Les Deux Pucelles (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1636.

 

Personnages

 

DON ANTOINE, amant de Théodose

LINDAMOR, confident de don Antoine

THÉODOSE, maîtresse de don Antoine

LÉOCADIE, maîtresse d’Alexandre

ALEXANDRE, amant de Léocadie

FILÉMOND, valet d’Alexandre

DON LOUIS ADORNE, père de don Antoine

DON HENRI, père de Théodose et d’Alexandre

DON SANCHE, père de Léocadie

DORILAS, hôtelier

ALCIONE, hôtelière

TROIS VOLEURS

QUATRE ARCHERS

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON ANTOINE, seul, une lanterne à la main

 

La nuit.

Dieux ! que le ciel ce soir couvre d’un voile obscur

Le lambris étoile de sa voûte d’azur !

Ô nuit ! pour m’exaucer tu passes ma prière.

Tu sembles moins cacher qu’éteindre la lumière ;

J’ai de l’art la clarté que tu me viens d’ôter,

Et ta faveur m’a mis au besoin d’emprunter.

Celle qui sur ton cours inconstante préside,

Comme sachant l’endroit où mon dessein me guide,

Et tenant pour affront d’y conduire mes pas,

N’éclaire point du tout pour ne m’éclairer pas :

Elle fait une preuve à sa feinte innocence

Du refus d’éclairer pour une jouissance ;

Elle qui voit bien pire, et ne refuse pas

D’éclairer pour les vols et les assassinats.

Mais qu’importe pourquoi sa clarté s’est couverte,

Puisque l’art aisément en répare la perte,

Et que ce peu de feu suffit pour me guider

Au comble des plaisirs que je vais posséder ?

Ô moment fortuné sur tous ceux de ma vie,

À quel excès de joie est mon âme ravie !

Douce assignation ! pareils ou moins heureux

Estimait Jupiter ses larcins amoureux,

Et Paris, moins content, entre les bras d’Hélène

Au premier rendez-vous alla finir sa peine.

Qu’un bien longtemps douteux et longtemps poursuivi,

Se laissant posséder, rend un esprit ravi !

La peine d’acquérir donne le prix aux choses ;

La main qui s’est piquée en aime mieux les roses,

Un refus bien adroit excite les désirs,

Et les difficultés font le goût aux plaisirs.

On arrête mes pas sur le point de ma fuite :

Toute chose est promise à ma longue poursuite,

J’excite des souhaits où fut tant de rigueur,

Et la prise au vaincu tarde plus qu’au vainqueur.

Montrons donc une ardeur digne de la victoire ;

La paresse ôte ici la moitié de la gloire :

Qui ne se précipite est lâche en ces combats ;

Qui n’arrache le prix ne le mérite pas.

L’Amour ne doit plus rien à qui s’est fait attendre,

Et sa faveur se doit plutôt ravir que prendre.

Enfin mon œil s’abuse, ou me voici rendu

Bien proche du séjour où je suis attendu.

Soupçons, crainte, respect, mon cœur vous congédie ;

Adieu, laissez-moi seul avec Léocadie :

Aux mystères d’amour vous n’êtes point admis,

Et ce dieu vous bannit comme ses ennemis.

Mais quelqu’un en ce lieu dessus mes pas s’avance :

Mon homme aurait-il fait si prompte diligence ?

Me suit-il de si près ? Est-ce toi, Lindamor ?

 

 

Scène II

 

LINDAMOR, DON ANTOINE

 

LINDAMOR.

Comment, ce n’est pas fait, et je vous trouve encor ?

DON ANTOINE.

Mon œil ne peut tenir qu’avec beaucoup de peine,

Dans une ombre si noire, une route certaine :

Cette faible lumière éclaire mal mes pas.

LINDAMOR.

Et le flambeau d’Amour ne vous conduit-il pas ?

Vos pas sont-ils si lents quand vos ardeurs sont telles ?

Vous êtes tout amour, et n’avez pas des ailes ?

Quelque endroit où ce dieu daigne vous appeler,

Sautez, courez, volez ; c’est trop peu que d’aller.

DON ANTOINE.

Certes, beaucoup de honte est jointe à ma paresse,

Et mon pied répond mal à l’ardeur qui le presse ;

Mais j’approche à la fin du glorieux séjour

Où je dois posséder ce miracle d’amour.

Attends là mon retour, et, quoique ta prudence

T’ait fait digne d’entrer en notre confidence,

Ne te laisse point voir à ce premier abord

Où l’honnête pudeur fait un dernier effort,

Où quelque glace encor reste parmi les flammes,

Oïl les moindres témoins blessent les yeux des dames,

Où la crainte est encor si proche du désir,

Qu’elle y ravit aux sens la moitié du plaisir.

LINDAMOR.

Que Théodose en tient ! et que sa bonne mine

Ne vous possède pas au point qu’elle imagine...

Mais dieux ! à ce discours il me souvient bien tard

De remettre en vos mains un papier de sà part.

L’amour qu’elle a pour vous est, certes, sans exemple.

DON ANTOINE.

L’as-tu vue ?

LINDAMOR.

Oui, ce soir à son retour du temple.

Mais allez, il est tard, et tantôt ou demain

Vous lirez cet écrit que je tiens de sa main.

DON ANTOINE.

Ah ! pourquoi sur le point de cette jouissance

Me fais-tu, Lindamor, sentir que je l’offense ?

Laisse-moi voir mon mal du côté qu’il me plaît ;

Ne me l’expose point criminel comme il est.

Ah ! fâcheux souvenir ! puis-je sans perfidie

Songer à Théodose et voir Léocadie,

Porter ici mes pas, adresser là mes vœux,

Et d’un commun dessein les tromper toutes deux ?

Donne.

LINDAMOR.

À votre retour.

DON ANTOINE.

Non, non, ma conscience

Ne me saurait permettre assez de patience ;

Un traître comme moi brûle de tout savoir,

Et ne cherche rien tant que ce qu’il craint de voir.

Il lit la lettre.

« Fais-moi cesser de vivre, ou fais bientôt cesser

« Ce long éloignement dont j’ignore la cause.

« Que tu trahisses Théodose !...

« Me viennent mille morts plutôt que ce penser.

 

« Par tes sacrés serments, dont les cieux sont témoins,

« Tu me dois de tes vœux un compte si fidèle,

« Que je me croirais criminelle,

« Ne laissant pas sur toi reposer tous mes soins.

 

« Loin, pensers indiscrets ; hors, tous soupçons jaloux ;

« Je porte le garant du bonheur que j’espère,

« Et par la loi qui l’a fait père,

« Quoi qui puisse arriver, il sera mon époux.

« Théodose. »

Il faut, certes, il faut être plus que barbare

Pour payer de mépris une amitié si rare,

Et pour sacrifier au plaisir d’un moment

La gloire et l’intérêt d’un objet si charmant.

Au point de la trahir, pèse, pèse, parjure,

Tes obligations avecque son injure

Quelle perfection et quelle pureté

Égale la candeur de sa fidélité ?

Quelle autre aima jamais avec moins de réserve ?

Qu’a-t-elle retenu ? qu’est-ce qu’elle conserve ?

Qui gouverne que toi ses regards et ses pas ?

Et quels de ses pensers ne t’appartiennent pas ?

Sa franchise est sans art, et le dieu de Cythère

Est plus nu dans son sein qu’en celui de sa mère ;

Son seul instinct la porte à tout ce que je veux,

Et nul déguisement ne me farde ses vœux.

Mais quand je pourrais même à son ardeur fidèle

Sans crime refuser une ardeur mutuelle,

Et que l’ingratitude, au lieu de châtiments,

Apporterait des prix aux parjures amants,

Voudrais-je encor tenter de rompre un mariage

Où la loi de l’honneur outre l’amour m’engage ;

Et, lui voyant porter des gages de ma foi,

Donnerais-je à mes fils d’autres pères que moi ?

Non, fuyons, Lindamor, au moment qui nous reste,

Fuyons une fortune à mon repos funeste :

Le plaisir d’un instant me serait cher vendu,

Et j’allais bien chercher ce qui m’aurait perdu.

LINDAMOR.

L’honneur de ce combat, remporté sur vous-même,

Mettrait votre mérite à sa gloire suprême.

Obtenir tant sur vous que d’éloigner vos pas

D’un objet amoureux quand il vous tend les bras,

À la fin du combat mépriser la conquête,

Et ne point triompher quand la palme est si prête,

C’est une vertu rare au-dessus du penser,

Et qui ne trouve nul qui la puisse exercer.

DON ANTOINE.

Elle est rare, il est vrai, mais lâche ce me semble.

Combattant je suis fort, victorieux je tremble ;

Je laisse un beau dessein tout prêt à succéder ;

J’attaque avec ardeur et n’ose posséder.

Qui fuit l’occasion alors qu’elle est si belle,

Après, s’il s’en repent, court en vain après elle ;

Ses cheveux à nos mains ne s’offrent pas souvent,

Et cette déité n’en porte que devant.

Cessez, fâcheux pensers ; loin, prudence importune,

Suivons aveuglément notre bonne fortune ;

Sagesse ni vertu n’est ici de saison,

Et c’est être insensé qu’avoir de la raison.

Poursuivons notre lice.

LINDAMOR.

Elle vous est ouverte.

DON ANTOINE.

Oui : mais visiblement je machine ma perte ;

Chaque pas que je fais est ici criminel,

Et je vais acheter un remords éternel.

Un second fruit naissant de cette perfidie,

De nouveau je m’engage avec Léocadie ;

Il faut qu’un double hymen me range sous ses lois,

Et je me fais époux et père en deux endroits.

LINDAMOR.

Fuyez donc, en ce point la victoire consiste :

L’Amour cède à qui fuit, et vainc qui lui résiste.

DON ANTOINE.

Pour tant de passion j’ai beaucoup de respect :

Et pour un amoureux je suis bien circonspect.

Eh ! simple, à quoi tendait cette longue poursuite,

Si je l’ai vainement à mon pouvoir réduite ?

L’honneur me veut bien prendre ici pour insensé ;

Pour quitter ce dessein il est trop avancé.

Il va vers la maison.

LINDAMOR.

Ô combien son humeur souffre de violence,

En ce choix incertain où son esprit balance !

DON ANTOINE.

Suivrai-je, Lindamor, ce brutal mouvement,

Qui me rendra si cher le plaisir d’un moment ?

Fais-moi voir qu’en effet je trame ma ruine ;

Parle, remontre-moi quel transport me domine ;

Réfrène ma fureur, arrache-moi d’ici.

Mais non, flatte plutôt mon amoureux souci ;

Excite mes ardeurs, accuse ma paresse,

Et, si tu peux, me pousse au sein de ma maîtresse.

Enfin de quel côté porterai-je mes pas ?

Dois-je avancer ou fuir, aller ou n’aller pas ?

LINDAMOR.

En semblables combats la peur fait la victoire ;

Et qui fuit le plus tôt requiert le plus de gloire.

DON ANTOINE lit.

« Loin, pensers indiscrets ; hors, tous soupçons jaloux ;

« Je porte le garant du bonheur que j’espère ;

« Et par la loi qui l’a fait père,

« Quoi qui puisse arriver, il sera mon époux. »

Oui, belle Théodose, un heureux hyménée

En vous seule rendra ma passion bornée ;

Oui, ce papier, au point qu’on vous veut offenser,

Empêchera l’effet de suivre le penser.

Un trop puissant sujet à votre sort m’attache,

Je fais la trahison trop ingrate et trop lâche ;

Je rends à vos beautés leurs titres absolus,

Et ce lâche captif ne se révolte plus.

Laissons changer au temps l’humeur d’un père avare,

Dont l’obstacle importun si longtemps nous sépare.

Mes vœux et quelques mois obtiendront cet effet ;

Je suivrai cependant un dessein que j’ai fait,

D’aller voir cette ville à nulle autre seconde,

Où le Tibre à pas lents fait promener son onde.

Dès demain, Lindamor, sitôt que le soleil

Fera sur l’orient briller son teint vermeil,

Partons pour ce voyage, ayant pris de mon père,

Sur cette intention, l’aveu que j’en espère.

LINDAMOR.

Quoi ! sans voir Théodose ?

DON ANTOINE.

Et sans que de mà part

On l’en aille avertir, qu’après notre départ :

Autrement, ne crois pas qu’un discours plein de charmes,

Secondé de sanglots, de soupirs, et de larmes,

Vu l’état déplorable où je la vais laisser,

Ne blâmât ce dessein, ou ne le fît cesser.

LINDAMOR.

Quant à Léocadie, au point où sont les choses,

Elle peut méditer sur ces métamorphoses,

Et, refaisant accord avec sa chasteté,

Souffrir encore un temps cette incommodité.

DON ANTOINE.

Sa seule occasion m’oblige à ce voyage ;

Je crains que de nouveau sa beauté ne m’engage ;

En effet, quel serais-je après ce que je fus,

Ses importunités m’obligeant au refus,

Et quelle bienséance après cette poursuite,

Quand elle me suivrait, me permettrait la fuite ?

Même un mot de ma main qu’elle exigea de moi

Pour me promettre, tout l’assure de ma foi.

Mais ma flamme cessant, que son attente cesse,

Son honneur conservé dégage ma promesse :

Qui ne demande plus se réserve le sien,

Et j’acquitte ma dette en ne recevant rien.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LÉOCADIE, seule, en habit de nuit

 

Astres, globes roulants sur la voûte céleste,

Suivez plus lentement le chemin qui vous reste,

Du surplus de mes nuits accourcissez mes jours ;

Antoine ne vient point, et vous courez toujours.

Même, comme à dessein d’empêcher sa venue,

Vos rayons peu courtois ne passent pas la nue,

Et la nuit semble exprès opposer à ses pas

Une ombre que le jour ne dissiperait pas.

Ô nuit ! de tant d’amour fidèle confidente,

Toi qui luis quand tu veux de tant de feux ardente,

Toi qui, quand il te plaît, sais si courtoisement

Éclairer et couvrir les larcins d’un amant,

Des secrets de mon âme unique secrétaire,

Déesse du repos, pourquoi m’es-tu contraire ?

Laisse briller les feux à l’Olympe attachés,

Et fais, cruelle, au moins grâce aux premiers péchés.

