Halifax (Alexandre DUMAS Père)
Comédie en trois actes et un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 30 novembre 1842.
Personnages
LORD DUDLEY
HALIFAX
ARTHUR
SIR JOHN DUMBAR
TOM RICK
SAMUEL
SAMPTON
UN FACTEUR
UN SERGENT
JENNY
ANNA
UNE FEMME DE CHAMBRE
GARÇONS DE TAVERNE
BUVEURS
PROLOGUE
Une taverne. Porte au fond, portes latérales, plusieurs tables.
Scène première
SAMUEL, DEUX ou TROIS GARÇONS, puis UNE FEMME DE CHAMBRE
SAMUEL.
Allons, mes enfants, dans un quart d’heure, nos pratiques seront ici ; préparez les tables, et que les habitués n’aient pas même la peine de demander. Ici, Thomas Dickson : un pot d’ale et la Gazette de Hollande ; ici, John Burleig et Charles Smith : une bouteille de porter et un jeu de cartes ; là, le seigneur Halifax : une bouteille de claret, des cornets et des dés. Que chacun trouve, en arrivant, ce qui lui convient ; c’est le moyen qu’on y revienne.
À la Femme de chambre, qui entre.
Ah ! ah ! qu’est-ce que cela ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Le thé qu’a demandé cette jeune demoiselle arrivée il y a une heure, et qui attend le révérend M. Sampton.
SAMUEL.
C’est juste. Demande-lui si elle passe la nuit ici ou si elle compte toujours repartir ce soir. Va.
UN GARÇON.
Voilà ! tout est prêt comme vous l’avez dit.
SAMUEL.
C’est bien. Alors, une bouteille de bière au conducteur, et une botte de foin et un picotin d’avoine au cheval.
LE GARÇON.
On y va.
Il sort.
SAMUEL, à la Femme de chambre, qui vient de rentrer.
Eh bien, part-elle ou reste-t-elle ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Elle part aussitôt qu’elle aura vu M. Sampton.
Elle sort, ainsi que les Garçons.
Scène II
SAMUEL, seul
Ah ! ah ! voilà qui est singulier !... une jeune fille qui voyage seule avec un conducteur de voiture... qui arrive à six heures du soir et qui veut repartira huit... qui ne dit pas son nom... Ah ! pour cela, il est vrai que je ne le lui ai pas demandé ; mais... Ah ! ah ! voici autre chose !...
Scène III
SAMUEL, LORD DUDLEY
DUDLEY, enveloppé d’un manteau et les bottes couvertes de poussière.
Eh ! l’ami, est-ce toi le maître de cette auberge ?
SAMUEL.
Oui, Excellence, pour vous servir.
DUDLEY.
Alors, écoute-moi, et viens ici.
SAMUEL.
J’écoute.
DUDLEY.
Une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, avec des yeux noirs, des cheveux noirs, belle à ravir, voyageant seule dans une voiture avec une espèce de paysan, n’est-elle point descendue ici ?
SAMUEL.
À l’instant même.
DUDLEY.
Où est-elle logée ?
SAMUEL.
Là.
DUDLEY, montrant la porte du fond à droite.
Puis-je avoir cette chambre ?
SAMUEL.
Elle est occupée depuis quatre jours par un jeune seigneur.
DUDLEY.
Voudrait-il me la céder ?
SAMUEL.
J’en doute, attendu que c’est une fort mauvaise tête.
DUDLEY.
Mais peux-tu m’en donner une autre ?
SAMUEL, montrant la porte du fond.
Je puis vous en donner une à l’extérieur.
DUDLEY.
Je m’en contenterai. Tiens, voici les arrhes.
Il lui donne deux guinées.
SAMUEL.
Deux guinées ! Merci, monseigneur. Si monseigneur a besoin de quelque chose, il n’a qu’à commander. Monseigneur peut compter sur moi.
DUDLEY.
Que cette chambre soit prête le plus tôt possible, voilà tout.
SAMUEL.
C’est bien, monseigneur : je vais veiller moi-même à ce que monseigneur soit obéi.
DUDLEY.
Va.
Scène IV
LORD DUDLEY, seul
Ah ! cette fois, je vous tiens, je l’espère, ma belle inconnue, et vous ne me glisserez pas entre les doigts comme vous l’avez déjà fait deux fois. Ah ! ma belle enfant, vous voyagez seule, comme une Angélique ou comme une Herminie, et vous voulez faire la prude ! C’était bon du temps de Cromwell, cela ; mais, depuis que notre bon roi Charles II est remonté sur le trône, ces vertus-là ne sont plus de mise... Qu’est-ce que cela ? Tous les manants de l’endroit probablement.
Scène V
LORD DUDLEY, LES HABITUÉS, puis HALIFAX
LES HABITUÉS.
Samuel, des cartes !... Samuel, de la bière !... Samuel, des échecs !
HALIFAX, entrant.
Samuel, du vin !... Ah ! ah ! nous avons joyeuse compagnie. Malheureusement, il n’y a ici que des manants. Décidément, l’hôtellerie de maître Samuel est fort mal composée ; je partirai demain. Ah ! cela du moins ressemble à une figure humaine !
Il va s’asseoir à la table de Dudley.
DUDLEY, levant la tête.
Pardon, monsieur : mais puis-je savoir à quoi je dois l’honneur que vous voulez bien me faire en prenant place à cette table ?
HALIFAX.
Voici la chose, mon gentilhomme. Je suis en course dans ce canton pour affaire secrète et d’importance. Il y a trois ou quatre jours que j’habite cet hôtel. Je viens d’entrer dans cette salle avec l’intention d’y tuer le temps ; j’en a fait le tour, on regardant si j’y trouverais un visage à qui parler : des faces de croquants, voilà tout. Enfin, j’ai avisé dans un coin un personnage qui sent son gentilhomme d’une lieue, et je suis venu m’asseoir pour vous dire : « Eh bien, mais, puisque nous sommes à peu près les seules gens comme il faut qu’il y ait ici, faisons donc quelque chose. Causons, buvons ou jouons. »
DUDLEY.
Diable ! vous êtes de liaison facile, à ce qu’il paraît.
HALIFAX.
Que voulez-vous ! quand on s’ennuie au fond d’une misérable province et qu’on a l’habitude de fréquenter la meilleure société de Londres ; quand on se trouve en contact avec de pareilles gens, après avoir en des rapports journaliers avec les Campbell, les Bolingbroke, les Dumbar...
DUDLEY.
Les Dumbar ! Connaitriez-vous sir John Dumbar ?
HALIFAX.
Ah ! ah ! vous le connaissez donc vous-même ?
DUDLEY.
Si je le connais ! c’est mon intime ami.
HALIFAX.
C’est aussi le mien, et même le meilleur, le plus utile de mes amis. Entre nous, c’est un échange perpétuel de bons procédés. Toute sa vie se passe, ce cher sir John, à me demander des services, et toute ma vie se passe, moi, à les lui rendre.
À part.
Il est vrai qu’il me les paye.
DUDLEY.
Ah ! vous êtes son ami ?...
HALIFAX.
Mon Dieu, oui... quand je suis à Londres, il n’y a pas de jour que nous ne nous voyions.
DUDLEY.
Alors, à la santé de sir John Dumbar.
HALIFAX.
À sa santé, et que Dieu lui conserve son rang, ses faveurs et sa fortune... sa fortune surtout. Maintenant, mon gentilhomme, que nous avons causé, que nous avons bu, si nous jouions un peu... Qu’est-ce que vous en dites ? Voilà justement là des dés et des cornets qui s’ennuient à mourir.
DUDLEY.
Volontiers. Que jouons-nous ?
HALIFAX.
Oh ! quelques guinées, voilà tout.
DUDLEY.
Cela va. Aussi bien faut-il que j’attende ici.
HALIFAX.
Alors, cela se rencontre à merveille.
DUDLEY.
Voici mon enjeu.
HALIFAX.
Et moi, voici le mien.
DUDLEY, secouant les dés.
Vous avez raison, et vous devez cruellement vous ennuyer au fond de cette province.
Jetant les dés.
Sept.
HALIFAX.
Si je m’y ennuie ? Je le crois mordieu bien, que je m’y ennuie ! Heureusement, il y a une chose qui me distrait.
Jetant les dés.
Huit.
Il prend l’argent et laisse un second enjeu.
DUDLEY, mettant à son tour son enjeu.
Laquelle ?
HALIFAX.
Les gens de ce canton ne sont pas spirituels, c’est vrai ; mais, en revanche, ils sont horriblement bretailleurs... Vous comprenez, cela frise l’Écosse, et tous ces diables de gentilshommes des Highlands ont une tête...
DUDLEY.
De sorte que vous avez des querelles, et cela vous occupe.
Il secoue les dés.
Cinq.
HALIFAX.
Oui, j’en ai ordinairement une par jour ; cependant, je dois dire que cette bonne occasion m’a manqué hier et aujourd’hui ; je suis en retard, comme vous voyez. Heureusement qu’aujourd’hui n’est pas encore passe.
Amenant les dés.
Huit.
Il prend l’enjeu.
DUDLEY.
Et vous vous tirez toujours sain et sauf de ces petites rencontres ?
HALIFAX.
Oui, à quelque égratignure près.
DUDLEY.
C’est du bonheur.
Amenant les dés.
Neuf.
HALIFAX.
Non ; c’est de l’adresse. J’ai beaucoup voyagé, et, en Italie, un vieux professeur d’escrime m’a indiqué une petite botte florentine infaillible... Onze.
DUDLEY.
Ah ! ah ! et où avez-vous appris le lansquenet ?
HALIFAX.
En France, cela ; je l’ai joué cinq ou six fois avec le chevalier de Grammont, qui était de première force.
DUDLEY.
Oui... Dix.
HALIFAX.
Ah ! vive-Dieu ! parlez-moi de la France... Voilà un agréable pays !... beau ciel, belles femmes et beaux joueurs... Douze.
DUDLEY.
Pardon.
HALIFAX.
Douze, voyez.
DUDLEY.
Oui, je vois bien... Vous devez être malheureux en amour, monsieur.
HALIFAX.
Pourquoi cela ?
DUDLEY.
Parce que vous avez du bonheur au jeu.
HALIFAX.
Peuh !...
DUDLEY.
Neuf.
HALIFAX.
Dix.
DUDLEY.
Je vous demande bien pardon, monsieur, mais il me semble que vous trichez.
HALIFAX.
C’est peut-être vrai, monsieur...
Il prend les dés et les lui jeter à la figure.
Mais je n’aime pas qu’on me le dise.
DUDLEY, se levant.
Monsieur !
HALIFAX.
Quand je vous disais que nous n’étions pas à la fin de la journée, et que j’attraperais mon duel !
DUDLEY.
Oui, monsieur, oui, vous le tenez, soyez tranquille, et vous le tenez bien ; il ne vous échappera pas, je vous en réponds !
HALIFAX, portant la main à son épée.
À vos ordres, mon gentilhomme.
DUDLEY.
Non pas, s’il vous plaît ! vous aurez votre duel, mais avec une variante... Je me défie de la botte florentine.
HALIFAX.
À défaut de celle-là, j’en ai d’autres à votre service ; qu’à cela ne tienne, monsieur.
DUDLEY.
Pardon ; pour cette fois, nous laisserons reposer votre épée ; elle doit être fatiguée du service qu’elle a fait depuis quinze jours, et nous nous battrons...
HALIFAX.
À quoi ?
DUDLEY.
Au pistolet, si vous le voulez, bien.
HALIFAX.
Moi, je veux tout ce qu’on veut.
DUDLEY.
Oui, vous êtes beau joueur, je sais cela. Samuel, allez chercher les pistolets que vous trouverez dans la voiture.
SAMUEL.
Mais, monseigneur...
DUDLEY.
Allez... Il y en a justement u de chargé et l’autre qui ne l’est pas.
HALIFAX.
Tiens, comme cela se trouve !
DUDLEY.
Nous marcherons l’un sur l’autre.
HALIFAX.
Et nous tirerons à volonté ; cela me va.
DUDLEY.
Seulement, je vous préviens que la balle n’est pas pipée.
SAMUEL.
Voici les pistolets demandés, monseigneur.
DUDLEY.
Merci. Maintenant, monsieur, si vous voulez me suivre...
HALIFAX.
Où cela ?
DUDLEY.
Dehors... dans la cour, dans le jardin.
HALIFAX.
Vous êtes fou, mon cher ! il fait nuit comme dans un four... Pour nous éborgner, non, ma foi ! je tiens à ma figure, moi !... Et puis il pleut à verse, et cela empêcherait vos amorces de brûler ; sans compter que cela souillerait nos pourpoints.
Scène VI
LORD DUDLEY, HALIFAX, SAMUEL, LES HABITUÉS
DUDLEY.
Eh bien, où nous battrons-nous, alors ?
HALIFAX.
Mais ici, si vous voulez ; il y fait chaud, on y est à couvert, on y voit comme en plein jour : nous serons à merveille, et nous aurons des témoins qui pourront attester que tout s’est passé dans les règles.
DUDLEY.
Soit.
SAMUEL.
Comment ! dans cet appartement ? vous voulez vous battre dans cet appartement ?
HALIFAX.
Dites donc, il appelle cela un appartement, lui... Sois tranquille, mon brave homme : si l’on te casse tes glaces, tu les mettras sur la carte, et on te les payera.
SAMUEL.
Mais je ne puis pas permettre...
DUDLEY, fouillant à sa poche.
Tu permettras tout ce qui nous plaira.
SAMUEL.
Mais je ne dois pas souffrir...
HALIFAX, fouillant à sa poche.
Tu souffriras tout ce qui nous sera agréable.
DUDLEY et HALIFAX, donnant à Samuel chacun une pièce d’or, qu’il reçoit de chaque main.
Tiens !
SAMUEL.
Allons, vous faites de moi ce que vous voulez.
DUDLEY.
Arrière, messieurs !
Tous les Habitués se reculent jusqu’au fond du théâtre. Dudley, présentant les pistolets par la crosse à Halifax.
Maintenant, si vous voulez bien choisir...
HALIFAX.
C’est fait, monsieur. Ah ! ah ! vous avez là de jolies armes. Si jamais vous aviez l’idée de vous en défaire, pensez à moi, je vous prie ; je suis amateur.
DUDLEY, qui s’est reculé jusqu’à l’avant-scène à droite.
Je vous attends, monsieur.
HALIFAX.
Pardon, je suis à vous.
Il recule jusqu’à l’angle le plus éloigné à gauche du spectateur ; puis, au milieu du plus profond silence, les deux adversaires marchent l’un sur l’autre ; après avoir fait le tiers du chemin, Dudley tire, son pistolet rate.
Ah ! il paraît que j’ai pris le bon.
Il continue de s’avancer vers Dudley, lui pose le pistolet sur la poitrine, puis, levant tout à coup le pistolet.
Deux mots, s’il vous plaît, mon gentilhomme.
DUDLEY.
Voyons, dites vite et finissons-en.
HALIFAX.
En se pressant, on fait mal les choses. Croyez-en le proverbe italien : Che va piano, va sano. Venez ici et causons.
SAMUEL, s’approchant.
Eh bien, qu’y a-t-il donc ?
HALIFAX.
Mon brave homme, laissez-nous tranquilles, je vous prie ; nous parlons d’affaires.
SAMUEL, s’éloignant.
Ah !
HALIFAX, à Dudley.
Monsieur, mon avis est que la balle qui est dans ce pistolet vaut deux cents livres sterling, et même qu’à ce prix elle n’est pas chère.
DUDLEY.
Que voulez-vous dire ?
HALIFAX.
Je veux dire que la balle qui est dans ce pistolet est à vendre, que j’en demande deux cents livres sterling, et que je prétends que ce n’est pas trop cher.
DUDLEY.
Ah ! je comprends.
HALIFAX.
Eh bien, que dites-vous du prix ?
DUDLEY.
Je dis que, si votre opinion est qu’elle les vaut, ce n’est pas à moi à vous contredire.
HALIFAX.
Ainsi donc, pour deux cents livres sterling... ?
DUDLEY.
Je la prends, monsieur ; suivez-moi, je vais vous les compter.
HALIFAX, à part.
J’aurais dû lui demander cinq cents guinées... J’ai été trop grand.
DUDLEY, à part.
Eh bien, voilà un effronté coquin !... mais au moins il est brave.
Haut.
Venez, monsieur, venez.
Ils sortent.
LES HABITUÉS.
Et nous, suivons-les ; bien heureux que la chose se soit passée ainsi.
Ils sortent à leur tour.
SAMUEL.
Que diable ont-ils pu se dire tout bas ?... et qu’est-ce que cela signifie ?... Ils marchent l’un sur l’autre pour s’égorger, et ils s’en vont en se tenant par dessous le bras... Enfin !... Ah ! c’est vous, monsieur Sampton.
Scène VII
SAMUEL, SAMPTON
SAMPTON.
Oui, mon ami... oui, c’est moi... N’avez-vous pas chez vous... ?
SAMUEL.
Je sais ce que vous cherchez... Une jeune fille, n’est-ce pas ?... dix-sept ou dix-huit ans ?
SAMPTON.
C’est cela.
SAMUEL.
Arrivée il y a vingt minutes ?
SAMPTON.
C’est cela.
SAMUEL.
Et qui repart dans une heure ?
SAMPTON.
C’est cela.
SAMUEL.
Eh bien, je vais la faire prévenir que vous êtes ici.
SAMPTON.
J’attends.
SAMUEL.
Mary, prévenez la jeune demoiselle que M. Sampton attend son bon plaisir, et demandez-lui si elle le recevra dans sa chambre ou si elle passera ici.
LA FEMME DE CHAMBRE.
J’y vais, monsieur.
SAMUEL.
Dites donc, monsieur Sampton, savez-vous que, si l’on toute une mauvaise langue, on ferait de drôles de conjectures sur une jeune fille de dix-huit ans qui voyage comme cela avait seule ?
SAMPTON.
Et l’on aurait tort, mon cher Samuel ; car elle se rend à l’invitation que je lui ai faite moi-même.
SAMUEL.
Alors, vous la connaissez donc ?
SAMPTON.
