rentrant.

Tout le monde est parti ? je m’en vais aussi. Bonsoir, Périnette.

PÉRINETTE, distraite.

Bonsoir, monsieur Fabien !...

À part.

Ah ! l’enfant avait raison d’avoir peur.

FABIEN, s’arrêtant.

Périnette, dites donc, vous n’attendez plus personne ?

PÉRINETTE, tressaillant.

Moi ! à cette heure ! Mon Dieu ! qui voulez-vous que j’attende ?...

FABIEN.

Eh ! ne vous effrayez pas ! Du moment que nous espérions M. Éverard pour aujourd’hui, je réfléchis, Périnette, à ce qui se passe tous les soirs quand il est là. Aussitôt que les voix et les pas des gens de la veillée s’éloignent sur la route, il y a, dans l’allée du parc qui touche au jardinet d’ici, une personne qui ouvre la porte de communication et qui, sans jamais manquer, vient souhaiter le bonsoir à son ami.

PÉRINETTE.

Élise ? Eh ! son père va lui dire que M. Éverard n’est pas revenu.

FABIEN.

Croyez-vous, Périnette ? il me semble cependant entendre des petits pas courir dans le jardin. Ils montent l’escalier à présent. Et tenez !...

PÉRINETTE.

Eh ! oui, C’est mon Élise !...

Entre Élise, un gros bouquet à la main.

 

 

Scène VI

 

PÉRINETTE, FABIEN, ÉLISE

 

ÉLISE.

Où est-il ? où est-il ? – Comment, pas encore arrivé !...

PÉRINETTE.

Non, mais sois sans crainte, il n’y a pas eu d’accident : M. Fabien a vu la voiture.

ÉLISE.

Ah !... merci, Périnette, merci !

À Fabien, qui la salue.

Bonsoir, monsieur Fabien. – Alors, il ne sera ici que demain ?

PÉRINETTE.

C’est présumable.

ÉLISE.

Ah bien ! il ne risque rien ! il sera joliment grondé !

PÉRINETTE.

C’est ça, demain. Mais ce soir, puisque monsieur n’y est pas, il faut rentrer tout de suite au château, ma mignonne.

ÉLISE, soupirant et s’asseyant sur un tabouret aux pieds de Périnette.

Oui, oui, partons

FABIEN, s’asseyant sur un tabouret de l’autre coté.

Partons.

PÉRINETTE, les regardant.

Ah ! c’est cela que vous appelez partir, vous !

ÉLISE.

Tu ne veux pas que je te demande des nouvelles de Périnet, mon petit page ?

PÉRINETTE.

Oh ! câline !

FABIEN, vivement.

Périnet ! il a été bien triste, le cher enfant, pendant ces quinze jours... où vous n’avez pas quitté le château, mademoiselle.

ÉLISE.

Ne m’en parlez pas ! je suis venue encore ce soir en cachette. Mon père me retenait.

FABIEN.

Et puis, il y avait votre nouvel hôte de Paris.

ÉLISE.

Ma Périnette, vous m’avez appris, mon ami et toi, à ne haïr personne ; mais je peux bien dire, n’est-ce pas ? qu’il me déplaît affreusement, notre nouvel hôte de Paris !

FABIEN, joyeux.

En vérité ?

PÉRINETTE.

Tout cela est bel et bon ! tu nous conteras demain le reste !

ÉLISE, se levant, comme sans l’entendre.

Oh ! comme j’ai couru pour venir ! – Tiens, j’apportais des fleurs à mon ami, je vais les arranger.

Elle va au dressoir et dispose les fleurs dans un vase, en chantant.

Là-bas, sur les hautes roches,

Près du Piémont...

FABIEN, la contemplant, à part.

Qu’elle est charmante !

ÉLISE.

Sais-tu, Périnette, je me crois bien plus chez moi ici que là-bas ! Ici je respire, ici je laisse et je retrouve ma gaieté ; je revenais l’y chercher ce soir ; mais c’est mon ami qui doit me la rapporter.

PÉRINETTE.

Oui, et en attendant, adieu !

ÉLISE.

Encore ! il faut donc en venir aux grands moyens !

Elle l’embrasse.

PÉRINETTE.

Ah ! chère enfant gâtée ! si bonne, si vive, si riante ! il me semble revoir ta mère !

ÉLISE.

Ma mère ! me voilà sérieuse, Périnette... – oh ! mais heureuse tout de même ! Parle-moi de ma mère.

Elle a repris son tabouret auprès de la chaise de Périnette.

FABIEN, reprenant le sien de l’autre côté.

Parlez-nous de nos mères, Périnette. Nous ne les connaissons que par vous.

ÉLISE.

Mon ami ne me dit jamais rien de la mienne.

PÉRINETTE.

Oui, vous me tentez avec ma première jeunesse ! – Ah ! quand elles vivaient, les chères créatures, le temps n’était pas lourd à porter ! Moi, pauvre fille de campagne, elles m’aimaient toutes deux et me soutenaient et me conseillaient. Je n’en ai plus revu de si bonnes et de si belles !

FABIEN.

Elles étaient à peu près du même âge, n’est-ce pas ?

PÉRINETTE.

Votre mère, monsieur Fabien, était l’aînée. D’âge et de caractère. Raisonnable et forte, et avec ça toute indulgence. La mère de celle-ci avait l’air plus tendre et plus faible ; elle riait et jouait, et chantait comme Élise. Elle a bien souffert et bien pleuré aussi !...

FABIEN.

Elles se voyaient souvent, dites ?

PÉRINETTE.

Elles vivaient, comme on dit, la main dans la main.

ÉLISE.

Et elles s’aimaient bien ?

PÉRINETTE.

Comme deux sœurs !

FABIEN et ÉLISE, embrassant ensemble Périnette, chacun sur une joue, d’un même mouvement spontané.

Bonne Périnette !

PÉRINETTE, à part.

Jésus ! m’est avis que je viens de recevoir là deux baisers d’amoureux !

 

 

Scène VII

 

PÉRINETTE, FABIEN, ÉLISE, ÉVERARD, en habits de voyage

 

ÉVERARD, du seuil de la porte du fond.

Parlez-moi de ceux qui écoutent pour ne pas entendre !

PÉRINETTE et FABIEN.

Monsieur Éverard !

ÉLISE.

Mon ami !

ÉVERARD, la baisant au front.

Élise ! – Fabien ! et toi aussi, ma brave Périnette !...

Il leur serre la main.

ÉLISE.

Revenu ! il est revenu ! ma gaieté est revenue ! Ah ! que je suis contente !

ÉVERARD, avec une émotion profonde.

Élise !... je vous revois donc ! je vous entends ! Trois semaines d’absence, on croit que ce n’est rien ! on a été mort trois semaines, voilà tout !

PÉRINETTE, pour détourner Éverard d’Élise.

Et comment arrivez-vous si tard, monsieur ?

ÉVERARD.

J’avais quitté la voiture à Septmoncel pour voir en passant la malade, chez Taboureau...

À Élise.

Mais vous voilà, mon cher sourire, et je me sens revivre !

PÉRINETTE.

Monsieur, vous ne remerciez pas M. Fabien, qui vous a si bien remplacé ici ?

ÉVERARD.

Comment vont-ils, ami, tous nos chers petits ?

FABIEN.

Aussi bien qu’ils peuvent aller, vous absent.

ÉVERARD.

Je ne suis pas absent quand tu es là, Fabien !... Si ce n’est un peu pour mademoiselle Élise, j’espère.

PÉRINETTE, l’interrompant.

Et comme M. Fabien l’a bien soignée, la Claudine Taboureau !

ÉVERARD.

À merveille ! Il n’y a plus que ses nuits qui ont un reste de fièvre. Laissez-moi votre main, Élise...

Il met le bras d’Élise sous le sien, va à l’armoire de chêne, l’ouvre, et verse quelques gouttes d’un flacon dans une petite fiole.

Tiens, en retournant chez toi, Fabien, remets à Taboureau cette petite fiole. Qu’il en verse deux gouttes, – deux gouttes seulement, recommande-le-lui bien ! – dans la boisson que j’ai ordonnée.

PÉRINETTE, passant entre Éverard et Élise.

Pour lors il faut que M. Fabien s’en aille avant que tout soit fermé chez les Taboureau. Aussi bien, monsieur, vous devez être las, et il est bon que tout le monde vous laisse vous reposer.

ÉLISE, riant.

Pour le coup, tu es malade, toi aussi, ma pauvre Périnette, malade d’envie de dormir !...

S’arrêtent devant ta figure inquiète de Périnette.

Oh ! mais qu’as-tu ? pardonne !... est-ce que tu souffrirais vraiment ?

ÉVERARD.

Ah ! voilà bien ces cœurs tout purs, tout frais épanouis, qui ont le bonheur de n’avoir rien à cacher ! Ils ne soupçonnent même pas qu’il peut y avoir près d’eux un pauvre sentiment secret qui souffre.

ÉLISE.

Ai-je donc ce tort-là, mon ami ?

FABIEN, bas à Éverard.

Merci !...

Haut.

Je profite de l’avis de Périnette, et je pars.

ÉVERARD.

À demain. Je me suis occupé de vous tous à Paris. Périnette, il se peut que, d’ici à quinze jours, on m’envoie une grâce... qui t’intéresse.

PÉRINETTE.

Une grâce ?...

ÉVERARD.

Et toi, Fabien, viens de bonne heure, nous aurons à causer ensemble.

FABIEN.

Cher maître, on ne peut jamais vous quitter sans emporter au cœur quelque chose de bon : souvenir ou espérance. À demain.

S’inclinant devant Élise.

Mademoiselle...

ÉLISE, lui rendant son salut.

Monsieur Fabien...

Fabien sort.

 

 

Scène VIII

 

ÉVERARD, PÉRINETTE, ÉLISE

 

ÉLISE, venant s’appuyer sur Éverard.

Mon ami, il ne faut pourtant pas que vous jugiez tout à fait mon cœur d’après mes lèvres ! Écoutez une histoire : Il était une fois une petite orpheline qui avait perdu sa mère et que son père avait délaissée. Mais la Providence mit auprès d’elle un ami, un guide, un maître, dont la bonté lui épargna toute souffrance, dont la douceur lui enseigna toute tendresse. Et il arriva qu’au lieu de pleurer, l’orpheline riait souvent, parce qu’elle était heureuse, et puis parce qu’elle voulait dérider son ami...

Changeant de ton et redevenant vive et gaie.

et enfin parce que je vois bien que vous me cachez vos peines ; alors, moi, tant pis ! je ne vous montre que ma joie. Et maintenant que je vous ai dit votre fait, dormez bien ; j’obéis à Périnette, et je me sauve. Adieu !

ÉVERARD.

Mon Élise !... Oui, maintenant je peux vous laisser aller, vous avez contenté mon vieux cœur... Je dis vieux, non, il est jeune, Élise, il a dix-sept ans ! le cœur a toujours l’âge de ce qu’il aime !

PÉRINETTE, emmenant vers la porte Élise, qu’accompagne Éverard.

Oui, viens, Élise. Regarde, il est tout fatigué, tout pâli. Comment avez-vous vécu ces temps-ci, monsieur ? car vous êtes plus distrait qu’un enfant ! Avez-vous mangé seulement cette après-midi ?

ÉVERARD.

Sans doute, Périnette, sans doute.

PÉRINETTE.

Où ça, voyons ?

ÉVERARD.

À Dijon, je crois.

PÉRINETTE.

À Dijon ! Eh bien, c’est de bon matin, alors ! Quand je disais ! Mais vous devez tomber de faim, monsieur !

ÉVERARD.

Du tout, du tout !

ÉLISE.

Eh ! si fait, mon ami ! Eh ! vite, Périnette, servons-le vite !

Elles vont au buffet et servent rapidement à souper à Éverard.

ÉVERARD.

Elle va me servir !... Oh ! c’est vrai, au moins, que j’ai grand’faim !

ÉLISE, le conduisant à table.

Là ! mettez-vous là ! Mangez et buvez bien doucement, pendant que nous vous dirons, nous, ce qui s’est passé en votre absence. Et d’abord, vous ne savez pas ? huit ou dix jours après votre départ, mon père arrivait au château.

ÉVERARD, avec effroi.

M. Dellemare !... Mais il est reparti presque aussitôt, selon son habitude ?

PÉRINETTE.

Non, il est resté cette fois.

ÉLISE.

Et même il est venu ici tout à l’heure pour vous voir.

ÉVERARD.

Lui ! ici !

PÉRINETTE.

Avec son associé de Paris.

ÉVERARD.

M. Varade !

PÉRINETTE.

Et il a dit qu’il reviendrait.

ÉVERARD, se levant tout agité.

Non ! qu’il ne vienne pas ! qu’il ne vienne pas !

ÉLISE.

Pourquoi ? qu’avez-vous donc, mon ami ?... Ah ! oui, vous blâmez mon père d’avoir été pour moi un peu négligent.

ÉVERARD.

Je ne le blâme pas ! je ne vous ai pas appris à le blâmer, Élise. Il a le nom sinon le cœur d’un père, et un père, je vous l’ai dit bien des fois, a toujours un caractère sacré ; un père, pour son enfant, ne peut faillir.

ÉLISE.

Eh bien, il peut venir vous remercier alors ?

ÉVERARD.

Me remercier de quoi ? Ah ! c’est moi qui suis son obligé. Il vous a laissée à moi dix-sept ans. Il m’a laissé votre enfance, votre jeunesse, votre amitié, tous ces trésors !... Il m’a permis, chère petite, de former ton cœur, de travailler à ta pensée, d’être le père au moins de ton âme !...

PÉRINETTE, l’interrompant.

Monsieur !...

ÉVERARD.

Tu as raison, Périnette ! – Périnette me rappelle, Élise, la distance qu’il y a entre vous et le pauvre maître d’école.

ÉLISE.

Par exemple ! elle veut donc que je ne rie plus jamais !

ÉVERARD.

Oh ! qu’est-ce que je deviendrais sans ce rayon-là !... Mais je vous ai regardée, je vous ai entendue ; vous pouvez retourner au château, Élise.

ÉLISE.

Et mon père viendra ici demain ?

ÉVERARD.

Je suis à ses ordres.

ÉLISE.

Après que vous aurez causé avec M. Fabien, n’est-ce pas ? N’avez-vous pas dit que vous aviez à causer avec M. Fabien ?

ÉVERARD, souriant.

Je l’ai dit.

ÉLISE.

À présent, pour que je rie, souriez-moi, et embrassez-moi pour que je chante ! – Adieu !

Elle sort en chantant.

Là-bas, sur les hautes roches.

Près le Piémont,

Il était une fontaine

Plombée de plomb...

Périnette l’a suivie pour l’éclairer.

 

 

Scène IX

 

ÉVERARD, seul, une main sur ses lèvres, l’autre étendue vers Élise

 

Ma fille ! ma fille ! ma fille ! – Tu crois que tu t’en vas, mais non, tu restes ! Depuis le premier jour béni où j’ai vu ta figure d’ange dans ton berceau, est-ce qu’elle me quitte jamais ? pas plus que mon cœur, pas plus que mon âme ! Et même, quand tu n’es pas là, je t’aime plus à mon aise, je te parle plus librement. Je te dis tu ; je te dis : Mon enfant ! je te dis : Ma fille ! – Ah ! faut-il qu’il soit obligé de se faire si petit, cet amour grand comme un ciel !

 

 

Scène X

 

ÉVERARD, PÉRINETTE

 

Périnette, en rentrant, donne un double tour de clef à la serrure et pousse les verrous.

ÉVERARD.

Voilà bien des précautions, ma bonne Périnette. Je ne crains rien des voleurs, et pour cause.

PÉRINETTE.

Monsieur, quand j’étais seule avec Périnet, je fermais tout ici. On croit que vous n’êtes pas rentré. Et puis, il va y avoir un orage terrible tout à l’heure.

Elle va s’asseoir, silencieuse.

ÉVERARD, s’approchant d’elle.

Périnette ?...

PÉRINETTE.

Monsieur ?

ÉVERARD.

Tu vas me gronder, dis ? Je n’ai pas été assez contenu, pas assez froid avec Élise ! Ah ! qu’est-ce que tu veux ? depuis quinze jours j’ai soif de l’aimer, et quand le cœur est trop plein, il fait comme la source après l’orage, il déborde !

PÉRINETTE, avec gravité.

Monsieur ! pardon !... C’est que je vois toujours la pauvre madame à sa dernière heure. Dans son oratoire, vous savez, à ce prie-Dieu où elle a voulu mourir à genoux. Je l’entends toujours, parlant moitié à vous, moitié à Dieu, et disant : « Notre secret n’est connu encore que de Périnette ; mais il faudra que mon mari le sache ; d’autres le devineront peut-être. Si seulement, mon Dieu ! ma fille pouvait l’ignorer ! si ma mémoire restait pure au moins pour mon enfant !... »

ÉVERARD.

Et moi, j’ai fait à la pauvre âme le serment – que j’ai tenu – de n’être jamais qu’un étranger aux yeux d’Élise... Ah ! cependant, – souvenez-vous aussi de ça, Périnette ! – j’ai dit : Si pourtant, par miracle... on ne sait pas ce qui peut arriver, Dieu est si bon !... si j’avais la faveur inouïe de me dévouer, de mourir pour notre enfant, oh ! alors cette mort-là pourrait épurer et sanctifier notre souvenir, et je me réserve le droit, dans un dernier baiser, de lui dire : Tu es ma fille !

PÉRINETTE.

Oui, mais il faut que vous viviez, monsieur ! pour Élise elle-même, pour tout le bien que vous faites.

ÉVERARD, tristement.

Et puis, va, au temps où nous vivons, il n’y a plus guère de périls sérieux, plus de raisons de s’exposer, de se sacrifier. Non, jamais, au prix de tout mon sang, je ne pourrai conquérir ces deux mois de sa bouche : Mon père !... Le rêve que j’ai fait est insensé, mais enfin, c’est égal, il me soutient ce rêve !

PÉRINETTE.

Monsieur ! vous souffrez !...

ÉVERARD.