Tu n’éclaireras pas l’incestueux martyre

De Caune et de Biblis, de Myrrhe et de Cynire ;

Tu favoriseras des feux presque innocents,

Et qu’Hymen est tout prêt de permettre à nos sens.

Par ce consentement Antoine me prépare

À tromper la rigueur d’un père trop avare,

Qui choque nos amours par son autorité,

Et fait de ma faiblesse une nécessité.

Mais pourquoi querellé-je un objet insensible,

Et qu’est-ce qu’un amant doit trouver d’impossible ?

L’amour le conduit bien, tout aveugle qu’il est,

À l’assignation d’un objet qui lui plaît ;

Il n’est si haut rocher, ni si bas précipice,

Que l’ardeur qui le presse aisément ne franchisse ;

Pour elle il n’est dessein ni trop grand ni trop haut,

Et l’impuissance ici découvre le défaut.

Antoine, ta froideur paraît en ta paresse :

Qui se peut faire attendre aime peu sa maîtresse,

Et, quelqu’empêchement qui se puisse opposer,

Un amant a failli quand il doit s’excuser.

Hélas ! qu’il est bien vrai, chétives que nous sommes,

Que nos affections passent celles des hommes,

Que nous souffrons plus qu’eux leur offrant du secours,

Et que leur passion est toute en leurs discours !

Ils parlent de la bouche, et nous parlons de l’âme ;

Ils ne sont qu’éloquents et nous sommes de flamme ;

Ils feignent seulement ce que nous recelons,

Et ne sont qu’échauffés alors que nous brûlons.

Pour faire moins languir mon attente incertaine,

Tu devais m’ordonner la moitié de la peine ;

Cruel, j’aurais forcé, pour t’aller au-devant,

Et la noirceur de l’ombre et la rigueur du vent ;

Il n’est si mauvais temps ni si cruel orage

Qui pût de ce dessein détourner mon courage ;

J’aurais bien moins tardé.

 

 

Scène IV

 

DON SANCHE, LÉOCADIE

 

DON SANCHE, en habit de nuit, sortant de sa maison dans l’obscurité.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

LÉOCADIE.

Enfin j’entends du bruit. Cher Antoine, est-ce toi ?

DON SANCHE.

Qu’entends-]e, ô justes dieux ! ô fortune ennemie,

Quel affront ai-je à craindre après cette infamie ?

LÉOCADIE.

Antoine, est-ce pas toi ? Qui te fait, cher amant,

Joindre encor le silence à ton retardement ?

Crains-tu que quelque embûche à ton bonheur s’oppose !

Non, non, que sur mes soins ta crainte se repose :

Nos feux sont à couvert des yeux les plus aigus ;

Le sommeil s’est saisi de ceux de nos Argus,

Et notre intelligence est un secret mystère

Qui se passe bien loin de l’esprit de mon père.

DON SANCHE.

Que dit-elle, bons dieux ! Veillé-je, ou si je dors

Me faites-vous, mes sens, de fidèles rapports ?

LÉOCADIE.

Mauvais, assure donc ma créance incertaine :

Quel divertissement tires-lu de ma peine ?

Je t’entends, je te suis, je t’appelle cent fois.

Elle le suit.

Et tes pas seulement répondent à ma voix.

Si ton pied pour le moins ne suivait qu’une route,

Où ma main l’atteignant pût éclaircir mon doute !

Mais tes pas confondus se dérobent aux miens :

Je t’atteindrai pourtant. Parle enfin, je te tiens.

DON SANCHE.

Que te dirai-je, hélas ! fille, non plus ma fille,

Mais l’opprobre et l’horreur de toute ma famille !

Que veux-tu que je die en l’état où je suis,

Et quel discours te peut exprimer mes ennuis ?

LÉOCADIE.

Ô cruelle disgrâce ! ô fille infortunée !

Pourquoi ne suis-je morte, où pourquoi suis-je née ?

DON SANCHE.

Rentre, rentre, lascive, et que ta passion,

Me commette le soin de ta réception.

Heureux de ton bonheur, et joyeux de ta joie,

Jusque dedans ton sein je conduirai ta proie.

Va, rentre, il ira bien, cet objet de tes vœux,

Porter jusqu’à ton lit les baisers que tu veux.

LÉOCADIE.

Évitons sa fureur.

Elle sort.

DON SANCHE.

Tranchez, mes destinées,

Tranchez le triste cours de mes vieilles années.

En si juste sujet d’invoquer le trépas,

Aimer encor le jour serait ne s’aimer pas.

Vous qu’on peint à nos yeux si dures et si fières,

Des trames des mortels immortelles ouvrières,

Avec quelles bontés épargnez-vous mes ans,

S’ils sont même importuns à mes propres enfants !

Quelle flamme, quel fer, quel poison, quelle peste,

Au prix de cet affront, pou voit m’être funeste ?

Qu’ai-je vu, malheureux ? que ne m’ont fait les dieux

Naître pour mon repos insensible ou sans yeux ?

Je m’étais bien douté qu’enfin tant de visites

De l’honnête entretien passeraient les limites,

Et qu’un monstre funeste à sa pudicité

L’abordait sous l’habit de la civilité.

Ô soupçon, dont l’effet trop certain me délivre,

Pourquoi m’as-tu, cruel, conseillé de la suivre ?

Que ne me laissais-tu dans mon lit endormi ?

Le malheur ignoré n’est malheur qu’à demi ;

L’oubli seul doit guérir une doute importune ;

Vouloir trop s’éclaircir, irrite la fortune ;

L’aveugle ne veut pas qu’on l’importune ainsi,

Et souvent trop chercher fait trop trouver aussi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DORILAS, ALCIONE

 

ALCIONE.

Quel est ce demi-dieu qui, sous notre figure,

Veut en vain à nos yeux déguiser sa nature,

Et qui laisse au travers de quelques traits mortels

Briller des qualités dignes de tant d’autels !

Depuis qu’un mauvais sort, qui toujours nous traverse,

A réduit notre vie à ce triste commerce,

As-tu vu, Dorilas, que la nuit ait chez nous

Arrêté des passants pourvus d’attraits si doux ?

Qui ne dirait qu’ici le dieu de la lumière

Est venu terminer le jour et sa carrière,

Et qu’ayant en la mer laissé son char ardent,

Il veut de ce logis faire son occident ?

DORILAS.

Il n’a pour mon repos que des charmes trop rares ;

Tes regards affectés ne lui sont point avares,

Et tu lui rends un soin un peu trop diligent.

Sers-tu chacun ainsi ?

ALCIONE.

Chacun selon l’argent.

DORILAS.

Mais ta peine pour lui va jusques aux caresses,

Et passe à mon avis, le devoir des hôtesses.

ALCIONE.

Voilà pas des effets de ton esprit jaloux ?

DORILAS.

Mais à quoi si courtoise, avec des traits si doux,

Éclairer les passants ?

ALCIONE.

Que veux-tu que je fasse ?

La douceur les attire, et la gloire les chasse :

On fuit comme la mort ces sourcils refrognés,

Ces yeux toujours pleurants et ces fronts rechignés.

Aussi ne dit-on pas : « Belle hôtesse et qui rie

Vaut autant que bon vin en une hôtellerie. »

Accorde ton humeur avec ton intérêt,

Sache qu’elle te nuit, jalouse comme elle est,

Que tu reconnaîtras les profits qu’elle t’ôte,

Et qu’hôtesse qui plaît est le bonheur de l’hôte.

DORILAS.

Ce bonheur me déplaît, et toutes ces leçons,

Loin de diminuer, accroissent mes soupçons.

ALCIONE.

Quoi, bons dieux ! se peut-il que quelque jalousie,

Valant ce que tu vaux, t’entre en la fantaisie ?

Pèse bien ton mérite, et tu reconnaîtras

Que, si je ne t’aimais, je ne m’aimerais pas.

Buvant, n’as-tu jamais dans le fond de ta tasse,

Par divertissement, considéré ta face ?

Y vois-tu des couleurs et des proportions

Qui ne méritent pas des adorations ?

Certes, autant de fois que mon œil te contemple,

Autant de fois je dis : cet homme est sans exemple,

Il a seul mérité de posséder ma foi !

Et tu veux, Dorilas, que j’aime autre que toi ?

DORILAS.

Je le crains bien plutôt que je ne le désire.

ALCIONE.

Ton amour me tient lieu d’un sceptre, d’un empire,

Et je ne sache rien dont avecque raison

Je pusse avecque toi faire comparaison.

Mais parlons de notre hôte : as-tu vu sa tristesse,

Et ne peux-tu juger quelle douleur le presse ?

Il verse en soupirant des pleurs à tout propos ;

Il refuse de prendre et repas et repos,

Et, couché sur son lit depuis son arrivée,

Veut avoir à lui seul la chambre réservée.

Ce pitoyable état marque un sanglant ennui.

DORILAS.

Je n’ouvre point les yeux dans les secrets d’autrui,

Et je permets au sort de suivre son caprice,

Cependant qu’en repos je suis mon exercice.

Mais quelque nouvel hôte arrive encor chez nous.

ALCIONE.

Il s’avise trop tard. Que ses attraits sont doux !

Ô ciel ! à qui des deux dois-je plus de louanges ?

Ce logis deviendra la demeure des anges.

 

 

Scène II

 

DORILAS, ALCIONE, ALEXANDRE

 

ALEXANDRE.

Une chambre, madame.

ALCIONE.

Hélas ! malaisément

Vous pourrons-nous ce soir loger commodément ;

La chambre qui restait vient d’être retenue.

DORILAS.

Il fallait d’un moment hâter votre venue.

ALEXANDRE.

Pour passer toutefois mon cheval est si las,

Qu’amené par mes gens à peine il suit mes pas :

Le couvert me suffît en ce besoin extrême,

Et vous composerez avec ma bourse même.

ALCIONE.

Dieux ! qu’il est honnête homme, et qu’il est malaisé

Que qui parle si bien puisse être refusé !

Serait-il éconduit pourvu de tant de grâce ?

DORILAS.

L’autre veut être seul ; que veux-tu que je fasse ?

ALCIONE.

Entrons, pour son service il faut faire un effort :

Pouvons-nous pas sans bruit, tandis que l’autre dort,

Par la porte que cache une tapisserie,

L’introduire en la chambre ?

ALEXANDRE.

Allons donc, je vous prie.

J’en sortirai demain avant que l’œil du jour

Redore l’orient et commence son tour.

ALCIONE.

Je crois, non sans raison, qu’au climat où nous sommes

Les dieux prennent plaisir à vivre avec les hommes ;

Que leur gloire se plaît dans un séjour obscur,

Et préfère le chaume à leurs palais d’azur.

Que le pouvoir est grand où la grâce est extrême !

Presqu’insensiblement je sens que je les aime,

Et que si la raison me conseille plus tard,

Il faudra que mon cœur déloge à leur départ,

Raison, honneur, hymen, chastes bornes des âmes,

Restreignez mes ardeurs à d’innocentes flammes ;

Et vous, beaux voyageurs, ayez moins de rigueur

Que de vouloir loger jusques dedans mon cœur ;

L’incomparable humeur dont le ciel m’a pourvue,

Ravit autant l’esprit que mon corps fait la vue ;

Je ris dès le matin, je chante, je discours,

Il n’est repos égal à celui de mes jours ;

Mais ce n’est pas d’amour que procède ma joie,

Il n’a point de mon cœur encor trouvé la voie,

Et j’ai cru jusqu’ici qu’il était en un lieu

Inaccessible aux traits de ce profane dieu.

Arme-toi, ma raison, rends ma croyance vraie ;

Repousse loin de moi quelque effort qu’il essaie ;

Qu’à chacun ce logis soit un libre séjour ;

Recevons tout le monde, et ne chassons qu’Amour.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

THÉODOSE, seule, déguisée en homme, couchée sur un lit, et pleurant

 

La nuit.

Triste jouet du sort, chétive abandonnée,

À quoi te résous-tu ? quelle est ta destinée ?

Quel divorce as-tu fait avecque ta vertu ?

Comment, en quel état, où te rencontres-tu ?

Hélas ! quelle est ma vie, et dans quelles mémoires

Passera-t-elle un jour au nombre des histoires ?

Quelles inventions égalent mes effets,

Et quels romans si faux ont dit ce que je fais ?

Sans suite, désolée, errante, vagabonde,

La honte de mon sexe et la fable du monde,

Esclave dans les fers du pire des amants,

Je m’expose aux rigueurs de tous les éléments.

Sans craindre, en embrassant cette vie importune,

Qu’avec moi mon honneur coure même fortune !

Mais qu’emploierais-je, hélas ! que des soins superflus

Pour la garde d’un bien qui ne m’appartient plus,

Pour la garde d’un bien qui, par mon dessein même,

A servi de butin au perfide que j’aime ?

Mon honneur me devance au chemin que je suis ;

Il est à cet ingrat, il partit avec lui.

Ils tiennent même route, et rien ne les divise.

Mais j’ai ce déplaisir qu’il suit qui le méprise,

Qu’il n’a pas le crédit de m’arrêter un cœur,

Et qu’il devient un prix importun au vainqueur.

Honneur, devoir, amour, cruels tyrans des âmes,

Quand accorderez-vous vos glaces et vos flammes ?

Immortels ennemis, si vous ne me quittez,

Que produiront enfin vos contrariétés ?

Quelle nécessité contre moi vous assemble,

Et me fait relever de trois tyrans ensemble ?

Ah ! donne quelque trêve à mon cruel tourment,

Sommeil, ferme mes yeux une heure seulement.

Elle s’endort.

 

 

Scène IV

 

ALCIONE, conduisant ALEXANDRE, avec une lanterne sourde, THÉODOSE, endormie

 

ALCIONE.

Marchons à pas craintifs ; écoutons, il sommeille,

Ou ce profond silence abuse mon oreille ;

Mais un si doux repos se rompt au moindre bruit.

ALEXANDRE, après s’être mis sur le lit.

Allez.

ALCIONE.

Quoi ! voulez-vous passer ainsi la nuit ?

ALEXANDRE.

Puisque je veux partir plus matin que l’aurore,

Et presque ouvrir les yeux aussitôt que les clore,

Il serait superflu de passer autrement,

Vu le bruit que je crains, le repos d’un moment.

Si trop doux et trop long il charmait ma paupière,

Ayez soin qu’on m’éveille avec de la lumière.

ALCIONE.