Je ne la connais pas ; mais j’ai connu sa mère, et sa mère, en mourant, m’a chargé de lui remettre un collier auquel est attaché un secret de famille.
SAMUEL.
Ah !... vraiment... Et ce secret ?...
SAMPTON.
Mon cher Samuel, j’ai dit tout, ce que je pouvais dire ; ne m’en demandez pas davantage ; d’abord je ne sais rien de plus.
LA FEMME DE CHAMBRE, rentrant.
La jeune demoiselle attend M. Sampton.
SAMPTON, passant dans la chambre.
C’est bien... Merci.
Il sort.
Scène VIII
SAMUEL, seul
Oh ! il n’en sait pas davantage... il n’en sait pas davantage... Cela lui plaît à dire, et je suis bien certain que, s’il voulait parler...
Scène IX
SAMUEL, DUDLEY
DUDLEY, entrant et lui frappant sur l’épaule.
Mon cher hôte...
SAMUEL.
Ah ! pardon, milord.
DUDLEY.
Êtes-vous seul ?
SAMUEL.
Oui, pour le moment.
DUDLEY.
Comment, pour le moment ?... Vous attendez donc quelqu’un ici ?...
SAMUEL.
J’attends le révérend père Sampton, qui est entré chez notre jeune voyageuse, et qui va en sortir.
DUDLEY.
Bien... Voulez-vous gagner vingt livres sterling ?
SAMUEL.
Ça ne se refuse pas.
DUDLEY.
Eh bien, sortez avec lui, et, quelque bruit que vous entendiez, ne vous dérangez pas.
SAMUEL.
Mais, milord, quelle est votre intention ?
DUDLEY.
Oh ! vous êtes trop curieux, mon cher Samuel... Tenez, voici vos vingt livres sterling, ou à peu près... Vous vous amuserez à les compter pendant que je resterai ici... Cela vous occupera.
SAMUEL.
Milord, je suis reconnaissant...
DUDLEY.
C’est bien... et moi aussi... Silence !
SAMUEL, à Sampton, qui sort.
Eh bien, monsieur Sampton, avez-vous accompli votre mission ?
SAMPTON.
Oui, mon cher Samuel, et notre jeune demoiselle vous prie de faire mettre le cheval à la voiture, et de faire prévenir le conducteur de se tenir prêt à partir.
SAMUEL.
C’est bien, monsieur Sampton ; je vais sortir avec vous pour exécuter ses ordres.
Ils sortent.
Scène X
DUDLEY, seul
Partir ?... Oh ! pas encore, ma belle enfant ! pas encore, s’il vous plaît... Ma foi, ce maraud avait raison : ma vie, estimée à deux cents livres sterling, ce n’était pas cher, et j’en donnerais volontiers le double pour que cette charmante enfant consentît à m’aimer... Allons... on n’entend plus le moindre bruit...
Il éteint la lumière, la scène reste dans l’obscurité.
Entrons.
Ouvrant la porte.
Pardon, ma belle enfant ! pardon !
Il entre.
Scène XI
DUBLEY, ANNA, puis HALIFAX
ANNA, dans la coulisse.
Au secours ! à l’aide ! à moi !
DUDLEY.
Ah ! vous pouvez crier tant qu’il vous fera plaisir, ma Lucrèce... Personne ne viendra.
HALIFAX, entrant par la porte de sa chambre.
Vous vous trompez, milord !
DUDLEY, lâchant Anna et se retournant.
Hein ?
Anna se sauve ; mais, en se sauvant, elle laisse tomber son collier.
HALIFAX.
Pardon, pardon, mon enfant, vous laissez tomber quelque chose... Halte-là, milord !... Mademoiselle ! Eh !... ma foi, elle est loin !
Scène XII
DUDLEY, HALIFAX
DUDLEY.
Laissez-moi passer, monsieur.
HALIFAX.
Pourquoi faire ? pour courir après elle ?... Non, non... non pas, s’il vous plaît... Fi donc ! monseigneur, faire violence à une femme sans protection, sans défense !... Ah ! ce n’est pas d’un gentilhomme !
DUDLEY.
Comment, misérable, c’est toi qui oses me faire de la morale ?
HALIFAX.
Et il y a plus, milord, je vous forcerai de la mettre en action ! Oh ! je sais ce que je suis... Je joue peut-être un peu adroitement ; mais vous savez bien que cela est reçu, par le temps qui court... D’ailleurs, je suis beau joueur, vous en conviendrez... Enfin, j’ai tous les défauts que vous voudrez ; mais je n’ai pas celui d’être un lâche, et je vous le dis : c’est une lâcheté que d’abuser de la faiblesse d’une femme.
DUDLEY.
Allons, allons, assez, drôle ! et laisse-moi passer !...
HALIFAX.
Je vous ai déjà dit que vous ne passeriez pas.
DUDLEY.
Mais tu ne sais donc pas à qui tu parles ?
HALIFAX.
Cela m’est pardieu bien égal !
DUDLEY.
Je suis lord Dudley, pair d’Angleterre !... et je t’ordonne de me laisser passer.
HALIFAX.
Eh bien, moi, je suis Halifax, intendant de sir John Dumbar, et je vous dis que vous ne passerez pas !
DUDLEY, tirant son épée.
Eh bien donc, puisque tu m’y forces...
HALIFAX.
Je n’avais pas eu de duel hier, cela fait mon second d’aujourd’hui ; la balance est rétablie... En garde, monseigneur, et tenez-vous bien !
ACTE I
Le jardin de l’hôtellerie de la Rose blanche.
Scène première
TOM RICK, UN FACTEUR
On sonne à la porte.
TOM RICK, allant ouvrir.
On y va, on y va... Ah ! c’est vous, facteur ? Qu’est-ce que vous apportez ?
LE FACTEUR.
Une lettre !
TOM RICK.
Pour moi ?
LE FACTEUR.
Non, pour mademoiselle Anna.
TOM RICK.
Elle n’est pas ici, elle est à la messe avec sa sœur, miss Jenny... Mais c’est égal, donnez toujours, je la lui remettrai.
LE FACTEUR.
Tenez !
TOM RICK.
Vous doit-on quelque chose ?
LE FACTEUR.
Un schelling, elle vient de Londres.
TOM RICK.
Elle vient de Londres ! comment, cette lettre-là vient de Londres ?... Voilà votre schelling... De Londres !
LE FACTEUR.
Directement... Dites donc, Tom, est-ce que vous connaissez, chez lord Clarendon, au château qui est à un mille d’ici, un certain sir John Dumbar ?
TOM RICK.
Ah ! oui, un vieux marquis, un vieux comte, un vieux baron : il y est depuis quatre jours.
LE FACTEUR.
Ah ! c’est que voilà une lettre qui court après lui, et qui peut se vanter d’avoir fait du chemin : elle vient d’Écosse... Elle a été à Londres, et, de Londres, elle revient ici ; heureusement qu’il y a pressé dessus.
TOM RICK.
Comment ! elle vient de Londres aussi, celle-là ?
LE FACTEUR.
Oh ! mon Dieu, oui !... Ainsi, je trouverai sir John Dumbar au château de lord Clarendon, vous en êtes sûr ?
TOM RICK.
Tiens, si j’en suis sûr, je l’y ai vu encore ce matin.
LE FACTEUR.
En ce cas, j’y vais !
Scène II
TOM RICK, puis ANNA et JENNY
TOM RICK.
Quand on pense que voilà une lettre qui n’est qu’un simple morceau de papier plié en quatre, et qui vient de Londres, tandis que, moi, depuis cinq ans que je dessèche d’envie d’y aller, à Londres, je n’en peux pas venir à bout !... Oh ! mais j’irai un jour, à Londres... Il n’y a que soixante milles d’ici à Londres, et, avec une paire de jambes comme celles-là... mais, entre deux soleils, j’y serai, à Londres !
Anna et Jenny entrent. Anna donne son livre et sa mante à Jenny, qui les porte dans l’intérieur de l’hôtel, tandis qu’elle s’approche de Tom Rick.
ANNA.
Et que feras-tu à Londres, imbécile ?
TOM RICK.
Ce que j’y ferai, miss Anna ? ce que j’y ferai ? Ma fortune... D’ailleurs, c’est comme cela, les jolis garçons font toujours fortune à Londres, Tenez, Jack... Vous vous le rappelez bien, Jack ?
ANNA.
Non.
TOM RICK.
C’est possible, attendu qu’il avait quitté le pays avant que vous y vinssiez... Eh bien, Jack, il n’était pas si joli garçon que moi, il s’en faut !... d’abord, il avait trois pouces de plus, et puis des cheveux noirs, ce qui est fort laid.
ANNA.
Merci !
TOM RICK.
Pour un homme... C’est fort joli pour une femme ; et puis un petit nez, ce qui est fort laid encore, et puis, avec tout cela, mal bâti, des épaules larges comme ça... une taille mince comme ça... des petites mains, des petits pieds ! peuh !... Eh bien, ça n’empêche pas qu’il a tourné la tête à une duchesse.
ANNA.
Niais !...
TOM RICK.
Niais tant que vous voudrez, mais c’est la vérité pure, la vérité du bon Dieu. Il était dans le parc Saint-James ; une duchesse passait dans sa voiture... Elle l’a regardé du coin de l’œil, elle s’est informée où il demeurait, elle lui a envoyé sa femme de chambre... oui, oui, oui, sa femme de chambre, qui lui a dit de venir le lendemain, qui l’a fait entrer par une petite porte, qui l’a introduit près de sa maîtresse, et, après qu’ils ont eu causé un instant en tête-à-tête comme nous causons là, la duchesse lui a dit : « Mon ami, tu me conviens ; » et elle l’a logé dans le même hôtel qu’elle, elle lui a donné un bel habit galonné, et elle l’a fait monter derrière sa voiture !... Ah !
ANNA.
C’est-à-dire qu’elle l’a pris pour son domestique.
TOM RICK.
Pour son domestique, fi donc ! pour son laquais, entendez-vous ?... Oh ! Dieu ! oh ! Dieu ! quand donc pourrai-je aller à Londres ?... Ah ! tiens, tiens, cela me fait penser que voilà une lettre pour vous qui en vient, de Londres.
ANNA.
Une lettre pour moi ?
TOM RICK.
Ah ! mon Dieu, oui ; c’est un schelling que vous devez.
ANNA.
Oh ! c’est d’Arthur !
TOM RICK.
Paît-il ?...
ANNA.
Rien.
TOM RICK.
C’est que vous avez dit comme ça : « Oh ! c’est d’Arthur ! »
ANNA.
C’est bon ; va-t’en à tes affaires.
TOM RICK, à Jenny, qui se rapproche.
Dites donc, elle a reçu une lettre de M. Arthur.
JENNY.
Vraiment ?...
ANNA, à Jenny.
Oui.
JENNY.
Eh bien, son oncle ?...
ANNA.
Il ne l’a pas trouvé ; mais, enfin, il a appris qu’il était ici, chez lord Clarendon.
JENNY.
Oh ! mon Dieu, est-ce que ce serait ce vieux sir John qui me tourmente tant ?
TOM RICK.
Sir John Dumbar, c’est bien cela ; je lui ai demandé ce matin s’il voulait m’emmener à Londres.
JENNY.
Et a-t-il quelque espoir ?
ANNA.
Oui ; il me dit qu’il vient de mener à bien plusieurs affaires qui intéressent sa famille, et que, malgré l’antipathie incroyable que son oncle s’acharne à conserver contre lui, il espère le fléchir ; aussi, il ajoute qu’il part en même temps que sa lettre pour lui tout avouer, et qu’il sera aussitôt qu’elle ici.
JENNY.
Ainsi, il va venir ?
ANNA.
Oui ; mais surtout, ma bonne Jenny, qu’il ne sache rien de cette horrible aventure de l’hôtellerie de Stilton !
JENNY.
Sois tranquille, rien ne troublera votre bonheur ; c’est si bon de revoir les gens qu’on aime !
Elle soupire.
TOM RICK, à demi-voix et d’un air fin.
Cœur qui soupire
N’a pas ce qu’il désire.
JENNY, tressaillant.
Que voulez-vous dire, Tom Rick ?
TOM RICK.
C’est bon, je m’entends !... c’est tout ce qu’il faut.
ANNA.
Allez à votre besogne, Tom Rick.
TOM RICK.
Tiens, c’est aujourd’hui dimanche : je n’en ai pas, de besogne ; je me croise les bras.
ANNA.
Eh bien, alors, tenez-vous assez loin de nous pour ne pas entendre ce que nous disons.
TOM RICK.
Oh ! vos secrets, vos secrets !... on les sait... Vous aimez M. Arthur, quoi ! et mademoiselle Jenny aime un inconnu ; les voilà, vos secrets.
JENNY, d’un ton sévère.
Tom Rick !
TOM RICK.
Oui, mademoiselle, oui, mademoiselle, je m’en vais. Je n’ai pas dit cela pour vous fâcher, mademoiselle Jenny ; mais c’est mademoiselle Anna qui m’appelle toujours imbécile, au lieu de m’appeler par mon nom de baptême, Tom, ou par mon nom de famille, Rick ; mais, du moment que vous me priez de m’en aller, mademoiselle Jenny, je m’en vais !...
Il s’approche de la porte.
Je m’en vais !... Tiens, M. Arthur !... Oh ! il arrive à cheval au grand galop !
Sortant.
Bonjour, monsieur Arthur, bonjour !... Attendez, attendez, je vais tenir votre cheval... La !...
ANNA.
Ah ! mon Dieu, c’est lui, Jenny !... Arthur ! mon Arthur !
Scène III
TOM RICK, ANNA, JENNY, SIR ARTHUR
SIR ARTHUR.
Anna, chère Anna !... Bonjour, bonne petite Jenny ; vous m’avez donc gardé mon Anna toujours belle, toujours fraîche, toujours jolie ?...
À Anna.
Eh bien, je vous l’ai dit, Anna, je n’ai pas vu mon oncle. Vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?
ANNA.
La voici !
SIR ARTHUR.
Mais je n’en espère pas moins qu’il consentira à notre union !...
Bas.
Vous n’avez ait à personne que nous étions mariés ?
ANNA.
Pas même à Jenny !
SIR ARTHUR.
Bien, bien, chère Anna !
JENNY, les regardant et essayant une larme.
Ô James ! James !
ANNA.
Et quand parlerez-vous à votre oncle ?
SIR ARTHUR.
Aujourd’hui même ; il est chez lord Clarendon : or, quoique les principes de mon oncle soient tout différents des siens, comme lord Clarendon est tout-puissant, de temps en temps sir John Dumbar vient lui faire sa cour.
TOM RICK.
Ah ! à propos de sir John Dumbar, j’oubliais : il m’a dit, ce matin, de vous prévenir qu’il viendrait déjeuner ici à onze heures précises, et, comme il est midi un quart, je crois qu’il n’y a pas de temps à perdre.
JENNY.
Tom Rick, va chercher le déjeuner ; moi, je vais m’occuper de mettre le couvert.
SIR ARTHUR.
Très bien alors ; quand mon oncle déjeune, c’est le bon moment pour le prendre ; j’attendrai qu’il soit à table, je me présenterai devant lui.
ANNA.
Et moi ?...
JENNY.
Toi ?... Toi, Anna, occupe-toi d’être heureuse.
ANNA.
Heureuse !... Ah ! j’ai bien peur...
JENNY.
De quoi ?...
ANNA.
Que sir John Dumbar ne donne jamais son consentement au mariage de son neveu avec une pauvre petite paysanne.
TOM RICK.
Alerte ! alerte ! voilà l’oncle !
SIR ARTHUR.
Où cela ?
TOM RICK.
Au bout du chemin ; il descend la petite colline ; dans cinq minutes, il sera ici.
SIR ARTHUR.
Ne te montre pas.
ANNA.
Pourquoi ?
SIR ARTHUR.
Mon oncle est un vert galant ; il n’aurait qu’à devenir amoureux de toi.
ANNA.
Oh ! il n’y a pas de danger, il a eu meilleur goût que son neveu.
SIR ARTHUR.
Comment cela ?
ANNA.
C’est à Jenny qu’il fait la cour.
SIR ARTHUR.
Vraiment ! qu’elle y prenne garde : pour arriver à ce qu’il désire, sir John est capable de tout.
TOM RICK, qui a regardé à la porte.
Il approche !... il approche, le vieux !
JENNY.
Éloignez-vous ! Et toi, Tom, vite à la cave, et monte une bouteille du meilleur vin que nous ayons... à gauche en entrant.
TOM RICK.
Soyez tranquille ; je sais où il est, le meilleur vin que nous... que vous ayez.
Scène IV
JENNY, puis SIR JOHN DUMBAR
JENNY.
Anna m’a dit de me défier de sir John Dumbar ; que puis-je avoir à craindre ? ne suis-je pas sur les terres et sous la protection de lord Clarendon, le ministre de Charles II, l’homme le plus vertueux de l’Angleterre ?... Et certes lord Clarendon ne permettrait pas...
SIR JOHN, embrassant Jenny.
Que je t’embrasse ?... Eh bien, je t’embrasserai sans sa permission, voilà tout.
JENNY.
Oh ! monsieur !
SIR JOHN.
Eh bien, quoi ! toujours sévère ?... Qu’est-ce que c’est donc que ces principes-là, morbleu ?... C’était bon du temps de l’usurpateur, quand les hommes chantaient vêpres toute la journée, et que les femmes portaient des robes de religieuse ; maintenant qu’on ne chante plus vêpres que de deux à quatre heures, tout le reste du temps il faut bien chanter autre chose, et, du moment que les femmes montrent leur cou et leurs bras, c’est pour qu’on les embrasse, il me semble.
JENNY.
Quand mon mari me dira ce que vous me dites là, je trouverai qu’il a parfaitement raison, monseigneur.
SIR JOHN.
Petite folle que tu es, de t’enterrer dans une mauvaise hôtellerie de village, quand je t’offre un hôtel dans le plus beau quartier de Londres ; mais tu détestes donc la capitale, petite sauvage ?
JENNY.
Non, je serais enchantée de voir Londres, au contraire, et, si jamais je me marie et que mon mari veuille m’y conduire, je l’y suivrai avec le plus grand plaisir.
