Un Divorce (Virginie ANCELOT)
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- Scène XIII
- Scène XIV
- Scène XV
- Scène XVI
- Scène XVII
- Scène XVIII
- Scène XIX
- Scène XX
- Scène XXI
- Scène XXII
- Scène XXIII
- Scène XXIV
- Scène XXV
- Scène XXVI
- Scène XXVII
- Scène XXVIII
- Scène XXIX
Drame en un acte, mêlé de chant.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 28 juin 1831.
Personnages
ÉDOUARD DE MURVILLE
LORD SIDNEY CLIFFORD
SIR JENKINSON, baronnet anglais
GEORGES BELVAL
PÉTERS, maître d’auberge
ÉMELINE, femme de Murville
HORTENSE DERBOIS, fiancée de Georges Belval, et pupille de lord Clifford
MARIA, femme de Péters
ROBERT, garçon d’auberge
La scène se passe aux eaux de Baden.
Le théâtre représente une salle de l’auberge des eaux. Quatre portes numérotées conduisent à des appartements de voyageurs : deux à droite, portent les numéros six et cinq ; deux à gauche, les numéros trois et quatre, De chaque coté de la porte du fond sont deux grandes fenêtres. Une table est à gauche de l’acteur.
Scène première
MARIA, PÉTERS
Duo de M. Doche.
PÉTERS.
Pour vous, j’en suis fâché, ma chère,
Mais vous n’irez pas à ce bal.
MARIA.
À ce bal !
En vain vous r’poussez ma prière :
J’irai, j’irai, tyran brutal !
PÉTERS.
Tyran brutal !
Il faudra bien, ce soir,
Que vous remplissiez mon espoir ;
Car m’obéir est vot’ devoir.
Oui, vous vous soumettrez :
À la maison vous resterez,
Et vous m’obéirez !
MARIA.
Du tout, Monsieur ; ce soir,
De danser j’ conserve l’espoir,
Car me plaire est votre devoir.
Oui, vous vous soumettrez :
C’est en vain que vous gronderez,
Au bal vous me verrez !
Ensemble.
PÉTERS.
Voyez c’ que c’est ! eh bien ! mariez-vous !
Ell’ ne se plait qu’a fâcher son époux.
MARIA.
Qui me déf’ra d’un mari si jaloux ?
PÉTERS.
Le moyen de vivre avec elle ?
Chaque matin une querelle !
MARIA.
C’ n’est pas ma faute, Dieu merci !
PÉTERS.
Moi, je n’ peux plus tenir ici.
MARIA.
Toujours être contrariée !
Que ne suis-j’ libre, et mariée
À quelqu’autre homme de mon goût !...
PÉTERS.
Quoi ! deux fois être mariée !
Moi, j’ voudrais n’ l’être pas du tout.
Ensemble.
PÉTERS.
Il faudra bien, ce soir, etc.
MARIA.
Du tout, Monsieur, ce soir, etc.
Scène II
MARIA, JENKINSON, entrant par le fond, PÉTERS
JENKINSON.
Eh bien ! encore des disputes !... Ah ! en Angleterre...
MARIA.
En Angleterre, ou ne se dispute pas peut-être ? Alors c’est que les maris sont plus aimables que M. Péters.
PÉTERS.
Bien !
MARIA.
S’entendre gronder tous les matins, quand tous les soirs, les jeunes gens qui viennent des deux bouts de l’Europe prendre ici les eaux me répètent que je suis la plus jolie et la plus avenante des aubergistes du grand duché de Baden !
PÉTERS.
Oui ! et la plus coquette !... Fi ! est-ce ainsi qu’une femme doit se conduire ?... Voyez, par exemple, si cette jeune dame qui loge là, au numéro six, depuis huit jours, s’occupe d’autre chose que d’aimer son mari !... Voilà de ces bonheurs qui ne m’arriveraient pas à moi ! Je suis si mal chanceux !
MARIA.
C’est qu’un mari comme le sien, si bel homme, si aimable... c’est bien différent.
PÉTERS.
Grand merci, madame Péters.
JENKINSON.
Tout cela est à merveille ! Mais, dites-moi, ces voyageurs dont vous parlez, me recevront-ils enfin ?
MARIA.
Pas le moins du monde !... Quand j’ai fait votre commission, la jeune dame a répondu : « Comme mon mari voudra. » Mais lui : « Un Anglais !... qu’on ne m’en parle pas !... Si j’avais su que vous logiez des Anglais, je ne me serais pas établi chez vous. »
PÉTERS.
Avec ça que cet homme si aimable est colère !... On ne s’en fait pas une idée !
MARIA.
Est-ce que ça empêche d’être aimable ? au contraire.
PÉTERS.
Ah !... c’est bon à savoir.
JENKINSON, après avoir réfléchi.
Qu’est-ce à dire ? L’honneur national serait-il compromis ?... Ah ! c’est qu’il m’en ferait raison !... Il y va maintenant de ma dignité : je le verrai, ce monsieur qui ne nous aime pas ! Je verrai sa femme que je n’ai pas encore pu apercevoir !... En ma qualité d’Anglais, je suis curieux de naissance, et voyageur de profession... Une jolie Française qui n’est pas coquette !... cela rentre dans les curiosités du pays... Moi, qui viens de Paris, je n’ai rien vu de pareil.
PÉTERS.
Monsieur vient de Paris ?
JENKINSON.
Je m’y trouvais au mois de juillet, quand les Parisiens improvisèrent un nouveau gouvernement en moins de temps qu’il n’en faudrait à la meilleure machine à vapeur de Manchester pour confectionner trois aunes de dentelle... C’est une surprise qu’ils m’ont donnée ; je ne comptais pas là-dessus, et je leur en sais gré... J’étais allé pour étudier les saint-simonistes. Ah ! voilà une belle invention ! Elle préservera des insurrections dans le mariage et des révolutions du coin du feu... Il n’y aura bientôt plus que de bons ménages.
MARIA.
Comment !... les maris ne seront plus bourrus et jaloux ?
PÉTERS.
Les femmes ne seront plus coquettes ?
JENKINSON.
Je ne dis pas cela... Que diable, les saints-simonistes ne sont pas sorciers !... Mais leur secret n’en est pas moins infaillible. Voici ce que c’est : chacun fait estimer au juste ce qu’il vaut ; on connaît ainsi, à livres, sous et deniers, le tarif de sa capacité et de celle des autres, alors on peut s’assortir... Peut-être, monsieur Peters, votre capacité...
PÉTERS.
Mais, monsieur le baronnet, ma capacité, ma capacité, est celle d’un honnête homme !... une honnête capacité !...
JENKINSON.
Ah ! en Angleterre, où nous nous occupons avant tout du confortable, nous avons un remède pour ces cas désespérés.
MARIA.
Quoi donc ?
JENKINSON.
Le divorce... Sans cela, où serait le confortable au logis ?
MARIA, à part.
Le divorce !...
Haut.
Péters, une voiture entre dans la cour : descendez donc.
PÉTERS.
C’est bon, on sait ce qu’on a à faire !... Vous êtes toujours pressée de m’envoyer la où vous n’êtes pas. Mais je vous avertis que, ce soir, vous n’irez pas au bal comme à l’ordinaire, pendant que je garderai la maison. Je me révolte !... Je... Vous n’irez pas !
Scène III
MARIA, JENKINSON
MARIA.
Oui, crie, crie bien fort !... Et moi, je vais préparer ma toilette pour le bal.
JENKINSON.
Et Peters ?
MARIA.
En vérité, Monsieur, je suis trop malheureuse, je ne peux plus le souffrir.
JENKINSON.
Ah ! je comprends...
MARIA.
Air : Vaudeville du Premier prix.
Monsieur, c’est une chose étrange,
Péters me déplaît aujourd’hui ;
Voyez cependant comme on change !
Jadis j’eus de l’amour pour lui :
Cet amour, hélas ! j’ai beau faire,
Je ne peux plus le retrouver...
JENKINSON.
Quand celui-là s’en va, ma chère,
C’est qu’un autre vient d’arriver.
MARIA.
Par exemple !...
JENKINSON.
Je vous l’ai dit, je suis observateur. Une femme ne prend de la haine pour son mari que tout juste au moment où elle prend de l’amour pour un autre homme. Ainsi, voilà qui est convenu, Maria, vous avez un amoureux.
MARIA.
Moi, un amoureux !... juste ciel !... Non, Monsieur, je ne voudrais pas faire de tort à Péters ; je suis trop honnête femme pour cela... Seulement, je veux danser avec...
JENKINSON.
Avec ?
MARIA.
Avec M. Ernest.
JENKINSON.
Ah !... Et qui est ce M. Ernest ?
MARIA.
Un capitaine, Monsieur, un capitaine de grenadiers... Comme on doit être fière d’être la femme d’un capitaine !
JENKINSON.
Pauvre Péters !
MARIA.
C’est un bien honnête homme que M. Ernest ! Et, comme il me l’a dit souvent, s’il m’a parlé d’amour, c’est que c’est plus fort que lui.
JENKINSON.
Ahie ! ahie !
MARIA.
Et vous disiez donc, Monsieur, qu’en Angleterre, quand on n’aime plus son mari, il y a un remède ?
JENKINSON, à part.
Diable !... Je me ferais un cas de conscience.
ROBERT, accourant.
Deux messieurs, une dame, un enfant, partis d’Anvers, viennent d’arriver dans l’auberge : M. Péters m’a dit de faire monter ici ce monsieur et cette dame.
JENKINSON.
Bon ! voici du nouveau : j’aime les auberges, moi ! C’est là le vrai domicile d’un curieux.
MARIA.
Entrez, Monsieur et Madame.
Robert reste dans le fond.
Scène IV
JENKINSON, MARIA, HORTENSE DERBOIS, GEORGES BELVAL
BELVAL, parlant à la cantonade.
Restez en bas, attendez ; nous allons voir si l’appartement convient.
À Maria.
C’est vous, Madame, qui êtes la maîtresse de la maison ?
MARIA.
Oui, Monsieur, pour vous servir.
BELVAL.
