Lorenzino (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 24 février 1842.

 

Personnages

 

LE DUC ALEXANDRE

LORENZINO

MICHELE

FRA LEONARDO

PHILIPPE STROZZI

MATTEO

LE HONGROIS

JACOPO

BERNARDO CORSINI

VITTORIO DEI PAZZI

BIRBANTE

UN FAMILIER DE L’INQUISITION

SELVAGGIO ALDOBRANDINI

LE MARQUIS CIBO

LUISA

UN MAÎTRE D’ARMES

MOINES

SOLDATS

PRISONNIERS

 

À Florence, 2 et 3 janvier 1537.

 

 

ACTE I

 

La place Sainte-Marie-Vieille, à Florence. À gauche du spectateur, un mur d’où pendent de longs festons de lierre, et au-dessus des créneaux duquel paraissent des branches d’arbre dépouillées de leurs feuilles. Au fond, le couvent de la Sainte-Croix. À droite, une suite de maisons. En avant des maisons, vers le troisième plan, un puits avec des ornements en fer. Il est minuit ; le temps est sombre, et le théâtre n’est éclairé que par les cierges qui brûlent devant une Madone placée dans une niche, à l’angle du couvent.

 

 

Scène première

 

LE HONGROIS, puis JACOPO

 

Le Hongrois est assis sur le mur, entre deux créneaux, les jambes pendantes, ayant une échelle de cordes fixée près de lui. Au lever du rideau, il compte les dernières vibrations de la cloche qui sonne minuit.

LE HONGROIS.

Dix !... onze !... minuit !

Jacopo entre, et s’approche de la porte du couvent comme pour y frapper. Le Hongrois siffle d’une façon particulière.

Psitt !

JACOPO, s’avançant à l’appel.

Est-ce toi, par hasard ?

LE HONGROIS.

Oui, c’est moi.

JACOPO.

Eh ! que diable fais-tu, perché comme un oiseau de nuit au haut de ce mur, au lieu d’être, avec monseigneur le duc Alexandre, au couvent de Santa-Croce ?

LE HONGROIS.

Le duc n’est point au couvent de Santa-Croce ; il est chez la marquise Cibo.

JACOPO.

Et par quel hasard chez la marquise Cibo, au lieu d’être au couvent ?

LE HONGROIS.

Attends un peu que je te raconte les affaires de monseigneur du haut d’un mur de dix pieds !... Monte ici, et tu sauras ce que tu désires savoir.

JACOPO, montant et restant sur l’échelle.

Que s’est-il donc passé ?

LE HONGROIS.

La chose du monde la plus simple... La mort d’une religieuse a mis toute la communauté en révolution. Fra Leonardo était là ; de sorte que la bonne abbesse, tout en remerciant Son Altesse de l’honneur qu’elle voulait bien lui faire, l’a priée de repasser un autre jour, ou plutôt une autre nuit.

JACOPO.

Et Son Altesse s’est contentée de cela ?

LE HONGROIS.

Son Altesse voulait tout simplement faire jeter dehors et la morte et le moine qui la veillait ; mais, en bon catholique que je suis, je lui ai glissé à l’oreille que mieux valait laisser tranquilles ces pauvres religieuses, et aller faire une surprise à la belle marquise Cibo. « Tiens, c’est vrai, a répondu monseigneur ; je l’avais oubliée, cette chère marquise !... » Et, comme il n’y avait que la place à traverser, il a traversé la place.

JACOPO.

Mais le duc ne s’est pas amusé à monter par ton échelle ?

LE HONGROIS.

Vraiment, non ! Le mari est absent, et Son Altesse est entrée bravement par la porte. C’est son cousin Lorenzino, homme prudent, comme tu sais, qui, aimant mieux deux, sûretés qu’une, m’a posté ici en cas d’accident.

JACOPO.

Je reconnais bien là notre mignon !

LE HONGROIS.

Chut !...

JACOPO.

On vient de ce côté !

 

 

Scène II

 

LE HONGROIS, JACOPO, LE MARQUIS CIBO, SELVAGGIO ALBOBRANDINI, passant au fond, enveloppés de grands manteaux

 

SELVAGGIO.

Sonne avec précaution, afin que les voisins ne nous entendent pas.

CIBO.

Inutile ! J’ai la clef.

SELVAGGIO.

Alors, tout va bien.

Il s’éloigne avec Cibo.

 

 

Scène III

 

LE HONGROIS, JACOPO

 

LE HONGROIS.

Hum ! que veut dire cela ?

JACOPO.

Cela veut dire que voilà deux honnêtes bourgeois qui rentrent chez eux, et que l’un des deux, homme de précaution, a dans sa poche la clef de la maison.

LE HONGROIS.

Oui ; mais, cette maison, quelle est-elle ? Descends et regarde un peu où ils entrent... J’ai un soupçon !

JACOPO.

Lequel ?

LE HONGROIS.

Descends vite, te dis-je ! et regarde.

Jacopo saute à terre, court jusqu’au coin de la rue et revient tout effaré.

JACOPO.

Hé ! le Hongrois !

LE HONGROIS.

Eh bien ?

JACOPO.

Tu ne t’étais pas trompé.

LE HONGROIS.

Comment cela ?

JACOPO.

Ils sont entrés par la première porte à gauche.

LE HONGROIS.

Au palais Cibo, alors ?

JACOPO.

Au palais Cibo, justement !

LE HONGROIS.

Au diable !

JACOPO.

Le duc est-il seul ?

LE HONGROIS.

Eh ! non ; il est avec son damné cousin, je te l’ai déjà dit.

JACOPO.

Et je t’ai renouvelé la question, parce que, être seul ou être avec lui, c’est tout un.

LE HONGROIS.

Non pas : c’est bien pis !

JACOPO.

Alors, cours le prévenir.

LE HONGROIS.

Et, si je le dérange inutilement, je serai bien reçu, n’est-ce pas ?

JACOPO.

Est-il armé ?

LE HONGROIS.

Il a sa cotte de mailles et son épée.

Il écoute.

JACOPO.

Entends-tu quelque chose ?

LE HONGROIS.

Alerte ! alerte !

JACOPO.

Qu’y a-t-il ?

LE HONGROIS.

On se bat !

JACOPO.

Oui, j’entends le froissement du fer.

LE HONGROIS.

On attaque monseigneur !... Toi, Jacopo, par la porte de la rue Torta... Tu trouveras une pince au bas de l’échelle... Moi, par ici !

Tirant son épée et descendant de l’autre côté du mur.

Tenez ferme, monseigneur ! tenez ferme ! me voilà !

 

 

Scène IV

 

LORENZINO, seul

 

Pendant que Jacopo s’éloigne par la rue Torta, Lorenzino paraît, masqué, au haut du mur, se glisse jusqu’à l’échelle, descend rapidement, traverse la scène en silence, tire de dessous son manteau une cotte de mailles, la jette dans le puits, et revient écouter au pied du mur. On entend un cri, puis plus rien.

L’un des deux est mort... Mais lequel ?

 

 

Scène V

 

LORENZINO, LE DUC ALEXANDRE

 

Le Duc paraît à son tour au haut du mur, tenant son épée entre ses dents. En voyant Lorenzino au pied de l’échelle, il hausse les épaules, prend son épée, la secoue comme pour en égoutter le sang, puis la remet au fourreau, et croise ses bras sur sa poitrine.

LE DUC, d’une voix calme.

Parbleu ! tu es un fameux compagnon, Lorenzino ! Deux hommes nous attaquent, et il faut que je fasse non-seulement ma besogne, mais encore la tienne !

LORENZINO.

Ah ! monseigneur, je croyais que c’était, une fois pour toutes, chose convenue entre nous.

LE DUC, descendant.

Quoi ?... qu’est-ce qui est convenu ?

LORENZINO.

Que j’étais le compagnon de vos fêtes, de vos plaisirs, de vos amours ; mais de vos combats, non !... Que voulez-vous ! il faut me prendre comme je suis, ou me laisser à d’autres !

LE DUC, sautant à terre.

Poltron !

LORENZINO.

Oui, poltron ! poltron, tant que vous voudrez... Mais j’ai, du moins, sur mes pareils, l’avantage de ne point cacher ma poltronnerie, moi... D’ailleurs, est-ce que j’ai une cotte de mailles comme la vôtre pour me donner du courage ?

LE DUC, portant ses deux mains à sa poitrine.

Tiens ! tu m’y fais songer : je l’ai laissée dans la chambre de la marquise.

Il fait un mouvement pour remonter à l’échelle.

LORENZINO.

Où allez-vous ?

LE DUC.

La chercher, pardieu !

LORENZINO.

Il faut que Votre Altesse ait le diable au corps ! Comment ! pour une misérable cotte de mailles, vous allez vous exposer ?...

LE DUC.

Elle en vaut la peine ! Jamais je n’en trouverai une qui m’emboîte comme celle-là. Elle s’est tellement assouplie à mon corps, que je ne la sens pas plus qu’un pourpoint de soie ou de velours.

LORENZINO.

Bon ! la marquise vous la renverra ou vous la rapportera elle-même... Savez-vous qu’elle sera très belle, la marquise, avec ses habits de deuil ?... Ah çà ! lequel des deux avez-vous tué ? J’espère bien que c’est le marquis ?

LE DUC.

Ma foi, je crois que je les ai tués tous deux !

LORENZINO.

Ah ! le second aussi ?... Au fait, pendant que vous y étiez !

LE DUC.

Attends ! voilà le Hongrois qui va nous donner des nouvelles.

 

 

Scène VI

 

LORENZINO, LE DUC ALEXANDRE, LE HONGROIS, au haut de la muraille

 

LE DUC.

Eh bien ?

LE HONGROIS.

Eh bien, monseigneur, l’un est mort et l’autre ne vaut guère mieux... Votre Altesse veut-elle que j’achève la besogne ?

LE DUC.

Non pas ! Le silence qu’ont gardé ces hommes en nous attaquant m’inspire quelque soupçon. Je suis sûr que l’un est le marquis Cibo, et je crois avoir reconnu l’autre pour Selvaggio Aldobrandini, qui est exile de Florence. Si c’était lui, ce retour ne serait plus un accident, ce serait une conspiration. Tu préviendras le bargello de ce qui est arrivé, et tu lui donneras l’ordre d’arrêter le blessé.

LORENZINO.

Monseigneur, maintenant, m’est avis que nous pourrions regagner la via Larga... Un homme tué, un homme blessé dans la même nuit, il me semble que c’est suffisant.

LE DUC.

D’autant plus que nous n’avons rien de bon à faire ici.

Il va pour sortir par la droite.

LORENZINO.

Pas de ce côté, monseigneur : j’entends les pas de plusieurs personnes.

LE HONGROIS, qui est descendu et a décroché l’échelle de cordes.

Moi aussi.

LE DUC.

Ah ! ah ! à ton tour, est-ce que tu as peur, le Hongrois ?

LE HONGROIS.

Quelquefois... Et vous, monseigneur ?

LE DUC.

Jamais !... Et toi, Lorenzino ?

LORENZINO.

Moi ? Toujours !

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

PHILIPPE STROZZI, MICHELE, MATTEO

 

MICHELE, à Strozzi.

Avançons avec précaution. Excellence ! Il me semble qu’il y avait du monde sur cette place.

STROZZI.

Il n’y aurait rien d’étonnant à cela : minuit seulement sonnait lorsque nous entrions par la porte San-Gallo ; et puis le bruit venait peut-être de ceux-là mêmes à qui j’avais donné rendez-vous.

MICHELE.

C’est possible.

STROZZI.

Fais le tour par la via Torta, et regarde, en passant, s’il y a quelqu’un dans le palais Cibo... Je t’attendrai, caché dans l’ombre de ce mur.

Michele s’éloigne.

Toi, Matteo, va chez ma sœur, via dei Alfani ; annonce-lui mon retour, et informe-toi si ma fille Luisa est toujours près d’elle ; si, par un motif quelconque, elle a cru devoir s’en séparer, qu’elle me dise où est sa nièce.

MICHELE.

La sœur de Votre Excellence est une dame prudente : voudra-t-elle me croire et consentira-t-elle à me répondre sans un mot de vous ?

STROZZI.

Tu as raison.

Il s’approche de la Madone, et, à la lueur de la lampe qui brûle devant elle, il écrit, sur une feuille de ses tablettes, quelques lignes qu’il donne à Matteo.

Va, maintenant !

Matteo s’éloigne. Strozzi s’efface le long du mur.

 

 

Scène VIII

 

STROZZI, LORENZINO, masqué, UNE JEUNE FILLE

 

Lorenzino s’avance avec hésitation, regarde tout autour de lui, reprend confiance en ne voyant personne, traverse la place et va frapper trois coups à la porte d’une petite maison ; puis il recule de quelques pas, et frappe trois autres coups dans ses mains. À ce signal, la fenêtre de la maison s’ouvre ; une Jeune Fille y paraît.

LA JEUNE FILLE, à voix basse.

Est-ce toi, Lorenzo ?

LORENZINO.

Oui.

LA JEUNE FILLE.

Attends !

Une seconde après, la porte s’ouvre, et Lorenzino entre dans la maison.

STROZZI, qui a suivi des yeux cette scène.

Florence ! Florence ! sous la tyrannie, comme sous la liberté, tu es toujours la même : la ville du mystère et des amours... Mais seras-tu encore la ville du courage et du dévouement ?...

 

 

Scène IX

 

STROZZI, MICHELE

 

MICHELE, accourant.

Excellence !

STROZZI, comme éveillé brusquement.

C’est toi !... Rapportes-tu quelques nouvelles ?

MICHELE.

Une seule, mais terrible !

STROZZI.

Parle ! tu sais qu’on peut tout me dire, à moi.

MICHELE.

Il rentrant chez lui, avec Selvaggio Aldobrandini, le marquis Cibo y a trouvé le duc Alexandre... Le duc a tué le marquis et blessé grièvement Selvaggio !

STROZZI.

De qui tiens-tu ces détails ?

MICHELE.

Un peu au delà de la porte du marquis, j’aperçus un homme qui se traînait péniblement en s’appuyant à la muraille ; je m’approchai de lui... Alors, il se laissa tomber sur une borne en disant : « Si vous êtes un ennemi, achevez-moi ! si vous êtes un ami, sauvez-moi ! Je suis Selvaggio Aldobrandini. »

STROZZI.

Et toi, alors ?

MICHELE.

Je lui dis qui j’étais et à qui j’appartenais, lui offrant de l’aider. Il me pria de lui donner mon bras, et de le conduire chez messire Bernardo Corsini ; ce qui fut vite fait, messire Bernardo Corsini demeurant à deux pas, via del Palazzo. Arrivé là, Selvaggio m’a renvoyé près de vous, pour vous dire de fuir.

STROZZI.

Fuir !... Et pourquoi ?

MICHELE.

Parce qu’il ne peut plus vous recevoir chez lui, comme il avait été convenu entre vous, obligé qu’il est lui-même d’aller demander asile à un autre.

STROZZI.

C’est bien, Michele. Il y a, à Florence, trente-neuf Strozzi, sans me compter ; c’est trente-neuf portes qui me sont ouvertes, et, fussé-je forcé de me retirer dans mon propre palais, il est assez fort pour qu’on puisse y soutenir un siège contre toutes les troupes du duc Alexandre.

MICHELE.

Plus la maison sera humble, plus vous y serez en sûreté, monseigneur. Songez que vous vous appelez Philippe Strozzi, et que votre tête vaut dix mille florins !

STROZZI.

Tu as raison, Michele.

MICHELE.

Et, malgré cela, Votre Excellence reste ?

STROZZI.

Oui ; mais, toi qui n’as pas les mêmes raisons que moi pour rester, tu peux partir. Le factionnaire qui nous a laissés passer par la porte San-Gallo, n’est pas encore relevé ; ainsi la retraite t’est facile. Va donc, Michele ! Je te délie de ta parole.

MICHELE, secouant la tête.

Monseigneur, je croyais que Votre Excellence me connaissait mieux. Si vous avez des raisons pour rester à Florence, j’en ai, moi, pour ne pas vous quitter. Il faut que la chose pour laquelle je suis venu s’accomplisse.

Étendant la main vers le couvent.

D’ailleurs, quand je voudrais fuir, il sortirait de ce couvent une voix qui m’arrêterait en criant : « Michele, tu es un lâche !... » Merci donc de votre offre, monseigneur ; mais, si vous étiez parti, je vous eusse demandé, moi, ta permission, de rester...

La porte du couvent s’ouvre.

Oh !...

 

 

Scène X

 

STROZZI, MICHELE, FRA LEONARDO

 

STROZZI.

Quel est ce moine ?

MICHELE.

Un dominicain, Excellence.

STROZZI.

Un patriote, par conséquent... Il faut que je lui parle.

MICHELE.

Et moi aussi.

STROZZI, allant à fra Leonardo.

Pardon, mon père, mais vous appartenez au couvent de Saint-Marc, je crois ?

FRA LEONARDO.

Oui, mon fils.

STROZZI.

Vous avez connu Savonarole ?

FRA LEONARDO.

Je suis son disciple.

STROZZI.

Et son souvenir vous est cher ?

