La Femme de Claude (Alexandre DUMAS Fils)

Pièce en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 16 janvier 1873.

 

Personnages

 

CLAUDE RUPER

CANTAGNAC

DANIEL

ANTONIN

CÉSARINE

RÉBECCA

EDMÉE

 

La scène se passe à la campagne de nos jours, du matin au soir.

 

 

À M. CUVILLIER-FLEURY

 

Monsieur,

 

J’ai lu dans les Débats le long article que vous m’avez fait l’honneur de me consacrer. Je réponds le moins possible aux critiques que l’on m’adresse, non que je les dédaigne ou les méprise, Dieu m’en garde, mais cela me prendrait trop de temps, car elles sont nombreuses et variées, et cela n’intéresserait que médiocrement le public. Votre critique à vous, monsieur, a un caractère particulier ; elle émane d’un homme appartenant à un groupe d’élite, officiant en un lieu consacré. La discussion peut prendre entre nous des proportions qui ne me déplaisent pas, et je m’y hasarde bravement ; ma réponse servira de préface à mon œuvre, et l’objet du litige se trouvera, ainsi placé, immédiatement après sous les yeux du lecteur.

Établissons bien nos lignes. Je suis celui qui a dit dans la brochure de l’Homme-Femme. « Tue-la ! » et qui, dans la Femme de Claude, a mis en œuvre et en action ce conseil expéditif.

Vous, vous êtes celui qui ne veut pas qu’on la tue ; vous représentez oui croyez représenter l’opinion générale et vous me défendez – c’est votre expression – de la tuer.

Vous avez tous les droits possibles de me défendre quelque chose ; j’ai tous les droits possibles de n’en tenir aucun compte. La seule différence qui existe entre nous, c’est que vous voyez certaines choses d’une certaine manière, tandis que je vois les mêmes choses d’une certaine façon. La loi, dont vous vous faites le champion, est une de ces choses ; ce n’est ni vous, ni moi qui l’avons faite et nous ne la redoutons ni l’un ni l’autre, étant honnêtes gens tous les deux ; nous sommes donc personnellement désintéressés dans le débat ; situation excellente pour discuter librement et loyalement.

Cependant, cette loi qui n’a été faite ni par vous ni par moi, elle a été faite. Par qui ? Par d’autres évidemment. Quels sont ces autres ? Des hommes. Que sont ces hommes ? Des créatures faillibles comme moi, et vous peut-être. Ce qui a été fait par des êtres faillibles a chance d’être incomplet. De là mon droit, à moi, comme à tout autre, de discuter, d’essayer d’éclairer, de modifier, de battre en brèche, de détruire cette loi, si elle est véritablement mauvaise. Je vous ferai même observer, en passant, que ce n’est pas moi, quel que soit mon orgueil, qui ai eu, le premier, l’idée de ces discussions et de ces attaques, et que le monde est pavé de lois jadis inattaquables, renversées à tout jamais, comme Rome et Athènes sont pavées des débris de leurs statues et de leurs temples d’autrefois. Et il est bien heureux qu’il en soit ainsi, et que ce droit de discussion existe ; sans quoi, le grand journal qui a l’honneur et la bonne chance de vous compter au nombre de ses rédacteurs ne pourrait pas défendre, comme il le fait aujourd’hui, les droits nouveaux de l’homme, établis sur les ruines des lois anciennes, lesquelles ont paru si bonnes et pendant si longtemps à tant d’honnêtes gens convaincus comme vous. Et vous sentez si bien vous-même que cette loi humaine pourrait bien être dans son tort, que vous appelez immédiatement à son secours une autre loi, celle du Christ, qui, elle, a l’autorité indiscutable, pour vous, d’une loi divine.

Ici (passez-moi le mot, monsieur, mot que je ne me permettrais pas si je faisais ou même si je devais faire partie un jour de l’Académie), ici vous trichez. Sommes-nous dans la loi humaine ou dans la loi divine ? Sommes-nous dans le Code ou dans l’Évangile ? Je sais bien ce que vous allez me répondre. Vous allez me répondre que nous sommes dans les deux ; comme citoyens dans la loi de notre pays, comme chrétiens dans la loi de notre religion ; comme membres de la société française dans le Code français, comme membres de la grande famille humaine dans l’Évangile divin. Soit ; il s’agit alors pour le législateur de mettre en accord les deux lois, le Code et l’Évangile. L’a-t-il fait, ce législateur ? Veuillez vous donner la peine de lire les deux livres, et vous verrez que non seulement ils ne s’entendent pas du tout, mais qu’ils sont perpétuellement en contradiction et en antagonisme. Tandis que l’un dit : « Pardonne », l’autre dit : « Punis ». Tandis que l’Évangile déclare que tous les hommes sont frères, le Code ne prévoit qu’une chose, c’est qu’ils pourraient bien tous se tromper, se voler, se massacrer ; tandis que la loi divine met le repentir au-dessus de tout, et assure qu’il y aura plus de joie au ciel pour un pécheur qui se sera repenti que pour cent justes qui n’auront jamais péché, la loi humaine n’a nul souci du repentir même sincère de l’homme qu’elle a condamné à mort. Elle le laisse régler cette question avec l’aumônier de la prison, et elle lui coupe tranquillement la tête devant une foule de chrétiens que ce spectacle attire et quelquefois amuse. Il y a donc là, pour régir l’homme, deux lois bien distinctes. Il en résulte qu’un gredin qui ne s’est pas laissé prendre peut passer devant les yeux mortels et devant la loi humaine pour le plus honnête homme de la terre, et que Tropmann, s’il s’est repenti bien sincèrement au moment de mourir, a réjoui le ciel quand il y est arrivé.

Séparons donc les deux lois, si vous le voulez bien, quitte à les étudier ensuite l’une après l’autre.

Je suis désolé d’être forcé de parler de moi, monsieur, à propos de ces intérêts supérieurs de l’humanité ; mais, puisque l’on m’attaque, il faut bien que je me défende, que je me disculpe même, car, à entendre certains critiques, je ne suis pas seulement un accusé, je suis un coupable.

Il y a dans Rabagas une des plus spirituelles tirades qui soient au théâtre, celle où le prince de Monaco raconte que, quoi qu’il fasse, l’opposition y trouve à redire. S’il se promène, il est un fainéant ; s’il ne sort pas, il est un poltron ; s’il vit modestement, il ne fait pas aller le commerce ; s’il dépense de l’argent, il gaspille les deniers de l’État. Je suis exactement, au théâtre, dans la situation de ce prince de Monaco. Si je pardonne à la Dame aux Camélias, je réhabilite la courtisane ; si je ne pardonne pas à la femme de Claude, je prêche le meurtre. Si je ne mets pas d’honnêtes femmes en scène, je ne me plais que dans la peinture du vice ; si j’en mets une comme madame Aubray, la princesse Georges ou Rébecca (c’est vous-même qui parlez, monsieur), ces bonnes créatures, ombres légères et indécises, matrones ou confidentes, innocence ou repentir, n’ont jamais la valeur d’une sérieuse antithèse ou d’une véritable rédemption.

Comment vous les faut-il, monsieur ? Madame Aubray, pour affirmer sa foi, pour se conformer à cette loi divine que vous invoquez si volontiers et qui commande le pardon, madame Aubray fait le plus grand sacrifice qu’une mère chrétienne puisse faire : elle pardonne à la fille déchue et repentante, elle la recueille dans son cœur et dans sa famille, elle lui donne son fils comme Dieu a donné son fils à la terre ; elle fait ici-bas ce que le ciel fait là-haut, et vous la trouvez indécise ! La princesse Georges, devant les infidélités et les trahisons de son mari, au lieu d’écouter les conseils du dépit et de venger l’alcôve par le canapé, comme le font tant de pauvres petites femmes du monde, si intéressantes, à ce qu’il parait, la princesse Georges veut mourir, se désespère mais se respecte, menace mais pardonne, et se roule aux pieds du coupable pour qu’il n’aille pas à la mort, que, selon beaucoup de femmes, honnêtes ou non, il a méritée, et vous la trouvez ombre légère ! Rébecca, qui, dans notre temps de cocodès, de petits crevés, de Roméos en carton se brûlant la cervelle qu’ils n’ont pas sur le trottoir de leurs Juliettes, Rébecca qui n’a pas trouvé une âme à la fois noble et libre, et qui admire, qui plaint, qui aime le seul homme qui soit digne d’elle, mais auquel votre loi mal faite du mariage ne permet pas de se dégager de l’épouse dissolue, adultère et infanticide, Rébecca, au lieu de se livrer à cet homme marié, comme Césarine a fait avec M. de Luceny, au lieu de mettre au monde des enfants illégitimes, de la mort desquels elle se réjouira quand elle ne les tuera pas elle-même, au lieu de faire comme tant d’autres et de se marier, de guerre lasse, au premier venu qu’elle trompera ensuite ; Rébecca s’immole dans sa jeunesse, dans sa beauté, dans son amour, dans ses sens, et, ne vivant plus que dans son âme et dans son idéal, entre le rêve réalisable ou non de son père et son rêve ultra-terrestre à elle, Rébecca reste vierge, résignée et immaculée, et vous ne voyez en elle qu’une bonne créature sans la valeur d’une sérieuse antithèse ! Vous êtes difficile, monsieur, permettez-moi de vous le dire, même à propos de moi ; et je suis bien sûr que ceux de mes confrères qui ont l’honneur d’être vos collègues ne sont pas de votre avis.

N’importe, il est convenu que je ne présente et glorifie sur la scène que des coquines, des exceptions abominables, que j’ai perdu ainsi le droit de parler de vertu et d’honneur, que c’est moi qui ai corrompu, les sociétés modernes, lesquelles, avant mon apparition, n’étaient que troupeaux de blancs moutons, qu’il suffisait d’une houlette à rubans roses pour mener de leur naissance à leur mort ; que je soutiens des thèses insoutenables, surtout en un lieu qui n’est fait que pour la récréation des honnêtes gens (et les autres, n’y viennent-ils jamais ?) ; finalement que je suis devenu un danger public en attaquant les lois de mon pays, jusqu’à conseiller aux maris de tuer leurs femmes.

Les plus indulgents ou les plus malins déclarent tout simplement que je suis fou et que mon cas relève des docteurs Blanche ou Moreau.

Vous demandez dans un des passages de votre article, en parlant de moi : A-t-il une longue expérience de la morale qu’il professe ? A-t-il fait l’épreuve sérieuse des leçons qu’il donne ? A-t-il droit au crédit dans l’ordre philosophique, le crédit du prédicateur public, du législateur à mandat, du magistrat sur son siège, de tous ceux, en un mot, qui ont reçu de la société mission de l’édifier, de régler sa vie et d’apprécier ses actes ? A-t-il, oui ou non, un tel crédit ?

À quoi vous répondez, car vous faites les demandes et les réponses, ce qui est très commode en matière de controverse, à quoi vous répondez : « Non, assurément. »

Pourquoi répondez-vous non ? – Vous ne le dites pas. Sans doute parce que cela est inutile, tout le monde sachant que je ne suis ni prince, ni prêtre, ni ministre, ni député, ni magistrat, ni académicien, ni membre d’un conseil général ou municipal, ni médecin, ni avocat, ni officier de l’Université, ni maire, ni garde champêtre, et que, par conséquent, ces gens-là, seuls, ayant reçu de la société le droit de parler officiellement de quelque chose, j’ai juste, comme Figaro, le droit de ne parler de rien.

Eh bien, monsieur, ce droit que je n’ai pas, selon vous, je le prends. – Pourquoi ? – Je vais vous le dire. Parce que, comme dit tout bonnement le proverbe, l’habit ne fait pas le moine. Il ne s’agit donc pas d’avoir reçu de la société mission de faire tels ou tels actes ; ce n’est qu’une fonction, cela ; il s’agit d’avoir reçu de sa conscience ordre de faire telle ou telle action. Les juges et les prêtres qui ont condamné Calas au supplice de la roue avaient reçu de la société mission, les uns de rendre la justice, les autres de répandre la charité. Cela ne les a pas empêchés de condamner et de tuer un innocent. Un simple homme de lettres, comme vous et moi, M. de Voltaire, qui n’avait reçu de la société aucune mission de ce genre, a pris dans sa conscience le droit de discuter les jugements des juges et de venger et réhabiliter la mémoire et la famille de cet innocent du crime commis par les pouvoirs constitués auxquels vous voulez absolument qu’on appartienne pour oser dire une vérité aux hommes. Ce jour-là, ce sont les juges et les prêtres qui ont été des imbéciles ou des misérables ; c’est l’homme de lettres, sans mandat et sans siège, qui a fait fonction de prêtre et de juge.

Les hiérarchies et les administrations ont leur raison d’être, et je leur rends hommage quand elles le méritent ; mais elles ne sont pas toujours en raison directe des valeurs individuelles ; les corps constitués ont du bon certainement, mais il y a quelquefois en dehors d’eux des mérites supérieurs à eux, même lorsque les corps en question refusent de reconnaître ces mérites irréguliers.

L’Académie était un corps constitué qui avait reçu de l’État et de la société mission d’instruire et d’éclairer le pays, de recueillir et d’appeler à elle les hommes de talent ; elle n’en repoussait pas moins Molière, qui, pendant ce temps-là, accomplissait son action d’homme de génie sans l’autorisation de personne. Parce que ni les États ni les sociétés ne peuvent donner ce que Dieu se réserve de donner à qui bon lui semble. On ne décrète pas que le génie et la vertu seront dans un endroit plutôt que dans un autre, mais on les subit tôt ou tard, n’importe où ils sont. Ceci est élémentaire comme vérité.

Donc, bien que je ne sois autorisé par personne, j’ai le droit plein et entier de prêcher et de conseiller la justice tout autant que Laubardemont, par exemple, et la vertu tout autant que le cardinal Dubois. Je n’ai ce droit, il est vrai, ni dans une église ni dans un tribunal ; je ne puis ni donner la sainte hostie aux petits enfants, ni appliquer la peine de mort aux criminels, mais je puis parler aux hommes assemblés dans un lieu particulier qu’on nomme le théâtre, et, comme, partout où il y a des hommes réunis, il y a des âmes disponibles, je dois à ces  hommes la vérité dans le monde fictif, comme le prêtre et le magistrat la leur doivent dans le monde réel. Libre aux magistrats et aux prêtres de mépriser ma profession et de ne pas descendre jusqu’à moi ; libre à moi de respecter la leur et d’essayer de monter jusqu’à eux. Et, si je vous demandais à vous-même, monsieur, quel a été, non seulement le plus grand, mais le plus utile, de ce petit comédien excommunié qu’on appelle Molière ou de ce grand prélat qui avait reçu de la société le droit d’excommunication et qu’on appelle Bossuet, vous seriez peut-être bien embarrassé – ou bien injuste.

Sur ce, monsieur, puisque vous m’avez interpellé, puisque vous me demandez : Qui êtes-vous ? À qui vous attaquez-vous ? Qui vous fait juge et quels sont vos justiciables ? je vais tâcher de répondre à votre interpellation et à votre demande, qui font certainement allusion à ma folle jeunesse et à mes débuts dans la carrière.

Lorsque je vins au monde, une de ces lois que vous trouvez si bien faites, et que je me permets quelquefois d’attaquer, m’attendait à côté de mon berceau pour peser sur moi, qui n’avais pas demandé à naître, qui n’avais certainement jamais fait de mal et qui étais aussi innocent que tous les autres enfants qui naissaient à la même heure, fussent-ils fils de rois sur leur trône ou de magistrats sur leur siège. Cette loi, qui allait me constituer tous les devoirs des autres hommes sans me reconnaître tous leurs droits, avait permis à mon père de m’appeler à la vie, dans l’ordre naturel, en lui laissant la faculté, une fois la chose faite, de m’abandonner complètement, dans l’ordre matériel, physique, social et moral. Que faisait la loi divine pendant que le législateur à mandat faisait cette loi, qui dispense, en de certains cas, le père de toute solidarité avec l’enfant issu de ses entrailles et de sa volonté, tandis quelle établit une solidarité des plus poignantes et des plus injustes entre le père légal et l’enfant adultérin que sa femme a su introduire dans sa famille et dans sa postérité la plus reculée ? Pater is est quem nuptiæ demonstrant. En vérité, les sociétés eussent chargé don Juan et Lovelace de faire cette loi, qu’elle ne serait pas plus à l’avantage des instinctifs et des débauchés. Heureusement, ma mère était une brave femme, qui travailla pour m’élever ; mon père, petit employé à douze cents francs, ayant sa mère à soutenir. Et, voyez quelle heureuse chance ! il advint que mon père était de premier mouvement, mais bon. Sans vouloir se soumettre tout à fait aux conséquences de sa paternité involontaire et précoce, il ne voulut pas non plus s’y soustraire complètement. Lorsqu’après ses premiers succès au théâtre il crut pouvoir compter sur l’avenir, il me reconnut, il me donna son nom. C’était beaucoup, la loi ne l’y forçait pas, et je lui en ai été si reconnaissant, à lui, que j’ai porté ce nom le mieux que j’ai pu. Il parait cependant que ce nom n’était pas encore assez, aux yeux des enfants tout à fait en règle avec la loi ou passant pour y être, au milieu desquels je fus placé de très bonne heure dans un grand pensionnat que tenait le meilleur des hommes, Prosper Goubaux. Ces enfants m’insultaient du matin au soir, enchantés probablement d’abaisser en moi, parce que ma mère avait le chagrin de ne pas le porter, le nom retentissant que se faisait mon père. Il n’y avait pas de jour que je ne me bâtisse avec l’un de mes camarades, quelquefois avec plusieurs ensemble, car ils n’étaient pas lâches que de cœur. Ceux qui n’étaient pas ainsi laissaient faire et regardaient. – « Cet âge est sans pitié, » comme a dit La Fontaine. Charmants enfants, n’est-ce pas ? et qui indiquaient ainsi ce que devaient être leurs familles légales. Mon supplice, que j’ai peint dans l’Affaire Clémenceau et dont je ne parlais pas à ma mère pour ne pas lui faire de peine, dura cinq ou six ans. Je faillis en mourir ; je ne grandissais pas ; je m’étiolais ; je n’avais de goût ni pour l’étude ni pour le jeu. Seulement, je me repliais en moi-même et je prenais cette habitude de la réflexion et de l’observation qui devaient me servir et me garantir un jour, si je survivais. Observation des autres, préservation de soi-même.

Cependant, il arriva un moment où cette existence ne fut plus supportable. Je demandai que l’on me mit dans une autre institution avec des frères un peu moins féroces, et je fus placé dans une petite pension de famille, où je grandis et me développai tout à coup, comme un arbuste retiré de la caisse qui comprimait ses racines et remis en pleine terre. Je me développai même si bien, que, deux ou trois ans après que j’étais sorti de ma dernière pension, ayant rencontré, sur le boulevard, un de ceux qui m’avaient le plus persécuté dans la première, où il était alors plus grand et plus âgé que moi, et, celui-ci m’ayant abordé en me tendant la main, avec cette générosité de l’homme qui se pardonne le mal qu’il a fait, je lui dis : « Mon excellent ami, j’ai maintenant la tête de plus que toi ; si tu m’adresses ainsi la parole, je te casse les reins. »

Ce jeune homme, dans une situation régulière, poursuivit sa route et se le tint pour dit.

Un critique aussi pénétrant que vous, monsieur, reconnaîtra immédiatement dans ma menace le germe de ce fameux Tue-la ! qui fait aujourd’hui le sujet de notre discussion.

Tout ce que je vous raconte là n’est point pour vous attendrir, ni vous ni d’autres. S’il y a des choses dont je ne sais plus rire, il y en a un grand nombre encore dont je ne souffre plus depuis longtemps : seulement, interrogé publiquement par vous, je vous réponds publiquement, en toute franchise et toute simplicité, d’où date, pour moi, le droit que je crois avoir d’observer, de comparer, de juger et d’attaquer certaines choses. C’est ainsi que, de la loi qui m’avait opprimé, je passai à celles qui opprimaient les autres. Né d’une erreur, j’avais les erreurs à combattre.

Il se trouva donc que j’étais aussi bien portant à vingt ans que j’avais été malade de huit à quinze. Je ne demandais, après avoir souffert beaucoup, qu’à m’amuser autant, comme fait la France elle-même à cette heure, car vous n’ignorez pas que la France n’a qu’une idée en ce moment, idée qui lui coûtera cher, c’est de s’amuser ; et voilà pourquoi vous-même vous ne voulez pas que je prêche et me renvoyez aux grelots du théâtre. Grelots est un peu méprisant, mais je suis habitué à ces façons-là. Passons !

Vous avez connu mon père, monsieur ; vous vous rappelez cette bonne humeur, cette gaieté inaltérable et puissante, cette prodigalité de son argent, de son talent, de ses forces, de sa vie. Il compléta par le cœur ce qui manquait légalement à sa paternité, et je devins son meilleur ami. Cet homme prodigieux avait la faculté de se reposer d’une fatigue par une autre fatigue, et, lorsqu’il avait travaillé outre mesure, il chassait pendant trois ou quatre journées, ou dansait pendant trois ou quatre nuits, dormant dans la voiture qui le menait au rendez-vous de chasse, ou dans le cabriolet qui le ramenait du bal. Lorsque j’eus dix-huit ans, son exubérance s’associa ma jeunesse et ma curiosité, et nous voilà partis dans les plaisirs du monde, de tous les mondes. Shocking ! n’est-ce pas ? Eh ! mon Dieu, l’observation et l’expérience sont partout et peut-être où nous allions plus que dans les gros livres de philosophie. Mais ce qui n’était que distraction pour ce travailleur acharné devint, d’abord, occupation unique pour moi qui étais las de tristesse, qui voulais me sentir vivre, et qui croyais trouver toujours de l’argent dans le tiroir de la table sur laquelle mon grand ami écrivait quinze heures sur vingt-quatre. Certes, je ne vécus, pas comme un saint, à moins que nous, ne prenions comme comparaison la première manière de saint Augustin, lequel, lorsque saint Ambroise le convertit à Dieu, habitait avec une concubine qu’il congédia, en gardant auprès de lui le fils qu’il avait eu d’elle, au lieu d’épouser la mère et de légitimer l’enfant, ce qui eût été cependant plus conforme à la morale et à l’Église. Car il ne faut pas oublier que saint Augustin n’était, à cette époque, que simple docteur, ce qui ne le dispensait pas, disons-le en passant, de ses devoirs d’époux et de père chrétien, si nouveau chrétien qu’il fût. Où prenait-il ce droit d’abandonner sa compagne et de ne pas reconnaître son enfant, qui devait, dès lors, se contenter du simple nom de Deodatus ? Il le prenait dans sa foi même et dans l’appel que lui faisaient des vérités qu’il considérait déjà comme supérieures aux lois du monde. N’oublions pas ce point, quelque distance qu’il y ait de saint Augustin à la Femme de Claude, lorsque nous aurons à étudier la question de la morale absolue et celle de la morale légale.

Me voilà donc lancé à fond de train dans ce que j’appellerai le paganisme de la vie moderne. Faut-il tout vous dire, monsieur. Je ne prenais pas grand plaisir à ces plaisirs faciles. J’observais et je constatais plus que je ne jouissais dans cette vie turbulente. Les créatures dévoyées que je côtoyais à chaque moment, qui vendaient le plaisir aux uns, qui le donnaient aux autres, qui ne gardaient pour elles qu’une honte certaine, qu’une ignominie fatale qu’une fortune douteuse, me donnaient au fond plus envie de pleurer que de rire, et je commençais à me demander pourquoi cela était ainsi. Comme je n’avais pas de patrimoine à dilapider avec ces femmes, aux dépenses que je pouvais me permettre j’ajoutais un peu de pitié. J’assistai à des désespoirs, je reçus des confidences, je vis couler des larmes sincères et amères à travers toutes ces fausses joies. Celles qui me prirent pour confident me surent gré de ne pas me moquer d’elles, et mon âme, qui commençait à remuer eu moi, m’annonçait déjà un nouveau moi dans mon propre sein. Le roman de la Dame aux Camélias fut le premier effet de ces impressions. J’avais vingt et un ans lorsque je l’écrivis, et, malgré cela, l’intention de glorifier la courtisane était si loin de moi, que je terminai ce livre par ces mots : « L’histoire de Marguerite Gauthier est une exception ; mais, si ce n’en était pas une, je ne me serais pas donné la peine de l’écrire.»

Cependant, de même qu’il serait impossible d’aller de Paris à Lyon sur la locomotive du train sans avoir de la suie sur le visage et du charbon dans les yeux, de même il n’était pas, possible de traverser ce monde interlope sans avoir besoin de se débarbouiller un peu. Je regardai autour de moi. Vidi quod non erat bonum. La suie et le charbon étaient... de mauvaises habitudes contractées, et, ceci entre nous, n’est-ce pas, monsieur ? cinquante mille francs de dettes. Or, il se trouvait que j’étais né honnête et j’étais poursuivi, non seulement par mes créanciers, mais par une idée fixe qui était de les payer. « Voir Naples et mourir, » dit le proverbe italien. Payer mes dettes ? et mourir, tel était mon rêve, à moi. J’ai payé mes dettes, avec mon travail et je ne suis pas mort. J’ai rêvé le plus grand bonheur possible, et je l’ai connu ; il y a donc plus de vingt-cinq ans que je vis par-dessus le marché. Cela vous expliquerait, si vous me connaissiez davantage, ma complète indifférence pour une foule de choses que nombre de mes contemporains prennent au sérieux.

Ce fut la pièce de la Dame aux Camélias qui commença à me dégager de l’esclavage de la dette et du monde auquel je devais et la dette et le succès. Je me promis de ne plus retomber ni dans le monde ni dans la dette, et je tins ma promesse au risque d’être accusé d’ingratitude. Mais de cette première expérience faite sur la femme, in anima vili, j’emportai, chose bizarre, le respect de la femme, sinon dans ce qu’elle est, du moins dans ce qu’elle pourrait, dans ce qu’elle devrait être, si les hommes savaient ce qu’ils devraient savoir, et je me mis à essayer de le leur apprendre. En attendant, je plaçai définitivement le travail au premier plan de ma vie, le travail qui m’avait remis en possession de moi-même. Je décidai que je resterais mon maître et que je n’écrirais jamais que ce que je croirais être l’absolue vérité, ce que j’avais toujours fait du reste, même au milieu de mes plus grands besoins. Je résolus aussi de regarder la vie bien en face, de ne pas me laisser tromper par les fictions et les apparences, et de ne subir aucune des non-valeurs littéraires, philosophiques, religieuses, sociales, morales ou politiques, qui avaient cours parmi de fort honnêtes gens d’ailleurs, lesquels finissaient cependant par en mourir plus ou moins étonnés ou désespérés. Sans instruction universitaire, sans morale de convention, mais aussi sans influence d’école, sans mot d’ordre de groupe, sans dépendance ni engagement d’aucune sorte, renseigné par une première expérience coûteuse, muni de cette gaieté apparente qui est un permis de circulation à travers les êtres superficiels, qui tiennent tant de place et qu’il faut écarter pour aller où l’on va, quand on va quelque part où ils ne vont jamais (cette gaieté étant d’ailleurs toujours prête à se retourner contre les goguenards et les sots) ainsi équipé et armé, je partis résolument et librement, à la recherche, sur tout et sur moi-même, de cette vérité que j’étais décidé à dire, quelle qu’elle fût.

Ce que j’ai vu de monstruosités, d’abominations, d’ignominies sous la caution de ces lois dont la prévoyance vous suffit, monsieur, c’est à ne pas le croire, ce que j’ai rencontré de coquins, de criminels, de misérables de toute espèce, se pavanant et prenant le frais à, l’ombre de ces institutions que vous glorifiez, c’est fantastique. Quant à ce que j’ai entendu d’inepties, de grossièretés, de mensonges, répandus au nom de ces autorités supérieures qui vous ont délégué des droits qui me sont refusés, à ce qui paraît, c’est incalculable. Je ne sais pas pourquoi Dante se donnait la peine de descendre dans les cercles de l’Enfer. L’épouvante et le vertige sont aussi bien sur la terre pour celui qui regarde profondément ce qui s’y passe.