Ma pauvre Périnette, je n’ai été heureux que bien peu de temps ! c’est quand elle était petite, quand elle ne comprenait pas encore, quand je œ craignais pas de lui laisser bégayer tous ces noms, tous ces mots de la langue des enfants, si jolis et si doux qu’on n’ose pas s’en servir dans la langue des hommes. Mais depuis, c’est vrai, Périnette, oh ! j’ai souffert ! – Songe donc ! l’amour paternel, le plus pur et le plus légitime de tous, placé hors la loi, hors le respect ! s’en cacher, en avoir peur, en avoir honte !... Eh bien, pourtant, même cette torture-la, elle est bonne encore ! elle nous fait sentir notre amour... Oh ! nos enfants ! tourments ! bonheurs ! oh ! comme on vous aime, doux bourreaux, chères occasions de souffrir !

PÉRINETTE.

Monsieur, je vous l’ai dit souvent, vous aimez trop votre fille !

ÉVERARD.

Laisse donc ! mais cet amour-là, c’est tout ce que je vaux ! Pour qu’Élise m’aimât mieux, naturellement j’ai été meilleur ! On ne sait pas comme les enfants corrigent les pères !

PÉRINETTE, qui, inquiète, prête l’oreille à un bruit extérieur.

Écoutez donc, monsieur, il se fait un bruit dans le jardin...

ÉVERARD.

C’est l’orage... – Et puis je suis tellement père et j’aime tant ma fille, que j’en ai aimé les enfants des autres ! Dans tous ces enfants dont je m’entoure je retrouve le mien à ses différents âges, et je me renouvelle sans cesse une paternité sans fin !

PÉRINETTE.

Monsieur, mais on force la porte du perron !

ÉVERARD.

C’est le vent qui secoue le battant... – Et toujours au milieu de ces petits innocents, je me sens plus paisible et plus doux. C’est comme quand on a touché les fleurs, les mains en restent parfumées.

PÉRINETTE.

Ah ! quelqu’un monte l’escalier, monsieur !

ÉVERARD, prêtant enfin l’oreille.

Oui, pour le coup, tu as raison...

PÉRINETTE.

Oh ! tant pis ! je crie... j’appelle !

ÉVERARD, tranquille.

À quoi bon ? la maison est isolée ; on ne nous entendrait même pas du château.

PÉRINETTE, éperdue.

Mais l’homme est là !

On pratique du dehors une pesée sur la porte du fond.

L’averse et le vent l’empochent de nous entendre... Ah ! la porte ! elle cède !...

ÉVERARD.

Un malfaiteur dans ce pays ! Périnette, qui donc ?

PÉRINETTE, avec désespoir.

Oh ! je m’en doute ! À l’aide !...

ÉVERARD.

Si tu t’en doutes, raison de plus pour te taire !

La porte ploie et s’ouvre avec fracas ; Bux entre violemment, un bâton à la main.

 

 

Scène XI

 

ÉVERARD, PÉRINETTE, BUX

 

ÉVERARD et PÉRINETTE, en même temps.

Bux !

BUX, reculant, stupéfait.

Ah !

ÉVERARD, avec calme.

C’est vous, Bux !

PÉRINETTE.

Qu’est-ce que tu viens faire ici, misérable ?

BUX, farouche.

Oh ! toi, ne m’exaspère pas !

PÉRINETTE.

Qu’est-ce que tu viens faire, de nuit, en forçant les portes ? Viens-tu voler ou tuer ?

BUX, incertain et comme ébloui.

C’est possible ! après ?

PÉRINETTE.

Et qui tuer ? moi ou Périnet ?

BUX, avec indignation.

Périnet !

PÉRINETTE.

C’est encore ce qui serait le moins lâche !...

BUX.

Ah ! tiens ce devrait être toi ! toi qui ne veux pas de moi ! toi qui me méprises ! toi qui m’as détourné mon fils ! toi qui viens encore me pousser à bout !

PÉRINETTE, se jetant au-devant de lui.

Alors, si c’est moi...

ÉVERARD, avec autorité.

Périnette, laissez-moi seul avec Bux.

PÉRINETTE.

Monsieur, ne vous fiez pas à ce bandit !

ÉVERARD.

Allons, je le veux !

BUX.

Si tu te figures que c’est loi qui me retiendrais !

PÉRINETTE, à Éverard, qui l’emmène.

C’est vrai que vous pouvez sur lui plus que moi ! – Écoute seulement, Bux : si tu touches à un cheveu de sa tête, je fais serment sur la vie de Périnet que je te dénouée ! Ah ! je le peux, Dieu merci ! mon fils ne porte pas ton nom ! tu entends, je te dénonce !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XII

 

ÉVERARD, BUX

 

BUX.

Elle le ferait, mille noms, du diable ! Eh bien, qu’elle le fasse ! – Garez-vous ! je viens pour vous voler.

ÉVERARD, tranquille.

Il n’y a rien à voler ici, Bux.

BUX.

Je vous dis qu’il faut que je vous vole ! Allons, vous êtes vaillant du cœur et du bras, défendez-vous !

ÉVERARD.

Avec quelles armes ?

BUX,
tirant de sa ceinture un couteau de chasse qu’il jette à ses pieds.

En voilà une, tenez !

ÉVERARD.

Tu vois bien qu’elle est mauvaise, puisque tu n’oses pas t’en servir. J’en ai une meilleure, j’ai mieux que mon poing fermé, j’ai ma main ouverte.

BUX, frappant du pied.

Non, je suis méchant ! je suis fou ! je serais un assassin si on m’y poussait ! Et puis je vous hais ! je suis jaloux de vous ! vous aussi, mon enfant vous aime mieux que moi. Défendez-vous ! – Avez-vous peur ?

ÉVERARD.

C’est vous, Bux, qui avez peur.

BUX, s’excitant lui-même.

Nom d’un tonnerre ! vous me défiez ? Ramassez ça !... Une fois, deux fois, vous ne voulez pas ? Sacre ! tant pis pour vous !

Il s’élance, reprend le couteau, fait un pas sur Éverard, qui le regarde impassible. Son bras retombe.

ÉVERARD.

Quand je vous disais, Bux, que vous aviez peur !

BUX.

Pardi ! vous me regardez !

ÉVERARD.

Tenez, je ne vous regarde plus ; qu’est-ce qui vous arrête ?

BUX, avec une sorte de rugissement.

Hon ! vous abusez de ce que je ne frapperai pas un homme sans défense ! ça n’est pas juste ! Vous seriez capable de vous laisser tuer comme ça, sans bouger, sans crier ! ça n’est pas brave !

ÉVERARD.

Allons, Bux, tu es un sauvage, mais tu vois bien que tu n’es pas un assassin, et je jurerais que tu n’es pas non plus un voleur.

BUX.

Pourquoi donc serais-je ici, si ce n’était pas pour voler ?

ÉVERARD.

Mais quoi voler ? mon argent ?

BUX.

Non, pas votre argent, c’est vrai.

ÉVERARD.

Quoi donc, alors ?

BUX.

Vos papiers.

ÉVERARD, effrayé.

Mes papiers ! Malheureux ! qu’as-tu à faire de mes papiers ?

BUX.

Hé ! c’était le rachat de ma vie !

ÉVERARD.

Comment ? oh ! explique-toi... il le faut ! explique-toi !

BUX.

Eh bien ! moi, Bux, l’homme des forêts, sur qui jamais on n’avait pu mettre la main, ce matin, dans une cachette de ce damné Loriot, pendant je donnais, imbécile !... j’ai été surpris, traqué, lié, par les gardes de M. Dellemare. Mon compte était clair, la prison pour commencer. Mais un loup comme moi ne vit pas en cage ! On ne peut pas toujours casser sa chaîne, on peut toujours se casser la tête, et mon parti était pris. Alors on m’a offert la clef des champs, si je voulais, ce soir, pendant que vous n’y étiez pas, m’introduire ici, forcer l’armoire que voilà, y prendre toutes vos paperasses et les rapporter...

ÉVERARD.

À qui ?...

BUX.

À M. Dellemare.

ÉVERARD.

Dieu du ciel !

BUX.

À lui et à cet élégant, à ce ricaneur qui est au château. Ma foi, j’ai dit oui... ça me sauvait et ça ne vous tuait pas.

ÉVERARD.

Bux ! qu’en savais-tu ?...

BUX.

Bref, j’ai juré sur mon honneur – sur mon honneur à moi – ou de rapporter vos écritures, ou de revenir me livrer. Mais puisque je ne suis pas un homme, puisque je recule parce qu’on ne se défend pas, c’est bien, je suis perdu, je serai demain en prison et après-demain en terre. Bonsoir.

ÉVERARD.

Bux, attendez.

BUX.

Non, laissez-moi. Vous êtes le plus fort, et au fond, c’est bien fait, il n’y a rien à dire : je suis un réprouvé, et vous êtes un juste. Adieu.

ÉVERARD.

Un juste ! Attends, te dis-je ! Non, tu ne dois pas payer pour moi ! non, je ne suis pas plus que toi un juste ! Et même, tu n’es pas un meurtrier, toi et qui sait si je n’en suis pas un ?...

BUX.

Vous ?

ÉVERARD.

Qui sait si je n’ai pas une mort sur la conscience ?

BUX.

Qu’est-ce que vous dites ?

ÉVERARD, avec une amertume douloureuse.

De sorte que, si tu veux, nous allons nous entendre et nous sauver l’un l’autre connue deux complices.

Il va à l’armoire de chêne et l’ouvre.

BUX.

Qu’est-ce que vous faites ?

ÉVERARD.

Bux, parmi les écrits renfermés dans cette armoire, il en est qui ne m’appartiennent pas, qui sont comme un dépôt sacré. Mon devoir était de les anéantir, je n’en ai pas eu le courage. Tu vas me laisser, devant toi, brûler ces lettres.

BUX.

Des lettres !... on m’a averti justement qu’il s’agissait de lettres.

ÉVERARD.

Tu diras que tu ne les as pas trouvées, et tu porteras ces autres papiers, qui ne livrent que des secrets à moi. C’est ta part ; voici la mienne.

BUX.

Mais est-ce que ce n’est pas celle-là qui me vaudrait ma liberté ?

ÉVERARD.

Peut-être ; mais pour l’avoir, il faudra me tuer.

BUX.

Non ! J’aurais moins de peine à me tuer, moi ! – Allons, brûlez vos lettres, je prends le reste...

À part.

Et, avec, un de ces flacons, comme le Parisien me l’a recommandé... Qu’est-ce qu’il en veut faire ? ça le regarde !

Haut, revenant à Éverard.

Maintenant écoutez, monsieur Éverard : vous venez là de me mater terriblement, et vous me faites courir une satanée chance. Par ainsi, en un mot comme en cent, si je vous redevais quelque chose à cause de mon fils, je crois qu’à présent nous sommes quittes ! Adieu.

Il sort.

ÉVERARD, seul, allumant à la lampe et brûlant sur la table les lettres, après les avoir baisées.

Ô chères reliques ! ma jeunesse, mon bonheur, envolez-vous ! adieu !... – Mais pourquoi donc M. Dellemare voulait-il avoir ces lettres ?

 

 

ACTE II

 

Le jardinet de l’école. À droite, la maison, un étage et un rez-de-chaussée, avec un escalier extérieur de six ou huit marches ; au premier plan, porte donnant sur la rue. À gauche, charmilles de lilas et berceau de chèvrefeuille. Au fond, mur mitoyen avec porte de communication entre le jardin et le parc du château. À l’horizon, le versant français du mont la Faucille.

 

 

Scène première

 

BUX, puis FABIEN

 

BUX, se dirigeant avec précaution vers la maison.

Personne ne m’a vu...

Fabien, un bouquet à la main, entre par la porte de droite et se trouve tout à coup en face de Bux.

Monsieur Fabien !

FABIEN.

Bux ! – Que diable faites-vous ici, Bux ?

BUX, avec embarras.

Moi ? rien, monsieur Fabien, je passe... – Oh ! le beau bouquet ! montrez donc : c’est de votre serre ?

FABIEN, embarrassé à son tour.

Oui, je l’ai fait pour... pour M. Éverard que...

BUX, riant.

Ah ! très bien !... oh ! il est frais et blanc comme un bouquet de mariée ! ça lui fera plaisir à c’t homme !

FABIEN.

Et vous, qu’est-ce que vous tenez là, Bux ?

BUX.

Ça ? ne faites pas attention ! c’est une espèce de gourde que je me suis amusé à taillader pour...

FABIEN.

Pour Périnet ? et que vous lui apportiez en cachette ?

BUX.

Il n’a pour boire qu’une méchante sébile de bois, ce mioche... Alors, moi, durant mes jours d’ennui...

FABIEN, tenant et admirant la gourde.

Oh ! mais vous avez sculpté là tout un monde de fleurs, de feuillages, d’oiseaux ! – Bux, vous valez mieux que votre réputation !

BUX.

Croyez-vous, monsieur Fabien ? je ne crois pas, moi. Je ne sais vivre qu’à l’air libre, je n’aime respirer que les odeurs sauvages des bois, la sauge et la résine !...

FABIEN.

Il y en a une que vous aimeriez encore mieux, Bux : l’odeur de la poudre !

BUX.

Oh ! oui ! – mais ils n’ont pas voulu de moi comme soldat. – Écoutez ! du bruit, là ! je me sauve.

FABIEN, prêtant l’oreille.

Il y a plusieurs voix ! je rentre.

BUX.

Monsieur Fabien, en donnant vos fleurs à... M. Éverard, si vous vouliez bien remettre ça de ma part au petit, hein ?

FABIEN, entrant dans la maison.

C’est dit. – Passez donc par la porte !

BUX, disparaissant dans le fourré de gauche.

Non, le mur me connaît. Adieu.

 

 

Scène II

 

DELLEMARE, ÉLISE, VARADE, BALANDIER, entrant par la petite porte du parc

 

ÉLISE.

Entrez, mon père. C’est par cette porte de communication que je viens, depuis que je me connais, chercher auprès de M. Éverard mon pain quotidien d’instruction et d’amitié.

VARADE, bas, à Dellemare.

N’est-ce pas tout à fait filial cela, hein ?

DELLEMARE.

Et vous dites, Élise, qu’en ce moment, M. Éverard doit être encore avec les enfants ?

ÉLISE.

Oui, mais il va titre libre d’ici à un quart d’heure.

DELLEMARE.

Eh bien, nous l’attendrons là, sur ce banc.

VARADE, tirant Balandier à part.

Vous voyez, Monsieur, que je m’arrête ici. Voulez-vous bien me laisser un peu seul sur parole ?

BALANDIER.

Non pas positivement sur parole. Je rentre me promener dans le parc sans perdre cette porte de vue, et j’ai envoyé deux de mes hommes garder les alentours de cette maison.

VARADE.

On n’est pas plus prévenant !

Ils se saluent gravement. Balandier sort par la porte du parc.

ÉLISE.

Moi, si vous le permettez, mon père, j’irai voir pendant ce temps ma bonne Périnette ?

DELLEMARE.

Allez.

Élise entre dans la maison.

 

 

Scène III

 

DELLEMARE, VARADE

 

VARADE.

Périnette, lisez Fabien, le jeune étudiant rêveur.

DELLEMARE.

Vous croyez, Varade ?

VARADE.

Je crois que deux et deux font quatre, et que la rose pousse en mai et l’amour à dix-sept ans. Mais peu importe ce Fabien ! nous ne sommes ici que pour sonder le mystérieux Éverard.

DELLEMARE.

Une démarche délicate ! et qui repose sur des conjectures si vagues !

VARADE lui pose la main sur l’épaule, et, railleur.

...Il y a une vingtaine d’années, un cadet de famille bourgeoise, très savant en médecine mais assez pauvre en espèces, adorait d’un amour lointain et respectueux une jeune fille très charmante et très riche. Le père de l’adorée la maria, comme de raison, à un banquier alors fort brillant. Le médecin aimait la jeune fille, le banquier épousa la dot, qu’il emporta presque aussitôt dans l’Inde et dont il eut... un comptoir à Pondichéry. Quand il revint, au bout d’un an d’absence, il trouva sa femme morte depuis huit jours et une petite-fille née depuis un mois, – un héritage et une héritière. Le banquier recueillit paternellement l’héritage...

DELLEMARE, avec humeur.

Varade !

VARADE, riant.

Eh ! que diable ! ce ne sont pas là des conjectures, ce sont des faits avérés, mon cher !

DELLEMARE.

Mais que de points douteux il reste encore !

VARADE.

Aussi venons-nous pour les éclaircir.

DELLEMARE.

Les papiers rapportés par Bux laissent bien soupçonner qu’Éverard a pu être autrefois l’amoureux, mais ils ne prouvent nullement qu’il est le père. Pourquoi n’a-t-il pas même essayé de réclamer sa fille ?

VARADE.

Allons donc ! il aurait déshonoré la mère ! Et puis, l’enfant né dans le mariage appartient légalement au mari. Et enfin il voulait garder le droit de rester auprès de la petite, de veiller sur elle. Nous savons que notre Éverard a eu autrefois comme médecin une certaine réputation. Et tout à coup il s’est fait maître d’école à Mijoux ! il est évident que c’était pour avoir le prétexte d’élever la fille délaissée du château ! Et ce dévouement a duré dix-sept ans, et dure encore ! Convenez que beaucoup de pères ne l’auraient pas pour leur propre enfant.

DELLEMARE.

Vous avez de l’imagination, Varade. Mais au fond il n’y a là rien de positif.

VARADE.

Ah ! c’est du positif qu’il vous faut ? Attendez. Nous avons, d’ici à la fin du mois, un petit déficit de six cent mille francs à combler. Le domaine de Mijoux, propriété inaliénable d’Élise du chef de son grand’père maternel, vaut, il est vrai, quatre cent mille livres, et je peux, en épousant votre... fille, vous permettre de réaliser cette valeur. Mais il ne nous resterait pas moins deux cent mille livres à trouver, et, petite ou grande, la banqueroute est la banqueroute. Le voilà, le positif !

DELLEMARE.

Je ne le sais que trop !

VARADE.