De peur du bruit moi-même en prendrai le souci :

Dormez, car bientôt j’entre, et vous tire d’ici :

Ce repos vous soit tel que je vous le souhaite !

Dieux ! que j’ai de contrainte à faire la retraite !

Chétive, tu te perds par le soin que tu prends,

Et deviendras enfin courtoise à tes dépends.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

THÉODOSE, ALEXANDRE

 

THÉODOSE, à part.

Ah ! les nuits à tous yeux ne sont pas favorables ;

Leur repos n’est pas fait pour ceux des misérables :

Le sommeil, pour charmer un mal comme le mien,

N’a que des pavots secs qui ne distillent rien.

ALEXANDRE, à part.

Qu’entends-je !

THÉODOSE.

Sortez donc, mes soupirs et mes larmes ;

Soyez tout mon repos et soyez tous mes charmes,

Puisque la liberté des sanglots et des pleurs

Est le seul bien qui reste aux extrêmes douleurs.

ALEXANDRE, à part.

Dans les premiers assauts des grandes infortunes

Les heures de la nuit sont les plus importunes ;

Notre peine s’accroît dans le temps du repos,

Et nous la voyons mieux lorsque nos yeux sont clos.

THÉODOSE.

Jeunes ans, qui, sans art et sans expérience,

Privés de tout conseil et de toute science,

Croyez pouvoir franchir toutes difficultés,

En combien de malheurs vous nous précipitez !

Les dangers les plus grands ont pour vous plus d’amorces ;

Vous ne connaissez rien au-dessus de vos forces :

Sans rien considérer, tout travail vous est beau,

Et tout dessein vous plaît pourvu qu’il soit nouveau.

Ah !

ALEXANDRE.

Sans doute qu’au point où son âme est pressée,

Quelque parole enfin trahira sa pensée.

THÉODOSE, à part.

Ô trop crédule espoir, qu’avec de faux pinceaux,

Des objets que tu veux, tu nous fais les tableaux !

Tu me faisais un dieu de l’auteur de mes peines ;

Mais que ses vœux sont faux, et ses promesses vaines !

ALEXANDRE, à part.

Je découvre à peu près d’où provient son ennui,

Et voudrais le pouvoir partager avec lui ;

Sa plainte rend si beaux les malheurs de sa vie,

Que sa misère même excite de l’envie.

THÉODOSE.

Appas faux et trompeurs, sources de mes ennuis,

Quel esprit et quels yeux n’auriez-vous pas séduits ?

Mais à qui, malheureuse, adresses-tu tes plaintes ?

Qui te livre que toi ces mortelles atteintes,

Quelle main que la tienne a tiré le couteau ?

Qui met et ton honneur et toi-même au tombeau ?

Que l’amour t’avait bien d’une fausse peinture

Fait de l’honneur un monstre, ennemi dénature :

L’amour dont les plaisirs sont de si faux objets,

L’amour qui n’est que haine à ses propres sujets,

Qui, tigre dévorant, vit du repos des âmes,

Et n’offre pour tous prix que des fers et des flammes,

Ce bourreau de mes nuits, ce tyran de mes jours !

Ah ! malheureuse fille, et maudites amours !

ALEXANDRE.

Fille ! Qu’entends-je, ô dieux ? combien me croît l’envie

De savoir plus au long l’histoire de sa vie !

Oui, mais sans la chasser, puis-je l’entretenir ?

Ah ! cet ardent désir ne se peut contenir :

Parlons ! Madame...

THÉODOSE.

Ô dieux !

ALEXANDRE.

De qui la voix plaintive

Sans votre su, peut-être, à mon oreille arrive,

Fille disgraciée et d’amour et du sort !

THÉODOSE, se levant.

Comment ! quelqu’un m’écoute ! Ah ! qui me fait ce tort ?

Ô sensible surcroît de l’ennui qui me presse !

...

Quoi ! ce malheur est joint à mon cruel tourment,

Que même je ne puis me plaindre sûrement ?

ALEXANDRE, la retenant.

Eh ! demeurez ; je sors si je vous importune,

Je ne viens pas ici croître votre infortune,

Je n’ai point souhaité de lire en vos secrets,

Et je ne prévoyais vos pleurs ni vos regrets.

Ignorant de l’ennui qui votre âme dévore,

J’attendais sur ce lit le retour de l’aurore.

Introduit en ce lieu durant votre sommeil,

Et croyant en sortir devant votre réveil,

Votre ennui s’est trahi par votre propre bouche,

Et le ciel m’est témoin à quel point il me touche ;

Et que le seul dessein qui m’a fait vous parler

Est ou de vous servir ou de vous consoler.

Si la pitié vous nuit, si son soin vous offense,

S’il lui faut un pardon au lieu de récompense,

Je l’implore, et plutôt vais sortir de ce pas

Que de prendre un repos qui ne vous plaise pas :

Mais si vouloir vous faire une offre de service,

Franche de toute feinte et de tout artifice,

Et prendre plus avant part en votre souci,

Vous pouvait obliger à me souffrir ici,

Peut-être que ce mal dont votre âme est saisie

Ne s’offenserait pas de votre courtoisie,

Et que si l’on peut rien pour votre allégement,

Je vous pourrais un jour servir utilement.

THÉODOSE.

S’il est vrai que la voix soit le miroir de l’âme,

Mes plaintes ni mes pleurs n’ont point trahi ma flamme :

Un secret déclaré n’en est pas moins secret

Quand il n’est pas tombé dans un sein indiscret.

La créance que j’ai que, loin de toute feinte,

Votre cœur est sensible au sujet de ma plainte,

Et que votre bonté me prêterait la main,

Si mon secours n’était hors du pouvoir humain...

ALEXANDRE.

N’en doutez nullement.

THÉODOSE.

Cette ferme créance

M’ôte l’étonnement et me rend l’assurance :

De rester, toutefois, c’est ce que je ne puis

Que sur votre parole, étant ce que je suis.

Je suis fille, et déjà j’ai bien su vous le dire

Par ce confus discours que pousse mon martyre.

Ne vous étonnez pas qu’en cette qualité,

Et pour votre repos et pour ma sûreté,

J’exige des serments qui dissipent ma crainte,

Et me fassent rester en ce lieu sans contrainte.

ALEXANDRE.

Le penser que j’aurai contre votre dessein,

Qu’il m’étouffe et qu’il soit un serpent en mon sein.

THÉODOSE, se remettant sur le lit.

Après cette assurance entendez une histoire,

Que j’aurai peine à dire autant que vous à croire ;

Écoutez, mais songez à me garder la foi

Qui vous doit empêcher d’attenter rien sur moi.

Certain qu’au moindre bruit vous verriez mon épée

Dans mon sein malheureux jusqu’aux gardes trempée.

ALEXANDRE.

Si je ne puis rien plus pour votre affliction,

Vous me louerez au moins de ma discrétion.

THÉODOSE.

Théodose est le nom de cette infortunée,

Et Séville celui du lieu d’où je suis née :

Pour ceux de mes parents, j’ai d’extrêmes regrets

De me voir obligée à les tenir secrets ;

Mais j’accroîtrais leur honte en la rendant publique,

Et ce m’est déjà trop qu’elle soit domestique.

La bonté de leurs mœurs et leur illustre sang

De leurs possessions tiennent le premier rang :

Du reste, les destins leur sont assez avares ;

Aussi leurs successeurs comme leurs biens sont rares :

Un seul frère, l’honneur de leur vieille saison,

Partage avecque moi l’espoir de leur maison ;

Son nom est Alexandre ; en tout il me surmonte ;

Il naquit pour leur gloire, et je vis pour leur honte ;

L’étude à Salamanque est son seul entretien,

Cependant que l’amour en ces lieux est le mien ;

J’acquiers de l’infamie, il acquiert du mérite ;

Je m’oublie, il apprend ; je me perds, il profite.

ALEXANDRE.

Veillé-je ? est-il bien vrai que j’ai les yeux ouverts ?

Ô sort ! qui peut prévoir tes accidents divers ?

THÉODOSE.

Seize hivers ont changé le visage des choses,

Et seize étés ensuite ont ramené les roses,

Sans qu’Amour pût trouver le chemin de mon cœur ;

Mais la suivante année établit mon vainqueur :

Un jeune cavalier, issu d’illustre race,

Et qui notre famille en richesses surpasse,

Ayant un libre accès dedans notre maison,

Me coula dans le sein ce funeste poison.

Toutes ses actions, tous ses soins, tous ses gestes,

M’étaient de son amour des signes manifestes

Qui se virent bientôt mon courage soumis :

Fille aussi, qui tiendrait contre tant d’ennemis ?

Sur un autre entretien je ferais conscience

D’abuser plus longtemps de votre patience ;

Mais que j’ai de contrainte à passer plus avant !

Je pousse volontiers ce vain discours au vent ;

Et ne me puis résoudre à toucher sa matière,

Qui me demande à peine une minute entière.

Mais par ce seul discours vous pouvez concevoir

Combien l’amour enfin eut sur moi de pouvoir,

Antoine (ô nom fatal ! c’est celui de ce traître),

Tira ce qui lui plut des vœux qu’il faisait naître,

Sous la foi que j’en eus que, malgré nos jaloux,

Ses parents et les miens, il serait mon époux.

ALEXANDRE.

Ô sensible disgrâce ! ô malheureuse fille,

Et cruelle à toi-même autant qu’à ta famille !

THÉODOSE.

Hélas ! autant de fois que de ce souvenir

La misère où je suis me fait entretenir,

Moi-même autant de fois je me cherche en moi-même,

Je ne me connais pas en ce malheur extrême ;

Mon penser se confond, et celle que je fus

En celle que je suis ne se retrouve plus.

Enfin quand je croyais qu’un heureux hyménée

Était près d’adoucir ma triste destinée,

Qu’Antoine y travaillait et que sa passion

Sollicitait son père à cette intention,

Tel que d’un beau soleil quelquefois le visage

Se perd en un moment en un proche nuage,

Ce traître, et mon espoir aussi traître que lui,

S’éclipsant m’ont laissée en proie à mon ennui.

Hier il disparut, et ma fortune est telle

Que le seul bruit commun m’en apprit la nouvelle.

Jugez si j’ai puni mon sein et mes cheveux,

Et tout ce que j’ai cru complice de mes vœux ;

Contre moi mon amour a déployé sa haine,

Mon cœur à mon visage a reproché sa peine,

Et de tous les moyens d’affliger les esprits

La douleur n’en sait point qu’elle ne m’ait appris.

Enfin sous ces habits, sans suite, abandonnée,

Je suis, triste Didon, ce vagabond Enée,

Et tends vers l’Italie, où s’adressent ses pas,

A dessein de trouver ce traître ou le trépas.

Cette ennuyeuse histoire est, du sort lamentable

Qui cause mes ennuis, le discours véritable.

Après un moment de silence.

Que peut délibérer, en un malheur pareil,

Un esprit dépourvu d’espoir et de conseil ?

Quel sera mon recours ?

Alexandre ne répondant pas, elle continue.

Mais sans doute il sommeille,

Et ma voix sans effet a frappé son oreille.

Je m’étonne comment un si triste propos

N’excite la douleur plutôt que le repos.

ALEXANDRE.

Non, non, je ne dors pas ; il n’est âme si dure

À qui ne fût sensible une telle aventure.

Croyez que je vous plains, et que je sens les coups

Du sort qui vous poursuit à même point que vous.

Aussi je ne vous offre en ce malheur extrême,

Ni discours ni conseil, mais je m’offre moi-même,

Et vois tant d’injustice en cette trahison,

Que de ma propre main j’en veux tirer raison.

Mais je crois que dans peu le retour de l’aurore

De ses vives couleurs peindra la rive more :

Jouissons un moment des faveurs du sommeil,

Et le jour de retour nous donnera conseil.

THÉODOSE.

Reposez, je me tais.

À part.

Eh dieux ! est-il possible

Que mon malheur en lui trouve un cœur si sensible ?

Quel sujet inconnu, quels sentiments secrets

Font qu’il prend telle part dedans mes intérêts ?

ALEXANDRE.

Ah !

THÉODOSE.

Qu’est-ce que j’entends ? Bons dieux ! est-il croyable

Qu’un esprit si touché ne soit que pitoyable ?

Que sa seule bonté trouble tant son repos,

Et cause ces soupirs qu’il pousse à tout propos ?

ALEXANDRE.

Ô cruauté du sort !

THÉODOSE.

Cet accident m’étonne,

Et me rend la pitié que ma douleur me donne.

ALEXANDRE.

Pernicieux amour !

THÉODOSE.

Amour ! qu’entends-je, hélas !

Puis-je ouïr ce discours et ne m’effrayer pas !

Ce mot naît du dessein de quelque violence ;

Et sans aveu, sans doute, interrompt son silence,

Mais s’il se dispensait à la témérité

D’oser rien attenter sur mon honnêteté,

Ce poignard, au besoin, par la fin de ma vie,

De ce brutal effort frustrerait son envie.

Quel destin est le mien ? qui m’a conduite ici ?

Mais le sommeil m’emporte et charme mon souci ?

Elle baisse le rideau.

 

 

Scène VI

 

ALCIONE, demi-nue, entrant doucement avec une lanterne, THÉODOSE et ALEXANDRE, endormis

 

ALCIONE.

Telle Psyché d’amour, pour l’Amour même atteinte,

À ce dieu sommeillant fait sa muette plainte ;

Telle va sur Hymète, à son chasseur dormant,

L’Aurore le matin reprocher son tourment.

Regardant Alexandre.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? quelle est cette aventure ?

Par quel secret pouvoir, merveille de nature,

Viens-tu jusqu’en mon lit, plus beau que le soleil,

Traverser mon repos et troubler mon sommeil ?

Veillant je te possède, et, lorsque je repose,

Je possède un fantôme aussi beau que la chose.

Mais ô songe, ô regards, vous n’êtes qu’un faux bien,

Et, veillant, ni dormant, je ne possède rien.

Elle va au lit de Théodose.

Et toi, premier auteur de ma naissante flamme,

Agréable charmeur du repos de mon âme,

Qui joins tant de tristesse avec tant de beauté,

Quel est ton différent contre ma liberté ?

Que ne pourrais-tu vaincre avec tant de mérite ?

Mon respect est déjà bien près de ses limites,

Et certes mon amour n’est pas fort loin d’oser

Dessus ta belle bouche entreprendre un baiser.

