Un monsieur qui est condamné à mort (Georges FEYDEAU)
Monologue dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.
Il larmoie en silence, puis, après un temps.
Je suis condamné à mort !... À mon âge ! moi si jeune... si intelligent, si beau... – Quand on va mourir on doit la vérité à Dieu - je suis condamné à mort... pour toujours !... J’en appelle à la postérité.
Et qui est-ce qui m’a condamné, je vous demande un peu ! LES JURÉS !... un tas d’inconnus, des serruriers, des épiciers... des fournisseurs, quoi !... Si vous aviez seulement un compte chez eux, ils seraient les premiers à prononcer l’acquittement... pour rentrer dans leur argent... c’est dégoûtant !
Et alors parce qu’il a plu à ces messieurs de savoir quelle tête j’aurais... quand je n’en aurais plus... un de ces matins, dès l’aube, on viendra me réveiller, pour aller mourir... et l’on dit que c’est bon pour la santé de se lever de bonne heure ! on me dira : « vous pouvez fumer une pipe... » et l’on me conduira à la guillotine, moi si jeune, si intelligent, si beau... Ah ! j’en perdrai la tête.
Mon avocat m’a fait signer un recours en grâce, en me disant : « Vous n’avez plus d’espoir qu’en la Providence
Se reprenant.
qu’en la Présidence ; si vous n’êtes pas condamné à mort, vous serez condamné à vie... » Alors comme j’ai toujours préféré la vie à la mort... – c’est de naissance, – j’ai signé. Mais il paraît que mon cas est monstrueux : « J’aurais assassiné ma tante par une nuit de lune, et après mon crime, je lui aurais coupé la mamelle gauche... » Je vous demande un peu, si j’avais assassiné ma tante, ce que j’aurais pu faire de sa mamelle gauche... Enfin celui de vous, messieurs, qui a assassiné sa tante a-t-il jamais eu l’idée de lui couper la mamelle gauche ?
Eh ! bien, pourtant un homme a fait cela et je suis, moi, victime d’une erreur judiciaire auprès de laquelle le Courrier de Lyon, est une véritable gnognotte.
Depuis bientôt trente ans j’habite Pontarlier, ma ville natale... c’est ma ville natale, mais je n’y suis pas né... c’est là que j’ai été déclaré... parce qu’à proprement parler c’est pendant une traversée de Folkestone à Boulogne que j’ai été mis au monde... par une mer grosse. – Vous me croirez si vous voulez, c’était la première fois que je mettais les pieds sur l’Océan... Ça m’a fait un effet ! j’ai été malade... là v’lan ! d’intuition ! Si jeune j’avais déjà reconnu la mer... Mon père malheureusement n’en fit jamais autant pour moi.
Cette naissance me désignait naturellement pour la carrière maritime... je devins marchand de couleurs à Pontarlier... fournisseur attitré des cours... des cours de dessin et de peinture. Un beau jour l’idée me vint de voir Paris ; je me dis : je n’ai qu’un moyen : c’est d’y aller !... et le 13 du mois d’août me voilà parti, en pensant : « J’en profiterai pour aller embrasser ma tante Églantine qui habite boulevard du Palais en face le Palais de Justice... et qui sera bien heureuse en me voyant moi, si jeune, si intelligent, si beau... »
J’arrive à Paris !... en descendant de la gare, je demande : « par où faut-il prendre pour aller Boulevard du Palais ? » On me répond : « Vous avez un omnibus qui vous y mène tout droit. » Au détour d’une rue, je vois en effet un omnibus tout noir... qui attendait devant une boutique où il y avait une lanterne rouge avec écrit : « Commissaire de Police ». Comme il y avait un tas de monde qui discutait à côté de l’omnibus, je demande à quelqu’un : « Est-ce que cet omnibus mène au Palais de Justice ? » Il me répond : « Je vous crois... c’est le panier à salade ! » Je me dis : « Voilà mon affaire... » Je monte dans l’omnibus... sans qu’on me remarque parce que je ne savais pas trop si tout ce monde n’attendait pas aussi pour monter et alors je n’aurais plus trouvé de place... et j’attends.
Pendant ce temps-là, les gens continuaient à discuter... je les entendais qui disaient : « Il paraît qu’il a tué sa tante par une nuit de lune et qu’il lui a coupé la mamelle gauche !... » Je me dis : « Ce sont des gens qui se racontent des histoires de brigands. » Tout à coup, grand remue-ménage, on court, on crie :
Sur tous les tons.
« Arrêtez-le ! arrêtez-le ! arrêtez-le ! – Ah ! ça, fais-je, qu’est-ce qu’il y a donc ? » et je passe ma tête à la portière. Le conducteur de l’omnibus – un homme en uniforme bleu, avec des aiguillettes en laine rouge et un coupe-choux m’aperçoit et s’écrie en me voyant : « Mais non, voyons, il est monté dans le panier à salade !... » J’ai su plus tard que ce conducteur d’omnibus était un soldat de la garde municipale ! Il faut vraiment que Paris regorge de soldats pour aller recruter ses conducteurs d’omnibus dans la garde municipale ! Il faut vraiment que Paris regorge de soldats pour aller recruter ses conducteurs d’omnibus dans la garde municipale.