Eh bien, qu’est-ce qui nous a montré une issue, si ce n’est un éclair de ce que vous appelez mon imagination ? On parlait il y a un mois, sur la place de Paris, d’un héritage qui venait de tomber tout à coup à un maître d’école du Jura ; son frère aîné, après avoir perdu ses deux fils, était mort lui laissant un demi-million de fortune. Vous aviez eu le bon sens de me confier l’histoire de votre ménage. J’ai rapproché les faits, les noms, les dates ; j’ai entrevu un splendide appoint à la dot insuffisante d’Élise... Et si nous arrivons à nous démontrer tout à l’heure qu’Éverard est réellement le père...

DELLEMARE.

Eh bien ?

VARADE.

Eh bien, d’abord, nous pourrons compter qu’il n’aura pas d’autre héritière qu’Élise.

DELLEMARE.

Et après ?

VARADE.

Après ? après ?... Mais nous aurons barre sur lui... à mort. Il ne s’agit pas ici de sentiment ! Voyons, vous êtes d’une assez jolie force à l’épée, et vous auriez, pardieu ! bien le droit de pourfendre votre... ex-rival.

DELLEMARE.

Ce Varade ! on ne sait jamais au juste s’il plaisante. Mais vous ne m’entraînerez pas plus loin que je ne veux aller. Si Éverard est mon larron d’honneur et s’il fait l’insolent, il trouvera à qui parler. Sinon...

VARADE.

Sinon, vous ferez banqueroute pour l’amour de lui. Oh ! oh ! vous oubliez que nous sommes rivés à la même chaîne et que je sauterais avec vous, mon très cher associé. Nos intérêts dans le présent et dans l’avenir sont liés de telle sorte, que M. Éverard vous offrît-il sa propre fortune avec celle d’Élise, vous ne pourriez en profiter qu’avec moi et par moi. Nous sommes l’un sur l’autre le grappin du diable ; ne nous lâchons pas, ou gare le grand trou ! – Je croyais que ceci était entendu et compris cent fois pour une !

DELLEMARE.

Sans doute, Varade, sans doute ! Cependant... Ah ! mon Dieu ! la sortie des enfants !

VARADE.

Oh ! ne nous empêtrons pas dans cette marmaille ! venez faire un tour d’avenue, que je vous remonte un peu. Si vraiment vos naïfs scrupules...

Ils sortent, en parlant, par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

LES ENFANTS, descendant par le perron et l’escalier, avec tumulte et cris, parmi eux, GRELUCHE, GASTON et PATAUD, derrière eux, ÉVERARD

 

ÉVERARD, sur le perron.

Halte une minute, mes petits ! – C’est demain fête et jour de congé, et j’ai plusieurs recommandations à vous faire. La première, c’est déjouer et de vous amuser, mais là, de toutes vos forces !

Descendant.

C’est pour moi que je vous le demande. Votre joie, mon jeune monde, c’est mon délassement. Vous ne pouvez pas vous figurer comme j’ai besoin de sauter avec vos jambes alertes et de chanter avec vos voix fraîches ! Ainsi, je vous en prie, ne nie faites pas tort d’une gambade et d’un éclat de rire. Est-ce promis ?

LES ENFANTS.

Oh ! oui, monsieur. – Oui, certainement, monsieur !

ÉVERARD.

Merci ! – À présent, qu’est-ce qu’on m’adit ? quand vous êtes hors de l’école vous ne gardez pas toujours le bon accord, il y en a qui font les fiers et il y eu a qui font les hargneux, les grands mordent et les petits jappent. Si vous m’aimez un peu, mes enfants, restez, loin de moi comme sous mes yeux, de bons petits camarades et amis, une famille, ma famille ! – Ho ! ho ! voyons donc justement : approche un peu, Gaston ; viens ici, mon brave Pataud. Comment ! toi, Gaston, le fils de M. le notaire certificateur, tu manges du pain bis ? et toi, tu manges du pain blanc ?

GASTON.

Monsieur... nous avons changé.

PATAUD.

Est-ce que c’est mal, monsieur ?

ÉVERARD.

Le pain de ferme a bien plus de goût, hein, Gaston ?

Gaston fait un signe affirmatif.

Et toi, tu trouves le pain de gruau bien plus délicat, pas vrai ? Vous avez raison tous deux, mes petits. Et ça revient à ce que je disais : quand le cœur s’en mêle, tout échange est profit et toute perte est gain. Les forts aident les faibles, les faibles aiment les forts. Et l’on s’en va se soutenant et se consolant les uns les autres, pauvres et riches, vestes de velours et blouses de toile, les mains plus fines dans les mains plus fortes... Vous m’avez entendu, enfants ?

TOUS.

Oui, monsieur, oui.

ÉVERARD.

Maintenant, mes oiseaux, prenez votre volée !

Les enfants sortent avec grands cris et grand vacarme de joie.

 

 

Scène V

 

ÉVERARD, PÉRINETTE, PÉRINET, GRELUCHE, puis BUX, caché

 

ÉVERARD, à Greluche.

Ah ! tu as à me parler de choses sérieuses, Greluche ?

GRELUCHE, à même une grosse pomme.

Oh ! oui, Monsieur.

ÉVERARD.

Mais tu me parais fort occupé pour le moment. Eh bien, ne te dérange pas, je suis à toi tout à l’heure... Ah ! Périnet ! approche.

BUX, caché, passant sa tête à travers les branches.

A-t-il ma gourde ?

ÉVERARD, remarquant la gourde que porte Périnet.

Oh ! qu’est-ce que j’aperçois là ?

PÉRINET.

Oui, voyez donc, monsieur ! tiens, mère, regarde : c’est une gourde pour boire que mon père m’a envoyée.

PÉRINETTE.

Oh ! elle est bien belle !

ÉVERARD.

Oui, en vérité, Périnet, c’est un charmant et précieux ouvrage ! Garde-le avec soin, mon enfant ! il y a là, vois-tu, bien des heures de travail et surtout bien des pensées de tendresse de ton père.

BUX, toussant et essuyant ses yeux.

Hum ! il fait humide là-dessous !

PÉRINETTE, bas, à Éverard.

Bux est là !

ÉVERARD, bas, à Périnette.

Eh bien, il entendra, tant mieux !

Haut.

Maintenant, Périnet, écoute. Tu me pries depuis bien longtemps de te mettre tout à fait au latin, et moi, jusqu’ici, j’ai toujours hésité ; car sais-tu bien, mon enfant, ce que tu demandes ? tu veux changer toute ta vie, tu veux laisser les champs pour les livres.

PÉRINET.

Oh ! monsieur, j’aime tant les livres !

PÉRINETTE.

Mais tu es bien chétiot, mon pauvre petit ! Je t’ai nourri dans les peines et dans les larmes. – Est-ce que tu auras la force d’étudier ?

PÉRINET.

Que oui ! que oui, mère !

BUX, à part.

Oh ! mais ils vont me le tuer !

ÉVERARD.

Ce n’est pas tant l’élude, Périnette, qui fatiguerait cette bonne petite tête-là ! Mais en augmentant ton savoir, Périnet, dis-toi que tu vas aussi augmenter tes chagrins. Tu peux jouer et rire tranquillement comme les autres enfants, et, plus tard, tu ne souffriras que par le cœur comme les autres hommes. Mais si tu veux apprendre et connaître, tu auras de plus à souffrir par le front. As-tu réfléchi à ça, mon petit curieux ?

PÉRINET.

Oui, monsieur, et j’aime mieux apprendre. C’est vrai que quelquefois je me tourmente quand je ne comprends pas les choses tout de suite. Mais aussi, quand on trouve ce qu’on cherche, comme on est content ! J’aime mieux apprendre !

ÉVERARD.

Allons ! c’est bravement répondu, et il faut faire ce qu’il veut, Périnette.

BUX, caché, à part.

Oui, il faut le martyriser ! Mais je n’entends pas ça, moi !

ÉVERARD.

Tiens, je t’ai rapporté de Paris un Virgile, un grand poète, qui a commencé par être comme toi un petit paysan. Tu verras comme il décrit bien les prés, les bois, les cieux !

BUX, grommelant, à part.

Hum ! vaut-il pas mieux les regarder !

PÉRINET, se retournant, à demi-voix.

Monsieur, on dirait qu’il y a quelqu’un là...

ÉVERARD, souriant.

Ne fais pas attention ! tu verras dans Virgile comment les sylvains, qui sont les habitants des forêts, se cachent quelquefois dans les taillis pour entendre, jaloux, chanter et rire les petits bergers.

BUX.

Merci de moi !

Il disparaît.

ÉVERARD.

Et sur ce, Périnette, va, je te prie, dire à Élise et à Fabien que je les attends ici, et embrasse bien fort Périnet ; ton enfant sera un homme.

Sortent Périnette et Périnet.

 

 

Scène VI

 

ÉVERARD, GRELUCHE

 

ÉVERARD.

À nous deux, monsieur Greluche. Qu’est-ce que tu me veux ? voyons.

GRELUCHE.

Je veux vous réciter ma fable que j’ai apprise.

ÉVERARD.

Qu’est-ce que c’est que ta fable ?

GRELUCHE.

La Cigale et la Fourmi.

ÉVERARD.

Ah ! qui est-ce qui te l’a apprise ?

GRELUCHE.

C’est grand’maman.

ÉVERARD.

Voyons là ta fable.

GRELUCHE, après s’être mouché, récitant.

La cigale ayant chanté

Tout l’été,

Se trouva fort dépourvue

Quand la bise fut venue.

Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau !

Elle alla crier famine

Chez la fourmi, sa voisine,

La priant de lui prêter

Quelque grain pour subsister...

La fourmi n’est pas prêteuse ;

C’est là son moindre défaut...

ÉVERARD, interrompant.

 « C’est là son plus grand défaut ! »

GRELUCHE.

Monsieur, il y a dans le livre : « C’est là son moindre défaut. »

ÉVERARD.

C’est qu’il y a une faute dans le livre. Continue.

GRELUCHE, récitant.

...C’est là son plus grand défaut.

Que faisiez-vous au temps chaud ?

Dit-elle à cette emprunteuse.

– Nuit et jour, à tout venant,

Je chantais, ne vous déplaise !

– Vous chantiez ? j’en suis fort aise !

Eh bien ! dansez maintenant !

Greluche se met à rire.

ÉVERARD.

Pourquoi ris-tu, petiot ?

GRELUCHE.

Dam ! ce que dit la fourmi, c’est que c’est drôle !

ÉVERARD.

Non, c’est mauvais plutôt ! Voyons ! il faut donc la laisser mourir de faim et de froid, la pauvre petite cigale ? Tu l’entends bien dans les champs quand tu passes ; elle a un petit cri que tu ne trouves peut-être pas très joli, mais enfin elle fait ce qu’elle peut, et elle chante toujours, elle chante en plein midi quand il fait si chaud, elle chante la nuit quand tu dors, toi, elle chante à tout le monde, aux passants, aux enfants, et, quand il n’y a personne, au bon Dieu. Eh bien, parce qu’elle ne sait que ça, chanter l’été, il faut donc qu’elle meure l’hiver ?

GRELUCHE.

Oh ! non !

ÉVERARD.

Alors quelle est la morale de ta fable, dis, Greluche ? C’est qu’il faut bien travailler, bien économiser, comme ?...

GRELUCHE.

Comme la fourmi.

ÉVERARD.

Mais pas pour tout garder, pour tout entasser vilainement ?

GRELUCHE.

Oh ! non, pas pour ça !

ÉVERARD.

Alors c’est pour avoir le plaisir de donner – à ?...

GRELUCHE, prêt à pleurer et avec une petite moue.

À la pauvre petite cigale.

 

 

Scène VII

 

ÉVERARD, GRELUCHE, FABIEN, ÉLISE, qui écoutent depuis quelques instants du perron

 

ÉLISE.

Nous vous y prenons, mon ami, à corriger La Fontaine !

ÉVERARD.

Comment ! vous étiez là ? – Ah ! c’est que mes pauvres petits apprendront toujours assez l’égoïsme ! La Fontaine est déjà bien fort pour les hommes ; je mets un peu d’eau dans son vin pour les enfants. – Va, mon vieux bonhomme, à présent, tu comprends bien ta fable.

Il embrasse Greluche, qui sort en sautant.

ÉLISE.

Mon père n’est plus là ?

ÉVERARD, vivement.

M. Dellemare ! Est-ce qu’il y était ?

ÉLISE.

Oui, je l’ai laissé ici dans l’instant avec M. Varade. Il va revenir.

ÉVERARD, à lui-même.

Serait-ce donc l’heure, ô mon Dieu ?

ÉLISE.

Mais, avant de voir mon père, vous aviez à entretenir M. Fabien ? Je vous l’amène, et moi je rejoins Périnette et je vous laisse tranquilles... oh ! seulement pour quelques minutes !

ÉVERARD.

Pour quelques minutes, oui, oui...

À part, douloureusement

Qui sait ?

Élise rentre dans la maison.

 

 

Scène VIII

 

ÉVERARD, FABIEN

 

ÉVERARD.

Fabien, causons cœur à cœur. C’est très sérieux ce que j’ai à te dire. – Et d’abord, mon ami, je voudrais savoir si tu es content de moi.

FABIEN.

Comment ! cher maître ?...

ÉVERARD.

Oui, crois-tu que j’aie fait assez pour toi, vraiment ? Je t’ai pris tout jeune, orphelin de père et de mère, et je t’ai donné de moi, de mon âme, de ma pauvre science humaine, de ma meilleure pensée de Dieu, tout ce que j’avais, tout ce que je pouvais. Je voulais faire de toi l’homme supérieur par le cœur et par l’intelligence que le père le plus tendre pût rêver pour mari à sa fille unique.

FABIEN.

Oh ! vous êtes loin de compte avec moi, mon bon maître ! Mais c’est égal ! tout le peu que je vaux, je vous le dois, et je sais que jamais de la vie je ne pourrai m’acquitter envers vous.

ÉVERARD.

Tu le pourras ! tu le pourras !

Avec gravité.

Fabien, tu m’as dis que tu aimais Élise.

FABIEN.

Et vous n’avez pas désapprouvé cet amour, mon ami.

ÉVERARD.

Non ! – non ! – mais le sort d’Élise ne dépend pas de moi, Fabien. Ce voyage à Paris m’a fait toucher du doigt tous les obstacles que tu as dû prévoir.

FABIEN.

Des obstacles !

ÉVERARD.

Fabien, tu es sans fortune, et M. Dellemare veut un gendre riche.

FABIEN.

Ah ! c’est le désespoir !

ÉVERARD, l’observant.

Mais enfin tu n’as peut-être pas enfermé dans cette affection ta vie tout entière ?

FABIEN.

Toute ma vie et toute mon âme !

ÉVERARD.

Voyons, voyons, j’ai vu à Paris un ami de mon frère aîné, chef d’une manufacture de premier ordre. Il voudrait donner sa fille unique à un jeune homme actif et capable, qu’il ferait en cinq ou six ans millionnaire.

FABIEN, souriant.

Maître, vous ne m’avez pas beaucoup appris à aimer l’argent !

ÉVERARD.

C’est vrai ! – mais, tiens, il est une autre tentation qu’un noble esprit pourrait, il me semblé, accepter : celle de servir utilement et grandement son pays. Un de mes anciens camarades de collège, qui aujourd’hui tient dans le pouvoir une position éminente, a pour toute famille une nièce que...

FABIEN.

Cessez, de grâce, cher maître ! Vous vouliez donc m’éprouver ?... Mais est-ce que je ne vois pas votre sourire ? Oh ! cependant vous ne pouvez pas douter de moi, de la sincérité de mon amour ! Vous ai-je rien caché jamais ? Qu’est-ce donc que vous souhaitiez démêler dans mon âme ?

ÉVERARD.

Ah ! c’était peut-être dans la mienne !

FABIEN, s’inclinant devant lui.

Tenez, mettez votre main là, sur mon front, il me semble ainsi que je vous soutiens et que vous me bénissez. Et puis regardez-moi, et lisez dans mes yeux, et lisez dans mon cœur. J’aime Élise. Quand et comment cet amour est né ? Je n’en sais rien, je l’ai toujours respiré, je crois, avec l’air vif et pur de notre montagne. J’aime Élise. Quel effet m’a produit Paris, le monde, et ce que j’ai entrevu de ses bonheurs et de ses honneurs ? l’impression d’un affreux exil. Quel est tout mon désir et tout mon rêve ? de vivre avec elle, auprès de vous, dans l’horizon que voilà. Un amour, un ciel. J’aime Élise.

ÉVERARD.

Oui, tu l’aimes ! Et tu mérites ton amour, et tu mérites le sien !

Lui écartant de la main les cheveux du front.

Ah ! C’est beau, c’est heureux, la jeunesse !... Mais, Fabien, ton devoir est dans l’action, et ta place est à Paris. Ainsi, vous me quitterez, vous me laisserez seul, je ne vous aurai plus !

FABIEN.

Et pourquoi ne pas nous suivre ?

ÉVERARD.

Non ! je ne le peux pas, je ne le dois pas. Fabien ! tu es digne de la première place dans le cœur d’Élise ; tu es digne de m’effacer, moi, dans sa vie ! c’est bien ! c’est la loi humaine ! Succède au vieillard, jeune homme, et ne t’inquiète pas d’un peu de mélancolie jalouse qui, au fond, ne fait que mieux ressortir sa tendresse et sa joie. J’aurai assez de votre bonheur pour vivre, et, quand il y aura des têtes blondes, eh bien, tu me les prêteras.

FABIEN.

Ah ! mon maître ! mon père !

Bruit de voix du côté du parc.

ÉVERARD, tressaillant.

On vient ! c’est lui, sans doute ! – Laisse-nous, Fabien. Je vais peut-être avoir à subir une épreuve plus sérieuse que la tienne.

La porte du parc s’ouvre. Dellemare et Varade paraissent.

FABIEN.

Mon ami, un dernier mot. Vous me conseillez d’espérer ?

ÉVERARD, lui serrant la main.

Espère !

Fabien entre dans la maison.

 

 

Scène IX

 

ÉVERARD, DELLEMARE, VARADE

 

VARADE, bas, à Dellemare.

Vous savez ce qu’il faut dire. Moi, je ne parlerai pas, j’observerai.

DELLEMARE, saluant Éverard.

Monsieur Éverard...

ÉVERARD.

Monsieur...

DELLEMARE.