Or, quel fut mon étonnement, lorsque, après avoir bien regardé, bien étudié tous ces scélérats et tous ces malheureux, je reconnus que ce n’étaient que des imbéciles ! Ce qui dominait, ce qui faisait le mal, c’était la bêtise. Comprenez-vous ma stupéfaction ! Sauf quelques êtres fatalement et véritablement pervers qui mordaient à même dans leurs voisins et qu’il fallait abattre dans un coin comme des chiens enragés pour qu’ils n’empoisonnassent pas le troupeau, pas de méchants, rien que des imbéciles. Et, par imbéciles, je n’entends pas ceux qui se moquent de la femme de Claude ou qui ne saisissent ni les finesses de votre article, ni les malices de ma réponse ; ceci n’est que littéraire et par conséquent de luxe et de superfluité : par imbéciles, j’entends, en donnant au mot sa véritable signification, les êtres faibles d’esprit, de corps et d’âme qui flottent à la surface des choses et à la merci des courants, des conventions, des habitudes, qui vont à droite ou à gauche, selon que ce qu’ils appellent les circonstances, le hasard et la fatalité les ont poussés ici ou là, car ils croient à la fatalité, au hasard et même aux circonstances ; qui passent de la joie aux larmes, de l’espérance au découragement, de la passion au repentir, sans prévoir, sans pouvoir, sans savoir, sans voir. Je veux parler de ces gens qui se déclarent malins et retors, qui croient arriver plus vite par le mal que parle bien à la réalisation du bonheur, jusqu’au jour où, leur combinaison s’écroulant sur leurs têtes, ils se mettent à geindre et viennent demander à ceux qui apprenaient quelque chose pendant ce temps, de les sauver dans leurs corps, dans leurs fortunes et dans leurs âmes. Mais ces gens-là, en attendant la catastrophe finale, sont si nombreux, si insolents, si enviés, si glorifiés quelquefois, qu’on se demande, de temps en temps, si ce n’est pas eux qui ont raison et si le mieux n’est pas de faire comme eux. On a des envies folles de se jeter, la tête la première, dans cette humanité basse et de s’en aller tout bonnement où elle va, en se disant : « Au petit bonheur ! » d’autant plus qu’elle se dit garantie et couverte par des institutions inébranlables qui la dispensent de toute initiative et de toute réflexion.

En effet, au milieu de cette cohue, de distance en distance, je voyais des refuges semblables à ceux qu’on place aujourd’hui dans les carrefours pour que les pauvres piétons ne soient, pas écrasés par les voitures. Sur l’un, je lisais : « La loi » ; sur un autre : « La religion » ; sur un troisième : « La philosophie » ; sur un quatrième : « La liberté ». Il y avait ainsi des poteaux, des écriteaux et des mots à perte de vue. De loin, cela donnait du courage, et, comme je me sentais quelquefois entraîné par la foule, je ne perdais pas les poteaux de vue, et, faisant les sourires nécessaires, donnant les coups de coude indispensables aux civilisés qui m’étouffaient, j’abordai successivement à tous ces refuges. J’y trouvai encore plus de cris et de désordre que dans la foule. Au nom de cette loi, de cette religion, de cette philosophie, de cette liberté que quelques hommes de génie et de foi du passé avaient découvertes et proclamées, pour lesquelles ils avaient travaillé, souffert, pour lesquelles ils étaient morts, au nom de ces choses sacrées, des usurpateurs, des drôles, des imbéciles enfin, volaient, trichaient, tuaient. Des hommes de trafic s’étaient emparés de la loi, des tartufes de la religion, des révoltés de la philosophie, des assassins et des incendiaires de la liberté. On se jetait à la tête les usages, les mœurs, les codes, les droits : droit romain, droit français, droit public, droit personnel, droit des gens ; on se lapidait avec l’Évangile, la Bible, la révélation, les dogmes, la gnose, les exégèses, les textes, les schismes, la réforme, l’inquisition, les droits de l’Église, le droit canon ; on se rendait fou avec le positivisme, le spiritualisme, le matérialisme, le nihilisme, l’hégélisme, le spinozisme, le kantisme, le moi et le non-moi, l’objectif et le subjectif, le droit d’examen, le droit de penser, le droit de nature ; enfin, on s’assassinait et on se guillotinait avec les immortels principes de 89, les droits de l’homme, le droit de réunion, le droit de discussion, le droit de parler, le droit d’écrire, le droit divin, le droit populaire, et par-dessus tous ces droits, le droit du plus fort, qui finissait toujours par avoir raison des autres. Que faire, que devenir au milieu de ces contradictions et de ces antagonismes ? À qui entendre dans cette Babel ? À qui se fier dans ce dédale, tous déclarant, affirmant, insinuant, proclamant, hurlant, que chacun d’eux contenait, savait, disait la vérité ? Il n’y avait qu’une chose à faire, c’était de rentrer le plus vite possible chez soi et en soi, de s’isoler, de se recueillir, de se rechercher, de se retrouver, de se reconstituer dans les principes éternels et immuables, dans la justice qui est au-dessus des religions, dans l’observation qui est au-dessus des philosophies, dans la conscience qui est au-dessus des libertés et dans Dieu qui est au-dessus de tout. C’est ce que je fis, non sans effort, car, après tout, homo sum, vous me comprenez, n’est-ce pas ? J’arrivai cependant à ce que je voulais, ayant pour les choses qui en valent la peine une persévérance vraiment remarquable. Je ne réclamai aucuns droits, les honnêtes gens finissent par les avoir tous ; j’acceptai tous les devoirs, les vrais. Je constituai la famille comme je la comprends ; je respectai l’art et la pensée comme ils le méritent, et je n’en fis jamais commerce ; je tâchai de concilier dans ma vie et dans mon âme ce Code et cet Évangile qui s’entendent si peu au dehors, de combiner mon mouvement humain et mon action divine, selon l’expression dont je me suis servi autre part et que vous plaisantez si spirituellement aujourd’hui ; c’est-à-dire que je m’efforçai de mettre en accord ce que ma conscience me disait avec ce que je disais aux autres, les actes dont j’ai à répondre aux hommes avec l’action dont je n’ai à répondre qu’à Dieu ; c’est-à-dire enfin que je me constituai dans ma vie et dans ma mort, qui m’intéresse bien plus que ma vie, car celle-ci ne fait partie que du temps et celle-là de l’éternité. Or, l’immortalité dont je ne suis pas sûr ne m’occupe guère, tandis que l’éternité dont je suis certain me préoccupe beaucoup. Enfin, monsieur, je me suis fait homme, laborieux, honnête, libre, conscient, et cela, tout seul, malgré de grands obstacles, à travers la bêtise humaine, en dépit de cette loi stupide qui m’attendait à mon entrée dans le monde pour me rendre ma tâche plus difficile qu’aux autres.

Me voilà donc avec cette certitude, preuves nombreuses à l’appui, qu’il n’y a pas de méchants, qu’il n’y a que des imbéciles, dans une proportion de quatre-vingt-dix pour cent, à peu près. Les dix pour cent qui font la différence (et dont nous sommes, naturellement, vous et moi) sont chargés de renseigner les quatre-vingt-dix autres. Car enfin cette humanité imbécile et malheureuse, c’est notre espèce. Un Dieu l’a créée pour qu’elle soit autrement, un Dieu est mort, dit-on, pour qu’elle fût ce qu’elle n’était pas, et elle continue à être ce qu’elle a toujours été. Les dix pour cent sont là, de tout temps, pour essayer, dans la mesure de leurs forces, de la remettre dans son principe et dans sa fin, en commençant par s’y mettre eux-mêmes, pour n’avoir plus ni à redouter ses instincts ni à subir ses erreurs.

Nul ne saurait avoir, sans être fou, la prétention de faire à soi tout seul une réforme générale ; mais il est probable que cette réforme doit s’opérer graduellement. On choisit donc, lorsqu’on traverse ce monde et que l’on a la volonté du bien, un point quelconque où se manifestent d’ailleurs, car ils sont visibles partout, les symptômes de l’imbécillité quasi universelle. On y devient incessamment attentif, et on la combat en apportant à la masse des observations déjà acquises les observations nouvelles que l’on a pu faire. On particularise son action, avec chance toutefois d’étendre peu à peu son domaine. C’est le procédé scientifique appliqué à l’ordre moral, et, un beau jour, le prédicateur public, le législateur à mandat, le magistrat sur son siège, ceux enfin qui ont reçu de la société mission de l’édifier, de régler sa vie et d’apprécier ses actes, peuvent et doivent utiliser ces découvertes externes et individuelles, s’ils n’ont pas l’orgueil de se croire, par les pouvoirs qu’ils ont reçus, complètement au courant de toutes choses.

Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation dont je me sentais ou me croyais doué pouvait se porter avec le plus de fruit, non seulement pour moi, mais pour les autres ; je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour. C’est bien certainement là que la bêtise humaine se constate le mieux. Il faut que tout le monde y passe plus ou moins,

 

Qui que tu sois voici ton maître,
Il l’est, le fut ou le doit être,

 

a dit encore Voltaire. Il ne me restait plus qu’à trouver le lieu où je pourrais, moi, simple volontaire, porter les meilleurs coups et donner à mes observations la plus grande publicité possible. Ce lieu, je l’avais à ma disposition, c’était le théâtre, qui m’offrait la mise en forme et en mouvement de ma pensée devant des milliers de spectateurs. De même que je voulais fixer mes observations toujours sur le même objet, je résolus de les faire connaître toujours dans le même lieu où j’eusse le droit de tout dire, et je m’en tins au théâtre du Gymnase, dont le directeur mit la scène à ma disposition, en acceptant les risques et périls matériels de cette entreprise psychologique. C’est ainsi que Montigny devint mon ami, et quelquefois mon complice.

Ce ne sont pas les définitions de l’amour qui manquent, on en a donné de toutes sortes. À vérités éternelles, formules variées, multiples, souvent contradictoires ; je n’essayerai donc pas d’en donner une définitive. Seulement, j’avais cette certitude que l’objet de mon étude et de mes investigations avait été, était et serait de tous temps. L’homme peut changer ses topographies, ses religions, ses mœurs, ses gouvernements, ses littératures, ses idées, ses idiomes, ses dieux ; il ne changera jamais ses rapports avec la femme, et il viendra toujours au monde de la même façon. À peine sera-t-il sorti du sein de la femme comme enfant, qu’il voudra y rentrer comme homme, soit avec le titre sacré de l’époux, soit avec l’idéal vague de l’amant, soit avec l’appétit grossier du mâle. La matière est donc inépuisable, et ce qu’on appelle du nom générique d’amour prend ainsi des aspects d’une diversité infinie, intraduisible (en apparence peut-être), selon les types, les caractères, les habitudes, les traditions, les coutumes, les tempéraments, les circonstances, les préjugés, les milieux, les corps, les âmes et les lois. Or (voyez quelle heureuse coïncidence !) il se trouvait que le lieu que j’avais choisi pour parler d’amour, ce cinquième élément aussi indispensable que l’air, l’eau, la terre et le feu, il se trouvait que ce lieu, le théâtre, est justement et exclusivement consacré à la représentation et à la glorification de l’amour. Les hommes et les femmes ne se réunissent au théâtre que pour entendre parler de l’amour, et pour prendre part aux douleurs et aux joies qu’il cause. Tous les autres intérêts de l’humanité restent à la porte. Là, rien n’est au-dessus de l’amour, rien n’est égal à lui ; il règne en maître ; c’est le dieu de ce temple dont la prêtresse est la femme, et où l’homme n’est jamais que la victime ou l’élu. Car (n’oubliez pas ce détail, monsieur, dans vos critiques ultérieures, il y sera de la plus grande importance) il nous est absolument interdit de représenter, au théâtre, l’homme supérieur à la femme. C’est là, par tradition des temps les plus reculés, que la femme règne, officie et finalement triomphe ; c’est là qu’elle se moque et se venge du sexe fort, qui lui est si injuste, si oppresseur, si cruel, si barbare dans la vie réelle ; c’est là qu’elle a toujours raison. Ses charmes y ont une puissance irrésistible, ses fautes y ont une excuse toujours renaissante ; c’est là que, nous autres hommes, nous venons avouer notre faiblesse, reconnaître, proclamer et subir cette puissance. Tout ce que nous faisons de bien, sur ce terrain, c’est elle, qui nous le fait faire ; tout ce qu’elle fait de mal, c’est par nous qu’elle le fait ; il est donc juste que nous en souffrions, et, du moment qu’elle pleure, nous devons être désarmés. Si l’œuvre représentée est une comédie, l’idéal du héros et sa récompense à la fin sont de posséder l’héroïne ; si l’œuvre est drame ou tragédie, le héros doit mourir pour elle s’il l’a possédée, par elle s’il l’a abandonnée, avec elle s’ils n’ont que ce moyen d’être l’un à l’autre. Elle, toujours elle. Au théâtre, les maris sont des tyrans, les parents sont des ganaches. Il n’y a pas encore eu, depuis trois mille ans, un auteur dramatique qui ait eu l’audace d’écrire une pièce en un acte seulement, où, un père et une mère s’étant opposés au mariage de leur fille, avec l’homme qu’elle aime, ce soient les parents qui aient raison, et où la jeune fille le reconnaisse et les remercie à la fin. Les jeunes filles ne se trompent jamais, au théâtre. L’homme qu’elles aiment est toujours celui qu’elles doivent aimer, et maman et papa sont forcés de s’incliner au dénouement devant cette éternelle clairvoyance de l’amour. Bref, au théâtre, tout par l’amour, tout pour l’amour. Exemple :

Chimène a vu son père tué par Rodrigue, il y a deux heures ; vous croyez que cette jeune fille va maudire le meurtrier de son père, le tuer peut-être, en tout cas le chasser à tout jamais de sa présence ? Pas le moins du monde. Don Gomez n’est pas encore enterré, que sa fille déclare qu’elle ne peut pas résister davantage à son amour pour Rodrigue, et le roi est forcé de lui dire que le mariage n’aura lieu qu’un an plus tard, pour ne pas trop blesser les convenances. Charmante fille, vraiment ! Si vous avez une fille, monsieur, j’espère pour vous qu’elle n’est pas faite de cette sorte ; quant à moi, je recommande bien ici aux miennes de ne pas imiter Chimène, le cas échéant. Rodrigue est le seul espoir de son pays. L’Espagne a les yeux fixés sur ce jeune capitaine. Des millions d’existences, des millions d’âmes sont suspendues à son bras. Vous croyez que c’est pour lui d’un intérêt suffisant. Pas le moins du monde. Il vient trouver Chimène et lui déclare que, si elle ne lui pardonne pas, si elle ne l’aime pas, si elle ne l’épouse pas, il se fait tuer par don Sanchez, et laisse son pays se tirer d’affaire comme il pourra. Pour Chimène, il n’y a plus de famille ; pour le Cid, il n’y a plus de patrie. Qu’est-ce qu’il y a donc pour eux au-dessus de cela ? il y a l’A-a-a-mour, comme dirait Bridoison. Aussi les femmes, le lendemain de la première représentation de cette pièce, où elles avaient vu immoler à l’amour les plus saintes traditions de leur sexe et les plus grands devoirs du nôtre, ont énoncé cet axiome : « Beau comme le Cid. »

Est-ce à dire que le Cid soit une œuvre méprisable ? Non. C’est un chef-d’œuvre de théâtre, et les vers au milieu desquels ce chef-d’œuvre se déroule sont des plus beaux qui aient jamais tourné autour du mirliton de l’amour quand même.

Si l’Académie d’alors a protesté contre le Cid, œuvre dramatique, elle a eu tort ; si elle a protesté contre le Cid, œuvre morale, elle a eu raison. Cette apothéose de l’amour proclamé supérieur à tous les hauts intérêts de la conscience humaine, limite à trop peu l’idéal et la fonction de l’homme. Déclarer que, lorsqu’il y a lutte entre le devoir et la passion, c’est la passion qui l’emporte, et cela, dans des âmes aussi élevées que doivent l’être les âmes du Cid et de Chimène, c’est mettre la femme au-dessous de ce qu’elle peut, et l’homme, au dessous de ce qu’il doit, et je déclare que si demain, nous avions en France un Cid quelconque sur lequel nous crussions pouvoir compter pour nous rendre le territoire perdu, et que nous apprissions que cet homme passe son temps à gémir aux pieds d’une Chimène, si charmante qu’elle fût, et qu’il est prêt, si elle ne l’aime pas, à abandonner son pays et à se passer au travers du corps son épée ou celle de Sanche, je déclare que nous aurions une piètre idée de ce troubadour, et que nous ferions bien d’en chercher un second. Malheureusement, nous n’avons pas même le premier !

Il n’en est pas moins vrai que nous sommes enfermés dans cette convention, espèce de lit de Procuste sur lequel nous sommes forcés de coucher l’homme et de lui couper tout ce qui dépasse, tandis que la femme fait tout ce qu’elle veut autour du lit et même dessus.

Il est vrai, d’autre part, que si la moyenne des hommes donne en effet, dans l’observation de la réalité, quatre-vingt-dix pour cent d’imbéciles, cette convention du théâtre se trouve avoir sa raison d’être, et qu’il est tout naturel que le sexe spirituel et charmant dont l’homme veut faire sa victime légale vienne lui montrer en public que c’est lui qui est réellement sous sa dépendance. Il y avait donc peut-être moyen de s’entendre avec la convention et la réalité, et je n’avais pas à trouver insuffisant un procédé de l’art qui avait suffit à de plus forts que moi, et où l’on s’était immortalisé jusque dans ma famille. Mais plus mes maîtres avaient fait, moins il restait à faire. Ils avaient taillé à grands coups dans la nature humaine ; ils nous avaient laissé des incarnations éternellement vivantes, auxquelles nous ne pouvions plus ajouter ou prendre sans faire acte d’orgueil ou de plagiat. Il fallait trouver du nouveau dans une société que la Révolution française a tellement remuée, amalgamée, nivelée, que tout le monde s’y ressemble, comme langage, comme mœurs, comme costume. Les grands caractères, les grandes passions, les grands vices, les grands préjugés, les grandes infortunes, les grands ridicules même, après avoir trouvé leurs poètes, avaient disparu. Tout semblait être au niveau des institutions bourgeoises, démocratiques, moyennes, qui devaient naître nécessairement de la proclamation de l’égalité parmi les hommes. Il ne nous restait plus qu’une société grisâtre, à ondulations molles, dans laquelle, en dernier lieu, M. Scribe, avec une dextérité supérieure, avait découpé près de quatre cents pièces, dont les personnages, silhouettes souvent originales, toujours légères, commençaient déjà à s’effacer.

Fallait-il ressusciter l’antiquité ? C’était fait et bien fait, par Corneille et Racine ; et Casimir Delavigne, Dumas, Hugo, venaient de découvrir et de dramatiser le moyen âge et la Renaissance. Que restait-il donc ? Eh bien, il restait cette société nouvelle, dont l’uniformité n’était peut-être qu’apparente et dont il était peut-être possible de reconnaître, de séparer et d’utiliser les éléments ; et j’avais justement, sous ses yeux et sous la main, Paris, le grand creuset où il semble que Dieu fait ses expériences.

Quelques fusions et quelques distillations qui aient été faites en lui et de lui, l’homme, même parisien, quand on l’analyse avec soin, contient encore une parcelle d’âme, comme la soixantième dilution d’Hahnemann contient encore une parcelle de la teinture mère. Il n’y a qu’à secouer le flacon pour répandre le suc ou la poudre dans toutes les parties d’eau. Il en est de même de l’âme. N’importe dans quel corps vous la secouerez, elle se répandra, agira selon son dosage particulier. Après tout, dirait un joueur de mots, l’homme n’est que l’infinitésimal de Dieu. Français, ayant à parler surtout à des Français, pour commencer, j’avais à savoir ce que des âmes françaises donnent, dans leurs combinaisons avec leurs lois et leurs mœurs particulières. Je résolus de solliciter la production des faits que je voulais observer quand ils ne se présenteraient pas tout seuls, et de tâcher d’en assigner la loi, d’en déterminer les causes et de reconnaître la manière dont ces causes agissent, ce qui est la véritable méthode d’expérimentation.

Je me penchai sur le creuset et je m’aperçus assez vite que cette mixtion de l’être humain avec des mœurs et des lois particulières donnait les résultats les plus sérieux, se traduisant souvent en des tragédies effroyables, véritables problèmes sociaux, en contradiction absolue avec les traditions et les ingéniosités du théâtre, et dont le théâtre, par contre, était peut-être appelé à chercher la solution, s’il ne voulait pas mourir d’épuisement à force de vivre de redites. L’orgueil était grand de ma part, mais le but était généreux en revanche ; et chacun a son idéal et sa folie, comme dit Daniel dans la Femme de Claude. D’ailleurs, ces lois avaient été faites, comme j’avais l’honneur de vous le dire plus haut, par des hommes faillibles, malgré leurs bonnes intentions, dans des temps et selon des mœurs considérablement modifiés.

Tout en recueillant ces observations importantes, j’assistais à la formation des imbéciles dont je n’avais, pu que constater précédemment l’existence. Ils sortaient de l’écume du creuset, ils naissaient de la vapeur de ces mixtions étranges. Rien de plus curieux que de voir comment ils se développaient, gazeux et solides, opaques et transparents, épais et volatils, parlant comme s’ils pensaient, s’agitant, vibrant, trépidant, gravitant sans direction volontaire, par instinct vital ou par attraction irrésistible, pendant un temps plus ou moins long, toujours encombrants on dangereux, se reproduisant à outrance, infestant l’air pendant qu’ils vivaient et l’infectant après leur mort.

J’en étais là de mes observations, et je me demandais ce que nous allions devenir, et si nous n’allions pas à la longue être asphyxiés par ces empoisonneurs de l’air respirable, quand je vis un énorme bouillonnement se produire dans le creuset ; et non plus de l’écume et de la vapeur, mais des bases mêmes de la matière composée, sortit une Bête colossale qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ces têtes des cheveux du ton du métal et de l’alcool dont elle était née. Cette Bête était semblable à un léopard, ses pieds étaient comme des pieds d’ours, sa gueule comme la gueule d’un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et cette Bête était vêtue de pourpre et d’écarlate, elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles, elle tenait en ses mains blanches comme du lait un vase d’or plein des abominations et des impuretés de Babylone, de Sodome et de Lesbos. Par moments cette Bête, que je croyais reconnaître pour celle que saint Jean avait vue, dégageait de tout son corps une vapeur enivrante au travers de laquelle elle apparaissait et rayonnait comme le plus beau des anges de Dieu, et dans laquelle venaient, par milliers, se jouer, se tordre de plaisir, hurler de douleur et finalement s’évaporer les animalcules anthropomorphes dont la naissance avait précédé la sienne. Ils s’évanouissaient alors spontanément avec une toute petite détonation, autrement dit, ils crevaient, et il n’en restait plus rien qu’une goutte de liquide, larme ou sang, que l’air absorbait aussitôt. La Bête ne se rassasiait pas. Pour aller plus vite, elle en écrasait sous ses pieds, elle en déchirait avec ses ongles, elle en broyait avec ses dents, elle en étouffait sur son sein. Ceux-ci étaient les plus heureux et les plus enviés.

Et cette Bête formidable ne disait pas un mot, ne poussait pas un cri ! On entendait seulement le choc de ses mâchoires, et, dans ses entrailles, le bruit rauque et continu de ces roues des grandes usines qui tordent ou fondent, sans le moindre effort, les métaux les plus durs.

Et les sept têtes de la Bête dépassaient les plus hautes montagnes, et, formant une immense couronne, plongeaient dans tous les horizons. Ses sept bouches, toujours entr’ouvertes et souriantes, étaient rouges comme des charbons en feu ; ses quatorze yeux toujours fixes étaient verts comme les eaux de l’Océan. On voyait passer dessus les ombres des nuages, et le soleil ne pouvait qu’en faire étinceler les surfaces sans en éclairer les profondeurs. Et, au-dessus de chacun des dix diadèmes surmontant les dix cornes, au milieu de toutes sortes de mots de blasphème, flamboyait ce mot, plus gros que tous les autres : Prostitution.

Or, cette Bête n’était autre qu’une incarnation nouvelle de la femme, décidée à faire sa révolution à son tour. Après des milliers d’années d’esclavage et d’impuissance, malgré les légendes du théâtre, cette victime de l’homme avait voulu avoir raison de lui, et, croyant briser les liens de l’esclavage en brisant ceux de la pudeur, elle s’était dressée tout à coup, armée de toutes ses beautés, de toutes ses ruses, de toutes ses faiblesses apparentes. Souriante et rugissante à la fois, elle se disait en elle-même : « Ah ! j’ai besoin de toi, faux homme, et tu ne veux de moi que le plaisir ! Ah ! mes tendresses, mes dévouements, mes aspirations, mes chastetés, mes larmes, mes confiances, mes sacrifices, tout cela ne compte pas pour toi ! Tu me demandes cent mille écus pour être mon époux et tu m’offres cent sous pour être mon amant. Voilà ce que tu appelles l’amour ! En dehors de cela, pour moi, la mansarde, le travail à vingt sous par jour, la misère, l’enfant dont tu te débarrasses en moi, l’hôpital et l’amphithéâtre ! Attends un peu, tu vas voir ce qui va se passer. Tu n’auras plus de mère, tu n’auras plus d’épouse, tu n’auras plus de fille, tu n’auras même plus de maîtresse ; tu n’auras plus que la sensation incessante et implacable qui détendra tes muscles, décolorera ton sang, empoisonnera tes os, obscurcira ta raison, anéantira ta volonté, éteindra ton âme. Car je ne te résisterai plus, ce sera là ma vengeance. Mais tu ne posséderas de moi que mon rouge, mon blanc, mon noir, mes faux cheveux, ma poudre de riz et mes parfums de toilette, mes surfaces enfin, que je te ferai parer, et adorer, que tu montreras en public et dont tu t’enorgueilliras à haute voix. Mon être intime te restera obscur et fermé ; tu n’y pénétreras jamais. C’est là que je puiserai inépuisablement les raisons de te haïr et les moyens de te vaincre. Mon cœur ne sera plus un temple, mais un sépulcre plein de tes cendres et de mon silence, et tu ne déposeras plus tes petits dans mon sein ; je leur ferai prendre une fausse route, et les éparpillerai dans le vide ; je connais l’art de la stérilité. Quant à me violer, je t’en défie. »

À partir du moment où j’eus vu cette Bête, où j’eus entendu ce qu’elle ne disait cependant qu’à elle-même, je la suivis partout et me mis au courant de ses habitudes et de ses métamorphoses, car elle change de formes comme Protée. Je l’ai rencontrée quelquefois, souvent, dans les meilleures maisons, dans les plus hauts parages, et jusqu’en des lieux sacrés. Je la voyais escortée, adorée, cachée qu’elle était sous les traits de la grande dame, de l’épouse, de la mère, de la jeune fille, dont elle n’accepte pas les fonctions, mais dont elle emprunte le vêtement et l’allure. Je la saluais jusqu’à terre, comme tout le monde, et je la regardais jouer son jeu. Mais vous savez aussi bien que moi, monsieur, que ce Protée à qui, je la comparais plus haut, quand on le serrait de près, qu’on le regardait bien en face et qu’on n’avait pas peur de lui, finissait par avouer qui il était, par reprendre sa véritable forme et par répondre à toutes les questions qu’on lui adressait. Ainsi de la Bête. Nous nous connaissons bien maintenant, elle et moi, et ce que je sais de plus étrange sur son compte, c’est quelquefois elle-même qui me l’a appris. C’est elle qui m’a montré, lorsque personne ne les voyait encore, les barbares en marche sur Paris, et le triomphe de la populace, et les ruines au milieu desquelles nous trébuchons depuis deux ans.

Eh bien, monsieur, faut-il tout vous dire ? La Bête ne me révolte pas plus que les imbéciles qu’elle détruit ne m’émeuvent quand ils poussent leur dernier cri et font leur dernière contorsion. N’ayant personnellement rien à craindre d’elle, je vous avouerai même qu’elle m’intéresse et m’amuse, et je l’aurais laissée accomplir son œuvre de destruction, si, se contentant de détruire ce qui n’a pas le droit d’exister, elle nous eût débarrassés et affranchis de non-valeurs bruyantes et nuisibles ; mais l’appétit lui était venu en mangeant, et elle voulait entamer les valeurs ayant cours, l’homme et la femme véritables. C’est alors que j’ai pensé que le théâtre pouvait me servir à la dénoncer publiquement, puisqu’elle avait modifié, perverti, contaminé l’amour, qui est l’âme même de ce monde de convention. Seulement, il m’était impossible de jeter sur la scène la Bête telle que je la connaissais : Jugez, par les cris que vous avez entendus lorsque j’en ai présenté les réductions, des cris que l’on aurait poussés devant l’original !