SIR JOHN.
Et, en attendant, nous préférons les robes de toile aux robes de soie, les fleurs aux diamants ; en attendant, nous trottons à pied quand nous pourrions nous faire traîner dans une belle voiture ! Je croyais qu’il n’y avait plus que mon coquin de neveu qui fût puritain dans toute l’Angleterre... Hein ! nous méprisons donc les robes de soie ?... nous méprisons donc les diamants ?... nous méprisons donc les voitures ?
JENNY.
Au contraire, monseigneur, et, quand ce sera un mari qui m’offrira toutes ces belles choses, j’avoue que je les accepterai avec le plus grand plaisir.
SIR JOHN.
Un mari ! toujours un mari !... Ces petites filles n’ont que ce mot-là à la bouche... Vous croyez donc que c’est bien amusant, un mari ?... Non, non ; ce qu’il te faut, à toi, petite, c’est un amant riche, magnifique, qui fasse de toi la femme la plus élégante de l’Angleterre, comme tu en es déjà la plus jolie.
JENNY, se reculant, faisant la révérence, et lui montrant la table.
Vous êtes servi, monseigneur.
Elle sort.
SIR JOHN.
Où diable la vertu va-t-elle se nicher !
Il s’assied à la table.
TOM RICK, entrant.
Monseigneur, voilà du vin dont vous me direz des nouvelles ; de plus, voilà une lettre qui a fait un petit peu de chemin : elle vient d’Écosse, elle a été à Londres, elle est revenue de Londres ici ; d’ici, elle a été au château ; enfin la voilà, le facteur vient de me la remettre ; il est passé par un chemin tandis que vous veniez par l’autre ; il paraît qu’elle est très pressée, monseigneur.
À part.
À présent, allons prévenir M. Arthur ; je crois que c’est le bon moment.
SIR JOHN.
L’écriture de Dudley... Comme elle est tremblée ! Qu’est-ce que cela signifie ? Voyons !... « Mon cher Dumbar, dans un duel sans témoins, j’ai été blessé mortellement par un drôle nommé Halifax... » Halifax !... « Qui m’a passé au travers du corps l’épée qu’il n’a pas le droit de porter ; comme cet homme est à votre service, je m’adresse à vous, mon meilleur ami, pour obtenir vengeance de Sa Majesté ; et, maintenant, je meurs plus tranquillement, dans l’espérance que ce drôle recevra le châtiment qu’il mérite... Je vous supplie donc de le faire pendre aussitôt qu’il vous tombera sous la main ; c’est le dernier vœu de votre ami... Dudley. » Lui, Dudley, tué en duel, et par Halifax !... Le faquin se sera permis de jouer au gentilhomme ; il aura employé à courir les tavernes l’argent que je lui avais remis pour chercher ma fille... Et voilà comme je suis entouré : d’un côté ce drôle qui me ruine, de l’autre un maraud de neveu que je déteste, un hypocrite qui fait le bon sujet, un insolent qui ne me donne pas une seule occasion de le chasser... un misérable qui a toutes les vertus, un gueux qui ne fait pas un sou de dettes, et que j’enrage de ne pouvoir déshériter, car tout le monde m’en blâmerait... Pourtant, si ce qu’on m’a dit était vrai, lui aussi aurait eu une rencontre, et avec le fils de lord Bolingbroke même !... Nous verrons comment vous vous laverez de celle-là, sir Arthur ! Ah ! ah ! ah !... Quant à vous, maître Halifax, je vous tiens, et vous n’avez désormais qu’à marcher droit... Mon pauvre Dudley !... À ta mémoire, mon pauvre ami !
Il boit.
ARTHUR, qui vient d’entrer sur la fin de cette phrase.
Le voici !
SIR JOHN.
Oh ! oh ! voilà de fameux vin... Tom Rick !
Scène V
SIR JOHN, SIR ARTHUR
SIR ARTHUR.
Désirez-vous quelque chose, mon oncle ? Je suis à vos ordres.
SIR JOHN.
Ah ! c’est vous, monsieur ! Et que faites-vous ici, s’il vous plaît ?
SIR ARTHUR.
Je vous cherche, mon oncle !
SIR JOHN.
Ah ! vous me cherchez ! vous me cherchez dans le Yorkshire quand je vous ai chargé de terminer à Londres les affaires les plus importantes !
SIR ARTHUR.
Elles sont terminées, mon oncle !
SIR JOHN.
En huit jours ? Vous avez dû faire de belle besogne !
SIR ARTHUR.
J’ai fait de mon mieux, mon oncle, et j’espère que vous serez content.
SIR JOHN, à part.
Vous verrez que le malheureux aura réussi en tout !...
À sir Arthur.
Vous vous taisez !
SIR ARTHUR.
J’attends que vous m’interrogiez, mon oncle !
SIR JOHN.
Oui, fais le respectueux ! va, je te le conseille !... Eh bien, voyons, monsieur, ce procès avec mon fermier Simon Damby, que je vous avais chargé d’arranger à l’amiable, afin que mon nom ne parût pas devant un tribunal ?
SIR ARTHUR.
J’ai vu moi-même Simon Damby, mon oncle ; je lui ai fait lire toutes les pièces qui constatent votre propriété ; il a reconnu qu’il avait tort, et il vous offre une indemnité.
SIR JOHN.
Ah ! il reconnaît qu’il a tort ! ah ! il m’offre une indemnité !... Et que m’offre-t-il ?... Quelque misère !...
SIR ARTHUR.
Vous m’avez dit de terminer avec lui à trois cents livres sterling, mon oncle.
SIR JOHN.
Certainement que je me le rappelle ; aussi j’espère que vous n’avez pas eu l’audace de terminer avec lui à moins de trois cents livres sterling.
SIR ARTHUR.
J’en ai obtenu six cents, mon oncle.
SIR JOHN.
Oui, qu’il ne payera pas.
SIR ARTHUR.
Elles sont déposées chez votre homme de loi ; voilà son reçu.
SIR JOHN.
Voilà son reçu, voilà son reçu... Eh bien, oui, voilà son reçu... mais après ?...
SIR ARTHUR.
Comment, après, mon oncle ? Mais m’aviez-vous donc chargé d’autre chose ?
SIR JOHN.
Non, non !... mais je sais ce que je veux dire... Qu’est-ce que c’est qu’une rencontre que vous avez eue à Windsor avec le fils de lord Bolingbroke ?
SIR ARTHUR.
Comment ! vous savez, mon oncle... ?
SIR JOHN.
Oui, je sais de vos nouvelles, monsieur le drôle ; quelque querelle de jeu !... quelque rivalité de femme !... quelque dispute de cabaret !
SIR ARTHUR.
Mon oncle, permettez-moi, je vous prie, de garder le silence sur les causes de ce duel.
SIR JOHN.
Oui, quelque cause honteuse que vous n’osez pas dire !
SIR ARTHUR.
La cause est honorable, mon oncle... Cependant, excusez-moi, je dois la taire.
SIR JOHN.
Ah ! vous devez la taire ? Et si je ne veux pas que vous la taisiez, si je vous ordonne de me raconter ce qui s’est passé, si j’exige la vérité tout entière ?
SIR ARTHUR.
Je vous obéirai, mon oncle, car mon devoir, avant tout, est de vous obéir.
SIR JOHN.
Obéissez donc, monsieur !... car je vous ordonne de me dire la cause de cette querelle.
SIR ARTHUR.
Eh bien, mon oncle, lord Bolingbroke vous avait publiquement calomnié... calomnié à la cour... calomnié devant le roi, et, comme je ne pouvais pas demander satisfaction à un vieillard, j’ai été la demander à son fils !
SIR JOHN.
Hum !... Et qu’avait-il dit, monsieur, lord Bolingbroke ?
SIR ARTHUR.
Il avait dit, mon oncle, que, pendant notre fuite avec le roi, quand vous vous cachiez de château en château et de chaumière en chaumière... il avait dit que vous aviez eu une fille... une fille que vous aviez abandonnée depuis... une fille de l’existence de laquelle vous ne vous étiez pas même informé à votre retour, et, moi, j’ai été dire à son fils, sir Henri : « Votre père a essayé d’attaquer l’honneur de notre maison, et votre père en a menti !... » Alors, nous nous sommes battus.
SIR JOHN.
Et vous avez eu tort de vous battre, monsieur. Oui, j’ai une fille... je le dis hautement... une fille charmante que je ne connais pas... mais cela ne fait rien... que je n’ai jamais vue, mais n’importe, monsieur !... une fille que j’adore, entendez-vous ?... une fille à la recherche de laquelle je suis depuis... depuis quinze ans... une fille à qui je laisserai toute ma fortune !... Ah !
SIR ARTHUR.
Mais c’est trop juste, mon oncle ; comment ! j’aurais une cousine... une cousine jeune, jolie, sans doute... bonne certainement ?
SIR JOHN.
Oui ; mais qui ne sera pas pour vous, monsieur, entendez-vous ?... car c’est déjà bien assez que vous soyez mon neveu, monsieur le redresseur de torts ! monsieur le fier-à-bras ! monsieur le don Quichotte !
SIR ARTHUR.
Mais, mon oncle !
SIR JOHN.
Taisez-vous, tenez, taisez-vous... Aller donner un coup d’épée à ce pauvre jeune homme, parce que son père, lord Bolingbroke, mon honorable ami, a dit que j’avais une fille !
SIR ARTHUR.
Non, mon oncle, ce n’est pas parce qu’il a dit que vous aviez une fille, c’est parce qu’il a ajouté que vous étiez un mauvais père, parce qu’il a dit que vous aviez renié votre enfant, parce qu’il a dit...
Halifax paraît à la porte de la rue, et Jenny à la porte de l’hôtellerie.
SIR JOHN.
Et vous osez répéter de pareilles calomnies devant moi ?... Allez, monsieur, allez, je vous chasse... et Dieu me damne, je ne sais à quoi tient que...
Scène VI
SIR JOHN, SIR ARTHUR, HALIFAX, JENNY
JENNY, entrant par la droite.
Quel est ce bruit ?
HALIFAX.
Tout beau, mon gentilhomme, tout beau ! Le jeune homme a fait des sottises ? Eh ! qui n’en fait pas ?... Il faut bien que notre jeunesse se passe, à nous autres grands seigneurs.
SIR JOHN, se retournant.
Halifax !
JENNY.
Oh ! mon Dieu ! je ne me trompe pas !
SIR JOHN, arrêtant Halifax.
Ah ! je te tiens enfin, drôle !
HALIFAX, cherchant à se dégager.
Pardon, pardon, monseigneur ; je vois que j’ai eu tort de vous déranger... Vous éprouvez le besoin d’étrangler quelqu’un, c’est très bien ; mais, si ça vous était égal de reprendre monsieur votre neveu, ça m’obligerait !
SIR JOHN.
Silence !...
Aux autres.
Et qu’on me laisse.
HALIFAX, s’éloignant.
Je ne demande pas mieux !... Monseigneur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
SIR JOHN.
Veux-tu bien rester !
HALIFAX.
Je croyais que monseigneur avait dit : « Qu’on me laisse ! »
SIR JOHN.
Qu’on me laisse avec toi !
HALIFAX.
C’est différent ! Je reste ; mais, si vous teniez à être seul, il ne faudrait pas vous gêner.
JENNY.
Ah ! oui, c’est lui, c’est bien lui ; je le revois après cinq ans...
SIR JOHN.
Vous, monsieur mon neveu, retournez à Londres et attendez-y mes ordres.
SIR ARTHUR.
J’obéis, mon oncle !
JENNY.
Pas un mot, pas un regard !... Il ne me reconnaît même pas !
Sir Arthur et Jenny sortent.
Scène VII
SIR JOHN, HALIFAX
SIR JOHN.
À nous doux, maintenant ! Voilà donc à quoi vous dépensez votre temps et mon argent : à courir les cabarets vêtu comme un gentilhomme ! Êtes-vous chevalier pour porter les éperons ? êtes-vous noble pour porter cette épée ?...
HALIFAX.
Pardon, pardon, monseigneur ; quant à la chevalerie, je passe condamnation ; mais, quanta la noblesse, c’est autre chose, attendu que, comme je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère, j’ai autant de chance pour être gentilhomme que pour ne l’être pas. Or, vous comprenez qu’un individu qui peut être gentilhomme ne doit pas être vêtu comme un faquin.
SIR JOHN.
C’est cela ; et l’argent que je l’avais donné pour retrouver ma fille est passé en pourpoints de velours, en cols de dentelle et en aiguillettes d’argent.
HALIFAX.
D’abord, vous ne m’avez donné que cinq cents livres sterling, ce qui est misérable.
SIR JOHN.
Comment, faquin ?
HALIFAX.
Sans doute ! Pour cinq cents livres sterling, on peut retrouver la fille d’un alderman ou d’un shérif ; mais la fille d’un lord ? Diable ! c’est plus cher.
SIR JOHN.
C’est bien, c’est bien... Raillez, monsieur le mauvais plaisant, tournez en ridicule les choses les plus saintes, moquez-vous de l’amour d’un père pour sa fille... Rira bien qui rira le dernier.
HALIFAX.
L’amour d’un père pour sa fille ? Peste, vous avez raison, monseigneur ; voilà certes qui est bien respectable !... Un jour. Sa Majesté Charles II, après avoir perdu la bataille de Worcester, fuyait avec un gentilhomme de ses amis, noble comme le roi, généreux comme le roi... et libertin comme...
SIR JOHN.
Hein ! tu oses...
HALIFAX.
Tous deux fuyaient donc de forêts en montagnes et de montagnes en ravins, couchant à la belle étoile, quand il y avait des étoiles, lorsqu’ils avisèrent une petite maison isolée dans laquelle ils se présentèrent, le roi sous le nom du fermier Jackson, et son favori sous le nom de sir Jacques Hébert !
SIR JOHN.
Eh bien, nous savons tout cela.
HALIFAX.
Aussi, ce n’est pas à vous que je le dis ; c’est une histoire que je me raconte à moi même. Or, cette maison était habitée par deux charmantes petites paysannes... les deux sœurs, deux orphelines... Les proscrits étaient jeunes et beaux ; on leur ouvrit la porte de la petite maison... et, comme ils étaient très fatigués et que personne ne se doutait qu’ils fussent là... ils y restèrent huit jours.
SIR JOHN.
Auras-tu bientôt fini ?
HALIFAX.
Pardon, je me conte une histoire ; elle m’intéresse, et je désire connaître la fin... Ils étaient donc là depuis huit jours, lorsqu’un serviteur dévoué vint leur dire qu’un bâtiment n’attendait plus qu’eux pour partir pour la France. Il fallut quitter la petite maison, il fallut quitter les charmantes hôtesses. Le roi voulait laisser un souvenir à celle des deux sœurs qui s’était particulièrement occupée de lui. Il chercha donc quelle chose il pouvait lui laisser, lui à qui on n’avait pas laissé grand’chose... et il se résolut à lui donner son portrait : c’est assez l’habitude des princes ; mais, comme il n’avait pas là son peintre ordinaire, lequel en ce moment était occupé à faire le portrait en pied du protecteur, il se contenta de promettre à la jeune fille qu’il le lui enverrait de France. Quelque temps après, il apprit que la chose était devenue parfaitement inutile et que sa jolie hôtesse possédait un portrait vivant, une charmante miniature, une adorable petite fille... Le favori, qui était noble comme le roi... généreux comme le roi... libertin comme...
SIR JOHN.
Monsieur !...
HALIFAX.
Le favori suivit en tout point l’exemple de son maître : il laissa son portrait comme le roi avait laissé le sien... même format... même exemplaire. Dix ou douze ans se passèrent... Sa Majesté remonta sur son trône. Pendant les premières années, elle eut tant de choses à faire, tant d’autres portraits à donner, qu’elle ne songea plus à celui qu’elle avait laissé autrefois dans un petit coin de son royaume. Mais, un beau jour, la mémoire lui revint ; elle fit rechercher la miniature qui avait grandi, qui avait embelli beaucoup ; puis, quand elle l’eut retrouvée, elle l’entoura de diamants, et elle la donna, avec le titre de son gendre, au fils de lord Buckingham ; or, comme chacun sait, quand les rois ont de la mémoire, les favoris se souviennent ; notre favori, qui était noble comme le roi, généreux comme le roi... libertin comme...
SIR JOHN.
Encore !...
HALIFAX.
Notre favori se souvint qu’il avait aussi un portrait d’égaré ; il voulut le ravoir pour faire le pendant du portrait du roi ; car, vous comprenez, les deux portraits étaient cousins, ou plutôt cousines... Il envoya donc son serviteur, son intendant, presque son ami, à la recherche de ce portrait, en lui donnant cinq cents livres sterling pour le retrouver... un portrait qui lui vaudra l’ordre du Bain, l’ordre de la Jarretière, que sais-je, moi ?... Et cinq cents livres sterling pour retrouver un pareil trésor !... Allons donc, monseigneur, vous n’y pensez pas... Il faut savoir semer pour recueillir, que diable ! De l’argent, monseigneur, encore de l’argent, beaucoup d’argent, et on vous le retrouvera, votre portrait, soyez tranquille.
SIR JOHN.
Point du tout ; je chargerai un autre de ce soin. Ce sont des intérêts trop nobles et trop sacrés pour être confiés à un drôle tel que toi.
HALIFAX.
Alors, vous me mettez à la retraite ?
SIR JOHN.
Non ; je compte seulement l’employer à une mission non moins importante, mais plus en harmonie avec tes habitudes, tes mœurs et tes goûts.
HALIFAX.
Pardon, mais j’aime mieux que vous me redonniez beaucoup d’argent pour continuer à chercher votre fille.
SIR JOHN.
Oui, je comprends, c’est une existence qui te convient ; malheureusement, elle ne peut pas durer, et je t’en ménage une autre.
HALIFAX.
Agréable ?
SIR JOHN.
Très agréable.
HALIFAX.
Où il n’y aura pas grand’chose à faire ?
SIR JOHN.
Rien du tout !
HALIFAX.
Et de l’argent ?...
SIR JOHN.
Une fortune !
HALIFAX.
Cela me va. Voyons, de quoi s’agit-il ?
SIR JOHN.