Je vous présente M. Varade, un autre moi-même. – Je viens d’abord vous apporter, monsieur, mes remerciements et mes félicitations ; vous avez été pour Élise tous les maîtres en un seul ; vous lui avez donné tous les talents et toutes les grâces, et le père le plus exigeant aurait le droit d’être fier d’une telle fille.

ÉVERARD.

Ah ! n’est-ce pas ?

DELLEMARE.

Aussi avez-vous dû parfois vous étonner, vous indigner même que j’aie pu si longtemps la négliger et la délaisser ?

ÉVERARD.

N’insistez pas là-dessus, monsieur. Personne ici ne vous accuse, et celui à qui vous parlez moins que personne.

DELLEMARE.

Pardon ! accusé ou non, je tiens, monsieur, à vous expliquer mon indifférence, et, d’un mot, je veux, je dois mettre dans vos mains une confidence grave : – Élise n’est pas ma fille !

ÉVERARD.

Monsieur !... oh ! je vous supplie ! je ne veux pas entrer plus avant dans ces secrets de famille.

DELLEMARE.

Excusez-moi, j’irai jusqu’au bout. Élise est née dans ce château, pendant un long voyage que je fis aux Indes. Sa naissance coûta la vie à sa mère. Quant au père...

VARADE, à part.

Il me semble qu’il a pâli.

DELLEMARE.

Quant au père, je crus de jour en jour que j’allais le voir arriver pour me redemander son enfant ou pour m’apporter sa vie. Mais dix-sept ans se sont écoulés, et je l’attends encore.

ÉVERARD.

Était-ce à lui de provoquer le scandale et la lutte entre une tombe et un berceau ?

DELLEMARE.

Trouveriez-vous qu’il ait eu raison de se sauver et de se cacher ? Au fait, ce trait achève l’homme qui profite de l’absence du mari pour dérober la femme.

ÉVERARD.

Il ne faut rien dérober, pas même le bonheur ! Cependant Dieu seul connaît les cœurs et pénètre les causes, – et qui vous dit que ?...

VARADE.

Monsieur Éverard prend le parti de cet inconnu ?

ÉVERARD, le regardant.

Moi ? non, monsieur, non, je vous l’abandonne.

DELLEMARE.

Vous ne croyez pas d’ailleurs, parce que j’accuse le coupable, que j’excuse la complice ! Elle était, selon moi, plus criminelle encore !

ÉVERARD.

Oh ! monsieur, monsieur ! il n’y a pourtant qu’une voix dans ce pays pour louer et bénir sa mémoire ! Elle a laissé partout les traces et le souvenir d’un ange !

VARADE.

Monsieur Éverard défend la mère de mademoiselle Élise ?

ÉVERARD.

Je n’ai pas à défendre devant le jugement des hommes celle qui a comparu au jugement de Dieu.

VARADE, bas, à Dellemare.

Il est assez fort ! Le dernier coup !

DELLEMARE.

Quoi qu’il en soit, monsieur, si je n’ai pas eu pour Élise l’amour et les soins d’un père, maintenant vous le comprenez, n’est-ce pas ?

ÉVERARD.

Ce que je comprends moins, c’est la cause qui vous a empêché d’user du bénéfice de la loi et de renier Élise pour votre fille.

DELLEMARE.

J’ai reculé, ainsi que vous le disiez tout à l’heure, devant un scandale inutile. Et puis, si je n’aime pas cette jeune fille, je n’ai aucune raison de la haïr ; je remplirai jusqu’à la fin mon devoir envers elle. Tenez, – elle ne sait pas encore une chose, personne ne la sait, et je vais vous l’apprendre à vous le premier : – je la marie.

ÉVERARD.

Vous la mariez ! vous la mariez ! À qui ? mon Dieu !

DELLEMARE, désignant Varade.

Je vous présente mon futur gendre.

ÉVERARD.

Oh ! – C’est impossible !

DELLEMARE.

Comment ce mariage que j’ai résolu serait-il impossible, monsieur Éverard ?

VARADE.

Est-ce que j’ai le malheur de déplaire à monsieur Éverard ? Est-ce que j’ai l’honneur d’être connu de lui ?

ÉVERARD.

Oui, monsieur, je vous connais.

VARADE.

Je suis connu dans le Jura !

ÉVERARD.

Oui, je connais votre passé et je connais votre présent.

VARADE.

Au fait, vous revenez de « la capitale. » Vous vous y êtes donc informé de moi ? Ah ! ah ! je vous serais obligé de m’apprendre comment on me juge à Paris, – au point de vue de Mijoux.

ÉVERARD.

Tenez, ne m’en défiez pas !

VARADE.

Pardon ! je vous en défie.

ÉVERARD.

Vous l’aurez voulu ! – Vous êtes parti de bas, monsieur, – chose honorable quand le cœur s’élève avec la fortune ; – mais vous êtes arrivé sans travail et vous vous êtes maintenu sans scrupule par l’audace et l’âpreté du joueur. J’hésiterais à vous citer vos spéculations heureuses et à vous rappeler vos succès en face. Aujourd’hui vous êtes ruiné, et il vous faut une dot pour vous refaire un enjeu ! Et l’aventure, l’astuce, le cynisme, la haine, demandent à épouser la candeur, la foi, la bonté, la grâce ! Dieu du ciel ! je ne dis pas quelle parenté d’âme, mais quel rapport de hasard y a-t-il seulement entre Élise et vous ?

VARADE, furieux.

Ah ! vous le prenez sur ce ton ! Eh bien, oui, monsieur, vous avez raison ! oui, ce mariage liquide mon passé pécuniairement et moralement ! Vous me refusez votre approbation, c’est dommage !... Mais je n’ai besoin que du consentement du père, – et je l’ai.

ÉVERARD, à Dellemare.

Oh ! monsieur, on rapporte, c’est vrai, que votre associé se vante de vous entraîner, s’il tombe, dans sa chute. Démentez cette calomnie. J’ai à vous proposer pour Élise un jeune homme de mérite et d’avenir, et qu’elle aime.

DELLEMARE.

Elle aime sans mon aveu ! Qui donc ?

ÉVERARD,

Fabien Vincy.

DELLEMARE, avec impatience.

Eh ! croyez-vous qu’il y ait là de quoi changer ma résolution irrévocable ! M. Varade a ma parole, et le mariage aura lieu dans quinze jours.

ÉVERARD.

Non ! non ! cela ne sera pas !

DELLEMARE.

Et qui donc s’y opposerait ?

ÉVERARD.

Moi.

DELLEMARE.

Vous ! vous, un étranger pour Élise !

ÉVERARD.

Moi, son vieil ami, son vieux maître.

DELLEMARE.

Est-ce que cela vaut devant la loi ?

ÉVERARD.

Cela vaut devant Dieu et devant elle !

 

 

Scène X

 

ÉVERARD, DELLEMARE, VARADE, ÉLISE, FABIEN, PÉRINETTE

 

DELLEMARE.

Nous allons voir ! – Venez, mademoiselle, et écoutez-moi. Je vous marie dans deux semaines. D’ici là, je vous défends, – vous entendez, – je vous défends de revoir M. Éverard et de lui parler.

ÉLISE.

Lui ! lui, mon cher et vénéré maître !

DELLEMARE.

Ma fille, voici M. Varade, votre futur mari. Je vous commande de lui donner le bras et de rentrer chez moi sur-le-champ.

ÉVERARD, hors de lui.

Élise ! arrêtez !

DELLEMARE.

Ah ! vous dites non à mes ordres, monsieur ! À quel titre ?

ÉVERARD.

À quel titre ?... vous le demandez ?...

ÉLISE et FABIEN.

Parlez !

PÉRINETTE, bas, à Éverard.

Souvenez-vous !

ÉVERARD.

Ah !

Après un silence.

C’est vrai, je ne suis rien, je ne puis rien. Obéissez, obéissez, Élise.

DELLEMARE.

Adieu, monsieur. Dans un quart d’heure cette porte de communication sera murée.

ÉVERARD, désespéré, regardant sortir Élise.

Tu t’en vas, tu t’en vas, ma vie !

 

 

ACTE III

 

Salon au château.

 

 

Scène première

 

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL, assis à gauche, joue une partie d’échecs avec une sorte de Propriétaire Campagnard, DELLEMARE et DEUX AUTRES INVITÉS, debout, suivent le jeu, au fond attendent LORIOT, JEAN-FRANÇOIS et TROIS ou QUATRE PAYSANS ENDIMANCHÉS, à droite, ÉVERARD, DELLEMARE, VARADE, assis à une table, écrivant, près de lui, BALANDIER lit un journal

 

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL, à son partenaire.

Je nous prends votre tour, oui, mais vous allez à dame.

DELLEMARE.

Décidément, monsieur le commissaire général, le Dieu des armées se déclare contre vous.

JEAN-FRANÇOIS, à demi-voix.

Monsieur Dellemare ?

DELLEMARE.

Dans une minute, mes amis, vous aurez audience dans une minute.

Il s’approche de la table où écrit Varade, y prend une lettre toute pliée et en lit la suscription.

« À monsieur Fabien Vincy. » Vous écrivez à ce jeune homme, Varade ? Qu’est-ce que cela signifie ?

VARADE, écrivant toujours.

Laissez ! laissez ! je tisse ma toile.

DELLEMARE.

Voyons, Varade, quel est votre plan ? Pendant ces quinze jours, vous comptiez qu’Éverard, séparé d’Élise, allait, dans sa douleur, se trahir et se livrer. Mais le mariage civil a lieu aujourd’hui ; voici, là, vos témoins, et ce prétendu père au désespoir n’a pas même tenté de rompre notre consigne. Qu’espérez-vous ? que voulez-vous ?

VARADE. Il plie et cacheté une seconde lettre.

Ce petit monsieur Fabien m’a écrit trois lettres assez impertinentes pour réclamer de moi un rendez-vous. Je lui fais savoir qu’il peut venir et que je l’attends. Vous m’avez dit que mademoiselle Élise avait demandé à vous entretenir ce matin. Ce billet invite en son nom M. le maître d’école à cette scène de famille.

À un domestique.

Jacques ! ces lettres tout de suite à M. Éverard et à M. Fabien Vincy. Quand ces messieurs se présenteront, vous les introduirez ici,

Montrant une porte dérobée à droite.

par cet escalier.

Le domestique sort.

DELLEMARE.

Ah ça ! expliquez-moi !...

VARADE.

Ma lettre rappelle aussi à M. Éverard qu’en sa qualité de maire, et vu l’absence de son adjoint, il aura tantôt lui-même à nous marier, mademoiselle Élise et moi, dans ce château, dans ce salon, puisque la mairie est en réparation. Il faudra que Calchas immole Briséis de sa main.

DELLEMARE.

Varade ! vous vous attendez à un esclandre, dites ?

VARADE, se dirigeant vers la table de jeu.

Ne pas s’attendre à tout c’est ne parer à rien. N’est-il pas vrai, monsieur le commissaire général ?

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL, riant.

La preuve en est que j’ai perdu la partie.

Il se lève. À son partenaire.

Ce soir, monsieur, je réclamerai de vous ma revanche.

Remontant.

Ah ! voilà ces braves gens qui demandaient après moi.

JEAN-FRANÇOIS.

Oui, monsieur le commissaire général.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Eh ! bien, qu’est-ce que c’est, mes amis ?

JEAN-FRANÇOIS.

Monsieur le commissaire général, profitant de votre aimable présence dans nos murs, nous venons vous prier de nous accorder l’honneur d’assister, demain dimanche, à notre fête communale de Mijoux. Il y aura tir au fusil et à l’arc, course aux unes, jeu des ciseaux, et, le soir, danses publiques sur la montagne, avec nos voix pour musique, la mousse pour tapis, et, pour illuminations, la lune et les étoiles... s’il y a des étoiles.

LORIOT.

Et s’il pleut, mêmes danses dans la grand’salle de l’hôtel du Cheval blanc tenu par le sieur Loriot, qui, sauf le respect de votre Excellence, est moi-même.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

J’accepte de grand cœur votre bonne invitation, mes amis, et je me ferai un plaisir d’aller à votre fête, soit sur la montagne, soit dans la grand’salle.

LES PAYSANS.

Vive monsieur le commissaire général !

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Mais dites-moi, monsieur Loriot, est-ce que la salle dont vous me parlez n’est pas, aux jours non fériés, cette espèce d’entrepôt pour les rouliers qui s’adosse aux grandes roches ?

LORIOT.

Non, monsieur le commissaire général, l’entrepôt est au bout de la salle, dans le rocher même.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Et les douaniers y ont flairé parfois, n’est-ce pas, certains ballots suspects ?

LORIOT.

Oh ! la médisance !

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Oui, la médisance nous a signalé dans deux ou trois rapports l’existence probable, sur ce point de la ligne frontière, de conduits souterrains bien commodes pour les marchandises prohibées.

LORIOT.

L’envie, Excellence ! l’envie !...

VARADE.

Le fait est, monsieur, que la roche a été explorée et sondée à plusieurs reprises sans qu’on ait jamais pu découvrir trace de ces fameux passages.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Je ne demande qu’à n’avoir pas à sévir. À dimanche donc, mes braves gens.

DELLEMARE, aux paysans.

Vous allez boire, à l’office, à la santé de la mariée.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur est servi.

DELLEMARE, à ses invités.

Messieurs... Ne venez-vous pas, Varade ?

VARADE, à demi-voix.

Je vous rejoins dans un quart d’heure.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL, en sortant, à Dellemare.

Verrons-nous mademoiselle Élise ?

DELLEMARE.

Ma fille vous prie de l’excuser. Vous savez, dans un jour pareil...

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

VARADE, BALANDIER

 

VARADE, retenant Balandier, qui suit les autres convives.

Eh bien ! monsieur Balandier, vous allez déjeuner comme cela, sans moi ? Vous ne restez pas à me tenir compagnie ?

BALANDIER.

Oh ! inutile ! vous vous mariez dans deux heures, je pense.

VARADE.

Cette confiance me touche. Mais si dans deux heures je ne suis pas marié pourtant ?

BALANDIER.

La chose vous regarde. Le délai d’un mois qui vous a été accordé par mes honorables clients...

VARADE.

Expire lundi à midi, je ne l’oublie pas.

BALANDIER.

De sorte que si vous ne voulez pas être déclaré en banqueroute...

VARADE.

Je dois avoir épousé mademoiselle Élise lundi à dix heures.

BALANDIER.

Et s’il vous répugne, en outre, d’être arrêté pour vos lettres de change...

VARADE.

Peu régulières, – il faut que, le même jour, à onze heures je sois couvert par la signature de M. Éverard.

BALANDIER.

Très bien ! vous vous rendez compte de votre situation. Mes mesures sont prises ; prenez les vôtres. Vous jouez une partie terrible, tachez de la gagner.

VARADE.

Oui, à tout prix, monsieur !...

Balandier s’incline et sort. À lui-même.

À tout prix !

Il va à une porte dérobée, à gauche, et l’ouvre.

 

 

Scène III

 

VARADE, BUX

 

VARADE.

Venez, Bux.

BUX.

Oh ! mille carabines ! laissez que je me détire. Savez-vous qu’il y a une heure que j’étouffe là-dedans. Sept pas de long sur quatre de large ! pas moyen de s’étendre ! Quelle cage !

VARADE.

Calmez-vous et écoutez-moi.

BUX.

Ça ne vous serait pas égal de venir causer dans le parc ?

VARADE.

Pour qu’on vous aperçoive et qu’on vous reprenne !

BUX.

Allons ! il faut donc rester en boîte !

VARADE.

Souvenez-vous que, sans moi, vous seriez dans une boîte autrement étroite.

BUX.

Sans vous, je serais mort, c’est plus tôt dit.

VARADE.

Et vous savez pourtant que votre liberté est toujours à ma merci.

BUX.

Oui. Je n’ai pu rapporter que le flacon et des papiers insignifiants... M. Éverard était rentré... Enfin, enfin, je vous redois ma vie. Eh bien ! qu’est-ce que vous en voulez faire ?

VARADE.

Bux... nous avons mêmes intérêts peut-être, mêmes ennemis certainement.

BUX.

Ah !

À part.

Est-ce qu’il fuirait les gendarmes ?

VARADE.

Moi aussi, je suis chasseur, mon brave !

Riant, et comme à lui-même.

seulement, ma forêt, à moi, c’est la ville, mon gibier l’argent, mes armes et mes engins les passions et les convoitises.

BUX.

Ah ! bien, excusez, j’aime mieux mes loups, et ma bonne canardière de Saint-Étienne, et le grand air, l’affût, le danger, le combat, la belle vie forestière ! Ah ! il n’y en a qu’une plus belle : la vie du soldat. Mais au moins dans les grands bois on est son maître, on n’a peur de rien, le monde est à vous ! Les arbres, les sentiers, les ravins, les bêtes, tout ça vous connaît, vous craint, vous aime. On va Seul, libre, fier ! on est comme le roi des êtres !

VARADE, l’observant.

Alors, Bux, vous êtes tout à fait heureux ?

BUX, sombre.

Tout à fait ? non.

VARADE.

Il vous manque donc quelque chose ?

BUX.

Oui.

VARADE.

Votre femme et votre enfant, n’est-ce pas ?

BUX.

Ah ! on vous a dit...

VARADE.

On m’a dit aussi ce qui les tient séparés de vous.

BUX.

Hum ! c’est ma faute.

VARADE.

Non, Bux, c’est l’influence et le conseil d’un autre.

BUX.

De qui ?

VARADE.

Hé ! de mon ennemi, qui, vous le voyez, est le vôtre. – Bux, voulez-vous aller en chasse avec moi ?

BUX.

Ah ! c’est que j’aime bien être le chasseur, mais je n’aimerais pas beaucoup être le chien. De quel ennemi me parlez vous ?

VARADE.

De celui qui anime journellement Périnette contre vous, – de M. Éverard.

BUX.

Tonnerre ! si j’en étais sûr !

VARADE, vivement.

Qu’est-ce que vous feriez ?

BUX, farouche.

Je n’en sais rien.

VARADE, se rapprochant.