J’ai donc pris des ménagements : j’ai usé de métaphores, j’ai voulu acclimater graduellement mes auditeurs. On m’a reproché alors de revenir toujours sur le même sujet, et l’on m’a demandé dans quel monde j’avais vu ces choses-là. J’ai bien été forcé de répondre la vérité : Dans tous les mondes ; et c’était bien pour cela, que je signalais le danger. Mes critiques, soit qu’ils ne soupçonnassent pas ce danger ou ne le vissent pas aussi grand qu’il est, car je ne puis admettre qu’ils cèdent eux-mêmes à l’influence de la Bête, soit que, le connaissant, ils fussent convaincus qu’il valait mieux ne pas le dire, mes critiques me crièrent, pour la plupart, que je faisais fausse route. Je tins bon, je m’obstinai dans mon Delenda Carthago ; et, comme je suivais la Bête non seulement dans ses transformations, mais dans ses mouvements et dans ses tentatives, après l’avoir montrée dans les mondes interlopes par lesquels elle avait commencé, je la montrai dans les mondes supérieurs où je la voyais s’introduire. Après Mme d’Ange du Demi-Monde et Albertine de Laborde du Père prodigue, qui n’avaient pu attaquer la famille que du dehors et qui avaient fait un siège inutile (dans ces deux pièces), je montrai Iza de l’Affaire Clémenceau et Mme de Terremonde de la Princesse Georges venant attaquer et essayer de détruire, la première, par instinct naturel, l’homme de valeur qui n’avait pas su la reconnaître, la seconde, par combinaison et calcul, la plus pure vertu de femme, qui n’avait pas su se défier d’elle ; et je montrai ces attentats énormes commis tranquillement, sous la protection des sociétés régulières, des lois réputées infaillibles, des sacrements reconnus divins. C’est alors que, comme aujourd’hui en réponse à l’article d’un homme d’esprit à propos d’un meurtre, article qui ne voyait dans la Bête qu’un petit être faible auquel il fallait pardonner toujours, c’est alors que je publiai une brochure où je m’efforçai d’expliquer physiologiquement, socialement, bibliquement, cette créature particulière qu’on appelle à tort une femme, que j’appelai la guenon de Nod, et je conclus en disant à mon fils :

« Et maintenant, si, malgré tes précautions, tes renseignements, ta connaissance des hommes et des choses, ta vertu, ta patience et ta bonté, si tu as été trompé par des apparences et des duplicités ; si tu as associé ta vie à une créature indigne de toi ; si, après avoir vainement essayé d’en faire l’épouse qu’elle doit être, tu n’as pu la sauver par la maternité, cette rédemption terrestre de son sexe ; si, ne voulant plus t’écouter ni comme époux, ni comme père, ni comme ami, ni comme maître, non seulement elle abandonne ses enfants, mais va avec le premier venu en appeler d’autres à la vie, lesquels continueront sa race maudite en ce monde : si rien ne peut l’empêcher de prostituer ton nom avec son corps ; si elle te limite dans ton mouvement humain, si elle t’arrête dans ton action divine ; SI LA LOI QUI S’EST DONNÉ LE DROIT DE LIER S’EST INTERDIT CELUI DE DÉLIER ET SE DÉCLARE IMPUISSANTE, déclare-toi personnellement, au nom de ton maître, le juge et l’exécuteur de cette créature. Ce n’est pas ta femme, ce n’est pas une femme ! elle n’est pas dans la conception divine, elle est purement animale, c’est la guenon du pays de Nod, c’est la femelle de Caïn : tue-la ! »

Enfin, cette brochure ayant eu un très grand, retentissement, ayant été discutée, attaquée, interprétée, commentée de toutes les façons, ayant défrayé pendant plusieurs semaines la curiosité publique, je pensai que le moment était venu de jeter la Bête sur la scène, telle qu’elle est.

Je jugeais l’occasion convenable, opportune même. La France venait de recevoir une rude leçon. Il me semblait impossible qu’elle l’eût déjà oubliée, c’était à la Bête que nous la devions, car c’était elle qui avait commencé à dissoudre nos éléments vitaux, en minant peu à peu la morale, la foi, la famille, le travail. Elle reparaissait cependant plus redoutable que jamais, puisqu’elle nous retrouvait encore plus divisés, plus inquiets, plus ignorants, plus affaiblis, tandis que l’odeur de la poudre, le bruit du canon, la flamme des incendies, les vapeurs du sang, les miasmes de la mort l’avaient ragaillardie. Elle avait humé dans l’air d’agréables senteurs de cadavres, mêlées à de fraîches bouffées de folie, d’athéisme et de décomposition ; elle s’était dit : « Voilà les premières brises de la Fin. »

La vérité est que les symptômes étaient effroyables. Plus de gouvernail, plus de voiles, plus de boussole, plus de capitaine ; rien, que la carcasse du vaisseau, les vents, la tempête et la nuit. Tous les matelots commandaient ; tous les passagers criaient ; les grands oiseaux tournoyaient en l’air, attendant le naufrage. Les autres vaisseaux passaient au large, indifférents, silencieux, sans signaux. Quand les événements furent un peu calmés, quand le vaisseau put, sinon choisir où il aborderait, du moins aborder quelque part, tous les passagers débarquèrent pêlemêle à la hâte, ahuris et demandant à grands cris leur route sur ces terres nouvelles. « Où est mon Dieu ? Où est mon âme ? Où est ma patrie ? Où est mon drapeau ? Où est mon toit ? Où est mon passé ? Où est mon avenir ? Où est le bien ? Où est le mal ? À quelle tradition revenir ? À quelle promesse croire ? » Et tous les charlatans politiques, tous les guérisseurs en plein vent se mirent à crier : « Par ici ; par là ; à droite ; à gauche ; en haut ; en bas ; prends de ma liqueur blanche ; prends de mon élixir rouge. Ne prends pas de sa liqueur blanche, ce n’est que de l’eau ; ne prends pas de sa liqueur rouge, c’est du sang. »

Et la Bête se contentait de dénouer ses cheveux, de mouiller ses lèvres, de tendre sa gorge, d’étirer ses bras, de cambrer ses reins, de présenter ses flancs et de murmurer : « Tu viens de souffrir, de jeûner ; tu as été trompé ; tu as été héroïque ; tu as été vaincu ; tu as besoin de te reposer, de te refaire, de jouir un peu ; viens donc à moi ! je suis la sensation immédiate ; je suis le plaisir de tous les temps ; je suis l’ivresse éternelle ; je suis l’oubli certain ; je suis la plus grande preuve de la vie, je, suis l’amour. » Mais l’homme hésitait ; sur le mur du festin, l’Allemand écrivait ces quatre mots : « Cinq milliards de dette. » Et la Bête lui montra le Juif qui, sur l’autre mur, écrivait ces mots magiques, au milieu des fanfares : Quarante-deux milliards de crédit ! » Et elle reprit : « Tu vois ! tu es plus riche que jamais, tu n’as rien à craindre ; tu as la sympathie et la confiance du monde entier. Allons viens, amusons-nous ; aimons-nous, repeuplons gaiement la terre. » Et les quatre-vingt-dix pour cent répondirent : « C’est vrai ; allons-y gaiement ! »

Et on rattrapa le temps perdu ! On adora de nouveau la Bête, on l’épousa en premières noces, en secondes noces, in extremis ; et, comme quelques-uns trouvaient que, malgré tout, on ne mourait pas assez vite, ils se tuèrent pour elle.

Et il y a, de l’autre côté du Rhin, un homme an front dégarni, à la moustache épaisse, aux yeux sombres, profonds, fixes et insondables, à la bouche railleuse et froide, au teint terreux, marbré de rouge, aux muscles d’acier, à la volonté de fer, à l’estomac énorme, au cerveau puissant ; et cet homme de génie, qui a vaincu et utilisé la Bête, voyant que ce qu’il avait prévu arrivait, se frotta les mains et dit à son faux maître : « Votre Majesté peut regarder du côté de l’Orient, il n’y a plus rien à craindre du côté de l’ouest ; on y meurt. »

Alors il me vint cette idée ridicule, que le moment était venu de tuer la Bête, non seulement dans la fiction, mais encore dans la réalité. Je crus avoir le droit et le pouvoir de la montrer enfin telle qu’elle est, sous ses formes multiples, de la juger, de l’exécuter au nom de la conscience humaine et de la justice divine, et de donner en même temps un avertissement public à ce pays que j’aime. Au lieu de composer une pièce de théâtre j’aurais dû composer selon vous, monsieur, comme j’aurais su le faire, croyez-le bien, s’il ne s’était agi que d’une moralité courante à glisser dans les loisirs d’une nation spirituelle, aimable, ayant toute la sécurité de ses intérêts et toute la quiétude de son esprit (mais nous n’en sommes plus là ; les hommes vont mal et les choses vont vite) ; au lieu de faire une simple pièce de théâtre, je voulus pousser un cri d’alarme, tenter une reprise de conscience. Au lieu ce mettre en marche des personnages humains ; je présentai des incarnations totales, des essences d’êtres, des entités en un mot, et je dis au public : Tu vois ce Claude ; ce n’est pas seulement un mécanicien, un inventeur, un homme, c’est l’Homme dans le grand sens du mot, c’est l’exemple ; c’est ce que, toi et moi, nous devons être toujours, aujourd’hui plus que jamais ; c’est le Français, c’est la France telle qu’il l’a faut après les épreuves qu’elle vient de traverser, épreuves mortelles si elle n’y prend pas garde. Comme cet homme, nous ne devons pas perdre du de vue une seconde ce but : la reconstitution de la patrie commune, et ce qui est d’un ordre plus élevé encore, la recherche, la connaissance, la proclamation, l’application de la vérité, chacun selon nos forces et notre énergie personnelle ! Notre autonomie, notre durée, notre valeur ne sont qu’à ce prix. Claude c’est l’homme qui a souffert dans son âme et dans l’âme des autres, qui a compris, qui a réfléchi, qui s’est élevé, qui a maintenant une volonté bien ferme, un but bien net, et qui marche droit à ce but, en laissant de côté tout ce qui est inutile, en s’associant à tout ce qui est valable, en exterminant tout ce qui est hostile. À ce Claude, qui est nous, à cette France qui travaille, veut renaître et tend à reprendre la tête du monde, qui est-ce qui veut et peut faire obstacle, en dehors des obstacles visibles et connus de tous ?

Regarde cet homme qui rôde autour de ta maison paternelle, de ton cher foyer entamé, délabré, hypothéqué, dont tu es forcé de sacrifier les restes à ton travail et à ta mission. Cet homme pénètre chez toi ; il a la mine ouverte et la main tendue ; il te comprend, il t’aime, il t’offre son amitié et sa bourse ; il partage tes espérances, il voudrait être associé à tes travaux et à tes représailles. Pour t’expliquer sa confiance et pour gagner la tienne, il te raconte qu’ils lui ont tué son fils, son unique enfant. Il pleure ! Quel est cet homme au gros rire, aux larmes faciles, à l’amitié toujours prête, à l’accent expansif de ton compatriote du Midi ? C’est lui. Qui lui ? C’est le voisin, c’est le faux ami, c’est l’étranger, c’est le haineux, c’est l’espion qui s’est glissé, durant des années, dans ta famille, et qui, tout en jouant avec tes enfants, tout en gaudriolant avec la bonne, tout en te parlant de sa blonde fiancée restée là-bas au pays, prenait l’empreinte de tes serrures, le chiffre de tes revenus et le plan de ta maison. Le moyen a été bon ; l’affaire a été bonne. Il a entendu dire que tu te relèves, que tu travailles, que ton génie renaît ; il a peur de cette résurrection, et le voilà qui revient, avec ses allures de bonhomme et notre argent dans sa poche, pour nous corrompre et nous dissoudre, à nos frais cette fois, et sans avoir besoin de se mettre de nouveau en campagne, car, au fond, il n’aime pas ça. Tu ne le reconnais pas ? – Non. – Cette face sanguine à front étroit, à mâchoires larges, à poils roux et frisés ne te dit rien, ne te rappelle rien ! Tu m’effrayes ! Quel oubli ! Quelle légèreté ! Quelle confiance ! Tu es donc incapable de soupçonner la trahison, même après avoir répété tant de fois que tu as été trahi ! Écoute-le parler alors, ton hôte nouveau, quand il est seul avec Césarine, puisque je t’admets à ce qu’ils se disent. Avec celle-là, il ne se donne plus la peine de ruser ; il jette de côté son accent marseillais et reprend sa voix véritable, impérative et rauque, broyant les gutturales du Nord, comme les lourds camions broient les cailloux des vieilles routes que l’on répare. Écoute ce qu’il dit. Il parle de la société qu’il représente et, qui a des milliards maintenant ; il parle des acquisitions qu’elle a faites récemment à grands frais et qui lui deviendraient inutiles si elle ne possédait pas le canon de Claude pour les défendre et en faire de nouvelles ; il dit : Nous ne sommes pas des barbares, et il promet de remercier la Providence, publiquement en temps et lieu. – Ah ! tu commences à comprendre. C’est ma faute si tu n’as pas compris plus tôt. Pourquoi ne t’ai-je pas dit tout de suite à, quelle nation appartient cet homme, c’était bien plus simple, au théâtre surtout, où l’on n’a pas de temps à perdre ? Parce que je ne pouvais pas te le dire. Tu ne sais donc pas que nous sommes abaissés et déchus à ce point que nos arts eux-mêmes sont sous la censure de cet anonyme que tu n’as pas reconnu et dont tu devrais toujours sentir l’odeur dans l’air que tu respires. Tu ne te rappelles donc pas que, l’an dernier, il nous a fallu retirer de notre exposition de peinture, avant même qu’elle fût ouverte, deux tableaux qui auraient pu lui déplaire, et, s’il y eût eu dans ma pièce le moindre mot qui le désignât positivement, il aurait exigé de nos gouvernants apparents qu’ils défendissent la représentation de cette pièce. Mais il s’est bien reconnu sur la scène, lui ; et je l’ai bien reconnu dans la salle, moi ; et, un soir qu’il sifflait et faisait siffler tant qu’il pouvait, j’ai fait crier par un de mes amis ; « À la porte les agents secrets ! » et il s’est tu. Car il ne veut pas qu’on le reconnaisse ni qu’on le dénonce.

Eh bien, cet homme qui veut notre mort et notre dissolution, ou (ce qui va bien t’étonner) notre alliance, avec qui va-t-il faire pacte ? À qui va-t-il demander aide et complicité pour son œuvre ténébreuse et basse ? À l’élément permanent et intérieur de dissolution : à la Bête, installée depuis plusieurs années déjà sous le toit de Claude, et à laquelle celui-ci est indissolublement lié par cette loi injuste qui ne lui a jamais permis et ne lui permettra jamais de se libérer d’elle. Mais la Bête n’est pas de politique, elle n’est que d’instinct, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas pour une cause et pour une fin communes, mais pour la satisfaction personnelle et immédiate de ses appétits. Elle sait que les mœurs l’excusent, que les lois la garantissent, que la religion l’abrite, que l’atmosphère sociale, malgré les médisances et les faits, l’enveloppe et la préserve, elle sait enfin qu’elle a une sauvegarde jusque dans le mépris silencieux de ce mari condamné à elle et résigné ; mais la progression du vice est tellement fatale, qu’on est depuis longtemps déjà dans le crime quand on croit n’être encore que dans la passion. Et la Bête, en donnant libre pâture à ses fantaisies et libre cours à ses débordements, dans un temps et un milieu qu’elle, croit éternellement et universellement disponibles, a oublié ou plutôt ignore qu’il y a en dehors et au-dessus d’elle des lois et des logiques coordonnées et inexorables, parce que ce ne sont pas les hommes seuls qui les ont faites. Elle ne soupçonne pas les grandes raisons d’État qui se mettent en mouvement, elles, pour l’accomplissement de destinées et de fins collectives, et qui font le bien et le mal, selon qu’il est nécessaire, mais en sachant toujours ce qu’elles font et pourquoi elles le font. Il suffira donc que le travail de la Bête entre dans les combinaisons d’un génie supérieur pour que, de toute-puissante qu’elle, était ou croyait être, elle se trouve tout à coup n’être que l’agent humble et subalterne d’une puissance et d’une force véritables, dont elle ne connaît pas plus le mécanisme que le principe et le but. Toute résistance est inutile. Elle devra se soumettre ou périr. Le repos, la satiété, le repentir même ne lui sont plus permis, car elle est incapable de se racheter par une conversion spontanée et le châtiment public et glorieux d’elle-même. Elle obéira parce qu’elle est vaincue, et elle cherchera son salut dans la perte définitive des autres parce qu’elle est lâche.

C’est ce qui arrive à Césarine. Jusqu’alors, elle a tout utilisé à, son profit. Elle s’est asservi ce à quoi les êtres réguliers s’asservissent ; elle a contraint les lois, les mœurs, les sacrements et jusqu’à la nature à se fausser, à s’avouer esclaves et à prévariquer en sa faveur. Jeune fille, elle a conçu par l’adultère, et elle a trouvé une loi qui l’a autorisée à donner la vie incognito, c’est-à-dire à faire porter par un innocent la peine de la faute dont elle n’a voulu avoir que le plaisir ; elle a réclamé ensuite la complicité du groupe social auquel elle appartenait, lequel a escamoté cette faute, a répondu de la coupable, l’a garantie intacte et lui a cherché et découvert un mari à la fois innocent et responsable, comme l’enfant qu’on lui cache. Dans le mariage, elle trouve encore la complicité d’une loi à la fois imprévoyante et impitoyable qui, au lieu de protéger celui des deux époux qui est dans son droit et dans son devoir, ne sert absolument que celui qui n’est ni dans l’un ni dans l’autre. Quant à la loi religieuse, trop complaisante avant, car elle se contente alors de la confession banale et équivoque de ceux qu’elle va unir, elle est encore plus rigoureuse après, car elle proclame l’indissolubilité éternelle, au delà même de la terre, du lien des âmes qu’elle a unies si facilement.

Redevenue adultère dans le foyer comme elle l’a été dans le temple, Césarine ne veut plus laisser la nature accomplir son œuvre, elle lui fait rebrousser chemin, elle intervertit et pervertit la création, elle tue ce qui n’est pas encore né ; et la nature se laisse faire, tout en lui montrant la mort de près, ce qui la trouble un peu, car la Bête a peur du néant qu’elle proclame. En attendant, elle a perdu de sa substance et de son équilibre, elle se sent momentanément dans le vide ; elle voit trouble et cherche où s’appuyer. Après avoir exploité les mœurs, les lois, les sacrements, la nature, elle va essayer d’exploiter l’Église, et comme il lui faut un moyen de reprendre son mari qui va devenir célèbre et riche, elle appelle le prêtre, à qui il est interdit de révéler la confession au magistrat, mais à qui il est permis de donner l’absolution à la coupable en dehors du mari, et elle lui demande conseil. L’absolution et le conseil la soulagent et l’enhardissent. Elle n’a avoué, d’ailleurs, que le nécessaire et elle revient assez tranquillement à, ce foyer conjugal qu’elle avait résolu de fuir ; elle y revient lorsque le complice sur lequel elle comptait lui manque ; elle y revient pour reprendre les forces et le point d’appui dont elle a besoin ; ce n’est pas du repentir, c’est de l’hygiène. Elle y trouvera même une sensation plus aiguë et plus excitante que toutes les autres. La transmissibilité sensitive commence à s’émousser en elle. Il lui faut des stimulants. Si elle pouvait se faire aimer de son mari, quel triomphe pour son orgueil et quel régal pour ses sens ! Voilà dans quel état elle revient ; comme elle le dit, l’impossible la tente. D’ailleurs, elle apporte une arme nouvelle, l’argent de l’adultère. Et elle ne doute pas que tout cela s’arrange facilement. Le prêtre lui a promis le succès si elle a la foi, et elle a de si belles robes !

C’est ici que la fatalité se présente sous la forme de Cantagnac. Ce qui est au-dessus de la Bête ne va plus se laisser traverser, mais se fermer et peser sur elle. La voilà prise au traquet, la voilà terrassée, domptée, mise au joug, condamnée à tirer patiemment la charrue de la politique transcendante. Ses fantaisies, ses fautes, ses duplicités, ses impudences, ses victoires, ses jouissances, après avoir servi de litière à, toutes sortes d’animaux, vont, bienfaisant mélange d’immondices, servir de fumier au labour d’un grand diplomate. C’est humiliant, mais c’est logique. Le mal n’aurait pas sa raison d’être, s’il ne hâtait pas certaines moissons. La Bête se soumet en rugissant devant son maître, en essayant de transiger, non plus avec l’Église, mais avec le Ciel, à qui elle jure de se repentir. Elle s’engage à sauver son âme, s’il sauve sa vie. Le bon billet qu’a Dieu ! Elle n’est pas la première qui l’ait souscrit ; mais Dieu ne se laisse pas mettre dedans comme les lois, les mœurs et les sacrements que les hommes ont institués en son nom, et les Césarines et les Cantagnacs ne vont pas plus loin qu’il ne veut. De même que l’Instinct vient se briser contre la politique, de même la politique vient se briser contre la Conscience.

La Conscience, c’est Claude. Lorsque Cantagnac a eu affaire à celui-ci, il a bien compris, dès les premiers mots, que cet homme n’avait même pas besoin d’être défiant, tant il était convaincu ; mais il n’a pas vu tout de suite tout ce que cette grande âme, avait acquis dans sa lutte avec la douleur, à quelles profondeurs elle avait pu descendre, à quelles hauteurs elle avait su s’élever. Il n’a pas soupçonné que cet homme laborieux, simple, indulgent, résigné, était allé reprendre les choses dans leur principe et leur totalité ; que ses droits comme ses devoirs s’étaient dès lors placés au-dessus des compromis sociaux qui n’avaient pas voulu le garantir, et qu’après s’être immolé lui-même, il immolerait quiconque ferait obstacle à la mission dont il avait reçu le commandement. Car il a commencé par s’immoler, cet homme ; il s’est, par l’imprévoyance d’une de nos lois inattaquables, il s’est trouvé condamné, dans le mariage, au célibat et à la stérilité.

Il était resté chaste, entre sa mère et son travail, au fond de la solitude où il avait vu le jour. Sa mère, en mourant, avait laissé un tel vide dans son cœur et dans sa vie, qu’il lui avait semblé que l’épouse seule pouvait le remplir. Il souffrait, il avait besoin d’épancher ses douleurs, de confier son âme, de communiquer ses rêves. N’est-il pas convenu que la femme a justement été créée pour nous recueillir et nous réconforter ? Claude l’a cru et il s’est trompé dans le choix de sa compagne. C’est là le crime qu’il lui faudra expier de toutes ses illusions, de tous ses droits, de toute sa vie. Il ne lui restera plus, le mariage étant indissoluble, qu’à être héroïque et ridicule. Il accepte l’un et l’autre rôle. Il se soumet silencieusement et il laisse dire. Il tente même le salut de la Bête, qu’il ne sait pas encore indigne et incapable d’être sauvée. Il lui pardonne le passé à la condition qu’elle se constituera mère. La maternité, qui a été la faute de cette femme, peut devenir son rachat devant la générosité de cet époux chrétien. Mais la Bête fait des enfants, elle n’en a pas. Elle a bien d’autres besoins à satisfaire, et ce qu’elle veut de son mari, ce n’est pas l’ami, ce n’est pas le sauveur, c’est le mâle. Quel effroyable malentendu ! Que ne fait-il comme tant d’autres, que ne se sépare-t-il judiciairement ? Que ne prend-il une maîtresse pendant que sa femme, sa femme ! celle à qui l’Eglise l’a déclaré lié, prendra des amants ? Pourquoi, puisqu’il voudrait être père, ne fait-il pas des enfants à une femme, des enfants qui n’auront rien à réclamer de lui, puisqu’il ne peut les reconnaître, et qui seront, quoique innocents, coupables par la loi ? Il pourra ainsi contribuer à la moyenne des 35 pour 100, d’enfants naturels que la statistique est forcée de constater aujourd’hui. Ces saletés ne sont pas dans les idées de Claude, bien qu’elles soient dans les habitudes du monde. Cet homme jeune, robuste et sain, dont le corps, le cœur et l’âme ont besoin de se répandre, s’attelle à un travail acharné, sans trêve, sans relâche, sans détente des muscles ou de l’esprit. Les malheurs de la patrie sont venus tout à coup lui donner le mépris des siens, et il s’est trouvé bien lâche de souffrir pour lui seul en présence de cette grande souffrance commune. Après avoir immolé ses espérances d’amant, d’époux et d’homme, il immole ses douleurs et se voue tout entier au salut de la France, cette autre coupable qui promet de se repentir et de se racheter, bien qu’il l’entende encore rire, chanter et blasphémer comme avant, mais il s’obstine dans sa foi et dans sa tâche. Que lui resterait-il s’il lui fallait maintenant douter de la patrie ?

Cependant, Dieu seul a le pouvoir et la faculté de se donner toujours sans s’épuiser jamais. L’âme humaine, si forte et si résolue qu’elle soit, a besoin de soulagement et de dégagement, sans quoi, elle fait éclater le corps qui la contient. Claude, à qui les institutions de son pays ont interdit la postérité naturelle et directe, s’en donne une de choix ; Claude, que les législateurs à mandat et les magistrats sur leur siège ont frustré de l’amour terrestre, se repose et se rassérène dans un amour purement idéal, tout de contemplation et de respect. Il déposera son esprit dans Antonin, l’orphelin recueilli sur la grande route, il reposera son âme dans la pureté de Rébecca, la fille des éternels persécutés. Il ne demande pas à Rébecca, il ne sait pas si elle l’aime ; il veut croire seulement qu’elle l’admire et le plaint, tant il aurait honte de troubler, d’amoindrir cette âme d’élection. Près d’elle il se sent moins meurtri, moins malheureux, il respire un air plus pur, voilà, tout. Pauvre homme de bien égaré dans nos temps ! Il respecte et il adore, tellement qu’il veut se persuader qu’il n’aime pas, et qu’il s’impose ce nouveau sacrifice d’unir Rébecca à Antonin, c’est-à-dire de s’immoler encore une fois, et de n’avoir que leur bonheur pour récompense.

Mais cet amour silencieux et immatériel, tout le monde autour de lui, le sent, le devine, le comprend. La grandeur de cet homme et la pureté de cette femme étaient si bien faits l’un pour l’autre ! Seulement les pouvoirs constitués ne veulent pas. Alors, il faut attendre que l’on en ait à jamais fini avec eux. Puisque Rébecca ne peut se donner à qui elle appartient, Rébecca fait son aveu d’amour et son vœu de virginité, et elle leur restera fidèle. Elle se déclare l’épouse de la seconde vie (c’est à mourir de rire), quand l’homme pour qui elle était faite sera dégagé par la mort des liens que le terre qu’il habite lui impose ; et elle disparaît avec son père dans l’horizon insondable où celui-ci va rechercher sa patrie détruite depuis des siècles.

Ce père a beaucoup fait rire aussi. On m’a demandé ce que ce juif venait faire là-dedans. Il vient y faire ce qu’il doit y faire. S’il était parti pour aller fonder une grande maison de commerce à Buenos-Aires, il aurait paru très vraisemblable, d’autant plus que Buenos-Aires, c’est quelque part et que, la pièce finie, Césarine étant morte, Claude aurait pu envoyer une dépêche à son ami avant même qu’il eût appris la nouvelle par le Figaro et qu’après son acquittement, acquittement inévitable, il aurait pu rejoindre Rébecca, laquelle aurait tenu les livres en attendant, qu’il aurait épousée et dont il aurait eu enfin beaucoup d’enfants.

Eh bien, non, l’auteur a voulu que, quoi qu’il arrivât sur la terre, l’union de Claude et de Rébecca ne se fit que dans le monde des âmes. Il fallait donc qu’au lieu de partir pour un de ces pays réels, bien connus des dénouements de comédies et de vaudevilles, pays où l’on se retrouve, une fois le rideau baissé, il fallait que Rébecca partît pour des pays où ne l’on ne pût jamais retrouver sa trace. Comme elle ne peut partir seule, elle part avec son père qui ne sait pas lui-même où il va, ayant chance pour ses recherches d’être renvoyé de la Chine au lac Salé et du lac Salé au centre de l’Afrique, où il rencontrera peut-être Livingstone, autre fou qui a cru aussi qu’il y a mieux à faire en ce monde que de jouer à la Bourse, de vendre des denrées, de courir après un bon mariage, d’aller au cercle ou d’entretenir Cora. L’auteur a donc choisi parmi tous les errants de la terre l’errant le plus connu : le juif. Il aurait même pu ajouter que son juif était un Caraïte, mais, cette fois, on aurait trop ri. Ces plaisanteries-là sont bonnes dans les théâtres d’opérettes, car il est convenu qu’un juif, au théâtre, doit toujours être un grotesque. Et l’auteur le sait si pertinemment, il sait si bien que son juif sérieux va paraître ennuyeux, qu’il enferme ce que ce juif a à dire entre le sommeil de Cantagnac et la raillerie de Césarine. Seulement, Cantagnac, qui est un malin, ne fait que semblant de dormir, tandis que Césarine, qui est une brute, manque franchement de respect à son hôte. Enfin, pourquoi Daniel est-il justement là ? Parce que vous permettrez bien à Claude d’avoir un ami, avec qui il puisse converser, espérer, rêver. L’ami de Claude sera un idéaliste comme lui, comprenant ses travaux, partageant son idéal, le dépassant peut-être. Où trouverons-nous les limites des espérances de l’âme ? Si vous les connaissez, monsieur, veuillez me dire où elles sont, je partirai pour les voir. Il y a eu d’abord rencontre fortuite de ces deux hommes, puis attraction simultanée et irrésistible, enfin communion scientifique, intellectuelle et morale, même au delà de la terre, en un mot : amitié.