Tu as vu la jeune fille qui était là tout à l’heure ?
HALIFAX.
Oui, je crois... je l’ai entrevue.
SIR JOHN.
Comment l’as-tu trouvée ?
HALIFAX.
Mais gentille !
SIR JOHN.
Charmante, mon cher, charmante !
HALIFAX.
Eh bien ?
SIR JOHN.
Eh bien, j’en suis amoureux !
HALIFAX.
Ah ! ah !
SIR JOHN.
Amoureux fou !
HALIFAX.
Eh bien, quel rapport cela a-t-il avec cette existence agréable que vous me promettez ?
SIR JOHN.
Attends donc !
HALIFAX.
Où il n’y a rien à faire ?
SIR JOHN.
Attends donc, te dis-je !
HALIFAX.
Et une fortune à manger ?
SIR JOHN.
Nous y voilà !
HALIFAX.
J’écoute !
SIR JOHN.
La petite fille est sage !
HALIFAX.
Voyez-vous la petite sotte !
SIR JOHN.
De plus, elle habite sur les terres de lord Clarendon. Or, tu comprends, tant qu’elle sera sur ses terres...
HALIFAX.
Il n’y a pas moyen de tenter le plus petit rapt. Je partage votre haine pour ce lord Clarendon.
SIR JOHN.
Et puis la petite, comme Je te l’ai dit, est d’une sévérité de principes... Elle ne pense qu’à un mari, ne parle que d’un mari.
HALIFAX.
Ces petites sont incroyables pour se mettre comme cela un tas de mauvaises pensées en tête.
SIR JOHN.
De sorte que je crois qu’il n’y a qu’un bon mariage...
HALIFAX.
Comment ! vous l’épouseriez ?...
SIR JOHN.
Non, pas moi... mais toi !
HALIFAX.
Moi ? Eh bien, à quoi cela vous servira-t-il que je l’épouse ?
SIR JOHN.
Comment ! tu ne comprends pas, imbécile ?
HALIFAX.
Je ne comprends pas.
SIR JOHN.
Aussitôt ton mariage, tu viens te fixer dans le comté de Dumbar.
HALIFAX.
Eh bien ?
SIR JOHN.
Eh bien, si je n’ai pas la permission de chasser sur les terres de lord Clarendon, personne ne me contestera le droit... tu comprends ?
HALIFAX.
Parfaitement !... et...
SIR JOHN.
Tu acceptes ?
HALIFAX.
Je refuse !
SIR JOHN.
Ah ! tu refuses ?
HALIFAX.
Positivement !
SIR JOHN.
Alors, mon drôle, je te chasse ; tu es ruiné, et peut-être pis encore, attendu que tu as bien, en fouillant dans ton existence passée, quelques petites peccadilles à te reprocher, n’est-ce pas ?... quelques petits démêlés à régler avec la justice, hein ? Mon crédit effaçait tout cela ; un homme à moi était inviolable, tandis qu’un maraud que je chasse appartient de droit au premier recors qui le rencontre. Ainsi donc, tu comprends... d’un côté la misère, la prison, et peut-être pis... de l’autre, mon amitié, rien à faire, de l’argent, de beaux habits, une jolie femme, une table splendide, des amis à foison... Je le donne dix minutes pour réfléchir.
Il sort.
Scène VIII
HALIFAX, seul
Dix minutes ! c’est neuf de trop, monseigneur. Oui, vous me connaissez bien ; oui, j’aimerais fort tout ce que vous me proposez, j’étais né pour cette existence aristocratique ; mais la fortune est aveugle, et elle s’est trompée de porte, elle a passé devant la mienne, et elle est entrée chez mon voisin. Vous voulez corriger ses erreurs à mon égard, monseigneur, très bien ; mais alors demandez-moi de ces services qu’un honnête homme puisse avouer. Dites-moi de jouer adroitement pour vous dans un tripot, je jouerai ! dites-moi d’aller chercher querelle à un de vos ennemis, j’irai de grand cœur ! dites-moi d’enlever la femme d’un de vos amis, je l’enlèverai !... Mais vous céder la mienne, monseigneur ? Allons donc !... Jouer le rôle de mari complaisant ? Jamais ! c’est bon pour plus grand que moi, cela, monseigneur. Oh ! tout ce qui se lave avec un bon coup d’épée, j’en suis, à votre service... et avec le plus grand plaisir... Mais l’honneur d’un mari, c’est autre chose : plus on donne de coups d’épée dedans, plus il y a de trous ; cependant, je voudrais bien trouver un biais, une espèce de subterfuge, une manière de faux-fuyant pour ne pas me brouiller avec lui, le vieux démon... surtout après ma fatale affaire avec lord Dudley... Heureusement que je l’ai tué sur le coup... je l’espère, du moins, et, comme nous étions seuls, à moins qu’il ne revienne comme Banquo pour me dénoncer, ce qui n’est pas probable, je puis être assez tranquille de ce côté-là... Mais des autres côtés, comme l’a dit sir John, je suis malheureusement fort vulnérable... Tu as eu une vie agitée, mon ami, une jeunesse orageuse, mon cher Halifax !... Qu’est-ce que c’est que la jeune fille ? Tâchons toujours d’avoir des renseignements...
À Tom qui entre.
Avance ici, toi !
Scène IX
HALIFAX, TOM RICK
TOM RICK.
Me voilà, monseigneur !
HALIFAX.
Comment t’appelles-tu ?
TOM RICK.
Tom Rick, pour vous servir.
HALIFAX.
Un fort joli nom, ma foi !
TOM RICK.
Oui, c’est doux à prononcer, n’est-ce pas ?... Tom Rick.
HALIFAX.
Eh bien, mon cher Tom Rick, je voulais te demander une chose.
TOM RICK.
Deux, monseigneur !
HALIFAX.
Non, une seule !
TOM RICK.
Une seule, comme il vous fera plaisir.
HALIFAX.
Tu connais la jeune maîtresse de cet hôtel ?
TOM RICK.
Laquelle ?
HALIFAX.
Comment, laquelle ?
TOM RICK.
Oui, elles sont deux !
HALIFAX.
Celle qui était là quand je suis entré.
TOM RICK.
Ah ! mademoiselle Jenny !
HALIFAX.
Enfin, celle à qui sir John Dumbar fait la cour.
TOM RICK.
C’est cela même. Oh ! il peut bien lui faire la cour tant qu’il voudra, par exemple, ce n’est pas lui qui tournera la tête à la belle amoureuse !
HALIFAX.
À la belle amoureuse ?
TOM RICK.
Ah ! oui, c’est un nom qu’on lui donne comme cela... parce que, depuis cinq ans, pauvre jeunesse !... elle a un amour dans le cœur.
HALIFAX.
Ah bah ! vraiment, elle a un amour dans le cœur ?
TOM RICK.
C’est comme je vous le dis.
HALIFAX.
Tu en es sûr ?
TOM RICK.
Sûr et certain !
HALIFAX.
Dieu ! si elle pouvait me refuser ! Et sais-tu qui elle aime ?...
TOM RICK.
Je n’ai pas de certitude... cependant je crois que c’est Jack Scott, ou Jenkins !... Le premier est devenu capitaine aux gardes, et, comme vous comprenez bien, jamais il ne reviendra épouser une petite paysanne... Quant au second, il est mort il y a neuf mois, et il est encore moins probable qu’il revienne que le premier.
HALIFAX.
Et tu crois que, quel qu’il soit, elle restera fidèle à celui qu’elle aime ?
TOM RICK.
J’en suis sûr ; je lui ai entendu dire une fois, une fois que j’écoutais...
HALIFAX.
Une fois que tu écoutais...
TOM RICK.
Oui, pour entendre ; c’est une habitude que j’ai.
HALIFAX.
Que lui as-tu entendu dire ?
TOM RICK.
Je lui ai entendu dire, à sa sœur Anna : « Non, non, je ne serai jamais à un autre que lui... quand je devrais mourir fille ! »
HALIFAX.
Elle a dit cela ? Mais c’est un ange que cette petite !
TOM RICK.
Elle l’a dit mot pour mot !
HALIFAX.
Et tu crois qu’elle tiendra parole ?
TOM RICK.
Jusqu’à présent, elle a refusé tout le monde.
HALIFAX.
Mais alors je suis sauvé. Cependant, mon cher Tom Rick, voyons, sois franc : si un gentilhomme riche, bien fait, joli garçon... si un homme comme moi se présentait, enfin, crois-tu qu’elle refuserait encore ?
TOM RICK.
Toujours !... Mais elle m’a bien refusé, moi qui vous parle... Ah !
Scène X
HALIFAX, TOM RICK, SIR JOHN
SIR JOHN, de la porte.
Eh bien, les dix minutes sont écoulées !
HALIFAX.
Et je suis décidé, monseigneur.
SIR JOHN.
Tu refuses toujours ?
HALIFAX.
Non, j’accepte.
SIR JOHN.
Ah ! je le savais bien !
HALIFAX.
Mais à une condition... vous comprenez...
SIR JOHN.
Laquelle ?
HALIFAX.
Renvoyez d’abord cet imbécile.
TOM RICK.
Comment ! me renvoyer ?
SIR JOHN.
Va-t’en.
HALIFAX.
Plus loin, plus loin, je connais tes habitudes ! plus loin encore... La... bien !
SIR JOHN.
Ainsi, tu acceptes ?
HALIFAX.
Il le faut bien.
SIR JOHN.
Ah ! je me doutais que tu deviendrais raisonnable.
HALIFAX.
Que voulez-vous, monseigneur ! il faut faire une fin.
SIR JOHN.
Et tu le proposes... quand ?
HALIFAX.
Aujourd’hui même.
SIR JOHN.
Très bien.
HALIFAX.
Mais si...
SIR JOHN.
Si quoi ?
HALIFAX.
Posons les bases du traité. Je fais ma déclaration, je me propose, je m’offre pour époux ; mais si elle me refuse ?
SIR JOHN.
Si elle te refuse ?... Impossible.
HALIFAX.
Vous comprenez bien que c’est ce que je me dis... Cependant, il faut tout prévoir. Si elle me refuse, vous ne me ferez pas, je l’espère, porter la peine de son mauvais goût.
SIR JOHN.
Oh ! cela ne serait pas juste !
HALIFAX.
Alors, je reste toujours votre homme de confiance, votre ami, votre cher Halifax ?
SIR JOHN.
Toujours, je te le jure !
HALIFAX.
Et vous me donnez beaucoup d’argent, et vous me renvoyez à la recherche de votre fille ; car je vous la retrouverai, votre fille... Oh ! oui, je vous la retrouverai, cette chère enfant, quand je devrais y manger votre fortune.
SIR JOHN.
Merci... Occupons-nous d’abord du plus pressé.
HALIFAX.
Oui, et le plus pressé est que je fasse ma déclaration, n’est-ce pas ? Je suis prêt.
SIR JOHN.
Un instant. Tu as fait tes conditions ?
HALIFAX.
Oui.
SIR JOHN.
À moi maintenant de faire les miennes.
HALIFAX.
Faites.
SIR JOHN.
Je veux être présent à l’entrevue.
HALIFAX.
Mais comment voulez-vous qu’en face d’un homme dont elle a refusé toutes les avances... ?
SIR JOHN.
Je veux entendre du moins.
HALIFAX.
Oh ! cela, c’est autre chose.
SIR JOHN.
Tu y consens ?
HALIFAX.
Comment donc ! je vous en prie.
SIR JOHN.
La voilà !
HALIFAX.
C’est bien.
SIR JOHN.
Je me rends à mon poste.
HALIFAX.
Et moi, je commence mon rôle.
Sir John sort.
Scène XI
HALIFAX, JENNY
HALIFAX.
Eh ! mais elle est très gentille, cette petite !
JENNY.
Comme il me regarde ! est-ce qu’il se souviendrait de moi ?
HALIFAX.
En voilà donc une qui va refuser mon amour ! ça m’amusera !... la rareté du fait.
Haut.
Approchez, mon enfant.
JENNY.
Oui, monsieur, je...
À part.
Je me sens tout émue.
HALIFAX, lui prenant la main.
Bon ! elle tremble auprès de moi, elle ne peut pas me souffrir, c’est déjà bon signe.
Haut.
Est-ce que je vous fais peur ?
JENNY.
Peur, vous ?... Oh ! non, non, monsieur.
HALIFAX, à part.
Ah ! alors, je ne lui parais pas dangereux, c’est encore bon signe.
Haut.
Mais peut-être vous fâcheriez-vous si je vous disais que je vous trouve jolie.
JENNY.
Me fâcher ? Mais au contraire !
HALIFAX.
Ah ! bah !... Au fait, toutes les jeunes filles désirent qu’on les trouve jolies ; seulement, ça ne tire pas à conséquence. Mais vous seriez moins indulgente si j’ajoutais que je me sens prêt à vous aimer.
JENNY, avec joie.
À m’aimer, vous ! serait-il possible !
HALIFAX.
Ah ! ça vous fait rire ! vous vous moquez de moi ! Eh bien, eh bien, soit, n’en parlons plus, c’est fini, qu’il n’en soit plus question.
JENNY.
Mais vous vous trompez, je ne ris pas, je ne ris pas du tout.
HALIFAX.
Alors, vous trouvez cette déclaration beaucoup trop brusque, beaucoup trop brutale même, et vous allez m’en vouloir... Vous m’en voulez, n’est-ce pas ?
JENNY.
Vous en vouloir ?... Mais je serais, au contraire, trop heureuse de cet aveu si j’osais le croire sincère.
HALIFAX, à part.
Ah ! bah !... Mais ça devient inquiétant ; est-ce que je vais supplanter l’autre... l’ancien, par hasard ?
Haut.
Cependant, mon enfant, si vous aviez un autre sentiment dans le cœur, un amour de jeunesse... il ne faudrait pas le trahir... il ne faudrait cas l’oublier, ce premier amour.
JENNY.
Oh ! non, jamais ! jamais !
HALIFAX.
Bravo ! car, sans doute, c’était un brave garçon que celui que vous aimiez.
JENNY.
Oh ! oui !
HALIFAX.
Un cœur franc, bon, loyal, qui vous rendait affection pour affection.
JENNY.
Je l’ai cru un instant.
HALIFAX.
Croyez-le toujours... ça ne peut pas faire de mal !... et qui, loin de vous, a conservé votre souvenir comme vous avez conservé le sien.
JENNY.
Oh ! je n’ose l’espérer.
HALIFAX.
Et vous avez tort...
JENNY.
Vous croyez ?
HALIFAX.
Comment donc !... je vous réponds de lui comme de moi-même... Quand on vous a vue une fois, Jenny, quand on a eu une fois l’espoir d’être aimé de vous... Vous êtes trop jolie, trop gracieuse pour cela.
À part.
Eh bien, qu’est-ce que je dis donc ?
JENNY.
Oh ! tout ce que je sais, c’est que je ne l’ai pas oublié, moi.
HALIFAX.
Et vous avez bien fait... C’est que c’est sacré, ces choses-là !... et, si un étranger, un inconnu, parût-il riche, eût-il l’air d’un gentilhomme, fût-il beau garçon, venait de but en blanc vous faire la cour...
JENNY.
Oh ! je saurais ce que j’en dois penser.
HALIFAX.
Vous dire que vous êtes jolie...
JENNY.
Je ne me laisserais pas prendre à ses flatteries, soyez tranquille.
HALIFAX.
Vous offrir sa main.
JENNY.
Je la refuserais.
HALIFAX.
Très bien ! c’est très bien, mon enfant ! Ce que c’est que d’avoir habité le village, séjour d’innocence et de pureté !... Vous le refuseriez donc ?
JENNY.
Oh ! oui !
HALIFAX.
De sorte que, si je me présentais, moi, pour tous épouser... ?
JENNY.
Vous ?
HALIFAX.
Vous me refuseriez aussi, n’est-ce pas ?
JENNY.
Oh ! vous, c’est autre chose... J’accepterais !... j’accepterais bien vite !
HALIFAX.
Hein ? plaît-il ? vous consentiriez ?...
JENNY.
À devenir votre femme ? Oh ! de tout mon cœur... Ce serait mon désir le plus ardent, mon vœu le plus cher !
HALIFAX.
Son désir le plus ardent ! son vœu le plus cher ! Où allons-nous, mon Dieu, où allons-nous ?
JENNY.
Oh ! pardon !... pardon d’être si franche... J’ai tort peut-être de vous dire cela... mais si vous saviez !... mon Dieu, je suis si contente... si heureuse !... moi, aimée de vous... moi, votre femme... oh ! votre femme, monsieur James !
HALIFAX.
Mon nom de baptême... Elle sait mon nom de baptême à présent !
JENNY.
Oh ! dites-moi que ce n’est pas un rêve, comme tous ceux que j’ai déjà faits !... que c’est vous... bien vous qui me parlez ainsi !
HALIFAX.
Eh ! certainement que c’est moi... c’est bien moi... c’est même trop moi...
À part.
Ah çà ! mais elle est folle, cette petite.
Scène XII
HALIFAX, JENNY, SIR JOHN
SIR JOHN.
Folle de toi, et elle t’épouse, voilà.
JENNY.
Sir John !
HALIFAX.
Lui ! c’est fini !... Je suis un homme perdu.
SIR JOHN.
Oui, mon enfant, sir John, qui a tout entendu, et qui veut votre bonheur.
HALIFAX.
Merci !
JENNY.
Ah ! monseigneur !
SIR JOHN, appelant.
Holà ! Tom Rick ! miss Anna !... Garçons ! venez, venez tous !... On se marie ici.
TOM RICK.
On se marie !... Qui ça donc qui se marie ?
JENNY.
Anna, ma sœur, ah ! que je suis heureuse !
ANNA.
Comment ?... Explique-moi donc...
SIR JOHN.
Allons, maître Halifax, voilà votre jolie fiancée.
TOUS.
Sa fiancée ?
SIR JOHN.
Eh ! sans doute ! et, moi, je dote le marié, je dote la mariée, je dote les enfants, je dote tout le monde enfin.
TOUS.
Vive sir John Dumbar !
ACTE II
L’intérieur d’une taverne.
Scène première
JENNY, ANNA, TOM RICK
TOM RICK.