Je parlais à un voyageur arrivé avec nous, et dont l’enfant malade réclame les plus grands soins. Auriez-vous pour eux un appartement tranquille ?
MARIA.
Tenez, Monsieur, celui-ci l’est parfaitement, le numéro quatre.
BELVAL.
Eh bien ! à la bonne heure.
MARIA, à Robert.
Robert, faites monter le monsieur qui est en bas, et conduisez-le avec son enfant : passez par le grand escalier.
Robert sort.
Voyons maintenant ce qu’il faut à Monsieur et à Madame. J’ai bien là un appartement complet pour mari et femme ; mais, depuis huit jours, il est occupé par un jeune ménage.
HORTENSE.
Et, d’ailleurs, ce n’est pas ce qu’il me faut.
BELVAL.
Un joli logement pour Mademoiselle ; et vous me donnerez à moi une chambre où vous voudrez.
JENKINSON, à part.
Ah ! ils ne sont pas mariés.
MARIA.
J’ai ce qui convient. Voulez-vous me suivre dans cette pièce ? le numéro cinq.
HORTENSE.
Voyons ! venez avec moi, mon cher Georges.
BELVAL.
Très volontiers.
Ils entrent, conduits par Maria, dans le numéro cinq.
Scène V
JENKINSON, seul
Allons, voici de la besogne pour moi ! Il faut qu’avant deux heures j’aie fait connaissance avec ces nouveaux venus, et que je sache au juste ce qu’ils sont. Ils arrivent de Belgique. Ah ! il s’est passé dans ce pays-là des choses curieuses, et je n’y étais pas !... Goddem ! les peuples devraient bien ne pas se mettre en train tous à la fois ; on ne peut pas être partout en même temps.
Scène VI
JENKINSON, LORD CLIFFORD, sortant du numéro quatre
CLIFFORD.
Comment ! nulle part personne pour me répondre !
JENKINSON.
Que vois-je ? Je ne me trompe pas ! c’est lord Clifford, mon ancien ami !
CLIFFORD.
Vous ici, Jenkinson !
JENKINSON.
Oui, vraiment, et c’est ma bonne étoile qui vous amène aux eaux de Baden au moment où je m’y trouve. Après deux années de séparation !... Ah ! embrassons-nous.
CLIFFORD.
Moi aussi, je suis bien aise de vous rencontrer.
JENKINSON.
Ah ça ! que venez-vous faire ici ? Vous n’êtes pas malade ?
CLIFFORD.
Mon fils est fort souffrant, et je cherchais quelqu’un pour avertir un médecin.
JENKINSON.
Oh ! c’est facile.
Il sonne.
On va venir : ce cher enfant ! Nous le guérirons ici. Quand j’ai quitté Londres, il y a deux ans, il avait dix-huit mois à peine !... Sa mère doit être bien affligée ?
CLIFFORD, douloureusement.
Sa mère !...
JENKINSON.
Oui ; comment se porte-t-elle, cette aimable lady Clifford ? Toujours jolie, n’est-il pas vrai ? Et vous, toujours amoureux ?...Ah ! dame, je vous en voulais d’avoir épousé une Française ; mais quand je l’ai connue, je vous ai pardonné.
CLIFFORD.
On ne vient pas ! Je suis impatient...
JENKINSON, sonnant de nouveau.
Attendez, ils vont arriver ; les garçons ne savent auquel entendre. Mais vous ne me répondez pas. Parlons de lady Clifford ; donnez-moi de ses nouvelles ; vous savez que j’étais un de ses admirateurs.
CLIFFORD.
Merci, mon cher Jenkinson, merci !
JENKINSON.
Comme vous êtes froid avec moi ! Est-ce que vous m’en voulez ? J’ai été deux ans sans vous écrire, c’est vrai, mais vous me connaissez, je suis toujours sur la grande route.
CLIFFORD.
Oui, je le sais... Je ne vous en veux pas.
HUBERT, garçon d’auberge, entrant.
Ces Messieurs ont sonné ?
CLIFFORD.
Ah ! je vous prie, mon ami, d’aller promptement chercher un médecin ; vous l’amènerez dans mon appartement. Hâtez-vous, s’il vous plaît.
ROBERT.
J’y cours, Monsieur.
Il sort.
CLIFFORD.
Je retourne près de mon fils ; je vous reverrai, Jenkinson ; à bientôt.
JENKINSON.
Au moins, veuillez déposer mes hommages aux pieds de lady Clifford.
CLIFFORD, à part, en sortant.
Elle ! toujours elle !...
Il rentre dans le numéro quatre.
Scène VII
JENKINSON, HORTENSE, puis BELVAL, MARIA
JENKINSON, seul.
Diable ! Sa conduite avec moi n’est pas naturelle. Il a quelque chose, c’est sûr ! Je le trouve changé... Oh ! je finirai bien par tout savoir.
HORTENSE, à Maria.
Voilà qui est convenu, Madame ; cet appartement me suffira : veuillez le faire préparer.
MARIA.
Il sera disposé dans un instant.
Elle sort.
JENKINSON.
Mes aimables voisins me permettront-ils de leur offrir mes services ? Aux eaux, il faut abréger le cérémonial et faire connaissance des le premier jour : Je me nomme Jenkinson, baronnet anglais ou plutôt cosmopolite, mille livres sterling de revenu, voyageant par goût, aimant la vie par curiosité, serviable par nature, et prêt à vous donner tous les renseignements, à vous rendre tous les bons offices que se doivent entre eux des gens qui, pendant deux mois, vont se voir tous les jours, pour ne plus se rencontrer peut-être que dans la vallée de Josaphat.
BELVAL.
Nous sommes reconnaissants, Monsieur...
JENKINSON.
Vous voyez que je ne me fais pas tirer l’oreille pour dire qui je suis. À votre tour, maintenant.
HORTENSE, à part.
Il est original, ce monsieur.
BELVAL, souriant, imitant Jenkinson.
À la bonne heure ! je n’ai point de raison pour ne pas imiter votre franchise. Je me nomme Georges Belval ; je suis Français, et j’étais allé à Anvers où je devais recevoir la main de mademoiselle Hortense Derbois, fille d’un riche négociant de cette ville, lorsqu’une révolution et un bombardement sont arrivés tout exprès pour retarder mon bonheur.
JENKINSON.
Un bombardement !... Oh ! que je vous porte envie !
HORTENSE.
Mais il n’y a pas de quoi.
JENKINSON.
Je vous demande pardon : c’est un beau spectacle que j’ai manqué là !... Enfin, il faut se résigner ; je serai peut-être plus heureux une autre fois. Ah ça ! vous venez à Baden pour vous distraire ? Vous avez raison : on fait ici les plus heureuses rencontres ! Je l’ai éprouvé tout à l’heure encore, en retrouvant un ancien ami que je n’avais pas vu depuis deux ans : ce bon Clifford ! Cela m’a fait un plaisir !...
HORTENSE.
Mon tuteur !
JENKINSON.
Clifford, votre tuteur !... Vous êtes donc...
BELVAL.
Orpheline depuis dix-huit mois, et confiée par le testament de son père à l’amitié de lord Clifford, qu’elle ne connaissait pas, mais qui, par les plus nobles qualités, a bien vite acquis des droits à notre respect et à notre attachement.
JENKINSON, passant entre Hortense et Belval.
Je le crois bien ! c’est peut-être l’homme le plus honorable des trois royaumes. Vous connaissez le proverbe français : les amis de nos amis... Ainsi, touchez là. Les eaux, voyez-vous, c’est ce qu’il y a de plus divertissant : du matin au soir, tout le monde s’amuse !... Il y a bien quelques vrais malades qui sont forcés de s’occuper un peu de leur santé, et cela leur fait perdre du temps : c’est incommode. Le séjour des eaux ne convient réellement qu’aux gens qui se portent bien.
HORTENSE.
C’est juste.
JENKINSON.
Sans adieu, mes jeunes amis, et fiez-vous à moi pour vous mettre au fait de tout ce qui se passe ici.
Air : Sous ce riant feuillage (Contredanse de la Fiancée.)
Toujours changeant de place,
Tout connaître est mon goût :
Quoi qu’on dise ou qu’on fasse,
Je sais tout, je vois tout.
Qu’à moi l’on se confie ;
Car, sur chaque habitant,
Une biographie
N’en apprendrait pas tant.
ENSEMBLE.
Toujours changeant de place, etc.
HORTENSE et BELVAL.
Toujours changeant de place,
Tout connaître est son goût ;
Quoi qu’on dise ou qu’on fasse,
Il sait tout, il voit tout.
Scène VIII
HORTENSE, BELVAL, puis MARIA
HORTENSE.
Il est plaisant, ce monsieur ! Je n’ai jamais vu un Anglais si communicatif.
BELVAL.
Il paraît obligeant, il est l’ami de votre tuteur, il pourra nous être utile. Mais je voudrais, ma chère Hortense, trouver ici une femme aux soins de laquelle nous puissions vous confier, car seule avec nous...
MARIA, qui a entendu en entrant.
Oh ! Monsieur, c’est facile : j’ai votre affaire. Une jeune dame qui loge là avec son mari. Ce sont des gens bien aimables : un ménage comme on n’en voit pas ! Ils sont toujours du même avis, ils ne se plaisent qu’ensemble ; les bals, les fêtes, c’est pour eux comme rien du tout. Ils s’aiment tant !... Ah ! c’est bien agréable d’être la femme de celui qu’on aime !... Sage et heureuse en même temps !... C’est déjà si difficile d’être l’un des deux !...
HORTENSE.
Vraiment ?
MARIA.
Oh ! j’en sais quelque chose.
Air : Mais à son âge ainsi qu’au vôtre (Vadeboncœur.)
La plus sage, la plus sensée
Peut-elle répondre qu’un jour
Elle ne sera point placée
Entre le devoir et l’amour ?
L’un nous relient, l’autre nous presse :
Il faut donc vivre en choisissant
Du bonheur, ou de la sagesse ?...
Ma foi, c’est bien embarrassant !
HORTENSE, riant.
Ah ! ah ! la maîtresse d’auberge qui fait de la morale ! Et comment se nomme cette dame ?
MARIA.
Madame Émeline de Murville.