Je m’intéresse à vous, Bux. On ne vous offenserait pas impunément, vous ! Coup pour coup, n’est-ce pas ? c’est la loi de nature ! Bux, vous n’avez voulu que blesser le garde-chasse qui vous avait tiré dessus. Mais un vieux sermonneur qui causerait le malheur de votre vie, celui-là, je réponds qu’à l’occasion vous ne le manqueriez pas ?

BUX, le regardant.

Oh ! le garde-chasse était armé. Ça fait une différence !

VARADE.

Hé ! la différence c’est que l’un voulait vous confisquer une pièce de gibier, et que l’autre s’obstine à vous aliéner des cœurs qui sont à vous. Qu’est-ce donc qui vous retiendrait ? Les maladroits risquent la prison, la justice, mais bien sot qui se laisse prendre ! et quand on choisit sa place et son heure !... Bux, en ce moment, depuis que le maître d’école est séparé d’Élise, tout le monde sait qu’il est au désespoir. On le trouverait un matin frappé à mort au coin d’un bois, une arme auprès de lui, que son suicide n’étonnerait personne. D’ailleurs la frontière n’est pas loin, et s’il ne vous fallait qu’une dizaine de mille francs pour aller vivre tranquillement en Suisse avec votre femme et votre fils...

BUX.

Ah ! çà mais, mon bon monsieur, c’est un assassinat que vous me conseillez là ?

VARADE.

Moi ? – vous rêvez ! – C’est vous qui disiez tout à l’heure que, seul dans vos grands bois, vous n’aviez peur de rien.

BUX.

Je n’ai peur ni de loup, ni de diable, ni de la mort ! mais j’ai peur du mépris d’un gaillard nommé Bux ; et c’est justement parce que je vis seul dans mes grands bois, que j’aurais peur d’y vivre en tête-à-tête avec un gredin !

VARADE, à lui-même.

Je suis allé trop loin et trop vite !

Haut.

Ah çà ! où voyez-vous qu’on vous conseille un crime ? Je croyais seulement que, comme moi, vous en aviez assez des droits que s’arroge sur votre famille cet homme sans famille.

BUX.

Ça, c’est vrai !

VARADE.

Je voulais avoir une bonne fois raison des résistances de ce donneur d’avis. Et vous auriez pu épouser Périnette, et j’aurais pu épouser Élise.

BUX.

Comment ! est-ce que vous n’allez pas l’épouser tout à l’heure ?

VARADE.

Oh ! je me défie d’Éverard, et je prends mes précautions d’avance. Il domine ma fiancée comme il domine votre femme. Mais je saurai bien, moi, briser cette autorité usurpée. Et vous, Bux, si vous aviez du cœur, vous m’aideriez à délivrer et à reconquérir ce que nous aimons.

BUX.

Eh bien... soit ! – À une condition.

VARADE.

Laquelle ?

BUX.

Jurez-moi qu’il n’y aura pas de sang versé.

VARADE.

Je vous le jure. N’est-ce pas vous qui agirez d’ailleurs ?

BUX.

C’est juste. – Et qu’est-ce que j’aurai à faire ?

VARADE.

Voyons, vos aventures de braconnier vous ont mêlé aux contrebandiers de la Faucille...

Mouvement de Bux.

Oh ! je le sais par Loriot, leur agent secret, dont j’ai découvert les menées. Et tous ils vous serviraient de bon cœur, si vous aviez à leur proposer quelque coup de main... lucratif.

BUX.

C’est possible. Eh bien ?...

VARADE.

Eh bien, trouvez-vous ce soir à l’auberge de Loriot, je vous dirai en quoi j’aurai peut-être besoin de vous... et d’eux.

BUX.

Allons !... j’y serai.

UN DOMESTIQUE, entrant par la petite porte de droite.

Les personnes que monsieur attend sont arrivées.

Il sort.

VARADE.

Bux, vous pouvez dès à présent, par la porte de service, gagner le petit bois.

BUX.

Je vas donc respirer !

VARADE.

Et je vous remettrai votre parole de prisonnier, et je vous rendrai votre femme et votre fils. Mais vous vous engagez, vous, à m’obéir et à m’aider en ce qui touche Élise.

BUX, étendant la main.

Je m’y engage.

VARADE.

C’est bien. À ce soir.

BUX.

À ce soir. Un homme, une parole.

Il sort par la porte dérobée de gauche.

VARADE, en riant, à lui-même.

Bon Dieu ! qu’on a donc de peine en ce monde à faire un peu de mal !

 

 

Scène IV

 

VARADE, ÉVERARD, FABIEN

 

VARADE, à Éverard et à Fabien, qui se montrent sur le seuil de la porte de droite.

Entrez, messieurs, entrez.

Voyant les épées que porte Fabien.

Ah ! monsieur Fabien est armé en guerre ?

FABIEN.

Monsieur, ne raillez pas ! dans chacune de mes paroles toute ma vie palpite ! – Écoutez : j’aime mademoiselle Élise ; je crois titre aimé d’elle ; vous voulez l’épouser aujourd’hui ; s’il vous reste quelque honneur, venez essayer de me tuer auparavant.

VARADE.

Monsieur, j’aime mademoiselle Élise ; j’espère qu’elle m’aimera ; je vais en effet l’épouser avec l’agrément de M. Dellemare, et, ne vous ayant fait aucun outrage, je me permets de ne pas trouver les chances d’un combat parfaitement égales entre mon bonheur et votre désespoir.

FABIEN, faisant un pas vers lui.

Ah ! si c’est un outrage entre nous qu’il vous faut...

VARADE.

Prenez garde, monsieur ! vous allez gâter votre affaire. Monsieur est votre précepteur, je crois ; demandez-lui ce qu’il en pense.

ÉVERARD.

Moi ? qu’on ne me demande rien, je n’ai rien à dire. Ce jeune homme, monsieur, se croit en droit, selon les conventions mondaines, de se jeter, une épée à la main, entre celle qu’il aime et vous. Et je dois le laisser aller, et je devrais au besoin lui crier : Va ! – Je l’aime bien pourtant ! je souffre ! j’ai horreur de toute violence ! Mais pourquoi usez-vous de violence le premier envers une enfant qui ne peut pas se défendre ?

FABIEN.

Vous un homme, défendez-vous !

Avec un geste menaçant.

Et si vous ne voulez pas vous défendre ?...

VARADE, lui arrêtant le bras.

Monsieur ! – je tiens l’affront pour reçu ! – Oh ! ne croyez pas que je redoute un duel avec vous. Au contraire ! – Seulement, je voulais l’avantage, je l’ai, et j’en use. – Vous m’avez insulté, monsieur, vous me rendrez raison. Mais c’est à moi maintenant de choisir mon heure et mes armes. Nous nous battrons, s’il vous plaît, à l’épée. – Dans huit jours, et pas une heure avant huit jours.

FABIEN.

Misérable !

VARADE, à Éverard.

Monsieur, M. Dellemare et sa fille vont venir vous rejoindre ici. Mais si le valet qui leur ouvrira cette porte retrouvait par hasard monsieur, il aurait ordre de le reconduire dehors. Je vous salue.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ÉVERARD, FABIEN

 

FABIEN, tombant accablé sur un fauteuil.

Oh ! mon Dieu !

ÉVERARD.

Mon enfant, mon pauvre enfant, console-toi. Tu voulais, tu devais f ‘exposer le premier pour elle. Tu l’as fait. Tu as été vaillant et dévoué. Je te loue, mon fils, et elle te bénira.

FABIEN.

Oh ! mais tout n’est pas fini ! nous ne pouvons pas abandonner Élise ainsi !

ÉVERARD.

Ah ! je reste, moi ! C’est mon tour. – Mais pour ce que j’ai à tenter il est nécessaire que je sois seul.

FABIEN.

Il me semble qu’on vient. Si c’était Élise !...

ÉVERARD.

Fabien ! songe que ce méchant ne demande qu’à t’avilir devant elle.

FABIEN, douloureusement.

C’est vrai ! – Et puis vous êtes là, vous, mon ami ; vous répondez de tout. J’ai confiance. Oh ! ce serait un crime à moi de douter de vous.

ÉVERARD.

Éloigne-toi, je t’en supplie.

Fabien va pour reprendre les épées.

Que fais-tu ? laisse ces armes.

FABIEN, étonné.

Comment ?...

ÉVERARD.

Silence et pars. – Je ne puis avoir de témoin et de second que Dieu.

Fabien sort.

 

 

Scène VI

 

ÉVERARD, DELLEMARE, puis ÉLISE

 

DELLEMARE, on entrant, nu domestique qui lui à ouvert.

Avertissez mademoiselle Élise que je l’attends ici.

ÉVERARD, à lui-même.

Je vais la revoir !

DELLEMARE.

Asseyez-vous, monsieur.

À part.

Oh ! cette fois, par la colère ou l’attendrissement, je vais bien le forcer à se déclarer !

Haut.

Monsieur, Élise a demandée m’entretenir, ce matin, en votre présence, et je n’avais aucune raison d’éluder celle entrevue. – Voici Élise.

Entre Élise.

ÉVERARD.

Élise !

ÉLISE, courant à Éverard et lui prenant la main.

Mon ami !

Se tournant craintive vers Dellemare.

Mon père ! Enfin, je puis vous voir, vous voir tous les deux ! je suis sauvée !

DELLEMARE.

Eh mais. Élise, vous ne couriez aucun danger que je sache.

ÉLISE.

Vous m’aviez fait dire de me préparer, mon père, et que le mariage aurait lieu aujourd’hui.

DELLEMARE.

Sans doute ; eh bien ?

ÉLISE.

Eh bien ! c’était réellement là pour moi un danger, un danger mortel. Je vous l’ai dit, je vous l’ai écrit, ayant si peu d’occasions de vous voir seul : M. Varade m’inspire un insurmontable effroi et depuis longtemps, je suis fiancée dans mon cœur à M. Fabien, – mon ami d’enfance.

DELLEMARE.

Phrases de roman, mademoiselle ! et si vous n’avez pas autre chose à me dire !

ÉLISE, se tournant vers Éverard.

Oh ! mon ami ! qu’est-ce qu’il faut donc que je fasse pour convaincre et pour toucher mon père ?

ÉVERARD.

Je ne sais pas, moi... parlez ! laissez parler votre innocence et votre grâce ! Ce devrait être plus fort que tout, je trouve !

DELLEMARE.

Ah ! vous trouvez ?...

ÉLISE.

Voyons donc que j’essaye. – Père, écoutez-moi. Pendant bien longtemps il vous a manqué votre fille, et pendant bien longtemps, à moi, il m’a manqué mon père. Mais l’ami que voilà, et aussi mon cœur, m’ont appris ce que vous êtes pour moi et ce que je dois être pour vous. Et quand je vous prie, quand je vous supplie à mains jointes de renoncer à ce mariage qui me tuerait, je sens, je suis sûre que je vous compenserai bien votre sacrifice... Savez-vous de quelle façon ? en vous aimant ! – Oh ! je connais mon pouvoir ! sourire, caresses, douceur, piété, je sais tout ce qu’avec rien la tendresse filiale peut donner de joie à la bonté paternelle.

DELLEMARE, avec impatience.

Élise !

ÉLISE.

Et je réponds aussi que vous allez me céder ! Mon cher maître me l’a répété si souvent qu’il n’y avait qu’à parler, et que la voix de l’enfant trouvait forcément le chemin de l’âme de son père.

DELLEMARE, avec colère.

Ah ! taisez-vous ! c’est un supplice !

ÉVERARD, à lui-même.

Dieu ! je serais si heureux, moi, à sa place !

ÉLISE, étonnée.

Comment ! je vous ai irrité, mon père ?

ÉVERARD, à demi-voix.

Oui, pauvre enfant ! ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela qu’il faut dire !

ÉLISE.

Et cependant vous pleurez, vous, – c’est étrange ! – Allons ! il paraît que j’ai tort de vous parler de moi, mon père. Mon malheur veut que je sois restée comme une étrangère pour vous. Mais alors au moins permettez-moi d’invoquer le triste et doux souvenir qui nous lie...

DELLEMARE, se levant.

Assez !

ÉLISE, vivement.

Mais, mon père, comprenez-moi : je pense à ma mère !

DELLEMARE, hors de lui.

Malheureuse !

ÉVERARD, se jetant entre Dellemare et Élise.

Vous vous oubliez, monsieur !

DELLEMARE, face à face avec lui.

Ah ! vous aussi, monsieur, il me semble !

ÉLISE, avec désespoir.

Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? Qu’est-ce donc que j’ai dit, mon Dieu ?

DELLEMARE.

Allons ! monsieur, répondez à cette jeune fille ! ou, mieux encore, parlez à sa place, parlez pour elle ! N’est-il pas tout naturel que l’instituteur plaide la cause de son élève devant... le père.

ÉVERARD.

Eh bien ! oui, je parlerai. J’avais voulu laisser dire et laisser agir les âmes jeunes et pures. Mais puisqu’ici on ne sait pas les entendre, je parlerai. Tout à l’heure à vous, monsieur ; mais d’abord à elle.

DELLEMARE.

À voix haute et devant moi, songez-y !

ÉVERARD.

Oui, j’y songe. – Élise, écoutez-moi, comprenez-moi. Pour vous apprendre d’abord à marcher et à parler quand vous étiez petite, et puis à aimer, à penser, à vouloir, quand vous avez grandi, je me suis tenu dix-sept ans à vos côtés. Mais voici déjà l’heure venue où, dans le trouble et dans la peine, vous ne pouvez plus compter que sur vous seule... Réduite à vous seule, vous entrez dans la vie, pauvre petite ! Mais si j’ai réussi, si mon amour et mon zèle ont fait de vous l’âme fière et vaillante que j’espère, pleine de tendresse, mais aussi de dignité, pleine de douceur, mais aussi de courage, – alors c’est bien, je suis tranquille ; vous n’avez besoin de l’aide de personne ; votre cœur vous suffira, votre cœur vous sauvera ; je vous remets et je vous confie à vous-même !

DELLEMARE.

Monsieur !

ÉVERARD.

C’est tout, monsieur, j’ai fini. – Maintenant, Élise, adieu.

ÉLISE.

Mon ami ! mon ami !

ÉVERARD, la reconduisant.

Allez. Je veux vous voir rentrer chez vous.

Sur le seuil.

Je vous dis adieu, je vous laisse à Dieu.

Élise sort. À lui-même, la regardant s’éloigner.

Ne saigne plus qu’en dedans, mon cœur !

 

 

Scène VII

 

ÉVERARD, DELLEMARE, plus tard ÉLISE

 

ÉVERARD.

Et maintenant, monsieur, je vais vous parler à vous.

DELLEMARE.

Et vous allez me dire quel est votre droit pour vous jeter ainsi entre Élise et moi ?

ÉVERARD.

Oui, je vous le dirai. – Mais d’abord convenez que vous ne sauriez avoir contre cette enfant aucun sujet de colère. Je l’ai élevée à vous respecter, à vous aimer. Elle est bonne, douce, dévouée, et si bien habituée à la joie, et d’humeur si heureuse et si charmante, qu’un méchant même aurait honte d’opprimer cette grâce et de persécuter ce sourire !

DELLEMARE.

Votre droit, monsieur Éverard ? il s’agit de votre droit !

ÉVERARD.

J’y arrive. Ah ! ce droit, jusqu’ici je n’en ai guère usé que pour souffrir ! J’ose à peine embrasser Élise au front. Je ne la tutoie seulement pas. Jamais je n’ai pu l’aimer à cœur que veux-tu.

DELLEMARE.

Mais, encore une fois, votre droit de l’aimer ainsi ?

ÉVERARD.

Écoutez : – Un jour, il y a quinze ans de cela, elle était toute petite, elle avait trois ans à peine, un mal horrible avait frappé ce pauvre ange et en moins d’une semaine me l’avait réduite au souffle. J’ai fait un peu de médecine, mais vous pensez bien que je ne m’en étais pas lié à moi seul : j’avais appelé lis meilleurs médecins de Lyon et de Paris. Tous ils m’avaient abandonné l’un après l’autre. Mais le plus grand, celui en qui j’espérais comme en Dieu, n’était pas venu encore ; je l’attendais. Un soir, l’enfant était mal, bien mal, une chaise de poste s’arrêta à la porte ; le maître de la science entra ; je courus à sa rencontre et je l’entraînai vers le berceau. Il y resta longtemps penché. Quand il se releva, il secoua sinistrement la tête, et me dit ces seuls mots : Préparez le père à son malheur. Puis il sortit. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous ? Vous auriez laisser mourir la condamnée ! Mais moi, je la saisis dans mes bras, je l’arrangeai sur mes genoux, et, farouche, l’enveloppant de mon amour et de ma volonté, je dis à la mort : Viens me la prendre ! Et cependant je regardais ses petits membres roidis, ses dents serrées, ses beaux yeux éteints, je sentais dans ma main sa tête plus lourde, toujours plus lourde... Mais alors je criai vers le ciel et ceux qui l’habitent : À moi ! à moi ! au secours !... Et mon regard égaré, désespéré, fou, rencontra, je ne sais comment, sur un bahut de chêne, l’humble présent d’un pauvre homme (que j’avais pu guérir, lui !) une bouteille de vin vieux qu’il m’avait supplié de ne pas refuser et que j’avais acceptée : le don du pauvre est béni ! Je criai à Périnette de me l’apporter, et lentement j’introduisis entre les lèvres pâles de la mourante deux, quatre, six gouttes... Ô rêve ! ô bonheur ! ô miracle ! ses joues se colorent faiblement, son cœur bat, ses yeux se rouvrent !... Elle vivait ! elle vivait, monsieur ! elle était sauvée !... – Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi quel était mon droit de la sauver ?

DELLEMARE.

Sans cloute, je vous le demande.

ÉVERARD.

Et je vous réponds : J’avais le droit, et Dieu m’avait donné le pouvoir de la défendre contre la mort, et j’ai le droit et Dieu me donnera le pouvoir de la défendre contre le malheur... parce que...

DELLEMARE.

Parce que ?

ÉVERARD.

Parce qu’elle est ma fille !

DELLEMARE.

Ah ! vous l’avouez enfin !

ÉVERARD.