Voilà ce que c’est, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Hier, c’était mademoiselle Anna qui était joyeuse, et mademoiselle Jenny qui était triste... Aujourd’hui, c’est mademoiselle Anna qui est triste, et mademoiselle Jenny qui est joyeuse.
JENNY.
Comment ne serais-je pas heureuse quand celui que j’aimais en silence, quand celui à qui je gardais mon cœur et ma main, sans espoir qu’il vînt les réclamer jamais, arrive au moment où j’y pense le moins, me dit qu’il m’aime, et m’offre de devenir sa femme ? Comprends-tu, Anna ? quel bonheur ! moi la femme de James !
ANNA.
Oui, tu es bien heureuse.
JENNY.
Pardon, ma bonne Anna, de n’avoir point la force de cacher ma joie, quand je te vois triste ; mais il y a si longtemps que je souffre, il y a si longtemps que je dévore mes larmes, il y a si longtemps que je ne souris plus qu’au passé, qu’il faut avoir pitié de ma faiblesse ! et puis tu t’affliges peut-être trop tôt. Sir Arthur n’a encore rien dit à son oncle de son amour... Sir John Dumbar est un excellent homme au fond, et la preuve, c’est qu’après m’avoir fait la cour, il est le premier à se réjouir de mon mariage avec James... Son neveu l’a pris dans un mauvais moment, Eh bien, il aura meilleure chance une autre fois.
ANNA.
Tu cherches à me rassurer, ma bonne Jenny, et je t’en remercie. Mais comment veux-tu, lorsque, porteur de bonnes nouvelles, sir Arthur à été reçu ainsi... comment veux-tu espérer que, lorsqu’il viendra proposer à son oncle une pareille mésalliance, son oncle consente jamais à notre mariage ? Oh ! non, non, c’est impossible, vois-tu !
JENNY.
Rien n’est impossible à la Providence, qui m’a ramené mon James...
Scène II
JENNY, ANNA, TOM RICK, SIR ARTHUR
SIR ARTHUR.
Et qui vous ramène Arthur, ma bonne Jenny.
ANNA.
Arthur, c’est bien à vous d’être revenu si vite.
TOM RICK.
Vous revenez de Londres, n’est-ce pas, sir Arthur, hein ? Dire que tout le monde revient de Londres, et que je ne peux pas y aller, moi !
SIR ARTHUR.
À peine étais-je arrivé, qu’il est venu pour mon oncle un message du roi.
TOM RICK.
Du roi ? du vrai roi ?
SIR ARTHUR.
J’ai profité de cette occasion ; je suis reparti aussi vite que j’étais venu, enchanté d’avoir un prétexte de retour, et décidé, cette fois, à tout dire à mon oncle.
TOM RICK.
Dites donc, monsieur Arthur, elle se marie !
SIR ARTHUR.
Qui cela ?
TOM RICK.
Mademoiselle Jenny... Elle se marie avec un beau cavalier.
SIR ARTHUR.
Vous, Jenny ?
JENNY.
Oui, monsieur Arthur.
SIR ARTHUR.
Mais quel est ce cavalier ? est-ce que je le connais ?...
JENNY.
C’est James.
SIR ARTHUR.
James ?
TOM RICK.
Vous savez, celui qui est arrivé hier pendant que sir John Dumbar était en train de vous maudire.
SIR ARTHUR.
Halifax ! l’intendant de mon oncle !
TOM RICK.
Il s’appelle Halifax ?... Oh ! dites donc, mademoiselle Jenny, vous vous appellerez madame Halifax !...
SIR ARTHUR.
Mais comment connaissez-vous ce mauvais sujet, ma chère enfant ?
TOM RICK.
Un mauvais sujet ?... M. Halifax est un mauvais sujet ?... Ah ! vous qui m’avez refusé pour épouser un mauvais sujet... Tenez, il est encore temps de vous en dédire... Revenez à moi, je ne vous refuse pas.
JENNY, sans l’écouter.
Mais je commence à être bien inquiète. À peine avons-nous eu le temps d’échanger quelques paroles, et sir John Dumbar l’a emmené tout de suite.
TOM RICK.
Ah bien, si vous êtes inquiète, vous ne le serez pas longtemps : le voilà qui arrive d’un fameux train. Oh ! mais comme il détale !... Monsieur Arthur, vous dites que c’est l’intendant de votre oncle ? Ça a bien plutôt l’air d’être son coureur.
JENNY.
Mon Dieu ! comme le cœur me bat !
Scène III
JENNY, ANNA, TOM RICK, SIR ARTHUR, HALIFAX
HALIFAX, ouvrant vivement la porte.
Ah ! ah ! c’est vous, Jenny ! Je vous cherchais.
JENNY.
Eh bien, me voilà.
HALIFAX.
Monsieur Arthur, tous mes hommages... Vous savez que Jenny est ma fiancée ; soyez donc assez bon, je vous prie, ainsi que vous, ma petite sœur, pour nous laisser seuls un instant.
TOM RICK.
Oui, vous comprenez, ils ont à se dire des tendresses.
SIR ARTHUR.
Oui, oui, venez, Anna ; moi aussi, j’ai à vous parler.
HALIFAX, à Tom, qui reste.
Eh bien ?
TOM RICK.
Oh ! vous pouvez parler devant moi, allez ! vous ne me gênez pas.
HALIFAX.
Non, mais c’est toi qui nous gênes.
TOM RICK.
Moi ? Oh ! alors, c’est différent.
Scène IV
HALIFAX, JENNY
HALIFAX.
Jenny, ma chère enfant, nous voilà seuls !
JENNY.
Oh ! vous êtes bien bon d’être venu.
HALIFAX.
Ce n’est pas sans peine, allez ! Il m’avait ordonné de ne pas plus le quitter que son ombre, ce vieux scélérat.
JENNY.
De qui parlez-vous ?
HALIFAX.
De sir John Dumbar.
JENNY.
Lui, notre protecteur !
HALIFAX.
Oh ! oui, oui, il nous protège !... Mais, pendant qu’il déjeunait avec monseigneur de Cantorbéry, j’ai profité du moment où le curé du village venait pour saluer son archevêque, et, comme il entrait, je me suis sauvé, et me voilà... Malheureuse enfant !
JENNY.
Comment ?...
HALIFAX.
Oui, malheureuse enfant !... Quelle idée avez-vous eue de m’aimer ?... Dites.
JENNY.
Mais n’est-ce pas bien naturel, monsieur James ?...
HALIFAX.
Quand vous aviez une autre passion dans le cœur ; car vous aimiez quelqu’un, Jenny !... Oh ! je suis bien informé, allez !
JENNY.
Oui, c’est vrai... oui, j’avais une passion dans le cœur... oui, j’aimais quelqu’un...
HALIFAX.
Ah !
JENNY.
Mais cette passion, c’était pour vous !... celui que j’aimais, c’était vous !
HALIFAX.
C’était moi ? vous m’aimiez, Jenny ?... Allons, il ne me manquait plus que cela !... Mais où m’aviez-vous vu ? depuis quand m’aimiez-vous ? Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
JENNY.
Vous demandez où je vous avais vu ? Ne sommes-nous pas du même village, James ?... ne sommes-nous pas de Stannington ?...
HALIFAX.
De Stannington !... vous êtes née à Stannington.
JENNY.
Sans doute !... Vous demandez depuis quand je vous aime ?... Depuis mon enfance.
HALIFAX.
Mais, si je me le rappelle bien, il y a six ans que j’ai quitté le village.
JENNY.
Et j’en avais quatorze... À quatorze ans, une pauvre enfant a déjà un cœur ; et puis vous étiez si bon pour la pauvre Jenny Howard, que vous ne vous rappelez plus maintenant !
HALIFAX.
Jenny Howard !... attendez donc !... Eh bien, si, si, je vous reconnais, je me souviens... Mais tu étais si frêle et si petite alors !... Tu habitais une maisonnette entourée d’arbres, et voisine de la maison du bon vieux curé.
JENNY.
C’est cela, c’est bien cela !
HALIFAX.
Tes parents semblaient t’aimer moins que ta sœur, et te battaient quelquefois... Ça m’affligeait, de te voir pleurer, et je te défendais quand j’arrivais assez tôt, ou bien j’essuyais tes larmes quand je venais trop tard.
JENNY, à part.
Il se souvient, il se souvient tout à fait !...
Haut.
Et, pour me consoler, vous me disiez que j’étais plus jolie qu’Anna ; ce qui n’était pas vrai.
HALIFAX.
Si fait, c’était la vérité, au contraire.
JENNY.
Vous me disiez que j’étais meilleure qu’elle ; ce qui était encore un mensonge.
HALIFAX.
Non, tu as toujours été bonne, gentille, gracieuse... Aussi, aussi, sois tranquille, va, je ne t’épouserai jamais.
JENNY.
Que dites-vous ?
HALIFAX.
Moi ? Rien ; c’est vous qui me parliez, Jenny... c’est vous qui me parliez des jours de notre enfance, si loin de moi maintenant, et que j’avais oubliés, tant il s’est passé de choses entre ces jours-là et ceux d’aujourd’hui.
JENNY.
Aussi, quand vous partîtes, monsieur James, je crus que mon pauvre cœur allait se briser ; huit jours auparavant, je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je ne faisais plus que pleurer... On vous reconduisit jusqu’à une demi-lieue du village... Oh ! mais, moi, je ne voulais pas les adieux de tout le monde... moi, j’étais partie devant... moi, je m’étais cachée sur la route.
HALIFAX.
Oui, oui, derrière la fontaine des fées.
JENNY.
Vous vous le rappelez ?
HALIFAX.
Pauvre enfant, et tu ne m’avais pas oublié, toi !
JENNY.
Moi, vous oublier ! ne m’aviez-vous pas laissé un souvenir ?
HALIFAX.
Un souvenir ?
JENNY.
Vous ne vous rappelez plus ?
HALIFAX, cherchant.
Un souvenir ?...
JENNY.
Je vous accompagnai deux lieues ; mais vous ne voulûtes pas permettre que j’allasse plus loin... Nous nous quittâmes... Je pleurais bien fort, et vous, vous pleuriez un peu aussi !
HALIFAX.
Alors, je me mis à gravir la montagne en faisant des signes avec mon mouchoir. Toi, tu me suivais de la vallée ; mais, arrivé au sommet, à la place où le chemin tourne, à l’endroit où j’allais te perdre de vue, je me suis retourné une dernière fois, et, m’approchant vers l’extrémité du grand rocher, je t’ai vue au-dessous de moi, à genoux, et m’envoyant un dernier adieu... un dernier baiser... Alors, j’ai cueilli une marguerite, et je te l’ai jetée.
JENNY.
Je l’ai toujours conservée...
HALIFAX.
Se peut-il ?
JENNY.
Soit hasard, soit providence, elle avait neuf feuilles... Oh ! combien de fois je les ai interrogées, ces neuf feuilles... Comprenez-vous, James ?... Il m’aime, un peu...
HALIFAX, comptant sur ses doigts.
Très bien, je comprends, très bien ! il m’aime un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout. Il m’aime un peu, beaucoup, passionnément, ça fait neuf, et la marguerite avait raison. Oui, je t’aime, je t’aime comme un fou !
JENNY.
Oh ! mon Dieu !
HALIFAX.
Je ne t’aime pas un peu, mais beaucoup... mais passionnément, comme disait la marguerite. Aussi, sois bien tranquille, mon enfant, je ne t’épouserai jamais.
JENNY.
James, que dites-vous donc ?
HALIFAX.
Rien... Et après ?...
JENNY.
Après quoi ?...
HALIFAX.
Après mon départ, que fîtes vous ?... que devîntes-vous ?...
JENNY.
Je vous attendis... Quelque chose me disait que je reverrais mon James bien-aimé ; aussi, les jeunes gens du village eurent beau me dire qu’ils m’aimaient, les jeunes seigneurs eurent beau me faire les doux yeux, les vieux richards eurent beau m’offrir leur fortune ; je secouais la tête à toutes les propositions, et je me disais tout bas : « Ils ne connaissent pas mon James ; car, s’ils le connaissaient, ils se rendraient justice, et ils s’éloigneraient. » Et je t’attendais tous les jours ; puis, dans les moments de doute, quand la prière était insuffisante pour me rassurer, eh bien, j’interrogeais ma chère marguerite ; elle me répondait que tu m’aimais toujours, beaucoup, passionnément, et alors je me reprenais à espérer. Et tu vois que j’avais raison, puisque nous voilà réunis pour ne plus nous séparer jamais.
HALIFAX.
Oh ! non, non, jamais, ta marguerite a raison ; je t’aime, je t’adore ; tu es un amour, tu es un ange !... et jamais... jamais, je ne t’épouserai !
JENNY.
Comment ! vous ne m’épouserez pas ?
HALIFAX.
Oh ! si fait, ce serait mon plus grand désir, mon plus grand bonheur ; mais, plus tard, quand je ne serai plus dans l’affreuse position où je me trouve... Oh ! si tu savais, Jenny, si tu savais combien je t’aime, combien je te trouve meilleure que moi ! Tiens, je suis un malheureux ! pardonne-moi, je te demande pardon à genoux.
Scène V
HALIFAX, JENNY, SIR JOHN
SIR JOHN.
Très bien, très bien !
JENNY, se sauvant.
Ah !...
Scène VI
HALIFAX, SIR JOHN, puis JENNY
SIR JOHN.
Ah ! ah ! je vous y prends, faquin ; est-ce donc pour cela que vous avez quitté le château, quand je vous croyais derrière moi ?... que faisiez-vous ici ?
HALIFAX.
Vous le voyez, monseigneur, je continuais mon rôle ; n’est-il pas convenu que j’épouse Jenny ?
SIR JOHN.
Parfaitement convenu.
HALIFAX.
Eh bien, je lui disais que je l’aimais ; il est bien permis à un fiancé de dire à sa fiancée qu’il l’aime.
SIR JOHN.
Certainement que c’est permis ; c’est même une chose à laquelle personne n’a rien à redire. Ainsi, tu es toujours disposé à épouser ?
HALIFAX.
Sans doute ; aussitôt que les formalités seront remplies... Vous savez, il y a de très longues formalités pour les mariages, surtout aujourd’hui...
SIR JOHN.
Oui, mais ces formalités-là...
HALIFAX.
Immédiatement après, je suis à vos ordres...
À part.
De cette façon, avec la publication des bans, la dispense... la... ma foi, je gagnerai toujours un mois, et, en un mois, il se passe bien des choses.
SIR JOHN, appelant.
Jenny !
HALIFAX.
Que signifie ?
JENNY.
Monseigneur m’appelle ?
SIR JOHN.
Venez ici, ma belle enfant.
HALIFAX.
Que lui veut-il ?
SIR JOHN.
Ce qu’il y a de mieux, n’est-ce pas, quand on s’aime, c’est de s’épouser ?
HALIFAX.
Oui, c’est très bien de s’épouser... mais...
SIR JOHN.
C’est de s’épouser tout de suite.
HALIFAX, effrayé.
Comment, tout de suite ?
JENNY, timidement.
Tout de suite !
SIR JOHN.
Est-ce que tu refuses, par hasard ?
HALIFAX.
Moi ? Par exemple ! Mais, vous comprenez, il y a d’abord la publication des bans.
SIR JOHN.
J’ai la dispense ; je l’ai achetée.
HALIFAX.
Oh ! bien obligé... merci bien, monseigneur... mais c’est que je suis protestant, moi, tandis que Jenny est catholique.
SIR JOHN.
Ah ! tu es protestant ?
HALIFAX.
Ah ! mon Dieu, oui, je suis un peu protestant.
SIR JOHN.
Je m’en suis toujours douté, je t’ai toujours soupçonné d’être tête ronde, au fond.
HALIFAX.
Et, comme vous comprenez bien que je ne suis pas disposé à abjurer...
SIR JOHN.
Oh ! tu es trop honnête homme pour cela. Aussi, j’ai été au-devant de la difficulté.
HALIFAX.
Comment ?
SIR JOHN.
Oui, comme je déjeunais avec l’archevêque de Cantorbéry, je lui ai fait savoir le désir qu’avait Sa Majesté de voir s’opérer beaucoup de mariages mixtes, afin d’amener la fusion des partis... Sa Grandeur a parfaitement compris cela, et...
HALIFAX.
Et ?...
SIR JOHN.
J’ai là son autorisation, signée de sa main et scellée de son sceau.
HALIFAX.
Oh ! oui, oui... c’est parfaitement en règle ; il ne nous reste plus qu’a prévenir le prêtre ; nous enverrons chez lui aujourd’hui, demain... après-demain.
SIR JOHN.
C’est inutile, il est prévenu.
HALIFAX.
Comment, prévenu ?... le prêtre ?...
À part.
Il a donc tout prévu ?
Haut.
Mais nos parents, nos amis ?...
SIR JOHN.
Vos parents ?... D’abord, toi, tu n’eu a pas ; quant à Jenny...
JENNY.
Hélas ! moi, je n’avais que ma mère et ma tante ; elles sont mortes. Je n’ai plus qu’Anna, ma sœur de lait.
SIR JOHN.
Quant à vos amis, c’est aujourd’hui la seconde fête de la Pentecôte ; j’ai trouvé chacun sur le pas de sa porte, j’ai invité tout le monde... Et tenez, tenez, voilà le village tout entier qui vient vous féliciter.
HALIFAX, à part.
Ah ! démon que tu es !
SIR JOHN.
Est-ce que tu hésites ?
HALIFAX.
Eh bien, non, non, je n’hésite pas, je l’épouse à l’instant...
À part.
Après tout, elle est charmante, et, une fois son mari, vous verrez ce que je vous ménage, monseigneur.
Il sort, avec Jenny.
SIR JOHN, à part.
Tu te décides trop vite pour ne pas cacher quelque mauvais projet ; mais, après la cérémonie, tu verras, mon garçon, ce que je te garde.
Scène VII
SIR JOHN, SIR ARTHUR
SIR ARTHUR, arrêtant son oncle, qui va sortir.
Pardon, mon oncle !
SIR JOHN.
Encore vous ici, monsieur ? comment ! vous n’êtes pas encore parti ?
SIR ARTHUR.