BELVAL.
Murville ! Émeline !... Oh ! je suis en pays de connaissance.
MARIA.
Tenez, justement, la voici qui vient. Laissez-moi faire.
Scène IX
MARIA, ÉMELINE, sortant du numéro six, BELVAL, HORTENSE
MARIA.
Madame, ce sont des voyageurs qui désirent vous parler.
Émeline sourit et salue.
BELVAL.
Pardon, Madame, y de cette singulière présentation ! Peut-être ne sommes-nous pas entièrement étrangers les uns aux autres : votre nom vient de me rappeler un ancien compagnon de voyage. J’ai parcouru l’Italie il y a deux ans avec M. de Murville.
ÉMELINE.
Seriez-trous monsieur Georges Belval ? Édouard m’a plus d’une fois parlé de vous.
BELVAL.
Je suis reconnaissant de son souvenir. Permettez-moi, Madame, puisque je ne vous suis pas tout à fait inconnu, de solliciter votre protection pour mademoiselle Hortense Derbois. Plus heureux que moi, Édouard, je le vois, a enfin obtenu la main de celle qu’il aime, et moi j’attends encore le moment où ma chère Hortense pourra me donner la sienne.
ÉMELINE, passant entre Belval et Hortense.
Soyez la bienvenue, Mademoiselle, et veuillez me traiter en amie.
MARIA.
Quand je vous disais que vous vous conviendriez à merveille !... C’est une fameuse protection pour une jeune demoiselle, qu’une personne si vertueuse !
ÉMELINE, un peu embarrassée.
Je peux du moins comprendre vos peines, Mademoiselle, car de longs obstacles s’opposèrent aussi à mon bonheur, et ce n’est que depuis deux mois que je suis l’heureuse épouse de celui que j’ai aimé pendant cinq ans sans espoir.
HORTENSE.
Croyez à toute ma gratitude.
À Belval, en souriant.
Cinq ans de constance ! Georges, quel exemple !
MARIA.
Cinq ans ! c’est fort.
BELVAL.
Je dois dire, à la louange de notre sexe, qu’Édouard ne fut pas moins fidèle.
ÉMELINE.
Jugez, Monsieur, quels furent sa douleur et son ressentiment, quand un homme sans délicatesse abusa de l’autorité paternelle pour obtenir ma main !
HORTENSE.
Vous avez été mariée à un autre ! Ah ! que sont nos malheurs comparés à celle-là ?
ÉMELINE.
Édouard était absent, on me trompa, et mon père profita d’un moment de dépit pour me faire contracter à seize ans l’engagement d’être à un homme que je détestais.
HORTENSE.
Et vous avez eu le bonheur... le malheur de devenir veuve ?
MARIA, à part.
C’est ça qu’elle est si bonne !... La grande habitude du mariage !
ÉMELINE, avec une sorte d’embarras.
Dès que je fus libre de disposer de ma main, tous mes rêves de bonheur se réalisèrent.
MARIA.
Voici M. de Murville.
Elle sort quand il entré.
Scène X
BELVAL, HORTENSE, ÉMELINE, ÉDOUARD, tenant des lettres et des journaux
ÉDOUARD, s’arrêtant étonné.
Émeline avec du monde !... ah !
ÉMELINE.
Venez, Édouard, renouveler connaissance avec un ancien ami, et offrir vos hommages à sa jolie fiancée.
ÉDOUARD, d’un air peu content.
C’est vous, monsieur Belval ! Je vous souhaite le bonjour.
BELVAL.
Forcé de fuir Anvers au moment de notre mariage, je m’estimerai heureux si vous me permettez de placer ma future compagne sous la protection de madame de Murville.
ÉDOUARD, troublé.
Sous sa protection !... Émeline est si jeune !
HORTENSE, bas à Belval.
Il n’a pas l’air très empressé de nous accueillir.
ÉMELINE, à Édouard.
Mais votre mère et votre sœur, que nous attendons à tout moment, me seconderont dans ce soin si doux... si honorable.
ÉDOUARD, froissant une lettre qu’il tient ouverte.
Ma merci... ma sœur !... Elles ne viendront pas.
ÉMELINE, troublée.
Ah !
BELVAL, à part.
Il semble bien préoccupé !
ÉDOUARD, remarquant le trouble d’Émeline, et faisant un effort sur lui-même.
Mais nous tâcherons de les remplacer. Soyez convaincu, mon cher Georges, de toute mon amitié et du plaisir que j’aurais à vous être utile.
Il regarde Hortense.
Permettez aussi, mon ami, que je vous fasse mon compliment.
HORTENSE, bas, à Belval.
Allons, il redevient aimable.
BELVAL.
Nous sommes arrivés avec le tuteur de mon Hortense, et sous vos auspices notre mariage pourra s’accomplir ici.
HORTENSE.
Oh ! attendez, monsieur Georges... Puisque notre union a été retardée, je veux prendre encore le temps de réfléchir.
BELVAL.
Toujours des délais !
HORTENSE.
Que voulez-vous ? nous autres, pauvres femmes, nous n’avons qu’une seule chance dans notre destinée. Quand le lot est tiré et qu’on a perdu, tout est fini... car il n’est pas souvent permis de faire comme vous, Madame, de mettre deux fois à la loterie.
Émeline fait un mouvement.
ÉDOUARD, bas.
Qu’entends-je ? Ils savent donc ?...
BELVAL.
Vous fixerez vous-même l’époque de mon bonheur. Tous mes désirs, ma chère Hortense, sont que vous n’éprouviez jamais un regret.
HORTENSE.
Il y a ici, dit-on, des bals, des fêtes ; nous visiterons tout, car vous me parlez sans cesse du bonheur, et vous savez, mon cher Georges, que je n’y crois guère.
ÉMELINE.
Que dites-vous, Mademoiselle ?
HORTENSE.
Eh ! mon Dieu, Madame !
Air : Et voilà ce que j’ai fait. (Léocadie.)
Une chimère, un doux mensonge
Séduit le pauvre genre humain ;
On marche, et, poursuivant un songe,
On croit voir au bout du chemin
Le bonheur qui nous tend la main.
Il recule sans qu’on s’en doute ;
Eh bien ! s’il se tient éloigne,
Prenons les plaisirs sur la route,
C’est toujours (bis.) autant de gagné !
ÉMELINE.
Voilà de la philosophie.
HORTENSE.
Vous voudrez bien m’accompagner, n’est-il pas vrai, Madame ? À peine entrés ici nous avons fait la connaissance d’un Anglais fort divertissant ; je vous le présenterai.
ÉDOUARD, vivement.
Un Anglais !... non, jamais !... Je ne veux point recevoir un Anglais.
BELVAL, étonné.
Que dites-vous ?
ÉDOUARD, se remettant et souriant.
Bien n’est plus ennuyeux au monde qu’eux et leur pays.
BELVAL.
Vous m’étonnez ! vous, Édouard, qui avez étudié l’Italie pour apprendre ce qu’a été le genre humain, il faut visiter l’Angleterre pour prévoir ce qu’il sera.
ÉDOUARD.
Je l’ai parcourue, et je la compare à une grande boutique servie par des commis de mauvaise humeur. Tout y est soumis à des calculs d’intérêt, tout s’y meut par des combinaisons ; et, jusqu’à leur personne, tout me semble si régulier, si loin de la nature, que je suis toujours tenté de tourner autour d’un Anglais pour découvrir les contrepoids qui le font mouvoir et parler.
ROBERT, entrant du fond.
Mademoiselle, le médecin qu’on a demandé vient d’arriver.
HORTENSE.
C’est pour le fils de mon tuteur ; cet excellent rami, si digne d’être heureux, regrette la mort d’une femme qu’il chérissait, et il craint pour la vie de l’enfant qui seul le console de la perte de sa mère. Permettez que nous allions nous unir à ses soins, et veuillez recevoir de nouveau tous mes remerciements.
ÉDOUARD.
À revoir, mon cher Georges ; et comptez sur nous.
HORTENSE, à Émeline.
Air : Valse de Robin des Bois.
Vous m’accordez, sans me connaître,
L’appui que j’avais envié ;
Mais un jour changera peut-être
La bienveillance en amitié.
Croyez à ma reconnaissance.
BELVAL.
Pour moi quel bonheur imprévu
De pouvoir placer l’innocence
Sous les ailes de la vertu !
Ensemble.
HORTENSE.
Vous m’accordez, etc.
ÉMELINE.
Oui, le plaisir de vous connaître
Bientôt doublera de moitié ;
Car un jour changera peut-être
La bienveillance en amitié.
BELVAL.
Vous lui donnez, sans la connaître,
L’appui qu’elle avait envie ;
Mais un jour, etc.
ÉDOUARD, à Belval.
En vous voyant ici paraître,
Mon plaisir double de moitié ;
Plus ou apprend à vous connaître,
Plus on se livre à l’amitié.
Scène XI
ÉMELINE, ÉDOUARD
ÉDOUARD.
Ma chère Émeline, je me réjouis de cette circonstance imprévue : une compagne aimable et jeune va vous distraire dans cette vie retirée que nous menons.
ÉMELINE.
Me distraire !... En ai-je besoin ? Non, seule avec mon Édouard, je trouve tout ce que j’ai rêve de bonheur sur la terre.
ÉDOUARD, tendrement.
Bonne Émeline !... toi aussi, tu suffiras seule à mon bonheur.
ÉMELINE.
Ah ! comme l’amour sait compenser tous les sacrifices qu’il fait faire !
ÉDOUARD.
Tu es mon amie, mon bien suprême !... Mais je veux voir les autres rendre justice à celle que j’aime : j’ai tremblé que tu ne fusses méconnue de gens frivoles bien peu dignes de t’apprécier ; et je sais gré à Belval de t’avoir confié sa future compagne... Car le monde, à ce qu’il paraît, l’a instruit de tes premiers liens ? ou bien toi-même tu lui as dit ?...
ÉMELINE, avec embarras.
Il sait que je fus mariée.
ÉDOUARD.
Et que...
ÉMELINE.
Et que... je devins libre.
ÉDOUARD.
Qu’un amour passionné l’emporta sur le devoir ; qu’il nous fit tout braver ?