FRA LEONARDO.

Je le vénère à l’égal des saints martyrs !

STROZZI.

Mon père, je suis proscrit ; l’asile sur lequel je comptais m’est fermé ; ma tête vaut dix mille florins ; je me nomme Philippe Strozzi... Mon père, au nom de Savonarole, je vous demande l’hospitalité.

FRA LEONARDO.

Je n’ai que ma cellule ; c’est celle d’un pauvre moine. Mon frère, elle est à vous.

STROZZI.

Songez-y, je vous amène la proscription sûrement, la mort peut-être !

FRA LEONARDO.

Elles seront les bienvenues, venant avec le devoir.

STROZZI.

Ainsi donc, mon père... ?

FRA LEONARDO.

Je vous l’ai dit, ma cellule est à vous. Je vous y précède et vous y attends.

STROZZI.

Cette nuit même, j’irai frapper à la porte du couvent de Saint-Marc.

Les deux hommes se serrent la main.

MICHELE, arrêtant à son tour fra Leonardo.

Pardon, mon père...

FRA LEONARDO.

Que voulez-vous, mon fils ?

MICHELE.

Au nombre des religieuses qui habitent le couvent de Santa-Croce, n’en est-il pas une qui s’appelle... ?

Il hésite et passe la main sur son front.

FRA LEONARDO.

Avez-vous oublié son nom ?

MICHELE, avec un sourire amer.

J’oublierais plutôt le mien !... Qui s’appelle Nella ?

FRA LEONARDO.

Qu’étiez-vous à la pauvre enfant ?... Étiez-vous son parent, son ami ? n’étiez-vous qu’un étranger pour elle ?

MICHELE.

J’étais... j’étais son frère !

FRA LEONARDO.

Alors, mon fils, priez pour votre sœur, qui est au ciel !

MICHELE, d’une voix étranglée.

Morte ?...

FRA LEONARDO.

Ce matin.

MICHELE.

Seigneur, Seigneur, vous êtes grand et miséricordieux ! Après les agitations de la terre, la tranquillité d’en haut ! après la douleur d’un jour, la béatitude éternelle !... Pourrais-je voir Nella, mon père ?

FRA LEONARDO.

On transporte son corps, cette nuit, au couvent de la Santissima-Annunziata, où elle a demandé à être enterrée. Vous pourrez la voir au moment où elle sortira d’ici...

MICHELE.

Et... en sortira-t-elle bientôt ?

FRA LEONARDO, montrant la porte du couvent, qui s’ouvre.

La voilà !

MICHELE.

Merci...

Fra Leonardo ambigus.

 

 

Scène XI

 

STROZZI, MICHELE, cortège de PÉNITENTS

 

Les Pénitents sortent du cou vont, partant sur leurs épaules un catafalque où est étendu le corps de Nella ; La jeune fille est couchée au milieu des fleurs et couronnée de roses. Michele, qui s’est précipité au-devant du cortège, pousse un gémissement si profond, que les Pénitents s’arrêtent.

MICHELE.

Frères, une prière !

UN DES MOINES.

Parle.

MICHELE.

Déposez un instant ici le corps de cette jeune fille, ô mes frères ! Il renferme le seul cœur qui m’ait jamais aimé dans ce monde, et je voudrais, maintenant qu’il a cessé de battre, le remercier une dernière fois de son amour...

Les Pénitents déposent à terre le catafalque et s’écartent pour permettre à Michele de s’en approcher. Michele, à genoux et incliné vers la morte.

N’est-ce pas, pauvre enfant, que ton agonie a été moins douloureuse que ton existence ? n’est-ce pas que la mort, si redoutée des heureux, n’est, pour les infortunes, qu’une pâle et froide amie qui nous berce dans ses bras comme une bonne mère, et qui nous console doucement, dans ce lit éternel qu’on appelle le tombeau ? n’est-ce pas qu’au lieu de pleurer, je fais bien, pauvre enfant, de remercier le Seigneur, qui te rappelle à lui ? Adieu, Nella ! adieu pour la dernière fois !... Je t’aimais, belle fille de la terre ; je t’adore, bel ange du ciel ! Adieu, Nella ! J’étais rentré à Florence pour te venger, vivante ou morte : dors tranquille ; je ne te ferai pas attendre.

Il pose ses lèvres sur le front de la jeune fille, étouffe un sanglot, puis se relève.

Et maintenant, merci, mes frères ! Vous pouvez rendre ce beau lis à la terre, d’où il est sorti. Tout est fini. Je remets le corps et l’âme dans les mains du Seigneur !

Il croise les bras sur sa poitrine, baisse la tête et va achever sa prière muette devant la Madone. Le cortège mortuaire s’éloigne.

 

 

Scène XII

 

STROZZI, MICHELE, MATTEO

 

Matteo est entré au milieu de la scène précédente, que Strozzi a écoutée appuyé aux ornements de fer du puits.

MATTEO, allant à Strozzi.

Maître...

STROZZI.

Ah ! c’est toi, Matteo ?... As-tu vu ce qui vient de se passer ?

MATTEO.

J’étais là.

STROZZI.

Connaissais-tu cette religieuse ?

MATTEO.

Oui, Excellence. C’était la propre fille de mon compère le vieux Nicolas Lapo, le cardeur de laine. Je me rappelle qu’il y a un an ou deux, le bruit courut, à Florence, que le duc Alexandre l’avait fait enlever de chez son père, et que, quelques jours après sa disparition, elle était entrée au couvent. Depuis lors, à ce que me disait tout à l’heure un des pénitents, elle n’a cessé de pleurer et de prier, et, ce matin, elle est morte comme une sainte.

STROZZI.

Encore une victime qui va crier vengeance contre toi au trône du Seigneur, duc Alexandre ! Dieu veuille que ce soit la dernière !

Après un silence.

Eh bien, Matteo, as-tu vu ma sœur ?

MATTEO.

Oui, Excellence.

STROZZI.

Que t’a-t-elle dit ?... Voyons, parle vite ! Ma fille est-elle en bonne santé ?

MATTEO.

Votre sœur l’espère, du moins.

STROZZI.

Comment, elle l’espère ?

MATTEO.

Ainsi que l’avait pensé Votre Excellence, elle n’a pas pu garder chez elle la signora Luisa. Quand elle vous verra, elle vous dira pourquoi.

STROZZI.

Mais, alors, Luisa ?...

MATTEO.

Est cachée sur cette place même, dans mie petite maison qu’elle habite avec la vieille Assunta, et où votre sœur n’a pas osé la venir voir depuis quinze jours, de peur qu’on ne la suivit.

STROZZI.

Et cette petite maison ?

MATTEO.

Elle est située entre la via della Fogna et celle del Deluvio.

STROZZI, lui saisissant le bras.

Tu te trompes, Matteo ! ce n’est point là l’adresse que ma sœur t’a donnée.

MATTEO.

Je demande pardon à monseigneur...

STROZZI.

Mais elle ne demeure pas seule dans cette maison ?

MATTEO.

Seule, avec la vieille Assunta.

STROZZI.

Sans autre femme que celle-là ?

MATTEO.

Sans autre femme.

STROZZI.

Oh ! mon Dieu !...

MATTEO.

Qu’avez-vous, au nom du ciel, seigneur Philippe ?

STROZZI.

Rien... Un étourdissement... Matteo, va m’attendre sur la place Saint-Marc, en face du couvent des Dominicains.

MATTEO.

Cependant, Excellence...

STROZZI.

Va, Matteo ! va !

Matteo s’incline et sort.

 

 

Scène XIII

 

STROZZI, LORENZINO, MICHELE, toujours agenouillé devant la Madone

 

Strozzi se couvre la tête de son capochon, puis s’avance vers la maison de sa fille. Au moment où il va pour frapper, la porte s’ouvre, et Lorenzino, masqué, se présente.

STROZZI, saisissant Lorenzino au collet.

Qui es-tu ?

LORENZINO, cherchant à se dégager.

Que me veux-tu ?

STROZZI.

Ne m’as-tu pas entendu ? Je te demande qui tu es.

LORENZINO.

Que t’importe ?

STROZZI.

Il m’importe tellement, que je veux le savoir à l’instant même.

Il lui arrache son masque ; en même temps, le capuchon de Strozzi tombe.

LORENZINO.

Philippe Strozzi !

STROZZI.

Lorenzino !

LORENZINO.

Malheureux ! que viens-tu faire à Florence ? Ignores-tu donc que ta tête y est mise à prix ?

STROZZI.

Je viens demander compte au duc Alexandre de la liberté de Florence, et à toi de l’honneur de ma fille !

LORENZINO, riant.

Si tu n’étais revenu que pour ce dernier objet, ce serait chose facile à arranger, mon cher oncle ; car l’honneur de ta fille est aussi intact que si sa mère jalouse l’eût gardé avec elle dans son tombeau.

STROZZI.

Lorenzino sort, à deux heures du matin, de chez ma fille, et Lorenzino dit que ma fille est encore digne de son père ? Lorenzino ment.

LORENZINO, moitié triste, moitié railleur.

Pauvre vieillard, à qui l’exil et le malheur ont fait perdre la mémoire ! Mais as-tu donc oublié une chose, Strozzi ? C’est que tu avais épousé Julia Sodarini ; c’est que Luisa et moi étions destinés l’un à l’autre ; c’est que ta femme, lorsque la sainte créature vivait, ne faisait aucune différence entre moi et Pierre et Thomas Strozzi, tes deux fils... Qu’y a-t-il donc d’étonnant que j’aie continue à aimer Luisa, et que Luisa ait continué à m’aimer, puisque notre amour était approuvé par toi-même ?

STROZZI, passant la main sur son front.

C’est vrai, j’avais oublié tout cela !... mais, en faisant un effort, je me rappellerai tout !... tout, sois tranquille !... Tiens, voilà la mémoire qui me revient. Écoute ! Oui, tu es mon neveu ; oui, ma femme et moi, nous rêvions de te donner notre Luisa ; oui, nous ne faisions aucune différence entre toi et nos autres enfants. Eh bien, Lorenzino, le jour promis est arrivé : tu as vingt-cinq ans, Luisa en a seize ! proscrit comme je le suis, isolée comme elle l’est, il lui faut quelqu’un qui l’aime a la fois d’un amour de père et d’époux. Le seul bien que ne m’aient encore enlevé ni la tyrannie ni l’exil, c’est elle ! le seul ange qui prie encore pour moi sur la terre, c’est elle ! Eh bien, mon seul ange, mon seul espoir, mon seul bien, je te donne tout cela, moi, pauvre proscrit. Épouse ma fille, rends-la heureuse, et, quel que soit le prix du trésor que je t’aurai donné, non-seulement je croirai que nous sommes quittes, mais encore je me regarderai comme ton débiteur !

LORENZINO, secouant tristement la tête.

Tu sais bien, Strozzi, que ce que lu me proposas là, possible autrefois, possible peut-être dans l’avenir, est impossible aujourd’hui.

STROZZI.

Oh ! je connaissais d’avance ta réponse, Lorenzino ! Et pourquoi n’est-ce pas possible ? Dis !... Dieu me donnera la patience de t’écouter, et je t’écoute.

LORENZINO.

Voyons, comment veux-tu que, moi, le favori, l’ami, le confident du duc Alexandre, j’aille épouser justement la fille de l’homme qui, depuis trois ans, conspire contre lui, qui a essayé deux fois de le faire assassiner, et qui, banni de Florence, sachant sa tête mise à prix, y rentre ce soir, pour tenter encore, selon toute apparence, quelque folie du même genre !... car j’appelle folie, comprends-tu bien, Philippe ? toute tentative de conspiration qui ne réussit pas. Réussis ! et ce que j’appelle folie, je l’appellerai sagesse... Épouser ta fille ! épouser Luisa Strozzi ! mais il faudrait, pour cela, que je fusse encore plus insensé que toi !

STROZZI.

Ô mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as tu réservé ! Et cependant j’irai jusqu’au bout... Lorenzino, tu as tout à l’heure fait appel à ma mémoire, et, tu l’as vu, ma mémoire a été fidèle. Laisse-moi à mon tour invoquer la tienne.

LORENZINO.

Strozzi, Strozzi, je te préviens que j’ai oublié bien des choses, et qu’il y en a beaucoup d’autres dont je ne veux pas me souvenir.

STROZZI.

Oh ! il en est cependant une que tu te rappelleras, je l’espère, car elle tient à ta vie même : ce sont les conseils que, adolescent, tu recevais de ton père ; ce sont les espérances que, jeune homme, tu donnais à ton pays.

LORENZINO.

Va, Philippe, va !

STROZZI.

Lorenzino, un tel changement a-t-il pu s’opérer en toi, que le présent ait dissipé si vite les promesses du passé ? se peut-il que l’enthousiaste de Savonarole soit devenu le complaisant et le flatteur d’un bâtard des Médicis ?

LORENZINO.

Va toujours ! J’enregistre chacune de tes paroles pour y répondre.

STROZZI.

Se peut-il enfin que celui qui, à dix-neuf ans, faisait une tragédie de Brutus, cinq ans après, joue, à la cour de Néron, le rôle de Narcisse ? Non, c’est impossible, n’est-ce pas ?

LORENZINO.

Tu te trompes, Philippe : tout cela est vrai. Mais, puisque nous en sommes à rappeler le passé, à mon tour de questionner... Qui a opprimé Florence ? Le pape Clément VII... Qui, rêvant non-seulement la liberté de la Toscane, mais un grand royaume d’Italie, vous a par deux fois offert, à vous autres, d’assassiner Clément VII, tout pape qu’il était, tout mon protecteur qu’il se disait ? Moi !... Qui a refusé, en me disant : « Frappe si tu veux ; mais nous te laissons le crime pour ton compte ? » Vous !... Et, quand Florence a été assiégée, qu’elle a été prise ; quand il a été reconnu par votre suprême sagesse qu’un Médicis seul pouvait régner, qui vous a dit : « Je suis fils de Pierre-François de Médicis, deux fois neveu de Laurent, frère de Côme, fils de Maria Sodarini, cette femme d’une sagesse exemplaire, cette vieille Romaine, cette Cornélie ! Je rétablirai la République, je le jure sur mon honneur ? » Moi !... Et, sur mon honneur, je l’eusse fait, ou j’eusse succombé ! Mais non... Vous ayez préféré le fils d’une Moresque, un bâtard de la branche aînée ; et, quand je dis : de la branche aînée, en est-on sûr ? Sa mère elle-même ne le sait pas plus que les autres... Et vous m’avez abandonné, moi qui étais de conscience pure et de race immaculée ; et, comme j’avais un corps frêle et féminin, vous m’avez appelé un Lorenzino, un Lorenzaccio ! Vous avez calomnié ma vie, n’en pouvant médire !... Pour que vous vous sépariez enfin du duc Alexandre, il a fallu... car je ne sais quel aimant possède chez nous la tyrannie ! il a fallu que le premier gonfalonier Carducci, que Bernardo Castiglione et quatre autres magistrats eussent la tête tranchée ; que le second gonfalonier Raffaello Girolamo fût enfermé dans la cathédrale de Pise, et y périt empoisonné ; que le prédicateur Benoît de Torano fût livré à Clément VII, fût jeté au château Saint-Ange, et y mourût de faim ! Il a fallu que cent cinquante citoyens, les premiers et les plus dignes de la ville, fussent exilés !... Il a fallu que le nouveau duc s’entourât de troupes étrangères, et nommât Alexandre Vitelli, un étranger, leur chef, et Guicciardini, un traître, gouverneur de Bologne, conjointement avec le pape !... Il a fallu qu’il empoisonnât le cardinal Hippolyte de Médicis, son aîné ! Il a fallu qu’il épousât la fille de l’empereur, Marguerite d’Autriche, et que, malgré ce mariage, il continuât, dans ses débauches insensées, à déshonorer les couvents les plus saints et les familles les plus nobles de Florence !... Et, quand je vis tout cela moi, quand je m’aperçus que l’on n’arrivait à quelque chose que par la bassesse, la flatterie et la corruption ; que tout esprit droit, tout cœur généreux était oublié ou méprisé, je suis revenu à Florence, je me suis fait le courtisan, l’ami, l’esclave, le compagnon de débauches du duc Alexandre, et, n’étant point parvenu à être le premier en gloire, je suis devenu le second en honte... N’est-ce pas un bon calcul, dis, Philippe ?

STROZZI, lui saisissant le bras.

Lorenzino ! Lorenzino ! ce que disent tout bas quelques-uns serait-il vrai ?

LORENZINO.

Et que disent quelques-uns ?

STROZZI.

Que, pareil au premier Brutus, tu contrefais l’insensé, mais que, tous les soirs, comme lui, tu baises la terre, notre mère commune, en suppliant ton pays de te pardonner l’apparence en faveur delà réalité... Eh bien, écoute ! s’il en est ainsi, Lorenzino, l’heure de jeter le masque est venue. Il y a encore des couronnes pour Harmodius, et des palmes pour Aristogiton. Seulement, il n’y a pas un instant à perdre, si tu veux être de la grande œuvre que je prépare ; après-demain, peut-être, il serait trop tard !... Lorenzino, tu as beaucoup à faire pour redevenir Lorenzo. Eh bien, je prends tout ton passé sur moi, et je t’en fais une auréole pour l’avenir. Je t’ouvre nos rangs, je te donne ma place ; nous sommes trois cents qui avons juré de mourir, ou de rendre la liberté à Florence. Marche à notre tête, conduis-nous, et moi, tout le premier, je donnerai aux autres l’exemple de l’obéissance !