Ces deux hommes sont bien faits pour se comprendre et s’aimer, à quelque distance que leurs travaux respectifs les tiennent l’un de l’autre, et comme le dit Cantagnac, si la France avait beaucoup d’enfants comme ceux-là, elle n’en serait pas où elle est. Ce Cantagnac est un coquin, mais ce n’est pas un imbécile, et il sait très bien qu’un pays où les Claudes domineraient, où ils auraient des épouses comme Rébecca et des amis comme Daniel, ne serait pas facile à tromper et à conquérir. Il est donc tout naturel que, tandis que Claude travaille à reconstituer sa patrie démembrée, Daniel pense à retrouver sa patrie perdue, à renouer sa tradition coupée, à rebâtir son temple, à réunir en un groupe, en un peuple, en une nation, ses frères disséminés sur le globe. Puisse-t-il réussir, et que ses coreligionnaires n’aient bientôt plus besoin de notre hospitalité, et que nous n’ayons plus besoin de leur argent, qu’ils nous prêtent si généreusement en échange, car le peuple français est leur frère bien-aimé, comme Joseph. Joignez ce souhait à vos prières, monsieur, et que le Dieu des chrétiens vous exauce ! mais je crains fort que ce ne soit le Dieu des juifs qui ait eu raison lorsqu’il a promis à ses enfants le royaume de la terre, et je commence à croire que ceux-ci ne nous laisseront bientôt plus que le ciel, dont ils se soucient médiocrement. Je me figure que Daniel n’est pour eux qu’un rêveur ou un maladroit, qu’ils ne demandent pas mieux que d’envoyer se promener, pourvu qu’il ne revienne pas leur annoncer qu’il a trouvé ce qu’il cherche. Où Daniel a-t-il la tête, en effet, de vouloir refaire une patrie locale, définie, limitée, fixe, à ces persécutés conquérants, en marché à cette heure pour acheter le monde ?

Claude réussira-t-il plus que Daniel ? Qui le sait ? Dans ce temps où tout s’écroule, sera-t-il assez fort pour soutenir quelque chose ? Ce qui est certain, c’est que, lui, il ne sera plus, ne pourra plus être ni arrêté, ni détourné, ni entraîné. Toute combinaison, toute politique qui ne sera pas dans sa communion intime viendra se briser contre cet homme de foi et de détermination. Cantagnac pourra suborner Césarine, celle-ci pourra troubler Antonin : au dernier moment, tout sera remis en ordre par l’exécution impassible que fera Claude. À ce coup de fusil, Césarine tombe, Cantagnac s’esquive, Antonin se prosterne. L’être de rébellion est précipité dans le néant, l’être de ruse est précipité dans le vide, l’être d’impression mais de repentir est rappelé dans le bien. Chaque chose est remise où elle aurait dû être, où elle devra rester ; la reprise de conscience est faite, proclamée, imposée ; les courants divins sont rétablis, la loi de Dieu éclate et triomphe.

Mais c’est insensé, me direz-vous ; il y a transgression à la fois de la loi divine et de la loi humaine, puisque le Code punit le meurtre, et que l’Évangile le défend. Bossuet n’a-t-il pas dit : « Celui qui transgresse la loi en un commandement, la méprise en tous les autres ; car celui qui a dit : Tu ne commettras pas d’impuretés, a dit aussi : Tu ne tueras pas ? » Or Claude a beau être laborieux, continent, charitable, résigné, pur, du moment qu’il tue, c’est comme s’il n’était rien de tout cela. Que seraient, en effet, des vertus dont la résultante serait le meurtre ? Que serait une société qui tolérerait de, pareils principes ? Je vous ferai d’abord observer, monsieur, que la loi humaine n’est aucunement transgressée en cette circonstance, attendu qu’elle prévoit, qu’elle tolère, qu’elle absout ce genre de meurtre. Pauvre loi qui en est réduite n’osant pas libérer les époux par le divorce, à leur permettre implicitement de se libérer par l’assassinat ! Triste loi qui, en cette matière ; punit celui qui absout, et absout celui qui punit ; car, si le mari outragé pardonne à, l’épouse coupable, il est condamné toute sa vie à porter la peine de la faute qu’il a pardonnée ; tandis que, si, dans cet accès de passion que le Code a été forcé d’admettre, il tue cette femme, il en est débarrassé à, tout jamais : sans compter que, dans le premier cas, on le plaisante, et que, dans le second, on l’admire. Loi à refaire, monsieur, celle qui n’a pas prévu qu’un homme comme Claude pouvait être accolé toute sa vie à un monstre comme Césarine, et qui force cet homme, après toutes les indulgences, après tous les sacrifices, après toutes les abnégations, à prendre un fusil et à tuer sa compagne éternelle au moment où elle va vendre son pays à l’étranger. Si, trompé par la jeune fille qu’il épousait et par sa famille, complice de cette fausse vierge qu’elle garantissait pure ; si Claude, le jour où il apprit que cette créature avait déjà fait avec un autre homme fonction volontaire d’épouse et de mère, si Claude avait trouvé une loi juste et logique à laquelle il eût pu dire : « On s’est servi de toi pour me voler mon nom, mon cœur, mon honneur et ma liberté ; je m’adresse à toi pour que tu me fasses restituer tout ce que des misérables m’ont volé ; » si Claude avait trouvé cette loi prête à faire son devoir, il n’eût pas été condamné au désespoir d’abord, puis à la stérilité, puis au meurtre ; Rébecca ne fût pas, restée vierge errante et inféconde ; de cet homme et de cette femme créés l’un pour l’autre seraient nés des enfants qui nous manqueront peut-être le jour où il nous faudra de véritables valeurs humaines ; Antonin n’eût pas été adultère, Cantagnac n’eût pas été attiré et Césarine n’eût pas été mise à mort, par Claude, du moins ; car ses infanticides l’auraient amenée jusque sous le glaive de la loi, qui tue tranquillement, elle, même quand même elle est dans son tort, et quoi qu’en dise Bossuet.

Quant à la loi divine, ce n’est pas Claude qui l’enfreint, c’est la loi humaine ou plutôt la loi française elle-même qui la fausse. Jésus, qui nous a transmis la morale dans sa plus grande pureté et dans sa plus grande exactitude, n’a pas voulu que Claude fût éternellement rivé à Césarine. Il a prévu le cas, lui, et il a dit : « Je vous déclare que quiconque aura répudié sa femme, SI CE N’EST EN CAS D’ADULTÈRE, la fait devenir adultère ; et quiconque épouse celle que son mari aura répudiée commet un adultère (saint Mathieu). » Donc, la loi déclarée divine est pour le divorce en cas d’adultère ; donc, la loi humaine, en n’admettant pas même le cas ment à la loi divine.

Permettez-moi de constater en passant, monsieur, qu’on fait dire à, Jésus, pour les besoins de certaines causes, une foule de choses qu’il n’a jamais dites. Ainsi, on déclare qu’il a pardonné à la femme adultère, ce qui est absolument faux. Il ne lui a rien pardonné ; il a tiré de sa faute un argument contre les pharisiens, voilà tout. Il leur a dit : « Qui de vous est sans péché ? S’il en est un, qu’il lui jette la première pierre. » Heureusement pour cette femme, tous ces hommes étaient plus ou moins coupables ; elle ne fut donc pas lapidée, et Jésus lui dit : « Allez-vous-en, et à l’avenir ne péchez plus. »

Ce n’est pas un pardon, ce n’est même pas un acquittement ; ce n’est qu’une ordonnance de non-lieu, motivée par l’incompétence du tribunal qui s’était cru en droit de juger et de condamner cette femme.

Si un des pharisiens, le mari, par exemple, eût été sans péché, et fût sorti de la foule en disant : « Maître, moi je suis sans péché ; » Jésus eût été forcé de lui dire : « Frappe. »

Eh bien, monsieur (voyez comme on peut être accusé à fort), le Tue-la ! qui termine la brochure de l’Homme-Femme, qui a scandalisé tant de gens et que vous me défendez de dire, n’est que la paraphrase de la parole du Christ à ceux qui lui amenaient la femme adultère.

« Si tu es absolument sans péché, dit l’auteur à son fils supposé, et si la loi ne veut pas te libérer de cette femme chargée d’iniquités, tue-la. » Et ce n’est pas de la femme adultère qu’il s’agit, c’est de la femme qui, ayant été adultère et pardonnée déjà par son mari, n’a pas voulu aimer ses enfants, en a appelé d’autres à la vie, déshérités d’avance de nom, de morale, de famille et d’amour ; c’est de celle qui n’a voulu accepter son époux ni comme époux, ni comme ami, ni comme frère, ni comme maître ; c’est de celle qui s’oppose au bien qu’il a à faire, à la mission qu’il a à remplir ; c’est de celle enfin qui n’a de la femme que la forme. D’où il résulte que ce mot, qui me fait traiter de révolutionnaire, d’homicide et de fou furieux, est plus indulgent, plus doux, plus clément que celui du Christ, puisque le Christ, si l’exécuteur est dans de certaines conditions, qui sont justement celles que j’exige, puisque le Christ admet la mort pour une femme qui n’a commis que le seul crime d’adultère.

Claude est dans ces conditions ; il est sans péché, il a pardonné vingt fois ; et, tant que Césarine n’est coupable qu’envers lui, il la laisse vivre. Ce n’est que quand elle est devenue un danger public qu’il la frappe. Il n’assassine pas, il exécute. Il ne se fait pas justice, il fait justice. En sa qualité d’homme conscient et relevant directement de son Dieu, il laisse de côté la loi insuffisante et incomplète des hommes, il se met dans la loi éternelle, qui veut que l’esprit du bien anéantisse finalement l’esprit du mal. Enfin, monsieur, dans cette pièce de la Femme de Claude, œuvre toute symbolique, comme l’a si bien compris et si bien expliqué Théodore de Banville dans le compte rendu qu’il en a fait (il n’y a que ces fous de poètes pour deviner ces choses-là !), dans cette œuvre particulière, Claude ne tue pas sa femme, l’auteur ne tue pas une femme, ils tuent tous deux la Bête, la Bête immonde, prostituée, infanticide, qui mine la société, dissout la famille, souille l’amour, démembre la patrie, énerve l’homme, déshonore la femme dont elle prend le visage et l’apparence, et qui tue ceux qui ne la tuent pas. Tue-la ! ne signifie donc pas, comme je l’ai entendu répéter par maints critiques et par vous-même, monsieur, sans doute parce que mes écrits méritent d’être critiqués avec sévérité, mais ne méritent pas d’être lus avec attention ; Tue-la ! ne signifie donc pas que tous les maris trompés doivent tuer leurs femmes. Je commence même par vous dire qu’il y a une foule de maris qui, étant trompés, n’ont que ce qu’ils méritent. C’est leur faute ; ils n’étaient pas faits pour le mariage ; car, comme a dit encore Jésus, « tous ne sont pas capables de cette résolution, mais ceux-là seulement à qui il a été donné d’en haut. » La plupart des maris trompés sont donc plus souvent à blâmer qu’à plaindre, et comme la loi ne permet pas le divorce à leurs femmes, elle fournit une excuse à ces victimes ingénieuses qui se vengent avec les moyens particuliers qu’elles ont toujours à leur service. C’est stupide, c’est immoral, c’est malpropre, mais c’est convenu, c’est même applaudi quelquefois. Ces maris et ces femmes ne sont pas ceux qui nous occupent ici. Qu’ils s’arrangent et qu’ils lavent leur linge sale ensemble ; une tache de plus ou de moins, peu importe ! Ces hommes n’ont pas le droit de tuer ces femmes, et ces femmes ont perdu le droit de se plaindre de ces hommes ; ils se sont mis conjointement en dehors des revendications supérieures en maintenant dans la société une moyenne d’immoralité pseudo-légale, qui donne les meilleurs résultats comme on peut voir, et dont leurs petits se trouvent à merveille. Tue-la ! appliqué à ces ménages serait un non-sens, ou deviendrait un massacre dont l’auteur serait justiciable après, et dont il ne saurait accepter la responsabilité, n’ayant jamais eu la pensée d’en donner le conseil avant. La loi a peut-être ses raisons pour se désintéresser de ces êtres sans prévision, sans direction, qui viennent lui demander de les accoupler et non de les unir ; mais les raisons ne sont pas toujours la raison, et la loi ferait encore mieux, vu le mauvais exemple que donnent ces individus, vu les grands dommages qu’ils causent et les effroyables désordres, presque toujours héréditaires, qu’ils introduisent dans le milieu commun, la loi ferait mieux, disons-nous, de ne pas tant les abandonner et de leur venir un peu en aide. Mais là où la loi est absolument en faute, c’est quand elle prétend à annihiler complètement un homme comme Claude, au profit d’une drôlesse comme Césarine, sans profit peur personne, en ne laissant à cet homme sans péché d’autre moyen de se reprendre que de se faire bourreau. Le Tue-la ! enfin n’est que le total mathématique des erreurs de cette loi et un avertissement à elle donné pour qu’elle réfléchisse et sache bien à quelles fatalités absolues l’absolu de ses termes peut amener, en certains cas, le plus honnête homme du monde.

Je n’ai pas voulu dire autre chose dans ma brochure, et qui la lira sans parti pris le reconnaîtra facilement. Quant à la Femme de Claude, elle avait l’intention, la prétention si vous voulez, de dire à cet être particulier, topographiquement parlant, qu’on appelle, le Français :

« Prends garde ! tu traverses des temps difficiles ; tu viens de payer cher, elles ne sont même pas encore payées, tes fautes d’autrefois ; il ne s’agit plus d’être spirituel, léger, libertin, railleur, sceptique et folâtre ; en voilà assez, pour quelque temps au moins. Le Dieu, la patrie, le travail, le mariage, l’amour, la femme, l’enfant, tout cela est sérieux, très sérieux, et se dresse devant toi. Il faut que tout cela vive ou que tu meures ! Recueille tous ces éléments d’éternité et fais-en ta communion et ta conscience. Prends garde ! L’étranger qui t’a vaincu et qui veut t’achever rôde autour de toi et te guette ; la Bête qui t’a séduit et trompé reste sur ton sol et te menace ; l’enfant sur lequel tu comptes et en qui ton esprit doit revivre, cette génération qui doit te venger, hésite et se trouble entre le travail et le plaisir, entre l’idéal et la passion ; sois attentif, sois recueilli, sois résolu, sois implacable ; quelle que soit la tentation qui t’appelle hors de ta route, repousse-la ; quel que soit l’obstacle qui se dresse devant toi, brise-le, sinon tu disparaîtras du nombre des vivants. »

Voilà ce que veut dire la Femme de Claude, et voilà pourquoi il n’y a pas dedans le plus petit mot pour se désopiler la rate après boire. J’aurais cru manquer de respect à mon public si, ayant, en des jours comme les nôtres, à lui parler de ces choses graves, vitales, je ne l’avais pas fait en termes sévères, dignes autant que possible de la situation, de lui et de moi.

Vous assurez que je me suis trompé, monsieur, que le théâtre ne doit pas agiter de questions, qu’il ne doit agiter que des grelots, auxquels vous me renvoyez dédaigneusement. Si vous avez raison, monsieur, tant pis pour le théâtre. Mais je reste convaincu que l’avenir n’a jamais été plus menaçant, et que la Bête n’a jamais été plus insatiable.

Et maintenant que j’ai fait mon devoir en le disant, advienne que pourra ou plutôt que devra ; car les proverbes se trompent quelquefois aussi. Il n’arrive jamais ce qui peut, il arrive toujours ce qui doit.

Encore un mot et j’achève cette lettre déjà beaucoup trop longue, bien qu’elle ne contienne pas le quart de ce que j’aurais à vous dire.

Si j’avais été Galilée, du jour où j’aurais été absolument certain que la terre tourne, j’aurais crié à tue-tête et partout : « La terre tourne ! »

Les pouvoirs constitués et autorisés m’auraient répondu comme ils ont fait :

« Tu vas déclarer qu’elle ne tourne pas, ou tu vas mourir. »

À quoi j’aurais répliqué (ma vie étant utile) :

« Vous ne voulez pas que la terre tourne ? Elle ne tourne pas. »

Et elle aurait continué de tourner.

Et je me serais tranquillement remis à l’œuvre pour découvrir une vérité nouvelle ; parce que, du moment que la terre tourne, ce qui est important, ce n’est pas que les pouvoirs constitués le veuillent, c’est que Galilée le sache ;

Et qu’il l’ait dit.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

 

A. DUMAS FILS.

Mars 1873.

 

 

ACTE I

 

Un grand salon avec de vieux meubles, des rideaux et des portières en tapisserie. Au milieu une grande baie vitrée donnant sur une vallée. Portes-fenêtres de chaque côté de cette baie. Portes latérales donnant dans les appartements. Boîtes, sphères, instruments de travail. À gauche, un grand coffre de bois, à cercles et à boutons de fer, où Antonin enfermera le manuscrit de Claude ; on sent que ceux qui habitent cette maison ont aimé jadis les objets qui les entourent, mais qu’ils continuent à s’en servir sans s’y intéresser. On entend le tintement d’une grande horloge. Il ne fait pas encore jour dans ce salon, qui est au rez-de-chaussée.

 

 

Scène première

 

EDMÉE, CÉSARINE

 

EDMÉE, entre avec une petite lampe de nuit qu’elle lève au-dessus de sa tête pour voir l’heure.

Sept heures moins un quart, il doit faire jour.

Elle se met à ranger les papiers sur la table, tout en les parcourant un peu par une curiosité plus instinctive que calculée. On entend frapper doucement à une des portes. Edmée écoute.

On dirait qu’on a frappé aux carreaux.

On vient heurter un peu plus fort à l’autre porte.

À la porte maintenant. Qui peut venir à cette heure ?

CÉSARINE, en dehors, à demi voix.

Edmée, ouvre, c’est moi.

EDMÉE.

Elle ! ah ! pourquoi diable revient-elle ? Ça allait si bien ici.

Elle va ouvrir, tire les rideaux, ouvre les volets, le jour se fait.

CÉSARINE.

Tu es toute seule ?

EDMÉE.

Oui, personne n’est encore, levé dans la maison, ou du moins personne n’est encore descendu ; mais comment avez-vous vu que j’étais là ? Les volets n’étaient pas ouverts.

CÉSARINE.

Par un petit trou que j’ai fait moi-même un jour, pour voir du dedans dehors. Mais, à mon tour, comment se fait-il que la porte d’entrée soit fermée au verrou, et que je sois forcée de frapper aux volets comme une inconnue ?

EDMÉE.

On ferme tout ainsi tous les soirs.

CÉSARINE.

Depuis quand ?

EDMÉE.

Depuis votre départ.

CÉSARINE.

Est-ce pour que je ne puisse pas rentrer ?

EDMÉE.

Peut-être bien.

CÉSARINE.

Et cette nouvelle habitude, par qui a-t-elle été prise ?

EDMÉE.

Par mademoiselle Rébecca.

CÉSARINE.

Alors c’est mademoiselle Rébecca la maîtresse de la maison maintenant ?

EDMÉE.

En votre absence. Vous êtes partie subitement sans rien dire, il a bien fallu qu’on vous remplaçât. Si vous aviez annoncé votre retour, on aurait été au-devant de vous, et vous n’auriez pas attendu à la porte.

CÉSARINE.

Je ne voulais pas annoncer mon retour. Je n’étais pas fâchée de surprendre un peu la maison et de voir ce qui, s’y passe quand je n’y suis pas. Et puis je voulais causer avec toi d’abord.

EDMÉE.

Vous n’aviez qu’à m’écrire, je vous aurais instruite. Je l’aurais même fait la première si vous m’aviez dit où vous étiez, comme vous me le disiez les autres fois.

CÉSARINE.

Je ne voulais pas qu’on sût où j’étais.

EDMÉE.

Pas même moi ?

CÉSARINE.

Pas même toi.

EDMÉE.

Est-ce que vous allez repartir ?

CÉSARINE.

Pourquoi ?

EDMÉE.

Tout ce mystère ! Et vos bagages, où sont-ils ?

CÉSARINE.

À la gare. Il faisait beau, je suis venue en me promenant.

EDMÉE.

Une lieue à pied ! Votre santé est donc bonne maintenant ?

CÉSARINE.

Bonne, mais j’ai été malade. J’ai failli mourir. J’ai bien cru que je ne vous reverrais ni les uns ni les autres ! Si malade que je me suis confessée.

EDMÉE.

Complètement ?

CÉSARINE.

Comme on se confesse au moment de mourir.

EDMÉE.

On est si pressé, c’est comme en voyage, on oublie toujours quelque chose. Et le confesseur, qu’est-ce qu’il a dit ?

CÉSARINE.

Il m’a donné de très bons conseils.

EDMÉE.

Que vous suivrez ?

CÉSARINE.

Quand on voit la mort de très près, ça vous fait faire des réflexions, je t’assure. Ah ! ces nuits sans sommeil, avec une veilleuse et une garde, c’est affreux. Est-ce que je suis très changée ?

EDMÉE.

Non ; un peu pâlie cependant, et maigrie. Vous étiez chez votre grand’mère ?

CÉSARINE.

Oui, mais pas à Paris, à la campagne.

L’embrassant.

C’est égal ! Je suis contente de te revoir. J’ai pensé à toi. Je t’ai apporté des robes.

EDMÉE, se déridant.

Vrai ! que vous êtes bonne.

CÉSARINE.

Elles sont dans mes malles, que tu vas envoyer chercher tout de suite. Il y a aussi des robes neuves pour moi. On va porter cet hiver des modes très originales, et des bijoux d’or imités des bijoux des femmes romaines. Cela me va très bien.

EDMÉE.

Est-ce que vous avez des projets de conquêtes ?

CÉSARINE.

Oui.

EDMÉE.

Ici ?

CÉSARINE.

Ici.

EDMÉE.

Sur qui, mon Dieu ? Je ne vois que le père de mademoiselle Rébecca.

CÉSARINE.

Ce pauvre Daniel, un juif ! Moi qui viens de me confesser !

EDMÉE.

Monsieur Antonin, alors ?

CÉSARINE.

Oh ! lui, ce serait trop facile.

EDMÉE.

Vous vous en êtes aperçue ?

CÉSARINE.

Depuis longtemps ! Mais il faut le laisser dans l’amour platonique, celui-là, c’est plus convenable et plus amusant.

EDMÉE.

Qui, alors ? Ce sont les seuls hommes de la maison

Avec intention.

et nous n’avons plus de voisins.

CÉSARINE.

Les seuls hommes de la maison. C’est poli pour Claude.

EDMÉE.

Il ne compte pas, lui, c’est votre mari.

CÉSARINE.

Eh bien, c’est ce qui te trompe, il compte.

EDMÉE.

Comment ? Vous voilà amoureuse de votre mari, maintenant ?

CÉSARINE.

C’est pour ça que je reviens.

EDMÉE.

Et vous allez le lui dire ?

CÉSARINE.

Oui.

EDMÉE.

C’est lui qui va être étonné, il ne vous croira pas.

CÉSARINE.

On me croit quand je veux qu’on me croie. Et puis, tant mieux : l’impossible me tente.

EDMÉE.

Et comment ça vous a-t-il pris ? Car vous étiez loin, on ne peut plus loin de cette idée quand vous êtes partie d’ici.

CÉSARINE.

On est quelquefois plus près de ceux que l’on quitte que de ceux que l’on rejoint. Oh ! j’ai réfléchi, va.

EDMÉE.

En regardant la veilleuse ?

CÉSARINE.

Oui, et la nuit, dans l’insomnie ou dans le sommeil, je ne voyais que lui. Ça se calmait un peu dans le jour avec la lumière. N’importe je l’aime, j’en suis sûre. Et puis tu ne sais donc pas que Claude vient de faire une découverte qui va révolutionner le monde entier ? Dans les journaux il n’est question que de cela. Je les ai tous lus pendant ma convalescence. Vous n’avez pas entendu parler ici de l’expérience qu’il a faite ?

EDMÉE, d’un air distrait.

Vaguement. Ici on travaille beaucoup, on mange un peu, on dort vite et on ne parle pas. Ce n’est même, pas toujours d’une gaieté folle.

CÉSARINE.

Eh bien, figure-toi qu’on a planté en terre, à grands coups de maillet, cinq cents pieux, de deux mètres en deux mètres. Dans les intervalles on avait placé des sacs remplis de pierres. Le canon que mon mari a inventé, et qui est tout petit, à ce qu’il paraît, un vrai bijou, disait le journal, a lancé au milieu de tout cela, deux projectiles seulement. Que contenaient ces nouveaux projectiles ? on n’en sait rien, mais il paraît que des pieux et des pierres, il n’est pas resté de quoi faire une allumette, ni battre le briquet, et qu’on n’a même retrouvé aucun débris des obus. Juge de ce qui arriverait si ça tombait sur un régiment ou dans une ville. C’est admirable.

EDMÉE.

Et c’est son canon qui vous a rendue amoureuse de lui, dans l’état d’esprit où vous étiez ?

CÉSARINE.

Oui.

EDMÉE.

Ça ne s’enchaîne pas du tout, cependant. Mais enfin tout chemin mène à l’amour. Et qu’est-ce que ca rapporte, le canon ?

CÉSARINE.

La gloire d’abord. Et puis l’État va faire à Claude des commandes énormes, évidemment, le rapport de la commission ayant été des plus favorables.

EDMÉE.

Eh bien, en attendant que cette invention donne une fortune à M. Claude, il est forcé de vendre cette maison.

CÉSARINE.

Parce que ?

EDMÉE.

Parce que, pour faire son bijou de canon, il s’est endetté et qu’il a besoin d’argent.

CÉSARINE.

Tant mieux !

EDMÉE.

Ah ! je ne comprends plus.

CÉSARINE.

Je lui prêterai l’argent dont il a besoin, et les choses n’en iront que plus vite. Le confesseur m’a bien dit que les événements me viendraient en aide si j’avais la foi et la volonté.

EDMÉE.

Et cet argent où le prendrez-vous ?

CÉSARINE.

J’ai deux cent mille francs.

EDMÉE.

Qui viennent ?

CÉSARINE.

D’un héritage. Je te conterai cela. Claude a-t-il parlé de moi quelquefois ?

EDMÉE.

Jamais, devant moi, du moins.

CÉSARINE.

Aucune allusion à mon départ, à mon absence prolongée, à mon retour possible ?

EDMÉE.

Silence absolu, silence de mort. Le jour où vous avez quitté la maison, monsieur a dit, comme toujours, à l’heure du déjeuner : « Prévenez madame. » Je lui ai appris alors que vous aviez reçu une dépêche vous annonçant que votre grand’mère était malade, et que vous étiez partie pour Paris, ne sachant pas vous-même quand vous reviendriez. Il n’a pas demandé d’autre explication. On a ôté votre couvert, on a déjeuné sans vous, et la vie a continué comme par le passé.

CÉSARINE.

Rébecca est la maîtresse de Claude, n’est-ce pas ?

EDMÉE.

Mademoiselle Rébecca ? Elle ?

CÉSARINE.

Qu’est-ce qu’il y aurait d’extraordinaire, dans les termes où je suis avec lui, qu’il aimât une autre femme que moi ?

EDMÉE.

Seulement vous oubliez que votre mari est le plus honnête homme de la terre, et que mademoiselle Rébecca est la plus honnête fille du monde. Du reste, le père et la fille vont partir. Et voilà tout.

CÉSARINE.

C’est bien assez.

EDMÉE.

Eh bien, et lui ?

CÉSARINE.

Qui, lui ?

EDMÉE.

M. Richard, vous ne m’en parlez pas.

CÉSARINE.

Est-ce que tu l’as revu ?

EDMÉE.

Non, mais vous ?

CÉSARINE.

Moi, non plus.

EDMÉE.

Cependant, il a quitté le pays, le lendemain de votre départ.

CÉSARINE.

Je n’ai pas entendu parler de lui.

EDMÉE.

Il vous a écrit, alors ?

CÉSARINE.

Non.

EDMÉE.

Vrai ?

CÉSARINE.

Vrai.

EDMÉE.

Que supposez-vous ?

CÉSARINE.

Il a disparu tout à coup. Il doit être en voyage ou mort.

EDMÉE.

Comme vous dites ça.

CÉSARINE.

Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Et je te déclare que, si on me donnait à choisir, j’aimerais mieux qu’il eût pris ce dernier parti.

EDMÉE.

Brrr !

CÉSARINE.

Qu’est-ce que tu as ?

EDMÉE.

Vous avez une façon de dire les choses qui me fait froid dans le dos. Un homme que vous aimiez tant.

CÉSARINE.

Qui m’aimait tant, tu veux dire.

On entend un coup de feu dehors. Césarine faisant un signe de croix et se bouchant les oreilles.

Ah ! qu’est-ce que c’est que ca ?

EDMÉE.

C’est M. Antonin qui essaye un fusil qu’il a inventé. Car il a inventé un fusil, lui.

CÉSARINE.

Est-ce qu’il va continuer ?

EDMÉE.

Oui, il tire plusieurs fois tous les matins.

CÉSARINE.

Fais-le taire.

EDMÉE.

Vous avez donc peur de quelque chose ?

CÉSARINE.

Maintenant j’ai peur de tout.

EDMÉE.

Il faudra vous y faire. On n’entend que ça ici.

Nouveau coup de feu.

CÉSARINE.

Mais fais-le donc taire, cet imbécile !

Elle court vers un coin de la chambre, cachant son visage dans les mains.

EDMÉE, appelant par la fenêtre.

Monsieur Antonin, monsieur Antonin !

ANTONIN, du dehors.