Au contraire, mon oncle, je suis déjà revenu.
SIR JOHN.
Et qui Vous ramène ?
SIR ARTHUR.
Une lettre de Sa Majesté, lettre que j’étais chargé de vous rendre sans retard.
SIR JOHN, la lui arrachant des mains.
Donnez !
SIR ARTHUR.
Mais ce n’est pas tout.
SIR JOHN.
Qu’y a-t-il encore ? Voyons !
SIR ARTHUR.
Mon oncle, je voudrais vous entretenir...
SIR JOHN.
De vos prouesses, n’est-ce pas, monsieur le chevalier ? de vos belles actions, n’est-ce pas, monsieur l’honnête homme ?
SIR ARTHUR.
Hélas ! mon oncle, au contraire, et vous me voyez tout tremblant... Car enfin, comme vous ne me recevez pas trop bien, alors même que je crois mériter des éloges, comment allez-vous me recevoir, aujourd’hui que je viens m’accuser devant vous ?...
SIR JOHN.
Comment, t’accuser ?
SIR ARTHUR.
J’ai besoin de toute votre indulgence, mon oncle.
SIR JOHN.
Toi ?
Se radoucissant.
Ah ! vraiment !
SIR ARTHUR.
J’ai commis une grande faute.
SIR JOHN.
Tu as commis une grande faute ?... Viens ici, mon garçon, et conte-moi cela...
SIR ARTHUR.
Eh quoi !... vous... ?
SIR JOHN.
Conte-moi cela ; que diable ! je suis ton oncle... Eh bien, tu dis, mon ami ?...
SIR ARTHUR.
Le ton avec lequel vous me parlez m’encourage... Je vais tout vous avouer... Je suis amoureux.
SIR JOHN.
Ah ! vous êtes amoureux, monsieur le puritain ?
SIR ARTHUR.
Amoureux comme un fou !
SIR JOHN.
Très bien !
SIR ARTHUR.
Comment ! très bien ?... Vous dites ?...
SIR JOHN.
Je dis qu’il n’y a pas de mal à cela.
SIR ARTHUR.
C’est que, quand vous saurez, mon oncle...
SIR JOHN.
Quoi ?
SIR ARTHUR.
Que la femme que j’aime...
SIR JOHN.
Eh bien ?
SIR ARTHUR.
Est d’une naissance...
SIR JOHN.
Illustre ?
SIR ARTHUR.
Non ; au contraire, mon oncle, obscure, tout ce qu’il y a de plus obscur... Un instant, elle avait cru se rattacher à une grande famille ; mais...
SIR JOHN.
Eh bien ?
SIR ARTHUR.
Mais, aujourd’hui, tout espoir est perdu.
SIR JOHN.
Ah bah ! une mésalliance ?... Nous faisons une tache à notre blason ?...
SIR ARTHUR.
Comment, mon oncle, vous ne me condamnez pas ?...
SIR JOHN.
Et la jeune fille est riche, sans doute ?
SIR ARTHUR.
Pauvre, mon oncle !
SIR JOHN.
De mieux en mieux !... Ah ! elle est d’une naissance obscure ! ah ! elle est pauvre !... Ainsi, rien ne peut excuser, aux yeux du monde, la sottise que tu fais ?... Bien, mon garçon ; donne-moi la main.
SIR ARTHUR.
Oh ! de grand cœur... Mon Dieu ! j’étais si loin de m’attendre à tant d’indulgence !
SIR JOHN.
Et tu lui as promis le mariage, tu t’es engagé d’honneur, tu as signé quelque écrit, n’est-ce pas ?
SIR ARTHUR.
J’ai fait plus, mon oncle, je l’ai épousée.
SIR JOHN.
Épousée ?
SIR ARTHUR.
Sans votre consentement.
SIR JOHN.
Ainsi, elle est... ?
SIR ARTHUR.
Elle est ma femme !
SIR JOHN.
C’est adorable !... Ah çà ! il n’y a plus à y revenir, n’est-ce pas ?
SIR ARTHUR.
Non, mon oncle ; mais, quand même je le pourrais, je ne le ferais pas... Je l’aime, mon oncle, je l’aime ardemment, et, quand vous la connaîtrez...
SIR JOHN.
Je ne veux pas la connaître.
SIR ARTHUR.
Quand vous la verrez...
SIR JOHN.
Je ne veux pas la voir...
SIR ARTHUR.
Quand je vous aurai dit son nom...
SIR JOHN, se bouchant les oreilles.
Je ne veux pas l’entendre.
SIR ARTHUR.
Alors, mon oncle, vous ne m’approuvez donc plus ?
SIR JOHN.
Au contraire, je t’approuve, et plus que jamais ! car, à l’avenir, impossible qu’on te cite encore à moi comme un modèle de bonne conduite ; à l’avenir, personne ne me donnera tort si je te renvoie, personne ne pourra me blâmer si je te déshérite... Ah ! je suis d’une gaieté, d’une joie... Tiens, embrasse-moi, mon ami !... embrasse-moi, et reçois ma malédiction.
SIR ARTHUR.
Votre malédiction ?... Mais je ne comprends plus.
SIR JOHN.
Avec tout l’argent dont tu auras besoin pour partir !... et, si tu veux l’expatrier, je ferai un sacrifice !... Viens encore une fois dans mes bras... C’est bien, et, maintenant, que je ne te revoie jamais.
SIR ARTHUR.
Je vous obéis, mon oncle ; mais j’espère que vous reviendrez à de meilleurs sentiments.
SIR JOHN.
Oui, oui, oui, va, mon ami, va, et compte là-dessus... Adieu !
SIR ARTHUR.
Au revoir, mon oncle.
SIR JOHN.
Adieu ! adieu ! adieu !
Scène VIII
SIR JOHN, seul
Ah ! m’en voilà enfin débarrassé d’une façon honorable. Dieu merci, il y a assez longtemps que j’attendais cela... Enfin je respire... Ah ! voyons, maintenant, ce que me dit Sa Majesté...
Se retournant vers la porte.
Hein ! j’ai cru qu’il rentrait. « Mon cousin, j’apprends à l’instant la mort de lord Dudley... C’est vous que je charge de poursuivre le meurtrier ; partez donc, aussitôt la présente reçue, pour venir prendre mes ordres. » Très bien ! de mieux en mieux !... Ah ! mon ami Halifax ! à nous deux maintenant ! je vous tiens pieds et poings lies ; nous verrons comment vous vous tirerez de là, monsieur le drôle !... Le voici !
Scène IX
SIR JOHN, HALIFAX
SIR JOHN.
Eh bien, c’est donc fini, mon enfant ?
HALIFAX.
Oui, monseigneur. Mais qu’êtes-vous donc devenu ? Je vous cherchais de tous côtés, et j’étais si inquiet, que j’ai quitté la noce.
SIR JOHN.
Merci ; je suis bien sensible à ton attention, mais j’étais retenu ici... par un message du roi.
HALIFAX.
Ah ! Sa Majesté vous écrit ?...
SIR JOHN.
Oui, elle m’ordonne de partir à l’instant même pour Londres.
HALIFAX.
Il faut obéir, monseigneur, et à l’instant même. Peste ! quand Sa Majesté ordonne, il serait dangereux de la faire attendre.
SIR JOHN.
Aussi, je pars dans dix minutes.
HALIFAX.
Dans dix minutes ?
SIR JOHN.
Oui, j’ai donné l’ordre de mettre les chevaux à la voiture.
HALIFAX.
Bon voyage, monseigneur !
SIR JOHN.
Comment, bon voyage ?
HALIFAX.
Sans doute, je dis : « Bon voyage, monseigneur ! »
SIR JOHN.
Eh bien, je te rends ton compliment alors.
HALIFAX.
À moi ?
SIR JOHN.
Tu pars aussi !
HALIFAX.
Je pars, vous croyez ?
SIR JOHN.
Oui, tu pars, j’en suis sûr, et avec ta femme encore.
HALIFAX.
Ah ! oui, c’est juste, je l’avais oublié ; je pars avec ma femme... Nous allons à Paris.
SIR JOHN.
Non, nous allons à Londres.
HALIFAX.
Je crois que vous vous trompez, monseigneur.
SIR JOHN.
Non, je ne me trompe pas.
HALIFAX.
Si !
SIR JOHN.
Non !
HALIFAX.
Si fait, je vous donne ma parole d’honneur, monseigneur, que, plus vous allez à Londres, plus nous allons à Paris.
SIR JOHN.
Et tu ne changeras pas d’avis ?
HALIFAX.
Je n’en changerai pas !
SIR JOHN.
C’est ce que nous allons voir. – Tu as connu lord Dudley ?
HALIFAX, effrayé.
Hein !... lord... lord Dudley ?... Non, non, je ne le connais pas.
SIR JOHN.
Non ?
HALIFAX.
Non, je ne crois pas le connaître, du moins.
SIR JOHN.
C’est possible ; toujours est-il que le malheureux Dudley a été assassiné.
HALIFAX.
Assassiné ? Mais pas du tout !... il a été tué dans un duel... dans un duel sans témoins, il est vrai, mais dans un duel loyal.
SIR JOHN.
Ah ! je croyais que tu ne le connaissais pas ?
HALIFAX.
Heu !... on peut ne pas connaître un homme et apprendre sa mort... Un jour, dans une taverne, j’entends dire à quelqu’un : « Lord Dudley est mort hier ; » je réponds : « Tiens, ce pauvre lord Dudley ! » et je ne le connais pas pour ça, moi.
SIR JOHN.
C’est encore possible !... Tu crois donc alors qu’il a été tué loyalement ?
HALIFAX.
J’en suis persuadé.
SIR JOHN.
Eh bien, le roi n’est pas de ton avis.
HALIFAX.
Ah ! le roi sait déjà... ?
SIR JOHN.
Oh ! mon Dieu, oui !
HALIFAX.
Et il n’est pas de mon avis, vous dites ?
SIR JOHN.
Pas le moins du monde.
HALIFAX.
Les rois ignorent si souvent la vérité !... Est-ce que la lettre que vous venez de recevoir de Sa Majesté... ?
SIR JOHN.
Elle avait justement rapport à cela, tu as mis le doigt dessus.
HALIFAX.
Et vous dites que le roi ne croit pas à la loyauté de... ?
SIR JOHN.
Tiens, lis toi-même !
HALIFAX.
Diable !
SIR JOHN.
Lis.
HALIFAX, lisant.
« Mon cousin, j’apprends à l’instant la mort de lord Dudley, qui paraît avoir été assassiné dans un duel sans témoins. »
SIR JOHN, lui indiquant du doigt un passage de la lettre.
Et plus bas...
HALIFAX, continuant.
« Je tiens beaucoup à ce qu’un exemple soit fait le plus promptement possible en la personne de ce misérable. »
SIR JOHN, répétant.
« Le plus promptement possible, en la personne de ce misérable... de ce misérable. »
HALIFAX.
Je vois bien, pardieu ! cela y est en toutes lettres.
SIR JOHN.
Et signé : « Charles, roi ! »
HALIFAX.
« Charles, roi ! » Eh bien, qu’allez-vous faire ?
SIR JOHN.
Ce que je vais faire, moi ?
HALIFAX.
Oui, vous !... Est-ce que vous allez vous mettre à la recherche de ce... de ce misérable ?
SIR JOHN.
Ah ! mon Dieu, non !
HALIFAX.
C’est très bien, monseigneur, c’est très bien... D’ailleurs, peut-être qu’il a déjà quitté l’Angleterre.
SIR JOHN.
Non.
HALIFAX.
Non ?... Eh bien, il a eu tort... Mais, dans tous les cas, comme il est loin d’ici, vous n’irez pas vous déranger. À quoi bon aller chercher bien loin un pauvre diable ?
SIR JOHN, posant la main sur l’épaule d’Halifax.
Quand on l’a sous la main, n’est-ce pas ?
HALIFAX.
Hein ?... qu’est-ce que vous dites ?... Pas de mauvaises plaisanteries, monseigneur.
SIR JOHN.
Je ne plaisante jamais !
HALIFAX.
Comment ? vous me soupçonnez, moi ?
SIR JOHN.
Je ne te soupçonne pas... j’en suis sûr.
HALIFAX.
Ah ! vous en êtes sûr ? comment pouvez-vous en être sûr, puisque lord Dudley s’est battu sans témoins et a été tué sur le coup ?
SIR JOHN.
Non, il n’a pas été tué sur le coup.
HALIFAX.
Ah ! ah ! il n’a pas été tué sur le coup ? C’est différent, alors... S’il n’a pas été tué sur le coup, ça embrouille beaucoup les choses.
SIR JOHN.
Non, ça les éclaircit, au contraire... attendu qu’il a raconté l’affaire comme elle s’était passée.
HALIFAX.
Il a raconté l’affaire comme elle s’était passée ?
SIR JOHN.
Tu admets bien qu’il savait à quoi s’en tenir, hein ?
HALIFAX.
Oui ; mais il ne faut pas trop croire comme cela les gens qui se meurent... Ils ont quelquefois l’esprit fort troublé.
SIR JOHN.
Eh bien, tu vas juger par toi-même s’il a dit la vérité. Tiens, lis !
Il tire la lettre de Dudley.
HALIFAX.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... Encore une lettre !... Mais il en pleut donc, des lettres ?
Lisant.
« Mon cher Dumbar, dans un duel sans témoins, j’ai été blessé mortellement par un drôle nommé Halifax, qui m’a passé au travers du corps l’épée qu’il n’avait pas le droit de porter... »
Ils se regardent.
SIR JOHN.
Et plus bas.
Lisant.
« Je vous supplie de le faire pendre aussitôt qu’il vous tombera sous la main... C’est le dernier vœu de votre ami... »
HALIFAX.
C’est d’un bon chrétien, d’un excellent chrétien !... Eh bien, oui, puisqu’il faut l’avouer, c’est moi qui ai tué lord Dudley... Mais je l’ai tué en faisant une bonne action... en sauvant une pauvre femme qu’il voulait déshonorer !
SIR JOHN.
Ah ! bah ! tu protèges l’innocence ?... tu défends la vertu ?... Cette histoire est charmante... mais je doute que Sa Majesté s’en contente... Ah çà ! maintenant que tu as lu ces deux lettres, pars-tu toujours pour la France ?
HALIFAX.
Non ; j’aimerais mieux y être, je l’avoue... Mais, n’y étant pas, je reste où je suis.
SIR JOHN.
Refuses-tu toujours de venir à Londres avec ta femme ?
HALIFAX.
Non ; j’aimerais mieux ne pas y aller... Mais, du moment que la chose vous fait plaisir, je vous suis trop dévoué...
SIR JOHN.
Eh bien, à la bonne heure, nous devenons enfin raisonnable... Voilà toute la noce qui revient ; annonce à ta femme que nous partons, et, dans dix minutes, à cheval !
HALIFAX.
Dans dix minutes ?
À part.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu, envoie-moi quelque bonne idée !
Scène X
SIR JOHN, HALIFAX, JENNY, ANNA, TOM RICK, INVITÉS
SIR JOHN.
Mais sais-tu qu’elle est fort jolie, ta femme ?
HALIFAX.
Oui, oui, elle est charmante.
SIR JOHN.
Heureux coquin !
HALIFAX.
Vous trouvez, monseigneur ?
JENNY.
Ah ! mon ami, j’étais inquiète, je ne savais pas ce que vous étiez devenu.
HALIFAX.
Je me suis trouvé un peu indisposé.
JENNY.
Oh ! mon Dieu !
SIR JOHN.
Mais cela va mieux, tranquillisez-vous.
HALIFAX.
Non, au contraire, cela va plus mal.
JENNY.
En effet, mon ami, vous êtes bien pâle !
HALIFAX.
N’est-ce pas ?
JENNY.
Vous tremblez !
HALIFAX.
Oui, je me sens fort mal à mon aise.
Bas, à Jenny.
Évanouis-toi.
JENNY.
Comment, que je m’évanouisse ?
HALIFAX, de même.
Je te dis que je suis très malade... Évanouis-toi vite, ou je suis un homme mort.
JENNY, se laissant aller sur un fauteuil.
Ah ! mon Dieu !
TOM et ANNA.
Elle se trouve mal !
HALIFAX, à ses genoux.
Oui, elle se trouve mal... parfaitement mal...
Bas, à Jenny.
Trouve-toi encore plus mal, si c’est possible.
ANNA.
Oh ! pauvre Jenny !
HALIFAX.
Messieurs, vous le voyez, dans cet état-là, elle ne peut pas aller à Londres... Monseigneur, il y aurait de la cruauté...
TOUS.
Oh ! oui, monseigneur, c’est impossible...
SIR JOHN.
C’est juste, elle ne peut pas venir à Londres, souffrante comme elle l’est.
HALIFAX, à part.
Ah ! je respire !
Jenny fait un mouvement.
Non, pas encore.
SIR JOHN.
Mais tu peux y venir, toi !
HALIFAX.
Comment, moi ?
SIR JOHN.
Sans doute, tu te portes bien, toi !
HALIFAX.
Quitter ma femme quand elle est dans cet état-là ?... Vous auriez la cruauté d’exiger... ?
SIR JOHN, tirant à moitié la lettre da Roi.
Moi, je n’exige rien... je ne sais pas ce que tu dis... et je ne demande pas mieux que de partir seul...
HALIFAX.
Non, non, monseigneur, non, je ne le souffrirai pas. Comment ! au milieu de la nuit ? Non, non, jamais... Mes amis, je vous recommande Jenny : conduisez-la dans sa chambre ; elle est encore évanouie pour dix minutes au moins !... ne la quittez pas.
ANNA.
Non, soyez tranquille... Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Tout le monde sort, excepté sir John et Halifax.
SIR JOHN.
Et vous, monsieur le drôle, monsieur l’homme aux expédients, monsieur le bon mari, vous aurez la bonté d’accompagner ma voiture.
HALIFAX, à part.
Bon ! je me sauverai.
SIR JOHN.
De l’accompagner en avant, en coureur, à vingt-cinq pas, que je ne perde pas un instant de vue votre chapeau et votre manteau, entendez-vous ? je veux les voir, ou, sinon, vous savez ce qui vous pend à l’oreille.