LORENZINO, éclatant de rire.

Sais-tu, Strozzi, que tu as là une merveilleuse idée ! À moi, Lorenzino, le roi des fêtes, à moi, le prince des jours joyeux, à moi, le héros des folles nuits, tu viens offrir d’être le chef d’une conspiration bien tortueuse, bien sombre, bien romaine ! mystérieusement tramée dans les ténèbres à l’instar de celle de Catilina, avec des serments échangés sur un poignard et du sang bu dans une coupe ? Non, cher ami, non ! Quand je serai assez fou pour conspirer, ce sera d’une manière moins triste, d’une façon moins lugubre ; ce sera comme Fiesque, par exemple... exception faite de la cuirasse cependant, attendu que, si je tombe à la mer, je ne veux pas me noyer... Et puis avec cela qu’elle récompense bien ceux qui se dévouent pour elle, ta magnifique république florentine ! avec cela que c’est une mère bien tendre pour ses fils, une maîtresse bien fidèle à ses amants ! Rivale d’Athènes, elle a été jalouse de l’imiter en tout point, même dans son ingratitude pour ses plus illustres citoyens ! Voyons, comptons ceux que son barathre a dévorés, sans que, comme le gouffre de Curtius, il se refermât sur leur dévouement... Les Strozzi d’abord, qui, prévoyant l’avenir, ont voulu trancher le mal dans sa racine, et que vous avez laissé pendre au balcon du Palais-Vieux ! Savonarole, Lycurgue chrétien, qui a voulu vous faire une république près de laquelle celle que Platon avait rêvée n’était qu’une école de débauche et de corruption, et que vous avez laissé brûler sur la place de la Seigneurie ! Enfin, Dante de Castiglione, Romain du temps des Gracques perdu dans notre âge moderne, que vous avez laissé empoisonner à Itri !... Ainsi, corde, bûcher, poison, voilà la récompense que Florence la Magnifique garde à ceux qui se dévouent pour elle ! Merci !... Non, non, Philippe ; le mieux est de ne pas conspirer, crois-moi ; mais, quand tu conspireras, écoute ceci : il faut conspirer seul, sans ami, sans confident, et alors, si toutefois tu n’as pas l’infirmité de rêver tout haut, tu auras quelque chance de voir réussir ta conspiration... Tu me parles de prendre ta place, Strozzi, de me mettre à votre tête, de recueillir à moi seul l’honneur suprême de l’entreprise ? Veux-tu que je te dise comment elle finira, ton entreprise. ? Avant vingt-quatre heures, vous serez tous en prison ! Vous êtes à Florence à peine, n’est-ce pas ? vous y avez à peine mis les pieds : eh bien, l’un de vous est déjà tué, un autre blessé ; les ordres sont déjà donnés pour qu’on vous arrête, depuis le premier jusqu’au dernier... Oh ! Strozzi, suis un bon conseil ; un fou en donne quelquefois ! Reprends le chemin que tu as suivi pour arriver jusqu’ici, regagne ta forteresse de Montereggione, ferme tes poternes, baisse tes herses, baisse tes ponts-levis, et attends !

STROZZI.

Et que veux-tu que j’attende ?

LORENZINO.

Que sais-je, moi ?... Peut-être, un soir, peut-être, une nuit, au moment où tu t’en douteras le moins, la brise qui souffle si doucement parmi les lauriers de l’Arno et les pins des Caséines, te portera-t-elle ces mots libérateurs : « Le duc Alexandre est mort ! »

STROZZI.

Je joue de malheur, Lorenzino ! sur trois offres que je voulais te faire, en voilà déjà deux que tu refuses ; mais j’espère que tu voudras bien accepter la troisième.

LORENZINO.

Si elle est moins folle que les deux premières, avec bonheur, oui, Strozzi.

STROZZI, tirant son épée.

C’est de me rendre à l’instant même raison de tes offenses, de tes refus et de tes conseils.

LORENZINO.

Oh ! pour le coup, tu es bien décidément fou, mon pauvre ami ! Un duel à moi, à moi, Lorenzino ! Est-ce que je me bats, moi ? est-ce qu’il n’est pas convenu, arrêté, reconnu, que je n’ai pas la force de soulever une épée, et que je me trouve mal en voyant couler une goutte de sang ? Mais tu ne sais donc pas que je suis une femmelette, un poltron, un lâche ? Ah ! par ma foi, je croyais être mieux connu, depuis que Florence crie mon panégyrique à toute l’Italie, et l’Italie à toute la terre... Merci, Strozzi : tu as douté entre Florence et moi ; toi seul pouvais encore me faire cet honneur.

STROZZI.

Oui, tu as raison, oui, Lorenzino, tu es une femmelette, un poltron, un lâche ! oui, Lorenzino, tu es un misérable, et tu ne mérites pas de mourir de la main d’un homme comme moi... Va-t’en ! je ne te demande plus rien ; va-t’en ! je n’attends plus rien de toi, je n’espère plus qu’en Dieu ! va-t’en !

LORENZINO.

Eh bien, à la bonne heure ! te voilà redevenu raisonnable... Adieu, Strozzi !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

STROZZI, MICHELE

 

STROZZI.

Michele ! Michele !

MICHELE, s’approchant.

Me voilà, maître.

STROZZI.

Vois-tu cet homme qui s’en va là-bas ? le vois-tu ?

MICHELE.

Oui.

STROZZI.

Il bien, si demain cet homme n’est pas mort, nous sommes perdus ! cet homme sait tout.

MICHELE.

Et il s’appelle ?

STROZZI.

Lorenzino de Médicis.

MICHELE.

Lorenzino ! Lorenzino ! le favori du duc !... Soyez tranquille, seigneur Philippe, il mourra !

STROZZI.

C’est bien... Va !

Michele sort.

 

 

Scène XV

 

STROZZI, seul

 

Il marche, tenant toujours à la main son épée nue, vers la maison qu’habite sa fille, soulève le marteau de la porte, mais, comme par réflexion, le laisse retomber sans bruit.

Non, pas ce soir... Demain ! Ce soir, je la tuerais !...

Il s’éloigne.

 

 

ACTE II

 

Le cabinet de travail de Lorenzino. Deux portes latérales, une porte au fond. Bustes, statues, instruments de physique, manuscrits posés çà et là.

 

 

Scène première

 

LE DUC ALEXANDRE, prenant une leçon d’escrime avec UN MAÎTRE D’ARMES, LORENZINO, près d’une table, s’amusant à percer des sequins d’or, de la pointe d’un poignard

 

LE DUC, au Maître d’armes.

Assez pour aujourd’hui ; je suis fatigué... À demain ! Va !

Le Maître d’armes sort. Le Duc allant à Lorenzino.

Que diable fais-tu là ?

LORENZINO.

Vous le voyez, monseigneur : je fais comme vous... des armes.

LE DUC.

Comment, des armes ?

LORENZINO.

Sans doute : ce sont mes armes, à moi... Ce petit couteau, c’est mon épée, mon glaive, ma rapière. Ne croyez-vous pas que, le jour où j’aurai à me plaindre de quelqu’un, j’irai sottement lui chercher querelle, et le mettre au bout de mon épée, en même temps que je me mettrai au bout de la sienne ? Pas si niais, mon prince ! Quand on a le malheur d’être le favori d’un homme aussi abominable que le duc Alexandre, il faut tirer de la position tout ce qu’elle peut donner de bénéfices... Non ; ce jour-là, j’attendrai mon homme entre deux portes, et je lui enfoncerai mon petit couteau dans la gorge.

Le Duc prend le couteau et en regarde le manche.

Oh ! ce n’est pas le manche qu’il faut admirer, c’est la lame. Voyez : acérée comme une aiguille, et forte comme l’épée à deux mains de votre ennemi François 1er !

LE DUC.

Et où as-tu acheté ce chef-d’œuvre ?

LORENZINO.

Acheté ! Est-ce que l’on achète de semblables merveilles ? C’est mon cousin Côme des Bandes-Noires qui m’en a fait cadeau. Imaginez-vous que le pauvre enfant s’ennuie tant dans son châteaux de Trebbio, qu’il fait de la chimie. Il a inventé une façon d’empoisonner les chats et de tremper l’acier. Avec son poison, les chats les mieux constitués meurent en cinq secondes ; avec son acier, il taille le porphyre ! La dernière fois que j’ai été le visiter, devinez qui j’ai trouvé chez lui ? Benvenuto Cellini, qui refuse de travailler pour vous. Il était là, se vantant, l’horrible Gascon qu’il est, d’avoir tiré le coup d’arquebuse qui a tué le connétable de Bourbon. Il rapportait ce couteau à Côme, qui me l’a donné. Donc, lame de Côme, monture de Benvenuto Cellini, cela doit tuer de soi-même. Je vous l’offrirais bien ; mais ce qui a été donné se garde. Et puis j’en ai besoin, de mon petit couteau : j’ai quelqu’un à tuer.

LE DUC.

Tu es bien bon de te donner cette peine-là toi-même ! Dis-moi qui te gêne, je t’en débarrasserai.

LORENZINO.

Ah ! que vous êtes peu délicat en matière de vengeance, monseigneur ! Vous m’en débarrasserez par la main de quelque sbire, n’est-ce pas ? Comptez-vous donc pour rien le plaisir de se venger soi-même ; de sentir glisser une petite lame bien trempée entre les deux côtes de son ennemi, et de lui lécher le cœur avec cette fine lame d’acier ?... Ainsi, cette nuit, par exemple, n’avez-vous pas eu plus de plaisir à tuer le marquis Cibo vous-même, de ce joli coup d’épée dont vous lui avez, à ce qu’il paraît, perforé les deux poumons, qu’à le faire assassiner par Jacopo, qui lui eût brutalement coupé la gorge, ou par le Hongrois, qui lui eût bêtement fendu le ventre ?

LE DUC.

Ah ! pardieu ! tu m’y fais penser... Tu sais que le second n’était pas mort ?

LORENZINO.

Bah !

LE DUC.

Non... On a suivi la trace de son sang, de la maison Cibo à celle de Bernardo Corsini ; de sorte qu’on l’a arrêté chez Corsini et qu’on a emmené son hôte avec lui. Ce n’est pas plus difficile que cela.

LORENZINO.

Et qui était l’autre ?

LE DUC.

Selvaggio Aldobrandini ! C’est, en vérité, un fort habile homme que ce Maurizio, mon chancelier des huit ; avoue-le, mignon !

LORENZINO.

Oui, oui, oui... Mais sans doute cet habile homme vous a dit encore autre chose ?

LE DUC.

Je ne lui en ai pas demandé davantage.

LORENZINO.

Bon ! comme si un chancelier ne devait répondre qu’à ce qu’on lui demande ! Alors, le signor Maurizio pense que le marquis Cibo et Selvaggio Aldobrandini sont seuls rentrés à Florence ?

LE DUC.

Il le croit, oui.

LORENZINO.

Il ne vous a point parlé de Philippe Strozzi, par hasard ?

LE DUC.

Si fait ; je lui ai même demandé où était Strozzi, positivement.

LORENZINO.

Ah !... Et où est-il, mon cher oncle ?

LE DUC.

Dans sa forteresse de Montereggione.

LORENZINO.

Allons, je vois que je m’étais trompé sur le compte de mon ami Maurizio.

LE DUC.

En quoi ?

LORENZINO.

Mais en ce que je pensais que c’était un sot, et que je vois que décidément ce n’est qu’un imbécile.

LE DUC.

Et qui te fait changer d’avis ?

LORENZINO.

La façon dont il est informé.

LE DUC.

Comment ! Philippe Strozzi... ?

LORENZINO.

A quitté Montereggione hier, à trois heures de l’après-midi.

LE DUC.

Pour aller où ?

LORENZINO.

Pour venir à Florence.

LE DUC.

À Florence ?

LORENZINO.

Pourquoi se gênerait-il ?

LE DUC.

Strozzi est à Florence ?

LORENZINO.

Le fait est que c’est un personnage assez peu important pour qu’il aille et vienne sans qu’on s’en inquiète. Ce n’est que le chef des mécontents, pas davantage ! N’a-t-il pas deux fois essayé d’assassiner Votre Altesse ? une fois, en emplissant de poudre ce coffre sur lequel vous avez l’habitude de vous asseoir ; car il était prévenu que Votre Altesse portait une cotte de mailles... Ah ! à propos de cotte de mailles, avez vous retrouvé la vôtre, monseigneur ?

LE DUC.

Impossible de remettre la main dessus !

LORENZINO.

Il faut charger Maurizio d’en faire la recherche. Avec lui, rien ne se perd... excepté les bannis ! mais, par bonheur, je les retrouve, moi.

LE DUC.

Que diable dis-tu là ?

LORENZINO.

Je dis, monseigneur, que, si vous n’aviez pas votre pauvre Lorenzino pour veiller sur vous, il se passerait de belles choses.

LE DUC.

Et je lui suis d’autant plus reconnaissant de veiller sur moi, que, si le trône était vide, ce serait à lui d’y monter.

LORENZINO.

Monseigneur, je n’estimerai un trône que lorsqu’on pourra non-seulement s’y asseoir, mais encore s’y coucher.

LE DUC.

Tiens, Lorenzino, il faut que je te dise une chose : je crois que tu es mon seul ami.

LORENZINO.

Je suis enchanté de me trouver de la même opinion que vous, monseigneur.

LE DUC.

Et, si j’étais homme à me fier à quelqu’un, c’est à toi que je me fierais... Mais, pour cela, il faudrait que tu me servisses aussi bien en amour qu’en politique.

LORENZINO.

Et si je servais aussi bien Votre Altesse en amour qu’en politique ?

LE DUC.

Alors, tu serais un homme précieux, incomparable, inestimable ; un homme que je ne changerais pas, dût-on me donner Naples on retour, contre le premier ministre de mon beau-père Charles-Quint, qui prétend avoir les premiers ministres du monde !

LORENZINO.

Bon ! voilà que je sers mal monseigneur en amour !

LE DUC.

Ah ! oui, vante-toi ! Voilà un mois que je t’ai chargé de découvrir la retraite de cette petite Luisa, qui m’a échappé je ne sais comment, et dont je suis amoureux fou je ne sais pourquoi, et je suis aussi avancé que le premier jour. Mais je le préviens que j’ai lâché mon meilleur limier sur sa trace.

LORENZINO.

En vérité, monseigneur, il faut que je convienne que je suis un grand niais !

LE DUC.

Toi ?

LORENZINO.

Oui, moi ! Comment ! je ne vous ai pas donné de ses nouvelles ?

LE DUC.

Tu ne m’en as pas dit un seul mot, traître !

LORENZINO.

Non pas traître, mais oublieux... Voilà trois jours que j’ai retrouvé sa juste.

LE DUC.

Tiens, Lorenzino, je ne sais, sur ma parole, à quoi tient que je ne t’étrangle !

LORENZINO.

Peste ! attendez au moins que je vous aie donné l’adresse.

LE DUC.

Où demeure-t-elle, bourreau ?

LORENZINO.

Près du couvent de Santa-Croce, entre la rue del Diluvio et la rue della Fogna, à vingt pas de la marquise... Eh ! pardieu ! cette nuit, vous eussiez pu, après être descendu du mur de l’une, retourner votre échelle et monter au balcon de l’autre.

LE DUC.

C’est bien. Ce soir, je la fais enlever.

LORENZINO.

Ah ! monseigneur, je vous reconnais bien là, avec vos façons moresques.

LE DUC.

Lorenzino !

LORENZINO.

Pardon, monseigneur, mais c’est qu’en vérité vous n’avez qu’un poids et qu’une mesure pour tout le monde. Que diable ! il y a des distinctions à faire entre les femmes, et il ne faut pas les attaquer toutes de la même manière. Il en est qu’on enlève et qui trouvent cela tout naturel, et la marquise Cibo est de celles-là ; mais il en est d’autres qui ont la prétention d’être traitées plus doucement, et qu’il faut se donner la peine de séduire.

LE DUC.

Bon ! et pour quoi faire ?

LORENZINO.

Mais pour qu’elles ne se jettent pas par la fenêtre, je suppose, en vous voyant entrer par la porte, comme a fait la fille de ce pauvre tisserand dont je ne me rappelle plus le nom. C’est avec ces façons-là que vous faites pousser à vos Florentins des cris de brûlés, monseigneur.

LE DUC.

Qu’ils crient, ces Florentins ! je les déteste.

LORENZINO.

Allons, voilà que vous retombez encore une fois dans vos préjugés contre votre bon peuple !

LE DUC.

De misérables marchands de soie, de méchants cardeurs de laine, qui se sont fait des blasons avec les enseignes de leurs boutiques, qui se mêlent de faire les difficiles à propos de filiation et de me chicaner sur ma naissance.