ÉMELINE.
Édouard, au nom du ciel, ne me condamne pas !... Cet amour est mon bonheur ; que ne peut-il être aussi ma gloire !... Pardonne ! je n’ai pas eu le courage de rougir aux yeux de ton ami ; devant l’homme qui te connaît si noble, si délicat, si fier, j’ai craint d’avouer que ta compagne fut coupable ; que l’opinion l’a flétrie pour avoir publiquement rompu ses premiers liens.
ÉDOUARD.
Comment ! il ignore qu’un divorce...
ÉMELINE.
Il ignore que mon premier époux vit encore ; qu’il fut abandonné par celle qui avait juré de lui être fidèle... Il m’a cru libre d’être heureuse, et notre bonheur, Édouard, fut payé si cher que je n’ai pas osé dire à quel prix je l’ai acheté.
ÉDOUARD.
Ah !... Et quand il saura tout ?...
ÉMELINE.
Qu’il ne l’apprenne pas ! mon mariage fut cassé en Angleterre ; ici, l’on ne nous connaît pas... notre secret peut rester ignore.
ÉDOUARD.
Tromper !... mentir !... y pensez-vous, Émeline ?
ÉMELINE.
Faudra-t-il donc, Édouard, que je vous voie rougir devant le monde, ou souffrir dans la solitude ?
Air : Je conçois que pour le séduire (Espionne.)
Ai-je donc perdu mon empire ?
Oubliez-vous les jours sereins
Où vous me disiez qu’un sourire
Loin de vous chassait les chagrins ?
Mes yeux levés sur l’époux que j’adore,
Ont vu les siens se ranimer...
Comme autrefois je vous regarde encore...
Ce regard n’a-t-il plus ce qui sut vous charmer ?
ÉDOUARD.
Émeline !...
ÉMELINE.
Alors, a vous plaire attentive,
Si je vous voyais soucieux,
À ma harpe longtemps oisive,
J’arrachais des sons gracieux ;
Mes doigts erraient sur la corde sonore,
Et je chantais le bonheur de s’aimer...
Comme autrefois, Monsieur, je chante encore
Ma voix n’a-t-elle plus ce qui sut vous charmer ?
ÉDOUARD.
Ah ! mon Émeline peut-elle le penser ?
ÉMELINE.
Eh bien ! laissons à ces jeunes gens une erreur que je n’ai point cherché à faire naître, et profitez des distractions qu’ils vous offrent.
ÉDOUARD.
Quand ce moyen ne serait pas impraticable, pensez-vous, Émeline, que l’honneur permettrait de l’employer ? Moi, me condamner à une vie de mensonge !... non ! quand l’amour que vous m’inspirez me fit braver les préjugés pour vous arracher à l’homme odieux qui vous rendait si malheureuse, il fallut bien payer notre bonheur d’une partie de notre considération : eh bien ! plus le monde nous juge défavorablement, plus nous devons tâcher d’être irréprochables pour te contraindre à nous rendre un jour son estime. Car, je l’avoue, Émeline, l’estime des autres et celle de moi-même sont, avec vous, nécessaires à mon existence. Point de mystère, point de mensonge. J’instruirai Georges, et, s’il le faut, eh bien ! nous partirons.
ÉMELINE.
Mais s’il consentait à laisser Hortense près de moi, à me charger de la conduire dans le monde !
ÉDOUARD.
Dans le monde ! Pour voir, comme dans les salons de Paris, les gens sévères s’éloigner de vous, et les étourdis vous faire la cour !... N’est-ce pas pour cela que nous avons voyage ?
ÉMELINE, tendrement.
Vous me reprochez ma situation, mon ami !... Et pourtant j’ose dire... que vous seul n’en avez pas le droit.
ÉDOUARD, d’un ton caressant.
Chère Émeline !... pardonne et vivons l’un pour l’autre.
ÉMELINE.
Eh bien ! oui, nous partirons. On croira qu’une affaire soudaine, une lettre reçue à l’instant... Quand vous êtes entré, Édouard, vous en teniez à la main, que disent-elles ? votre sœur ne viendra donc pas ? Elle me fuit ?... Hélas ! je m’en doutais.
ÉDOUARD, essayant de sourire.
Nous la reverrons un jour.
ÉMELINE, s’approchant de la table où il a jeté ses lettres.
La lettre de votre mère... elle est là !... je n’ose la lire !... Mais en voici qui n’ont point été ouvertes.
ÉDOUARD.
Eh bien ! ce soin vous regardera, mon amie ; recevez cette marque de confiance en réparation de ma mauvaise humeur.
ÉMELINE.
Voyons donc... Une lettre d’Anvers ! Elle nous est renvoyée de Paris...
Elle l’ouvre.
Ah !
Elle rejette la lettre.
C’est de lui !
ÉDOUARD.
De qui ? Qu’avez-vous, Émeline ?... Ô ciel ! vous pâlissez !...
ÉMELINE.
De l’époux que j’ai abandonné.
ÉDOUARD.
Homme cruel et vindicatif !... Que nous veut-il encore ?
Il va pour déchirer la lettre.
ÉMELINE.
Arrête, Édouard !... il n’a que trop à se plaindre de nous.
ÉDOUARD.
Du moins laissez-moi lire : je ne souffrirai pas plus longtemps son insolence.
Il lit.
« Lord Sidney Clifford ne veut rien conserver de ce qui appartenait à madame de Murville : il joint ici un acte au moyen duquel il lui sera payé la somme qu’il y a cinq ans il avait reconnue comme formant sa dot. En nommant le père de madame de Murville exécuteur de cet acte, lord Clifford désire ardemment offrir à celle qui a en est l’objet une occasion de se rapprocher d’un père si justement chéri et respecté. »
Il froisse la lettre avec emportement.
ÉMELINE.
Quelle incroyable générosité ! Un don si considérable...
ÉDOUARD.
Il veut encore l’emporter sur moi !... Son orgueil se flatte de m’humilier.
ÉMELINE.
Ah ! Édouard, un plus noble motif l’a décidé sans doute.
ÉDOUARD.
Vous avez de lui une bien hante opinion !
ÉMELINE.
Je ne vous ai jamais vu, mon ami, vous fâcher ainsi contre moi.
ÉDOUARD.
Devoir quelque chose à un homme qui... nous méprise !...
ÉMELINE.
Je refuserai.
ÉDOUARD.
Oui, certes, vous refuserez !... Et votre père m’accusera... Et moi-même, comment remplacer ce que je vous ferai perdre ? Ma fortune...
ÉMELINE.
Qu’importe ? ton amour vaut mieux que tous les trésors du monde ! Et si tu pouvais trouver le bonheur près de ton Émeline, qu’aurait-elle à désirer sur la terre ?
ÉDOUARD.
Le bonheur !
ÉMELINE.
Dis, Édouard, m’aimes-tu ?
ÉDOUARD.
Si je t’aime ?...
ÉMELINE.
Eh bien ! que nous fait l’opinion du monde ?
ÉDOUARD.
Mais pourquoi ce don, si ce n’est pour nous humilier ? car il n’est pas généreux, cet homme. Nulle grande qualité ne le distingue, ne me l’avez-vous pas dit ? Sans élévation dans l’âme, sans esprit, il n’a pas su vous apprécier ; il ne vous aimait pas, et quand vous l’avez voulu quitter, lui-même il pressait votre divorce. N’est-il pas vrai, Émeline ?
ÉMELINE.
Non, il ne m’aimait pas. Toutes mes actions lui semblaient indifférentes ; il consentit sans regret à se séparer de moi, et du moins je n’ai pas à me reprocher d’avoir fait son malheur... Son cœur, insensible et froid, doit m’inquiéter encore pour... l’enfant que la loi m’a forcé de lui laisser.
ÉDOUARD.
Ah !... de grâce, Émeline !...
ÉMELINE.
Mon ami, mes volontés sont les vôtres.
ÉDOUARD.
Je renverrai cet acte... n’en parlons plus !
Scène XII
ÉMELINE, PÉTERS, ÉDOUARD
ÉDOUARD.
Que voulez-vous, Péters ?
PÉTERS.
Pardon, excusez, Monsieur et Madame, si je vous dérange ; mais eu égard à mon accident, j’espère que vous ne m’en voudrez pas.
ÉMELINE.
Qu’avez-vous donc, Péters ? Vous paraissez consterné : serait-il arrivé quelque malheur à votre femme on à votre enfant ?
PÉTERS.
Il ne manquerait plus que cela !
Édouard s’est assis près de la table, et réfléchit sur l’acte qu’il tient encore à la main.
ÉMELINE.
Qu’est-ce donc ?
PÉTERS.
Vous, dont le ménage est si heureux, si vous saviez de quoi il retourne dans le mien ?...
ÉMELINE.
Si je peux vous être utile, parlez.
PÉTERS.
Oui, je parlerai : vous êtes si bonne, Madame, que vous ne me refuserez, pas, j’espère, un conseil pour me tirer d’un mauvais pas. Voici mon affaire : Je crois que ma femme est à la veille d’être amoureuse... je pourrais même dire que c’est fait.
ÉMELINE.
Amoureuse... de vous ?
PÉTERS.
Ah bien oui ! de moi !... est-ce que je me plaindrais ?... Pas du tout : c’est d’un capitaine de grenadiers ; vous voyez que c’est bien différent !... Et ce maudit Anglais qui loge ici lui a dit que dans son pays on pouvait changer de mari ; il lui a parlé de saints-simonistes, de capacités, que sais-je ? Depuis ce moment-là, elle croit que la capacité d’un capitaine... Elle ne rêve plus que les coutumes des Anglais... Ah ! monsieur votre époux a bien raison de ne pas aimer ces gens-là.
ÉMELINE, troublée.
Quoi ! votre femme voudrait divorcer ?
PÉTERS.
Ni plus, ni moins.
ÉDOUARD, sortant de sa rêverie et avec humeur.
Et que voulez-vous que nous fassions à cela.
PÉTERS.
Ah ! voilà ! Je voudrais que Madame, en qui Maria a grande confiance, voulût bien lui dire que ce serait un mauvais trait de quitter comme ça son mari et son enfant.