Au lit d’Alexandre.

La grâce est là plus douce, elle est ici plus mâle,

Mais la perfection en tous deux est égale ;

Tous deux sont accomplis, et cette égalité

Me pourrait du choix même ôter la liberté :

Ce qu’un peut espérer l’autre le peut prétendre ;

Ne pouvant que laisser, je ne pourrais que prendre.

Mais de quoi s’entretient ma folle passion,

N’ayant ni l’un ni l’autre en son élection ?

Cesse, importune ardeur dont mon âme est pressée ;

Espérance, désir, sortez de ma pensée,

Et laissez à mes yeux tout le fruit d’une amour

Qui ne passera pas la naissance du jour.

 

 

Scène VII

 

DORILAS, demi-nu, ALCIONE, THÉODOSE et ALEXANDRE endormis

 

DORILAS, à Alcione.

Enfin à qui des deux appartiendra la pomme ?

Sans mentir, pour qui d’eux plus d’ardeur te consomme ?

Pour qui plus volontiers incline ton désir ?

Si tu veux, à tout prendre, il ne faut point choisir :

Possède-les tous deux, tu leur peux satisfaire.

ALCIONE.

Eh bien ! ne voilà pas ton humeur ordinaire,

De condamner mes pas, mes veilles et mes soins ?

Qu’est-ce ? qu’as-tu trouvé ? tu n’espérais rien moins.

DORILAS.

Tu n’es que trop soigneuse et que trop diligente ;

Deviens pour mon repos un peu plus négligente :

Que fais-tu si matin au lit de ce passant ?

ALCIONE.

Sachant qu’il veut partir devant le jour naissant,

Et craignant qu’il soit vu, comme je dois le craindre,

Je venais l’éveiller : est-ce de quoi te plaindre ?

DORILAS.

Tu sais tout au besoin couvrir si dextrement,

Qu’à mes yeux tu pourrais pécher innocemment.

ALCIONE.

Et ta mauvaise humeur prend tant de jalousie

Qu’on la verra bientôt passer en frénésie.

Je ferais mon devoir quand je...

DORILAS.

Quoi ? que dis-tu ?

ALCIONE.

Que je fais mon devoir quand j’aime ta vertu,

Que leur beauté n’a rien d’égal à ton mérite,

Et qu’aux soins que je prends l’intérêt seul m’invite.

DORILAS.

Mais à quoi tant de soins ? peu de bien nous suffit.

Épouse mon repos, autant que mon profit :

Pour des objets pourvus d’une beauté si rare,

Je te croirais d’humeur plus prodigue qu’avare.

ALCIONE.

Ô le jaloux esprit !

DORILAS.

Peut-être avec raison.

ALEXANDRE, rêvant.

Traître, enfin purge-toi de cette trahison ;

Tiens ta foi parjurée, ou le sang du parjure...

DORILAS.

Comme il rêve ! Écoutons.

ALEXANDRE.

Réparera l’injure,

Si bientôt la raison ne te vient conseiller.

ALCIONE, le poussant.

L’autre pourrait l’entendre, il le faut éveiller.

ALEXANDRE, éveillé.

Çà, partons : est-il tard ?

ALCIONE.

Le jour naissant est proche.

THÉODOSE, éveillée en sursaut.

Ô dieux ! j’entends du bruit : mais si quelqu’un m’approche

Prenant son épée.

La pointe de ce fer fera ma sûreté.

ALEXANDRE.

Tirez-vous seulement de cette obscurité,

Et, loin de redouter outrage ni licence,

Voyez en quelles mains tombe votre défense.

Si votre honneur en moi trouve un mauvais appui,

Et si vous pouviez mieux partager votre ennui.

THÉODOSE, reconnaissant son frère dans Alexandre.

Que vois-je, malheureuse ? Ô rencontre importune !

Que peut plus à mes maux ajouter la fortune ?

Après cet accident, quels malheurs, quelle mort,

Passent en cruauté les rigueurs de mon sort.

Se mettant à genoux.

Mon frère (si ce nom doit sortir de ma bouche,

Complice comme elle est d’un affront qui vous touche),

Prenez, prenez ce fer, et le portez au sein

Où l’Amour en conçut le damnable dessein.

Vous savez mon malheur, moi-même je m’accuse,

Et dans mon repentir ne cherche point d’excuse.

J’attends ce fer sans peur, le coup m’en sera doux ;

J’ai, mon frère, en ma peine intérêt comme vous :

Et la mort, qui fera que ma honte s’efface,

Ne me punira pas, elle me fera grâce.

ALCIONE.

Qu’entends-je ?

ALEXANDRE.

Levez-vous ; les crimes infinis,

Par leur infinité demeurent impunis ;

Et les rigueurs des lois ont souvent été vaines

Par l’excès des forfaits et le défaut des peines.

Votre folie aussi passe tout châtiment,

Et tient la main liée à mon ressentiment.

Au lieu que j’espérais trouver notre famille

Florissante à l’envi des plus grands de Séville,

J’y vais pour toutes fleurs rencontrer des soucis,

Et voir tous les rayons de sa gloire obscurcis.

Mais partons, et forcez l’ennui qui vous possède ;

Quelque espérance encor me promet du remède.

Suivons votre dessein, et marchons sur les pas

D’un traître qui volant ne m’échapperait pas,

Que je suivrais plus haut qu’où se fait le tonnerre,

Et que je chercherais aux deux bouts de la terre.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE et THÉODOSE, dans un bois

 

ALEXANDRE.

Il faut tirer, ma sœur, de si justes douleurs

De plus dignes effets que des cris et des pleurs.

Les pleurs lavent le corps, mais ils n’essuient pas l’âme,

Et de nos actions n’effacent pas le blâme ;

Par elles votre honneur ne se peut rétablir ;

Et dans un grand dessein, pleurer c’est s’affaiblir.

Nous trouverons ce soir le cheval qui nous manque,

Sinon sur le chemin, au moins à Salamanque ;

Mon homme sur le mien a devancé nos pas

Afin que cet achat ne nous retarde pas.

THÉODOSE.

Quelles que soient, mon sort, tes sensibles atteintes,

Je te dois une grâce entre beaucoup de plaintes.

Puisqu’encore en mon mal tu m’offres du support,

Et ne veux pas m’ôter l’espérance du port,

Mon frère, heureux surgeon d’une célèbre tige

Qui n’a porté que moi de monstre et de prodige,

Parmi tant de malheurs que ce m’est de bonheur

De rencontrer en vous des soins pour mon honneur !

Et si nous faisons tant que d’atteindre ce traître,

Quel espoir que j’aie eu n’a sujet de renaître ?

ALEXANDRE.

À moins que de périr il ne se peut cacher,

Et jusques aux enfers mes pas l’iraient chercher.

Mais que vois-je !

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, THÉODOSE, FILÉMOND, hors d’haleine et presque nu

 

FILÉMOND.

Ah ! mon maître ! ô fatale aventure !

ALEXANDRE.

Eh ! qui t’a, Filémond, mis en cette posture ?

FILÉMOND.

Un nombre de voleurs rencontrés en ce bois ;

Avec ce qu’ils m’ont pris, je perds encor la voix ;

L’haleine me défaut.

THÉODOSE.

Si c’est pour mes supplices,

Ô sort ! ne cesse point et poursuis tes malices.

ALEXANDRE.

Que résoudrai-je, hélas ? quel est notre dessein ?

Ils t’ont pris mon cheval ?

FILÉMOND.

C’est leur premier butin.

Leur nombre aurait fait peine à la valeur d’Alcide ;

J’ai vu l’heure qu’au vol ils joindraient l’homicide ;

Contre eux toute défense et tous efforts sont vains,

Et mes pieds pouvaient seuls me sauver de leurs mains.

Cherchons pour retourner quelque secrète route ;

Autrement je tiens fort notre salut en doute.

Fuyons ; quand le danger presse jusqu’à ce point,

Le plus utile avis c’est de n’en chercher point.

ALEXANDRE.

Par ce confus sentier gagnons l’hôtellerie ;

Castelblanc n’est pas loin.

FILÉMOND.

Hâtons-nous, je vous prie.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LÉOCADIE, seule, vêtue en homme et attachée à un arbre

 

Qu’un instable pouvoir gouverne nos destins !

Combien de vilains jours suivent de beaux matins !

Mon être à peine accroît l’être commun des choses,

À peine mon printemps pousse encore des roses,

Que j’éprouve déjà la rigueur des hivers ;

À peine je me trouve, et déjà je me perds.

Te plais-je en cet état, déesse du désordre ?

Ta rage dessus moi n’a-t-elle plus à mordre ?

Suffit-il de laisser en proie à ta rigueur

Jusques à mon espoir et jusques à mon cœur ?

Si de ces biens encor tu n’es pas assouvie,

Va plus outre, inhumaine, et prends jusqu’à ma vie ;

C’est ce que l’on conserve avec le plus de soins,

Et c’est le bien pourtant que je plaindrai le moins.

Mais sachant que la mort, tant soit-elle inhumaine,

Plus humaine que toi terminerait ma peine ;

Sachant que de tous maux elle borne le cours,

Pour prolonger mes maux tu prolonges mes jours :

Tu sais que m’épargner c’est m’être plus nuisible,

Que la perte du jour rend toute autre insensible ;

Ainsi tu fais moins voir quelle est ta cruauté

En ce que tu m’as pris qu’en ce qui m’est resté,

Et ne m’outrager point m’est un outrage extrême

Que tu fais en rigueur passer l’outrage même.

Lions, que faites-vous ? tigres, loups ravissants,

Corbeaux, où cherchez-vous des butins innocents,

Cependant que le sort jusqu’ici vous envoie

Une si criminelle et si facile proie ?

Mais je vous parle en vain ; j’ai beau vous désirer,

Autre corbeau qu’Amour ne me vient dévorer ;

Autre tigre que lui, si cruel de nature,

En ce coupable sein ne cherche sa pâture ;

Autre voleur que lui ne m’a mise en ce lieu :

Ce tigre, ce corbeau, ce voleur est un dieu.

Infidèle, barbare, arrête un peu ta fuite ;

Viens et vois les profits que j’acquiers à ta suite.

Mais je puis au besoin réclamer ces passants

Attirés par le bruit de mes tristes accents.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, THÉODOSE, FILÉMOND, LÉOCADIE

 

ALEXANDRE.

Dieux ! quel est ce spectacle ?

LÉOCADIE.

Ô troupe fortunée,

Troupe bien plus que moi chère à la destinée,

Si les maux que tu fuis te font plaindre les miens,

Assiste un malheureux et brise ses liens.

Un nombre de voleurs, ou plutôt ma fortune,

Qui n’aime qu’à me nuire et qu’à m’être importune,

Ont exercé sur moi ce rigoureux effort,

Et, m’ayant tout ravi, m’ont refusé la mort.

THÉODOSE, déliant Léocadie.

La faveur qu’il implore est une œuvre divine

Où le ciel nous oblige outre sa bonne mine.

Mais il nous faut hâter.

ALEXANDRE.

Où s’adressaient vos pas ?

Ma curiosité ne vous déplaira pas ?

Quel est votre pays ?

LÉOCADIE.

Un lieu près de Séville,

Où j’ai tiré le jour d’une illustre famille.

Aussi, porter l’épée est ma profession,

Et je tirais vers Rome à cette intention,

Lorsque de ces voleurs j’ai rencontré la bande,

Et servi de butin à leur fureur brigande.

ALEXANDRE.

Vous ne pouvez rien plus, en un malheur pareil,

Qu’éviter d’avoir pis et chercher du conseil.

Ayant même dessein, pour un même voyage,

Allons en consulter au plus proche village ;

Laissons à ces voleurs le temps de s’écarter,

Évitons leur rencontre.

FILÉMOND.

Il nous faut donc hâter.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

ALCIONE, seule

 

Mon mal, grâce à l’Amour, n’était pas sans remède ;

Déjà la passion à l’impuissance cède :

Ma raison et ce dieu traitent déjà d’accord,

Et ma nef échappée est revenue au port.

Malicieux auteur des liens que je brise,

Amour, console-toi d’avoir failli ta prise :

Assez d’autres sans moi font preuve à leurs dépens

Du pouvoir que le ciel t’a donné sur les sens ;

Trop de jeunes beautés en font l’apprentissage,

Et les plus fermes pas glissent en ce passage.

Si je sais deviner en matière d’amour,

Un de ces deux passants fait foi de ce discours,

Et cache avec son sexe une tache honteuse

Qui fait qu’il ne tient pas ta puissance douteuse.

Mon cœur d’un vain souci s’était embarrassé,

Et mon premier désir s’était mal adressé.

Que faible est le lien, que doux est le servage

Dont si facilement un esprit se dégage !

Mes fers ne m’ont laissé ni marque ni douleur ;

Ma cendre est amortie et n’a plus de chaleur.

 

 

Scène VI

 

ALCIONE, DORILAS

 

DORILAS.

Tu ne pleureras pas d’entendre une nouvelle

Qui ne me plaît pas fort, et me met en cervelle :

Nos gens de ce matin sont déjà de retour.

ALCIONE.

L’Amour assurément te trame un mauvais tour.

C’est un enfant rusé dont la subtile adresse

Joue aux plus avisés mille tours de souplesse.

Prends-y garde, et de près et pour ta sûreté,

Ne t’en rapporte pas à ma fidélité,

Car la plus forte branle alors qu’elle est pressée.

DORILAS.

Tel qui feint de railler exprime sa pensée ;

Tes yeux, plus éveillés qu’il ne semble à propos,

Ne tâchent à rien moins qu’établir mon repos,

Et ta langue affétée et pleine d’artifice

Ne sait rien moins prêcher que la haine du vice :

Malheureux est celui de ma profession

Qui fait pour s’allier si belle élection,

Et qui défère plus aux charmes d’un visage

Qu’au dessein d’établir la paix en son ménage :

Mon repos n’est point calme auprès de tant d’appas,

Et je voudrais déjà voir le bouchon à bas.

ALCIONE.

Tant tu crains de m’y voir ? Eh ! pèse ton mérite,

Et ne crains point qu’à rien autre charme m’invite,

Il tiendrait la plus libre aux bornes du devoir ;

Mais je suis peu courtoise, il les faut recevoir.

Elle sort.