LORENZINO, haussant les épaules.

Comme si l’on était le maître de choisir son père !

LE DUC.

Je te trouve plaisant de prendre leur parti.

LORENZINO.

Ah ! oui, en effet, je suis payé pour cela.

LE DUC.

Des misérables qui m’insultent tous les jours !

LORENZINO.

Avec cela qu’ils m’épargnent, moi !

LE DUC.

Alors, pourquoi plaides-tu pour eux ?

LORENZINO.

Pour qu’ils ne plaident pas contre nous. Ce sont des faiseurs de requêtes, que vos Florentins ; ils en font à tout le monde : à François 1er, au pape, à l’empereur. Ils en feraient au diable, et, comme vous avez l’honneur d’être son gendre...

LE DUC.

Comment ?

LORENZINO.

De l’empereur !... s’ils lui en envoyaient une sur vos amours, il se pourrait bien qu’il prît fait et cause pour sa fille madame Marguerite d’Autriche, qui commence à se plaindre d’être délaissée après dix mois de mariage.

LE DUC.

Hum ! sais-tu bien que, sous ce rapport-là, tu ne manques pas de raison, mon fils ?

LORENZINO.

Pardieu ! je suis le seul à votre cour qui soit raisonnable, monseigneur. C’est pour cela qu’on dit que je suis fou.

LE DUC.

Ah !... Ainsi donc, à ma place, tu séduirais Luisa ?

LORENZINO.

Ma foi, oui ! quand ce ne serait que pour changer de méthode.

LE DUC.

Mais sais-tu que c’est fort long et fort ennuyeux, ce que tu me proposes là ?

LORENZINO.

Bah ! une affaire de cinq ou six jours.

LE DUC.

Et comment t’y prendrais-tu, grand séducteur ? Voyons !

LORENZINO.

Je commencerais par attendre que je susse où est caché Strozzi.

LE DUC.

Comment ! malheureux, tu ne le sais donc pas ?

LORENZINO.

Ah ! monseigneur, vous êtes par trop exigeant ! Je vous donne l’adresse de la fille ; accordez-moi vingt-quatre heures pour me procurer celle du père. On ne peut pas tout faire à la fois.

LE DUC.

Eh bien, quand j’aurai l’adresse du père ?

LORENZINO.

Vous le ferez arrêter, vous lui ferez faire son procès dans les formes.

LE DUC.

Ah çà ! tu ne m’avais pas prévenu que tu descendisses du consul Fabius... Tu es pour les temporisations, aujourd’hui !

LORENZINO.

Avez-vous quelque chose de mieux à proposer ? Faites !

LE DUC.

Strozzi est proscrit, Strozzi rentre à Florence, Strozzi se met en contravention avec la loi ; sa tête est mise à prix à dix mille florins : on apporte sa tête à mon trésorier, mon trésorier paye ; voilà tout. Je n’ai pas à m’occuper d’autre chose, moi.

LORENZINO.

Eh bien, voilà justement ce que je craignais.

LE DUC.

Et pourquoi ?

LORENZINO.

Mais parce que, de cette façon-là, vous gâtez tout. Le moyen que Luisa soit jamais au meurtrier de son père ?... Tandis qu’en suivant la marche que je vous propose, vous faites arrêter Strozzi, vous le faites condamner par les huit ; ce qui vous donne une apparence de justice dont vous vous souciez peu, je le sais bien ; mais une tendre fille comme Luisa ne laisse pas mourir son père quand elle n’a qu’un mot à dire pour le sauver !... Tout l’odieux de la condamnation retombe sur les juges. Vous, au contraire, radieux comme le Jupiter antique, chargé de faire le dénouement, vous arrivez dans la machine... L’épreuve est sûre.

LE DUC.

Mais diablement usée, mignon !

LORENZINO.

Ah ! pardieu ! n’allez-vous pas mettre de l’imagination dans la tyrannie, à présent ?... Depuis Phalaris, qui avait inventé le taureau d’airain, et Procuste, qui avait inventé les lits tantôt trop courts, tantôt trop longs, il n’y a vraiment eu qu’un tyran de génie : c’est le divin Néron. Eh bien, je vous le demande, comment la postérité l’a-t-elle récompensé ? Sur la foi de Tacite, les uns ont prétendu que c’était un fou, et, sur la foi de Suétone, les autres ont dit que c’était une bête sauvage. Faites-vous tyran, après cela ! Presque autant vaudrait être peuple, parole d’honneur ! on aurait au moins la chance de l’avenir.

LE DUC.

Cinq ou six jours, tu dis ?

LORENZINO.

Voyons, ce n’est pas mon dernier mot.

LE DUC.

Soit ; mais, alors, il me faut aujourd’hui même l’adresse de Strozzi.

LORENZINO.

Demandez-la à votre chancelier Maurizio ; c’est lui que cela regarde, et non pas moi.

LE DUC.

Lorenzino, tu me l’as promise !

LORENZINO.

Vous l’ai-je promise ?... Vous l’aurez, en ce cas. Tout ce que je promets, je le tiens, moi...

Entrent le Hongrois et Birbante.

Mais voici nos deux serviteurs qui paraissent avoir à nous parler. Ils viennent probablement tous les deux de la part du diable. Ne les faisons pas attendre, monseigneur.

 

 

Scène II

 

LE DUC ALEXANDRE, LORENZINO, LE HONGROIS, BIRBANTE

 

LE DUC.

Allons, viens, le Hongrois !

LORENZINO.

Allons, entre, Birbante !

Chacun des deux serviteurs parle bas à son maître.

LE DUC, éclatant de rire.

Tu arrives trop tard pour avoir la récompense !... Entre la rue del Diluvio et la rue della Fogna.

LE HONGROIS.

Et qui donc vous a dit l’adresse, monseigneur ?

LE DUC.

Un plus fin limier que toi, mon pauvre ami.

Il montre Lorenzino.

LE HONGROIS, à part.

Ah ! le démon ! il ne sait que faire du tort aux honnêtes gens.

LE DUC.

Et toi, Lorenzino, qu’est-ce ?

LORENZINO.

Une dame masquée, Votre Altesse, et qui ne veut, à ce qu’il paraît, ôter son masque que pour votre serviteur.

Birbante sort.

LE DUC.

Heureux drôle ! cela flaire la Ginori d’une lieue.

LORENZINO.

Eh bien, quoi de plus moral qu’une tante qui vient faire une visite à son neveu ?

LE DUC.

Surtout quand la tante a vingt-deux ans, et que le neveu en a vingt cinq... Tu sais que j’ai un caprice pour elle ? Fais-lui toute sorte de promesses de ma part.

LORENZINO.

Je lui promettrai que vous vous teindrez la barbe et les cheveux.

LE DUC.

Pourquoi cela ?

LORENZINO.

Parce qu’elle m’a avoué qu’elle n’aimait que les bruns, ma chère tante.

LE DUC.

Fat !

S’éloignant, au Hongrois.

Allons, viens ici... Tu as encore quelque chose à me dire ?

LE HONGROIS.

Je l’avoue.

LE DUC.

Dis.

LE HONGROIS.

À Votre Altesse seule.

LE DUC.

Parle bas, alors.

LE HONGROIS.

Monseigneur, la première fois que votre dévoué cousin descendra d’un second étage avec une corde, laissez-moi couper la corde, je vous en prie !

LE DUC.

Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

LE HONGROIS.

Parce que j’ai une idée : c’est que cet homme vous trahit.

LE DUC.

Coupe la corde, le Hongrois ; tu en es le maître.

LE HONGROIS, joyeux.

Ah !...

LE DUC.

Seulement, si tu fais cela, j’ordonne au bourreau de renouer les deux bouts de la corde, et de te prendre le cou dans le nœud... Te tiens-tu pour averti ?

LE HONGROIS.

Oui, monseigneur... Votre Altesse a tout dit ?

LE DUC.

Pas encore... J’avais promis cent florins d’or au premier qui me donnerait l’adresse de Luisa.

LE HONGROIS.

Et je croyais bien les avoir gagnés !

LE DUC.

Mais j’avais ajouté que j’en donnerais cinquante au second.

Lui jetant une bourse.

Tiens ! s’il y a davantage, tu donneras la différence à Jacopo.

LE HONGROIS

Et s’il y a moins ?

LE DUC.

Alors, tu demanderas l’appoint à Lorenzino. Il te doit bien cela pour tes bonnes intentions à son égard.

Il sort par une porte latérale, et le Hongrois s’éloigne par le fond.

 

 

Scène III

 

LORENZINO, puis LUISA

 

LORENZINO, allant ouvrir une petite porte.

Entrez, belle dame !

Luisa entre, ôte son masque, puis se jette dans les bras de Lorenzino.

LUISA.

Lorenzo !

LORENZINO.

Luisa !... Mon Dieu ! qui a pu te faire commettre cette imprudence de venir chez moi en plein jour ?

Courant à la porte opposée, et la fermant tout en parlant.

Sais-tu qui sort d’ici ? sais-tu qui est encore dans la galerie ? sais-tu qui peut revenir d’un moment à l’autre ?... Le duc !

LUISA.

Lorenzo ! Lorenzo ! il sait où je demeure !

LORENZINO.

Qui ?

LUISA.

Le duc.

LORENZINO.

Bon ! n’est-ce que cela ?

LUISA.

Juste ciel ! ne trouves-tu donc pas que ce soit le plus grand malheur qui puisse nous arriver ?

LORENZINO.

J’avais prévu cette circonstance, chère enfant, et mes précautions étaient prises d’avance... Maintenant, car je dois tout savoir, dis-moi comment cela s’est fuit.

LUISA.

Ce matin, en sortant de la Santissima-Annunziata, où j’avais été entendre la messe, j’ai été suivie par un homme.

LORENZINO.

Je t’avais cependant bien recommandé de ne pas sortir sans masque.

LUISA.

J’avais le mien, Lorenzo ; mais, ignorant qu’un homme fût là pour m’épier, je m’étais un instant démasquée pour faire le signe de la croix avec de l’eau bénite. L’homme était caché derrière le bénitier.

LORENZINO.

En sorte que tu as été reconnue et, par conséquent, suivie ?

LUISA.

Jusqu’à la maison !

LORENZINO.

Il fallait entrer chez une amie, et sortir par une porte de derrière.

LUISA.

Que veux-tu ! je n’y ai pas songé. En me voyant suivie, j’ai perdu la tête.

LORENZINO.

Et cet homme, c’était le Hongrois ?

LUISA.

Assunta l’a reconnu.

LORENZINO.

Je savais tout cela.

LUISA.

Et comment ?

LORENZINO.

Je te l’ai dit, le duc était ici tout à l’heure, et le Hongrois lui a fait son rapport devant moi.

LUISA.

Eh bien ?

LORENZINO.

Eh bien, il ne faut pas t’inquiéter, chère enfant de mon cœur !

LUISA.

Ne pas m’inquiéter ?... Impossible !

LORENZINO.

Tu as au moins trois jours et trois nuits devant toi.

LUISA.

Trois jours et trois nuits ?

LORENZINO.

Oui ; et, en trois jours et trois nuits, il se passe bien des choses !

LUISA.

Mais rappelle-toi donc qu’en me recommandant les précautions qui pouvaient cacher ma retraite à tous les yeux, tu m’as dit cent fois que tu aimerais mieux mourir que de la voir découverte.

LORENZINO.

Oui ; car, alors, il y avait un énorme danger !

LUISA.

Et, maintenant, il n’y en a donc plus ?

LORENZINO.

Si ! mais il est beaucoup moindre.

LUISA.

Ainsi, tu n’es pas effrayé que le duc connaisse ma demeure ?

LORENZINO.

Je lui avais donné ton adresse avant que le Hongrois la lui donnât.

LUISA.

Lorenzo, je te regarde, je l’écoute, et je ne te comprends pas.

LORENZINO.

Tu crois en moi, Luisa ?

LUISA.

Oh ! oui.

LORENZINO.

Eh bien, alors, qu’as tu besoin de me comprendre ?

LUISA.

Je voudrais cependant bien lire dans ton cœur !

LORENZINO.

Demande tout à Dieu, excepté cela, pauvre enfant !

LUISA.

Et pourquoi ?

LORENZINO.

Autant vaudrait te pencher sur un abîme, et les abîmes donnent le vertige.

LUISA.

Lorenzino !

LORENZINO.

Toi aussi !

LUISA.

Non... Mon Lorenzo, mon Lorenzo bien-aimé !

LORENZINO.

Et, maintenant, n’avais-tu que cette nouvelle à m’apprendre, Luisa ?

LUISA.

Saurais-tu déjà l’autre ?

LORENZINO.

Que ton père est à Florence, n’est-ce pas ?

LUISA.

Mon Dieu !

LORENZINO.

Tu vois, je le sais.

LUISA.

Mais tu sais donc toute chose, toi ?

LORENZINO.

Je sais que tu es un ange et que je t’aime !

LUISA.

Eh bien, oui, ce matin, un moine est venu, qui m’a annoncé cette joyeuse et terrible nouvelle, et qui m’a longuement parlé de toi et de notre amour.

LORENZINO.

Et tu ne lui as rien avoué ?

LUISA.

Si fait, mais sous le secret de la confession.

LORENZINO.

Luisa ! Luisa !

LUISA.

Il n’y a rien à craindre : ce moine était fra Leonardo, l’élève de Savonarole.

LORENZINO.

Luisa ! je me crains moi-même... Ainsi, tu n’as pas vu ton père ?

LUISA.

Non ; le moine m’a dit que mon père ne voulait pas me voir encore.

LORENZINO.

Eh bien, je suis plus heureux que toi, car je l’ai vu.

LUISA.

Toi ?

LORENZINO.

Oui.

LUISA.

Quand cela ?

LORENZINO.

Hier au soir.

LUISA.

Où ?

LORENZINO.

À la porte de ta maison, où il m’avait vu entrer, et d’où il attendait que je sortisse.

LUISA.

Et tu lui as parlé ?

LORENZINO.

Oui.

LUISA.

Que t’a-t-il dit, grand Dieu ?

LORENZINO.

Il m’a proposé d’être ton époux.

LUISA.

Et ?...

LORENZINO.

Et j’ai refusé.

LUISA.

Refusé, Lorenzo ?

LORENZINO.

Refusé !

LUISA.

Tu m’aimes, cependant ?

LORENZINO.

C’est parce que je t’aime que j’ai refusé.

LUISA.

Mon Dieu, tu seras donc pour moi un éternel mystère ?... Tu ne m’expliqueras donc jamais... ?

LORENZINO.

L’heure n’est pas venue... Tu sais tout ce qu’on dit de moi dans Florence ?

LUISA.

Oui ; mais je n’en ai jamais cru un mot, je te jure !

LORENZINO.

Ne te fais pas plus forte que tu n’es... Plus d’une fois, tu as douté.

LUISA.

Quand tu n’étais pas là, c’est vrai ; mais à peine t’apercevais-je, à peine entendais-je le son de ta voix, à peine voyais-je tes yeux fixés sur les miens, comme ils le sont en ce moment, que je me disais : « Le monde se trompe ; mais mon Lorenzo ne me trompe pas ! »

LORENZINO.

Et tu avais raison, Luisa ! aussi juge de ce que j’ai souffert lorsque, voyant s’offrir à moi le trésor de toutes mes espérances ; quand, n’ayant qu’à faire une signe de tête pour qu’il fût à moi ; quand, n’ayant qu’à étendre la main pour le saisir, j’ai refusé ! oui, refusé ce que, dans un autre temps, j’eusse payé de ma vie !... Ce que j’ai souffert cette nuit, Luisa ; ce que j’ai dévoré de larmes amères, ce que j’ai dissimulé de douleurs inouïes, tu ne le sais pas, tu ne le sauras jamais !... Pauvre enfant ! Dieu chasse de ton front béni l’ombre des calamités, des misères et des hontes qu’il a amassées sur le mien !

LUISA.

Mais enfin, enfin, pourquoi as-tu refusé ?

LORENZINO.

Parce que j’ai la force de soutenir l’humiliation qui pèse sur moi, mais que ce que je puis souffrir pour moi, je ne le souffrirais pas pour celle que j’aime... À celle que j’aime, il faut un front chaste, pur, souriant ; cette chasteté virginale, cette pureté angélique, cette inaltérable sérénité, je les ai trouvées en toi...

Soupirant.

Eh bien, en devenant la femme de Lorenzo, tu perdrais tout cela.

LUISA.

Mais un jour viendra, n’est-ce pas, Lorenzo, où il n’y aura plus entre nous ni empêchement ni mystère ? un jour viendra où, à la face de tous, nous pourrons avouer notre amour ?

LORENZINO, la serrant d’une main contre son cœur, et levant l’autre au ciel.

Oh ! oui ; et, je l’espère, ce jour n’est pas loin !

LUISA.

Ah ! ce sera un beau jour pour moi, mon ami !

LORENZINO.

Et un grand jour pour Florence ! Jamais reine montant sur un trône n’aura un cortège de joie et d’acclamations pareil au tien ! Que Dieu et ton amour ne me manquent pas, et les rêves de bonheur que tu feras en attendant ce jour, si brillants qu’ils soient, seront encore loin de la réalité.