ÉMELINE, à part.
Ciel !...
PÉTERS.
Moi encore qui lui ne refusais rien, qui n’avais d’autres volontés que les siennes !...
Air : Un petit coin.
Je n’ disais mot ! (bis.)
Quand y’avait un’ fête, Madame,
On m’ faisait garder le marmot ;
Je n’ disais mot : (bis.)
Les aut’ dansaient avec ma femme,
Tandis qu’ moi, la colèr’ dans l’âme,
J’ berçais l’enfant... je n’ disais mot.
Je n’ disais mot, (bis.)
Lorsqu’à la cuisine sans cesse
On m’obligeait à soigner l’ pot...
Je n’ disais mot. (bis.)
Madame faisait la princesse,
Et moi, dévorant ma tristesse,
J’écumais... et je n’ disais mot.
Et elle veut me planter là pour épouser un mauvais sujet qui la rendra malheureuse.
ÉDOUARD.
Un mauvais sujet !... elle a tort : Émeline, vous lui parlerez.
PÉTERS.
Quand je dis un mauvais sujet, ce n’est pas que je le connaisse ; mais ça se devine. Vous pensez bien qu’un homme qui cherche à mettre à mal une pauvre jeune femme ; qui veut l’arracher à ses devoirs, l’exposer à tous les caquets des voisins et des voisines, la brouiller avec ses parents, ça ne peut pas être autre chose.
ÉMELINE, très troublée.
Peut-être croit-il que lui seul peut faire son bonheur !
PÉTERS.
Laissez donc !... Quand je vous dis, Madame, que je m’y entends mieux que lui à rendre une femme heureuse... Il faut que Maria soit devenue bien difficile !... On me l’a ensorcelée !... Mais vous pouvez lui dire que ce n’est pas celui-là qui devra la mépriser qui peut la rendre heureuse.
ÉDOUARD.
Péters !...
PÉTERS.
Oui, Monsieur, il faut que Madame lui dise cela.
ÉMELINE.
Moi !...
PÉTERS.
Attendez donc !... Que son mari se défiera d’elle ; qu’il pensera que quand on a écouté un amoureux, on peut en écouter bien d’autres, que... que...
ÉMELINE, à part.
Mon Dieu ! est-ce un avertissement du ciel ?
ÉDOUARD.
C’est assez, Péters, laissez-nous.
PÉTERS.
Je vais vous envoyer Maria comme pour apporter quelque chose, et vous lui direz bien tout cela, n’est-il pas vrai ?...
ÉDOUARD, à part.
Quoi donc ! des choses pénibles, toujours, partout !
Il est assis et pose sa tête sur sa main.
PÉTERS.
C’est que j’ai peur que Madame n’oublie.
ÉMELINE.
Oublier !... Oh ! non.
Péters est sur le devant du théâtre ; Édouard est plongé dans la rêverie ; Émeline, un peu en arrière, a les yeux fixés sur Édouard.
ÉMELINE, à part.
Quelle tristesse profonde !
En s’approchant d’Édouard et à demi-voix.
Comme vous êtes sérieux, Édouard !
ÉDOUARD, toujours assis, avec humeur.
Puis-je avoir sur mes lèvres un éternel sourire ?
ÉMELINE.
Mon ami, quel ton sévère !... Auriez-vous déjà des regrets ?
ÉDOUARD, se levant et ayant l’air de chasser une idée pénible.
Des regrets !... Non, j’ai tort... Je ne sais quelle pénible impression... Pardon, mon Émeline, pardon !
Il l’embrasse.
PÉTERS, qui est resté sur le devant.
En voilà un bon ménage !
ÉDOUARD.
Il faut que je sorte : Émeline, je vous retrouverai ici, n’est-ce pas ?
Il sort.
PÉTERS.
C’est ça. Je vais envoyer Maria ; les femmes s’entendent mieux entre elles ; les maris les gênent. Ah ! Madame, vous qui êtes une si vertueuse épouse, vous me conserverez la mienne.
Il sort.
Scène XIII
ÉMELINE, seule
Il est sorti, rêveur, triste... Et moi !... Ah ! depuis quelques jours le ciel semble prendre plaisir à réunir tout ce qui peut blesser mon cœur !... Et pourtant je suis la femme d’Édouard !... Quelquefois, il parait heureux... Oui, quelquefois... Ah ! quand on n’a que des moments de bonheur, combien d’instants restent encore à la tristesse et aux regrets !... Comme cette lettre de lord Clifford l’a troublé !... Mais aussi d’où vient tant de générosité, quand le ressentiment serait si juste ?... J’espérais trouver dans cette lettre le nom de mon fils...On ne m’en parle pas !... On ne me regarde plus comme sa, mère !... Hélas !... ne l’ai-je pas quitté ?
Scène XIV
JENKINSON, ÉMELINE
Émeline va s’asseoir près de la table.
JENKINSON.
Encore une femme !... C’est peut-être cette belle voyageuse qui ne veut pas faire connaissance avec les Anglais ?... Voyons ! Il s’agit ici de se présenter avec tous ses avantages, et de venger l’honneur du pays... Diable !... Elle paraît bien préoccupée ?... Tâchons d’attirer son attention...
Il s’approche.
Madame !... veut-elle permettre à un voisin...
ÉMELINE.
Quelle voix !... M. Jenkinson !...
JENKINSON.
Lady Clifford !...
ÉMELINE, à part, et se levant.
Ciel !... Il ignore tout !...
JENKINSON.
Mille pardons, milady !... Croiriez-vous que je vous prenais pour une voisine qui loge là, et qui n’aime pas les Anglais ? Vous qui êtes devenue notre compatriote !... Oh ! je me doutais bien que vous étiez du voyage.
ÉMELINE.
Oui... je suis venue... mais permettez que je m’éloigne.
JENKINSON.
Un instant, s’il vous plaît... Après deux années d’absence, est-ce ainsi qu’on reçoit un vieil ami ?... Souffrez du moins que je m’informe de votre santé.
ÉMELINE.
Elle est bonne... très bonne !... Je vous remercie.
JENKINSON.
Vous semblez embarrassée ?... Qu’y a-t-il donc ?... Votre mari m’a déjà donné quelques inquiétudes...
ÉMELINE.
Mon mari !...
JENKINSON.
Sans doute !... Lui aussi il a paru vouloir m’éviter ; il ne m’a point répondu quand je lui ai demandé la cause de sa tristesse, de sa pâleur ; car il est changé... très changé.
ÉMELINE.
Quoi donc, Monsieur ? que voulez-vous dire ?
JENKINSON.
Ce cher Clifford !... A-t-il donc été malade ? ou quelque grand chagrin l’a-t-il frappé ?
ÉMELINE.
Lord Clifford !... Comment ?
JENKINSON.
En vérité, il est méconnaissable... Et son cœur aussi paraît changé... Il m’a presque repoussé, moi son ancien camarade... Ah ! peut-être m’en veut-il d’avoir été si longtemps sans donner de mes nouvelles ! Mais, s’il est un peu lâché contre moi, je compte sur vous pour nous raccommoder ; vous arrangerez cela, n’est-il pas vrai ?
ÉMELINE, à part.
Il est ici !... Horrible situation !... Ah ! échappons à ce supplice.
Elle va pour sortir.
Scène XV
BELVAL, HORTENSE, ÉMELINE, JENKINSON
HORTENSE, arrêtant Émeline.
Ne vous éloignez pas, Madame, je vous en prie ; je venais vous chercher pour faire une promenade dans la ville.
BELVAL.
Le temps est superbe, le pays magnifique.
HORTENSE, remarquant Jenkinson.
Ah ! la connaissance est faite avec Monsieur !...
JENKINSON.
Depuis longtemps : je suis un ancien ami du mari de Madame, et comme tel, je lui offre mon bras.
ÉMELINE.
Je vous le répète, je ne puis sortir en ce moment : excusez-moi.
JENKINSON.
Comment ! vous nous refuseriez !...
BELVAL, bas à Hortense.
Cet Anglais me semble importun.
ÉMELINE.
Cela est impossible : pardon, encore une lois.
JENKINSON.
Quoi ! c’est ainsi que vous accueillez le vieux camarade de votre mari !...
BELVAL, à demi-voix à Hortense.
Je parie que c’est un de ces fâcheux qui se vantent d’être les intimes de gens qu’ils connaissent à peine.
HORTENSE, de même.
C’est possible.
Scène XVI
BELVAL, HORTENSE, ÉMELINE, JENKINSON, ÉDOUARD
ÉDOUARD, entrant.
Encore du monde !...
ÉMELINE, à part.
Édouard !... que faire ? que dire ?
HORTENSE.
Monsieur de Murville, nous proposions une promenade à Madame.
JENKINSON.
Ah !... ce Monsieur est de votre société ?
BELVAL.
Comment ?...
À demi-voix à Hortense.
Eh bien ! qu’ai-je dit ? Il ne le connaît pas !... Amusons-nous à ses dépens.
Haut, et passant entre Jenkinson et Édouard.
Vous disiez donc, Monsieur, que le mari de madame est particulièrement connu de vous ?
JENKINSON.
Parbleu ! un ami intime !
ÉDOUARD.
Qu’est-ce à dire ?
BELVAL, bas à Édouard.
Laissez-moi faire ; c’est un impudent drôle que nous allons confondre.
ÉMELINE, avec intention à Édouard.
Jadis, en Angleterre, Monsieur m’a connue.
ÉDOUARD.
En Angleterre !... ah !
BELVAL, bas à Édouard.
Ne dites rien, et laissez-moi l’interroger.
Haut.
Et depuis quand avez-vous quitté cet intime ami ?
JENKINSON.
Depuis deux ans ; mais il est bien changé.
HORTENSE.
Oui, tellement que vous ne le reconnaîtriez plus.
JENKINSON.
Oh ! ce n’est pas à ce point : je l’ai bien reconnu tout à l’heure.
ÉDOUARD, troublé.
Comment !... tout à l’heure !
JENKINSON.
Il m’a semblé vieilli de dix ans.
ÉMELINE, à part.
Je suis à la torture !
BELVAL.