Allez ! si je me taisais, ce n’était pas pour moi, c’était pour elle pour que vous me laissiez l’élever et la garder. Et si je parle ah ! si je parle, c’est pour elle encore. C est qu’évidemment ce n’est pas cette enfant inoffensive et douce que vous pouvez haïr, non, c’est l’homme qui vous a autrefois outrée n’est-ce pas ? Eh bien ! ne vous en prenez plus à Élise, cet homme, cet inconnu, ce coupable, ordonnez de lui ce qu’il vous plaira, le voici, c’est moi !

DELLEMARE.

À une certaine époque, monsieur, vous ne vous seriez pas impunément dénoncé, et encore maintenant je vous conseille de ne pas trop réveiller ma colère ! Mais des années ont passé sur l’offense. Aujourd’hui je ne pardonne pas, mais je ne me venge plus.

ÉVERARD.

Mais Élise, alors, vous l’épargnez ?

DELLEMARE.

Je ne veux à Élise aucun mal. Seulement, je la marie.

ÉVERARD.

Seulement !

DELLEMARE.

Est-ce que je n’en suis pas le maître, par hasard ?

ÉVERARD.

Mais non ! puisque je vous dis que je suis son père !

DELLEMARE.

Et oseriez-vous le lui dire à elle ?

ÉVERARD, reculant.

À elle ? à elle ? oh !

D’une voix éteinte.

J’ai juré à sa mère mourante de ne me nommer à Élise que si j’étais mourant moi-même.

DELLEMARE.

Mais alors où est donc contre moi votre autorité et votre force ? Seul je puis légalement renier Élise. Elle est à moi ! et vous avez beau résister, j’ai prise deux fois sur vous : je vous tiens par votre enfant et je vous tiens par votre crime !

ÉVERARD.

Et il disait qu’il ne se vengeait pas ! – Voyons, monsieur, vous croyez que je vous résiste ? non, je me suis mis d’abord à votre merci. Je me tiens pour un homme condamné, perdu, mort. Voulez-vous que je parte ? je m’exile. Vous aurez l’enfant tout à vous. Je ne vous demande pas même à vivre des miettes de votre bonheur. Pourtant je suis un peu jaloux, vous devez penser, et, séparé d’elle, il se peut que je meure assez vite. N’importe ! si elle vit heureuse, je mourrai heureux. Par pitié ! ne frappez que moi ! tout sur moi, rien sur elle !

DELLEMARE.

Je voudrais vous satisfaire, monsieur ; car, je vous l’ai dit, je suis sans courroux. Mais en cette occasion je ne puis rien, je ne suis pas libre moi-même. Varade a ma parole. Ce n’est pas ma volonté, ce n’est pas un homme qui vous fait obstacle, c’est la force des choses. Ne luttez pas contre elle, vous vous briseriez.

ÉVERARD.

Oui, je sais, monsieur, ce que vous voulez dire. Je connais vos embarras, vos engagements. Les biens de madame Dellemare sont dissipés, et, pour prévenir votre ruine complète, vous avez besoin aujourd’hui des biens de sa fille. J’avais prévu cela. Qu’Élise épouse Fabien, et Fabien ne vous réclamera rien de la dot d’Élise.

DELLEMARE.

Impossible ! ce jeune homme est pauvre.

ÉVERARD.

Il sera riche.

DELLEMARE.

Par qui ?

ÉVERARD.

Par moi.

DELLEMARE, à part.

Ah ! enfin !

Haut.

Vous avez une fortune à vous ?

ÉVERARD.

Oui, une fortune au moins égale à celle d’Élise, et je donne à Fabien.

DELLEMARE.

Pardon ! vous la donnez au mari de votre fille, – et si Varade est ce mari...

ÉVERARD.

Oh !... Par respect pour vous-même, pesez vos paroles, envisagez votre pensée !

DELLEMARE.

Eh ! monsieur, qui est-ce qui a créé la situation où nous sommes ? C’est vous ! Subissez-la ! Et, en attendant, ne me faites pas souvenir que nous sommes ennemis. Je vous ai engagé à ne pas touchera ma blessure ! Je veux bien renoncera toutes représailles ; mais je n’irai pas non plus jusqu’à sacrifier mes intérêts à... votre fille !

ÉVERARD.

Ah ! ceci pourtant, monsieur, déplacerait étrangement les rôles ! – Je vous ai offensé, vous prenez ma vie, c’est juste. Élise vous est étrangère, vous faites votre profit de son bien, c’est... rigoureux ! Mais si, pour le bon plaisir de je ne sais quel complice, vous vouliez faire votre profit de mon bien à moi, et prendre sa vie à elle, – oh ! convenez que ce serait infâme !

DELLEMARE, furieux, se jetant sur une des épées.

Ah ! on a bien fait de laisser là ces épées !

ÉVERARD.

Monsieur ! vous tenez l’arme, – eh bien, promettez qu’Élise épousera Fabien, je vais écrire là, moi, que je me suis donné volontairement la mort, et puis, voici ma poitrine, vengez-vous, frappez !

DELLEMARE.

Non, pardieu ! j’aime mieux un duel !

ÉVERARD.

Non ? vous ne voulez pas voir en moi l’homme qui a séduit votre femme ? Alors, moi, je ne vois plus que l’homme qui veut trafiquer de mon enfant !

DELLEMARE.

En garde donc !

ÉVERARD.

Et que Dieu soit juge !

La porte s’ouvre ; Élise paraît.

ÉLISE, jetant un cri.

Ah !

Elle va pour s’élancer vers Éverard, mais frappée d’une pensée subite se tourne du côté de Dellemare.

Mon père !

ÉVERARD, laissant tomber son épée.

Son père !

DELLEMARE.

Le combat n’est qu’interrompu, monsieur, et nous le reprendrons quand vous voudrez.

ÉVERARD, d’une voix brisée.

Non ! je m’avoue vaincu. Vous voyez bien que vous êtes le plus fort... avec elle !

 

 

Scène VIII

 

ÉVERARD, DELLEMARE, ÉLISE, VARADE, entrant le premier, puis LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL, PÉRINETTE, PÉRINET, JEAN-FRANÇOIS, TÉMOINS, AMIS, PAYSANS et ENFANTS

 

VARADE, à lui-même.

Je crois que mademoiselle Élise est arrivée une minute trop tôt !...

À Dellemare.

Voici, mon cher, nos amis et nos témoins.

ÉVERARD.

Ses témoins !

VARADE, désignant Éverard au Commissaire général.

M. le maire de Mijoux, qui vient pour procéder au mariage.

ÉVERARD.

Moi ! – oh ! non, c’est impossible ! Laissez-moi, laissez-moi me retirer !

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Et pourquoi, monsieur le maire ? les formalités d’usage n’ont-elles pas été remplies ?

DELLEMARE.

Vous aurait-on adressé quelque opposition... valable ?

ÉVERARD.

Non... Mais qu’on ne me demande lias, à moi, de sanctionner ce mariage !

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Vous oubliez que vous n’êtes pas ici une personne privée, monsieur le maire. Vous êtes la commune, vous représentez la loi.

ÉVERARD.

C’est vrai, mais, par grâce, ne m’ordonnez pas !...

ÉLISE, se plaçant sur son passage.

Si pourtant je vous priais, moi, monsieur. Je voudrais bien avoir en ce moment un ami près de moi. Ne refusez pas de m’assister, je vous en supplie.

ÉVERARD.

Vous le voulez ! vous le voulez, vous !... Je suis prêt.

LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

Greffier, lisez le procès-verbal.

JEAN-FRANÇOIS, lisant.

« Par-devant nous maire de Mijoux, ont comparu : M. Charles-Edmond Varade, fils de Pierre-Charles Varade et de Catherine Berson, décédés ; et demoiselle Élise-Marie Dellemare, fille de Jean-Jules Dellemare, présent et consentant, et de Marie de Montières, décédée. Lesquels nous ont requis de procédera la célébration du mariage projeté entre eux. Et faisant droit à leur réquisition, avons procédé publiquement audit mariage... »

Parlé.

M. le maire, aux termes de la loi, va donner lecture des principaux articles de la loi sur le mariage.

Il remet le volume ouvert à Éverard.

ÉVERARD, lisant.

« Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » Charles-Edmond Varade, consentez-vous à prendre pour femme Élise-Marie Dellemare ?

VARADE.

Oui.

ÉVERARD.

Et vous, Élise-Marie Dellemare, consentez-vous à prendre pour mari Charles-Edmond Varade ?

ÉLISE, relevant la tête et d’une voix ferme.

Non.

ÉVERARD, avec une explosion de joie.

Ah ! merci !

DELLEMARE, furieux.

Comment ! mademoiselle ! vous osez !...

ÉVERARD.

Soyez sans crainte, mon enfant ! la loi vous garde.

DELLEMARE.

Ah ! vous la protégez contre moi, vous !

ÉVERARD.

Non pas moi ! mais la loi !

 

 

ACTE IV

 

Carrefour gazonné dans un creux de la montagne. Pour perspective, les deux versants de la vallée, un ruisseau au fond, les hauteurs couvertes de sapins. À droite au premier plan, parmi les blocs de granit l’entrée du passage secret ; au second plan, chemin en zigzag conduisant au village. À gauche un autre sentier qui mène en Suisse, avec une passerelle de bois jetée sur le ruisseau. Il fait nuit. La lune se lève au-dessus de la montagne. Feux de bruyère allumés çà et là. Aspect de la fin dune fête rustique en plein air. Maïs et banderoles au vent.

 

 

Scène première

 

LORIOT, JEAN-FRANÇOIS, GÉNÉREUSE, PAYSANS, PAYSANNES, PÉRINET allant et venant à l’écart

 

TOUS, dansant et chantant.

J’avais une maîtresse à Moret,

J’avais une maîtresse,

Parfaite en beauté, liron, ma lirette,

Parfaite en beauté, liron, ma liré.

 

Me présenta son verre à Moret,

Me présenta son verre,

Pour boire à sa santé, liron, ma lirette,

Pour boire à sa santé, liron, ma liré.

 

Je pris en main le verre à Moret,

Je pris en main le verre,

Au plancher le jetai, liron, ma lirette,

Au plancher le jetai, liron, ma liré.

GÉNÉREUSE, tombant sur un quartier de roc.

Ouf ! un fauteuil ! Ah ! c’est dommage, mais c’est heureux tout de même que ce soit la fin !

LORIOT.

Généreuse, vous ne m’avez pourtant donné que treize danses.

JEAN-FRANÇOIS, avec satisfaction.

Et à moi quatorze !

GÉNÉREUSE.

Ne v’là pas moins huit heures d’horloge qu’on s’amuse, c’est exterminant !

JEAN-FRANÇOIS.

Et il faut pourtant que demain nous soyons tous debout avant le lever du soleil.

LORIOT.

Pourquoi donc ?

JEAN-FRANÇOIS.

Eh mais ! mademoiselle Élise part au petit jour. Son père l’emmène à Paris. Et qui sait si on la reverra ? Depuis hier matin qu’elle a dit non si bravement, on n’a laissé personne l’approcher ; il paraît qu’elle est enfermée et comme prisonnière. Eh bien, nous voulons aller tous demain l’attendre au grand carrefour, où sa voiture doit passer... oui tous, petits et grands, les vieux tête nue et les enfants à genoux, afin qu’au moins elle se voie encore une fois saluée et bénie par le village qu’elle a tant aimé.

TOUS.

Oui, oui ! – Partons !

GÉNÉREUSE, à Jean-François et à Loriot.

Allons, mes deux cavaliers, votre bras !

JEAN-FRANÇOIS.

Non ! pas tous les deux, Généreuse.

LORIOT.

Cette fois, il faut qu’il n’y en ait qu’un qui vous reconduise.

GÉNÉREUSE.

Allez-vous encore vous disputer, jaloux ?

JEAN-FRANÇOIS.

Au contraire, nous sommes d’accord à présent.

GÉNÉREUSE.

Ah bah !

LORIOT.

Oui, pour qu’aujourd’hui, et tout de suite, vous nommiez décidément votre amoureux et votre promis.

JEAN-FRANÇOIS.

Choisissez entre lui et moi, Généreuse...

LORIOT.

Ou nous vous laissons tous les deux.

JEAN-FRANÇOIS.

Oh ! je sais bien que c’est lui qui a les chances ! Il a son auberge, ses profits, ses manigances, la protection du château. Et moi...

GÉNÉREUSE.

Et toi, mon pauvre François, tu n’as que ta pauvre petite place à la mairie, avec ta mère à soutenir.

JEAN-FRANÇOIS.

Et, par-dessus le marché, rien qu’une main !...

GÉNÉREUSE.

Eh ben, c’est pour ça que v’là la mienne ! – François, nous nous marierons quand tu voudras.

JEAN-FRANÇOIS, sautant de joie.

Oh ! Généreuse !... dans mes bras ! non, sur mon cœur !

LORIOT.

Oh ! Généreuse, qu’est-ce qui a pu vous porter à cette lésinerie-là ?

GÉNÉREUSE.

Vous tenez aie savoir, Loriot ? Eh bien, c’est la parole et le bon conseil de M. Éverard. – Viens-t’en, mon François.

Tout les gens de la fête, reprenant leur chanson, se mettent en marche par couples et par groupes. et s’éloignent par le sentier de droite. Les chants s’éteignent peu à peu.

LORIOT, seul, sur la passerelle de gauche.

Ah ! c’est M. Éverard ! Bien ! bien ! – Mais je vais avoir mon tour !

Il disparaît.

 

 

Scène II

 

BUX, ramenant PÉRINET par le chemin de droite

 

BUX.

Je t’ai fait peur, Périnet ?

PÉRINET.

Oh ! non, cher père... mais je ne m’attendais pas à-sous voir, j’ai été un peu saisi...

BUX.

Est-ce que tu en es fâché, de me voir ?

PÉRINET.

J’en suis bien heureux, au contraire. J’ai justement là, tenez,

Il tire de sa poche une lettre cachetée.

une bonne nouvelle pour vous.

BUX.

Plus tard. – J’ai quelque chose, moi, d’autrement pressé à te dire ! Écoute. Je voudrais encore essayer... je voudrais savoir... Périnet, tu m’aimes un peu ?

PÉRINET.

Dites beaucoup !

BUX.

Ah ! tu es gentil ! Moi aussi, va, je t’aime ! et je trouve... je trouve que tu n’es pas assez heureux !

PÉRINET.

Moi ? mais si fait, cher père.

BUX.

Non, non, tu te crois heureux ! comme l’oiseau né en cage, qui ne connaît pas la liberté. Mais ils te font pâlir sur leurs bouquins ! Je veux changer ça, moi ; je veux te délivrer. – Regarde autour de toi comme c’est beau ! sens comme c’est grand de marcher, de respirer, de vivre à même le ciel ! Ah ! je suis chez moi ici. Et qu’est-ce que tu dirais, Périnet, si je t’emmenais en forêt avec moi ?

PÉRINET.

Pour toujours ?

BUX.

Pour toujours.

PÉRINET.

Eh bien, et mère ?

BUX.

Elle nous rejoindra, si elle veut.

PÉRINET.

Mais si elle ne veut pas ? Oh ! c’est impossible, ça !

BUX.

Tu me refuses ?

PÉRINET.

Ah ! dame ! oui, cher père.

BUX.

Bien ! c’est ce que je voulais savoir. – Et je m’y attendais : tu n’aimes que ta mère ! tu n’obéis qu’à ton maître ! à ton maître, qui t’apprend à me mépriser, à me détester !

PÉRINET.

Lui, M. Éverard ! lui qui me dit toujours : « Aime bien ton père ! »

Tristement.

Mais c’est vous qui le détestez !

BUX.

Oui, va, défends-le. – La preuve, cependant, que je ne le hais pas tant... c’est que... je suis ici pour lui rendre service.

PÉRINET.

À M. Éverard !

BUX.

Demain, au point du jour, on va le séparer de mademoiselle Élise, sans qu’il lui ait dit seulement adieu. Je lui ai trouvé, moi, le moyen de la revoir.

PÉRINET.

Oh ! il disait tantôt à M. Fabien qu’il donnerait pour ça dix ans de sa vie.

BUX.

Eh bien, regarde. Voilà la clef de la petite porte, tu sais, qui donne là-haut sur le parc, et cette autre clef ouvre l’appartement de mademoiselle Élise.

PÉRINET.

Tiens ! comment donc les avez-vous ?

BUX.

Je les ai... Enfin, quand tu me regarderas avec tes yeux d’azur, – je les ai ! – Et tu n’aurais qu’à grimper le long de la colline, à te glisser dans le château...

PÉRINET.

Et mademoiselle Élise pourrait s’échapper un quart d’heure. Mais M. Éverard ?...

BUX.

Il est averti de son côté, et il va venir ici dans l’instant.

PÉRINET.

Oh ! sera-t-il content ! Oh ! ne leur faisons pas perdre une minute ! donnez-moi vite ces clefs, père.

BUX, le retenant.

Attends. – Écoute, Périnet : reviens avec mademoiselle Élise, et, n’importe ce qui arrive, ne la quitte pas tout de même d’un pas, entends-tu ! ne la quitte pas d’une minute !

PÉRINET.

Soyez sans crainte. Oh ! vous êtes hon ! merci !

Il l’embrasse. Bux se détourne en frémissant.

Et M. Éverard vous a remercié d’avance.

Lui remettant la lettre.

Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette lettre qu’il vous envoie, mais il m’a dit que c’était très heureux pour vous, et que je vous la lise moi-même.

BUX, avec colère.

Ah ! tu es bien fier de savoir lire ! Mais je n’ai pas besoin de toi ! Allons ! vas, et reviens vite.

Périnet sort en courant par la droite.

 

 

Scène III

 

BUX, puis LORIOT

 

BUX, seul, rappelant Périnet.

Périnet !... – Non, tant pis ! Bon gré, mal gré, il faut que je l’aie à moi ! j’ai bien le droit peut-être de reprendre mon enfant !... Mais pourquoi est-ce donc que je tremble ? Eh ! pardieu ! c’est de joie !

LORIOT, sur la passerelle, appelant.

Bux !

BUX.

Ah ! Loriot ! Eh bien ! tout est-il prêt ?

LORIOT, tout en descendant.

Oui.

BUX.

Les chevaux, les a-t-on amenés ?

LORIOT.