LUISA.

Ainsi donc, si mon père m’appelle ?

LORENZINO.

Va hardiment à lui, dis-lui notre amour chaste et pur, dis-lui surtout mon amour profond et éternel !

LUISA.

Et le duc ?

LORENZINO.

Ne t’inquiète pas : cela me regarde.

On entend frapper doucement à la porte du fond.

LUISA.

On frappe à cette porte.

LORENZINO, la couvrant de son corps.

Ne bouge pas !

BIRBANTE, en dehors.

Monseigneur !

LORENZINO.

Qu’y a-t-il ?

BIRBANTE.

C’est un comédien qui, ayant appris que vous voulez faire représenter une tragédie pour les plaisirs de Son Altesse le duc Alexandre, demande à être engagé dans votre troupe.

LORENZINO.

C’est bien, qu’il attende. Lorsqu’il verra cette porte ouverte, il entrera...

À Luisa.

Et toi, mon enfant, remets ton masque, afin que nul ne sache que tu es venue ici ; passe par cette chambre : un escalier dérobé te conduira dans la cour.

LUISA.

Adieu, mon Lorenzo ! Quand te reverrai-je ?

LORENZINO.

Cette nuit, probablement... À propos, Luisa, où est ton père ?... Tu hésites ?... Je comprends. Ce n’est pas ton secret ; tais-toi !

LUISA.

Non, pas de secret pour toi, Lorenzo ! Mon père est au couvent de Saint-Marc, dans la cellule de fra Leonardo. Adieu !

Elle met son masque et s’élance dehors.

 

 

Scène IV

 

LORENZINO, puis MICHELE

 

Lorenzino s’assure que Luisa s’est éloignée, en regardant par la porte entr’ouverte ; puis il va ouvrir la porte du fond. Michele attend dans l’antichambre.

LORENZINO.

Entre !

Il revient sur le devant de la scène. Michele entre ; Lorenzino le suit des yeux avec défiance.

C’est toi qui m’as demandé ?

MICHELE, s’avançant de quelques pas.

Oui, monseigneur.

LORENZINO, étendant la main vers lui.

Un instant, l’ami ! J’ai pour système que les gens qui ne se connaissent pas plus que nous ne nous connaissons, doivent toujours se parler à une certaine distance.

MICHELE.

Je prie monseigneur de croire que je sais trop bien celle qui me sépare de lui pour être le premier à la franchir.

LORENZINO.

Comment ! drôle, est-ce que tu t’aviserais d’avoir de l’esprit, par hasard ?

MICHELE.

Ma foi, monseigneur, il m’en est tant passé par la bouche depuis que j’ai joué votre comédie de l’Alidorio, qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il m’en fût resté quelques bribes au bout de la langue.

LORENZINO.

Oh ! oh ! de la flatterie !... Je te préviens, mon cher, que l’emploi de flatteur est occupé ici en double et en triple ; ainsi, dans le cas où tu aurais compté débuter là dedans, tu peux retourner d’où tu viens.

MICHELE.

Peste ! monseigneur, soyez tranquille : je sais trop ce que je dois à mes confrères les courtisans pour marcher sur leurs brisées ; non : je joue les premiers rôles, et laisse l’emploi des valets à ceux qui veulent le prendre.

LORENZINO.

Les premiers rôles tragiques ou comiques ?

MICHELE.

Tragiques ou comiques, indifféremment.

LORENZINO.

Et quels sont ceux que tu as joués ? Voyons !

MICHELE.

J’ai joué à la cour du bon pape Clément VII, qui avait une si merveilleuse amitié pour vous, monseigneur, le personnage de Cellimaco dans la Mandragore, de messire Machiavel ; et Benvenuto Cellini, qui assistait à cette représentation, pourra vous rendre témoignage de l’agrément que j’y ai eu. Puis, à Venise, j’ai rempli le rôle de Nenco Parabolano, dans la Courtisane ; et, si l’illustre Michel-Ange retrouve jamais assez de courage pour rentrer à Florence, il vous dira que j’ai pensé le faire mourir de rire ; si bien qu’il a été trois jours malade du plaisir qu’il avait pris à cette soirée. Enfin, à Ferrare, j’ai représenté, dans la tragédie de Sophronisbe, le caractère du tyran, et cela avec un si grand naturel, que le prince Hercule d’Este m’a chassé, le même soir, de ses États, sous prétexte que j’avais cherché un succès d’allusion, qui s’était rencontré sans que je le cherchasse, parole d’honneur !

LORENZINO.

Ah çà ! mais, s’il fallait t’en croire, tu serais un talent de premier ordre ?

MICHELE.

Il ne faut pas m’en croire, il faut m’éprouver, monseigneur. Mais, si vous voulez me voir véritablement dans mon beau rôle, promettez-moi de vous dire une scène de votre tragédie de Brutus, superbe ouvrage, par ma foi ! mais qui, malheureusement, est défendu à peu près dans tous les pays où l’on parle la langue dans laquelle il est écrit !

LORENZINO.

Et quel est le rôle que tu avais choisi dans ce chef d’œuvre ?

MICHELE.

Per Bacco ! est-ce que cela se demande ? Celui de Brutus !

LORENZINO.

Ouais ! tu dis cela d’un ton qui sent le républicain d’une lieue ! Est-ce que tu serais pour Brutus, par hasard ?

MICHELE.

Moi, je ne suis ni pour Brutus, ni pour César. Je suis comédien, voilà tout. Vivent les beaux rôles ! Avec sa permission donc, je me ferai entendre de Votre Excellence, si elle me fait l’honneur de m’écouter, dans le rôle de Brutus.

LORENZINO.

Eh bien, voyons, que vas-tu m’en dire ?

MICHELE.

La grande scène du cinquième acte ; voulez-vous ?

LORENZINO, souriant.

Celle à la fin de laquelle Brutus poignarde César...

MICHELE.

Justement.

LORENZINO.

Va pour la grande scène, alors !

MICHELE.

Seulement, si Votre Excellence veut que je déploie tout mon jeu, il faut qu’elle me fasse donner les répliques, ou qu’elle ait la bonté de me les donner elle-même.

LORENZINO.

Volontiers ! quoique j’aie un peu oublié les tragédies que j’ai faites pour celle que je suis en train de faire... Ah ! c’est pour celle-là qu’il me faudrait un acteur !

MICHELE.

Eh bien, me voilà. Écoutez-moi d’abord ; vous verrez ensuite ce dont je suis capable.

LORENZINO.

J’écoute.

MICHELE.

Voyons ! Nous sommes dans le vestibule du Sénat ; voici la statue de Pompée, là, à votre droite... Vous êtes César, je suis Brutus ; vous venez du Forum, je vous attends ici... La mise en scène vous convient-elle ?

LORENZINO.

Parfaitement.

MICHELE.

Et, maintenant, attendez que je me drape dans ma toge... Nous y sommes, n’est-ce pas ?

LORENZINO.

Oui.

BRUTUS (MICHELE), LORENZINO (CÉSAR).

BRUTUS.

  Salut, César !... Un mot !

CÉSAR.

  Parle, Brutus, j’écoute.

BRUTUS.

César, je suis venu l’attendre sur ta route.

CÉSAR.

C’est un honneur pour moi qu’un si noble client.

BRUTUS.

Tu te trompes. César : je viens en suppliant.

CÉSAR.

Toi, suppliant ?

BRUTUS.

  Tu sais que toute destinée.
  Par un double principe en naissant dominée,
  Voit le mal et le bien se partager son cours,
  Et que les jours mauvais suivent les heureux jours
  D’un pas aussi certain qu’on voit dans la carrière
  La nuit suivre le jour et l’ombre la lumière ;
  C’est que l’homme toujours de son pied envieux
  Veut dépasser le but que lui fixent les dieux,
  Et qu’à peine au delà, quel que soit son génie,
  Ce flambeau, dont il crut la lumière infinie,
  Expire tout à coup dans sa débile main,
  Et le laisse aveuglé sur le bord du chemin ;
  Si bien que, trébuchant sur cette haute cime,
  Au premier pas qu’il fait, il roule dans l’abîme !
  César, au nom des dieux, César, écoute-moi !
  Car cet homme au flambeau près d’expirer, c’est toi.

CÉSAR.

Oui, Brutus, tu dis vrai ; oui, c’est la loi commune ;
 Mais le destin pour tous n’a pas même fortune :
Chacun selon son cœur fait son sort différent ;
Où l’un reste petit, l’autre deviendra grandi
Le tout est d’écouter la secrète parole
Qui dit au serpent : « Rampe ! » et dit à l’aigle : « Vole ! »
Or, cette voix me dit : « Marche en avant. César !
Ton génie a soumis l’imprévoyant hasard ;
Ton édifice attend une assise dernière,
Et César n’a rien fait tant qu’il lui reste à faire ! »

BRUTUS.

Et que veut donc César faire encore de plus ?
Les Gaulois sont soumis, les Bretons sont vaincus,
Cartilage est muselée et rugit à la chaîne,
L’Égypte saigne aux dents de la louve romaine,
Et l’Euphrate n’est plus, sans pouvoir sur ses eaux,
Qu’un des mille abreuvoirs où boivent nos chevaux.
Rien n’ose résister, tout obstacle s’efface ;
Le rebelle d’hier demande aujourd’hui grâce.
Soit calcul, soit espoir, soit amour, soit terreur,
Tout se range à tes lois, et ton aigle vainqueur,
Dominant la nuée où le tonnerre gronde,
Les yeux sur le soleil, plane au-dessus du monde !
Que te faut-il encor ? que veux-tu donc enfin,
Toi que, de ton vivant, on appelle divin ?
N’est-ce donc point assez ? et dois-tu punir Rome
De ce qu’ente créant elle a fait plus qu’un homme ?

CÉSAR.

Rome, dont tu te fais l’avocat trop zélé,
N’a, tu le sais, Brutus, jamais ainsi parlé.
Non, ce qui parle ainsi, Brutus, c’est la noblesse,
Que mon nom éblouit et que ma gloire blesse,
Surtout depuis le jour, à ses projets fatal,
Où, prenant corps à corps le titan mon rival,
Dans les champs de Pharsale au visage frappée,
Je la blessai du coup qui renversa Pompée.
Non, tu sais bien, Brutus, que le peuple, c’est moi.
Les dieux l’ont décidé !

BRUTUS.

  César, César, tais-toi !
  Paix et religion à la grande victime ;
  Car ta victoire, un jour, pourrait bien être un crime.
  Garde donc d’insulter d’un sourire moqueur
  Ce vaincu dont la chute écrase son vainqueur ;
  Spectre qui grandira sous la main de l’histoire,
  Pour faire de son sang une tache à ta gloire.
  Votre cause est encore à juger aujourd’hui :
  Les dieux furent pour toi, mais Caton fut pour lui !

CÉSAR.

Il paraît que Brutus, en sa haine éternelle,
A remplacé l’esclave à la voix solennelle,
Qui du triomphateur accompagne le char,
Et qu’il vient comme lui pour crier à César,
Au milieu des transports que fait éclater Rome :
« Rappelle-toi, César, que César n’est qu’un homme ! »

BRUTUS.

Non, César est un dieu, si César aux Romains
Rend intact le dépôt qu’ils ont mis dans ses mains.
Mais, sourd à ce conseil, si César trahit Rome,
César n’est plus un dieu, César est moins qu’un homme ;
César est un tyran ! Mais, quand tu me verras
Tomber à tes genoux ; mais, quand tu m’entendras
Une dernière fois crier d’un cri suprême :
« Pitié pour les Romains, et pitié pour toi-même !... »
Alors, tu changeras de projet... douleur !
Tu ne me réponds pas...

CÉSAR, repoussant Brutus.

  Place à ton empereur !

BRUTUS.

  Eh bien, meurs donc, tyran !...

Michele, joignant le geste aux paroles, tire un poignard de sa poitrine, et frappe Lorenzino ; mais le poignard s’émousse sur la cotte de mailles que Lorenzino porte sons son habit.

MICHELE, faisant un bond en arrière.

Ah ! le démon !... il est cuirassé.

LORENZINO, à son tour, s’élance sur Michele, le saisit à bras-le-corps, et, après quelques instants d’une lutte muette mais acharnée, le renverse sous son genou, et lui met sur la gorge le petit poignard de son cousin Côme ; puis, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! il paraît que les rôles sont changés, et que c’est César qui va tuer Brutus... La !... Et, maintenant, je te demande, misérable ! ce que l’on demande au condamné à mort à qui on vient de lire son jugement : as-tu quelque chose à dire pour ta défense ?

MICHELE.

Rien !... sinon que le duc Alexandre doit remercier le ciel ; car tu vas lui sauver la vie.

LORENZINO, écartant son poignard.

Hein !... que viens-tu de dire là ?

MICHELE.

Une de ces phrases comme il en échappe à la bouche des mourants... Ne fais pas attention, et frappe ; j’ai voulu te tuer, tue-moi !

LORENZINO.

Explique-toi d’abord. Tu as dit, sur le duc Alexandre, un mot qui m’intéresse. Parle !

MICHELE.

J’ai dit que le ciel ne veut pas que Florence soit libre, puisqu’il fait de toi le bouclier de son tyran.

LORENZINO.

Mais tu voulais donc tuer le duc Alexandre ?

MICHELE.

J’avais fait le serment qu’il ne mourrait que de ma main.

LORENZINO.

Ah ! mais voilà qui change tout à fait la face des choses !

Il le lâche.

Relève-toi, assieds-toi, et causons un peu de cela.

MICHELE, se relevant sur un genou.

Lorenzino, à quoi bon te railler de moi ? J’ai voulu te tuer ; appelle tes gens, envoie-moi à la potence, et que tout soit fini.

LORENZINO.

Mais je te trouve, sur ma foi, un plaisant coquin, de parler comme si tu étais le maître ici ! Et si j’avais le caprice de te laisser vivre, moi, qui pourrait m’en empêcher ?

MICHELE.

Me laisser vivre ?

Tendant les mains vers Lorenzino.

Tu pourrais me laisser vivre ?

LORENZINO.

Peut-être, Michele de Tavolaccino !

MICHELE.

Tu sais mon nom ?

LORENZINO.

Et peut-être aussi ton histoire, mon pauvre Scoronconcolo ; car tu as deux noms : un nom d’homme et un nom de bouffon.

MICHELE.

Eh bien, alors, tu comprends pourquoi je voulais tuer le duc Alexandre ?

LORENZINO.

Oui... Ne s’agit-il pas de je ne sais quelle jeune fille que tu voulais épouser ?

MICHELE.

As-tu jamais aimé, Lorenzino ?

LORENZINO.

Moi ?... Jamais !... Mais il n’est pas besoin d’être fou pour comprendre la folie.

S’accommodant dans un fauteuil.

Voyons, conte-moi cela.

MICHELE.

Eh bien, j’aimais, moi ! j’étais assez insensé pour cela. Bouffon du duc Alexandre, je croyais qu’il me restait le droit d’avoir un cœur... Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que de cesser d’être un homme pour devenir une chose qui rit, qui pleure, qui grimace ; une chose sur laquelle chacun frappe pour en tirer le son qui lui convient ; une marionnette dont tout le monde tiraille le fil ! Voilà ce que j’étais, Lorenzino !... Eh bien, dans cet avilissement sombre, au milieu de cette nuit obscure, je vis briller, un jour, un rayon de soleil : une jeune fille m’aima ! C’était une douce et belle enfant, pure et souriante ; le lis le plus chaste était moins blanc que son front ; une feuille arrachée au cœur d’une rose était moins fraîche que sa joue... Elle m’aima ! moi ! comprenez-vous, monseigneur ? moi, pauvre bouffon, pauvre isolé, pauvre tête vide ! Alors, j’eus toutes les espérances des autres hommes. Je rêvai l’ivresse de l’amour, je devinai les joies de la famille... J’allai trouver le duc, et je lui demandai la permission de me marier. Il éclata de rire. « Te marier, toi ? s’écria-t-il ; te marier ? Mais tu n’étais que bouffon, et voilà que tu deviens fou ! Ne sais-tu pas ce que c’est que le mariage ? N’as-tu pas remarque que, depuis que j’ai épousé la fille de l’auguste empereur Charles-Quint, je suis bien plus difficile à amuser ? À peine serais-tu marié, mon pauvre Scoronconcolo, que tu deviendrais triste, morose, soucieux ; à peine serais-tu marié, enfin, que lu ne me ferais plus rire... Allons, allons, bouffon, assez sur ce sujet ! ou, la première fois que tu m’en parleras, je te ferai donner vingt coups de verges ! » Le lendemain, je lui en reparlai, il me tint parole : je fus fouetté jusqu’au sang par Jacopo et le Hongrois !... Le surlendemain, je lui en reparlai encore. « Allons, me dit-il, je vois bien que la maladie est invétérée, et qu’il faut de grands moyens pour te guérir... » Alors, du ton d’un maître qui s’intéresse à la souffrance de son serviteur, il me demanda le nom de celle que j’aimais, son adresse, sa famille. Je crus qu’il consentait à mon bonheur ; je me jetai à ses pieds, je baisai ses genoux, puis je courus chez Nella, et je passai avec elle une journée d’ineffable bonheur !... Le soir, il y avait orgie au palais ; le duc était entouré de ses compagnons habituels : Francesco Guicciardini, Alexandre Vitelli, André Salviati... J’étais là aussi, moi ; n’étais-je pas de toutes les fêtes ! Quand ils furent échauffés par les propos, par la musique, par le vin, une porte s’ouvrit, et l’on poussa au milieu d’eux une jeune fille... Cette jeune fille, cette vierge, cette martyre, c’était celle que j’aimais ! pour laquelle j’eusse donné ma vie, mon âme ! C’était Nella !...