Vous l’avez donc revu ?
JENKINSON.
Ah ça ! combien de fois faut-il que je répète la même chose ?
ÉDOUARD.
Il est ici !...
HORTENSE, bas à Émeline.
Il paraît qu’il y a d’intrépides gascons en Angleterre.
JENKINSON.
En vérité, Messieurs, j’ai l’air de parler iroquois ! Tout le monde ouvre de grands yeux... Il me semble pourtant que je m’explique.
À Édouard.
Et vous, Monsieur, qui venez m’interroger, je ne sais pas pourquoi vous vous mêlez de la conversation : je ne m’adresse pas à votre femme peut-être ? On dit qu’elle n’aime pas les Anglais, ni vous non plus... Tant pis pour vous ! Mais que diable, laissez-moi causer avec la femme de mon ami.
ÉDOUARD.
Monsieur !...
ÉMELINE, à part.
Que devenir ?
BELVAL.
De votre ami !... De qui donc parlez-vous ?
JENKINSON.
Et parbleu ! vous devez bien le savoir, je parle de lord Clifford.
HORTENSE.
De mon tuteur !
BELVAL.
Lord Clifford !
JENKINSON.
Et tenez, le voici lui-même.
ÉDOUARD.
C’est lui !
ÉMELINE.
Malheureuse !
Scène XVII
HORTENSE, ÉMELINE, JENKINSON, CLIFFORD, BELVAL, ÉDOUARD
JENKINSON.
Arrivez donc, mon cher ! Il y a ici je ne sais quel quiproquo ; votre femme n’a pas l’air de me connaître : venez nous mettre tous d’accord.
Lord Clifford a fait un mouvement en voyant Émeline ; Jenkinson, qui tient sa main, s’en aperçoit.
Eh bien ! vous tremblez !... Vous !...
HORTENSE, examinant Émeline.
Qu’est-ce donc ?... comme elle pâlit !...
Elle va la soutenir.
Vous connaissiez mon tuteur ?
ÉMELINE.
Éloignez-moi ! sa vue me fait mourir !
JENKINSON.
Comment ?... lady Clifford serait-elle brouillée avec son mari ?
BELVAL et HORTENSE.
Lady Clifford !...
ÉMELINE, hors d’elle-même.
Clifford, Clifford !... ne me maudissez pas !
CLIFFORD.
Je n’ai jamais maudit que mon sort.
ÉDOUARD, passant vivement près d’Émeline qui est assise et dans le plus grand trouble.
Remettez-vous, madame de Murville.
Étonnement marqué de Belval, Hortense et Jenkinson.
Je ne recule point devant la situation où je me suis placé... Mariée par force à Monsieur, quand son amour me donnait des droits sur elle, je les ai fait valoir... Maintenant elle est ma femme.
JENKINSON.
Sa femme !... qui l’eût deviné ?
BELVAL, à Hortense.
Nous la croyions veuve !
HORTENSE.
Et c’était un divorce !...
Hortense, par un mouvement marqué, s’éloigne d’Émeline.
ÉDOUARD, emmenant Clifford sur le devant.
Je suis prêt, Monsieur, à vous offrir la seule satisfaction qui soit en mon pouvoir ! choisissez le temps et le lieu ; je vous ai offensé, prenez ma vie, et la balance redeviendra égale entre nous ; car, à votre tour, vous m’aurez privé d’Émeline.
CLIFFORD, avec beaucoup de dignité.
Un duel !... Non, Monsieur, je refuse... Les injures que j’ai reçues et les maux que j’ai soufferts sont de nature à exclure tout arrangement et toute satisfaction... Pourtant, je vous pardonne, et à vous aussi, Madame... si mon pardon peut rendre votre cœur plus calme et plus heureux !
À Belval, Hortense et Jenkinson.
Suivez-moi, mes amis, je venais ici vous chercher.
Ils partent ; Émeline est assise et plongée dans l’abattement ; Édouard est sur le devant.
Scène XVIII
ÉMELINE, ÉDOUARD
ÉDOUARD.
Il sort... homme glacé !... cœur de puritain !... il sort ! en me jetant avec dédain un pardon offensant !... Et je ne pourrai jamais ni réparer, ni diminuer les torts qui lui donnent le droit de m’humilier !... Il y aura toujours un homme au monde qui me méprisera, qui osera me le dire !... Avec quelle dignité il me refusait !... insensé que je fus de lui offrir l’occasion d’obtenir encore un avantage sur moi !... Comment le contraindre ?... Je le provoquerai publiquement.
ÉMELINE, qui épiait tous les mouvements d’Édouard, se levant.
Qu’entends-je ?.. Édouard, que dites-vous ?
ÉDOUARD.
Il est des cas où l’outrage et la haine vont si loin entre deux hommes que le monde ne peut plus les contenir ensemble, et que l’un doit céder la place à l’autre.
ÉMELINE.
Est-ce vous qui parlez ? vous, Édouard !... Loin que la générosité de lord Clifford vous irrite, ne devrait-elle pas vous toucher ?
ÉDOUARD.
Son éloge dans votre bouche ! Émeline, il ne manquait plus que cela... Ah ! sans doute c’est lui qui est noble et généreux... Je vous ai privé des avantages de votre fortune et de votre rang ; lui, il veillent encore sur votre avenir... Et moi qui vous empêche d’accepter ses bienfaits, je suis injuste...
ÉMELINE, avec une grande douceur.
Ai-je dit cela ?
ÉDOUARD.
Vous ne le dites pas... mais quelque jour, peut-être, je verrai le repentir dans votre cœur... si je pouvais y lire !...
ÉMELINE.
Un soupçon... Toutes mes pensées ne vous sont-elles pas connues ? suis-je capable d’artifice et de fausseté ?...
ÉDOUARD.
Que sais-je ?
ÉMELINE.
Juste Dieu ! c’est vous qui m’accablez ainsi !... Ah ! je connais la susceptibilité de votre orgueil ; il est offensé... et vous oubliez tout ! Édouard, reviens à toi !... Je n’ai dans le monde qu’un seul objet d’affection, c’est toi... Ma famille, mes amis, la société... j’ai renoncé à tout... Les femmes irréprochables s’éloigneraient de moi... et je ne pourrais aimer les femmes coupables... Oh ! ne me repousse pas !... nos torts et nos malheurs sont les mêmes ; nous seuls connaissons ce qui doit les excuser ; le monde ne le sait pas ; il ne peut nous rendre justice. Édouard, si nous cessions de nous aimer, que nous resterait-il ? Nous sommes isolés sur la terre, et nous ne pouvons demander à l’avenir que de l’amour.
ÉDOUARD.
L’amour peut-il remplir seul toute une existence ? la considération, l’estime des hommes ne sont-elles rien dans la vie ?... Malheur à qui brave l’opinion !
ÉMELINE.
Ah !... autrefois vous ne parliez ainsi.
ÉDOUARD.
Autrefois !... Grand Dieu ! craindre à chaque instant d’être contraint à rougir !... Cette situation est affreuse.
Il va sonner.
ÉMELINE.
Vous appelez ?... que voulez-vous, Édouard ?
Scène XIX
PÉTERS, ÉMELINE, ÉDOUARD
PÉTERS.
Monsieur a sonné ?
ÉDOUARD.
Des chevaux de poste à l’instant.
PÉTERS.
Partir !... Vous deviez rester ici deux mois ?
ÉDOUARD.
Il faut que Madame s’éloigne.
ÉMELINE.
Moi !... pas sans vous, Édouard !
ÉDOUARD.
Émeline... il le faut !... Moi, je dois demeurer encore ; mais je vous rejoindrai... je vous rejoindrai... oui, bientôt.
ÉMELINE.
Je ne partirai pas ainsi.
ÉDOUARD.
Je ne veux pas que vous restiez ici une minute de plus ! Partez, Émeline !... Si mon repos et mon bonheur sont encore de quelque prix à vos yeux, partez ! Je ne veux pas qu’il puisse vous revoir ; que jamais, dans la vie, il puisse vous rencontrer et vous parler de nouveau.
ÉMELINE.
J’obéirai.
ÉDOUARD, à Péters qui est resté ébahi.
Eh bien ! ne vous ai-je pas demandé des chevaux ?
PÉTERS.
Pardon... je réfléchissais... Oh ! il a l’air d’un sournois, ce lord Clifford !
Scène XX
PÉTERS, HORTENSE, ÉMELINE, ÉDOUARD
HORTENSE.
Lord Clifford !... Il demande des chevaux tout de suite.
PÉTERS.
Ah !... lui aussi !
HORTENSE.
Apprenez que son nom ne doit être prononcé qu’avec respect.
ÉDOUARD.
Ce nom me poursuivra-t-il toujours ?... Ah ! je n’y puis résister !... Rentrez, Émeline, et disposez-vous, je vous en prie, à remplir mes intentions.
À Péters.
Et vous, exécutez mes ordres ; que tout soit prêt pour le départ quand je rentrerai.
ÉMELINE.
Vous sortez ?
ÉDOUARD.
Je vais tout préparer : je reviendrai dans peu d’instants ; rentrez.
Il sort par le fond.
Scène XXI
ÉMELINE, PÉTERS, HORTENSE
HORTENSE.
Ferez-vous enfin ce qu’on vous demande, monsieur Péters ?
PÉTERS.
Il n’y a pas de bon sens de partir comme ça !... L’enfant est très malade : et s’il allait rendre l’âme en route ?
ÉMELINE, qui s’acheminait lentement vers son appartement, s’arrête.
Malade !... que dites-vous ?... un enfant ?...
PÉTERS.
Sans doute, un beau petit garçon de quatre ans ; le fils de lord Clifford.
ÉMELINE, avec un cri déchirant.
Mon fils !...
HORTENSE, à Péters.
Allez donc.
PÉTERS.
Ils le veulent... Il le faut bien !...
Il sort.
Scène XXII
HORTENSE, ÉMELINE, qui pendant la phrase de Péters s’est avancée vers la porte de l’appartement de Clifford
ÉMELINE.
Mademoiselle... cet enfant, c’est mon fils !... Il est là... malade... Je le verrai.
HORTENSE.