HALIFAX.
Oui, monseigneur.
SIR JOHN.
Maintenant que tout est convenu, je vais donner mes ordres pour le départ. – À vingt-cinq pas, tu m’entends ?
Scène XI
HALIFAX, TOM RICK
HALIFAX.
Que faire, que devenir, mon Dieu ?...Il me tient dans ses griffes, le vieux Satan !... impossible d’en sortir... S’il ne me voit pas devant sa voiture, il reviendra sur ses pas... et je suis pendu ; tandis que, si je vais à Londres avec lui, il ne me fera pas pendre... mais je serai...
Apercevant Tom.
Dieu ! quelle inspiration !... Tom Rick, mon ami, mon cher Tom Rick !
TOM RICK.
Monsieur Halifax ?
HALIFAX.
Tu as toujours envie d’aller à Londres, n’est-ce pas ?
TOM RICK.
Oh ! Dieu de Dieu, si j’en ai envie ! mais je donnerais je ne sais quoi pour y aller.
HALIFAX.
Eh bien, je puis t’en procurer l’agrément.
TOM RICK.
Vous, monsieur Halifax ! vous... sans plaisanterie ?
HALIFAX.
Oui ; mais il n’y a pas de temps à perdre... Prends ce manteau, prends ce chapeau.
À part.
Il désire ne pas perdre de vue mon chapeau et mon manteau... il sera satisfait.
Haut.
Enfourche le cheval que tu trouveras à la porte. Sais-tu monter à cheval ?
TOM RICK.
Pas trop !... mais j’ai beaucoup monté à âne.
HALIFAX.
Tu te tiendras au pommeau de la selle d’une main.
TOM RICK.
Des deux mains !
HALIFAX.
Soit, cela sera plus sûr ; tu ne te retourneras pas.
TOM RICK.
Pas une seule fois !... Ah bien, oui ! j’aurai bien autre chose à faire que de me retourner.
HALIFAX.
Puis, en arrivant à Londres, tu descendras de cheval, tu viendras ouvrir la portière de milord, et, sois tranquille, il te donnera un bon pourboire.
TOM RICK.
Et je verrai Londres ?
HALIFAX.
Pardieu ! tu y vas pour cela... Tu as bien compris ?... tu enfourches le cheval, tu te tiens d’une main à la selle...
TOM RICK.
Des deux mains... Allez toujours.
HALIFAX.
Tu ne retournes pas la tête, tu ouvres la portière, tu reçois ton pourboire, tu as de l’agrément... Maintenant, à cheval !
TOM RICK.
À cheval !... Ah ! je vais donc voir Londres !
Il sort par la porte du fond.
HALIFAX, le regardant s’éloigner.
Va, mon ami, mon cher Tom Rick, va... Et maintenant, attendons que nos amis se soient éloignés...
Il s’approche de la porte.
Je les entends, ils ne peuvent tarder à partir...
Se retournant.
Monseigneur !... S’il me voyait, tout serait perdu !... Eh ! vite, dans ce cabinet.
Il se cache.
Scène XII
SIR JOHN, entrant par la porte de côté, HALIFAX, caché
La ! tout est prêt... Eh bien, où est-il donc, ce drôle-là ?... est-ce qu’il aurait eu l’audace... ?
Il regarde par la fenêtre du fond.
Ah ! non, je le vois là-bas, il est déjà à cheval... Très bien, mon ami ; à présent, je suis sûr de lui !
Il sort par la porte du milieu.
Scène XIII
HALIFAX, seul
Il va sur la pointe du pied regarder à son tour à la fenêtre du fond ; on entend le roulement d’une voiture.
Bon ! le voilà parti !... Je serai peut-être pendu demain ; mais, ma foi, j’ai plus d’une fois risqué la corde pour moins que cela.
Il entre dans la chambre de sa femme.
ACTE III
Même décoration qu’à l’acte précédent.
Scène première
JENNY, HALIFAX
JENNY.
Oh ! mon Dieu, mon ami, que dites-vous donc là ?... Partir !
HALIFAX.
Partir, oui, ma petite femme, et sans perdre une minute, encore !
JENNY.
Oh ! mon Dieu ! quand nous avons à peine passé quelques heures ensemble !
HALIFAX.
C’est pour en passer beaucoup d’autres de la même façon.
JENNY.
Mais je ne te comprends pas, mon ami.
HALIFAX.
Je me comprends, c’est tout ce qu’il faut.
JENNY.
Mais que pouvons-nous avoir à craindre, protégés par lord Clarendon ?
HALIFAX.
Presque rien ; mais il faut partir.
JENNY.
Et quand lord Dumbar, le favori du roi, est plein de bontés pour nous ?
HALIFAX.
Certainement, il est plein de bontés pour nous, il en a même trop, de bontés pour nous... et ça finirait mal.
JENNY.
Alors, James, comme, avant tout, je dois vous obéir, quoiqu’il soit bien terrible d’obéir à un mari qui a déjà des secrets pour nous le lendemain de ses noces... je suis prête.
HALIFAX.
Très bien.
JENNY.
Le temps seulement d’embrasser Anna.
HALIFAX.
À merveille !... Et moi, pendant ce temps... Ah ! mon Dieu !
JENNY.
Eh bien ?
HALIFAX.
Le galop d’un cheval.
JENNY, regardant par la fenêtre.
C’est Tom qui arrive ventre à terre... Ah ! mon Dieu ! pauvre Tom !
HALIFAX.
Quoi ?
JENNY.
Le cheval s’est arrêté court à la porte de l’auberge.
HALIFAX.
Et le cavalier a continué son chemin... Ce n’est rien.
TOM RICK, criant en dehors.
Oh ! la la ! oh ! la la !
HALIFAX.
Seulement, si Tom arrive, monseigneur doit le suivre... Pourquoi ne sommes-nous pas partis hier au soir !... Nous aurions couru toute la nuit, et nous serions loin maintenant.
JENNY.
Oh ! mon Dieu ! voilà que cela te reprend !
HALIFAX.
Ça ne m’avait jamais quitté.
TOM RICK, criant dans l’escalier.
Oh ! la la ! oh ! la la !
Scène II
SIR ARTHUR, HALIFAX, JENNY, puis TOM RICK
SIR ARTHUR, entrant.
Qu’y a-t-il donc ?
HALIFAX.
Ah ! c’est vous ? Très bien !... Bonjour, monsieur Arthur... Nous nous en allons... Jenny, embrasse ta sœur, et partons.
SIR ARTHUR.
Qu’est-ce que cela signifie ?
HALIFAX.
Jenny vous contera la chose ; moi, je vais faire quelques préparatifs de départ.
TOM RICK, entrant roide comme un manche à balai.
Ah ! c’est vous, monsieur Halifax... Merci, ah ! merci... Je vous en fais mon compliment, il a été joli, votre pourboire, et, une autre fois, quand vous n’aurez que des cadeaux pareils à faire à vos amis, vous pourrez bien les garder pour vous... Tenez, le voilà, votre chapeau ; tenez, le voilà, votre manteau.
Halifax sort.
SIR ARTHUR.
Que t’est-il donc arrivé, mon pauvre Tom ?
JENNY.
Oui, voyons, assieds-toi, et conte-nous cela.
TOM RICK.
M’asseoir ?... Si je puis m’asseoir dans trois semaines, je serai très content !
JENNY.
Mais qu’as-tu donc ?
TOM RICK.
Ce que j’ai ?... J’ai que votre mari s’est conduit vis-à vis de moi d’une façon... Oh !... allons donc !...
JENNY.
Comment mon mari est-il cause... ?
TOM RICK.
Comment il est cause, le sournois ?... Il vient à moi hier d’un air aimable, me dire : « Tom, mon cher Tom, tu as envie d’aller à Londres, n’est-ce pas ?... » Vous savez, c’était mon tic, je voulais aller à Londres... je voulais voir Londres, moi !
SIR ARTHUR.
Eh bien, tu y as été et tu l’as vu...
TOM RICK.
Oh ! oui, et agréablement encore, je peux m’en flatter !... Je lui réponds : « Oh ! oui !... oh ! oui... oh ! oui, monsieur Halifax !... » Eh bien, dit-il, prends mon chapeau et mon manteau, monte sur mon cheval, cours devant la voiture de sir John Dumbar, et, en arrivant, tu auras un bon pourboire, et tu verras Londres... » Je mets son chapeau, qui m’allait horriblement mal ; je mets son manteau, qui m’était une fois trop long ; je monte sur son cheval, qui était une fois trop dur ; je pars d’un galop enragé... Quatre heures après, nous étions à Londres... Je fais un effort, je descends de cheval, je prends mon chapeau à la main, et j’ouvre la portière avec la figure la plus agréable que je puisse prendre... comme cela, tenez...
JENNY.
Eh bien ?
TOM RICK.
Eh bien, il paraît que sir John n’aime pas les figures agréables, car à peine eut-il vu la mienne à la lueur des lanternes de sa voiture, qu’il m’allongea le plus vigoureux soufflet !... Écoutez, j’en ai bien reçu, mais jamais, au grand jamais, un de la force de celui-là... V’là d’abord pour mon pourboire, bon !
SIR ARTHUR.
Oh ! mon pauvre Tom !
TOM RICK.
Puis milord ajoute : « Conduisez ce drôle-là dans la mansarde, tandis que je vais chercher, chez le chancelier, un ordre pour faire pendre un autre drôle. »
JENNY.
Oh ! mon Dieu !
TOM RICK.
Oui, oui, c’est comme cela... Ça vous fait de la peine, à vous ?... Je le crois pardieu bien ! à qui ça n’en ferait-il pas ?... Mais attendez encore, ce n’est pas tout... Je monte dans ma mansarde et je me dis : « Au moins, de ma fenêtre, je verrai Londres... » Il faisait un clair de lune magnifique !
SIR ARTHUR.
C’était une consolation.
JENNY.
Eh bien ?
TOM RICK.
Eh bien, ma fenêtre donnait sur une cour, avec un grand mur devant... Un quart d’heure après, pendant que je regardais mon mur, on remonte et l’on me dit : « Allons, allons, il faut repartir !... – À cheval ? » que je m’écrie. Je commençais à en avoir déjà assez, de cet animal... « Sans doute, à cheval, » qu’on me répond. Il n’y avait pas à raisonner ; je remonte sur mon quadrupède... quand je dis mon quadrupède, c’en était un autre quatre fois plus dur que le premier ! Sir John était déjà dans sa voilure ; il me crie : « En avant, drôle, en avant !... » Je repars au galop... Aux trois quarts du chemin, mon cheval s’emporte ; je crie pour le retenir ; plus je crie, plus il court !... Enfin, je croyais qu’il allait m’emporter comme cela au bout du monde, quand, en passant devant l’auberge, il s’arrête tout court ; il paraît qu’il a l’habitude de loger ici... Moi qui n’étais pas prévenu, je saute par-dessus ses oreilles ; vous comprenez, c’était mon chemin ; c’est alors que vous m’avez entendu crier : « Oh ! la la ! »
JENNY.
Mon pauvre Tom !
TOM RICK.
Oh ! oui ; votre pauvre Tom, il peut s’en vanter d’être intéressant !... Aussi, qu’il me demande jamais un service, votre crocodile de mari !
HALIFAX, rentrant.
Mon cher Tom, fais-moi un plaisir...
TOM RICK.
Un plaisir, à vous ?... Jamais... jamais !...
JENNY.
Mais à moi, Tom ?
TOM RICK.
À vous, c’est autre chose !... Jamais non plus... vous êtes sa femme...
HALIFAX.
Fais-moi le plaisir d’aller aider le garçon d’écurie à mettre le cheval à la voiture.
JENNY.
Entends-tu, Tom ? je t’en prie...
TOM RICK.
Oh ! il faut bien que ce soit pour vous... Mais, pour lui, jamais, jamais, jamais !...
Il sort.
HALIFAX.
Et maintenant, à nous, ma petite femme ; en route !
JENNY.
Adieu, monsieur Arthur, adieu, adieu ! Embrassez Anna.
HALIFAX ouvre la porte, et la trouve gardée par deux Sentinelles.
Eh bien, qu’est-ce que c’est que cela ?
LE SERGENT, croisant la hallebarde.
On ne passe pas !
HALIFAX.
Comment, on ne passe pas ?
LE SERGENT.
Non.
HALIFAX, montrant Arthur.
C’est monsieur qui ne passe pas... Mais moi ?
LE SERGENT.
Personne ne passe jusqu’à l’arrivée de sir John Dumbar.
HALIFAX.
Oh ! le vieux scélérat !... Quand je te le disais !...
SIR ARTHUR.
Mais qu’y a-t-il ?... qu’est-ce que cela signifie ?
HALIFAX.
Cela signifie que sir John Dumbar aime ma femme.
JENNY.
Mais je ne l’aime pas, moi.
HALIFAX.
Ça ne fait rien.
SIR ARTHUR.
Mais, sur les terres de Clarendon, il n’osera rien contre Jenny.
HALIFAX.
C’est juste ; mais, contre moi, il osera quelque chose.
SIR ARTHUR.
Qu’osera-t-il ?
HALIFAX.
Il osera me faire pendre.
JENNY.
En effet, cela me rappelle que Tom nous a dit que sir John Dumbar ne s’était arrêté à Londres que juste le temps de prendre un ordre pour faire pendre un drôle.
HALIFAX, bas, à Arthur.
Le drôle, c’est moi.
SIR ARTHUR.
Ah ! mon Dieu !... Comment te tirer de là ?
HALIFAX.
Si vous vouliez me le dire, vous me rendriez service.
SIR ARTHUR.
Par cette fenêtre...
HALIFAX.
Il y a des sentinelles... Toutes ses précautions étaient prises.
Il tombe sur un fauteuil.
Scène III
HALIFAX, SIR ARTHUR, JENNY, SIR JOHN
SIR JOHN.
Ah ! voilà mon homme !
JENNY.
Oh ! monseigneur...
SIR JOHN.
Ma chère enfant, voulez-vous me faire le plaisir de me laisser causer cinq minutes avec votre mari ?
JENNY, à Halifax.
Est-ce que je dois... ?
HALIFAX.
Oui ; nous avons une affaire à démêler ensemble.
Jenny sort.
SIR ARTHUR.
Mais, mon oncle...
SIR JOHN.
Ah ! vous voilà encore, monsieur ! Votre affaire est faite... J’ai vu le roi... je lui ai parlé de votre mariage, et, comme il pense que votre belle villageoise vous a inspiré le goût des champs, il vous défend de rentrer à Londres. Allez.
SIR ARTHUR.
J’obéirai au roi, mon oncle.
SIR JOHN.
C’est bien... c’est très bien. Allez, et que je ne vous revoie plus.
Scène IV
SIR JOHN HALIFAX
SIR JOHN.
Eh bien, mon pauvre garçon, nous nous sommes donc laissé prendre ?...
HALIFAX.
Ah ! monseigneur, vous devez bien m’en vouloir.
SIR JOHN.
Moi ? Pas du tout !
HALIFAX.
Je conçois votre colère contre moi.
SIR JOHN.
Je ne sais pas ce que tu veux dire.
HALIFAX.
Votre vengeance est bien légitime.
SIR JOHN.
Oui ; mais, moi, je suis bon prince... je te pardonne.
HALIFAX.
Comment, sans plaisanterie... vous me pardonnez ?...
SIR JOHN.
Oh ! mon Dieu, oui... et, si cela peut te consoler à ton dernier moment...
HALIFAX.
Comment, à mon dernier moment ?... Mais je croyais que vous me disiez...
SIR JOHN.
Que je te pardonnais ?... Oui... moi... personnellement... Mais reste le roi.
HALIFAX.
Et le roi ?...
SIR JOHN.
Ne te pardonne pas, lui... au contraire !
HALIFAX.
Je comprends... Il sait que c’est moi qui ai tué lord Dudley.
SIR JOHN.
Je ne le lui ai pas dit, espérant toujours trouver un moyen de te sauver, tant tu m’intéresses, mon pauvre ami...
HALIFAX.
Oui, j’entends : il y a un moyen...
SIR JOHN.
Le roi m’a dit : « Sir John Dumbar, il me faut l’homme qui a tué Dudley... »
HALIFAX.
Oui, il le lui faut... Je comprends, je lui suis nécessaire.
SIR JOHN.
C’est une idée qu’il a, ce bon, cet excellent roi... « Sir John Dumbar, » a-t-il continué...
HALIFAX.
Ce bon, cet excellent roi... toujours.
SIR JOHN.
Oui... « Sir John Dumbar, c’est vous que je charge donc de le découvrir... et, si vous ne le découvrez pas, ne vous représentez jamais devant moi... » Or, tu comprends, j’aime trop le roi, je suis trop dévoué à mon souverain, pour me priver à tout jamais de revoir son gracieux visage... Alors, je suis parti, en disant que je croyais savoir où était le meurtrier, et que j’espérais revenir bientôt avec lui. Maintenant, tu vois la position... tu es un homme d’esprit...
HALIFAX.
Monseigneur est trop bon !
SIR JOHN.
Un homme de ressources...
HALIFAX.
Monseigneur me flatte.
SIR JOHN.
Tire-toi de là comme tu pourras.
HALIFAX.
La chose me paraît bien désespérée, et, à moins que monseigneur ne consente à m’aider un peu...
SIR JOHN.
Attends...
Il appelle.
Sergent !...
Le Sergent ouvre la porte.
LE SERGENT.
Monseigneur ?...
SIR JOHN.
Vous voyez bien monsieur ?
LE SERGENT.
Parfaitement.
SIR JOHN.
S’il cherche à se sauver par la porte, s’il cherche à s’échapper par la fenêtre, s’il cherche enfin à fuir de quelque manière que ce soit, faites feu sur lui !... Vous me répondez de lui sur votre tête.
LE SERGENT.
Oui, monseigneur.
Il referme la porte.
SIR JOHN.
Voilà tout ce que je puis faire pour toi.
HALIFAX.
Eh bien, mille remerciements ; c’est toujours cela.
SIR JOHN.
Et maintenant, comme je ne suis pas un Turc, et que je me mets à ta place, mon pauvre garçon, je te donne une demi-heure pour faire tes adieux à ta femme et à tes amis.