Se jetant à genoux.

Oh ! laissez-moi vivre, monseigneur ! laissez-moi me venger, et, sur l’honneur, quand j’aurai égorgé ce tigre, je reviendrai me coucher à vos pieds, je vous tendrai la gorge, et je dirai : « À ton tour, Lorenzino ! à ton tour ! Venge-toi de moi, comme je me suis vengé de lui ! »

LORENZINO, impassible.

Mais ce n’est pas tout ?

MICHELE.

Que voulez-vous que je vous dise de plus, et qu’importe le reste ?... Je me sauvai de cette cour maudite ; je courus devant moi jusqu’à ce que j’eusse franchi les frontières de la Toscane. À Bologne, je trouvai Philippe Strozzi. Je le savais un des plus mortels ennemis du duc ; je me mis à son service, à la seule condition que, quand nous rentrerions à Florence, ce serait moi qui frapperais l’infâme !... Hier au soir, nous rentrâmes. Au moment où nous passions devant le couvent de Santa-Croce, on en emportait le corps de Nella, morte de honte, de douleur, de désespoir !... Oh ! cette fois, c’est bien tout !

LORENZINO.

Oui ; et, quant au reste, quant à l’ordre à toi donné par Philippe Strozzi de m’assassiner, parce que je ne voulais pas épouser sa fille, je comprends, ce n’est pas la peine d’en parler...

Après un instant de silence.

Eh bien, réponds-moi ! si, au lieu d’appeler mes gens et de te faire pendre, comme tu me le conseillais tout à l’heure toi-même, je te donnais la vie, je te rendais la liberté ?

MICHELE.

Oh !...

LORENZINO.

Mais à une condition... Tu comprends bien, on ne fait point de ces grâces-là gratis.

MICHELE.

Cette condition, je l’accepte, quelle qu’elle soit ; je la signe de mon sang, je la garantis de ma vie !

LORENZINO, d’une voix sombre.

Michele ! moi aussi, j’ai à me venger de quelqu’un.

MICHELE.

Oh ! cela vous est bien facile, à vous autres, grands seigneurs !

LORENZINO.

Eh bien, voilà ce qui te trompe ; car celui dont j’ai à me venger est un familier du duc, un de ceux qui étaient de l’orgie de Nella !

MICHELE.

Oh ! à toi, Lorenzino ! à toi ! et, si tu as peur que je ne me sauve, si tu crains que je ne m’échappe, enferme-moi dans un cachot dont toi seul auras la clef, avec une chaîne au pied, un collier au cou ; ne m’en fais sortir que pour frapper ton ennemi ; mais, ton ennemi tué, laisse-moi le duel.

LORENZINO.

Soit ; mais qui me répondra de ta fidélité ?

MICHELE, étendant la main.

Par le salut de Nella !... Maintenant, qu’ordonnes-tu ? que veux-tu que je fasse ?

LORENZINO.

Ma foi, ce que tu voudras... Retourne près de Strozzi, qui doit t’attendre avec impatience ; dis-lui qu’il t’a été impossible de pénétrer jusqu’à moi, que tu ne m’as pas tué aujourd’hui, mais que tu me tueras demain.

MICHELE.

Et après ?...

LORENZINO.

Après ?... Pourvu que tu te promènes tous les soirs, de onze heures à une heure du matin, dans via Larga, c’est tout ce que je te demande.

MICHELE.

Tu n’as rien de plus à me dire ?

LORENZINO.

Non... À propos, tu as peut-être besoin d’argent ?

MICHELE.

Merci... Mais vous pouvez me faire un cadeau, monseigneur.

LORENZINO.

Lequel ?

MICHELE.

Laissez-moi prendre une épée dans ce trophée...

LORENZINO.

Choisis.

MICHELE.

Je prends celle-ci, monseigneur.

LORENZINO.

Allons, le drôle s’y connaît !

MICHELE.

Ainsi donc ?...

LORENZINO.

Dans via Larga, de onze heures à une heure du matin.

MICHELE.

Cette nuit ?

LORENZINO.

Cette nuit et toutes les nuits.

MICHELE.

C’est convenu, monseigneur ; comptez sur moi !

Il sort.

 

 

Scène V

 

LORENZINO, seul

 

Pardieu ! j’y compte bien aussi !... En vérité, je crois que je suis plus heureux que Diogène, et que j’ai trouvé l’homme que je cherchais... Bon ! j’oubliais le principal...

Il se met à une table et écrit.

« Philippe Strozzi est caché dans la cellule de fra Leonardo, au couvent de Saint-Marc. »

Appelant.

Birbante ! Birbante !

Le Domestique paraît.

Au duc Alexandre !

 

 

ACTE III

 

La cellule de fra Leonardo. Une porte au fond et une porte latérale à la droite du spectateur. À gauche, au premier plan, un prie-Dieu ; au deuxième plan, une fenêtre. Au-dessus de la porte, au fond, un Couronnement de la Vierge de Beato Angelo.

 

 

Scène première

 

FRA LEONARDO, STROZZI

 

FRA LEONARDO.

Je te dis, Strozzi, que tu peux toujours bénir, aimer, embrasser ton enfant et pardonner à Lorenzino !

STROZZI, agité et parcourant la scène.

Lorenzino ! Mais je vous dis qu’il est aimé d’elle ; je vous dis que je l’ai vu sortir de chez elle à une heure du matin ; je vous dis que c’est un misérable !

FRA LEONARDO.

Luisa l’aime, c’est vrai, mais d’un amour pur et fraternel.

STROZZI.

L’amour d’un Lorenzino, pur et fraternel ?... Et c’est vous qui me dites cela, mon père ! Vous, habitué à lire au fond du cœur des hommes, c’est vous qui venez prendre contre moi la défense de cet infâme !

FRA LEONARDO, rêveur.

Oui, mon fils, tu l’as dit, il y a peu d’âmes que je n’aie sondées, peu de ces gouffres sombres où s’agitent les passions humaines dont je n’aie mesuré la profondeur... Eh bien, te le dirai-je, Strozzi, Lorenzino est un de ceux-là dont la pensée m’est toujours restée inconnue. Cependant, je l’ai suivi longtemps des yeux, cet homme sur qui reposait, tu le sais, l’espoir de la patrie... Eh bien, plus je me suis penché sur cet homme, moins j’ai vu clair dans l’abîme de son cœur ! Depuis son retour de Rome, et il y a de cela un an, il est devenu impénétrable à tous les regards, même aux nôtres ; car, depuis son retour, pas une seule fois il ne s’est approché du tribunal de la pénitence... Oh ! celui qui entendra la confession suprême de cet homme !...

STROZZI, d’une voix sombre.

Oui, si toutefois il ne meurt pas sans confession...

FRA LEONARDO.

N’importe, tout n’est pas perdu avec lui, puisqu’il aime... L’amour est non-seulement une croyance, mais encore une religion, et le cœur où il reste un rayon d’amour n’est pas entièrement renié de Dieu.

STROZZI, sans écouter fra Leonardo.

Suis-je assez malheureux ! Il fallait, pour achever de briser mon cœur, déjà si plein de doutes, que l’amour de cet homme s’arrêtât sur Luisa, et que Luisa le lui rendît !

FRA LEONARDO.

Strozzi, Strozzi, au lieu d’accuser le ciel, remercie-le, au contraire, de ce que la pauvre enfant, abandonnée comme elle l’était et croyant satisfaire au désir paternel, tout en aimant comme une femme, est restée pure comme un ange !

STROZZI.

Oh ! si je le croyais, du moins !

FRA LEONARDO.

Puisque je te l’affirme !

STROZZI.

Mais, alors, pourquoi ne vient-elle pas me dire cela elle-même ? Il me semble que, si c’était elle qui me le dit, je n’en douterais plus.

 

 

Scène II

 

FRA LEONARDO, STROZZI, LUISA

 

LUISA, entrant par la porte de droite, et s’élançant dans les bras de son père.

Ne doutez donc plus ; car me voilà, père bien-aimé !

STROZZI, à fra Leonardo, qui s’éloigne.

Vous nous quittez, mon père ?

FRA LEONARDO.

Le bonheur passe si vite, Strozzi, qu’il est bon, lorsqu’un homme est heureux, qu’il y ait près de lui un autre homme qui prie.

Il sort.

 

 

Scène III

 

STROZZI, LUISA

 

STROZZI, se laissant aller sur un fauteuil.

Luisa, tu as bien tardé !... Mais enfin te voilà !

LUISA.

Mon père, comme vous avez dû souffrir, s’il est vrai que vous ayez douté de moi !

STROZZI.

Oh ! oui, j’ai bien souffert ! car tu ne sauras jamais combien je t’aime, Luisa ! L’amour des parents est un mystère entre eux et le Seigneur. Depuis trois ans que j’ai quitté Florence, je n’ai pu avoir de tes nouvelles qu’à de longs intervalles... Toi et Florence, vous êtes mes seules amours, et, Dieu me pardonne, entre Florence, ma mère, et toi, ma fille, je crois que c’est encore toi que j’aime le mieux !

LUISA.

Mes frères étaient avec vous, mon père, et j’étais heureuse de l’idée qu’ils vous consolaient.

STROZZI.

Tes frères sont des hommes forts, forts pour lutter, forts pour souffrir. Quand un père engendre un fils, lisait d’avance qu’il doit ce fils à la patrie. Mais une fille appartient plus étroitement à son père ; une fille, c’est l’ange du foyer chrétien, c’est la statue de l’amour virginal qui a remplacé les pénates antiques. Juge de tout ce que j’ai souffert, mon enfant, en songeant aux dangers qui te menaçaient dans cette malheureuse ville, et quand je comprenais mon insuffisance à te protéger... Mais, toi, toi, ma fille, qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?

LUISA.

Tout ce temps, mon père, je l’ai passé entre la prière et l’amour... J’ai prié pour vous, mon père ! j’ai aimé Lorenzo !

STROZZI.

Donc, tu l’aimes ?

LUISA.

À ne pas comprendre, si je le perdais, comment Dieu lui-même pourrait le remplacer dans mon cœur !

STROZZI.

Mais personne ne sait votre amour ?

LUISA.

Personne, mon père.

STROZZI.

Où le vois-tu ? comment le vois-tu ?

LUISA.

Jusqu’au moment où il m’a dit de quitter ma tante, je l’ai vu chez ma tante ; et, depuis ce temps, je le vois dans cette petite maison de la place Sainte-Marie-Vieille. Là, il vient tantôt sous un déguisement, tantôt sous un autre, mais toujours masqué... Chaque fois, nous convenons d’un nouveau signal pour la prochaine fois. Il faut qu’il y ait dans sa vie un grand secret que j’ignore : un jour, il est triomphant et joyeux ; un autre, sombre et abattu ; parfois, il est gai comme un enfant ; parfois, il pleure comme une femme !

STROZZI.

Et toi ?

LUISA.

Moi, je suis gaie ou triste, selon qu’il est triste ou gai.

STROZZI.

Et le mariage autrefois arrêté entre vous, t’en parle-t-il encore ?

LUISA.

Oh ! oui, bien souvent, mon père ! alors, il s’exalte ; alors, il parle d’avenir, de puissance, de liberté, et je ne le comprends pas plus que lorsqu’il se tait ; car ses paroles sont aussi mystérieuses que son silence.

STROZZI, la serrant dans ses bras, et secouant la tête.

Oh ! mon enfant ! mon enfant !

LUISA.

Rassurez-vous, mon père : ce n’est pas Lorenzo que vous avez à craindre.

STROZZI.

Ah ! oui, tu me rappelles qu’un autre danger te menace... Il t’aime donc, ce duc ?

LUISA.

Personne ne me l’a dit encore ; mais, plusieurs fois, et ce matin même, j’ai été suivie par des hommes masqués, et j’ai senti, au frémissement de mon cœur, que j’étais en péril.

STROZZI.

Il ignore où tu habites ?

LUISA.

Depuis quelques heures, il le sait !

STROZZI.

Oh ! mon Dieu !

LUISA.

J’ai été bien effrayée d’abord ; mais, ensuite, Lorenzo m’a dit que je n’avais rien à craindre, et j’ai été rassurée.

STROZZI.

Lorenzo ! tu l’as donc vu aujourd’hui ?

LUISA.

Ce matin, oui, mon père.

STROZZI.

Et il t’a dit qu’hier au soir nous nous étions vus ?

LUISA.

Il me l’a dit.

STROZZI.

T’a-t-il dit que je lui avais offert de te donner à lui pour femme ?

LUISA.

Il me l’a dit.

STROZZI.

T’a-t-il dit qu’il avait refusé ?

LUISA.

Il m’a dit tout cela.

STROZZI.

Qu’as tu pensé, alors ?

LUISA.

Je l’ai plaint.

STROZZI.

Tu l’as plaint ?

LUISA.

Je songeais à ce qu’il avait dû souffrir.

STROZZI.

Où l’as-tu vu ce matin ?

LUISA.

Chez lui.

STROZZI.

Tu as été chez lui, via Larga, dans sa maison infâme ?

LUISA.

Je croyais le danger pressant.

STROZZI.

Est-ce toi qui, la première, lui as parlé de moi ?

LUISA.

Non, c’est lui qui, le premier, m’a parlé de vous.

STROZZI.

Il ignore où je suis, n’est-ce pas ?

LUISA.

Excusez, mon père, il le sait.

STROZZI.

Qui le lui a dit ?

LUISA.

Moi.

STROZZI.

Malheureuse ! tu m’as perdu, et tu t’es perdue avec moi !

LUISA.

Oh ! mon père, comment pouvez-vous penser... ?

STROZZI.

Et toi, comment peux-tu être à ce point aveugle et crédule ?... À cette heure, Luisa, le duc Alexandre sait tout ; à cette heure, moi, toi, mes amis, sommes en son pouvoir, et c’est ton fol amour, c’est ta confiance insensée qui nous a jetés sous sa main !... Ah ! malheureuse ! que Dieu te pardonne comme je te pardonne moi-même ! mais qu’as-tu fait !...

LUISA, suppliant.

Mon père ! mon père !

On entend du bruit au dehors.

STROZZI.

Écoute ! écoute !

Il étend le bras du côté par où vient le bruit.

Entends-tu ?...

Entraînant sa fille vers la fenêtre.

Tiens ! regarde, et doute encore !

LUISA.

Des sbires ! des soldats !... le duc !... Mon père, tuez-moi !... Mais non, c’est impossible ! vous aurez été trahi.

STROZZI.

Oui, j’ai été trahi, et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que je l’ai été par ma fille !

LUISA.

Oh ! attendez, attendez, mon père, avant de nous condamner ainsi...

 

 

Scène IV

 

STROZZI, LUISA, FRA LEONARDO

 

FRA LEONARDO, paraissant à la porte du fond.

Mon frère, êtes-vous prêt pour le martyre ?

STROZZI.

Oui.

FRA LEONARDO.

C’est bien ; car voici les bourreaux.

LE DUC, au dehors.

Restez à cette porte, et ne laissez entrer personne !

 

 

Scène V

 

STROZZI, LUISA, FRA LEONARDO, LE DUC, JACOPO, LE HONGROIS, SOLDATS, au fond

 

LE DUC, du seuil de la porte.

Ah ! ah ! j’étais donc bien renseigné, et voilà le loup pris au piège !

FRA LEONARDO, s’élançant au-devant du Duc.

Qui es-tu ? que veux-tu ?

LE DUC.

Qui je suis ?... Je suis, comme tu le vois, mon digne père, un pieux pèlerin qui visite les maisons du Seigneur, pour récompenser et punir ceux qui, dans leur orgueil, se croient au-dessus des récompenses et des punitions... Fais-moi place !

Montrant Strozzi.

J’ai à parler à cet homme.

FRA LEONARDO.

Cet homme est l’hôte du Seigneur, cet homme est sacré... On n’arrivera à lui qu’en passant sur mon corps !

LE DUC.

C’est bien ; on y passera. Crois-tu que celui qui, pour monter au trône, a marché sur le cadavre d’une ville s’arrêtera, de peur de fouler aux pieds celui d’un misérable moine ?

LE HONGROIS, la main sur son poignard.

Monseigneur, faut-il... ?

LE DUC.

Non, il ne faut pas... ou, du moins, pas encore... Tu es toujours pressé, toi.

Au Moine.

Allons ! place à ton duc !

FRA LEONARDO.

Mon duc ?... Je ne connais pas ce nom. Je sais ce que c’est qu’un gonfalonier, je sais ce que c’est que la république florentine ; mais je ne sais pas ce que c’est qu’un duc, je ne sais pas ce que c’est qu’un duché.