DORILAS, seul.

Tout cela m’est suspect, et cette courtoisie

Ne s’accorde point bien avec ma jalousie.

Ô le pesant fardeau qu’un hymen inégal !

Une petite femme est souvent un grand mal.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ALEXANDRE, assis, THÉODOSE, LÉOCADIE

 

ALEXANDRE.

Puisque notre fortune, à couvert de l’outrage,

De la voix maintenant nous rend un libre usage,

Quel, s’il ne vous importe, est cet heureux séjour

D’où vous nous avez dit que vous teniez le jour ?

Car j’en attends l’honneur de votre connaissance,

S’il est près de Séville, où j’ai pris ma naissance.

LÉOCADIE.

Un lieu simple, mais noble, et dont l’autorité

De mes prédécesseurs marque la qualité :

Don Denis de Cardène est le nom de mon père.

ALEXANDRE.

Je connais ce vieillard ; le ciel lui soit prospère ;

Mais je sais qu’aucun fils ne tient l’être de lui,

Et touchant ce sujet chacun sait son ennui.

S’il importe, monsieur, au bien de votre vie

De ne pas contenter ma curieuse envie,

S’il vous est à propos de ne vous pas ouvrir,

Que je ne vous oblige à me rien découvrir.

LÉOCADIE.

Que répondrai-je, hélas ! que le ciel m’est contraire !

Je suis non pas son fils, mais de Sanche, un sien frère

Qui tient la prévôté du pays d’alentour.

ALEXANDRE.

Moins encore : aucun fils n’en a reçu le jour ;

Mais bien à ce qu’on dit une jeune merveille,

En vertu sans seconde, en beauté sans pareille,

Des yeux et des esprits l’inévitable aimant,

Qu’après tout je connais par le bruit seulement.

LÉOCADIE.

Vous n’ignorez de rien qui touche leur famille

Il est vrai que don Sanche a cette seule fille,

Mais à qui ce faux bruit donne des attributs

Qui passent son mérite et ne lui sont point dus.

Je prétendais, au reste, un rang en votre estime

Que l’un ni l’autre nom ne me rend légitime ;

Le ciel ne me fît pas un sort si glorieux

Que je doive beaucoup au sang de mes aïeux.

Mon père de don Sanche était la créature ;

Quitte depuis deux jours du tribut de nature,

Et qui satisfaisant à ce dernier devoir,

Pour bien ne m’a laissé que l’épée et l’espoir.

ALEXANDRE.

Je connais clairement que pour quelque disgrâce

Il vous est important de celer votre race ;

Je laisse un tel secret à votre liberté,

Et suspends là-dessus ma curiosité.

Il se lève.

Mais que mon homme tarde à trouver au village

Quelque commodité touchant notre voyage !

Le soleil a passé la moitié de son tour ;

Je vais commettre l’hôte à presser son retour.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LÉOCADIE, THÉODOSE

 

THÉODOSE.

Quel que soit votre sort, le ciel vous soit propice ;

Mais je désirerais, pour un si bon office,

Vous prouver quelle part je prends en vos ennuis,

Que vous me tirassiez d’une doute où je suis :

Quoique mon peu d’adresse ait encor son excuse

En un âge innocent qui souvent nous abuse,

J’ai soupçon toutefois sur votre habillement,

Et je crois qu’en effet le sexe le dément.

Outre cette douceur aux filles naturelle,

Qui fait en votre voix la tristesse si belle ;

Outre ce grand respect, ces charmes, ces appas,

Qu’à bien considérer l’autre sexe n’a pas,

Par deux fortes raisons ma doute est confirmée,

Dont l’une est de vous voir choquer la renommée

De la fille de Sanche, à qui le commun bruit

Donne un lustre éclatant qui tout autre détruit ;

Aussi, j’ai cru dès lors que votre modestie

Vous avait obligée à cette repartie,

Qu’ainsi que vous portez vous recevez les coups,

Et que par vos mépris vous n’offensez que vous.

Quant à l’autre raison, je trouve en vos oreilles

Les marques des joyaux que portent vos pareilles,

Qui seraient hors d’usage en celles d’un garçon :

Et ce point plus que l’autre assure mon soupçon :

Donc si la passion de vous rendre service,

Loin de tout compliment et de tout artifice,

Me peut faire chez vous trouver quelque crédit,

Puisqu’aussi bien déjà votre front m’a tout dit,

Ne désavouez point ce soupçon légitime

À qui saura garder et chérir votre estime.

LÉOCADIE, lui baisant la main.

Ah ! si j’avais raison de vous désavouer

Combien de mon destin je me devrais louer !

Mais le traître s’accorde avec votre pensée ;

Je n’ai pu me cacher à ces yeux de Lyncée,

Et je feindrais en vain quelque nécessité

Qui me fît obstiner contre la vérité ;

Il est vrai, je suis fille, et la moins fortunée

Qui jamais eût ce nom et qui jamais soit née ;

Et certes, je dois trop à votre affection

Pour pouvoir soupçonner votre discrétion.

Vous voyez en effet la malheureuse fille

Dont votre frère et vous connaissez la famille.

Séville de tout temps connaît notre maison ;

Mon père en est prévôt, et don Sanche est son nom.

Fort près de cette ville en un lieu de plaisance,

D’ordinaire aux beaux jours il fait sa résidence,

Et je l’ai toujours faite en ce même séjour

Depuis que je respire et que je vois le jour.

Voyez comme on fardait cette Léocadie,

Et connaissez enfin que pour peu qu’on en die,

Elle est bien au-dessous de ces titres d’honneur,

Et que ce bruit fameux n’est dû qu’à son bonheur.

THÉODOSE.

Le renom qui publie un mérite si rare,

Loin de vous obliger, vous est encore avare.

LÉOCADIE.

Je ne me défends point de votre honnêteté,

Mais bien et justement de cette vanité.

Pour commencer enfin cette histoire importune,

Oyez par quel endroit m’attaqua la fortune ;

Elle emprunta d’Amour ce trait toujours vainqueur,

Ce redoutable trait qui va si droit au cœur,

Ce trait qui, pénétrant jusques au fond de l’âme,

Porte avec soi le fer, le poison et la flamme :

Antoine, un cavalier beau de mine et de port,

Riche de tous les dons et du ciel et du sort,

Quand elle me tira cette fatale flèche,

L’assista de sa main et désigna la brèche.

THÉODOSE.

Antoine ! de quel lieu, de quelle qualité,

De quel sang ? Contentez ma curiosité.

LÉOCADIE.

De l’antique maison des Adornes de Gênes

La nature a tiré cet auteur de mes peines,

Et par quelques raisons d’intérêt ou d’amour

Son père a dans Séville établi son séjour.

THÉODOSE.

Je le connais. Eh bien, vous l’aimez, il vous aime :

Certes il vaut beaucoup, son mérite est extrême.

Mais a-t-il des ardeurs égales à vos feux ?

Que vous a-t-il promis ? possédez-vous ses vœux ?

À part.

Ô volage ! ô perfide ! âme sans conscience !

LÉOCADIE.

Deux mots satisferont à votre impatience :

Il eut accès chez nous ; il me vit, je le vis,

Et d’un coup mutuel nos cœurs furent ravis :

Mon visage lui plut, j’estimai ses mérites,

Et nos amours jumeaux crurent par ses visites :

Enfin le cours du temps, qui nous ouvrait le sein,

Nous vit passionnés pour un même dessein ;

Nos désirs mutuels tendaient à l’hyménée,

Et j’en eus de sa main la promesse signée.

THÉODOSE.

Et qu’en est-il suivi ? que lui permîtes-vous ?

Vous a-t-il possédée en qualité d’époux ?

LÉOCADIE.

Je vous conterai tout.

THÉODOSE, à part.

Oh ! quelle est ma misère !

LÉOCADIE.

Comme il se faisait fort de l’aveu de son père,

Et que sa passion allait jusqu’à l’excès,

Je fis céder le doute à l’espoir du succès,

Et n’attendais rien moins qu’une contraire issue

À la félicité que j’en avais conçue,

Quand, arrivant chez nous les yeux mouillés de pleurs

Et son geste confus figurant ses douleurs :

Ô père ingrat, dit-il, ô monstre d’avarice,

La raison perd son droit où ton poison se glisse ;

Ce venin si funeste et si pernicieux

Va jusqu’à la nature et lui crève les yeux !

Ce propos à l’espoir fît succéder la crainte,

Et ne m’apprit que trop le sujet de sa plainte,

Qu’il m’éclaircit après par un plus long discours :

Mon père, me dit-il, s’oppose à nos amours ;

Le cruel veut, au gré d’une avarice infâme,

Et non de la raison, me choisir une femme.

Nos moyens, en effet, n’égalent pas les leurs.

Jugez quelle je fus en ce point de malheurs.

Lui, me voyant muette, interdite, confuse :

Il faut ravir, dit-il, le bien qu’on nous refuse ;

Quel effort craignons-nous, pouvant par un baiser

Vaincre la cruauté qui nous veut diviser ?

Hélas ! j’ouvris l’oreille à ce conseil funeste.

THÉODOSE.

Et l’accomplîtes-vous ?

LÉOCADIE.

Écoutez ce qui reste,

L’Amour (ainsi qu’au sein je portais son flambeau)

Voulut que sur les yeux j’eusse aussi son bandeau,

Et que, pour consommer ce fatal hyménée,

De mon consentement l’heure fût assignée.

Quels et combien d’assauts ma raison éprouva !

Mais ce dieu fut vainqueur ; enfin l’heure arriva.

THÉODOSE.

Eh bien, l’occasion fut-elle favorable ?

Sûtes-vous ménager un temps si désirable ?

Entra-t-il, obtint-il la fin de ses désirs ?

LÉOCADIE.

Hélas !

THÉODOSE.

Nul ne vint-il divertir vos plaisirs ?

LÉOCADIE.

Écoutez.

THÉODOSE.

Ce grand feu passa-t-il sans fumée ?

La nuit en ces douceurs fut-elle consommée ?

Rien ne traversa-t-il votre contentement ?

À quoi se termina ce beau commencement ?

LÉOCADIE.

À me laisser encor la qualité de fille,

Mais de fille odieuse à toute ma famille ;

Car ce traître faillit au moment assigné,

Et soit que notre amour fût déjà soupçonné,

Ou que par quelque bruit j’eusse éveillé mon père,

Le prenant pour Antoine il sut tout ce mystère.

Comparez sa fureur avecque son ennui ;

Je l’évite aussitôt, je me cache de lui,

Et, dans ce triste état où je me vois réduite,

Vais consulter ma peur qui résolut ma fuite.

Hélas ! deux jours après, une autre affliction

M’en fit bien confirmer la résolution :

Ma servante, commise à s’enquérir du traître,

Qui néglige à ce point le feu qu’il a fait naître,

Vint dans un cabinet où je fuyais le jour,

Différant mon départ jusques à son retour,

Et m’apprit qu’un grand bruit s’épandait dans Séville,

Qu’Antoine ce jour même enlevait une fille

Rare, accomplie, et belle au delà du penser,

Sans me dire où leurs pas se pouvaient adresser.

THÉODOSE.

Vous dit-elle son nom ?

LÉOCADIE.

Oui c’est Thé... Théodose.

Alors tous les desseins que la rage propose,

Tout ce qu’ose un grand cœur en un grand désespoir,

Je le crus, furieuse, être de mon devoir ;

Mon esprit, inventif à mon propre dommage,

Se fit de ma rivale une si belle image,

Que moi-même depuis je ne me puis souffrir,

Que mes yeux à mes yeux n’oseraient plus s’offrir ;

L’horreur que je me fais m’a fait casser ma glace ;

Je ne crains pas un monstre à l’égal de ma face ;

L’approche d’un ruisseau me donne de l’effroi,

Et je n’ai peur de voir, ni fuis rien tant que moi.

THÉODOSE.

J’ai vu cette beauté que vous avez nommée ;

Mais c’est peu de matière à tant de renommée,

Et si j’avais l’honneur d’être votre Paris,

Vos charmes sur les siens remporteraient le prix.

LÉOCADIE.

Qu’elle possède ou non la beauté dans l’extrême,

Soit-elle une merveille ou Vénus elle-même,

Que son dessein ou non ait causé mon tourment,

Qu’en effet sa beauté m’outrage innocemment,

Qu’elle ignore mes feux, n’importe : l’innocence,

Les charmes, les attraits, n’auront point de dispense ;

Pour moi son ignorance est une trahison,

Et ma main à mon cœur en veut faire raison.

Le ciel même, le ciel, s’il s’ouvrait à sa fuite,

La voudrait vainement soustraire à ma poursuite ;

Dussé-je du soleil faire l’oblique tour,

Son trépas ou le mien résoudra notre amour.

THÉODOSE.

Noble comme on la tient, peut-être son courage

La pourrait obliger à repousser l’outrage,

Et lors également vous pourriez partager

L’espoir de la victoire et la peur du danger ;

Mais puisse à toutes deux l’issue être prospère !

J’apprendrai cependant votre histoire à mon frère ;

Espérez tout de lui s’il vous peut obliger ;

Mais qui ne sait le mal ne le peut soulager.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉOCADIE, seule

 

Tyran des désirs innocents,

Immortel supplice des sens,

Quand cessera ta tyrannie ?

Ou quand cesseront les mortels

De sacrifier aux autels

Que tu ne dois qu’à leur manie,

Qui fait, toute raison bannie,

Un dieu d’un monstre tel qu’il n’en est point de tels ?

 

À toi, cruel, n’était pareil

Ce monstre sur qui le soleil

S’acquit un superbe trophée ;

Douce était, à comparaison

De ton fiel et de ton poison,

La bête qui fut étouffée

Par ce fils des dieux que Céphée

Fit, pour ce rare exploit, gendre de sa maison.

 

Quelle erreur, quand tu vins au jour,

Te baptisa du nom d’Amour ;

Toi dont la rigueur inhumaine

Inventa l’usage des fers,

Toi qui nous nuis, toi qui nous perds,

Toi qui n’es qu’horreur et que haine,

Et que le ciel, pour notre peine,

Quelque dieu qu’on te croie, a tiré des enfers ?

 

Quelle et combien dure est ta loi !

Par quel Busire égal à toi

Fut jamais la terre régie ?