HALIFAX.
Et après ?
SIR JOHN.
Et après, je t’emmène... non pas devant moi, non pas derrière moi... mais avec moi... dans ma voiture !...
HALIFAX.
C’est bien de l’honneur que vous me faites, monseigneur... Et... et, sans être trop curieux, où m’emmenez-vous comme cela ?
SIR JOHN.
Oh ! mon Dieu, à Londres... Le roi veut un exemple... et, tu comprends, si l’on te pendait dans un petit village comme celui-ci, l’exemple serait perdu...
HALIFAX.
C’est juste... c’est parfaitement juste.
SIR JOHN.
Il va sans dire que tu pourras répéter là-bas cette charmante histoire que tu m’as faite... Tu sais, cette bonne action... cette pauvre jeune fille qui appelait au secours... Seulement, je te préviens que, si tu n’as pas plus de preuves à donner à tes juges que tu n’en as eu à me donner, à moi, cette histoire, tout ingénieuse qu’elle est, pourra bien n’avoir pas plus de succès la seconde fois que la première.
HALIFAX.
C’est cependant la vérité.
SIR JOHN.
Eh bien, mon garçon, tu la diras, la vérité... En attendant,
Tirant sa montre.
tu as une demi-heure... tu le sais... Il est neuf heures et demie ; à dix heures, nous partons.
HALIFAX.
J’ai une demi-heure ?
SIR JOHN.
Une demi-heure.
HALIFAX, tirant sa montre.
Permettez que je compare... Il y a des montres qui avancent d’un moment à l’autre.
SIR JOHN.
Oui, plaisante, mon gaillard, plaisante...
Il sort.
Scène V
HALIFAX, seul
Je ne plaisante pas du tout, parole d’honneur... au contraire !... Allons, Halifax, mon ami... voilà le grand moment arrivé... Tu t’attendais bien qu’un jour ou l’autre, cela finirait ainsi... Seulement, tu ne croyais pas que ce serait si tôt... Allons donc !... qu’est-ce que c’est que cela, Halifax ? Je crois, Dieu me pardonne, que tu as peur... Non, non... ce n’est pas delà peur... Il y a huit jours, je serais mort en sifflant le Dieu sauve le roi. Mais, il y a huit jours, je n’avais pas une jolie petite femme qui m’aimait... Pauvre Jenny ! c’était bien la peine de me retrouver... pour devenir veuve, après un jour de noce... quand nous pouvions être si heureux ensemble !... Allons, allons, il ne faut pas penser à tout cela... Supposons que c’est un rêve... un charmant rêve, ma foi !... Mais, surtout, laissons-lui ignorer la vérité !... Elle la saura toujours assez tôt... Pauvre petite ! Ah ! la voilà !
Scène VI
JENNY, HALIFAX
JENNY.
Eh bien, mon ami ?
HALIFAX.
Eh bien, ma chère petite femme, depuis que j’ai quitté le village de Stannington, il s’est passé bien des choses... J’ai eu une jeunesse orageuse... très orageuse, même... Il y a beaucoup d’événements que j’avais oubliés... Mais il y a des gens qui ont eu meilleure mémoire que moi... de sorte que, dans ce moment-ci, on m’attend à Londres...
JENNY.
On t’attend ?... et pour quoi faire ?
HALIFAX.
Ah ! voilà... voilà ce que je ne sais pas précisément... Cependant, comme tu comprends bien, je devine que ce n’est pas pour m’y porter en triomphe... Je vais probablement avoir un procès.
JENNY.
Long ?...
HALIFAX.
Je l’espère... Or, comme, selon toute probabilité, le procès sera assaisonné d’un peu de prison... de beaucoup de prison, même, tu comprends que, pendant ce temps-là, je ne me soucie point de te laisser exposée aux aimables galanteries de monseigneur.
JENNY.
Oh ! comment peux-tu craindre... ?
HALIFAX.
Je crains tout... Je désire donc que tu quittes l’Angleterre.
JENNY.
Et où irai-je, mon Dieu ?
HALIFAX.
Tu iras en France.
JENNY.
Et, là, je t’attendrai ?
HALIFAX.
Oui, tu m’attendras... Je vais te donner une lettre pour la pauvre chère femme qui m’a élevé... Tu lui diras que j’ai été toute ma vie un assez mauvais garnement, attendu qu’elle m’a prodigieusement gâté, cette bonne Gertrude, et que j’ai admirablement profilé de la détestable éducation qu’elle m’a donnée... Dis-lui que cette éducation m’a mené loin... et va peut-être me conduire assez haut !... Si l’on ne me retient pas à Londres... et il faudra qu’on m’y retienne bien fort pour que j’y reste... j’irai te rejoindre... Cependant, si tu ne me voyais pas de quelque temps, ne sois pas inquiète... Si tu ne me revoyais pas de longtemps, prends patience. Enfin, si tu ne me revoyais pas de très longtemps, de... jamais, par exemple... eh bien, ne te désole pas trop.
JENNY.
Ah !...
HALIFAX.
Pense seulement quelquefois à ton ami d’enfance, à ce bon James, à ton mari, ce pauvre Halifax, que tu avais déjà plus d’à moitié corrigé, et que tu aurais fini par rendre honnête homme tout à fait... si le bon Dieu t’en avait donné le temps. Allons, allons ne pleure pas ; cela ne sert à rien, qu’à m’attendrir moi-même... et voilà... liens... Oh ! mais c’est bête comme tout, cela ; je n’y verrai plus pour écrire.
JENNY.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
HALIFAX.
Et tu comprends, il y a des circonstances où l’on a besoin de tout son sang-froid. Ainsi, c’est convenu, aussitôt que je serai parti pour Londres, tu pars pour la France, sans même attendre de mes nouvelles, cela te retarderait trop. Tu vas trouver Gertrude, et, comme tu n’as pas beaucoup d’argent, qu’elle n’en a guère, et que, moi, je n’en ai pas du tout, prends ces bijoux, qui, si je ne me trompe, doivent valoir pas mal de guinées.
JENNY.
Qu’est-ce que c’est ?
HALIFAX.
Un collier ; tu peux le vendre, il est bien à nous ; je le paye assez cher pour cela... Ainsi, n’aie pas de scrupules ; tu peux dire qu’il est à toi, bien à toi !... Quant à moi...
JENNY.
Tu sors ? où vas-tu ?
HALIFAX.
Je vais écrire ta lettre pour Gertrude ; il n’y a ici ni plume, ni encre, ni papier... D’ailleurs, ma pauvre petite... la, vraiment, j’ai besoin d’être un instant seul... un instant, puis je reviens.
À part, et tirant sa montre.
Je n’ai plus qu’un quart d’heure.
Haut.
Au revoir donc... Embrasse-moi encore une fois... C’est peut-être la dernière. Allons, allons, du courage ; attends-moi.
Il entre dans la chambre à gauche.
Scène VII
JENNY, seule
Du courage !... Oui, oui, j’en aurai, je tâcherai d’en avoir... Mais il ne m’avoue pas tout, j’en suis sûre. Le danger qui le menace est plus grand qu’il ne dit... Ah ! non, je n’irai pas en France, je le suivrai à Londres.
Ici, sir John entre.
Et, si l’argent me manque, je vendrai ce collier comme il me l’a dit.
Elle ouvre l’écrin et regarde le collier.
Scène VIII
SIR JOHN, JENNY
SIR JOHN, au fond.
Elle est seule... Que fait-elle donc ?...
Il s’approche doucement, et, en regardant par-dessus l’épaule de Jenny, il aperçoit le collier.
Hein ?... qu’ai-je vu ?...
JENNY, se retournant, et cachant le collier.
Quelqu’un ! Monseigneur...
SIR JOHN, cherchant à voir le collier, qu’elle tient caché.
Comment ! petite, est-ce que je te fais peur ?
JENNY.
Oui, monseigneur ; car c’est vous qui perdez mon mari, vous qui nous séparez... et je vous aimais pour notre mariage que vous aviez fait, je vous bénissais pour le bonheur de ma vie, que je croyais vous devoir.
SIR JOHN.
Allons, allons, calme-toi ; que de regrets pour un mauvais sujet que tu ne connais que depuis deux jours, que tu n’aimes pas, que tu ne peux pas aimer !
JENNY.
Vous vous trompez, il y a longtemps que nous nous connaissons, il y a longtemps que je l’aime, car nous sommes du même pays ; il est né comme moi au village de Stannington.
SIR JOHN, étonné.
Stannington !... tu es née à Stannington ?
JENNY.
C’est là que James m’a souvent défendue, protégée, pauvre orpheline que j’étais...
SIR JOHN.
Orpheline !... née à Stannington !... et j’ai cru reconnaître !... Mon enfant, ce collier, je veux voir ce collier...
JENNY.
Mais, monseigneur...
SIR JOHN.
Je veux le voir, te dis-je ; il le faut.
JENNY.
Le voici.
SIR JOHN.
Ah !
JENNY.
Monseigneur, il est à moi, il est bien à moi.
SIR JOHN.
À toi ?...
Halifax entre.
Halifax !
À Jenny.
Va, mon enfant, laisse-nous. Je te rendrai ce collier ; mais, maintenant, il faut que je cause avec... avec ton mari.
HALIFAX, les regardant.
Qu’a-t-il donc, le digne gentilhomme ?
Il conduit Jenny jusqu’à la porte.
Scène IX
HALIFAX, SIR JOHN
SIR JOHN, à part, redescendant vivement la scène.
Oh ! il faut qu’il parte... il le faut à tout prix !
À Halifax.
Écoute, veux-tu sauver ta tête ?
HALIFAX.
Sauver ma tête ?
SIR JOHN.
Si je te ménageais un moyen de fuir ?
HALIFAX.
De fuir... moi ?...
SIR JOHN.
Écoute...
HALIFAX.
Je ne perds pas une parole, monseigneur.
SIR JOHN.
Tu quitteras l’Angleterre.
HALIFAX.
À l’instant même. Je n’y tiens pas, à l’Angleterre.
SIR JOHN.
Tu iras...
HALIFAX.
En France ?
SIR JOHN.
Non, ce n’est pas assez loin encore.
HALIFAX.
En Espagne ?
SIR JOHN.
Plus loin... plus loin encore... En Amérique.
HALIFAX.
En Amérique, en Afrique, aux grandes Indes, où vous voudrez.
SIR JOHN.
Oui... oui... et, où tu seras, je te ferai passer de l’argent... beaucoup d’argent.
HALIFAX.
Ah ! monseigneur !... Eh bien, je commence à croire que je vous avais mal jugé... Et quand partirai-je ?
SIR JOHN.
Tout de suite !
HALIFAX.
Tout de suite, c’est cela... Et ma femme ?
SIR JOHN.
Il est inutile que tu la voies.
HALIFAX.
Comment, il est inutile que je la voie ? Est-ce que vous croyez, par hasard, que je partirai sans ma femme ?
SIR JOHN.
Certainement... et c’est à cette condition seule...
HALIFAX.
Très bien, et je comprends votre projet. Ah ! c’est noble !... ah ! c’est grand, c’est généreux !... Merci, monseigneur, merci !... Mais je me rappelle vos paroles, monseigneur. Vous m’avez marié parce que vous ne pouviez, disiez-vous, chasser sur les terres de lord Clarendon. Eh bien, c’est moi qui vous le dis, monseigneur, vous ne chasserez pas sur les miennes.
SIR JOHN.
Mais tu veux donc, malheureux... ?
HALIFAX.
Ah ! faites ce que vous voudrez, monseigneur, cela m’est bien égal. Est-ce que vous croyez que j’ai peur de la mort, moi ?... Ah ! dans ce cas, vous vous trompez étrangement ! La mort !... eh bien, mais il y a six ans que je joue avec elle, et il y a des jours où, deux ou trois fois, nous nous sommes trouvés en face l’un de l’autre... La mort faire peur à un soldat, à un raffiné, à un duelliste !... Allons donc ! voulez-vous prendre une leçon de courage, monseigneur ? Eh bien, venez me voir mourir !
Scène X
HALIFAX, SIR JOHN, JENNY, puis ANNA, puis ARTHUR
JENNY.
Mon Dieu !... mon Dieu !... qu’y a-t-il ?
SIR JOHN, s’approchant d’elle.
Rien... rien, mon enfant.
HALIFAX.
Un instant, monseigneur, je vis encore, ne la touchez pas !
SIR JOHN.
Mais je te dis...
HALIFAX.
Viens ici, Jenny !... viens, pauvre enfant, viens, pauvre femme qu’on veut faire veuve ou déshonorée.
JENNY.
Oh ! mon Dieu ! que me dis-tu ? Monseigneur m’avait laissé espérer, monseigneur m’avait promis...
HALIFAX.
Oh ! oui... monseigneur est généreux... monseigneur me propose la vie... il me propose de fuir, mais à une condition, c’est que tu resteras ici, toi !...
JENNY, se rapprochant de lui.
Oh ! jamais, jamais je ne quitterai mon mari !
HALIFAX, la serrant sur son cœur.
Bien, bien, ma pauvre enfant. Viens là... N’est-ce pas, cela est odieux ?... Mais il avait pensé, cet homme, comprends-tu ? il avait pensé que, pour sauver ma vie, je consentirais à te faire méprisable à tes propres yeux, et qu’abandonnée par moi, alors tu t’abandonnerais à lui ; il avait, pensé que tu consentirais à devenir...
SIR JOHN.
Arrête, malheureux ! Puisqu’il faut te le dire, ta femme, c’est ma fille !...
HALIFAX.
Votre fille ?
JENNY.
Moi, monseigneur, je suis... ?
SIR JOHN.
Oui, ma fille, que je cherchais, que je viens de reconnaître à ce collier que j’avais laissé à sa mère ; ma fille, que j’ai perdue en te la donnant, et que je voulais sauver en t’éloignant d’elle.
JENNY.
Mais, monseigneur...
HALIFAX.
Comment !... ce collier ? Je n’y comprends plus rien. C’est donc toi que j’ai sauvée, il y a huit jours, dans une auberge de Stilton ?
JENNY.
Dans une auberge de Stilton, un homme poursuivait une jeune fille qui appelait du secours et qui a perdu son collier.
HALIFAX.
Oui, oui, c’est cela. La nuit à onze heures.
JENNY.
Mais c’est Anna !
HALIFAX.
Silence ! tais-toi, tais-toi... Je comprends tout maintenant, monseigneur. Ah ! vous avez retrouvé votre enfant sans la chercher ? Eh bien, il est bon que vous sachiez comment vous ne l’avez pas retrouvée déshonorée.
SIR JOHN.
Déshonorée ? que veux-tu dire ?
HALIFAX.
Oh ! mon Dieu, oui ; je vous ai déjà raconté cette histoire et vous m’en avez demandé la preuve. Eh bien, la preuve, la voici.
SIR JOHN.
Comment, cette femme ?...
HALIFAX.
Aux cris de laquelle je suis accouru, cette femme qu’un lâche insultait dans une chambre d’auberge...
SIR JOHN.
Eh bien ?
HALIFAX.
Eh bien, ce lâche, c’était lord Dudley, et cette femme, c’était votre fille.
JENNY.
Oh ! oui, monseigneur, oui, c’est la vérité tout entière, je le jure.
HALIFAX.
Et maintenant, monseigneur, maintenant, vengez la mort de votre digne ami lord Dudley ; maintenant, faites pendre le sauveur de votre enfant ; vous avez dans votre poche tout ce qu’il faut pour cela : lettre du roi, ordre du chancelier.
SIR JOHN.
Oh ! non, non. Tiens, Halifax, mon ami, tiens, les voilà, tous ces papiers. Tiens, déchirés, déchirés !
HALIFAX.
En plus petits morceaux, en plus petits morceaux, s’il vous plaît ?... Sauvé ! Ah ! je suis sauvé ! c’est comme si tous les parlements de la terre y avaient passé. À la bonne heure, voilà un bon mouvement. Bravo, monseigneur ! voilà une belle action, et, comme une belle action ne doit jamais rester sans récompense, je vais récompenser votre belle action en vous rendant votre fille.
SIR JOHN.
Comment, ma fille ? Mais la voilà, ma fille.
HALIFAX.
Non, non pas tout à fait, monseigneur, voua vous trompez : votre fille...
Montrant Anna, qui entre.
la voici. Venez, miss Anna, et tombez aux genoux de votre père. Et si vous en doutez...
Prenant le collier des mains de sir John.
mon enfant, reconnaissez-vous ce bijou ?
ANNA.
Le collier qui m’a été légué par ma mère au moment de sa mort. Mais vous êtes donc sir George Herbert, monseigneur ?
SIR JOHN.
Le nom que je portais dans ma fuite ! Oh ! c’est elle ! c’est bien elle !
HALIFAX.
Eh ! oui, c’est bien elle.
SIR JOHN.
Viens, mon enfant, viens ! j’aurai du moins une satisfaction, ce sera celle de déshériter monsieur mon neveu. Oui, oui, tu aurais toute ma fortune, Anna. Vous entendez, je donne tous mes biens à mon enfant.
HALIFAX.
À vos enfants, vous voulez dire.
SIR JOHN.
Comment, à mes enfants ?
HALIFAX.
Sans doute. Miss Anna est mariée.
SIR JOHN.
Mariée ! sans mon consentement ?
HALIFAX.
Vous n’étiez pas là... je lui ai donné le mien.
SIR JOHN.
Et ce mari ?
HALIFAX, amenant Arthur.
Le voici, monseigneur.
SIR JOHN.
Mon neveu ! comment ?
SIR ARTHUR.
Oui, mon oncle, cette petite paysanne que j’aimais, que j’ai épousée, c’était Anna.
SIR JOHN.
Allons, il est écrit que je ne me débarrasserai jamais de ce garçon-là.
HALIFAX.
Oh ! mon Dieu, oui, c’est impossible ; vous le renvoyez par la porte, il rentre par la fenêtre ; vous le chassez comme neveu, il revient comme gendre... Et maintenant, monseigneur, bénissez votre fille, qui vous tend les bras... bénissez ma femme, qui a veillé sur elle... bénissez-moi, moi qui vous l’ai rendue, et que Dieu vous bénisse !