Le calme s’étant rétabli, on se dispose à se mettre en route ! Au moment de partir, moi comme ça se fait, pas vrai, je dis au conducteur : « Vous aurez la complaisance d’arrêter un peu avant le Palais de Justice... pour que je descende ! » et je lui donne six sous... Il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat, n’est-ce pas ? Ah ! bien, ce que ça a fait un potin... ! Un inspecteur arrive, le conducteur déclare que j’ai voulu l’acheter à prix d’or... – pour six sous, je vous demande un peu. – on dresse procès-verbal contre moi... « tentative de corruption !... » l’inspecteur félicite le conducteur pour son intégrité... sa noble conduite, est-ce que je sais moi, et voilà un homme qui va avoir de l’avancement... parce que je lui ai offert six sous en lui disant : « Vous arrêterez un peu avant le Palais de Justice ! » C’est dégoûtant ! Eh bien ! Vous croyez peut-être qu’ils m’ont laissé descendre devant chez ma tante... Ah ! bien oui ! ils m’ont dit : « Vous irez l’attendre au dépôt, votre tante. »
Et v’lan ! on me conduit chez le juge d’instruction qui avant même que j’aie ouvert la bouche me dit : « Inutile de nier, je sais tout ! Vous avez assassiné votre tante par une nuit de lune, et vous lui avez coupé la mamelle gauche ! » Non ! vous voyez ma tête ?
« Et maintenant me dit le juge, vous allez nous dire comment vous l’avez assassinée, votre tante ?
– Oh ! c’est trop fort, mais je ne la connais pas, cette femme.
– Vous ne connaissez pas votre tante ?
– Ma tante ! mais ça n’est pas ma tante.
– Comment savez-vous que ce n’est pas votre tante, puisque vous dites que vous ne le connaissez pas ?
– Tiens ! parce que je la connais, ma tante.
– Alors pourquoi venez-vous de dire que vous ne la connaissez pas ? Vous voyez comme vous vous contredisez... Nierez-vous aussi lui avoir coupé la mamelle gauche ?
– Mais encore bien plus !
– Pourquoi encore bien plus ? Vous ne niez donc pas autant le reste ?
– Mais si ! seulement pour les mamelles de ma tante, je déclare que je n’aurais pas pu les couper pour une bonne raison, c’est qu’elle les a en crin.
– Ah ! et qu’est-ce qui vous permet de dire que ces objets appartenant à madame votre tante sont en crin ?
– Parce que c’est de famille... tout le monde les a en crin dans ma famille... côté des dames seulement.
– Eh ! bien non, monsieur ! ils ne sont pas en crin ceux de madame votre tante ! Ils sont en chair... vous n’allez pas en remontrer aux médecins légistes ! Je comprends votre système : « Vous voudriez faire croire que vous les avez coupés parce que vous pensiez qu’ils étaient en crin... »
– Mais...
– Allons, ça suffit ! et là-dessus... on fait entrer un témoin... qui me reconnaît – naturellement ! – car, il est à remarquer qu’il y a toujours des témoins pour reconnaître les gens quand ils sont arrêtés... et v’lan voilà le bonhomme qui me charge.
À la fin, voyant que je niais toujours, le juge me dit : « C’est bien, tant que vous n’aurez pas avoué le crime vous resterez en prison. » Alors n’est-ce pas ? comme il n’y avait pas d’autre moyen j’ai avoué le crime. « Allons donc, s’est écrié le juge, je le savais bien !... Et maintenant vous allez nous dire ce que vous en avez fait... de la mamelle gauche de votre tante ! »
Alors ma foi, je ne sais ce qui m’a pris, la moutarde m’est montée au nez et je lui ai répondu :
« Je l’ai mangée ! »
C’est cette parole qui m’a perdu ! Désormais il n’y avait plus à y revenir ! J’avais mangé la mamelle gauche de ma tante.
La cour d’assises m’attendait !
Mon avocat, un garçon très gai, me dit : « Mon cher... Inutile de plaider l’innocence, on n’y croirait pas ! je vais plaider les circonstances atténuantes... comme ça, eh ! bien nous pouvons espérer les travaux forcés à perpétuité ! » Comme c’est consolant !
Et j’y ai passé aux assises... il y avait un monde fou... l’avocat général, un bonhomme qui n’y va pas de main morte, a tout simplement requis contre moi la peine de mort... C’est étonnant comme ces gens-là disposent facilement des choses qui ne leur appartiennent pas...
Mon avocat alors m’a défendu... il a dit que je n’étais pas un si grand criminel puisque je n’avais mangé qu’une seule mamelle quand j’aurais pu en manger deux ! À quoi l’avocat général a répliqué que cela ne prouvait pas que j’étais pas un grand criminel, que cela prouvait simplement que j’étais un petit estomac... Et v’lan ! on m’a condamné trois fois à mort : primo pour avoir assassiné ma tante ; secundo pour lui avoir coupé la mamelle gauche ; tertio pour l’avoir mangée... Cependant mon avocat m’a assuré que je ne subirais la peine qu’une fois.
Et maintenant mon sort est entre les mains du président de la République !
Oh ! Félix ! sauve une victime de la fatalité... songe que tu peux être un jour comme moi condamné à mort pour avoir mangé la mamelle gauche de ta tante... Ne prive pas la société d’un homme si jeune, si intelligent... si beau... grâce, grâce, oh ! Félix ! Félix ! Félix !
Il sort en courant.