Par toi furent dix ans entiers

Cinq rois grecs hors de leurs quartiers ;

Et par toi la vieille Phrygie,

Du sang de ses soldats rougie,

Put compter tant de morts et si peu d’héritiers.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, LÉOCADIE

 

ALEXANDRE.

Certes, non sans raison, cet air qui toujours vole,

Cette divinité qui n’a que la parole,

Ce bruit doux et charmeur, cette immortelle voix

Qui fait les plus beaux prix des actions des rois,

Tant et si dignement a vanté ce visage,

Que les dieux avoueraient pour leur plus digne ouvrage,

Si ces rois éternels du destin des humains

Faisaient comparaison des armes de leurs mains.

LÉOCADIE.

La tristesse éloquente est bien loin d’être extrême ;

Qui parle se possède, et qui se défend s’aime.

Pour moi, triste, égarée, et qui ne m’aime plus,

Je ne fais rien produire à mon esprit confus,

Et laisse indifférents, et le blâme et l’estime,

Tant me soit l’un ou l’autre injuste ou légitime.

ALEXANDRE.

Il est vain de répondre, ou si visiblement

Qui parle contre soi soi-même se dément.

D’abord que votre voix, portée à mes oreilles,

M’a procuré le bien de voir tant de merveilles,

À cet arbre importun où vos bras attachés

Laissaient sous la douleur vos plus beaux traits cachés ;

Dès ce premier abord, quoique votre naissance

Et votre sexe alors passât ma connaissance,

L’état où vous étiez n’a pu tromper mes yeux,

Et je vous ai jugée un chef-d’œuvre des cieux :

Il est certain qu’alors vos soupirs et vos larmes

Aidaient pour me toucher le pouvoir de vos charmes,

Et que sur vos attraits passant légèrement,

J’en volais à mes yeux le plus doux ornement :

Mais depuis que je tiens du rapport de mon frère

L’assurance du sexe où je vous considère,

Et que je vous conçois, non comme ce matin,

Attachée à ce tronc, plaignant votre destin,

Mais comme une merveille à nulle autre seconde,

Qui se peut asservir les cœurs de tout le monde,

Ce n’est plus la pitié qui prend votre intérêt,

Mais la secrète loi d’estimer ce qui plaît.

D’une grande beauté la puissance est si grande

Quelle surprend, ravit, lie, oblige, commande,

Trouve partout entrée, et de ses spectateurs

Se fait des partisans et des adorateurs.

Agréez qu’en ce rang j’estime vos mérites,

Et que ma passion comme eux soit sans limites ;

Et n’accusez que vous de la nécessité

Qui m’oblige à m’offrir en cette qualité.

LÉOCADIE.

N’est-ce donc point assez de ma triste fortune

Sans que la raillerie encore m’importune,

Et sans donner matière aux discours que j’entends,

Où votre belle humeur s’exerce à mes dépens ?

ALEXANDRE.

Ainsi de notre vue une dame lassée

Explique tout d’un sens contraire à sa pensée,

Et nous fait criminels afin de nous bannir.

LÉOCADIE.

Celle à qui rit le sort aime à s’entretenir ;

Mais la honte, l’ennui, l’amour, la jalousie,

Bannissent toute joie et toute courtoisie ;

Je trouve en ma douleur mon plus doux entretien,

Et penser à mon mal est mon unique bien.

ALEXANDRE.

C’est trop mettre d’obstacle à votre solitude ;

Je laisse un libre cours à cette inquiétude ;

Mais tout est bientôt prêt pour notre partement,

Et le temps nous est cher.

LÉOCADIE.

J’entre dans un moment,

Alexandre sort.

Hélas ! puis-je espérer qu’enfin le sort me rie,

Si même un peu de temps manque à ma rêverie,

Et si l’astre fatal qui répand mes ennuis

M’ôte même la plainte en l’état où je suis ?

Quelle est ma frénésie ? Ô honte irréparable !

Chétive, abandonnée, esclave, misérable,

Opprobre de ton sexe, horreur de ta maison,

Sans espoir, sans support, sans discours, sans raison,

Odieuse à ton père, à ton sort, à toi-même,

Quel conseil dois-tu prendre en ce malheur extrême ?

Suivras-tu sans danger ces hommes inconnus ?

Et, toi, t’abandonnant, seront-ils retenus ?

 

 

Scène III

 

ALCIONE, LÉOCADIE

 

ALCIONE.

Monsieur, on vous attend, et la table dressée

Doit donner pour un temps trêve à votre pensée.

Mais quel est votre ennui ? pourquoi par tant de pleurs

De cet aimable teint effacez-vous les fleurs ?

LÉOCADIE.

Ah !

ALCIONE.

Comment ! ce soupir tient lieu de repartie ?

LÉOCADIE.

Qu’ils prennent le repas, j’attendrai leur sortie.

ALCIONE.

Quelle injure du sort et quelle cruauté

A mis tant de douleur avec tant de beauté ?

Cet importun ennui ne se peut-il distraire ?

Avez-vous quelque obstacle à vos desseins contraire,

Qui doive de ces pleurs mouiller de si beaux yeux ?

Mais que vois-je ? fuyons, tirons-nous de ces lieux.

 

 

Scène IV

 

ALCIONE, LÉOCADIE, ANTOINE, poursuivi par TROIS VOLEURS, LINDAMOR

 

LÉOCADIE.

Je méconnais Antoine, ou je vois ce perfide ;

C’est lui. Sauve, ma main, sauve ton homicide.

Tirant son épée et se mettant au-devant d’Antoine.

Courage, beau guerrier ; contre ce rude assaut

Vous avez en mon corps le bouclier qu’il vous faut.

Recueillez à l’écart la force qui vous reste,

Tant que soit cette trêve à ces traîtres funeste.

ALCIONE.

Quel lion fut jamais à combat plus ardent ?

Cherchons-lui du secours. Quel est cet accident ?

PREMIER VOLEUR.

Fuyons : quelque renfort viendra de ce village ;

Notre obstination trop avant nous engage.

LÉOCADIE.

Quoi ! vous fuyez, voleurs ? Par cette lâcheté

Vous faites bien juger de votre qualité.

ANTOINE, blessé, tombe.

Je meurs, et tout mon sang par ces coups se distille.

Épargne, heureux guerrier, un secours inutile,

Épargne ta valeur ; tous remèdes humains,

En l’état où je suis, pour me sauver sont vains.

LINDAMOR.

Hélas ! mon maître est mort !

LÉOCADIE.

Ô comble de mes peines !

Son âme, avec le sang qui coule de ses veines,

Trouve un passage ouvert aux éternelles nuits,

Et, chétive, je reste en proie à mes ennuis !

Tu n’es plus, cher Antoine, et je survis ta vie !

Mais l’effet que je veux suit de près mon envie :

Belle âme, attends un peu, la mienne suit tes pas ;

Et, vaine ombre, descend aux rives de là-bas.

Elle s’évanouit sur le corps d’Antoine.

 

 

Scène V

 

ALCIONE, THÉODOSE, ALEXANDRE, DORILAS, ANTOINE et LÉOCADIE, épanouis

 

ALEXANDRE, l’épée à la main.

Mes yeux font vers le bois une recherche vaine,

Et ne découvrent rien du côté de la plaine :

Ils auront pris la fuite.

THÉODOSE.

Ô rigueur de mon sort !

ALEXANDRE.

Qu’est-ce ?

THÉODOSE.

Hélas ! tout mon bien, tout mon espoir est mort ;

Antoine a sous l’effort de leur funeste lame,

Sur l’émail de ces fleurs, vomi le sang et l’âme ;

Et, lâche, je permets qu’au chemin du trépas

Ma rivale le suive et devance mes pas !

Veux-tu, ma lâcheté, lui laisser l’avantage

De l’accompagner seule en ce triste voyage ?

Balances-tu, ma main, en ce dernier devoir ?

ALEXANDRE.

Ce battement de cœur rétablit mon espoir :

Portons-les seulement jusqu’à l’hôtellerie ;

L’un ni l’autre n’est mort : aidez-moi, je vous prie.

Alexandre et Dorilas emportent Antoine.

ALCIONE.

À voir tant d’accidents je doute si je vis ;

Toujours d’un plus fâcheux le dernier est suivi :

Tous se plaignent du sort, et rien ne leur succède.

DORILAS.

Que le repos est doux ! heureux qui le possède !

THÉODOSE.

Ô mort ! si ta rigueur leur a fermé les yeux,

Il t’en reste à fermer ; ne sors point de ces lieux.

Elle sort.

ALCIONE, seule.

Capricieux enfant, petit dieu de Cythère,

Ta malice, cruel, préside à ce mystère ;

Et tous ces accidents m’ôtent bien le dessein

De t’admettre en mon cœur et de t’ouvrir mon sein ;

Tu m’as toi-même assez contre toi-même instruite :

La mort, cette importune, est toujours à ta suite ;

Vous confondez vos traits ; et ton aveuglement

Ou des siens ou des tiens use indifféremment :

Sous tes lois chacun pleure et chacun y soupire ;

Me préserve le ciel d’un si cruel empire !

Quelques si doux objets dont tu tentes les yeux,

Le dieu même du jour s’il descendait des cieux,

Et toi-même, ajusté de la main de ta mère,

Nu, riant, jeune, et tel qu’à Paphe on te révère,

Dresseriez à mes sens d’inutiles appas,

Et, pouvant tout charmer, ne me charmeriez pas :

Tes feux ne sont en moi qu’une paille allumée ;

À peine brûlent-ils qu’ils ne sont que fumée ;

Et j’ai senti sitôt mon esprit dégagé

Qu’au lieu d’avoir aimé je crois l’avoir songé.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

THÉODOSE, ALEXANDRE, ANTOINE, LÉOCADIE, LINDAMOR

 

LÉOCADIE, penchée sur Antoine.

Puisque le vieux nocher du fleuve de la parque,

N’a pas jusques au port encor rendu sa barque,

Que j’emploie à vous dire un éternel adieu

Le moment qu’il vous laisse à rester en ce lieu ;

Mais que soit votre aveu joint à la violence

Qui ne me permet pas le respect du silence,

D’un signe seulement autorisez ma voix,

Et je vous parlerai pour la dernière fois.

ANTOINE, après avoir regarde un moment Léocadie.

Parlez ; que craignez-vous ? ce respect est frivole ;

Mon mal ne m’ôte encor le sens ni la parole.

Parlez ; madame. Hélas ! quoi qui vienne de vous,

Quelque état où je sois, ne peut m’être que doux.

THÉODOSE, à part.

Que vois-je ? malheureuse ! Il l’entend, la voit, l’aime,

Et se plaît avec elle au sein de la mort même !

LÉOCADIE.

Si le coup qui détruit votre jeune vigueur,

Et qui vous atteignant me donna dans le cœur,

Peut laisser à mon nom dedans votre mémoire

Le lieu qu’il occupait avecque tant de gloire,

Songez au triste état où vos jours sont réduits,

Quel vous me devez être et quelle je vous suis.

Faites que ce beau corps rendant cette belle âme,

Je vous ferme les yeux : en qualité de femme,

Si toutefois l’arrêt de votre sort est tel

Que ce malheureux coup vous doit être mortel,

Je veux mieux espérer du soin des destinées

Qu’une si prompte fin de si belles années ;

Mais les dieux nous laissant tous les succès douteux,

Mettez-vous en état d’arriver devant eux,

Alcione entre.

Et n’allez pas, souillé du titre de parjure,

Obliger leur justice à venger mon injure.

Je suis Léocadie, et ce déguisement

Est le fatal effet de votre changement :

C’est vous qu’en ces habits je proposais d’atteindre ;

Et c’est vous, cher Antoine, à qui je me dois plaindre

Du sort qui veut ailleurs engager votre foi,

Ou qui veut partager ce qui n’est dû qu’à moi.

Où que tendent vos vœux je n’ai point de rivale

Qui brûle d’une amour à mon amour égale ;

Et que jusqu’en vos bras je ne vinsse étouffer,

Si du bien que j’attends elle osait triompher.

THÉODOSE, à part.

Prouve, ma passion, prouve ta violence,

Par la punition due à son insolence ;

Par ce qu’elle propose apprends ce que tu dois,

Et fais de son dessein une leçon pour moi.

DON ANTOINE.

Si près de traverser le funeste passage

Où nous laissons la vie et le corps au rivage,

Et si près d’exposer aux juges éternels

Mes plus simples pensers et les plus criminels,

Il est bien temps qu’enfin je vous montre mon âme,

Non telle qu’autrefois, pleine de tant de flamme,

Et vaine de l’honneur d’être en votre prison,

Mais remise et sujette aux lois de la raison :

Sachez donc en deux mots, belle Léocadie,

Si le mal que je sens permet que je le die,

Que je vous promettais des titres absolus

Léocadie se lève.

Sur des biens engagés et que je n’avais plus :

Théodose, une jeune, aimable et sage fille,

À qui cède en beauté le reste de Séville,

Par telles actions m’engage à la servir,

Que mon cœur est un bien qu’on ne lui peut ravir ;

Et si lorsque j’ai vu vos plus chères pensées

Soutenir votre espoir, je vous ai délaissées,

Vous confuse et trompée, elle en l’étonnement

Que lui dut apporter ce prompt éloignement,

Imputez-en la faute à ma seule imprudence,

Qui de cet action n’a pas vu l’importance,

Et qui m’a fait laisser à la merci du sort

Ma crainte, mon espoir, mon orage et mon port.

Enfin des justes dieux la fureur vengeresse,

Par ma mort envers vous dégage ma promesse.

Ayant quitté Séville, et par quelque séjour

En un château voisin diverti mon amour,

J’ai fait de ces voleurs la rencontre importune :

Le ciel devait par eux achever ma fortune ;

Tel était mon arrêt, et je sens que la mort

Contre vos appareils fait un dernier effort.

En ce fatal moment, aimable Théodose,

Que ne peut par tes mains ma paupière être close !

Ce serait quelque fruit à ta chaste amitié

De voir au moins de toi séparer ta moitié.

Mais le ciel ne veut pas qu’en mourant je t’embrasse,

Et refuse à mes vœux cette dernière grâce.

ALEXANDRE.

Non, non, le ciel, sensible à votre affection,

Ne vous déniera pas cette juste action.

Si la mort n’a déjà votre paupière close,

Ouvrez-la, cher Antoine, au nom de Théodose :

La méconnaissez-vous, et ne voyez-vous pas

Qu’interdite et muette elle vous tend les bras ?