Qu’y a-t-il ?

EDMÉE.

Ne tirez plus.

ANTONIN.

Pourquoi ?

EDMÉE.

Je vous le dirai.

Elle referme la fenêtre. À Césarine.

Vous êtes toute pâle !

CÉSARINE, montrant une carafe.

Cette eau est-elle bonne à boire ?

EDMÉE.

Oui.

CÉSARINE.

On ne sait jamais, ici. Il y a des poisons partout.

Elle avale un grand verre d’eau.

Figure-toi que je suis venue au monde pendant l’insurrection de juin, à sept mois, tant ma mère tremblait dans sa maison prise entre le feu des insurgés et le feu des troupes ! Et, par là-dessus, je ne sais quelle tireuse de cartes m’a prédit que je mourrais de mort violente. De sorte que dès que j’entends un bruit d’arme à feu, tout se retourne en moi. Et justement je suis la femme d’un homme qui en invente, des armes à feu. Je devrais peut-être repartir.

Elle boit un second verre d’eau.

EDMÉE.

Ne buvez donc pas tant, vous allez vous faire mal.

CÉSARINE.

J’ai toujours soif maintenant, et il y a des jours où il me semble que j’ai l’enfer dans la poitrine.

EDMÉE.

Mais vous n’avez plus rien à, craindre maintenant.

À part.

Elle m’a fait peur. Elle montrait ses dents comme un loup.

 

 

Scène II

 

EDMÉE, CÉSARINE, ANTONIN

 

ANTONIN, sans voir Césarine.

Pourquoi m’avez-vous dit de cesser mon tir ?

EDMÉE.

Déposez votre fusil.

ANTONIN, déposant son fusil.

Qu’y a-t-il ?

EDMÉE, démasquant Césarine.

Vous avez fait peur à madame.

ANTONIN, voyant Césarine.

Madame. Oh ! pardon. Je suis désolé... J’ignorais... Si j’avais su que votre étiez de retour, madame...

CÉSARINE, d’une voix douce.

Ce n’est pas votre faute. Seulement j’ai passé la nuit en voiture. Je n’ai pas dormi. Je suis un peu fatiguée, énervée, et ces deux coups de feu tout à coup m’ont surprise. Je vous prierai, quand vous ferez vos expériences, de les faire un peu loin de la maison, pendant quelque temps encore. C’est un nouveau système de fusil ?

ANTONIN.

Oui, Madame.

CÉSARINE.

Montrez-le moi.

ANTONIN, reprenant le fusil.

Je croyais que cette arme vous faisait peur.

CÉSARINE.

Oui, mais je veux vaincre cette peur ridicule. Ce fusil n’est plus chargé ?

ANTONIN.

Non.

CÉSARINE, maniant l’arme.

C’est une arme charmante. Il y a deux canons.

ANTONIN.

Et ce n’est pas plus long à charger qu’un seul.

CÉSARINE.

Il n’y a pas de batterie visible.

ANTONIN.

La batterie est intérieure.

CÉSARINE.

C’est curieux. Vous m’expliquerez cela, et dès demain je veux tirer cette arme. Vous m’exercerez, n’est-ce pas ?

ANTONIN.

Très volontiers.

CÉSARINE, rendant le fusil à Antonin qui le dépose sur la table.

À tantôt et pardonnez-moi d’avoir interrompu votre expérience.

ANTONIN.

C’est à moi de vous demander pardon de vous avoir effrayée.

Il se penche pour lui baiser la main ; elle la retire et sort en le saluant avec un sourire.

EDMÉE, en sortant avec elle.

Faites-vous assez votre câline avec ce pauvre garçon. Vous ensorcelleriez un ange.

CÉSARINE.

Je m’exerce pour ensorceler Claude.

Elles sortent.

 

 

Scène III

 

ANTONIN, CLAUDE, qui est entré avant que Césarine sorte et qui l’a vue sans qu’elle le vit

 

ANTONIN, se croyant seul et pendant que Claude le regarde du fond du théâtre.

Pourquoi est-elle revenue ? Moi qui me croyais si fort, parce qu’elle n’était pas là. Où est-elle allée pendant ces trois mois ? Pourquoi est-elle si changée, si pâle ? Pourquoi m’a-t-elle parlé si doucement ? Cette voix me rend fou. Si je partais ? Oui, c’est le seul moyen.

CLAUDE, a pris le fusil et l’examine. À Antonin.

Eh bien ?

ANTONIN.

Ah ! c’est vous, mon cher maître.

CLAUDE.

Es-tu content de ton épreuve de ce matin ? As-tu réussi ?

ANTONIN.

Je le crois. J’ai fait les modifications que vous m’avez indiquées, Maintenant les culots de mes cartouches sont rejetés par ce ressort très simple auquel je n’avais pas songé.

CLAUDE.

Et ta portée ?

ANTONIN.

À quatorze cents mètres, j’ai mis deux balles à un mètre de distance dans des planches de chênes qui ont été percées d’outre en outre ; cela me fait espérer cent mètres de plus de portée.

CLAUDE.

Tu charges et tu tires ?

ANTONIN.

En quatre secondes.

CLAUDE.

Voyons tes cartouches.

ANTONIN.

Voici.

Claude examine les cartouches, Antonin en déchire une et montre le contenu à Claude.

Et voilà qui ne fait que deux cartouches ne pèsent pas plus qu’une. Et le fusil se trouve armé tout seul par le mécanisme qui le ferme.

CLAUDE.

Tu as trouvé.

ANTONIN.

Grâce à vous. Ah ! je suis encore bien ignorant.

CLAUDE.

Travaille, tu arriveras.

Claude chargeant le fusil et se préparant à tirer par la fenêtre.

Voyons.

ANTONIN, l’arrêtant.

Ne tirez pas d’ici.

CLAUDE.

Pourquoi ? C’est un désert. Il ne peut passer personne à deux lieues et dans la maison tout le monde y est habitué.

ANTONIN.

Madame Ruper est revenue, et le bruit lui fait peur.

CLAUDE, reposant l’arme dans un coin.

C’est autre chose. Je l’ai vue.

ANTONIN.

Quand cela ?

CLAUDE.

Quand elle a quitté cette chambre tout à l’heure.

ANTONIN.

Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?

CLAUDE.

Parce que je n’ai rien à lui dire.

Antonin reste soucieux.

À quoi penses-tu ?

ANTONIN.

Je pense, mon cher maître, que je vais vous demander la permission de m’absenter, maintenant que j’ai fini ce travail.

CLAUDE.

Est-ce que tu as besoin de ma permission à ton âge ?

ANTONIN.

Vous savez bien que je ne ferai jamais rien sans votre consentement.

CLAUDE.

Et où iras-tu ?

ANTONIN.

À Paris.

CLAUDE.

Qu’est-ce que tu iras y faire ?

ANTONIN.

J’irai demander une audience au ministre de la guerre et lui soumettre mon fusil si vous l’approuvez complètement.

CLAUDE.

À quoi bon te déranger ? Tu éprouveras cette arme aux nouvelles expériences de tir que nous ferons avec le comité d’artillerie. Ce ne sera pas long.

ANTONIN.

J’ai besoin d’un peu de mouvement.

CLAUDE.

Hier tu ne voulais plus bouger d’ici ; tu t’y trouvais l’homme le plus heureux du monde ! Et après avoir vu le ministre, tu reviendras ?

ANTONIN.

Je ne crois pas, maître. Si vous me le permettez, je voudrais voyager pendant quelques mois, aller en Angleterre, en Amérique, étudier les travaux qui s’y font.

CLAUDE.

Les miens ne te suffisent pas ? Et qu’est-ce que je deviendrai pendant ton absence, moi qui n’ai que toi pour me comprendre, m’aimer et m’aider ?

ANTONIN, avec effusion.

Est-ce vrai ?

CLAUDE.

Tu en doutes ?

ANTONIN.

Oh ! non ! et je serais le plus à plaindre des hommes si je ne vous adorais pas après tout ce que vous avez fait pour moi. Car c’est votre mère et vous qui m’avez recueilli, nourri, instruit depuis dix ans, moi orphelin, vagabond, presque mendiant. Vous m’avez mis au collège, et voilà quatre ans déjà que vous m’avez associé à vos travaux. Ce que je suis je vous le dois ; croyez-le bien, je vous adore et je vous vénère.

CLAUDE.

Et tu as des secrets.

ANTONIN.

Je n’ai pas de secrets.

CLAUDE.

Pourquoi pleures-tu alors ?

ANTONIN.

Parce que je vous quitte.

CLAUDE.

Pourquoi me quittes-tu ?

ANTONIN, ne sachant plus que répondre.

Je suis bien malheureux.

CLAUDE.

Tant mieux. On ne saurait commencer trop tôt. À ton âge ce n’est qu’un exercice préparatoire ; tu verras plus tard.

ANTONIN.

Et puis je suis nerveux, impressionnable.

CLAUDE.

Trop de misère dans la première enfance. Tu te referas peu à peu. Reste ici. J’ai besoin de toi et tu as besoin de l’air de ces montagnes. D’ailleurs l’espèce de chagrin que tu as ne se guérit pas par le changement de lieux. On l’emporte avec soi, on le rapporte tel qu’on l’a emporté, ou plutôt accru et fortifié par la distance, et lorsqu’on se retrouve en face de la personne qui cause cette préoccupation, on s’aperçoit qu’on a voyagé pour rien.

ANTONIN.

Que voulez-vous dire ?

CLAUDE.

Tu aimes ma femme.

ANTONIN.

Qui vous fait supposer ?

CLAUDE.

Je l’ai vu.

ANTONIN.

Oh ! maître, n’est-ce pas qu’il faut que je parte et peut-être alors me pardonnerez-vous ?

CLAUDE.

Je n’ai rien à te pardonner. Tu as vingt-deux ans ! C’est ta jeunesse qui aime, ce n’est pas toi. C’est de la femme d’un autre, de la femme de ton maître, de ton grand frère, que tu es épris ; là est la douleur, parce que tu es un honnête homme ; mais la douleur, crois-tu que ce soit chose inutile ou mauvaise ? C’est un adversaire loyal qu’il n’y a besoin que de vaincre pour s’en faire un allié sûr, toujours prêt alors à vous préserver et à vous défendre. Vingt ans, une douleur comme celle-là une âme comme la tienne et un ami comme moi, ce sont les armes d’Achille.

ANTONIN.

Vous riez de cela ?

CLAUDE.

Tu appelles cela rire. Hélas ! il y a longtemps que je ne ris plus. C’est cette femme que tu aimes qui a pour jamais fait expirer le rire sur mes lèvres ; elle m’eût tué si je ne l’eusse vaincue et exterminée en moi ! J’ai souffert pour nous deux, profites-en. Tu es trop jeune trop croyant, trop tendre pour lutter contre cette femme qui a déjà dû deviner que tu l’aimes ; je l’ai bien vu tout à l’heure, lorsqu’elle t’a tendu la main ; c’est peut-être pour toi qu’elle est revenue ici tout à coup. Elle a toujours besoin de sensations nouvelles pour se faire croire à elle-même qu’elle vit, car elle est plus morte que ceux qu’elle a déjà fait mourir.

ANTONIN.

Mourir ?

CLAUDE.

Oui, qu’elle a fait mourir dans leur âme dans leur cœur, dans leur raison et jusque dans leurs os.

ANTONIN.

Pourquoi, puisqu’elle était si coupable, ne vous êtes-vous pas séparé de cette femme ?

CLAUDE.

Tu ne l’aurais pas rencontrée, c’est vrai ; mais, séparée de moi, elle eût emporté mon nom avec elle. Ce nom que j’avais reçu honorable et que je voulais laisser tel que je l’avais reçu, en l’illustrant si c’est possible, elle l’eût traîné publiquement dans toutes les boues, et je l’eusse retrouvé à chaque moment dans les scandales du monde. Ici, le toit de la vie privée la contient un peu et la garantit encore. Qui imprimerait un mot sur elle la diffamerait ! Elle me ridiculise un peu plus, mais elle me salit un peu moins ! Et puis j’ai longtemps espéré que je l’éclairerais ! Rien. D’où viennent-elles, ces créatures particulières, inachevées pour ainsi dire, qui font le mal en souriant, en riant quelquefois,  sans conscience avant, sans remords après ? Sont-elles dans l’ordre naturel, comme quelques-uns l’affirment ? Ce que nous appelons le mal n’est-il que le droit des natures puissantes, brisant des conventions sociales trop étroites pour elles ? Le devoir, l’honneur, le travail, la pudeur, la famille, le triomphe de l’âme, la vertu, le beau, le bon et le bien, l’idéal en un mot, sont-ils rêves de fous, et faut-il lâcher les hommes et les femmes à travers la terre comme des troupeaux sauvages sans autre raison que l’instinct, sans autre loi que la passion, sans autre but que le plaisir ? Je ne le crois pas, ni toi non plus, n’est-ce pas ? Et voilà pourquoi je veux te sauver à ton tour. Il ne peut naître du sentiment que tu éprouves qu’une nouvelle infamie pour Césarine, qu’un malheur certain, irréparable peut-être pour toi. Arrête-toi, retourne-toi brusquement et regarde de l’autre côté ! Allons, mon enfant, tu n’es pas de ceux qui croient que la plus grande douleur qui soit est celle qu’on a, vérité de l’égoïsme et des ténèbres ! Il y a de plus grandes douleurs que les nôtres et nous traversons une époque où ceux qui veulent véritablement mériter le nom d’homme n’ont plus le droit de penser à eux seuls. Depuis deux ans, il n’y a plus de souffrances privées, il n’y a plus qu’une souffrance commune. Homme de vingt ans qui as peut-être encore quarante ans à vivre, que viens-tu nous parler de chagrin d’amour ? C’était bon autrefois. Et ton Dieu qu’il te faut retrouver ! et ta conscience qu’il te faut établir ! Et ta patrie qu’il te faut refaire ! Ont-ils le temps d’attendre que tu aies fini d’aimer et de gémir, on bien vas-tu mourir sans avoir rien fait pour eux ?

ANTONIN, se jetant à son col.

Oh ! mon excellent maître !

CLAUDE, faisant un sacrifice intérieur.

Et plus tard, quand tu auras payé le tribut que tu dois, s’il te faut la famille pour récompense, rapproche-toi de Rébecca, fais-toi aimer d’elle ; c’est l’épouse qui te faut.

ANTONIN.

Si vous lisez dans mon cœur, maître, moi je lis dans celui de Rébecca. Rébecca vous aime.

CLAUDE, voulant repousser cette idée.

Elle m’admire et elle me plaint ; elle ne m’aime pas. D’ailleurs, qu’importe, je suis mort pour l’amour.

ANTONIN.

Maître, vous me jugez trop à votre mesure. Laissez-moi partir – ou bien alors donnez-moi une dernière preuve d’estime et de confiance.

CLAUDE.

Tu veux que je te dise ce que cette femme m’a fait et tu espères alors arriver à la haïr ?

ANTONIN.

Vous devinez tout.

CLAUDE.

Je ne te dirai rien. De pareils récits ne sont permis qu’à la colère, à la vengeance, au désespoir, au cœur saignant encore de la blessure qu’on lui a faite et répandant ses confidences avec son sang. Je me suis tu alors même que j’étais le plus irrité et le plus malheureux. Nul n’a jamais su, nul ne saura jamais, par moi, ce que cette femme m’a fait, quelles luttes j’ai soutenues, quelles victoires j’ai remportées.

ANTONIN.

Vous avez pardonné.

CLAUDE.

J’ai effacé. Je ne me rappelle plus, je ne veux plus me rappeler ce qui fut écrit un moment sur cette page de ma vie, et connaissant ton secret, tu es le dernier à qui je dirais celui de Césarine. Je veux que, comme moi, tu doives ta délivrance à ta volonté, seulement tu auras moins d’efforts que moi à faire, puisque tu es libre et averti. Laisse passer la femme de Claude : ne te mets pas sur sa route. Elle déshonore ou elle tue, entre deux sourires, c’est une colère de Dieu. Voilà ce que tu dois savoir. Mais comme tu mérites en effet, par ton travail, par ton affection, par ta franchise, une preuve d’estime et de confiance, je vais t’en donner une,

Il tire un manuscrit de sa poche.

et le moment où je te la donne te la rendra plus précieuse et plus sacrée encore. La solution du problème que je cherchais, je l’ai trouvée, et voilà plusieurs jours et plusieurs nuits que je passe à écrire ce mémoire dans ses plus petits détails avec les caractères de l’alphabet particulier que toi et moi seuls connaissons. Seul aussi avec moi tu connais le secret de ce coffre.

Il lui remet une clef.

Va l’ouvrir. Enfermes-y ces papiers, je t’en fais le gardien pendant ma vie, l’héritier et le metteur en œuvre après ma mort, si je viens à mourir avant d’avoir prouvé ce que j’y consigne. Et qu’importe maintenant que ma forme matérielle disparaisse si mon esprit revit en toi ! – Eh bien, as-tu besoin d’une autre preuve de la confiance que j’ai en toi ?

ANTONIN, lui baisant la main.

Oh ! mon père !

CLAUDE.

C’est dit, n’est-ce pas ?

ANTONIN.

Oui, c’est dit.

EDMÉE, rentrant.

Il y a là un étranger qui demande à parler à monsieur. Il vient pour acheter la maison.

CLAUDE.

Faites-le entrer.

EDMÉE.

Monsieur sait-il que madame est revenue ?

CLAUDE.

Oui. Elle dort, sans doute ?

EDMÉE.

Eh bien, dites lui qu’on vient pour l’achat de cette maison et que je la prie de descendre afin de donner à cet acquéreur les renseignements qu’il désire.

EDMÉE, à Cantagnac.

Entrez, monsieur.

 

 

Scène IV

 

ANTONIN, CLAUDE, CANTAGNAC

 

CANTAGNAC, entrant. Il a l’accent marseillais.

M. Ruper ?

CLAUDE.

C’est moi, monsieur.

CANTAGNAC.

Guillaume Cantagnac, ancien notaire, aujourd’hui à la tête d’une entreprise pour l’achat des propriétés et le développement de la grande culture. J’ai lu dans le Moniteur des ventes que vous voulez céder votre immeuble et les terres qui en dépendent, et comme je faisais justement un petit voyage d’agrément ou plutôt de distraction dans vos contrées, après un grand chagrin que je viens d’éprouver, j’ai voulu pousser jusque chez vous, non seulement pour voir la propriété que vous avez à vendre et me renseigner directement auprès de vous sur sa contenance, sa valeur, sa situation, ses avantages et ses désagréments, il y en a toujours quelques-uns, mais aussi pour voir le propriétaire, un des hommes sur lesquels tous les bons patriotes fondent le plus d’espérances. Monsieur Ruper, voulez-vous me permettre de vous serrer la main ?

CLAUDE, lui donnant la main.

Monsieur...

CANTAGNAC.

Ah ! monsieur, le pays a bien besoin d’hommes comme vous. Pauvre France !

Montrant Antonin.

Monsieur votre fils ?...

CLAUDE.

D’adoption. Je n’ai que trente-quatre ans et il en a vingt-deux.

CANTAGNAC.

Oh ! pardon !...

CLAUDE.

Je parais plus que mon âge, je le sais.

CANTAGNAC.

Le travail de tête fatigue beaucoup. Et le jeune homme travaille avec vous ? Même carrière ? A-t-il déjà, inventé quelque chose ?...

CLAUDE.

Oui, il a fait une très belle et très bonne invention.

CANTAGNAC.

Un petit canon aussi.

CLAUDE.

Un fusil.

CANTAGNAC.

Un fusil !... un petit fusil ! Bravo, jeune homme ; permettez-moi de vous serrer la main. Messieurs, je ne suis qu’un prosaïque notaire, et retiré encore ; j’achète des maisons, je les démolis ou je les revends, je suis bien obscur, bien ignorant des grandes questions qui vous occupent, mais je puis vous affirmer que je prends le plus grand intérêt à vos travaux. Je donnerais la moitié, les trois quarts de ce que je possède pour que vous réussissiez ; ma vie même, si elle n’était pas encore utile à quelqu’un. J’avais un fils, monsieur, un fils unique, grand, beau, et intelligent comme ce jeune homme. Ils me l’ont tué, la mère est devenue folle.

Essuyant ses yeux avec son mouchoir.

Pardon.

Claude et Antonin lui prenant la main.

CLAUDE, ému.

Pleurez, monsieur, vous êtes chez un ami.

CANTAGNAC.

Merci. Un ancien notaire, et les larmes, ça a l’air de ne pas aller ensemble, n’est-ce pas ? Eh bien, ça va, je vous en réponds. Il y a trois ans, on m’appelait Gros Guillaume ou Roger Bontemps ; je riais toujours, je me suis rattrapé, allez...

Il fait un grand effort pour ne pas pleurer, s’essuie une dernière fois le visage, pousse un soupir, serre la main de Claude fiévreusement et reprend.

Vous voulez vendre cette maison ?

CLAUDE.

Oui.

CANTAGNAC.

Et toutes ses dépendances ?

CLAUDE.

Oui.

CANTAGNAC.

Qui sont ?

CLAUDE.

Cent cinquante hectares de bois et surtout de roches qui ne rapportent pas grand’chose.

À Antonin.

Où est le plan ?... Va le chercher et envoie-le-moi.

Antonin sort.

CANTAGNAC.

Pourquoi vendez-vous ?

CLAUDE.

Parce que j’ai besoin d’argent.

CANTAGNAC.

Hypothéquez.

CLAUDE.

C’est fait.

CANTAGNAC.

Diable ! Eh bien, et votre découverte ?

CLAUDE.

Elle m’a endetté.

CANTAGNAC.

Naturellement. Et elle n’est pas aussi certaine que vous l’espérez ?

CLAUDE.

Si.

CANTAGNAC, prenant un journal dans son portefeuille.

Ah ! c’est que je lisais, justement en venant, un long article où il est question de vous. L’auteur de cet article, intitulé le Canon idéal, constate le succès de l’expérience et cherche à expliquer votre système. C’est bien français, ça !... Ah ! nous sommes une drôle de nation. On devrait écrire sur nos murs :

La parole est d’argent, mais le silence est d’or.
Quiconque parlera sera puni de mort.

Et il ne resterait plus que le bourreau, et encore. Bref, ce monsieur prétend que vous n’avez pu obtenir ce résultat que par les essences et que vous avez résolu en apparence le problème de la projection à distance de la...

Il consulte son journal.

De la nitroglycérine.

CLAUDE.

C’est possible.

CANTAGNAC.

Mais il ajoute que vous avez obtenu dans une expérience unique, avec des projectiles préparés par vous seul et un canon chargé par vous-même, vous ne pourriez l’obtenir en campagne, et que vu les matières explosibles dont vous vous servez, le danger serait pour ceux qui seraient autour de vos pièces, et non pour ceux qui seraient en face. Il conclut en disant que d’ailleurs votre portée n’étant que de six mille mètres et les pièces de la marine tirant déjà à sept mille cinq cents, vos pièces à vous ne pourraient même pas être mises en batterie sous le feu régulier de l’artillerie ordinaire...

CLAUDE.

Ce monsieur a raison, ou plutôt il avait raison quand il a écrit son article, et je savais tout cela aussi bien que lui. Le problème à résoudre était justement de projeter à une distance plus ou moins grande des matières brisantes d’une force incalculable et irrésistible. Le problème insoluble, disait-on, est résolu aujourd’hui ; c’est là mon secret. Restait la question de distance. Il me fallait au moins en effet huit mille cinq cents ou neuf mille mètres ; je les ai, et maintenant, fussé-je entouré d’un million d’hommes, eussé-je devant moi une forteresse imprenable, la lutte ne peut guère durer plus de trois ou quatre heures.

CANTAGNAC, malgré lui.

C’est formidable. En effet, il n’y a pas d’armée, il n’y a pas de forteresses qui puissent résister à de pareils instruments.

CLAUDE.

Non...

CANTAGNAC.

Mais les autres nations se coaliseront.

CLAUDE.

Que m’importe, je vous le répète, le nombre d’adversaires.

CANTAGNAC.

Et que devient l’axiome éternel : Aimez-vous les uns les autres !

CLAUDE.

Je le répands avec mon canon.

CANTAGNAC.

En détruisant des millions d’hommes ?

CLAUDE.

En détruisant la guerre. C’est la guerre qui est immorale, monstrueuse et impie, et non les moyens qu’on y emploie. Plus ces moyens seront terribles, plus l’entente deviendra facile. Du jour où les hommes pourront être détruits par centaines de mille non seulement sur les champs de bataille mais derrière leurs remparts, ils ne voudront plus risquer leur nationalité, leurs maisons, leur famille et eux-mêmes pour une cause presque toujours insignifiante ou déloyale. À l’heure qu’il est, tout homme qui réfléchit, tout homme qui croit qu’il faut que la loi divine ait cours sur la terre ne doit avoir qu’une préoccupation et qu’un but : connaître la vérité, la dire, et l’imposer par tous les moyens possibles, si on ne veut pas le croire. Moi qui ai déjà donné trop de temps à mes émotions personnelles, je jure que je ne vivrai plus un jour sans avoir devant les yeux le but vers lequel non seulement mon pays, mais le monde doit marcher, et quel que soit l’obstacle qui se place devant moi, je passerai dessus. C’en est fini de ceux qui s’amusent, qui jouissent ou qui nient. Le monde va être à ceux qui travaillent, qui veillent, qui se dominent et qui croient.

CANTAGNAC.

Ah ! vous haïssez bien vos ennemis.

CLAUDE.

Vous vous trompez, monsieur, je ne hais personne. Si je croyais que mon pays s’autorisât de ma découverte pour déclarer une guerre injuste, je vous jure que j’anéantirais cette invention. Mais mon pays ne déclare pas de guerre injuste et ce n’est que pour faire prévaloir le droit que la France doit être munie de la force. Il lui est réservé d’être le plus grand apôtre de l’un, parce qu’elle a été la plus grande victime de l’autre.

CANTAGNAC.

Bravo, voilà qui est parlé ! Et vous croyez que je vais laisser un homme comme vous vendre la maison où il a découvert et trouvé le salut de son pays ? Une maison qui sera un jour un monument historique. Allons donc, vous ne me connaissez pas. Entre nous, vous tenez à cette maison que vous voulez vendre ?

CLAUDE.

Mon père et ma mère y sont morts, j’y suis né.

CANTAGNAC.

Nous allons arranger ça. Je suis un brasseur d’affaires, moi ; au fond, c’est mon élément. Je vous fais les fonds nécessaires ; vous me donnez un quart dans les bénéfices, et je vous laisse toute la direction scientifique, à laquelle je ne comprendrais rien du reste. Vous ne me verrez même pas, mais je voudrais être pour quelque chose dans ce qui en résultera.

CLAUDE.

Merci, monsieur, et de tout mon cœur, mais c’est un dernier sacrifice à accomplir, je l’accomplirai. La proposition que vous me faites m’a été faite déjà par un excellent ami à moi, israélite en relation avec les plus grandes caisses du monde. J’ai refusé, je garde mon droit d’aînesse.

CANTAGNAC.

Je vous comprends, vous ne seriez pas ainsi, que vous ne seriez pas vous. N’en parlons plus. L’hypothèque est prise par un étranger ?

CLAUDE.

Non, par madame Ruper, c’est une partie de sa dot. C’est pour cela que je désire que vous débattiez la question avec elle-même.

CANTAGNAC.

C’est bien ; nous débattrons, dans vos intérêts.

RÉBECCA, entrant et remettant un papier à Claude.

Voici le plan.

CANTAGNAC, regardant Rébecca, à Claude.

Tiens, un ange !

RÉBECCA, à Claude, bas.

Elle est revenue !

CLAUDE.

Oui.

Rébecca ferme un moment les yeux et reprend sa physionomie ordinaire.

EDMÉE, rentrant, à Claude.

Madame voudrait causer un instant avec monsieur, avant de voir l’acquéreur.

CLAUDE.

Qu’elle vienne.

Edmée sort.

Rébecca, voulez-vous montrer d’abord la maison à M. Cantagnac ?

CANTAGNAC.

C’est cela.

Ils sortent par une porte au moment où Césarine entre par une autre porte.

RÉBECCA, sortant avec Cantagnac.

Venez, monsieur.

 

 

Scène V

 

CLAUDE, CÉSARINE

 

CÉSARINE.

Vous êtes étonné de me revoir ?

CLAUDE.

Vous savez bien que, de votre part, rien ne m’étonne.

CÉSARINE.

Je vous ai écrit une longue lettre pour expliquer la nécessité de ce départ subit, vous ne m’avez pas répondu.

CLAUDE.

Je n’ai pas reçu cette lettre.

CÉSARINE.

Comment cela se fait-il ?

CLAUDE.

Cela vient peut-être de ce qu’elle n’a jamais été écrite.

CÉSARINE.

Je vous affirme...

CLAUDE.

C’est sans aucune importance.

CÉSARINE.

Et si je ne vous ai pas écrit de nouveau, c’est que je ne voulais vous donner ni une trop grande inquiétude ni une trop grande espérance.

CLAUDE.

Je ne comprends pas.