Rassurez-vous, Madame : lord Clifford a pour lui tous les soins... qu’on pourrait attendre d’une mère.
ÉMELINE.
D’une mère !... Eh bien ! une mère... coupable, et cruellement punie, vous adresse sa prière... souffrez qu’elle voie son fils !
HORTENSE, avec embarras.
Je ne puis... mon tuteur a défendu...
ÉMELINE.
Défendu que je voie mon enfant !
HORTENSE.
Un ordre général empêche qu’en son absence on laisse approcher personne... mais il va rentrer, et votre demande sans doute sera bientôt accordée.
ÉMELINE.
Oh ! priez, suppliez pour moi !... L’indulgence doit porter bonheur à la vertu... Vous, à qui elle sera facile, plaignez-moi... plaignez celle qui n’a pas eu assez de force pour résister à l’amour.
Hortense rentre chez lord Clifford.
Scène XXIII
ÉMELINE, seule
J’ai tout sacrifié à cet amour !... me donnera-t-il du bonheur en proportion de ce qu’il m’a coûté ?... Hélas !... je tremble déjà d’interroger le cœur d’Édouard... Tout est la !... S’il cessait de m’aimer ?... Oh ! chassons cette idée... il n’y a plus rien pour moi dans la vie que l’amour d’Édouard... rien... pas même mon enfant !... il est là... souffrant !... Et moi, moi, sa mère, je ne peux arriver a lui !... mes-torts nous séparent.
Elle va près de la porte.
C’est une autre qui lui donne les soins, qui reçoit les caresses qui m’appartenaient !... Pardonne, mon fils, pardonne !...
Elle regarde autour d’elle, puis s’incline et joint les mains.
Mon Dieu ! protège mon enfant, ne repousse pas la prière d’une mère... bénis-le !...
À ce moment, Clifford arrive par le fond ; il voit Émeline et s’arrête.
Scène XXIV
CLIFFORD, ÉMELINE
CLIFFORD, avec émotion.
Émeline !
ÉMELINE, se relevant vivement.
Ô ciel !
CLIFFORD, froidement.
Vous ici, Madame !
ÉMELINE, tremblante.
Mon fils est là ! Pardonnez...
CLIFFORD.
En cette occasion, le pardon n’est pas difficile.
ÉMELINE, s’encourageant peu à peu.
Vous vous êtes montré bien généreux envers moi, Monsieur : je ne veux pas m’éloigner sans vous avoir remercié, et sans vous demander une grâce.
CLIFFORD.
Parlez.
ÉMELINE.
Quand je perds pour jamais mon unique enfant, me permettrez-vous, milord, de l’embrasser une dernière fois ?
CLIFFORD.
Il m’est cruel, Madame, d’être forcé de résister à une telle demande ; mais c’est impossible.
ÉMELINE.
Impossible !
CLIFFORD.
Pardonnez !... cet enfant, je vous le dois, il m’est bien précieux... c’est tout ce qui me reste...
ÉMELINE.
Eh bien !
CLIFFORD.
Il croit que... la mort... lui a enlevé sa mère.
ÉMELINE, faisant un mouvement de désespoir.
Ah !
CLIFFORD.
Quand vous l’avez quitté, il vous connaissait déjà ; il vous aimait ; il appelait et cherchait sa mère. Je n’eus pas la force d’avouer la vérité... Car il grandira... Et j’ai voulu que le nom de sa mère lui fût toujours cher et sacré.
ÉMELINE, profondément blessée.
Est-il possible ? Milord, il ne me reste plus qu’à vous faire mes adieux ; à vous dire que je vous remercie encore de ce que votre générosité a voulu faire pour moi ; mais c’est votre intention seule que j’apprécie... Le présent, je le refuse... Le contrat vous sera remis, Monsieur. Maintenant je me retire.
CLIFFORD.
Vous suis-je donc odieux à ce point que vous ne vouliez pas même accepter une faible marque de mon intérêt ?
ÉMELINE.
Ah ! ce n’est pas à celle qui troubla votre vie d’accepter les preuves d’un intérêt qui la rend plus coupable encore envers vous. Gardez vos dons, Monsieur, ils me seraient inutiles dans la retraite où je dois vivre. C’est dans le monde, qui vous recherche et vous honore, que l’opulence peut avoir du prix. Aimé, riche et considéré, soyez heureux, Monsieur, et que rien ne rappelle les liens funestes qui vous ont uni à la malheureuse Émeline.
CLIFFORD.
Heureuse, voulez-vous dire ?
ÉMELINE.
Hélas !
Elle essuie une larme.
CLIFFORD, avec émotion.
Ah ! vous êtes heureuse ! Dites-le-moi, répétez-le-moi. J’ai besoin de croire à ce bonheur qu’il m’a fallu payer du mien.
ÉMELINE.
Quel langage !
CLIFFORD.
Et cependant, quelque malheureux que je sois, je l’eusse été plus encore en usurpant des droits qui ne doivent être accordés qu’à l’amour. Ces droits, je ne les eus jamais, le cœur seul peut les donner... mais j’en ai du moins à votre estime... Oui, Madame, maintenant que je ne dois plus vous revoir... Eh bien ! que ce dernier moment me justifie ! vous m’avez méconnu, vous ignorez encore quel sentiment m’a dirigé. Souffrez que ma conduite vous soit expliquée. Écoutez-moi.
ÉMELINE, à part.
Que va-t-il me dire ?
CLIFFORD.
En recevant votre main j’ignorais que votre cœur ne pouvait plus se donner. Elle est à vous volontairement, me dit votre père. Et vous parûtes satisfaite. Vous pressiez le moment de notre union, rien n’indiquait un regret. Un seul instant votre gaieté factice m’inquiète. « Pourquoi cet air agité, » vous disais-je ? le bonheur est plus calme. Vous me répondîtes en souriant ; et je ne croyais pas qu’un sourire, à seize ans, pût cacher le désespoir. Quand j’appris votre secret, il n’était plus temps. J’espérai que mes soins assidus pour votre bonheur, que ce titre de mère, que cette considération, cette opulence, dont vous jouissiez, vous attacheraient un jour à moi, et j’attendis. Mais quand vous m’avez dit : « Je ne puis être heureuse avec vous ; j’aime. » ai-je hésité ?... Vous le savez, de cet instant vous ne fûtes plus à moi ! Posséder Émeline et savoir qu’un autre possédait son cœur !... Oh ! non, jamais ! Je fis le sacrifice complet : je vous rendis à celui que vous aimiez. Et moi, triste obstacle à l’accomplissement de vos désirs, je m’éloignai ; seul, désespéré, en faisant des vœux pour un bonheur dont l’idée cruelle me tourmente et me déchire encore.
ÉMELINE.
Qu’entends-je ? Ah ! ne parlez pas ainsi. C’est sans regret que vous m’avez laissé vous fuir.
CLIFFORD.
Sans regrets que j’ai perdu les heures délicieuses passées près de vous ! que j’ai renoncé à cette compagne que je m’étais choisie ! Sans regrets que je me suis dit : Je ne la verrai plus ! Je n’entendrai plus cette voix si douce ; je ne contemplerai plus cette figure charmante ! et un autre, un autre qu’elle aime, jouira de cette félicité que j’aurais payée de ma vie !
ÉMELINE, dont le trouble va croissant.
Ah ! je serais trop coupable.
CLIFFORD.
Sans regrets ! Quand un jour, une heure de l’amour d’Émeline eût suffi à mon bonheur !
ÉMELINE.
Par pitié, Monsieur, par pitié pour cette coupable Émeline, ne dites pas cela. Vous avez consenti...
CLIFFORD.
À tout sacrifier pour elle.
ÉMELINE.
Vous étiez calme, indifférent.
CLIFFORD.
J’étais au désespoir.
ÉMELINE.
Vous ne l’aimez pas.
CLIFFORD.
Je l’adorais !
Un moment de silence.
ÉMELINE.
Grand Dieu ! que de vertus !
CLIFFORD.
Dites : que d’amour !
ÉMELINE.
Est-il possible ?
CLIFFORD.
Excusez une faiblesse involontaire. Vos larmes m’ont ôté la force de cacher ce secret si longtemps renfermé dans mon âme. J’étais préparé à voir madame de Murville brillante et enivrée de son bonheur ; j’aurais conservé mon courage... mais devant Émeline, pâle, tremblante et les yeux mouillés de pleurs, mon cœur s’est ému, lui seul a parlé, et la vérité s’est échappée malgré moi.
ÉMELINE.
Oh ! pardonnez, Sidney ; pardonnez à lady Clifford, car elle sera punie.
CLIFFORD.
Hélas ! c’est madame de Murville qui est là, il n’y a plus de lady Clifford. Et mes adieux doivent être éternels... mais il me semble que je serai moins malheureux si vous pouvez dire que jamais Clifford ne connut un vœu d’Émeline sans qu’il fût exaucé. Vous désirez voir votre fils ? eh bien ! cela se pourrait sans qu’il vous reconnut.
ÉMELINE, très troublée.
Ce vœu, si cher à mon cœur, non, ne l’exaucez pas ! Ce serait encore un bienfait ! et c’est trop, milord, pour Émeline... pour madame de Murville.
CLIFFORD, attendri.
Venez... venez voir votre enfant !... Un voile peut vous cacher, vous entendrez sa voix, vous retrouverez sur son visage quelques uns des traits de sa mère ! alors vous serez tranquille sur ma tendresse pour lui.
ÉMELINE.
J’ai tant désiré, depuis deux ans, revoir mon fils !... J’accepte. Oh ! mes obligations envers lord Clifford sont telles que jamais rien ne pourra m’acquitter.
CLIFFORD.
Vous ne me haïrez plus ?
ÉMELINE.
Haïr le plus noble et le plus généreux des hommes.
CLIFFORD.
Votre cœur n’a donc plus de ressentiment ?
ÉMELINE.
Il n’a que des remords.
CLIFFORD.
Venez près du berceau de mon enfant ! Je croirai revoir un instant lady Clifford. Venez, le reste de ma vie doit être si malheureux !
Il l’emmène dans son appartement ; au même moment Jenkinson entre par le fond.