DON ANTOINE.

Dieux ! que vois-je ? à quel point est mon âme ravie !

Que douce m’est la mort où je revois ma vie.

THÉODOSE, l’embrassant.

Après cette faveur si conforme à mes vœux,

Ne nous sépare point, ô Mort ! prends nous tous deux !

Elle s’évanouit sur Antoine.

ALCIONE, à part.

Je demeure confuse, et toutes ces merveilles

Charment également mes yeux et mes oreilles.

LÉOCADIE, à part.

De quel trouble importun sont mes sens agités ?

Sont-ce de faux objets ? sont-ce des vérités ?

Ô soupçons superflus ! ma perle est trop certaine ;

Je ferme en vain les yeux pour ne pas voir ma peine ;

J’ai trop vu pour mon bien, et trop fidèlement,

Ma rivale pâmée au sein de mon amant.

Sors, sans joindre à l’affront la honte du reproche ;

La mort va te venger ; elle vient, elle est proche ;

Elle a déjà fermé ses homicides yeux ;

Pour ne le pleurer pas, tire-toi de ces lieux ;

Ne plains point cet auteur de ton cruel supplice ;

Dérobe à ta pitié ce honteux exercice ;

Sors, malheureuse fille ; et si tu perds le jour,

Fais-le pour ton honneur, et non pour ton amour.

Elle sort.

ALEXANDRE.

Si la douleur nous tue, une excessive joie

Est souvent à la mort une aussi courte voie.

Par quelque prompt secours réveillons leurs esprits,

Qu’après tant de douleur tant de joie a surpris.

La chambre se ferme.

 

 

Scène VII

 

LÉOCADIE, seule, marchant d’un air furieux

 

Paroles que permet une jalouse rage

Aux vifs ressentiments de l’amour qu’on outrage,

Cris, plaintes, éclatez, voici votre saison ;

Celui ne sent pas bien qui parle avec raison ;

L’ordre du désespoir est un désordre extrême,

Et je pèche déjà contre cet ordre même ;

Et semble conserver quelque espoir de secours,

Puisqu’encor je raisonne et qu’encor je discours.

Quoi ! de ces mêmes yeux, ces yeux qui l’adorèrent,

Qui le poison des siens, si contents, dévorèrent,

Chétive, j’ai pu voir ce perfide embrasser...

Ah ! tais-toi, malheureuse, et meurs à ce penser :

Ton honneur t’abandonne, il précède l’envie,

Il s’offre, il se promet, et tu prises ta vie !

Sans peine tu conclus à te déshonorer ;

Et quand tu veux mourir il faut délibérer !

Qui peut, sinon ta mort, réparer ton estime ?

La peine volontaire ôte beaucoup du crime ;

Il faut, il faut mourir ! Mais quoi ! ce lâche amant

Verra, s’il me survit, ma mort impunément,

Et je semble souscrire à cette loi fatale

Qui promet ses baisers aux vœux de ma rivale !

Non, non, ôtons l’espoir en nous désespérant ;

Ruinons qui nous perd, et tuons en mourant ;

Qu’avec Léocadie il perde Théodose !

Voici qui peut m’aider à ce que je propose.

 

 

Scène VIII

 

ALCIONE, LÉOCADIE

 

ALCIONE.

Monsieur, eh dieux ! que dis-je ? encor ce vêtement

Entretenait mes yeux en leur aveuglement !

Madame, il faut enfin surmonter cet orage ;

En un grand accident montrez un grand courage :

Il n’est courroux du ciel ni menace des flots

Qui ne puisse céder à l’art des matelots ;

L’amour est, je l’avoue, une sensible peine :

Mais l’amour, quand on veut, est bien près de la haine.

Je vais de l’une à l’autre, et je ne fais qu’un pas

De la peine au repos, d’aimer à m’aimer pas,

Et je sais de quels maux cet avis me délivre.

LÉOCADIE.

Le temps et la raison m’aideront à le suivre :

Cependant, s’il se peut, que par votre faveur,

Pour ne paraître pas en si mauvaise humeur,

Je die à Théodose un mot en cette place ;

Que de votre bonté je tienne cette grâce.

ALCIONE.

Je m’étais proposé quelque important souci ;

Mais il est bien léger.

LÉOCADIE.

Je vous attends ici.

Alcione sort.

Par un combat fameux, triste Léocadie,

Ferme l’acte sanglant de cette tragédie.

Ne me rapprochez point, respect, honte, raison ;

Vos timides conseils ne sont plus de saison.

Transports, rage, fureur, achevons une histoire

Que qui croit à la fable ait de la peine à croire ;

Rendons en périssant mon malheur signalé ;

Allons jusqu’où jamais mon sexe n’est allé ;

Pour un second Roger, seconde Bradamante,

Méritons en mourant le nom de son amante.

La voici qui, ravie et d’un superbe pas,

S’approche sans soupçon du lieu de son trépas.

 

 

Scène IX

 

LÉOCADIE, THÉODOSE

 

THÉODOSE.

Le sort serait-il bien à mes vœux si propice

Que vous m’obligeassiez à quelque bon office ?

Belle rivale, hélas ! de quelle passion

Vous me verriez portée à cette humble action !

J’ai raison, grâce aux dieux, de louer ma fortune.

Mais en quelque façon mon bonheur m’importune,

Parce que je connais qu’il vous est importun :

Il me serait plus doux s’il vous était commun.

LÉOCADIE, à part.

Chétive que je suis, mon malheur est extrême,

Jusques à m’obliger à ma rivale même !

La subtile qu’elle est, en m’ôtant mon amant,

Ôte encore la justice à mon ressentiment.

THÉODOSE.

Certes c’est aujourd’hui, si jamais aventure

À dû faire éprouver ce que peut la nature,

Que je dois admirer son extrême pouvoir ;

Et pour le bien sentir il ne faut que vous voir :

Cette grande artisane a dans certains visages

Mis de secrets moyens de gagner les courages,

À qui par dessein même on ne peut résister,

Et c’est une faveur que vous pouvez vanter.

À peine je vous vois que cette loi secrète

À vos perfections me rend humble sujette,

Et qu’au point où je suis je doute justement

Qui j’aime plus des deux, la rivale ou l’amant.

LÉOCADIE.

Quel fondement enfin reste à notre querelle ?

De quel front maintenant me puis-je plaindre d’elle ?

À quelle dure loi me faut-il obéir,

Qu’il ne me soit permis d’aimer ni de haïr ?

THÉODOSE.

C’est de ma destinée un bizarre caprice

Que je vous nuise ensemble et que je vous chérisse,

Que je porte le coup d’où naissent vos douleurs,

Et que de l’autre main je vous donne des fleurs.

Mais mon sort n’est pas tel, belle Léocadie,

Que je ne doive encor craindre sa perfidie.

L’amour n’est pas si près de couronner nos vœux :

Antoine peut encor manquer à toutes deux ;

Mon espoir penche encore et n’a rien qui l’assure !

Ma crainte doit durer autant que sa blessure,

Et je dépends d’un astre assez malicieux

Pour me ravir un bien qui m’est si précieux.

Si le ciel toutefois, après tant de misères,

Donnant sa guérison à mes humbles prières,

Me l’accordait enfin en qualité d’époux,

Lors vous pourriez encor suivre votre courroux :

Vos pas sont achevés si vous cherchez ma perte ;

Ma vie est en vos mains, elle vous est offerte ;

Si ma mort vous importe, elle dépend de vous ;

Je ne l’empêche point, le coup m’en sera doux ;

Si c’est pour votre bien, je mourrai sans contrainte,

Et je jure les dieux que je parle sans feinte.

Mais d’où vient qu’interdite en ce long entretien,

Vous restez sans parole et ne répondez rien ?

LÉOCADIE.

Si vous savez aimer, par ce profond silence

Jugez combien mon cœur souffre de violence ;

Le sujet qui m’a fait vous mander en ce lieu,

C’est... le dirai-je, hélas ?

THÉODOSE.

C’est ?

LÉOCADIE.

Pour vous dire adieu.

Adieu, que loin de vous le ciel porte sa haine,

Et vous oblige autant qu’il me cause de peine.

Elle se perd dans le bois.

THÉODOSE.

Madame, encor un mot. Mais je l’appelle en vain ;

Trop légère elle suit un sentier incertain.

Sa peine m’est sensible, et toutefois m’oblige ;

Son bonheur me nuirait, et son malheur m’afflige ;

Dieux ! que ne se peut-il, pour notre commun bien,

Qu’elle ait ce qu’elle veut et qu’on ne m’ôte rien !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LÉOCADIE, seule

 

Courts chemins des enfers, abîmes, précipices,

Moyens aux malheureux si prompts et si propices

Pour soustraire leur vie aux injures du sort,

Où vous reculez-vous ? me niez-vous la mort ?

Plus j’en veux approcher, plus elle se retire ;

Gouffre, rocher, ni mont ne s’offre à mon martyre :

La terre pour me nuire en chaque endroit s’unit ;

Tout abîme se comble et tout mont s’aplanit.

Les lions de mon corps refusent la pâture,

Et dépouillent pour moi leur brutale nature ;

Ce bois, qui tant de morts expose sur mes pas,

Me cache les voleurs auteurs de leurs trépas,

Tant mon cruel destin s’obstine à me poursuivre,

Tant il prend de plaisir à me forcer de vivre !

Mais à qui veux-tu, lâche, imputer ton malheur ?

Il ne te faut rocher, mont, lion, ni voleur ;

La mort te suit toujours, elle est proche à ton aide ;

Du courage te manque, et non pas du remède :

Tu veux choisir ta mort, et d’un timide pas

Marches comme forcée au chemin du trépas.

Te peux-tu désormais exposer à ton père

Sans servir de victime à sa juste colère,

Ou servir à la cour d’un exemple d’horreur

À quiconque est poussé de semblable fureur ?

 

 

Scène II

 

LÉOCADIE, QUATRE ARCHERS, DES VALETS

 

PREMIER ARCHER.

Ces marchands égorgés, gisants sur la poussière,

Sont à notre exercice une digne matière.

Qu’on fasse diligence et coure tout le bois.

LÉOCADIE, voyant les Archers.

La mort s’offre à nos vœux ; mourons à cette fois ;

Soyons à ces archers le butin qu’ils prétendent ;

Volontaire, tombons dans les pièges qu’ils tendent :

Mais pour les obliger à ne nous manquer pas,

Feignons de nous cacher et d’éviter leur pas.

SECOND ARCHER.

Allez par cet endroit. Nous, suivons cette route.

TROISIÈME ARCHER.

Quelqu’un de ces voleurs tombe en nos mains sans doute :

Voyez que, s’écartant du lieu que nous tenons,

Il s’échappe à grands pas.

PREMIER ARCHER.

Atteignons-le ; donnons.

LÉOCADIE, feignant de se défendre.

Quoi ! quatre contre un seul ? Quel bras et quelle adresse

Ne céderaient au nombre ? Épargnez ma jeunesse.

PREMIER ARCHER.

Rends cette arme, voleur.

LÉOCADIE.

Moi-même je me rends

Sous l’asile assuré qu’en vos bontés je prends,

Et sous l’espoir que j’ai d’y trouver quelque grâce

Contre la cruauté dont le sort me menace.

Des crimes ont souvent dû leur rémission

À l’ingénuité de la compassion ;

Elle ôte à la rigueur beaucoup de violence,

Et fait à la justice abaisser sa balance :

Que la mienne sur vous obtienne cet effet,

Prête à ne réserver crime que j’aie fait.

PREMIER ARCHER.

C’est la plus courte voie à la miséricorde :

Cherche en elle ce bien que tu veux qu’on t’accorde,

Assuré pour un point que ta jeunesse en nous

Trouve des naturels et sensibles et doux.

LÉOCADIE.

D’humeur encline au vol dès mon âge plus tendre,

Et la main toujours prompte où je trouvais à prendre,

J’ai pris telle habitude à cette lâcheté

Que j’en ai fait d’un vice une nécessité,

Jusques à l’exercer sur mes propres complices ;

Et, comme un vice enfin engendre d’autres vices,

J’ai joint avec le temps l’homicide au larcin,

Et je suis devenu de voleur assassin :

Tel j’ai depuis deux ans couru toute l’Espagne,

Tantôt voleur de ville, et tantôt de campagne ;

Souvent accompagné, seul assez rarement,

Traitant sexe, âge, amis, tout indifféremment.

Si je m’en ressouviens, je crois que mon épée

S’est au sang innocent quinze ou vingt fois trempée ;

Tous mes coups toutefois n’ont pas porté la mort :

De cinq ou six au plus j’ai terminé le sort.

Hier le jeune Adarne, habitant de Séville...

PREMIER ARCHER.

Chacun connaît assez son illustre famille.

LÉOCADIE.

Surpris seul dans un bois proche de Castelblanc,

Me voulut résister aux dépens de mon sang.

Deux de mes compagnons m’aidant à cette office,

Nous l’avons à la mort offert en sacrifice.

Montrant des perles et des diamants.

Encore deux marchands, égorgés ce matin,

À quelques pas d’ici m’ont laissé ce butin ;

Et les dieux ont voulu que, surpris sur la place,

Votre miséricorde eût matière en ma grâce.

Ne la déniez pas à ma confession,

Et que mon repentir soit ma punition.

PREMIER ARCHER.

Ma prière employée auprès de la justice

Peut, sinon divertir, modérer ton supplice :

Suis-nous donc, assuré qu’ayant fait mon devoir,

Je te rendrai des soins égaux à mon pouvoir.

LÉOCADIE.

Quel que soit mon arrêt, tant soit-il charitable,

Je vois bien que la mort ne m’est pas évitable :

Mieux vaut, en ce malheur qui menace mes jours,

Me résoudre une fois que de craindre toujours.

Si ma fortune au moins ne peut être meilleure,

Que j’aie la faveur de mourir de bonne heure :

Alors que la justice est sourde à la pitié,

Le coup qui frappe tôt se sent moins de moitié.

Les archers emmènent Léocadie.

 

 

Scène III

 

ALCIONE, seule

 

Quelle plus belle histoire et quelle autre aventure

Sera plus mémorable à la race future ?