CÉSARINE.

J’étais en danger de mort.

CLAUDE.

Oh ! ne faisons pas d’esprit.

CÉSARINE.

Vous ne seriez donc pas heureux que je mourusse ?

CLAUDE.

Votre grand’mère, si vous étiez avec elle...

CÉSARINE.

J’étais avec elle.

CLAUDE.

Votre grand’mère aurait pu, aurait dû m’écrire.

CÉSARINE.

À quoi bon ? vous ne seriez pas venu me voir.

CLAUDE.

Vous vous trompez.

CÉSARINE.

Et pourquoi seriez-vous venu ?

CLAUDE.

Parce qu’au moment de mourir vous auriez pu avoir à faire des aveux ou des recommandations que vous n’auriez pu faire qu’à moi.

CÉSARINE.

Que supposez-vous donc ?

CLAUDE.

Je ne suppose pas ; je me souviens et je prévois.

CÉSARINE.

Alors vous ne m’en voulez pas d’être revenue ?

CLAUDE.

Cette maison est autant à vous qu’à moi, et c’est même pour cela que je vous ai fait prier de descendre.

CÉSARINE.

Vous voulez vendre cette maison, m’a dit Edmée.

CLAUDE.

C’est devenu nécessaire.

CÉSARINE.

Pourquoi me chargez-vous de cette négociation ?

CLAUDE.

Justement parce que vous y avez des intérêts. Nous sommes mariés sous le régime de la communauté. La moitié de tout ce que j’ai est à vous.

CÉSARINE.

Il y a longtemps que vous m’avez remboursé ma part et au-delà.

CLAUDE.

Il me plaît que cela soit ainsi.

CÉSARINE.

Je n’ai besoin de rien, ma grand’mère vient de faire un gros héritage qu’elle a partagé avec moi. Voulez-vous me permettre une grande joie dont je ne suis pas digne, mais où vous n’aurez que plus de mérite ? Laissez-moi vous prêter la somme dont vous avez besoin.

CLAUDE.

Je vous remercie.

CÉSARINE.

Je vous en supplie.

CLAUDE.

Inutile. Voici M. Cantagnac.

Cantagnac est entré, Claude présente Cantagnac à Césarine.

M. Cantagnac.

Il présente Césarine.

Madame Ruper. Je vous laisse ensemble, seulement je vous préviens, maître Cantagnac, que vous êtes mon hôte tant que vous restez dans ce pays, et que nous dînons à une heure comme les paysans. Je vais dire qu’on vous prépare une chambre.

Cantagnac salue. Claude sort.

CANTAGNAC.

Trop de bontés, vraiment.

Claude et Antonin sortent.

 

 

Scène VI

 

CÉSARINE, CANTAGNAC

 

CANTAGNAC, revenant et regardant Césarine, à part.

Voilà le monstre... C’est bien cela. Il est charmant.

CÉSARINE.

Vous dites, monsieur ?

CANTAGNAC.

Rien, madame, seulement, en ma qualité d’homme d’argent, comme on dit, j’ai cru devoir, y ayant quelques dispositions, devenir un peu observateur, à la manière de Lavater, afin de ne pas payer le mal plus cher qu’il ne vaut ; je me trompe rarement.

CÉSARINE.

Et mon caractère vous est déjà ainsi connu.

CANTAGNAC.

Oui.

CÉSARINE.

Renseignez-moi alors, monsieur, vous me rendrez un grand service. Car je vous assure qu’il y a des jours où je ne sais plus du tout à quoi m’en tenir sur moi, ce qui m’humilierait fort, si la sagesse antique n’avait avoué que ce qu’il y a de plus difficile est de se connaître soi-même.

CANTAGNAC.

Je vais vous éclairer, madame, si vous m’autorisez à être franc.

CÉSARINE.

Comment donc !

CANTAGNAC.

Rien de plus simple ; votre physiologie entière tient dans ces quatre mots : Insoumise, frivole, féroce et vénale.

CÉSARINE.

Monsieur !

CANTAGNAC, s’assurant que personne ne peut l’entendre, plaçant les deux mains sur la table en regardant Césarine, et d’une voix de commandement qui n’a plus le moindre accent marseillais.

Combien voulez-vous pour me vendre secrètement l’invention de votre mari ?

CÉSARINE.

Vous dites...

CANTAGNAC.

Je dis combien voulez-vous d’argent pour me vendre secrètement l’invention que votre mari vient de faire ?

CÉSARINE, riant.

Quelle plaisanterie !

CANTAGNAC.

Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, étant tout ce qu’il y a de plus occupé...

CÉSARINE.

Qui êtes-vous donc ?

CANTAGNAC.

Pour vous parler ainsi ? Je suis le sire de Cantagnac, l’agent modeste, mais passant pour assez malin, d’une société anonyme qui s’est fondée récemment au capital de plusieurs milliards, ma foi, pour l’exploitation à son profit, du travail, des idées, des inventions, des découvertes, bref, du génie des autres. Dès que nous voyons, apprenons ou sentons qu’une chose importante va naître chez n’importe quel peuple, nous intervenons, et par la persuasion, par l’argent, par la ruse, par la force, s’il le faut, nous nous emparons de ce dont nous avons besoin, résolus que nous sommes à devenir les arbitres du monde. Vous voyez tout de suite de quelle utilité nous est, dans l’état actuel des choses, une invention comme celle de monsieur Ruper.

CÉSARINE.

En un mot, vous me demandez une infamie ?

CANTAGNAC.

Je vous propose une affaire.

CÉSARINE.

C’est votre dernier mot, monsieur ?

CANTAGNAC.

L’avant-dernier tout au plus.

Césarine se lève pour sortir.

Où allez-vous ?

CÉSARINE.

Je vais tout dire à mon mari, dont vous avez surpris la confiance sans doute par quelque comédie.

CANTAGNAC.

Ne faites pas ça, chère madame, vous le regretteriez éternellement. J’ai joué avec votre mari la comédie qu’il fallait, ayant reçu dans mes instructions d’essayer d’avoir par surprise, et pour rien, si c’était possible, son secret qui nous est indispensable, et sans lequel beaucoup d’autres acquisitions que nous avons déjà faites à très grands frais nous deviendraient complètement inutiles. D’après mes renseignements particuliers, je prévoyais qu’il n’y avait rien à faire avec votre mari ; après avoir causé avec lui, j’en suis sûr. Non seulement c’est un homme de talent, non seulement c’est un homme de cœur, mais c’est un homme de réserve et de circonspection, en ce qui concerne son art. Heureusement ces pauvres grands hommes, idéalistes et naïfs, subissent presque toujours la femme sous une forme ou sous une autre. Quand ils échappent à l’action féminine, ils sont inattaquables. Alors il faut employer les grands moyens... il faut les supprimer, et il est toujours pénible d’en arriver à ces extrémités-là. C’est rare, très rare ; nous trouvons quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent la femme qu’un grand magistrat recommandait de chercher.

CÉSARINE.

Ainsi, vous espérez me convaincre ?

CANTAGNAC.

Vous, chère madame, nous n’avons même pas besoin de vous convaincre, puisque nous pouvons vous contraindre.

CÉSARINE.

Voyons comment.

CANTAGNAC.

Vous êtes la fille du baron et de la baronne de Fieradlen, ce qui, en allemand, veut dire des quatre aigles, car vous êtes de très vieille famille bavaroise. La légende dit qu’un de vos ancêtres devint porte-enseigne de César après la défaite d’Arioviste, et, depuis cette époque, il y a toujours un membre de votre famille qui s’appelle César, comme votre père, ou Césarine, comme vous. De grandes alliances dans le passé font qu’au microscope on trouverait peut-être dans vos veines une goutte de sang royal, ce qui n’a pas peu contribué à vous faire croire que vous n’étiez pas semblable à tout le monde. Vous êtes née à Paris en 1848 ; votre père et votre mère divorcèrent de bonne heure, par la faute de votre mère qui avait quitté le domicile conjugal. Votre père était faible, léger, mais bon. Il aimait votre mère et ne pouvait l’oublier, malgré la loi qui lui avait permis le divorce ; il se mit à jouer et à boire. Votre grand’mère, sa mère à lui, s’était chargée de vous. À l’âge de quinze ans vous en paraissiez dix-huit. Vous étiez belle de cette beauté étrange, irritante, à laquelle un homme résiste difficilement, et je ne connais que moi, qui en sois capable. Mais moi, je ne suis pas un homme, je suis une machine. Il est donc inutile de me regarder comme vous le faites. C’est du beau perdu. Vous annonciez déjà à cette époque la puissance qu’auraient vos charmes, car dans la colonie étrangère vous aviez une grande réputation d’originalité et de coquetterie. La vérité est que vous ne pouviez voir dans un salon un homme sans vouloir le rendre amoureux. Chez vous c’était un besoin, un instinct involontaire, invincible. Vous aviez, ce qui est plus fréquent qu’on ne le croit, la manie de l’amour. Cette folie particulière, bien connue aujourd’hui de la science, amena ce qu’elle devait fatalement amener. Un certain comte Amédée de Luceny en abusa, et, le 15 avril 1865, après avoir annoncé à toutes vos jeunes amies que vous partiez pour un petit voyage avec votre grand’maman, vous vous installiez le soir chez une madame Vauxblanc, rue Montorgueil, 19, au deuxième étage. Son nom est encore écrit aujourd’hui en lettres d’or au bas d’un grand tableau donnant sur la rue et représentant une jeune femme cueillant un baby tout nu que l’Amour, qui s’enfuit en riant, vient de déposer dans des roses. Trois mois après vous mettiez au monde un enfant du sexe masculin, déclaré père et mère inconnus à la mairie par Léonce Pentavoine, marchand de charbons, et Athanase Malandin, artiste capillaire, patentés tous deux, occupant les boutiques de la maison de la dame Vauxblanc, au-dessous du tableau allégorique. Suis-je bien renseigné, madame ? S’il y a quelque erreur, veuillez me le dire.

CÉSARINE.

Continuez, monsieur.

CANTAGNAC.

M. de Luceny était marié ; il ne pouvait donc réparer votre faute. Il s’agissait de vous trouver un mari, ce dont s’était chargée une vieille marquise de la Tour-Lagneau ; c’est alors que M. Claude Ruper lui tomba sous la main. M. Ruper venait de perdre sa mère, morte ici, et ses amis l’avaient amené à Paris, la capitale des consolations, pour le distraire un peu de cette grande, très grande douleur, sa mère étant la seule femme qu’il eût aimée, qu’il eût regardée au milieu de ses arides travaux. Vous jouiez admirablement la douleur filiale si sincère chez Claude. Vous lui parliez de votre excellent père, il vous parlait de sa mère adorée, et de ces douleurs mises en commun, naquit l’amour, chez lui du moins, car, vous, vous n’aimerez jamais, quoi que vous fassiez. Vous êtes de ces femmes qui croient que l’homme n’est sur la terre que pour leur plaisir, leur garantie ou leur rachat ; c’est une erreur. Le mariage eut lieu le 15 juillet 1867, deux ans, jour pour, jour, après la naissance du jeune Amédée ; on ne pouvait pas mieux célébrer cet anniversaire. Dans le cas, chère madame, où vous croiriez devoir informer votre mari de mes propositions, je lui ferais part, moi, de ce que je viens de vous dire.

CÉSARINE, d’un air d’ironie et de défi.

Il le sait.

CANTAGNAC.

Ah ! ah ! bien vrai ?

CÉSARINE.

Demandez-le-lui.

CANTAGNAC.

Il n’en a jamais parlé à personne ?

CÉSARINE.

Jamais.

CANTAGNAC.

C’est vous qui le lui avez avoué ?

CÉSARINE.

On n’avoue ces choses-là que quand on ne peut pas faire autrement.

CANTAGNAC.

Une dénonciation, alors ?

CÉSARINE.

Oui.

CANTAGNAC.

Et il vous a pardonné ?

CÉSARINE.

Oui.

CANTAGNAC.

Alors c’était avec son autorisation que vous alliez voir l’enfant en nourrice à Saint-Mandé ?

CÉSARINE.

Oui.

CANTAGNAC.

Il est vrai que vous n’en avez pas abusé. Vous n’y êtes allé que deux fois en trois ans, au bout desquels...

CÉSARINE.

Il est mort...

CANTAGNAC.

Cependant, le pardon de votre mari ne vous a garantie que pendant fort peu de temps.

CÉSARINE.

Parce qu’il ne pardonnait pas comme je voulais.

CANTAGNAC.

Peut-être aussi aviez-vous la faute trop exigeante ? C’était pourtant assez joli d’avoir pardonné ça ; il y a peu d’hommes à ma connaissance qui en auraient fait autant. Toujours est-il qu’après quelques mois d’une conduite relativement régulière, vous vous êtes rejetée dans des distractions telles que de méchantes langues, profitant du rapprochement que votre conduite et le petit nom de votre mari leur permettaient de faire avec un empereur romain et sa femme Messaline, qui a laissé une réputation assez mauvaise, même à Rome, vous ont surnommée la Femme de Claude, ce qui, selon eux voulait tout dire. Ces distractions que nous connaissons dans tous leurs détails, votre mari les connaît-il aussi ?

CÉSARINE.

Il les connaît.

CANTAGNAC.

Oh ! oh ! il a pardonné... toujours ?...

CÉSARINE.

Non.

CANTAGNAC.

Il n’a fait que tolérer alors ?...

CÉSARINE.

Oui.

CANTAGNAC.

Une pareille tolérance ne peut être que le fait d’un misérable, d’un imbécile ou d’un dieu.

CÉSARINE.

Ce n’est ni un imbécile, ni un misérable.

CANTAGNAC.

C’est donc un dieu. Combien y a-t-il de temps que vous avez reconnu cette divinité ?

CÉSARINE.

Cinq minutes, peut-être.

CANTAGNAC.

Soit ; mais, si M. Claude est un dieu, c’est un dieu dont nous avons intérêt à détruire la puissance. Les dieux sont quelquefois de trop sur la terre. Finissons-en donc.

Il se lève, consulte et feuillette des papiers tout en parlant.

Il y a trois mois, vous êtes partie d’ici sans dire, sans pouvoir dire à personne pourquoi vous partiez. M. Richard de Moncabré, qui habitait ce pays depuis quelque temps, très beau garçon, devait être du voyage, et comme vous le croyiez très riche, vous étiez disposée à quitter la France avec lui. Il a disparu subitement, et vous ne savez pas ce qu’il est devenu. Heureusement, il vous avait donné deux cent mille francs qui passent à cette heure pour partie d’un héritage que votre grand’mère aurait fait. Ces deux cent mille francs n’appartenaient pas à M. de Moncabré, lequel n’était qu’un de nos agents à qui nous avions donné l’ordre de se faire aimer de vous et de s’emparer ensuite, avec ladite somme, du secret de votre mari. Au lieu de suivre les instructions qu’il avait reçues, M. de Moncabré s’est épris réellement de votre personne, et vous a livré l’argent de la caisse sociale. Nous ne vous réclamons rien. L’amour intempestif et mal contenu de ce bellâtre pouvait avoir pour nous et pour vous les plus graves conséquences ; car votre existence nous est précieuse et momentanément indispensable. Il la compromettait. D’où il est allé, il ne reviendra plus. Heureusement, vous, vous êtes saine et sauve, et l’idée que vous avez eue vous met encore plus à notre discrétion. Tout est bien qui finit bien. En arrivant à Paris, vous êtes descendue au Grand-Hôtel, où vous attendait la jolie petite comtesse de Terremonde, fille de la marquise de la Tour-Lagneau. Le lendemain vous étiez installée, sur ses renseignements, rue Neuve-Saint-Eustache, n◦ 36 (vous aimez ces quartiers-là), chez une madame Renard, et le 1er septembre à midi...

CÉSARINE, l’arrêtant avec effroi.

Assez ! monsieur.

CANTAGNAC.

Cette fois, je crois que votre mari n’est pas au courant, et cette fois, je crois qu’il ne pardonnerait ni ne tolérerait. Soit silence ne serait plus de la grandeur d’âme, mais une complicité dont il est incapable, et il vous remettrait lui-même entre les mains du procureur le plus voisin du gouvernement qui régit actuellement la France. Dans le cas où il ne le ferait pas, je le ferais, moi. Combien voulez-vous, chère madame, pour nous vendre le secret de M. Ruper ?

CÉSARINE.

Vous exigez de moi un crime.

CANTAGNAC.

Ce sera le second. Le premier était à votre avantage, le second est au nôtre. Il ne faut pas être trop égoïste non plus.

CÉSARINE.

Mais de ce crime, monsieur, je revenais repentante et résolue au bien.

CANTAGNAC.

Vous vous repentirez de deux au lieu d’un, pendant que vous y serez, et vos résolutions n’en seront que meilleures et plus solides, et elles vont peut-être d’ailleurs vous servir tout de suite, si vous pouvez convaincre votre mari que votre amour vaut mieux que la gloire, et si vous pouvez le décider à partir et à me céder son invention ; mais je doute que vous réussissiez. Vous pourrez alors vous rejeter sur Antonin, qui est jeune, inexpérimenté, faible, qui vous aime passionnément et qui a la clef de ce coffre et celle des caractères particuliers qui ont servi à écrire le mémoire que ce coffre renferme.

CÉSARINE.

Comment savez-vous tout cela ?

CANTAGNAC.

Nous sommes ceux qui savent tout.

CÉSARINE.

Alors, vous savez que vous faites un abominable métier, monsieur.

CANTAGNAC.

Je sais que chacun sert ses intérêts comme il croit bon de le faire. Je sais que les femmes qui ne veulent suivre que leurs instincts et leurs fantaisies finissent par se heurter contre des situations qu’elles ne peuvent plus dominer, surtout quand, comme aujourd’hui, le monde fictif qui les couvrait s’écroule de toutes parts. Je sais que vous vous êtes crue et déclarée libre, comme tant d’autres, et qu’il n’y a pas de femmes libres. Il y a des mères, des épouses et des vierges, vous n’avez su être ni vierge, ni épouse, ni mère, vous n’êtes plus rien qu’un instrument à la disposition de ceux qui savent s’en servir. Il fallait être une honnête femme, madame, je n’aurais pas de prise sur vous. Vous avez mieux aimé être Dona Juana, je suis la statue du Commandeur, et maintenant que je vous tiens, vous ne m’échapperez pas ; – il faut que ce que je vous ai dit soit. Sur ce, je vais informer immédiatement notre conseil d’administration que nous sommes d’accord en principe. Quant au prix qui vous sera alloué en échange du service que vous allez nous rendre, nous le discuterons et le réglerons quand vous serez un peu remise de votre émotion, et, soyez tranquille, belle Tarpeïa, nous ne vous écraserons pas sous les boucliers des soldats de Tatius ; nous ne sommes pas des barbares.

À haute voix en reprenant son accent marseillais.

À tantôt, chère madame Ruper, à tantôt !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

CÉSARINE, seule

 

Voilà l’abîme. Pourquoi suis-je revenue ici ? Mais cet homme me suivait depuis longtemps ; je ne pouvais lui échapper. Il faut que Claude me sauve ou que je le perde. S’il voulait s’y prêter un peu, comme nous le mettrions dedans, ce faux Marseillais ! La partie est terrible, mais belle à gagner, et digne de moi après tout. Si je me servais de Rébecca ?... Peut-être... Et puis Antonin n’est-il pas là ? – Et après, mon Dieu, je fais le vœu bien sincère de n’avoir plus rien à me reprocher.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

CÉSARINE, CANTAGNAC, CLAUDE, RÉBECCA, DANIEL, EDMÉE, ANTONIN

 

On sort de table. Césarine entre en scène donnant le bras à Cantagnac. Claude à Rébecca. Daniel cause avec Antonin.

CÉSARINE, après avoir quitté cérémonieusement le bras de Cantagnac, à Edmée, qui apporte le plateau avec le café et les liqueurs.

Place le café là !

Bas, tout en préparant les tasses.

Tu as parlé ?

EDMÉE.

À qui ?

CÉSARINE, montrant Cantagnac.

À cet homme.

EDMÉE.

De quoi ?

CÉSARINE.

De moi.

Elle renverse volontairement une tasse sur la table.

Ah ! va me chercher une autre tasse.

À Rébecca.

Voyez comme je suis maladroite, c’est parce que vous ne m’aidez pas.

Elle regarde si Cantagnac et Edmée échangent un regard. Edmée passe sans regarder Cantagnac.

RÉBECCA.

Tout à votre service, puisque vous le permettez, madame.

CÉSARINE.

Je vous en prie. Vous vous acquittiez trop bien de ce soin en mon absence pour que je n’use pas encore un peu de vous quand je suis là. Je ne reprends même mes fonctions de maîtresse de maison que pour vous reposer un peu.

Edmée rapporte la tasse sans avoir regardé du côté de Cantagnac.  À part.

Rien, pas le moindre signe.

EDMÉE.

Vous savez que je ne comprends pas du tout ce que vous voulez me dire.

CÉSARINE.

Tu n’as jamais vu cet homme avant aujourd’hui ?

EDMÉE.

Jamais ! Où l’aurais-je vu ?

CÉSARINE.

Je n’en sais rien, c’est pour cela que je te le demande. Enfin il ne t’a pas questionnée sur moi.

EDMÉE.

Non.

CÉSARINE.

Tu ne lui as pas dit un seul mot en cachette ? Tu ne lui as pas écrit ? Tu n’as eu aucune communication d’aucun genre, avec lui, à mon sujet ?

EDMÉE.

Aucune.

CÉSARINE.

Ta parole ?

EDMÉE.

Ma parole.

CÉSARINE.

Laquelle ?

EDMÉE.

Celle qui ne sert qu’à vous.

CÉSARINE.

Il sait cependant des choses qu’il ne peut pas avoir devinées, que je ne savais pas moi-même, des choses qui ont été dites entre Claude et Antonin, sans témoins.

EDMÉE.

Alors, comment les saurais-je ?

CÉSARINE.

En écoutant aux portes comme tu fais toujours.

EDMÉE.

Vous vous défiez de moi ?

CÉSARINE.

Un peu. Si tu as parlé, je ne t’en voudrai pas, mais dis-le-moi. La situation est très grave, et j’ai besoin de savoir à quoi m’en tenir.

EDMÉE.

Je n’ai rien dit.

CÉSARINE.

C’est bien, va.

Edmée sort. Césarine regarde dans la glace.

EDMÉE, en sortant.

Elle me regarde dans la glace.

CÉSARINE, à part.

Rien !

À Daniel.

Du café ?

DANIEL, acceptant.

Merci.

CÉSARINE.

Qu’est-ce qu’a donc mademoiselle Rébecca ? elle paraît triste.

DANIEL.

C’est tout naturel, au moment de partir, peut-être pour toujours.

CÉSARINE.

Vous partez ?

DANIEL.

Oui.

CÉSARINE.

Quand ?

DANIEL.

Ce soir ; nous ne voulions pas partir sans vous dire adieu, et maintenant que nous vous avons vue en bonne santé, que nous vous avons serré la main et remerciée de votre bonne hospitalité, nous nous en allons à nos affaires qui ne sont pas près d’ici.

CÉSARINE.

Où allez-vous ?

DANIEL.

Toujours tout droit, du côté de l’Orient.

CÉSARINE.

Ah ! mon Dieu, c’est de la folie d’emmener cette jeune fille avec vous. Et tout cela pour la science ?

DANIEL.

Pour la science.

CÉSARINE.

C’est donc bien amusant de savoir ?

DANIEL.

Il n’y a même que cela d’amusant.

CÉSARINE.

Laissez votre fille ici.

DANIEL.

Où cela ?

CÉSARINE.

Chez nous.

DANIEL.

Si elle veut.

Appelant.

Rébecca !

RÉBECCA.

Mon père ?

DANIEL.

Voici madame qui m’offre de te garder ici pendant le voyage que je vais faire. Claude est mon plus ancien ami, et du moment que sa femme est consentante, si tu aimes mieux rester en France, ne te gêne pas.

RÉBECCA.

Merci, madame, je pars avec mon père.

CÉSARINE.

Pourquoi ?

RÉBECCA.

Parce que je ne veux pas le laisser seul ; je ne le quitterai jamais.

DANIEL, l’embrassant.

Chère enfant !

Elle s’éloigne.

Elle ne veut même pas se marier. Je lui avais trouvé un garçon charmant, qui l’adorait, un israélite comme nous, dans une position excellente, qui a fait cet hiver des conférences remarquables sur la grosse question de l’unité des espèces et de l’inégalité des races. Ce garçon-là sera un jour professeur au Muséum. Elle n’a pas voulu.

CÉSARINE.

Ce n’est pas trop amusant de vivre toujours avec des bêtes.

DANIEL.

Oh ! empaillées !

CÉSARINE.

Elle a peut-être un petit amour dans le cœur.

DANIEL.

C’est possible.

CÉSARINE.

Eh bien, moi, je crois connaître celui qu’elle aime.

DANIEL.

Elle vous l’a dit à vous, et pas à moi, cela m’étonne bien.

CÉSARINE.

Elle ne m’a rien dit, j’ai deviné.

DANIEL.

C’est autre chose.

CÉSARINE.

Et si vous voulez savoir le nom de cet homme...

DANIEL.

Merci.

CÉSARINE.

J’ai donc trouvé une chose que je sais mieux que vous et que vous ne tenez pas à savoir.

DANIEL.

Si elle ne me l’a pas dit, c’est qu’elle ne veut pas que je le sache.

CÉSARINE.

Mais si elle le lui a dit à lui ?

DANIEL.

Non. Elle ne le dirait pas à l’un sans l’avoir dit à l’autre, et elle commencerait par moi.

CÉSARINE.

Vous avez en elle une grande confiance ?

DANIEL.

Illimitée.

CÉSARINE.

Il n’y a pas beaucoup de pères comme vous.

DANIEL.

Ni beaucoup de filles comme elle. Je crois qu’on se trompe sur la manière d’élever les filles. Il faut leur dire la vérité sur toutes choses, comme à des hommes. L’ignorance où on les laisse provient souvent de ce que les parents eux-mêmes ne savent pas les causes et les fins des choses, ou qu’ils n’ont pas le temps, ou qu’ils ont perdu, dans leurs propres passions ou leurs propres erreurs, le droit de parler de tout à leurs enfants. Ma femme, était la plus honnête personne de la terre ; moi, je suis un très honnête homme. Notre fille procède de nous. Lorsque Rébecca a été en âge de comprendre, je lui ai ouvert tout grand le livre de la nature et je le lui ai expliqué simplement, loyalement. Tout ce que Dieu a fait est noble ; et il n’y a pas une âme humaine, même l’âme d’une vierge, qui ait le droit de s’en choquer. J’ai admis Rébecca à mes travaux : elle sait que rien ne peut être détruit, que tout se transforme, et que ce qui est ne peut cesser d’être, excepté le mal qui doit aller toujours en diminuant. Si ma fille aime, comme vous le supposez, chère madame, elle n’aime qu’un homme honnête et digne d’être aimé par elle ; si elle ne m’a pas parlé de cet amour, c’est qu’il y a un obstacle quelconque : soit que cet homme ne l’aime pas, soit qu’il appartienne à une autre femme. En tout cas, l’obstacle doit être insurmontable puisqu’elle part avec moi, et pour quels pays, et pour quelles fatigues, et pour quelles recherches !

CANTAGNAC, qui s’est approché peu à peu.

Vous allez donc très loin, monsieur ?

DANIEL.

Oui.

CANTAGNAC.

C’est dans un but scientifique que vous vous expatriez ?

DANIEL.

Oui.

CANTAGNAC.

Peut-on le connaître ?

DANIEL.

Ce n’est peut-être pas bien intéressant pour vous.

CANTAGNAC.

Il y a plus de choses qu’on ne croit qui m’intéressent, n’est-ce pas, madame ?

CÉSARINE.

C’est vrai, monsieur, sait beaucoup de choses aussi, lui.

CANTAGNAC.

J’ai tant de loisirs.

DANIEL.

Eh bien, la science a cela d’admirable, de divin, je dirai même, que lorsqu’on s’est mis à étudier un point quelconque des harmonies naturelles, le cercle s’élargit tellement peu à peu, qu’il finit par embrasser l’universalité des choses. Ainsi de l’étude des espèces végétales à laquelle je croyais me borner, je suis entré dans l’étude des espèces animales, puis dans l’étude de l’espèce humaine à laquelle nous appartenons, soit que nous ayons pour premier générateur le singe, comme le veut Darwin, grand homme, messieurs, soit que nous ayons pour premier père Adam, comme le veut Moïse, plus grand homme, je crois. En un mot, des questions de science j’ai passé aux questions de conscience, et il m’est venu une idée, qui tourmente plus d’un de notre race, c’est de combler les lacunes de notre tradition et de rattacher notre présent et notre avenir à notre passé. Lorsque Cyrus...

Cantagnac s’est assis et commence à ronfler.

M. Cantagnac dort déjà ne le réveillons pas, éloignons-nous même.

CANTAGNAC, à lui-même.

Je t’écoute, fils d’Israël. Cela m’intéresse plus que tu ne crois.

CÉSARINE, railleuse.