Scène XXV
JENKINSON, puis PÉTERS
JENKINSON.
Ah ! c’est bien elle !... c’est bien lui ! lord Clifford et sa femme... non, madame de Murville, ensemble... là. Oh ! Oh ! pour le coup, moi qui aime les choses curieuses, en voici une bonne !
PÉTERS, arrivant.
Vous voilà, Monsieur !... Et vous riez encore... vous qui avez ensorcelé toute la maison ! D’abord, c’est grâce à vous que je vais perdre ma femme.
JENKINSON.
C’est toujours ça de gagné.
PÉTERS.
Tous nos voyageurs s’en vont.
JENKINSON.
Il en reviendra d’autres.
PÉTERS.
Suis-je assez malheureux ?
JENKINSON, riant.
Il y a vraiment une expression de désespoir sur tous les visages d’hommes mariés.
PÉTERS.
Enfin, j’en perds l’esprit, oui, je deviens bête.
JENKINSON.
Pas possible !
PÉTERS.
Ma parole d’honneur !... j’oublie tout : M. de Murville est en bas, il fait arranger sa voiture, et je venais dire à sa femme de descendre. Voyons donc !
Il va du côté de l’appartement de madame de Murville.
JENKINSON.
Ce n’est pas la peine, elle n’est pas chez elle.
PÉTERS.
Tiens, je ne l’ai pas vue sortir.
JENKINSON, montrant le numéro quatre.
Elle est là.
PÉTERS.
Ah ! chez son ancien ?
JENKINSON.
Oui.
PÉTERS.
C’est singulier !... Est-ce que ?...
JENKINSON.
Dame ! ça s’est vu !
PÉTERS.
Oh ! ce serait drôle !...
JENKINSON.
Parbleu ! voici le nouveau ! Voyons comment les Français prennent les choses.
Scène XXVI
ÉDOUARD, PÉTERS, JENKINSON
ÉDOUARD.
Eh bien ! Péters, ne vous ai-je pas dit de prier madame de Murville de descendre ?
Péters ne répond pas.
Pourquoi ne me répondez-vous pas ?
PÉTERS, bas à Jenkinson.
Est-ce qu’il faut lui dire ?...
JENKINSON, de même.
Essayez ! Il est peut-être philosophe.
ÉDOUARD.
Qu’est-ce donc madame de Murville a-t-elle refusé de venir ?...
PÉTERS.
Refusé !... ah ! par exemple !... Je ne l’ai pas vue.
ÉDOUARD.
N’est-elle pas chez elle ?
PÉTERS, avec un gros soupir.
Non, Monsieur !
ÉDOUARD.
Où est-elle ? que signifie cet air bêtement mystérieux ?
JENKINSON.
La modération est le trésor du sage.
ÉDOUARD.
Tout cela commence à m’impatienter, je vous en avertis Péters, parlez, je vous l’ordonne.
PÉTERS.
Certainement, Monsieur, je suis dans une position à sentir tout le désagrément de ce qui vous arrive.
ÉDOUARD.
Que voulez-vous dire ? Ah ! c’en est trop, à la fin !
PÉTERS.
Au reste, c’est Monsieur qui a été témoin... moi, je n’ai rien vu ; et je sais ce qu’il en coûte pour parler mal à propos.
ÉDOUARD.
Oh ! ma patience... ma patience !...
À Jenkinson.
Voudrez-vous bien vous expliquer, Monsieur ? Qu’avez-vous vu ?
JENKINSON.
Chez les différents peuples où j’ai voyagé.
ÉDOUARD.
Ah !... Prétendrait-on se moquer de moi ?... Où est madame de Murville ?
Péters et Jenkinson se taisent.
Où est-elle ? Au nom du ciel, parlez !
Péters montre du doigt l’appartement de Clifford.
Ici !.... mais n’est-ce pas l’appartement de... lord Clifford ?
PÉTERS.
Eh ! mon Dieu, oui, Monsieur !
ÉDOUARD.
Madame de Murville n’est pas là... Nous n’oserez pas le dire.
PÉTERS.
Dame ! c’est Monsieur qui l’a vue entrer.
ÉDOUARD.
Cela n’est pas... cela ne peut pas être.
JENKINSON.
Eh bien ! vous avez raison, ne croyez pas... c’est le plus sage.
La porte de Clifford s’ouvre doucement.
ÉDOUARD.
La porte s’ouvre... Je tremble !... Ah ! c’est elle !
PÉTERS.
Monsieur voit bien que je ne mentais pas.
JENKINSON, à demi-voix.
Suivez-moi, Péters ; l’explication va sans doute être chaude.
Scène XXVII
ÉDOUARD, ÉMELINE, puis MARIA
ÉDOUARD, à Émeline d’un ton sévère.
D’où venez-vous ?
ÉMELINE, tremblante.
Je viens... j’étais allée...
ÉDOUARD.
Vous ne pouvez répondre... vos traits sont altérés... Il suffit... je ne veux rien savoir.
ÉMELINE.
Je prends le ciel à témoin !...
ÉDOUARD.
Ne jurez pas !... On peut douter de vos serments.
ÉMELINE.
Grand Dieu !...
Air : Soldat français, né d’obscurs laboureurs.
Qu’ai-je entendu ?... moi, souffrir son mépris !
Les criminels frappent-ils leurs complices ?
L’ingrat m’outrage !.... Est-ce donc la le prix
De mon amour et de mes sacrifices ?
Quel asile puis-je trouver,
S’il vient aussi me reprocher mon crime ?
Et si, pour lui, quand j’osai tout braver,
La main qui doit me relever,
Autour de moi creuse l’abîme ?
ÉDOUARD.
Épargnez-moi vos reproches.
MARIA, s’arrêtant à la fenêtre de droite.
Ah ! une querelle... entre eux !... Écoutons.
ÉDOUARD, à Émeline.
Ne vous avais-je pas défendu...
ÉMELINE.
Pardonnez !... J’ai désiré embrasser mon enfant.
ÉDOUARD.
Votre enfant !... il est à lord Clifford.
ÉMELINE.
Ne suis-je plus sa mère ?
ÉDOUARD.
Pour vous, n’ai-je pas quitté la mienne ?
ÉMELINE.
Édouard !...
ÉDOUARD.
Nous avons cherché ensemble un bonheur impossible : l’espoir s’est évanoui, pour faire place aux regrets... Eux seuls nous restent.
ÉMELINE.
Ah ! voilà donc celui pour qui j’ai abandonné un époux vertueux, famille chérie !... Vous, Édouard, qui m’avez tout enlevé, voulez-vous donc vous charger de mon châtiment ?
ÉDOUARD.
Non !... mon parti est pris.
ÉMELINE.
Que voulez-vous dire ?
ÉDOUARD.
Maintenant que la vérité s’est fait jour, il faut la connaître et l’envisager tout entière... Émeline, écoutez-moi : Je vous ai aimée avec passion... mais, si mon caractère vous eût été mieux connu, vous m’auriez résisté !... Malgré l’amour, j’ai souffert de l’absence de ma mère et de mes amis : j’ai frémi de me voir privé de l’estime générale, premier besoin de mon âme ; j’ai su mauvais gré à ma femme de ne jouir d’aucune considération ; des humiliations renouvelées chaque jour ont révolté mon orgueil... Voyez maintenant, voyez si le bonheur est possible !
MARIA, qui a écouté à la fenêtre.
Mon Dieu, quelle leçon !
ÉMELINE.
Est-ce de lui que je devais attendre de tels reproches ? C’en est trop Édouard !... Je manque de forces pour répondre à de semblables paroles... Éloignez-vous ! Je ne veux pas, je ne peux pas en entendre davantage. Sortez !
Elle s’assied près de la table.
ÉDOUARD.
Vous savez tout !... Le reste de ma vie doit être à jamais malheureux !
Il sort.
Scène XXVIII
ÉMELINE, puis MARIA
ÉMELINE, frappée de ces derniers mots et se levant vivement.
Le reste de sa vie malheureux !... N’est-ce pas aussi ce que m’a dit Clifford ?... Mais lui, que j’ai tant offensé, il pardonne !... Et les paroles outrageantes, c’est Édouard qui les a prononcées !... Édouard !... lui, que j’ai tant aimé !... oh ! mon Dieu !
MARIA, s’approchant.
Madame, j’étais là... j’ai tout entendu.
ÉMELINE.
Eh bien ? Maria.
MARIA.
Ah ! Madame, que la cruauté de M. Édouard a dû vous faire de mal !
ÉMELINE.
La bonté de lord Clifford m’en a fait davantage.
MARIA.
Peut-être que Madame regrette...
ÉMELINE.
Des regrets !... C’est bien assez d’avoir des remords. Je me suis dévouée pour toujours à l’avenir d’Édouard, il faut souffrir sans me plaindre !
Scène XXIX
PÉTERS, MARIA, ÉMELINE
PÉTERS.
Un billet pour Madame.
ÉMELINE.
Que vois-je ?... d’Édouard !...
Elle lit.
« Ma situation est devenue insupportable : je ne vous accuse pas, je vous plains et je me maudis !... Ma fortune est à vous ; la guerre vient de s’allumer, je rejoins l’armée, et j’espère que mes vœux se réaliseront. Adieu pour jamais ! »
On entend une voiture.
Qu’ai-je lu !... Ah ! courons !... Ciel !... il est trop tard !...
PÉTERS, regardant par la fenêtre de droite.
Il va comme le vent !
On entend une autre voiture.
ÉMELINE.
Il revient peut-être ?...
MARIA, regardant par la fenêtre de gauche.
Ah ! mon Dieu !... c’est lord Clifford, son fils, ses amis, qui partent du côté opposé.
ÉMELINE.
Adieu donc, tout ce qui m’aima !... malheureux... par moi... ils m’ont abandonnée !... Et moi... seule... seule pour toujours !
Elle tombe accablée sur un siège près de la porte du fond.
PÉTERS, soupirant.
Ah !
MARIA, le regardant avec émotion.
Péters !...
PÉTERS, lui tendant la main en hésitant.
Et tu voudrais me quitter ?
MARIA, se jetant dans tes bras.
Jamais !