Cette belle Angélique, au sein de son Médor,

Va d’un siècle de fer se faire un siècle d’or,

Et trouver chez les siens cette fortune entière

Où cessent les désirs par faute de matière ;

L’autre désespérée, errante au gré du sort,

Et qu’Alexandre suit, semble encor loin du port.

Mais l’enfant immortel qui gouverne sa flotte,

Quelque jeune qu’il soit, est un savant pilote ;

Il sait en quel endroit elle viendra surgir,

Et s’acquittera bien du soin de la régir.

Enfin tous sont partis, et m’ont laissé la gloire

D’avoir sans mon dommage eu part en leur histoire.

Puissent-ils moissonner un long siècle de fleurs !

Qu’ils aillent, et qu’aux ris enfin cèdent les pleurs.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DON LOUIS, seul

 

Arrivé sur le lieu fatal aux téméraires

Qui font des lois d’honneur d’un faux zèle de père,

Derechef je t’atteste, auteur de l’univers,

S’il est vrai qu’à tes yeux nos secrets soient ouverts,

Toi qui des armes tiens l’équitable balance,

Que forcé je me rends à cette violence,

Que je viens innocent, où l’honneur me conduit,

De leur témérité payer le triste fruit.

Tu sais si j’ai donné, receleur de leur race,

Une juste matière à leur sotte menace ;

Tu connais si j’eus part au dessein de mon fils,

Et tu peux témoigner des plaintes que j’en fis.

A-t-on vu jusqu’ici que du nom des Adornes

D’une étroite vertu nul ait passé les bornes ?

A-t-on vu rien à dire et rien à désirer

À cet antique honneur qui les fait révérer ?

Non, jusques à tel point cette injure me touche,

Qu’elle étouffe ma voix et me ferme la bouche ;

Et de telle fureur je me sens enflammer,

Que mon cœur par mes mains brûle de s’exprimer.

Ce bras est propre encore à servir mon courage ;

Sa force passera la promesse de l’âge :

Une juste colère en un mourant Éson

Produira les effets d’une verte saison.

Ce fer a quelquefois lâché des coups funestes :

Poussé d’une vigueur qui laisse encor des restes,

L’âge affaiblit mon cœur, mais il est toujours haut ;

Et si mon sang ne bout, il est encore chaud.

Mandé par ces cartels, le premier sur la place,

J’apporte un châtiment à leur aveugle audace.

Je n’ai point fait de grâce à ces membre pesants,

Et n’ai point prétendu de dispense à mes ans.

Les voici, ne montrons, de geste ou de visage,

Signe qui de ce fer me défende l’usage.

 

 

Scène V

 

DON LOUIS, DON HENRI, DON SANCHE

 

DON HENRI.

Tu dois par ce papier être suffisamment

Informé du sujet de mon ressentiment :

Tant soit ta conscience ou criminelle ou pure,

Tu dois à mon honneur raison de cette injure ;

Tu devais, prévoyant, étouffer au berceau

Ce monstre qui naquit pour creuser ton tombeau,

Ce subtil enchanteur des esprits de nos filles,

Ce venimeux aspic, funeste à nos familles.

Sus donc, reçois pour lui le prix que je lui dois ;

Pare, et réponds plutôt à mon bras qu’à ma voix.

DON SANCHE.

Dessus même sujet même sujet m’appelle :

Donnons, et sur-le-champ vidons notre querelle.

DON HENRI.

Mon âge me préfère, et je veux que deux coups

Vous laissent un champ libre. Allez, éloignez-vous.

DON LOUIS.

Aveugles, apprenez, avant que mon courage

Me porte à réprimer cet insolent outrage,

Que, moins taché que vous des crimes imputés,

Je viens faire raison à vos témérités ;

Qu’en mon fils comme ailleurs je déteste le vice,

Et que ma propre main en ferait la justice

Si je savais l’endroit qui le cache à mes yeux.

Mais ce muet discours vous le prouvera mieux :

Le succès du combat me pourra faire croire,

Si le ciel au plus juste accorde la victoire.

Ils se battent.

 

 

Scène VI

 

DON LOUIS, DON HENRI, DON SANCHE, ANTOINE, THÉODOSE, LINDAMOR

 

ANTOINE.

Enfin nous découvrons du plus bas des remparts

La hauteur de ces murs si chers à nos regards.

Mais quel autre spectacle à mes yeux se présente ?

Deux vieillards, deux troncs d’os, dont la masse pesante

Semble pour se mouvoir employer des ressorts,

Se portent furieux à ces sanglants efforts ?

Tirant son épée.

Je cours les séparer. Mais que vois-je ? Ô mon père !

Et vous qui, transporté d’une aveugle colère,

Voulez punir en lui l’excès de mon amour,

N’en veuillez qu’à moi seul et sauvez-lui le jour.

THÉODOSE, à genoux.

Mon père ! ah ! que sous moi la terre n’est ouverte,

Et que ne puis-je ici me sauver par ma perte !

Digne objet que je suis et de haine et d’horreur,

Pourrai-je de vos yeux supporter la fureur ?

Vengez-vous sans pitié sur cette malheureuse ;

Soyez aussi cruel que je suis amoureuse ;

Qu’au delà de ma mort aille votre courroux :

Mais sauvez votre gendre, épargnez mon époux.

DON LOUIS.

Également touché de joie et de colère,

La première défend ce que l’autre veut faire.

Je veux, poussé d’amour, l’embrasser comme enfant,

Et comme vicieux l’honneur me le défend.

DON HENRI.

Qui doit être mon aise ou ma colère vaine ?

Et qui doit l’emporter, ou l’amour ou la haine ?

THÉODOSE.

Mon père !

DON HENRI, l’embrassant.

Ah ! ce nom seul m’arrache le pardon,

Quand même je voudrais lui refuser ce don.

Qu’en vain sans la nature un parent délibère,

Et qu’il est malaisé d’être cruel et père !

DON LOUIS, embrassant son fils.

Ce pardon accordé si généreusement

Est une loi prescrite à mon ressentiment.

DON ANTOINE, à tous deux.

Par un bon naturel, qui tout autre surpasse,

Joignez à la première une seconde grâce ;

Agréez le saint nœud dont nous sommes unis ;

Ainsi de vos vieux ans tous malheurs soient bannis.

DON LOUIS.

Qu’elle dure à jamais cette agréable chaîne ;

Dépouillons, mes amis, dépouillons toute haine :

Qu’il dure ce beau nœud, puisque le ciel l’a fait.

DON HENRI.

Par lui je vois mes vœux surpassés de l’effet.

Vivons, vivons heureux, et que cette manie

De nous entre-tuer d’entre nous soit bannie.

DON SANCHE.

Mon affront, plus sensible aujourd’hui que jamais,

Ferme pour mon regard la porte à cette paix ;

Par de mêmes appas ma fille subornée,

Avait bien mérite pareille destinée ;

Hymen en quelque sorte eût couvert ce forfait :

Mais que de son amour des mépris soient l’effet,

Qu’en elle soit souffert ce qu’en l’autre on répare,

Là mon ressentiment trop juste se déclare,

Et le péril certain de cent visibles morts

Offrirait vainement la bride à mes transports.

Mais c’est à son auteur que ma fureur s’adresse,

Et mon âge penchant méprise sa jeunesse :

Il reste assez de cœur à ce débile corps

Pour vouloir mesurer ma force à ses efforts.

Que du père aille au fils le soin de la défense,

Et qu’enfin la raison vienne d’où vient l’offense.

DON ANTOINE.

Si les desseins qu’on a pour de jeunes beautés

Passent pour criminels sans être exécutés,

Je vous dois, il est vrai, raison de cette injure :

Le crime que j’ai fait est de cette nature.

Le ciel sait que jamais au delà du penser

Votre fille à mes vœux n’a permis de passer,

J’ai juré, j’ai promis ; mais serments ni promesses

Au delà de l’honneur n’ont porté ses caresses,

Ni fait à son amour produire autre action

Qu’un favorable aveu de mon affection.

Mais, si je ne m’abuse, un confus bruit d’épées

A du côté du bois mes oreilles frappées :

Quatre hommes par un seul rudement poursuivis...

 

 

Scène VII

 

DON LOUIS, DON HENRI, DON SANCHE, ANTOINE, THÉODOSE, LINDAMOR, ALEXANDRE, poursuivant QUATRE ARCHERS, LÉOCADIE, tenue par des valets

 

ALEXANDRE, se battant avec les archers.

Traîtres !

DON HENRI.

Dieux ! c’est mon fils !

ALEXANDRE.

Vous mourrez si je vis.

Pour soustraire vos jours au courroux qui me presse

Vos sacrilèges mains n’ont pas assez d’adresse.

LÉOCADIE, qu’on tient liée.

Hé dieux !

DON HENRI.

Calmez, mon fils, ces transports violents.

ALEXANDRE.

Joignez-vous avec moi contre ces insolents.

À Don Sanche.

Voyez, triste vieillard, que leur aveugle audace

S’adresse imprudemment jusques à votre race.

DON SANCHE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

PREMIER ARCHER, à Don Sanche.

Si j’ai fait action

Qui passe le devoir de ma commission,

J’attends votre sentence, ordonnez mon supplice.

Mais quel crime commets-je en servant la justice ?

Poursuivant les voleurs errants par ces forêts,

Commis à ce devoir, et par votre ordre exprès,

Celui que voyez est tombé dans nos pièges,

Coupable de larcins, carnage, sacrilèges,

Et qui de deux marchands achevait le trépas,

Ce que sa propre voix ne démentira pas.

Nous l’amenions à vous lorsque, sans autre enquête,

Ce passant a voulu nous ravir notre quête :

Sa violence au moins se devait expliquer,

Mais elle n’a fait qu’un de voir et d’attaquer.

Sachez de ce voleur les raisons de sa prise :

Contraint par ses remords, lui-même l’autorise ;

Son silence déjà vous dit plus que ma voix,

Et l’abandonne en proie à la rigueur des lois.

LÉOCADIE.

Oui, déployez sur moi toute leur violence ;

Ma voix, s’il est besoin, avouera mon silence.

Oui, mes crimes pesés passeront leur rapport ;

L’honneur n’a point de lois qui n’ordonnent ma mort.

Ne me répondez pas en qualité de père,

Mais en celle de juge où l’on vous considère :

Ôtez-moi tout accès près de votre amitié ;

Écoutez la raison, et non pas la pitié ;

De votre illustre sang retranchez ce prodige

Qui si honteusement déshonore sa tige ;

Voyez que tant d’horreur est jointe à mon ennui

Qu’il est même insensible à l’ingrat que je suis.

De quel œil voyez-vous cette manie extrême,

Voyant que son objet la condamne lui-même ?

Il me chasse, il me fuit, il évite mes pas.

Pourrais-je en cet état ne vous déplaire pas ?

Donc touchant mon arrêt consultez votre haine :

J’ai voulu par ma mort vous en ôter la peine ;

Exprès j’ai feint des vols et des assassinats ;

Mais cette invention ne me succède pas ;

Mon destin à ces gens a fait prendre une route

Qui tient encor ma vie et mon supplice en doute.

Faites vers le dernier pencher votre pouvoir,

Et pour votre intérêt, et pour votre devoir.

PREMIER ARCHER.

Qu’avons-nous entendu ? quelles sont ces merveilles ?

ALEXANDRE.

Ouvrez, ouvrez les bras plutôt que les oreilles ;

Embrassez cet objet digne de tant de vœux,

Et l’accordez pour prix à l’ardeur de mes feux.

DON SANCHE.

Certes, à bien parler d’une telle aventure,

À peine imaginable à la race future,

À bien considérer ses étranges ressorts,

La force de sa cause excède tes efforts.

Ta fuite et ton retour d’un sort inévitable

Sont trop visiblement l’effet indubitable ;

Tu ne cours pas au mal, tu t’y laisses tramer ;

Et le vice contraint ne se peut condamner.

Participons, ma fille, à leur aise commune ;

Ta faute n’est pas tienne, elle est de la fortune.

Tant s’en faut que ma haine accroisse tes malheurs,

Qu’au lieu de châtiments ils m’arrachent des pleurs.

Aux Archers.

Ah ! brisez, mes amis, cette importune chaîne :

L’amour causant son crime a fait aussi sa peine.

À Alexandre.

Et vous, qui l’honorez de votre affection,

Tenez-lui lieu de prix et de punition.

Acquérez sur ses vœux un immortel empire ;

Qu’elle vous aime seul et pour vous seul soupire.

DON HENRI.

Cet heur nous arrivant, quelle prospérité

Ne serait au-dessous de ma félicité ?

ALEXANDRE, à Léocadie.

Coupable vous parliez, juste êtes-vous muette,

Et refusez-vous grâce après qu’on vous l’a faite ?

Aurai-je en vain, porté sur les ailes d’Amour,

Couru pour vous chercher tous les lieux d’alentour ?

Vous ai-je en vain trouvée au péril de ma vie,

Et par vous-même encor me serez-vous ravie ?

Cet œil en ma faveur ne luira-t-il jamais ?

LÉOCADIE.

On me donne la vie et je vous la soumets ;

Payant à votre amour, j’obéis à mon père.

ALEXANDRE.

Ô ciel ! que tu me ris, et que tout m’est prospère !

Embrassant son père.

Mon père, pardonnez si l’heur de vous revoir

À l’abord m’a trouvé si lent en ce devoir.

Que je vous dois de vœux !

DON HENRI.

Enfin en cette histoire,

Chacun après la peine a sa part de la gloire ;

Mais sachons plus au long sa naissance et son cours,

Et retrouvons Séville au bout de ce discours.

DON ANTOINE, à Léocadie.

Que j’obtienne ma grâce avant que l’on commence.

THÉODOSE.

Et moi, puisque j’ai part en si belle alliance,

Ne me défendez pas de m’en féliciter.

LÉOCADIE, embrassant Alexandre.

Il faut suivre son sort, on n’y peut résister :

La main qui m’ôte Antoine et me donne Alexandre

Fait les nécessités d’être pris et de prendre.

PREMIER ARCHER.

Quel fut notre malheur et notre aveuglement

De ne juger pas mieux d’un objet si charmant ?

À notre erreur, madame, accordez notre grâce.

LÉOCADIE.

C’est par vous que mon bien tout exemple surpasse ;

Par vous la main du ciel a fait ces changements.

Et par vous j’ai des prix au lieu de châtiments. 

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