Allez, monsieur Daniel. Nous étions à Cyrus.

DANIEL.

Lorsque Cyrus permit aux Israélites de retourner en Palestine, seule la tribu de Juda reparut, car il ne faut pas compter quelques débris de celle de Benjamin. Les onze tribus d’Éphraïm ne furent pas recomposées, que sont-elles devenues ? Où sont-elles ? Les uns les veulent en Asie, d’autres parlent de l’Abyssinie, ou d’une oasis du centre de l’Afrique et voilà que les Mormons s’en prétendent issus, affirmant qu’elles ont abordé en masse en Amérique, bien avant la découverte de Colomb. Eh bien, je crois, après de grandes recherches, que je sais enfin la vérité sur ce sujet et que je suis peut-être appelé à reconquérir notre patrie. Nous sommes dans une époque où chaque race a résolu de revendiquer et d’avoir bien à elle son sol, son foyer, sa langue et son temple. Il y a assez longtemps que nous autres Israélites, nous sommes dépossédés de tout cela. Nous avons été forcés de nous glisser dans les interstices des nations, d’où nous avons pénétré dans les intérêts des gouvernements, des sociétés, des individus. C’est beaucoup, ce n’est pas assez. On croit encore que la persécution nous a dispersés, elle nous a répandus ; et nous tenant par la main nous formons aujourd’hui un filet dans lequel le monde pourrait bien se trouver pris le jour où il lui viendrait à l’idée de nous redevenir hostile ou de se déclarer ingrat. En attendant, nous ne voulons plus être un groupe, nous voulons être un peuple, plus qu’un peuple, une nation. La patrie idéale ne nous suffit plus, la patrie fixe et territoriale nous est redevenue nécessaire et je pars pour chercher et lever notre acte de naissance légalisé. J’ai donc chance de voir du pays et d’aller de la Chine au Lac-Salé, et du Lac-Salé au grand Sahara. Chacun son idéal ou sa folie. Que Celui qui est nous conduise, et comme nous disons depuis des siècles dans nos jours de fête : l’année prochaine à Jérusalem.

CÉSARINE, toujours railleuse.

Ce qui m’étonne, monsieur Daniel, c’est que le Juif-Errant, qui était condamné à marcher toujours, n’ait pas eu cette idée avant vous.

DANIEL.

Il n’avait que cinq sous, madame, et ne pouvait ni prêter, avant, aux rois sûrs de vaincre, ni prêter, après, aux peuples étonnés d’être vaincus. Mais ces cinq sous ont fructifié, grâce à beaucoup de patience, de privations et d’économie. La légende est réalisée et la complainte est finie. Le Juif errant ne marche plus, il est arrivé.

À Claude.

Qu’en pensez-vous, enfant de l’Europe, heureux fils de Japhet ? Je vais voir le vieux Sem et le vieux Cham. Avez-vous un souvenir à leur envoyer ou une promesse à leur faire ?

CLAUDE.

Dites-leur que nous travaillons et que nous ne ferons bientôt plus comme autrefois qu’une seule et même famille.

CANTAGNAC, à lui-même.

Si la France avait beaucoup d’enfants comme ces deux hommes, et si Claude avait épousé cette jeune fille au lieu d’épouser cette donzelle, je m’en retournerais les mains vides. Heureusement la Providence en décide autrement. Nous la remercierons publiquement en temps et lieu. Jusque-là, maître Daniel, apôtre amateur, comme tu peux être dangereux ou utile, je vais mettre un de nos agents à tes trousses, et si tu rebâtis Jérusalem, je sais bien qui sera le portier du temple.

Il se met à écrire.

CÉSARINE, à Rébecca.

Mademoiselle Rébecca, offrez donc de l’eau-de-vie à monsieur Cantagnac.

CANTAGNAC, à part.

Tu peux me faire boire tant que voudras, je ne me grise plus depuis longtemps.

Rébecca qui le sert.

Merci, mademoiselle.

Il continue d’écrire.

RÉBECCA, à Daniel.

Mon père, veux-tu venir causer un moment avec moi ? j’ai quelque chose à te dire.

CÉSARINE.

Qu’est-ce que c’est ?

Ils s’éloignent.

CÉSARINE, à Antonin.

Vous savez que je veux conspirer avec vous ?

ANTONIN.

Contre qui ; madame ?

CÉSARINE.

Contre mon mari.

ANTONIN.

Je vous préviens, madame, que je vous trahirai.

CÉSARINE.

Tant pis pour lui, alors, car c’est dans son intérêt que je conspire.

ANTONIN.

Alors, madame, je suis tout à vous.

CÉSARINE.

Êtes-vous capable de garder un secret ?

ANTONIN.

Je le crois.

CÉSARINE.

Le vôtre, c’est possible.

ANTONIN.

Moins bien peut-être que celui d’un autre.

CÉSARINE.

Je vais vous dire de quoi il est question ; donnez-moi seulement votre parole d’honneur que si ma combinaison ne vous agrée pas, vous n’en direz rien à personne... à personne.

ANTONIN.

Je vous donne ma parole.

CÉSARINE.

Je ne veux pas que M. Ruper vende cette maison. Ce serait pour lui un plus grand chagrin qu’il ne le croit. Ses plus chers souvenirs sont ici. Et puis, quel déplacement dangereux pour ses travaux ! Je suis allée à Paris pour recueillir un héritage qui me met à même de lui rendre service. Je veux lui prêter la somme nécessaire, mais je crains qu’il ne veuille rien accepter de moi.

ANTONIN.

Excès de délicatesse bien compréhensible.

CÉSARINE.

Excès de justice bien cruelle. Le plus grand châtiment qu’on puisse infliger à ceux qui ont fait le mal, c’est de leur refuser, quand ils se repentent, la joie de faire le bien.

ANTONIN.

Vous avez donc fait du mal ?

CÉSARINE.

Beaucoup. Tout le monde n’a pas le génie comme lui ou la force de résister comme vous, par exemple.

ANTONIN.

Comme moi ?

CÉSARINE.

Oui ; niez-vous que vous ayez soutenu, que vous souteniez en ce moment une grande lutte avec vous-même ?

ANTONIN.

Madame.

CÉSARINE.

Enfant ! Vous aviez raison quand vous disiez tout à l’heure que vous pouviez mieux garder le secret d’un autre que votre propre secret. Est-ce que les yeux d’un honnête garçon comme vous peuvent tromper les yeux d’une méchante femme comme moi ? Je vous remercie de l’effort que vous avez fait et du silence que votre bouche a gardé. N’importe, cet héritage qui me forçait à partir est bien arrivé : il était temps que je partisse.

Mouvement d’Antonin.

Eh bien, quoi, nos deux cœurs ont un secret que nous ne nous sommes pas dit, que nous ne nous dirons pas. Quel mal y a-t-il à cela ? Je vous dois les dernières impressions que j’aurai eues. Qui avait le droit de m’empêcher de les ressentir ? Voulez-vous me les reprocher ? soit ; vous ne pouvez pas me les reprendre. Elles sont à moi. Vous les ai-je dites ? Si, de votre côté, vous me devez les premiers battements de votre cœur, si je vous ai troublé dans votre jeunesse et dans votre innocence, est-ce ma faute ? Ai-je fait quelque chose à mauvaise intention ? Si je suis fière de ce sentiment pur et respectueux, s’il contribue à me rendre meilleure, si je lutte contre les entraînements de ma nature et si je triomphe, où est le mal ? Oh ! cette Rébecca, que ne suis-je à sa place ! Voyons et venons au secret que nous pouvons nous dire. Je veux être de moitié avec vous dans une bonne action, cela m’en fera faire d’autres. Ce n’est pas la première. Je vous raconterai ma vie un jour ; vous verrez, il y a beaucoup de mauvais, mais enfin ! il y a un peu de bon, un tout petit peu ; nous allons l’augmenter tant que nous pourrons, voulez-vous ? et c’est ce bon et honnête homme qui en profitera.

ANTONIN, sous le charme.

Tout ce que vous voudrez avec cette voix-là.

CÉSARINE.

Tout ? Et moi, tout ce qu’il me reste à vivre pour un jour de votre jeunesse, de vos illusions et de votre conscience. Enfin ! j’ai deux cent mille francs, là dans un petit portefeuille, en une lettre de crédit. C’est mon héritage, c’est tout ce que j’ai, prenez-les.

Elle lui montre le portefeuille.

ANTONIN.

Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

CÉSARINE.

Je veux que vous les serriez quelque part où je ne puisse pas les reprendre. Je me connais, j’ai une bonne pensée aujourd’hui, demain j’en aurai une autre. J’entamerai cette somme et je ne pourrai plus en faire l’emploi que je dois en faire. J’obtiendrai de M. Ruper qu’il accepte de moi le service que je veux lui rendre. Ce sera peut-être long ; jusque-là gardez-moi cet argent ; cela ne vous compromettra pas beaucoup.

ANTONIN.

Vous êtes une étrange femme.

CÉSARINE.

Je suis tout bonnement une femme, c’est-à-dire une créature faible, ignorante, malheureuse et bête, voilà le mot, et la preuve, c’est que si j’ai fait du mal à d’autres, ce n’est rien à côté de celui que je me suis fait à moi-même. Où allez-vous enfermer ça ?

ANTONIN.

Ici.

Il montre le coffre.

CÉSARINE.

Il ferme bien, ce coffre ?

ANTONIN.

Soyez tranquille.

CÉSARINE.

C’est encore une de mes faiblesses : j’ai peur des voleurs.

ANTONIN.

Il n’y a pas de voleurs possibles avec ce coffre-là ; c’est nous qui l’avons fait.

CÉSARINE.

Vous connaissez le secret qui l’ouvre ?

ANTONIN.

Oui ; mais je ne peux pas vous le dire.

CÉSARINE.

Je n’ai aucun besoin de le connaître ; au contraire, puisque je veux que cet argent soit en un lieu où je ne puisse pas le reprendre.

ANTONIN.

Cependant, si je mourais ?

CÉSARINE.

D’ici à deux jours ?

ANTONIN.

Cela peut arriver.

CÉSARINE.

Mon nom est sur la lettre de crédit. Je dirais tout simplement ce qui en est à mon mari, en cas de malheur, et il me rendrait mon bien.

ANTONIN.

C’est juste.

CÉSARINE.

Merci, je suis aussi heureuse que je puis l’être.

Le regardant s’éloigner.

L’homme est faible. Le paradis est toujours à perdre.

CANTAGNAC, à Antonin dont il s’est approché au moment où il fermait le coffre.

Est-ce que vous seriez assez bon pour me faire porter cette lettre à la poste ?

ANTONIN.

Volontiers, monsieur, c’est justement l’heure où le messager passe.

Il s’éloigne.

CANTAGNAC, à Césarine.

Eh bien, avons-nous déjà ouvert notre tranchée ?

CÉSARINE, lui montrant Antonin, à mi-voix.

N’avez-vous pas vu ce qu’Antonin vient de faire ?

CANTAGNAC.

Si.

CÉSARINE.

C’est moi qui suis entrée dans la place.

CANTAGNAC.

Mais il a fermé la porte sur vous.

CÉSARINE.

J’ai une clef pour en sortir.

CANTAGNAC, voyant rentrer Claude.

Votre eau-de-vie est excellente.

CÉSARINE, lui en offrant un verre.

En voulez-vous encore ?

CANTAGNAC.

Tant que vous voudrez. Je descends de Mithridate comme M. Daniel d’Abraham. Je ne crains pas les poisons.

Elle s’éloigne.

CLAUDE, à Daniel, qui était sorti et qui rentre.

Ainsi tu pars ?

DANIEL.

Plus que jamais.

CLAUDE.

J’étais si heureux de t’avoir près de moi ! Qu’y a-t-il ? Tu parais ému.

DANIEL, lui serrant la main.

Rébecca t’expliquera cela. C’est une bonne chose d’être des honnêtes gens et de s’estimer comme nous le faisons.

Pendant ce temps, Cantagnac s’est rapproché peu à peu du fusil d’Antonin qui est dans un coin de la chambre et il l’a pris et examiné.

RÉBECCA, qui l’a suivi des yeux et qui s’est approchée de lui.

Ce fusil est chargé, monsieur, prenez garde.

CANTAGNAC.

C’est une arme d’un système nouveau ?

RÉBECCA, reprenant le fusil.

Tout nouveau.

CANTAGNAC.

Comme vous maniez cela, mademoiselle !

RÉBECCA.

Quand on va partir pour la recherche des onze tribus d’Éphraïm... Et puis l’habitude...

CÉSARINE.

Est-ce que vous avez porté les armes pendant la dernière guerre ?

RÉBECCA.

Non ; mais j’ai soigné et guéri quelquefois ceux qui les portaient.

CANTAGNAC.

Tous mes compliments.

RÉBECCA.

Merci, monsieur.

Elle a replacé le fusil où il était.

CANTAGNAC, à Césarine.

Le fusil du petit est compris dans l’affaire, bien entendu ?

CÉSARINE, fiévreuse.

Tout est compris, soyez tranquille. Le canon, le fusil, le petit, moi, l’honneur et la vie de tout le monde. S’il y a encore quelque chose dans la maison qui vous convient, dites-le.

À part.

Ah ! je suis malade.

Elle va se mettre à l’air sans quitter le théâtre. Vers le milieu du couplet de Rébecca, après avoir longtemps regardé en silence Claude et sans deviner ce qu’ils se disent, mais avec inquiétude et agitation, elle commence l’air de Medjé (de Gounod) en s’accompagnant de la voix sans paroles. Claude n’écoute que Rébecca et se plonge dans ses réflexions. Il faut qu’on sente dans les vibrations sourdes de la voix de Césarine toute la nature de cette femme, en opposition avec l’âme de Rébecca qui chante, pour ainsi dire, à l’âme de Claude tout ce qu’elle contient de plus pur.

RÉBECCA.

Vous autres grands esprits, vous riez de nos pressentiments, à nous autres femmes. Cependant il est certain que nous en avons et je vous dis avant de vous quitter : Défiez-vous de cet homme.

Elle montre Cantagnac.

Je suis sûre qu’il vous veut du mal.

CLAUDE.

Qui vous le fait croire ?

RÉBECCA.

Je le sens.

CLAUDE.

Alors restez ici, vous protégerez la maison.

RÉBECCA.

Non, je partirai ce soir.

CLAUDE.

Vous dites : Je partirai ; c’est donc bien vous qui voulez partir ?

RÉBECCA.

C’est moi.

CLAUDE.

Et Antonin ?

RÉBECCA.

Jamais. Il n’y a dans le monde entier que deux hommes pour moi ; mon père à qui je dois tout dire, vous à qui je puis tout avouer. Mon père sait depuis dix minutes pourquoi je veux partir, je n’aurais pas pu vous le dire sans cela et je veux que vous le sachiez aussi. Je vous aime comme je ne crois pas qu’une femme ait jamais aimé. Je vous aime parce que vous êtes grand, parce que vous êtes juste, parce que vous êtes malheureux et bon. Il n’existe pas pour moi d’homme supérieur à vous, et vous serez un jour le premier de votre pays, à qui vous aurez tout sacrifié, à qui vous devez tout sacrifier. Si vous aviez été libre, j’aurais été votre femme, votre compagne, votre repos du septième jour, la mère des enfants qui devraient être là en échange desquels Dieu vous donne le génie et la gloire, ces enfants immortels. Mais si je ne suis pas votre femme dans le temps, je sais que je la dois être dans l’éternité. Quand la mort nous aura dégagés, vous des liens, moi des soumissions terrestres, vous me trouverez, fiancée patiente et immatérielle, vous attendant au seuil de ce qu’on appelle l’Inconnu et nous nous unirons dans l’infini. Ma religion n’autorise pas de pareilles espérances, mon cœur la dépasse et je sais que cela sera ainsi.

Elle regarde du côté de Césarine.

Cette femme ne vous a pas compris. Elle a passé à côté du plus grand bonheur que puisse connaître une femme en ce monde : l’amour d’un cœur loyal et la protection d’un grand esprit. Vous l’avez aimée, vous l’aimez peut-être encore, malgré vous, voilà pourquoi vous ne me verrez plus jamais sous la forme que j’ai à cette heure. Fussiez-vous libre demain, je ne viendrais pas à vous et ne vous laisserais pas venir à moi : mon royaume n’est plus de ce monde ; je suis l’épouse de la seconde vie. Travaillez, soyez grand, soyez utile, soyez glorifié ; je vous attends, au delà de ce qui passe, dans ce qui ne passera jamais. Ne vous faites pas trop attendre. Silence, je sais tout ce que vous me diriez.

Claude essuie silencieusement ses yeux.

CÉSARINE, à part, au piano.

Il pleure et n’écoute qu’elle.

Elle continue son chant ; et jette le dernier couplet avec toutes les forces secrètes qu’elle a en elle.

CANTAGNAC, la regardant, à part.

Voilà le vent qui souffle et la mer qui gronde. Malheur aux petits bateaux !

ANTONIN, tenant sa tête dans ses mains, à part.

Malheureux ! je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !

CÉSARINE, à part, et en se levant.

Allons, finissons-en.

À Antonin.

Emmenez tous ces gens-là. Il faut que je parle à Claude. Je vais décider de ma vie, peut-être, à propos de cette maison. Tant que vous verrez cette fenêtre fermée comme elle l’est, ne rentrez pas ici ; si vous la voyez ouverte, entrez ; j’aurai quelque chose à vous dire ; allez.

ANTONIN.

Quelle agitation !

CÉSARINE.

Monsieur Cantagnac, vous avez visité la maison. Monsieur Antonin va vous faire parcourir la propriété.

Cantagnac et Antonin sortent. Claude les accompagne un moment, de manière à ne pas entendre ce que vont se dire Césarine et Rébecca.

Mademoiselle Rébecca !

RÉBECCA.

Madame ?

CÉSARINE.

Je vous dis adieu dès à présent, je ne vous reverrai peut-être pas avant votre départ. Du reste, comme ce n’est pas pour moi que vous êtes venue ici, que vous importe, n’est-ce pas ?

RÉBECCA.

Je suis votre servante, madame.

CÉSARINE.

Adieu, Agar.

RÉBECCA.

Adieu, Sarah.

Rébecca salue respectueusement Césarine, qui lui fait à peine un signe de tête, et sort.

 

 

Scène II

 

CLAUDE, CÉSARINE

 

Claude, qui est revenu prendre sur la table des papiers dont il a besoin, se dispose à rentrer chez lui sans faire attention à Césarine.

CÉSARINE, très agitée.

Claude !

CLAUDE.

Madame.

CÉSARINE.

Il faut que je vous parle.

CLAUDE.

Je vous écoute.

CÉSARINE.

Si je vous disais que je vous aime, que me répondriez-vous ?

CLAUDE.

Rien. Je me demanderais seulement quel nouveau mal vous comptez me faire. Pure curiosité, car vous ne pouvez plus me faire de mal.

CÉSARINE.

En admettant que je ne puisse vous faire du mal, moi, d’autres peuvent vous en faire et beaucoup peut-être. Si pour gage de mon amour je vous aidais à conjurer le mal et à triompher de vos ennemis au risque des plus grands dangers pour moi, croiriez-vous enfin que je vous aime ?

CLAUDE.

Non.

CÉSARINE.

Quelle autre preuve voulez-vous ?

CLAUDE.

Aucune.

CÉSARINE.

Je suis pourtant sincère, je vous le jure.

CLAUDE.

Sur quoi ?

CÉSARINE.

Alors, vous que l’on cite comme un juste, presque comme un saint, vous ne croyez pas au repentir ?

CLAUDE.

Si.

CÉSARINE.

Eh bien ! je me repens.

CLAUDE.

Non ; quand on se repent, on ne le dit pas avant de le prouver, on le prouve avant de le dire.

CÉSARINE.

Et si je n’ai pas le temps d’attendre ; s’il faut pour mon salut et pour le vôtre, peut-être, que je vous dise tout de suite ce que je voulais, en revenant ici, vous prouver peu à peu, faites cet effort de croire tout de suite, puisqu’une minute peut racheter ma vie passée et sauver ma vie à venir. Est-ce donc si difficile de m’écouter et de me croire ? Ce n’est qu’une habitude à reprendre, puisque vous m’avez aimée, et religieusement et ardemment, n’est-ce pas ? Le premier baiser que vous ayez donné à une femme, le seul qu’une femme ait reçu de vous, c’est à moi qu’il a été donné. Toutes vos chastetés, tous vos enthousiasmes, toutes vos énergies, tout ce que vous conteniez d’amour et de foi, vous l’avez versé dans ce sein. Est-ce que cela s’oublie, cela ?... Ce que je sais, moi, c’est que quand une femme comme moi a été aimée d’un homme comme vous, quoi qu’elle fasse, elle le sent toujours en elle.

CLAUDE.

Et elle le trompe.

CÉSARINE.

C’est moi qui avais été trompée par un misérable ! La faute commise, il me fallait tromper un honnête homme pour la cacher et la réparer, telle était la logique du monde où j’avais été élevée. Vous ne soupçonniez pas le mal, vous aviez besoin d’aimer, vous m’aimiez ; je vous ai dit que je vous aimais aussi, ce n’était pas vrai, alors. Mais après, je vous ai connu, je vous ai compris ; cette puissance du bien et de l’amour qui était en vous, je l’ai subie. Je vous aimé à mon tour et tout à coup, et si le bonheur eût voulu que vous ignoriez toujours ce que j’avais fait, il n’y aurait pas eu de femme plus dévouée, plus fidèle, plus soumise, plus aimante que moi.

CLAUDE.

Et quand j’ai connu votre faute par hasard, qu’est-ce que j’ai fait ?

CÉSARINE.

Vous m’avez pardonnée, mais d’en haut, à distance, en vous dégageant de moi, en vous reprenant, en cessant d’être homme. Vous m’avez dit : « Je ne crois plus à votre parole parce que vous m’avez menti. Ce n’est plus moi qu’il faut aimer, c’est votre enfant qui n’est pas le mien ; vous ne pouvez plus être une épouse, soyez une mère. » C’était beau, c’était noble, c’était grand, car tout autre homme, à votre place, m’eût chassée comme une fille perdue ; eh bien, ce n’était pas ainsi qu’il fallait me traiter.

CLAUDE.

Que fallait-il donc faire ?

CÉSARINE.

Il fallait m’insulter, me fouler aux pieds et me pardonner comme un homme. Je suis de la terre, moi, rien que de la terre. Je ne comprends rien aux grands sentiments et aux demi-pardons.

CLAUDE.

C’est possible, aussi ai-je voulu vous pardonner comme un homme. Je me disais : si elle se repent, si elle aime cette malheureuse et innocente créature, si elle donne ce gage à sa rédemption, j’oublierai tout. La mère sauvera la femme ; je vous aimais tant alors !

CÉSARINE, de sa voix la plus douce.

Répète-le-moi.

CLAUDE, d’une voix calme et froide.

Je vous aimais tant, alors ! Mais un amour comme le mien, on ne le ressaisit pas, on le reconquiert. Eh bien, cet enfant, vous n’alliez même pas le voir, c’était moi qui y allais. Il était votre image frappante ! Et quand il est mort, vous n’avez vu qu’une chose, c’est qu’il n’y avait plus de preuve de votre faute et vous vous êtes réjouie ; moi, j’ai pleuré, malheureuse !

CÉSARINE.

Êtes-vous sûr que les enfants que nous concevons dans la honte et que nous mettons au monde dans le mystère et la terreur sont bien nos enfants ? Croyez-vous qu’on peut aimer l’être qui vous rappelle sans cesse l’homme qu’on méprise et qui vous fait mépriser par l’homme que l’on aime ? Eh bien, oui, quand la mort a pris cet orphelin, il m’a semblé qu’il emportait le passé avec lui et que j’allais pouvoir être enfin toute à vous, devenir mère à la face de tous, comme d’autres. Je n’ai senti en moi que cette preuve d’amour à vous donner, je vous l’ai donnée. Elle était monstrueuse, à ce qu’il paraît. Qu’y faire ? C’était ma preuve à moi. Est-ce ma faute si la nature m’a faite féconde dans le mal et stérile dans le bien ? Entrailles maudites !

Elle frappe son sein.

CLAUDE.

Et quelques mois après ?

CÉSARINE.

La colère, le besoin de me venger de vous, l’espoir de vous oublier, de vous vaincre, de vous faire souffrir m’avait jetée...

CLAUDE.

Dans de nouvelles amours ?

CÉSARINE.

Non ! Dans de fausses ivresses. Sommes-nous plus des anges que vous ? Et les défaillances, les erreurs, les fautes, sont-elles votre privilège, comme la force ? Est-ce que j’ai aimé celui-ci ou celui-là ?... Est-ce que je les connais l’un ou l’autre ?... Est-ce que je me rappelle ces hommes ! C’est contre vous que j’allais en allant à eux. J’ai pris ces amours factices pour oublier, comme j’aurais pris de l’opium pour dormir. Et je n’ai pas oublié, et je n’ai plus dormi, voilà la vérité.

CLAUDE.

Bref !

CÉSARINE.

Bref !... nul n’a pu s’emparer de mon cœur. Tous ces hommes-là ne sont pas l’homme. C’est vous que j’aime, c’est vous que je veux. Je ne veux plus vivre, je ne peux plus vivre sans vous. Vous êtes le plus fort, n’en abusez pas... Si je n’ai pas d’âme, eh bien, donnez-m’en une ou partagez la vôtre avec moi. Le mariage est indissoluble et vous lie l’un à l’autre ; si les hommes l’ont voulu ainsi, s’ils ont pensé que, quoi qu’il arrivât, ce lien ne devait jamais être rompu, c’est qu’ils ont prévu que le plus noble et le plus généreux des hommes pourrait être uni à la plus coupable des femmes, qu’il fallait celui-ci pour sauver celle-là. Sauvez-moi.

Elle tombe à genoux.

CLAUDE.

Soit, que demandez-vous ?

CÉSARINE, commençant à espérer.

Je demande que vous oubliiez mes fautes, et le mal qu’elles vous ont fait. Je demande que vous me pardonniez tout, tout, jusqu’à la minute qui sonne, que vous jetiez fièrement le passé dans l’éternité morte et que tout ce qui n’aurait pas dû être n’ait jamais été. Je demande enfin que nous partions, que nous changions de sol, d’air, de ciel pour que la femme que je veux être désormais ne se heurte plus à chaque instant à la femme que j’ai été ; je demande enfin que nous ne vivions plus que l’un pour l’autre, et que vous soyez tout entier à moi comme je serai tout entière à vous.

CLAUDE.

Et mon travail ?... Et ce que j’ai à faire dans ce monde ?

CÉSARINE, se relevant et l’enveloppant peu à peu.

Tu n’as fait tout cela que parce que tu croyais que je ne t’aimais pas. Tu n’as voulu être célèbre que parce que tu n’étais pas heureux. Le peu de temps que tu m’as aimée et estimée tu m’as tout dit ; je me rappelle tout. Tu ne voyais le travail qu’après moi. Je t’ai fait souffrir, ta douleur a cherché une consolation, c’est donc encore à moi que tu dois ton génie ! Le génie comprend tout ou devine tout. Il sait ce que c’est que la faiblesse humaine. Ah ! si tu avais été faible et moi forte, comme je t’aurais pardonné ! Si tu avais fait quelque chose de mal, si tu avais des remords comme nous tous, quel bonheur j’aurais à te les faire oublier ! Mais non, tu es le plus honnête homme de la terre... c’est désespérant.

CLAUDE, la regardant en face.

Pauvre créature !

CÉSARINE, câline.

Tu me plains, tu consens ?

CLAUDE, secouant la tête.

Trop tard.

CÉSARINE.

Pourquoi ?

CLAUDE.

Parce que dans ce cœur que vous avez déserté, il n’y a plus de place pour vous.

CÉSARINE.

Vous aimez Rébecca.

CLAUDE.

Je l’aime, mais non comme vous croyez. Ne cherchez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Quant à celle qui vous a remplacée, c’est ma pauvre et chère patrie. Dieu sait que j’eusse voulu vous associer en moi dans le même amour et dans la même gloire ! C’est impossible aujourd’hui, je n’ai, plus d’autres douleurs, d’autres espérances, d’autres souvenirs que les siens, et il me semble que tout le sang qui a coulé de ses blessures a passé dans mes veines. J’ai jeté l’ancre en haut, dans des régions qui vous seront éternellement inconnues. Si vous saviez comme je suis loin de vous ! La personne qui me parle par votre bouche, je ne la connais pas, je ne la vois pas. Je ne sais pas, qui vous êtes. Il n’y a plus de lien entre nous, il n’y a plus, que la chaîne que la loi nous impose, portons-la.

CÉSARINE, essayant du dernier moyen.

Qu’est-ce que-vous allez faire de moi alors ? Car si méprisable, si condamnée que je sois, je respire, je me meus, j’entends, je suis, enfin ! Impuissante, dans mon cœur, morte dans mes sens, si je ne suis ni mère, ni épouse, ni femme, je suis encore une créature vivante, et il y a des choses que je puis encore comprendre et faire. Utilisez-moi dans mon intelligence. Ne puis-je être votre élève, votre adepte, votre ouvrier ? Faites pour moi ce que Daniel a fait pour sa fille, initiez-moi à la science, expliquez-moi vos travaux, associez-moi à votre œuvre.