Là, dans le petit bois.

BUX.

Et nos contrebandiers ?

LORIOT.

M. Varade est en train de les poster lui-même tout autour d’ici, à partir de la petite porte du parc.

BUX, remontant et regardant au loin, vers la hauteur de droite.

Ah ! tiens, – la lune donne dessus, vois-tu déjà Périnet qui l’ouvre ? – Mais est-ce qu’il n’y a pas de danger qu’on voie aussi nos hommes ?

LORIOT.

Ils sont cachés dans les taillis.

BUX.

Tu sais, toi, ce que tu as à faire ?

LORIOT.

M. Varade m’a dit que tu me donnerais ses ordres.

BUX.

C’est toi qui dois aller trouver M. Éverard. Combien te faut-il de temps pour ça ?

LORIOT.

Oh ! par la montagne, j’en aurais pour une demi-heure ; mais par ma roche et mon passage secret des contrebandiers, je suis en trois minutes chez moi, et chez le maître d’école en cinq minutes. Mettons un quart d’heure pour aller et revenir.

BUX.

Soit, un quart d’heure. – Je te dirai quand il faudra partir. Tu as donc à remettre à M. Éverard l’écrit que voilà, pour qu’il le signe. S’il consent, tu rapportes vite ici sa signature. S’il refuse, tu dis que tu ne savais pas ce que contenait le papier, et tu restes chez toi tranquille, tu n’es pas compromis... – Ah ! avant de t’en aller, déchiffre-moi donc cette autre écriture que Périnet vient de me remettre.

LORIOT, s’approchant du feu de bruyères et lisant.

Tiens !

BUX.

Qu’est-ce que c’est ?

LORIOT.

Eh ! mais, ta libération des poursuites de la justice.

BUX.

Ma libération !

LORIOT.

Et aussi, ma foi ! la permission de t’enrôler volontaire.

BUX.

La permission que j’ai tant désirée ! est-il possible !

LORIOT.

Dis donc, elle arrive un peu tard, hein ?

BUX, à part, bouleversé.

Oh ! lui me rachète et me délivre, – tandis que moi... Oh ! décidément je suis donc un monstre ! – Que faire ? que faire ?...

Frappé d’une idée.

Ah ! c’est ça !... Mais il ne faut pas que Loriot se doute...

LORIOT.

Qu’est-ce donc qui te prend ?

BUX.

Rien, rien ! – Tu as l’écrit ? Eh bien, c’est l’heure ! pars tout de suite ! Et je ne te donne pas un quart d’heure, entends-tu ? je te donne dix minutes ! dix minutes au plus !

Loriot va pour sortir.

Attends donc, ce n’est pas tout ! – Il se peut... il se peut que M. Éverard veuille venir, courir lui-même...

LORIOT.

Oh ! avec ça que je serais assez simple pour lui dire où vous êtes !

BUX.

Hé ! pourtant, voyons, s’il veut lui-même, lui seul apporter sa réponse ! M. Varade, en ce cas, t’ordonne de le laisser faire et de le conduire.

LORIOT, stupéfait.

Comment ! de le conduire !

BUX.

Oui, et par le passage secret.

LORIOT.

Livrer le secret du passage !

BUX.

Oui ! oui ! oui ! quand je te dis que c’est l’ordre.

LORIOT.

Mais...

BUX, le poussant presque de force.

Quand je te le dis ! Pas un mot ! pars ! allons ! obéis ! veux-tu bien obéir !

Loriot disparaît derrière le rocher de droite.

 

 

Scène IV

 

BUX, seul

 

Et moi, moi je reste, il le faut, pour défendre mademoiselle Élise ! Ah ! pourtant s’il était encore temps de la prévenir ! je ne fais qu’un bond jusqu’au château !

Il s’élance, mais tout à coup s’arrête.

Ah ! la petite porte se rouvre. Les voilà ! pauvres chers enfants, les voilà dans mon piège !

Avec une sombre énergie.

Allons ! il ne me reste plus qu’à me battre comme un déchaîné ! Me battre... un contre vingt ! c’est stupide ! – Ah ! il va peut-être encore un moyen !... mon Dieu ! le mal que j’ai fait, donnez-moi le temps de le défaire !

Il s’élance dehors par le ravin du fond.

 

 

Scène V

 

PÉRINET, amenant ÉLISE par la droite, puis VARADE

 

PÉRINET.

Là, chère demoiselle, M. Éverard doit être là.

ÉLISE.

Oh ! je ne sais pas ce que j’aurais risqué pour le revoir, et pourtant, Périnet, j’ai peur !

PÉRINET.

Comment ! personne ! pas même mon père ! Ah ! enfin quelqu’un !

ÉLISE.

Est-ce vous, mon ami ?

VARADE, paraissant à gauche et saluant profondément Élise.

C’est moi.

ÉLISE.

Monsieur Varade ! Vous, mon Dieu ! vous ici ! à cette heure, à cette place où je croyais, moi, trouver M. Éverard ?

VARADE, affectant les manières les plus polies.

Je ne pense pas qu’il y vienne ; mais, si vous le permettez, je vais y attendre avec vous,

Regardant à sa montre.

pendant dix minutes, sa réponse à une lettre de moi qu’il doit avoir en ce moment dans les mains.

ÉLISE.

Oh ! c’est donc un piège ?...

VARADE.

Rassurez-vous, de grâce ! je n’ai nulle intention de vous offenser. Mais avez-vous pu croire que je me résignerais si facilement à vous perdre ? Songez donc ! qu’a-t-il manqué à notre union pour qu’elle fût irrévocable ? un mot, rien qu’un mot de vos lèvres.

ÉLISE.

Dites ma volonté, monsieur ! Et vous avez renoncé à la changer, j’espère ?

VARADE.

Prenez garde ! c’est vous alors qui me réduiriez à la contraindre.

ÉLISE.

Périnet, ne t’éloigne pas !

PÉRINET.

N’ayez pas peur !

VARADE.

Mademoiselle, quand une jeune fille n’aime pas son prétendu, elle use de son droit en disant non devant le maire, – et c’est ce que vous avez fait. Mais quand le prétendu a pour lui les convenances, l’assentiment du père, sa propre parole engagée, il peut, je crois, profiter de son avantage pour forcer le oui rebelle, – et c’est ce que je vais essayer de faire.

ÉLISE.

Qu’est-ce que vous dites ?... quel est votre dessein ?...

VARADE.

Encore une fois, soyez tranquille, je n’userai de contrainte que si on use de résistance. Deux consentements m’ont été refusés avec outrage : le vôtre et celui de M. Éverard. Le vôtre, je vous le demande humblement de nouveau. Quant à M. Éverard, dans votre intérêt comme dans le mien, je lui ai envoyé à signer les deux lignes que voici : En considération du mariage de M. Varade avec mademoiselle Élise Dellemare, je m’engage à léguer aux futurs époux toute ma fortune...

ÉLISE.

Infamie !...

VARADE, regardant à sa montre.

Si d’ici à... trois minutes j’ai votre acquiescement et le sien, je vous ramène respectueusement au château. Si l’un ou l’autre refuse...

ÉLISE.

Que ferez-vous ?

VARADE.

Rien que de fort simple encore : je vous proposerai une petite promenade à cheval de l’autre côté de la frontière...

ÉLISE.

Mon Dieu !

VARADE.

Et si les méchants y trouvent à redire, eh bien, ne suis-je pas prêt à tout réparer, et n’ai-je pas déjà, moi, prononcé le oui solennel ?

ÉLISE.

Et vous croyez, monsieur, que mon père...

VARADE.

Oh ! Dellemare, évidemment, se serait opposé à ma résolution aujourd’hui ; mais demain il ne pourra que l’absoudre...

Huit ou dix contrebandiers sortent sur plusieurs points de l’ombre.

ÉLISE.

Malheureux !... Ah ! enfin du monde ! À moi, mes braves amis ! protégez-moi !

VARADE.

Eh ! ces braves amis, mademoiselle, sont tout simplement l’escorte à mes ordres qui vient pour nous accompagner jusque sur le territoire suisse. – Allons ! j’ai le regret de vous dire que le délai est expiré.

ÉLISE.

Monsieur, oh ! monsieur, une minute encore !

VARADE.

J’ai laissé à la réponse de M. Éverard le temps d’arriver. C’est lui, vous le voyez, qui vous abandonne.

ÉVERARD, surgissant à l’entrée du passage de droite.

Non pas ! me voici !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ÉVERARD

 

VARADE.

Monsieur Éverard !

ÉVERARD, saisissant et embrassant Élise.

Il ne m’attendait pas, le ravisseur d’enfants !

VARADE.

Oh ! toute injure est vaine, comme toute résistance : nous sommes en nombre et en force, voyez ! et, ici, vous ne l’auriez pas belle à invoquer la loi !... Mais vous m’apportez vous-même, je pense, la promesse que j’attendais de vous. Alors, c’est bien ! le retour est libre pour mademoiselle Élise ; je ne vous demande même pas d’écrit ; je n’ai besoin que de votre serment.

ÉVERARD.

En vérité !

VARADE.

Oui, maintenant vous vous méfierez de mon audace, je peux me fier à votre honneur. Mais hâtez-vous de l’engager.

ÉVERARD.

De l’engager pour le malheur d’Élise ! jamais !

VARADE.

Jamais ? Eh ! que prétendez-vous donc ? comptez-vous encore par hasard qu’un bout d’écharpe arrêtera des contrebandiers ?... Voici le chemin qui, en quelques minutes, nous met hors de France. Et devant vous, malgré vous, j’enlève cette jeune fille !

ÉVERARD.

Misérable !

VARADE.

Ai-je votre parole ?

ÉVERARD.

Non ! non ! non !

Il court et se campe à l’entrée du sentier de droite.

VARADE.

Arrière alors ! et faites-nous passage...

ÉVERARD, les bras croisés.

Eh bien ! tuez-moi, vous passerez !

VARADE.

Il m’en défie !...

Il saisit un fusil aux mains d’un contrebandier.

ÉLISE, s’élançant vers Éverard avec un cri.

Ah !... C’est votre mort !

ÉVERARD.

Qu’importe ! si c’est ton salut !...

ÉLISE.

Non ! pas même mon salut ! vous me laisseriez à la merci du meurtrier ! Qu’au moins je vous conserve ! qu’au moins mon honneur soit sauf aux yeux de... tous ceux qui m’estiment. Cédez ! c’est moi maintenant qui vous en supplie !

VARADE.

Céderez-vous, oui ou non ?

ÉVERARD.

Ah ! ce n’est pas à elle, victime, de me le dire, et c’est encore moins à vous, bourreau ! Mais, tenez, il y a là des témoins, vos complices, n’importe ! je veux leur parler à eux, et je céderai, s’ils me le disent.

PREMIER CONTREBANDIER.

Nous ?

ÉVERARD.

Oui, vous contrebandiers, hors le monde, hors la loi, soyez nos juges !...

VARADE.

Mais...

ÉVERARD.

Je ne pense pas que celui-ci ait le front de vous récuser ! Vous êtes des révoltés, mais vous êtes des hommes ! Je laisse de côté la justice, la loi... je parle à votre pitié, je parle à vos cœurs !

VARADE.

Ah ! je ne les paye cependant pas pour vous écouter !

ÉVERARD.

Silence donc ! puisque je vais céder s’ils me le conseillent !

À Élise qui se serre contre lui.

Oh ! rassure-toi, ma pauvre bien-aimée ! ne souffre pas, toi, je t’en prie : c’est à moi de souffrir tout ! rassure-toi ! du moment que nous avons affaire à des âmes humaines, je les soulèverai, tu penses ! Ils ne sont pas cruels ; ils comprennent les larmes ; il y a au monde des êtres qu’ils aiment, dont ils sont aimés ; quelques-uns d’entre eux ont des enfants, ils ont été des enfants eux-mêmes ! Vous, là, vous avez peut-être une fille ? un fils ?...

PREMIER CONTREBANDIER.

Oui, mon petit Benjamin.

ÉVERARD.

Et vous, n’avez-vous pas votre père, dites ? ou votre mère ?...

DEUXIÈME CONTREBANDIER.

J’ai ma mère.

ÉVERARD, vivement.

Eh bien ! vous deux d’abord, parlez ! je m’en rapporte à vous les premiers ! est-ce que je dois céder à cet infâme ? est-ce que je peux livrer cet ange ?

PREMIER CONTREBANDIER, troublé.

Je ne dis pas... je...

VARADE.

Ah çà, est-ce que vous allez lui obéir, à présent ?

PREMIER CONTREBANDIER.

Ah ! écoutez donc !...

DEUXIÈME CONTREBANDIER.

Il m’a tout remué, moi !...

VARADE.

Mais il vous leurre et il vous trompe ! Le père d’Élise a consenti au mariage ; elle-même y consent, vous venez de l’entendre. Seul cet homme s’y refuse. Rien qu’un mot : Pourquoi ? Il vous parle de nature et de famille ! Mais après tout, voyons, qu’est-ce qu’il est donc à cette jeune fille ?...

LES CONTREBANDIERS.

C’est juste, ça ! – Qu’est-ce qu’il lui est ?...

ÉVERARD, à lui-même, éperdu.

Ah ! toujours la question terrible !

VARADE, à Éverard.

Allons ! qu’est-ce que vous lui êtes ? parlez !

TOUS.

Parlez !

ÉVERARD, atterré.

Parler devant elle !...

VARADE.

Vous voyez qu’un mot l’a fait taire !

Signal au loin.

UN CONTREBANDIER,

Alerte ! du côté du village, des hommes, des torches, des armes !...

VARADE.

Ah ! voilà ! il vous endormait de belles paroles pour donner à son monde le temps d’arriver !

ÉVERARD.

Non ! écoutez...

PREMIER CONTREBANDIER.

Plus rien !

VARADE.

Ils sont à pied, nous à cheval, – à vous la jeune fille !...

ÉVERARD, serrant Élise sur sa poitrine.

Non ! vous ne me l’arracherez pas !

Les contrebandiers maintiennent Éverard, Varade saisit Élise.

Ah ! bandits ! je vous ferai punir par Dieu !

ÉLISE.

À moi !

ÉVERARD.

Arrêtez !

VARADE.

Ai-je votre parole ?

ÉVERARD, menaçant et sombre.

Eh bien !... oui.

VARADE.

Vous jurez sur l’honneur ?

ÉVERARD.

Oui, je te donne, scélérat, ma parole d’honnête homme !

VARADE.

Voilà Élise.

PREMIER CONTREBANDIER.

Nous, au galop ! il n’est que temps !

Tous s’éclipsent en un clin d’œil.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, BUX, FABIEN, EAN-FRANÇOIS et une vingtaine d’habitants de Mijoux débusquant avec des torches, des fusils, des sabres

 

BUX.

Par ici ! – Ah ! les voilà !...

FABIEN.

Mademoiselle Élise ! monsieur Éverard !... Enfin, nous vous retrouvons !...

VARADE.

Oui, monsieur, vous retrouvez mademoiselle Élise près de son digne maître. Je suis heureux, monsieur Éverard, que, grâce à votre présence, l’ombre d’un soupçon ne puisse même effleurer l’honneur de celle qui, dans quelques heures, de son plein consentement et du vôtre, va devenir ma femme.

FABIEN et TOUS.

Sa femme !

Éverard, la tête basse, et soutenant Élise, passe au milieu des groupes consternés.

 

 

ACTE V

 

Un oratoire. Grande porte au fond ; portes latérales. À gauche, un prie-Dieu en chêne ; sur la muraille, un portrait de femme.

 

 

Scène première

 

DELLEMARE, entrant, suivi de PÉRINETTE, de BALANDIER, de LORIOT et de PLUSIEURS DOMESTIQUES

 

DELLEMARE.

Jacques, montez à cheval et courez dans la direction de la Vatay. – Vous, a bride abattue sur le chemin de Nyon. Allez.

BALANDIER.

Ma foi ! moi je vais mettre aussi mes gens en campagne.

Il sort.

DELLEMARE, à un troisième domestique.

Qu’on fasse le guet, et qu’au moindre indice on vienne m’avertir. Je reste ici, chez mademoiselle Élise, dans son oratoire.

Le domestique sort.

– Ah ! quelle anxiété ! que croire et que faire ? Élise s’est-elle enfuie d’elle-même ? Et si elle a été entraînée ou contrainte, qui accuser ? Varade ou Éverard ? Ah ! Varade est bien capable d’avoir osé un coup pareil, au risque de me faire passer pour son complice !... – Vous dites donc, vous, Loriot, que le maître d’école ?...

LORIOT, hypocritement.

Je dis que je suis allé hier au soir prévenir en cachette M. Éverard que mademoiselle Élise l’attendrait, après la fête, au creux de la Roche Noire. Voilà tout ce que je dis.

PÉRINETTE.

Oui, mais qui est-ce qui vous avait donné cette commission-là ? qui est-ce qui a procuré à Élise les clefs pour s’échapper ? expliquez donc ça un peu !

LORIOT.

Et vous, qu’est-ce que votre Bux était dans l’affaire ? expliquez donc ça aussi.

PÉRINETTE, troublée.

Bux ?... je ne sais pas... mais si c’est pour le bien que...

À elle-même.

Ô mon Dieu ! avec Bux on n’ose trop rien dire !

LORIOT.

Et je soupçonne, moi, que Bux marche à présent d’accord avec M. Éverard.

DELLEMARE.

Ah ! si ce pouvait être M. Éverard ! si je n’avais à m’en prendre qu’à lui ! Ah ! se cachât-il au bout du monde, je saurais bien le retrouver et le punir ! je saurais bien...

PÉRINET, en dehors.

Mère ! mère !...

PÉRINETTE.

Écoutez, monsieur ! la voix de Périnet !

PÉRINET, entrant et se jetant au cou de sa mère.

Mère ! voilà Élise !

La porte du fond s’ouvre à deux battants. Éverard paraît, donnant la main à Élise. Il est grave et calme. En entrant dans l’oratoire, il promène sur tous les objets un regard ému et recueilli. Varade, Bux et quelques jeunes gens entrent derrière lui.

DELLEMARE.

Élise ! monsieur Éverard !