LE DUC, les dents serrées.

Allons ! place à ton maître !

FRA LEONARDO.

Mon maître, c’est Dieu ! Je n’ai pas d’autre Seigneur que celui qui est au ciel, et, tandis que la voix d’en bas me dit : « Va-t’en ! » j’entends celle d’en-haut qui me dit : « Demeure ! »

LE HONGROIS, faisant un mouvement.

Eh bien ?...

LE DUC, au Hongrois.

Attends ! et, quand, par hasard, je suis patient, sois-le donc aussi. Tu vois bien que je ne veux pas effrayer cette jeune fille.

À fra Leonardo.

Eh bien, moine, puisque tu ne connais ni duc ni maître, place au plus fort !

Le Hongrois et Jacopo prennent le Moine à bras-le-corps et l’écartent. Le Duc se trouve face à face avec Strozzi, qui éloigne sa fille de la main.

STROZZI.

Duc Alexandre, je croyais que tu avais assez de ton chancelier, de ton bargello et de tes gardes pour ne pas jouer toi-même le rôle de sbire. Je me trompais.

LE DUC.

Bon ! comptes-tu pour rien le plaisir de rencontrer son ennemi face à face ? Me prends-tu pour un de ceux qui se glissent la nuit dans une ville, qui se cachent le jour dans une tanière, qui attendent patiemment et traîtreusement l’heure d’allonger le bras dans l’ombre, et de frapper par derrière ? Non ! Je marche à la clarté du soleil, et je viens te dire en plein midi, moi : « Strozzi ! nous avons joué l’un contre l’autre une partie terrible, dont la vie était l’enjeu... Tu as perdu, Strozzi. Paye ! »

STROZZI.

Oui, et j’admire en même temps la prudence du joueur qui vient réclamer sa dette, si bien accompagné.

LE DUC.

Ah çà ! penses-tu que j’aie peur ? Crois-tu par hasard que je n’eusse pas été te trouver seul, partout où j’aurais espéré te rencontrer ? Ah ! tu fais là une étrange erreur, et tu me prends pour quelque autre !

À Jacopo et au Hongrois.

Sortez, refermez la porte sur vous, et, quelque chose que vous entendiez, fut-ce mon cri de mort, ne venez pas que je ne vous appelle...

Le Hongrois veut faire une observation.

Ah ! que l’on obéisse !

Jacopo et le Hongrois sortent.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, STROZZI, FRA LEONARDO, LUISA

 

LE DUC.

Eh bien, me voilà seul, Strozzi ! seul contre vous deux... Ah ! oui, je comprends : je suis armé, et vous êtes sans armes... Attendez... Tiens, Strozzi, je jette cette épée...

Il déboucle son épée, et la jette derrière lui.

Tiens, Strozzi, je t’offre ce poignard... Prends, vieux Romain ! N’y a-t-il pas, dans l’antiquité, un Virginius qui tue sa fille, un Brutus qui tue son roi ? fais-toi immortel comme eux... Allons, choisis et frappe !... Mais frappe donc ! Que risques-tu ? Pas même ta tête : tu sais bien qu’elle est au bourreau... Et toi, moine, qui t’arrête ? Ramasse cette épée, et viens me frapper par derrière, si ta main tremble à me frapper en face.

FRA LEONARDO.

Mon Dieu défend à ses ministres de répandre le sang. Sans cette défense, je n’eusse pas remis la cause de la patrie à un autre bras, et il y a longtemps que tu serais mort et que Florence serait libre.

LE DUC.

Eh bien, Strozzi, crois-tu que j’aie peur ?

LUISA.

Non, monseigneur, non ; on sait que vous êtes brave... Eh bien, soyez aussi bon que courageux !

STROZZI.

Silence, enfant ! Je crois que tu pries cet homme.

Le Duc remet son poignard au fourreau et ramasse son épée.

LUISA, à demi-voix, à Strozzi.

Mon père, mon père, laissez moi... Dieu donnera de la force à mes paroles...

S’inclinant devant le Duc.

Monseigneur...

FRA LEONARDO, la relevant.

Relève-toi, enfant ! Point de traité entre l’innocence et le crime ! point de pacte entre l’ange et le démon... Relève-toi !

LE DUC.

Tu as tort, moine : elle est si belle ainsi, que j’allais oublier mon offense, pour ne me souvenir que de mon amour.

STROZZI, enveloppant Luisa de ses bras.

Mon enfant ! mon enfant !

FRA LEONARDO.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! si tu vois de pareilles choses sans tonner, je dirai que ta miséricorde est encore plus grande que ta justice !

LE DUC.

Tu le vois, j’ai laissé à Dieu le temps de frapper...

Appelant.

Jacopo ! le Hongrois !

 

 

Scène VII

 

LE DUC, STROZZI, FRA LEONARDO, LUISA, LE HONGROIS, JACOPO

 

LE HONGROIS.

À vos ordres, Altesse !

LE DUC, montrant fra Leonardo et Strozzi.

Remettez ces deux hommes aux mains des gardes.

LUISA.

Monseigneur ! monseigneur ! au nom du ciel, ne séparez pas le père de la fille ! n’arrachez pas le prêtre à son Dieu !

STROZZI.

Tais-toi, et demeure. Pas un mot de plus, pas un pas en avant, ou je te maudis !

LUISA.

Oh !...

Elle tombe à genoux sur le prie-Dieu.

STROZZI.

Adieu, mon enfant ! Le Seigneur seul veillera désormais sur toi... Mais n’oublie jamais que c’est Lorenzino qui me tue !

LUISA, étendant les mains vers lui.

Mon père ! mon père !...

Au Duc.

Oh ! monseigneur, ne puis-je donc rien pour sauver mon père ?...

LE DUC, revenant à elle.

Si fait, enfant ! car toi seul, au contraire, peux quelque chose pour le sauver.

LUISA.

Que faut-il que je fasse, monseigneur ?

LE DUC.

Lorenzino te le dira...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LUISA, puis LORENZINO

 

LUISA, désespérée.

Oh ! mon Dieu ! tout le monde l’accuse... même le duc !

LORENZINO entre par la porte latérale, puis, posant une main sur l’épaule de Luisa, et, de l’autre, lui montrant le crucifix.

Celui-là le justifiera !...

 

 

ACTE IV

 

Une chambre dans la prison du Bargello, avec de vieilles fresques à demi-effacées. Sur le devant, de chaque côté, deux colonnes qui soutiennent la voûte.

 

 

Scène première

 

FRA LEONARDO, appuyé contre une colonne, et causant avec STROZZI, SELVAGGIO ALDOBRANDINI, couché sur un banc, BERNARDO CORSINI, VITTORIO DEI PAZZI, PRISONNIERS

 

Bernardo Corsini, monté sur un escabeau, est occupé à graver son nom sur la muraille, avec un clou. Vittorio, debout près de lui, le regarde faire.

FRA LEONARDO, se tournant de leur côté.

Que fais-tu, Bernardo ?

BERNARDO.

Tu le vois, mon père : j’écris mon nom indigne près de ceux des martyrs qui m’ont précédé ici-bas, et qui m’attendent au ciel !

Il descend et passe le clou à Vittorio.

VITTORIO.

À mon tour !... Par le Christ, notre dernier prince élu ! ces murs seront, un jour, le livre d’or de Florence !... Tenez, voici le nom du vieux Jacob dei Pazzi, mon aïeul... Voilà celui de Jérôme Savonarole... Voilà celui de Nicolas Carducci... Voilà celui de Dante de Castiglione... Vive-Dieu ! la belle garde de nobles fantômes que la liberté, exilée de la terre, doit avoir là-haut !

SELVAGGIO.

Grave aussi mon nom, Pazzi. Il faut que la postérité sache que j’étais de ceux qui n’ont pas voulu vivre esclaves ; et, si la muraille est trop dure, viens prendre de mon sang pour écrire ce nom, au lieu de le graver : ma blessure est encore fraîche et ne t’en refusera pas ! Écris : « Selvaggio Aldobrandini, mort pour la liberté ! »

VITTORIO.

À toi, Strozzi !

Il passe le clou à Strozzi.

STROZZI, écrivant et répétant ce qu’il écrit.

Dieu ! garde-moi de ceux à qui mon cœur se fie,
Et je me garderai de qui je me défie !

VITTORIO, riant.

Belle sentence ! mais, formulée sur le mur d’une prison, elle a le défaut d’arriver un peu tard !

Les autres Prisonniers écrivent leur nom. La porte du fond s’ouvre.

 

 

Scène II

 

FRA LEONARDO, STROZZI, SELVAGGIO ALDOBRANDINI, BERNARDO CORSINI, VITTORIO DEI PAZZI, PRISONNIERS, UN FAMILIER de l’inquisition d’État

 

LE FAMILIER.

Philippe Strozzi est-il revenu de l’interrogatoire ?

STROZZI.

Oui ; qui le demande ?

LE FAMILIER.

Une jeune fille qui a l’autorisation de passer une demi-heure avec lui.

STROZZI.

Une jeune fille ?... À moins que ce ne soit Luisa...

 

 

Scène III

 

FRA LEONARDO, STROZZI, SELVAGGIO ALDOBRANDINI, BERNARDO CORSINI, VITTORIO DEI PAZZI, PRISONNIERS, LE FAMILIER, LUISA

 

LUISA, de la porte.

C’est elle, mon père !

STOZZI.

Viens, mon enfant ! Je t’ai pardonné ; les autres te pardonneront, je l’espère.

Luisa s’avance. Le Familier sort.

Oh ! mon enfant !...

Avec terreur.

De qui tiens-tu cette permission de me voir ?

LUISA.

Du duc lui-même.

STROZZI.

Comment l’as-tu obtenue ?

LUISA.

J’ai été la chercher.

STROZZI.

Où cela ?

LUISA.

Au palais.

STROZZI.

Au palais ! chez le duc !... Tu as été chez cet infâme, chez ce bâtard des Médicis ?... Oh ! j’aurais mieux aimé ne te revoir jamais que de te revoir à cette condition !

Il la repousse.

FRA LEONARDO, recevant la jeune fille dans ses bras.

Strozzi, sois homme !

STROZZI, sans l’écouter.

Elle a été chez lui !... elle est entrée dans cette caverne de débauches, dans cet antre de luxure !... Et de combien d’aunées d’innocence as-tu payé la permission de me voir une demi-heure ?... Réponds, Luisa ! réponds !

LUISA.

Mon père, Dieu sait que je ne mérite pas ce que vous me dites... D’ailleurs, je n’étais pas seule : c’est Lorenzo qui m’a conduite chez le duc, et Lorenzo ne m’a pas quittée.

STROZZI.

Ainsi, Luisa, pas de condition infâme ?

LUISA.

Rien, mon père, rien, sur l’honneur de la famille !... Je me suis jetée à ses pieds, j’ai demandé à vous voir ; le duc et Lorenzo ont échangé quelques paroles à voix basse, puis le duc a signé un papier, me l’a remis, et je suis sortie sans avoir eu à rougir d’autre chose que de son regard.

STROZZI.

N’importe ! il y a, sous cette clémence, quelque mystère terrible... Mais, puisqu’une demi-heure seulement t’est donnée, mettons à profit les instants que nous avons à passer ensemble ; ce sont probablement les derniers !

LUISA.

Mon père !

STROZZI.

Dieu t’a, je l’espère, donné la force en te donnant le malheur ; on peut donc te parler comme à une femme, et non plus comme à un enfant.

LUISA.

Mon père, vous me faites trembler...

STROZZI.

Tu connais l’homme qui demande ma tête, tu connais le tribunal qui me juge !

LUISA.

Seriez-vous donc condamné, mon père ?

STROZZI.

Non, pas encore ; mais je vais l’être... Réponds-moi donc comme si je l’étais déjà. Songe que c’est la tranquillité des dernières heures que j’ai à vivre que je vais te demander ; songe qu’il ne reste pas seulement au condamné à mourir mais qu’il faut qu’il meure en chrétien, sans maudire et sans blasphémer.

FRA LEONARDO.

Merci à vous, mon Dieu, qui avez amené cet ange pour lui rendre la foi qu’il avait presque perdue.

STROZZI, d’une voix solennelle.

Luisa, lorsque tu verras dresser mon échafaud, lorsque tu sauras que je marche au supplice, jure-moi qu’il n’y aura aucun pacte entre ton innocence et l’infamie de cet homme ; car, par l’âme de ta mère, par mon amour infini comme s’il était divin, Luisa, je te déclare que tu ne me sauverais pas, que je mourrais désespéré, et qu’après m’avoir perdu sur la terre, pauvre enfant, tu ne me retrouverais pas au ciel !

LUISA, tombant à genoux.

Mon père, je vous le jure ! et Dieu me punisse si je manque à mon serment !

STROZZI, posant les deux mains sur la tête de sa fille, et la regardant avec tendresse.

Ce n’est pas tout encore... Le danger qui te poursuit pendant mon agonie peut subsister après ma mort ; ce que le duc n’aura pu obtenir par la terreur, il peut chercher à l’obtenir par la violence.

LUISA.

Mon père !

STROZZI.

Il peut tout, il ose tout !... C’est un infâme !

LUISA.

Mon Dieu !...

STROZZI.

Luisa, tu aimes mieux mourir jeune et pure, n’est-ce pas, que de vivre dans la honte et le déshonneur ?

LUISA.

Oh ! oui, cent fois oui, mille fois oui, Dieu m’en est témoin !

STROZZI.

Eh bien, si jamais tu tombais entre les mains de cet homme, si tu ne voyais aucun moyen de lui échapper, si la miséricorde même de Dieu ne t’offrait plus aucune chance d’espoir...

LUISA.

Achevez, mon père ! dites, dites !

STROZZI.

Eh bien, un seul trésor me restait, que j’avais soustrait aux yeux de tous, une dernière consolation, ami suprême qui devait m’épargner la torture et l’échafaud : c’est ce poison.

LUISA, saisissant le flacon.

Donnez, donnez, mon père !

STROZZI.

Bien, bien, Luisa ! merci ! ce flacon, c’est la liberté, c’est l’honneur ; prends-le, Luisa, je te le donne... Souviens-toi que tu es la fille de Strozzi !

LUISA.

Il sera fait comme vous le désirez, mon père, je le jure !

STROZZI.

Maintenant, je mourrai tranquille... Et toi, mon Dieu, qui entends ce serment, n’est-ce pas que tu ne le laisseras pas s’accomplir ?

 

 

Scène IV

 

FRA LEONARDO, STROZZI, SELVAGGIO ALDOBRANDINI, BERNARDO CORSINI, VITTORIO DEI PAZZI, PRISONNIERS, LUISA, LE FAMILIER, UN HOMME MASQUÉ

 

LE FAMILIER, à Luisa.

La demi-heure accordée par la permission est écoulée : il faut me suivre.

LUISA.

Oh ! déjà ! déjà !

STROZZI.

Va, ma fille, et sois bénie !

LUISA.

Encore un instant ! encore une seconde !

STROZZI.

Non ! va, mon enfant... Adieu ! Pas de grâce de cet homme.

LUISA.

Adieu, mon père !...

FRA LEONARDO.

Au revoir dans le ciel !

STROZZI.

Oui, oui !...

L’HOMME MASQUÉ, bas, à Luisa, qui passe près de lui.

Luisa !

LUISA, tressaillant.

Lorenzo !

LORENZINO.

Tu as toujours foi en moi ?

LUISA.

Plus que jamais !

LORENZINO.

Eh bien, à ce soir.

LUISA, bas.

À ce soir !

Elle sort avec le Familier. Lorenzino, toujours masqué, reste au milieu des Prisonniers.

 

 

Scène V

 

FRA LEONARDO, STROZZI, SELVAGGIO ALDOBRANDINI, BERNARDO CORSINI, VITTORIO DEI PAZZI, PRISONNIERS, LORENZINO

 

VITTORIO, à Lorenzino.

Qui es-tu, toi qui t’introduis masqué parmi nous ? Quelque espion de Maurizio, quelque sbire du duc !

BERNARDO.

Es-tu le tortureur ? Nous sommes prêts pour la torture !

SELVAGGIO.

Es-tu le bourreau ? Nous sommes prêts pour la mort !

VITTORIO.

Voyons, parle, messager de malheur ! Quelle nouvelle apportes-tu ?

LORENZINO.

Je vous apporte la nouvelle que vous êtes tous condamnés à mort, et que vous serez tous exécutés demain matin, au point du jour.

Il se démasque.

TOUS.

Lorenzino !

VITTORIO.

Que cherches-tu ?

BERNARDO.

Que demandes-tu ?

LORENZINO.

Que vous importe, à vous qui n’avez plus rien à faire dans ce monde, qu’à prier et à mourir ?

FRA LEONARDO.

Lorenzino ! descends-tu dans les catacombes pour insulter aux martyrs ? Que viens-tu faire ici ?

LORENZINO.

Tu vas le savoir, car c’est toi que je cherche.

FRA LEONARDO.

Que me veux-tu ?

LORENZINO.

Dis à tous ces hommes de s’éloigner, et de nous laisser isolés autant que possible.