CLAUDE.

Vous ! vous la vendriez !...

CÉSARINE, tremblant qu’il ne sache tout.

Vous pourriez croire...

CLAUDE.

Je ne crois pas ! je suis certain que vous mentez aujourd’hui comme toujours ! Il est impossible que vos remords soient sincères ; ils doivent cacher une infamie. Il y a des fautes qui sont d’avance privées de remords, et vous avez commis de ces fautes-là. Assez. Si je me trompe, si vous vous repentez réellement, ce n’est pas en une minute, mais en des années que vous pourrez le faire croire, et ce n’est plus moi que cela regarde. Adressez-vous à l’Église. Elle seule, a pouvoir de racheter et d’absoudre des coupables telles que vous.

CÉSARINE, se voyant perdue et oubliant toute mesure.

J’étais revenue aujourd’hui pleine de résolutions nouvelles, pleine d’amour, sans arrière-pensée. La fatalité m’a saisie au seuil de votre maison, et pour que je fusse sauvée, il me fallait, c’est vrai, votre pardon, votre protection, votre amour, votre complicité, et cela tout de suite. Vous me les refusez ; je suis perdue, peut-être, mais je ne le serai pas seule, je vous en réponds, et je me vengerai terriblement de votre grandeur et de votre implacabilité, car je suis extrême en tout, je vous en préviens. Il faut que j’aime ou que je haïsse. Plus d’amour possible, soit ; la haine alors. Ah ! chrétien impitoyable dans ta conscience et dans ton droit, je t’amènerai comme moi au blasphème et à la malédiction. Et toi et moi nous ne serons pas les seules victimes ! Il y en a d’autres parmi ceux que tu aimes qui périront avec nous. Tant pis pour toi, tant pis pour eux !

CLAUDE.

Allons donc, créature d’enfer, je savais bien que tu te trahirais à la fin ; tu jettes ton masque ; j’aime mieux te voir dans la menace que dans la prière. Malheureuse qui te sauvais d’ici, il y a trois mois, avec ton amant et qui reviens seule aujourd’hui, parlant d’héritage, de repentir et d’amour. Écoute, pauvre damnée, fais de ton corps et de ton être tout ce que tu voudras, peu m’importe ; mais, puisque tu menaces d’autres que moi, rappelle-toi bien ceci : si tu portes ta main sacrilège et maudite, soit sur Antonin qui t’aime, le malheureux, il me l’a dit, sur Antonin qui est mon enfant d’adoption, ma tradition dans ce monde, soit sur mon travail qui est ma solidarité avec mon pays, ma communion avec l’humanité tout entière, si tu entraînes dans la mort ou dans le mal un seul être innocent, si tu me fais obstacle dans ce que Dieu me commande, aussi vrai que Dieu existe, je te tue.

CÉSARINE.

C’est bien.

CLAUDE.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CÉSARINE, seule, puis EDMÉE, puis CANTAGNAC, en dehors, puis ANTONIN, sur la scène

 

CÉSARINE, seule.

C’est ainsi. Eh bien, chacun pour soi, et va pour le mal, puisqu’il m’y force. Il n’y a pas de temps à perdre ! J’ai bien fait de prendre mes précautions à tout hasard.

Elle appelle.

Edmée, Edmée !

Edmée entrant.

Tu n’écoutais donc pas à la porte, aujourd’hui ?

EDMÉE.

Non, madame, je ne tiens plus à rien savoir.

CÉSARINE.

Défais un peu mes cheveux comme cela, c’est bien. À quelle heure partent Rébecca et son père ?

EDMÉE.

Ce soir, à neuf heures.

CÉSARINE.

Claude les accompagne ?

EDMÉE.

Jusqu’à la gare.

CÉSARINE.

La voiture est commandée ?

EDMÉE.

Oui.

CÉSARINE.

C’est bien, va.

Edmée sort. Césarine va à la fenêtre.

Le signal maintenant, pour Antonin.

Cantagnac paraît de l’autre côté de la fenêtre au moment où Césarine s’en approche.

Ah ! c’est vous ?

CANTAGNAC.

Oui, je suis toujours où il faut être. Eh bien ! il est invincible, je vous l’avais bien dit.

CÉSARINE.

Oui, mais les choses n’en iront que plus vite ; tout sera fini ce soir.

CANTAGNAC.

C’est plaisir d’avoir affaire à vous.

CÉSARINE.

Pas toujours. Je veux quatre millions.

CANTAGNAC.

C’est trop. Deux millions suffiront, moitié contre la livraison du manuscrit et la traduction d’Antonin, moitié après la première épreuve.

CÉSARINE.

Soit. Prenez congé de mon mari ce soir avant qu’il parte pour reconduire Daniel, et dès qu’il sera parti, soyez caché dans le jardin, le plus près possible de cette chambre. Éloignez-vous ; il ne faut pas qu’on nous voie causer ensemble. Et que je n’aie qu’à vous appeler.

Cantagnac s’éloigne. Elle laisse la fenêtre ouverte.

À l’autre, maintenant.

Elle déchire le corsage de sa robe. Elle se penche sur la table, la tête dans ses mains, et attend.

ANTONIN, entrant.

Me voilà. Eh bien, a-t-il consenti ?

Césarine ne bouge pas. Il voit le désordre de sa chevelure.

Qu’avez-vous ?

CÉSARINE, se relevant et s’appuyant sur le dos de sa chaise, de manière à être bien sous le regard d’Antonin, d’une voix calme.

Vous avez donc avoué à mon mari que vous m’aimiez ?

ANTONIN, un temps.

Qui vous a dit cela ?

CÉSARINE.

Lui.

ANTONIN.

Et alors ?

CÉSARINE.

Alors vous m’avez perdue. Et cependant quel mal vous ai-je fait, à vous ?

Elle pleure.

ANTONIN.

Je vous ai perdue. Comment ?

CÉSARINE.

Parce que devant sa colère et ses menaces, moi aussi je lui ai dit que je vous aimais. Puisque vous l’aviez choisi pour confident, j’ai fait comme vous.

ANTONIN.

Vous m’aimez ?

CÉSARINE.

Est-ce que je serais revenue dans cette maison, sans cela ? Il est vrai que ce n’est pas pour longtemps.

ANTONIN.

Parce que ?

CÉSARINE.

Parce qu’il y a eu une scène violente entre lui et moi, et qu’il m’a chassée. Il veut bien aimer Rébecca, mais il ne veut pas que je vous aime. Les hommes ont des droits à eux !

ANTONIN.

Ce désordre de vos cheveux ! ce vêtement déchiré !

CÉSARINE.

Ah ! vous ne le connaissez pas ! Adieu.

ANTONIN.

Qu’allez-vous faire ?

CÉSARINE répare le désordre de sa toilette et de ses cheveux.

Donnez-moi ce peigne qui est par terre.

Il lui donne le peigne, elle relève ses cheveux en découvrant ses bras.

Vous ne devinez pas ?

ANTONIN.

Non.

CÉSARINE.

Vous m’aimez, je vous aime, nous nous le sommes dit, mon mari le sait et me chasse de sa maison ; qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

Lui prenant la tête dans ses deux mains.

Cœur candide et pur, comme je t’envie ! Adieu !

ANTONIN.

Où allez-vous ?

CÉSARINE.

Que t’importe ?

ANTONIN.

Vous avez un projet sinistre. Votre sang-froid m’épouvante. Je ne vous quitte plus.

CÉSARINE.

Est-ce que tu comptes partir avec moi ?

ANTONIN.

Non ; mais si vous vous tuez, je mourrai après vous.

CÉSARINE.

Tu n’as donc pas peur de mourir non plus, toi ?

ANTONIN.

Non.

CÉSARINE.

Alors, pourquoi mourir l’un après l’autre ? pourquoi pas ensemble ?

ANTONIN.

Si vous voulez.

CÉSARINE.

Tu m’aimes donc vraiment ?

ANTONIN.

Comme un fou.

CÉSARINE.

Tu ne regretteras rien dans ce monde ?

ANTONIN.

Je suis seul sur la terre.

CÉSARINE.

Tu sais que la mort, c’est le néant ?

ANTONIN.

J’espère que c’est le repos.

CÉSARINE, l’entraînant.

Viens.

 

 

ACTE III

 

Même décor. Clair de lune.

 

 

Scène première

 

CLAUDE, seul, assis

 

Quelle belle soirée, claire et calme ! Quel silence ! Quelle grandeur ! Quelle harmonie ! Comment se fait-il, nature éternelle, confidente discrète, conseillère inépuisable, intermédiaire toujours prête entre Dieu et nous, comment se fait-il que tu n’apportes pas plus d’apaisement aux passions et aux misères des hommes ? C’est qu’ils ne t’interrogent pas plus souvent ! Montagnes ombreuses et odorantes, où se sont essayés mes premiers pas, horizon toujours impassible, malgré tout ce qui a passé entre nous deux, terre où, depuis de longues années déjà reposent mes parents vénérés, astre paisible et doux de la nuit qui as éclairé une dernière fois le visage de ma mère, morte en me souriant, et vous, Créateur de toutes choses, maître tout-puissant de l’espace, du temps, des mondes, de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous ignorons, de ce qui n’est plus, de ce qui est et de ce qui sera, vous que nous ne savons comment définir, comment représenter, qui vous cachez plus facilement dans la lumière que nous ne nous cachons dans l’ombre, que nous cherchons en vain dans les éternités et dans les infinis et que nous trouvons tout entier dans un éclair du génie, dans un battement du cœur, dans un sourire ou dans une larme, ai-je bien compris ce que vous m’avez commandé durant ces heures de douleur mais de foi, où je me suis agenouillé en vous appelant à mon aide ? Vous m’avez ordonné de lutter et de vaincre, n’est-ce pas, puisque j’ai lutté et que j’ai vaincu ? Vous m’avez ordonné de travailler et de chercher, puisque j’ai travaillé et que j’ai trouvé ? Dites-moi donc encore aujourd’hui ce que je dois faire, car je sens que mon esprit hésite et que ma résolution se trouble. La voix de cette femme a suffi pour remuer et obscurcir mon âme que je croyais à jamais dégagée d’elle et en communication directe avec vous. Vous savez, mon Dieu, combien je l’ai aimée, car c’était à vous que je venais le dire quand je ne pouvais plus le lui dire à elle que sous peine de honte et d’abaissement. Pouvais-je faire plus que je n’ai fait ? Ai-je assez souffert ? ai-je assez pardonné ? Elle a tout dédaigné, tout raillé, tout foulé aux pieds et voilà qu’elle essaye aujourd’hui de m’entraîner de nouveau dans son amour. Non ! cette femme ne m’aime pas, ni moi, ni aucun autre. N’est-ce pas, qu’elle est à jamais sortie non seulement de l’amour, mais de l’humanité, celle qui n’a pas su aimer son enfant ? N’est-ce pas qu’à une pareille mère je ne dois plus rien que l’indifférence et le pain du corps, et qu’une pareille femme n’est plus qu’une forme humaine, plus étrangère à moi que le dernier des animaux patients, laborieux et utiles ? N’est-ce pas enfin que si elle mettait obstacle à l’accomplissement de vos ordres sacrés, j’aurais le droit de la frapper d’impuissance comme je l’en ai menacée ? Oui, il m’a semblé tout à coup que vous me donniez l’ordre de substituer ma justice à votre justice suprême et d’armer ma main de votre glaive redoutable. Me suis-je trompé, mon Dieu ? ai-je empiété sur vous ? Voilà ce que je vous demande. N’avez-vous permis à l’homme que de donner la vie, sans lui permettre de donner la mort ? ou bien quand l’homme n’obéit qu’à sa conscience, c’est-à-dire à ce qui le rapproche le plus de vous, l’avez-vous investi du droit de frapper les trop grands coupables afin que les innocents n’aient plus rien à redouter d’eux et puissent continuer leur marche dans les voies que vous leur tracez ? Je le crois, et voilà pourquoi ce n’est pas en mon nom, mais en votre nom que j’ai parlé. Répondez-moi par un signe évident, ou plutôt, je vous le demande avec toute la fermeté d’un cœur soumis, ne me faites pas l’instrument de votre justice. Cette femme a parlé de repentir : faites que cela soit vrai ! amenez à la lumière et à la vérité cette âme attardée et pleine de ténèbres ! Envoyez-lui la tentation du bien et recueillez-la enfin dans votre miséricorde.

 

 

Scène II

 

CLAUDE, CANTAGNAC

 

CANTAGNAC.

Enfin, je vous trouve, maître. Je vous ai cherché partout. Qu’est-ce que vous faisiez là ?

CLAUDE.

Je parlais.

CANTAGNAC.

À qui ?

CLAUDE.

À Dieu.

CANTAGNAC.

C’est ce qu’on appelle penser.

CLAUDE.

Prier, peut-être.

CANTAGNAC.

Ah ! et de quoi lui parliez-vous, à Dieu ?

CLAUDE.

De bien des choses.

CANTAGNAC.

Est-ce que ça vous arrive souvent de causer avec lui ?

CLAUDE.

Tous les jours – ne fût-ce qu’une minute.

CANTAGNAC.

Et vous répond-il ?

CLAUDE.

Oui.

CANTAGNAC.

Alors il vient de répondre à ce que vous lui demandiez tout à l’heure ?

CLAUDE.

Il y répondra.

CANTAGNAC.

C’est juste, il faut le temps. C’est loin là-haut.

CLAUDE.

Vous ne croyez pas en Dieu, monsieur Cantagnac ?

CANTAGNAC.

Mon cher monsieur Ruper, je ne me mêle jamais des choses qu’on ne veut pas me dire. Or, depuis des milliers d’années que notre monde existe, Dieu s’étant absolument refusé à donner des explications catégoriques sur son essence propre, et les plus grands esprits ayant renoncé à le pénétrer ou y étant devenus fous, j’ai cru devoir m’abstenir et ne pas perdre mon temps en ces recherches inutiles et dangereuses. Ce n’est pas seulement affaire de raisonnement mais de discrétion. Chacun est maître chez soi, c’est bien naturel. Il est certain que nous subissons une puissance au-dessus de notre volonté et de notre intelligence. Nous naissons sans savoir comment et nous mourons sans savoir pourquoi. Entre notre naissance et notre mort, la lutte, les passions, les chagrins, les maladies, les misères de toutes sortes ; une répartition inégale et injuste des biens de la terre, les gredins presque toujours heureux et triomphants, les honnêtes gens le plus souvent malheureux et méconnus. On assure qu’il faut rendre grâce à l’auteur de cet ordre de choses, l’adorer et le glorifier ! C’est un point de vue comme un autre, mais moi je ne tiens pour certain que ce que je vois et pour valable que ce qui me sert. Quant à vous, monsieur Ruper, qui êtes un honnête homme, un grand homme même, puisque vous causez avec Dieu, demandez-lui une faveur en échange de vos travaux et de votre foi, c’est de ne pas en arriver, un jour, peut-être prochain, à douter de lui plus que moi-même. Là-dessus, revenons aux choses positives. – J’ai visité votre maison, vos bois et vos roches, car la roche domine en effet dans vos domaines ; j’en ai pris le plan. J’ai l’adresse de votre notaire. D’ici à huit jours, je lui écrirai et lui ferai mes offres. Je crois que nous nous entendrons. Je vous remercie de votre hospitalité et je vous quitte.

CLAUDE.

Vous partez !

CANTAGNAC.

Dans dix minutes.

CLAUDE.

Daniel et sa fille vont partir aussi, je les conduis en voiture à la gare, je vous y conduirai avec eux.

CANTAGNAC.

Merci, j’aime mieux marcher ; je ne suis pas sûr d’avoir une âme, mais je suis sûr d’avoir un ventre auquel il faut que je fasse faire de l’exercice pour ne pas mourir d’apoplexie dans le coin d’un wagon de première classe. Je viens de voir madame Ruper à l’instant. J’ai pris congé d’elle. Charmante femme ! Ah ! je comprends qu’on croie à quelque chose avec une femme comme celle-là. Heureux homme.

Il lui donne la main.

Adieu, monsieur Ruper.

CLAUDE.

Au revoir.

CANTAGNAC.

Le sage ne fait pas de projets ; cependant, voici mon adresse : Monsieur Cantagnac, 11, rue Saint-Ferréol, Marseille. – N’importe où je serai, je recevrai les lettres qui me seront adressées là. Ne vous dérangez pas, monsieur Ruper, je sais le chemin. Restez avec vos amis des onze tribus. Souhaitez-leur bonne chance de ma part.

La dernière partie de cette phrase a été dite dans la coulisse ; Ruper est sorti un moment pour accompagner Cantagnac. Edmée est entrée sans être vue d’eux. Elle s’est assise comme une personne à bout de forces. Au moment où Claude rentre en scène, elle se lève, le regarde, va à lui et joint les mains.

 

 

Scène III

 

CLAUDE, EDMÉE

 

CLAUDE.

Qu’y a-t-il, mon enfant ?

EDMÉE, tombant à ses genoux et d’une voix étranglée.

Je suis une grande coupable.

CLAUDE.

Qu’avez-vous fait ? – Relevez-vous d’abord.

EDMÉE.

Non ! pas avant que vous n’ayez pardonné.

CLAUDE.

Voyons, mon enfant, expliquez-vous.

EDMÉE.

Vous savez, monsieur, que j’ai toujours été au service de madame. Je lui étais dévouée, trop dévouée ; mais, entre femmes, cela s’appelle du dévouement, jusqu’au jour où l’on voit que c’est de la complicité. Au milieu de toutes mes erreurs, j’avais pris une habitude : j’écoutais aux portes. Je savais ainsi tout ce qui se passait dans la maison. Que de scènes j’ai entendues entre madame et vous ! que de belles choses vous lui disiez inutilement ! Quand madame est partie, il y a trois mois, elle ne devait plus revenir, elle devait s’expatrier avec M. de Moncabré... M. de Moncabré disparut tout à coup et madame revint ce matin. C’est alors que vous lui avez dit de s’entendre avec M. Cantagnac au sujet de la vente de cette maison. M. Cantagnac est un agent secret de je ne sais quel pays, qui connaît toutes les fautes de madame, et qui l’a menacée de vous dire la dernière, si elle ne consentait à lui livrer moyennant une somme de... l’invention que vous avez faite. Madame était convaincue que cette dernière faute, vous ne la lui pardonneriez pas et que vous la dénonceriez à la justice, ne pouvant pas vous faire le complice d’un crime, car, cette fois, il y a eu crime. M. Cantagnac l’a décidée en la menaçant de la cour d’assises. Elle s’est dit alors que si elle pouvait se faire aimer de nouveau de vous et se faire pardonner tout, sans vous dire même ce que c’était que tout, elle serait sauvée ; car eussiez-vous dû en mourir, si vous lui aviez promis le pardon, vous auriez tenu votre promesse. Vous êtes resté inexorable, c’est alors qu’elle vous a menacé de sa vengeance, et cinq minutes après, par un moyen infernal, en lui offrant de mourir avec lui, elle séduisait M. Antonin qui l’aimait follement, M. Antonin étant le seul avec vous qui connaisse le secret de ce coffre et les caractères particuliers de votre manuscrit.

CLAUDE.

Et alors ?

EDMÉE.

C’est là qu’il faut me pardonner, monsieur, car c’est moi qui ai appris tous ces détails à M. Cantagnac. J’avais entendu ce que M. Antonin et vous vous êtes dit ce matin, et je vous ai vendu.

CLAUDE, à part.

Quelle fange !

EDMÉE.

Tenez, monsieur, voici l’argent de cet homme ! Il me brûle ! Vous le donnerez à des pauvres. N’est-ce pas, monsieur, vous le voulez bien ?

CLAUDE.

Achevez.

EDMÉE.

Maintenant, elle attend votre sortie pour frapper le dernier coup. M. Cantagnac, qui est venu vous dire adieu, n’est pas parti. Il doit être caché dans les bois et il apparaîtra au bon moment. Et moi, monsieur, je suis venue vous avertir de toutes ces machinations. À l’idée qu’on allait vous voler votre découverte, le fruit de tant de veilles et de travaux, le salut de tant de braves gens, il s’est fait une révolution en moi et je me suis dit : Oh ! ça, non, non, ça ne sera pas.

CLAUDE, lui tendant la main..

Merci, mon enfant.

Elle se précipite sur sa main et la baise.

EDMÉE.

Oh ! monsieur, que vous êtes bon. Eh bien, vous voilà prévenu ! Faites comme M. Cantagnac, ayez l’air de vous en aller, revenez sur vos pas, cachez-vous, vous verrez alors ce qui se passera.

CLAUDE.

Je ne suis pas de ceux qui font comme M. Cantagnac, mon enfant, et je ne suis pas de ceux qui se cachent.

EDMÉE.

C’est vrai, vous seriez pareil à moi, si vous faisiez cela.

CLAUDE.

Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Si je ne suis pas de ces gens-là vous n’en êtes plus, c’est la même chose. Je dois conduire mes amis jusqu’à la gare, je les conduirai comme cela est convenu et je reviendrai chez moi comme si je ne savais rien. Il y a des moments où il faut tout remettre entre les mains de Dieu. Calmez-vous et persévérez ; seulement ne dites plus rien à personne.

EDMÉE.

Oh ! soyez tranquille, monsieur.

DANIEL, entrant.

Eh bien, Claude, la voiture est prête ; nous t’attendons.

CLAUDE.

Me voici. J’ai un bon cheval et nous en avons pour un quart d’heure à peine. Rébecca est prête ?

DANIEL.

Elle est déjà installée dans la voiture ; viens, la nuit est superbe, quoique un peu froide.

CLAUDE, qui a pris son manteau.

Allons.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

EDMÉE, seule, puis ANTONIN, CÉSARINE

 

EDMÉE.

Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? S’il arrive un malheur, sera-ce ma faute ? Je ne pouvais pourtant pas me taire, j’étouffais, et maintenant que j’ai parlé, je me sens mieux.

ANTONIN, entrant très calme.

M. Ruper est parti ?

EDMÉE.

Oui.

ANTONIN.

Il ne m’a pas demandé ?

EDMÉE.

Non.

ANTONIN.

C’est bien, merci.

Edmée sort. Antonin seul, s’asseyant à une table, écrit silencieusement. Césarine entre sans qu’il l’entende et lit pendant un moment derrière lui sans qu’ils s’en doute, puis elle étend la main, prend la lettre, et la déchire.

CÉSARINE.

Tu es fou.

ANTONIN.

Vous, encore.

Il cache sa tête dans ses mains.

CÉSARINE.

Tu me le reproches déjà. Allons, partons.

ANTONIN.

Partir ?

CÉSARINE.

Oui. Qu’est-ce que tu veux que nous fassions ici ?

ANTONIN.

Partir ensemble ?

CÉSARINE.

Naturellement.

ANTONIN.

Jamais.

CÉSARINE.

Que comptes-tu donc faire ?

ANTONIN.

Rester.

CÉSARINE.

Pour ?

ANTONIN.

Pour tenir mon serment.

CÉSARINE.

Qui est ?

ANTONIN.

Qui est de mourir.

CÉSARINE, jouant la passion.

Nous mourrons un jour ou l’autre, mais nous avons bien le temps ! Est-ce qu’on meurt volontairement quand on est aimé ? Est-ce qu’on meurt volontairement quand on aime ? N’es-tu pas aimé ? N’aimes-tu pas ? Tu m’as donc menti ? Moi, je n’ai jamais trouvé la vie si belle. Allons, partons !

ANTONIN.

Partez seule !

CÉSARINE, jouant la méfiance.

Est-ce que je serais dupe de la combinaison la plus lâche et la plus habile ?

ANTONIN.

Que voulez-vous dire ?

CÉSARINE.

Je veux dire qu’un homme que l’on croit tendre et sincère comme un enfant peut avoir l’adresse et la ruse de parler de suicide pour s’emparer d’une femme, et de remords pour s’en affranchir. C’est ingénieux et commode. Quant à la femme à qui l’en n’a plus rien à demander, chassée, méprisée, maudite, solitaire, elle deviendra ce qu’elle pourra.

ANTONIN.

Vous avez raison, ma vie vous appartient. Partons.

CÉSARINE.

Partons, certainement. Mais ce n’est pas tout de partir, il faut vivre. Et de l’argent ?

ANTONIN.

De l’argent, j’en gagnerai partout où j’irai.

CÉSARINE.

En attendant, il est bon d’en avoir, et puisque j’en ai, moi, celui que je vous ai confié, il est inutile de le laisser ici.

ANTONIN.

C’est vrai ; il y a là de l’argent à vous. Je vais vous le rendre.

Antonin prend la lampe et la place près de la porte du coffre pour bien voir le secret qui l’ouvre. Césarine guette ses mouvements. Dès que la porte du coffre est ouverte, elle dit.

Éloignez cette lampe, on pourrait nous voir du dehors.

Antonin va déposer la lampe sur la table.

CÉSARINE.

Éteignez-la, c’est plus sûr. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble ici.

Antonin éteint la lampe. La lune, dont la lumière avait disparu dans la lumière de la lampe, éclaire de nouveau la scène et surtout le coffre ouvert.

Maudite lune !

Elle s’est glissée vers le coffre et saisit le manuscrit, après avoir mis le portefeuille dans sa poche.

ANTONIN, voyant qu’elle prend le manuscrit.

Ces papiers ne sont pas les vôtres, vous vous trompez.

CÉSARINE.

Je ne me trompe pas, je me venge.

ANTONIN.

Vous venger ? Que voulez-vous donc faire de ces papiers ?

CÉSARINE.

Comme je veux que l’homme que j’aime soit célèbre et riche, j’en ferai ta fortune et ta gloire, puisque tu peux seul traduire, ce travail, il me l’a dit.

ANTONIN.

Et vous croyez que je le permettrai ?

CÉSARINE, haussant les épaules.

Est-ce que tu peux empêcher quelque chose maintenant ?

ANTONIN, se frappant le front.

Je comprends tout.

CÉSARINE.

Tant mieux, nous ne perdrons pas de temps à nous expliquer.

ANTONIN.

Vous voulez vendre votre pays ?

CÉSARINE.

Je ne suis pas Française, moi ?

ANTONIN.

Misérable !

Claude entre et écoute dans l’ombre, immobile et les bras croisé.

CÉSARINE.

Regarde-moi donc bien en face. Lequel de nous, de toi ou de moi, est le plus misérable ? Je trompe un homme qui me déteste, me méprise et me menace de mort ; toi, tu trompes un homme qui t’aime et à qui tu dois tout ; je trahis celui qui me fait du mal, tu trahis le seul être qui t’ait fait du bien. Nous nous valons à cette heure. En une minute tu m’as égalée, dépassée même. C’est ce qu’on appelle l’amour. Ah ! tu te figures qu’on met le pied clans ces chemins-là et qu’on revient sur ses pas quand on veut ? Erreur. Il faut aller jusqu’au bout. La passion, la faute, le vice et le crime, voilà les étapes, et comme j’ai besoin de toi pour me sauver, je te prends, je te donne mon corps, tu me donnes ton âme. Je vaux bien ça, partons.

ANTONIN, après un moment d’abattement.

Vous avez raison, je suis un misérable. Mais je ne veux pas l’être davantage. Allons, rendez-moi ces papiers.

Il marche vers elle.

CÉSARINE.

Vas-tu aussi me menacer de mort ? C’est bon pour ton vertueux maître ; mais toi !

ANTONIN, la saisissant.

Ces papiers ?

CÉSARINE.

Prends garde. J’appelle et je dis tout.

ANTONIN.

Ces papiers !

CÉSARINE, qui n’a plus de libre que la main qui tient les papiers et qui s’est rapprochée de la fenêtre le plus qu’elle a pu.

Tu les veux ?

ANTONIN.

Je les veux.

CÉSARINE, se dégage par un mouvement subit et court à la fenêtre en appelant.

Cantagnac !

CANTAGNAC, du dehors, à demi voix.

Je suis là.

CÉSARINE.

À vous !

Elle veut jeter ses papiers par la fenêtre et ne peut que briser une vitre. Antonin qui la tient veut les lui arracher. Elle va, par un effort désespéré, les jeter à Cantagnac à travers le carreau brisé, quand Claude l’appelle d’une voix retentissante.

CLAUDE, qui a saisi le fusil que Rébecca a placé contre le mur au deuxième acte.

Césarine !

À l’appel de son nom, elle se retourne involontairement et Antonin la lâche. En voyant Claude armé du fusil, elle pousse un cri et veut se sauver par la porte.

Voleuse !

Il fait feu ; elle tombe. Antonin s’est plaqué contre le mur, attendant le second coup, les bras écartés et la poitrine en avant comme un coupable prêt au châtiment. Edmée a paru sur le seuil de la porte.

EDMÉE.

Morte !

Elle s’agenouille en cachant son visage dans ses mains.

CLAUDE, jetant le fusil, à Antonin.

Et toi, viens travailler.

Antonin se précipite à ses genoux.

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