 

 

Scène II

 

ÉVERARD, ÉLISE, DELLEMARE, VARADE, BUX, BALANDIER, PÉRINETTE, PÉRINET, LORIOT, GENS DU VILLAGE, DOMESTIQUES

 

ÉVERARD.

Monsieur, je vous ramène Élise. J’ai voulu la remettre moi-même entre vos mains, entre les mains du seul protecteur que la loi lui donne, afin qu’aucune supposition injurieuse ne pût vous atteindre, vous ou elle.

DELLEMARE.

Monsieur... excusez-moi, mais ma surprise égale ma joie ! c’est vous, monsieur Éverard ! vous qui...

VARADE.

Oui, mon cher, remerciez M. Éverard ; remerciez-le deux fois. J’épouse ce matin même mademoiselle Élise, que M. Éverard reconnaît dès à présent pour sa seule héritière.

DELLEMARE.

Un tel changement ?

VARADE.

Je vous l’expliquerai dès que j’aurai eu avec M. Éverard un moment d’entretien, et s’il veut bien me l’accorder ?...

ÉVERARD.

J’allais, monsieur, le réclamer de vous.

VARADE.

Vous plaît-il que je vous suive chez vous ? à moins qu’il ne vous convienne de rester ici.

ÉVERARD, avec émotion.

Dans ce lieu deux fois religieux ? pourquoi non ? Et si M. Dellemare n’y voit pas d’obstacle...

DELLEMARE.

Monsieur, vous êtes chez Élise.

ÉLISE, à Éverard.

Faut-il donc que je vous laisse, mon ami ? Ah ! il me semble à présent que tout me quitte quand vous me quittez.

ÉVERARD.

Dès que je serai seul, Élise, revenez, revenez bien vite !

ÉLISE, tristement.

Hé ! pourquoi m’éloigner ? tout n’est-il pas fini ?

ÉVERARD.

Non ! je lutterai jusqu’à la dernière seconde ! J’ai l’espérance invincible !

BALANDIER, bas, à Varade.

Plus de retard celte fois, ou vous êtes perdu ! il ne vous reste que trois heures.

VARADE.

Deux heures de trop ! – Dellemare, faites en toute hâte avertir les témoins et l’adjoint au maire.

ÉVERARD.

Bux ! courez chez Mathieu, et dites-lui d’atteler sur-le-champ et de m’amener ici sa voiture.

ÉLISE, à elle-même, reconduite par Dellemare.

Que veulent-ils encore l’un et l’autre, mon Dieu ?

Tous sortent.

 

 

Scène III

 

ÉVERARD, VARADE

 

Les deux hommes s’entre-regardent d’abord en silence, s’observant et s’attendant l’un l’autre.

VARADE.

Vous m’avez tenu parole, monsieur ; vous avez compris que demain comme aujourd’hui je serais sûr de l’indulgence de Dellemare, et que demain pas plus qu’aujourd’hui, vous n’auriez le droit de veiller sur mademoiselle Élise. Elle va donc tout à l’heure être ma femme, et votre premier engagement sera rempli. Mais ne vous semblera-t-il pas bien étrange que j’ose vous parler déjà du second ?

ÉVERARD.

Nullement. Je m’y attendais.

VARADE, surpris.

Ah !

À part.

Quelle est sa pensée ?

Haut.

C’est qu’une implacable urgence est là qui me presse ! Il vous serait à coup sur intolérable qu’Élise fût la femme d’un banqueroutier. Eh bien, apprenez que toute la fortune qu’elle tient de sa mère va suffire à peine à combler le déficit de notre maison de banque.

ÉVERARD.

Je le savais.

VARADE.

Mais voici ce que vous ne savez pas : je ne ferai face moi-même à des obligations personnelles immédiates et terribles, nous ne pourrons nous soustraire, Élise et moi, à la ruine et à la honte, qu’en engageant dès à présent une partie des biens que vous nous avez promis... Oh ! d’ailleurs, soyez tranquille ! en six mois mon crédit rétabli aura refait ma fortune.

ÉVERARD.

À moins que le jeu ne l’ait de nouveau défaite.

VARADE.

Cela me regarde, et, si vous consentez ?...

ÉVERARD.

Je refuse.

VARADE, avec colère.

Vous refusez !... Soit ! dites non aujourd’hui, la nécessité vous fera dire oui demain !

ÉVERARD.

Vous m’assuriez cette nuit que vous aviez foi dans ma parole. Eh bien ! je vous jure sur l’honneur que cette fortune, nécessaire peut-être à votre salut, mais plus nécessaire encore à l’avenir d’Élise, – vous ne l’aurez pas, moi vivant !

VARADE, s’oubliant.

Ah ! prenez garde !

ÉVERARD.

À quoi donc ?

VARADE, se reprenant.

Pardon !... je m’emporte ! j’ai la fièvre ! Mais je serais bien fou de m’effrayer !

ÉVERARD.

Voilà que vous ne croyez déjà plus à mon serment ?

VARADE.

Je crois à votre faiblesse. Est-ce que vous pourrez jamais voir de sang-froid déshonorer le nom que va porter Élise ?

ÉVERARD.

Aussi ne verrai-je pas cela.

VARADE.

Comment ?

ÉVERARD.

Je quitte ce pays, je quitte la France, je quitte l’Europe.

VARADE.

Vous partez !...

Entre ses dents.

Ah ! il veut partir !...

Haut.

Vous laissez Élise à l’abandon ?

ÉVERARD.

En mon absence, un ami sûr lui remettra les revenus de biens qui sont à elle. Mais ces biens, je les emporte, et jusqu’à ma mort je les garde ; – mon testament a tout réglé d’avance.

VARADE.

Votre testament ?...

ÉVERARD.

Il est prêt depuis quinze jours ; car ce n’est pas dans un mois ni dans une semaine que je pars, c’est ce matin même.

VARADE.

Ce matin !... ce matin !... – Oh ! mais quel est votre but ?...

ÉVERARD.

Je veux vous enlever toute espérance de me convaincre et toute chance de vous sauver.

VARADE.

Mais quand j’épouse Élise, à quoi vous avance ma ruine ?

ÉVERARD.

Retournez donc la question : quand votre ruine est inévitable, à quoi vous sert d’épouser Élise ?

VARADE.

Ah ! je comprends ! le vaincu espère encore qu’il fera reculer le vainqueur en le menaçant de se faire sauter avec lui.

ÉVERARD.

Vous l’avez dit. Ah ! vous riez des larmes et vous esquivez les défis ! ah ! vous n’ôtes vulnérable que par le calcul ! soit : j’ai calculé ! – Il vous faut tout de suite et à la fois, n’est-ce pas ? la dot d’Élise pour sauver M. Dellemare, et mon héritage pour vous sauver vous-même. Mais si, par mon départ, mon héritage vous échappe, votre spéculation devient absurde, et vous engagez votre avenir sans dégager votre présent. Eh bien, épousez-vous Élise pour elle-même ? je pars aujourd’hui et vous faites faillite demain. Qu’en dites-vous ? voilà un duel à bout portant que vous n’éluderez pas ! Vous m’exilez, je vous ruine. Chacun de nous tient un pistolet chargé sur la poitrine de l’autre. Allez, monsieur ! quand il vous plaira de tirer, nous tomberons ensemble.

VARADE, après un moment de sombre réflexion, levant résolument la tête.

Monsieur, je vous avertis que tout est prêt au salon pour ce mariage.

ÉVERARD.

Monsieur, une voiture attelée doit m’attendre dans la cour du château.

VARADE.

Il vous reste un quart d’heure pour réfléchir.

ÉVERARD.

J’en profiterai pour faire mes adieux à Élise.

VARADE.

C’est votre dernier mot ? votre parti est bien pris ?

ÉVERARD.

Et le vôtre ?

VARADE.

Je ne recule jamais.

ÉVERARD.

Ni moi.

VARADE.

J’ai l’honneur de saluer M. Éverard.

Il fait un profond salut et sort.

 

 

Scène IV

 

ÉVERARD, seul

 

Mon Dieu ! mon Dieu ! il n’a pas fléchi ! Oh ! la passion du joueur est-elle donc aussi indomptable que l’amour du père ? Que veut-il enfin ? que pourra-t-il tenter ? Eh ! qu’importe ? Cherchons de notre côté. Il doit y avoir encore quelque moyen, quelque sacrifice à faire, quelque blessure à recevoir ! Cherchons !... Quoi ! pas une idée ! pas un éclair !... Ah ! c’est qu’il faudrait des heures, et j’ai des minutes ! c’est qu’il faudrait marcher libre et fier dans son droit, et j’ai les mains garrottées comme un coupable ! Ainsi nul effort humain, rien décidément n’est plus possible ? rien de ce monde ?... Oh ! mais reste toujours l’autre ! – Vous, mon Dieu, vous savez, j’ai de tout temps partagé ma fille avec vous ; c’est moi qui lui ai appris à dire Notre Père ! Et toi, toi dont l’âme s’est envolée de cette place, toi que je n’osais plus jamais évoquer, de peur de blasphème, – mais tu comprends qu’aujourd’hui je l’ose ! – vous voyez de là-haut, vous, Seigneur, toi ange pardonné, vous voyez, je suis à bout de force, à bout d’espoir, je ne puis rien !... eh bien alors, tenez, je ne suis rien, je ne compte plus ! je vous rends ma fille ! Élise n’est plus à moi, plus du tout ! elle est à vous deux, à vous seuls ! Mais sauvez, sauvez votre, enfant !

 

 

Scène V

 

ÉVERARD, ÉLISE, plus tard, PÉRINET, BUX et PÉMNETTE

 

ÉLISE, courant à Éverard, éplorée.

Ah ! mon ami ! qu’est-ce qu’on m’a dit ? vous voulez partir ?

ÉVERARD, avec une sorte d’égarement.

On vous a dit... on vous a dit que je m’enfuyais, n’est-ce pas ? et qu’il fallait nous dire adieu pour toujours ?

ÉLISE, le regardant avec effroi.

Oh ! vos traits sont bouleversés ! oh ! vous souffrez ! comme vous souffrez !

ÉVERARD.

Nous a-t-on dit aussi, Élise, que, loin de vous sauver, je suis peut-être une des causes de votre malheur, que peut-être vous payez pour moi, vous expiez pour moi ?

ÉLISE.

Non ! non ! calmez-vous ! dans ma détresse, au contraire, vous avez été toujours et partout ma tutelle et ma providence !

ÉVERARD.

Ne dites pas cela ! vous m’accablez !... Par bonheur, je vous ai confiée à une autre tutelle, à une providence meilleure. Mais moi, moi, il faut me renoncer, Élise, il faut me maudire !

ÉLISE.

Dieu du ciel ! me croyez-vous si ingrate et si aveugle ? Est-ce que je ne vois pas ce que vous faites pour moi ? ce que vous êtes ? Depuis deux jours, je réfléchis, je me souviens, je compare...

ÉVERARD, avec effroi.

Taisez-vous ! ah ! laissez-moi un peu de courage !

ÉLISE.

...Depuis deux jours, en pensant à vous, j’écoute et j’interroge en moi avec ravissement je ne sais quel sentiment de respect et de tendresse, qui certes ne m’est pas nouveau, mais qui sans doute ignorait lui-même sa force et sa raison d’être...

ÉVERARD, éperdu.

Tais-toi !... oh ! tu vois bien que tu me tues !

Il tombe, anéanti, sur un genou, se retenant d’une main crispée au fauteuil placé près de la table.

ÉLISE.

Mon Dieu !... vous chancelez !... Ah ! du secours ! du secours !

Elle sonne.

ÉVERARD, luttant contre sa faiblesse.

Non... Ce n’est rien...

Entrent successivement et en désordre Périnet, Bus, Périnette.

ÉLISE.

Du secours ! Périnet !

Périnet sort par le fond. À Périnette.

Là, chez moi, cet élixir à respirer !...

Périnette sort par la gauche.

ÉVERARD, se maîtrisant, se redressant.

Non ! je ne veux pas défaillir ! Ah ! ce corps brisé essaye de me trahir, lui aussi ! Mais ici la volonté résiste et l’âme est maîtresse !

Périnet, rentrant en hâte, pose sur la table, prés d’Éverard, un plateau et un verre d’eau.

Un nuage devant la vue, le front et la lèvre en feu, si on n’avait que cela à vaincre !

Tout en parlant, il a pris le verre, et il a bu deux ou trois gorgées. Périnette accourt et lui présente un flacon à respirer, qu’il repousse.

Inutile, Périnette. Me voilà debout, ranimé, calmé.

Tout à coup il chancelle de nouveau.

ÉLISE.

Mais, mon Dieu, non ! vous n’êtes pas mieux, vous voyez bien !

PÉRINETTE.

Vous changez encore de visage !

ÉVERARD, s’interrogeant.

Oui, c’est étrange !... Ce n’est plus émotion ou défaillance... non, une espèce de vertige !... Oh ! c’est bien étrange !...

Son regard s’arrête sur le verre à moitié vide. Frappé d’une idée soudaine.

Ah !...

Doucement à Périnet.

Périnet ! approche, mon enfant. Qu’est-ce donc que tu m’as apporté là ? qu’est-ce que ce breuvage ?

PÉRINET, naïvement.

Je ne sais pas, monsieur... je courais, j’appelais... on m’a mis dans les mains ce plateau, là, dans l’obscurité... Ah ! c’est M. Varade !

BUX.

M. Varade !

PÉRINET.

Oui, à présent je me rappelle, en tournant le corridor, j’ai vu M. Varade verser vite dans le verre des gouttes d’un flacon...

BUX.

D’un flacon bleu ?

PÉRINET.

Oui, pareil à un qui est à la maison.

BUX.

Et qu’est-ce qu’il en a fait, du flacon ?

PÉRINET.

M. Dellemare l’a appelé. Il l’a remis comme ça, là, sur lui.

Il indique une poche de gauche.

BUX.

Monsieur ! oh ! c’est un flacon que j’ai pris chez vous et que je lui ai porté. Qu’est-ce que c’est, monsieur, que ce flacon ? vous le rappelez-vous ?

ÉVERARD, se levant, radieux.

Ce que c’est ? oui, je sais ce que c’est, bonté divine ! C’est un tout-puissant cordial ! c’est un philtre souverain qui rend la force et qui donne la joie !

BUX.

Est-il possible !

ÉVERARD.

Oui ! oui ! et cours vite, Bux, cours en bas chercher M. Dellemare, les témoins ! Et toi, Périnette, et toi, mon petit messager du ciel, amenez Fabien, nos gens, tout le monde ! allez tous ! – Excepté vous, Élise.

Bux, Périnette et Périnet sortent par le fond.

 

 

Scène VI

 

ÉVERARD, ÉLISE

 

ÉLISE.

Cette joie !... réellement vous ne souffrez donc plus ?

ÉVERARD, comme transfiguré.

Souffrir ! j’ai le ciel dans le cœur et le cantique de Siméon sur les lèvres ! Ceux que j’invoquais sont venus ! Mon rêve, Seigneur clément ! mon rêve inespéré de dix-sept années, je l’ai, je le tiens, je le touche ! – Élise, d’abord tu vas être heureuse ! tu vas épouser celui que tu aimes !

ÉLISE.

Est-ce le délire ?...

ÉVERARD.

Et moi !... – oh ! le bon Dieu me devait un peu ça ! – moi, je vais mourir pour toi !

ÉLISE, épouvantée.

Mourir !

ÉVERARD.

...Et ce n’est pas tout encore ! Élise, tu ne me connais pas, tu n’as jamais entendu ma voix, j’étais un muet pour toi... Mais, Dieu soit loué ! la mort me rend la parole ! Et je vais pouvoir enfin te le dire, le mot de ma vie, ce mot, commencement du paradis !...

ÉLISE.

Dites !...

La porte du fond s’ouvre.

ÉVERARD.

Attends ! il faut d’abord finir avec la terre !

 

 

Scène VII

 

ÉVERARD, ÉLISE, VARADE, DELLEMARE, FABIEN, BUX, PÉRINETTE, PÉRINET, BALANDIER, etc.

 

VARADE, entrant le premier, et avec une agitation fébrile.

Plus de retard ! Nous venons vous chercher, mademoiselle... Et si M. Éverard veut partir ou rester seul ?

ÉLISE, à Éverard, qui l’attire et la retient.

Oh ! soyez tranquille ! je ne vous quitte plus !

VARADE.

Depuis quand donc obéit-on ici à M. Éverard ?

ÉVERARD marche à lui, et, terrible.

C’est depuis que tu m’as empoisonné !

Cri universel d’horreur.

VARADE, balbutiant.

Perdez-vous la raison ?

ÉVERARD.

La raison, non pas, tout au plus la vie ! Allons ! tais-toi, tu es mon assassin, je suis ton maître !

VARADE.

Oh ! vous n’avez pas de témoins ! pas de preuves !

ÉVERARD.

Pas de témoins ? M. Dellemare a vu Bux vous remettre le poison ; Périnet vous a vu le verser ! Pas de preuves ! et ce verre ?  

Il a fait un signe, Bux a saisi sur Varade le flacon, et le montre.

et ce flacon ? et ma mort ?

TOUS.

Oh !

ÉVERARD.

Auquel de nous deux de rester maintenant ?

VARADE.

C’est vous qui avez voulu ce duel, et vous l’avez dit : nous tombons ensemble !

Il sort, emmené par Balandier et deux ou trois des assistants.

ÉLISE, avec désespoir.

Fabien ! oh ! voyez ! il doit être temps encore !

ÉVERARD.

Non ! laisse ! la force, la voix : va me manquer... Mon Élise, te voilà délivrée, te voilà heureuse ! je pars heureux et délivré. Tout à l’heure, j’appelais à mon aide quelqu’un, – qui est venu, – qui est là,

Désignant le prie-Dieu.

– et qui à son tour m’appelle.

Se traînant vers le prie-Dieu.

J’y vais. Je n’ai plus en ce monde qu’à dire – et à entendre – un mot... Ma... ma...

Sa voix s’éteint et lui manque. Une anxiété terrible se peint sur son visage ; mais, rassuré par un geste d’Élise, il la voit avec une attente rayonnante venir doucement vers lui.

ÉLISE, tombant à genoux.

Mon père !

Éverard lui sourit et meurt.

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