FRA LEONARDO.

Pourquoi cela ?

LORENZINO.

Parce que j’ai un secret à te révéler, et que je suis, moi aussi, en danger de mort. Je veux que tu entendes ma confession.

FRA LEONARDO, reculant.

Ta confession ?

LORENZINO.

Oui.

FRA LEONARDO.

Moi, entendre ta confession ?... Et pourquoi plutôt moi qu’un autre ?

LORENZINO.

Depuis quand le pénitent n’a t-il plus le droit de choisir son confesseur ?

FRA LEONARDO, aux Prisonniers.

Mes frères, arrière, tous !

Il s’assied.

J’attends.

LORENZINO, s’agenouillant devant lui.

Mon père, il y a un au que je suis revenu de Rome, ayant déjà dans mon cœur le projet que je vais exécuter aujourd’hui... À peine de retour à Florence, comme je craignais de prêter aux autres les sentiments que j’avais moi-même, je parcourus les différents quartiers de la ville, j’interrogeai les maisons des pauvres et les palais des riches, je me mêlai aux humbles artisans et aux orgueilleux patriciens... Une seule voix, pareille à un gémissement immense, s’élevait de tous côtés, accusant le duc Alexandre. L’un lui redemandait son argent, l’autre son honneur, celui-ci un père, celui-là un fils. Tous pleuraient, tous se lamentaient, tous accusaient, et je me dis : « Non, il n’est pas juste qu’un peuple entier souffre ainsi de la tyrannie d’un seul homme ! »

FRA LEONARDO.

Ah !... ce que nous avions rêvé était donc vrai ?

LORENZINO.

Alors, je jetai les yeux autour de moi ; je vis la honte sur tous les visages, l’effroi dans tous les esprits, la corruption dans toutes les âmes ! Je cherchai à quoi je pouvais m’appuyer, et je sentis que le vent de la terreur faisait tout plier sous ma main. La délation était partout, au dedans et au dehors ; elle pénétrait dans l’intérieur des familles, elle courait par les places publiques, elle s’asseyait au foyer conjugal, elle se dressait sur les bornes des carrefours !... Je compris que quiconque voulait conspirer, dans de pareils jours, ne devait prendre d’autre confident que sa seule pensée, d’autre complice que son propre bras ; je compris que, pareil au premier Brutus, celui-là devait couvrir son visage d’un voile assez épais pour que personne ne le reconnût... Lorenzo devint Lorenzino !

FRA LEONARDO.

Continue ! continue !

LORENZINO.

Il fallait arriver au duc, il fallait qu’il se défiât de tous, il fallait qu’il se fiât à moi. Je me fis son courtisan, son valet, son bouffon ; non-seulement j’obéis à ses ordres, mais encore je prévins ses volontés, je devançai ses désirs. Pendant un au, Florence m’appela lâche, traître, infâme ! pendant un an, le mépris de mes concitoyens pesa sur moi, plus lourd que la pierre d’un tombeau ! pendant un an, tous les cœurs doutèrent de moi... excepté un seul, qui, au dernier moment, en doutera peut-être !... Mais enfin j’ai réussi, enfin j’ai atteint le but que je voulais atteindre, enfin je suis arrivé au terme de ma longue et pénible route... Ce soir, je délivre Florence ; ce soir, je rends la liberté à ma patrie ; ce soir, je tue le duc Alexandre !

FRA LEONARDO.

Parle bas ! parle bas !

LORENZINO.

Mais le duc est adroit, le duc est fort, le duc est brave... En essayant de sauver Florence, je puis succomber à mon tour... Il me faut donc l’absolution suprême... Donnez-la-moi, mon père ! donnez-la-moi sans hésiter... Allez, j’ai assez souffert sur cette terre pour que vous ne me marchandiez pas le ciel !

FRA LEONARDO.

Lorenzino, c’est un crime de t’absoudre, je le sais ; mais, ce crime, je le prends sur moi, et, quand Dieu t’appellera pour te demander compte du sang que tu auras versé, je me présenterai à ta place, en disant : « Seigneur, ne cherchez pas le coupable ! Seigneur, le coupable est devant vous ? »

LORENZINO.

C’est bien ! tout est dit. Maintenant, lui aussi, comme vous, il est condamné, et ce n’est plus qu’une affaire de temps... Lorsque, demain, on viendra vous chercher pour vous conduire à l’échafaud, criez tous : « Le duc Alexandre est mort ! le duc Alexandre a été assassiné par Lorenzino ! Ouvrez la maison de Lorenzino, et vous trouverez son cadavre !... » Et le bourreau lui-même tremblera ; et le peuple courra à ma maison de via Larga ; et le peuple trouvera le corps du duc, et, au lieu d’être conduits à l’échafaud, vous serez portés en triomphe !

FRA LEONARDO.

Et toi ?

LORENZINO.

C’est moi qui ouvrirai au peuple la chambre où sera le cadavre du duc... Adieu, mon père !...

Se tournant vers les Prisonniers, groupés au fond.

Place, messieurs !

VITTORIO.

Et si nous ne voulions pas te laisser passer, nous ?

BERNARDO.

S’il nous avait pris envie de nous venger avant que de mourir ?

STROZZI.

Si nous avions décidé de t’étouffer entre nos mains ?

TOUS.

Qu’il meure, celui qui nous a vendus tous ! qu’il meure, le traître ! qu’il meure, l’infâme !

Lorenzino porte la main à son épée, comme pour s’ouvrir un passage.

FRA LEONARDO, s’élançant entre lui et les Prisonniers.

Frères ! laissez passer cet homme en vous inclinant devant lui... C’est le plus grand de nous tous !...

 

 

ACTE V

 

La chambre de Lorenzino. Grande porte au fond. À droite, au premier plan, une porte ouvrant sur un escalier ; du même côté, vers le fond, une autre porte ; entre les deux portes, une fenêtre. À gauche, l’entrée d’un petit oratoire dont on voit l’intérieur, et qui occupe le premier plan ; au deuxième plan, une porte donnant dans un cabinet.

 

 

Scène première

 

LORENZINO, LE DUC, puis LE HONGROIS

 

LORENZINO.

Rentrez chez vous, monseigneur ; faites les honneurs du souper à vos convives, buvez plutôt deux coupes qu’une... Dans une demi-heure, Luisa sera ici.

LE DUC.

J’y puis compter ?

LORENZINO.

Lorsque je vous le promets !... Vous ai-je jamais promis une chose que je n’aie pas tenue ?

LE DUC.

Ainsi, dans une demi-heure ?

LORENZINO.

Oui... Seulement, je ne voudrais pas quitter la maison. Je n’ai personne à qui me fier... Vous êtes sûr du Hongrois ?

LE DUC.

Comme de moi-même.

LORENZINO.

Prêtez-le-moi pour aller chercher notre belle affligée.

LE DUC.

Bon ! elle reconnaîtra qu’il m’appartient, et elle ne voudra pas le suivre.

LORENZINO.

Avec un billet de moi qui lui promette la vie de son père, elle suivrait le diable en enfer ! D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que l’enfant vient ici. N’est-elle pas ma fiancée ?

LE DUC.

Alors, pourquoi tant de précautions ?

LORENZINO.

Pour sauver les apparences, pardieu !

LE DUC.

Prends donc le Hongrois ; je le mets à ta disposition.

LORENZINO.

Appelez-le, et dites-lui qu’il doit m’obéir en tout point.

LE DUC, ouvrant la porte du fond.

Viens ici, et, sur ta tête, fais tout ce que t’ordonnera Lorenzino.

Le Hongrois entre.

LORENZINO, écrivant.

Oh ! pardieu ! c’est bien simple !

Au Hongrois.

Tu vas t’en aller place Sainte-Marie-Vieille, chez la jeune fille du bénitier ; tu lui remettras ce billet ; elle te suivra, et tu l’amèneras ici. Voici la clef de la rue.

LE HONGROIS.

Et quand elle sera ici ?

LORENZINO.

Tu iras prévenir Son Altesse.

LE HONGROIS.

Ce sera fait comme monseigneur le désire.

LE DUC.

Va, et reviens vite !

Le Hongrois sort. Le Duc va pour sortir lui-même.

LORENZINO.

Monseigneur, votre parole que nul de vos convives ne saura où vous allez, ni pourquoi vous quittez la table ?

LE DUC.

Je te la donne.

LORENZINO.

Maintenant, votre parole que vous n’oublierez pas que vous me l’avez donnée !

LE DUC.

Mignon !...

LORENZINO.

Ne nous fâchons pas... J’aime mieux deux promesses qu’une... Sur votre foi de gentilhomme ?

LE DUC.

Sur ma foi de gentilhomme !

LORENZINO.

Alors, tout va bien !

LE DUC.

Qu’as-tu donc ?

LORENZINO.

Moi ?

LE DUC.

Tu es pâle comme un mort, et cependant la sueur ruisselle de ton front !

LORENZINO.

Votre Altesse est trop bonne ! ce n’est rien... Allez, monseigneur, allez !

LE DUC.

Dans une demi-heure !

LORENZINO.

Plus tôt, si je puis...

Le Duc sort. 

 

 

Scène II

 

LORENZINO, seul

 

Il va à la fenêtre et regarde dans la rue.

Cet air glacé me fait du bien !... Pourvu que Michele soit à son poste !... Un homme se promène dans la rue... C’est lui probablement... Psitt !... c’est lui !

MICHELE, de la rue.

Monseigneur ?...

LORENZINO.

Voici la clef... Entre, et monte au deuxième étage ; tu connais le chemin... Tiens !

Il lui jette la clef, puis va se regarder dans une glace.

Son Altesse avait raison, j’ai le visage pâle... Mais le cœur est ferme !

 

 

Scène III

 

LORENZINO, MICHELE

 

MICHELE.

Me voici, monseigneur.

LORENZINO.

Je suis heureux de te trouver si exact au rendez-vous... Es-tu prêt ?

MICHELE.

C’est donc pour ce soir ?

LORENZINO.

Dans une heure, tout sera fini.

MICHELE.

Où faut-il aller ?

LORENZINO.

Nulle part.

MICHELE.

C’est donc chez vous que la chose se passera ?

LORENZINO.

C’est ici même.

MICHELE.

Mais ne craignez-vous pas qu’on n’entende, de chez le duc, le cri et le cliquetis des armes ?

LORENZINO.

Depuis un an, les voisins ont entendu chez moi tant de cris et de froissements d’épée, qu’ils n’y feront pas attention ; sois tranquille.

MICHELE.

Votre Excellence n’oublie pas qu’elle m’a fait une promesse ?

LORENZINO.

Rappelle-la-moi.

MICHELE.

C’est que, vous vengé, je serai libre de me venger à mon tour.

LORENZINO.

Tu veux donc tuer le duc ?

MICHELE.

Plus que jamais !

LORENZINO.

Et ni pour or ni pour argent, ni par menace ni par prière, tu ne renoncerais à ton projet ?

MICHELE.

J’ai fait serment de le tuer sans pitié, sans miséricorde.

LORENZINO.

C’est donc bien vrai, ce que tu m’as raconte ?

MICHELE.

Je vous ai dit la vérité tout entière.

LORENZINO.

Mais c’est impossible à croire !

MICHELE.

Pourquoi cela ?

LORENZINO.

Il n’y a pas d’homme capable d’une pareille cruauté.

MICHELE.

Le duc Alexandre n’est pas un homme.

LORENZINO.

Elle était belle, cette jeune fille ?

MICHELE.

Belle comme un ange !

LORENZINO.

J’ai oublié son nom...

MICHELE.

Nella.

LORENZINO.

Et morte ?...

MICHELE.

Morte !

LORENZINO.

À quel âge ?

MICHELE.

À dix-huit ans.

LORENZINO.

C’est bien jeune !

MICHELE.

C’est trop vieux, quand, depuis deux ans déjà, le malheur et la honte sont entrés dans votre vie ?

LORENZINO.

Et tu dis qu’après t’avoir donné l’espoir d’être son mari, le duc Alexandre... ?

MICHELE.

Oh ! laissez-moi, monseigneur !... Ne sentez-vous pas qu’à chacune de vos paroles, la colère me monte au front et me donne le vertige ?... Taisez-vous ! vous me rendriez insensé... Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de vous ; c’est vous qui allez vous venger, n’est-ce pas ? et non pas moi ; c’est moi qui suis obligé d’acheter ma vengeance au prix de la vie d’un autre que celui qui m’a offensé... Dites-moi quel est l’homme assez abandonné du ciel pour servir de bouclier au duc... Nommez-moi cet homme, nommez-le-moi ! Je suis prêt.

LORENZINO.

Je n’ai pas besoin de te le nommer, tu le verras.

MICHELE.

Mais je le connais donc ?

LORENZINO.

Tu as mauvaise mémoire, Michele ! Tu m’as nommé quatre hommes qui étaient dans la chambre du duc pendant cette nuit fatale, et je t’ai dit que celui dont j’avais à me venger était un de ces quatre hommes.

MICHELE.

C’est vrai ; cela suffit.

Voyant Lorenzino qui écoute.

On ferme la porte de la rue... Est-ce lui ?

LORENZINO.

Non, pas encore... Mais c’est quelqu’un qui ne doit pas te voir.

Montrant la gauche.

Entre dans ce cabinet, et n’en sors que quand je t’appellerai à mon aide... Pense au duc, rêve ta vengeance, et que, lorsque j’aurai besoin de toi, je te trouve l’épée à la main... Entre !

Il le pousse dans le cabinet.

 

 

Scène IV

 

LORENZINO, LE HONGROIS, LUISA

 

LE HONGROIS, à Luisa, qui le suit.

La !... Maintenant, signorina, douterez-vous encore ?

LORENZINO.

Luisa !

LUISA.

Lorenzo !

LORENZINO, au Hongrois.

Tu sais ce qui te reste à faire ?

LE HONGROIS.

Oui, monseigneur.

LORENZINO.

Rends-moi la clef... Tu tireras la porte derrière toi...

Lui jetant sa bourse.

Tiens !

LE HONGROIS, à part.

Décidément, je ne comprendrai jamais rien à cet homme-là !

 

 

Scène V

 

LORENZINO, LUISA

 

LORENZINO, faisant signe à Luisa de se taire, écoute le bruit des pas du Hongrois qui s’éloigne ; puis, après avoir entendu refermer la porte de la rue.

Tu n’as pas douté de moi, Luisa ; merci !

LUISA.

Mon Lorenzo, l’heure où je douterai de toi sera l’heure de ma mort.

LORENZINO, allant à la porte du fond.

Attends que je ferme cette porte...

Luisa le suit des yeux ; il ferme la porte, et revient près de la jeune fille.

Maintenant, écoute-moi.

LUISA.

Comme on écoute la voix de Dieu... Mais, avant tout, mon père ?

LORENZINO, d’une voix brève.

Je t’ai dit que ton père serait sauvé, et il le sera. Mais ce n’est point assez ; en pensant à lui, j’ai pensé à nous, ma bien-aimée. Dans une heure, nous quittons Florence.

LUISA.

Où allons-nous ?

LORENZINO.

À Venise. J’ai là une licence que m’a donnée l’évêque de Mazzi, pour prendre des chevaux de poste. Une fois libre, ton père te rejoindra.

LUISA.

Alors, partons, mon Lorenzo !

LORENZINO, d’une voix qui s’altère de plus en plus.

Non, pas encore. Avant que nous partions, un grand événement doit s’accomplir, Luisa.

LUISA.

Où cela ?

LORENZINO.

Ici.

LUISA.

Comment, ici ?

LORENZINO, désignant la chambra à droite.

Ici, dans cette chambre...

LUISA.

Mais moi, moi ?

LORENZINO.

Toi, Luisa, tu seras dans cet oratoire, où tu prieras pour moi... Quelque chose que tu entendes, quelque bruit qui se fasse, quelque action qui s’accomplisse, tu ne bougeras pas, tu ne feras pas un mouvement, tu ne souffleras pas le mot... Quand tout sera fini, je t’ouvrirai ; tu fermeras les yeux en traversant cette chambre... et nous partirons !

LUISA.

Lorenzo ! Lorenzo ! tu me fais frémir !...

LORENZINO.

Chut !... N’as-tu pas entendu ?

LUISA.

Des pas dans ce corridor...

LORENZINO.

C’est cela... Passe dans cet oratoire, Luisa ; voici le moment suprême. Appelle à ton aide tout ton courage, et, visses-tu entrer la mort,

La poussant dans l’oratoire, un doigt sur les lèvres.

tais-toi !...

LUISA.

Sainte mère des anges, que va-t-il donc se passer ?

LORENZINO.

Prie !...

Il ferme la porte de l’oratoire, dont il met la clef dans sa poche. La porte du fond s’ouvre.

 

 

Scène VI

 

LORENZINO, LE DUC, LUISA, à genoux et priant dans l’oratoire

 

LE DUC, entrant.

Allons, Lorenzino, je reconnais que tu es un homme de parole.

LUISA.

La voix du duc !

LORENZINO.

Le Hongrois a dit à Votre Altesse... ?

LE DUC.

Que, croyant suivre le pasteur, la douce brebis avait suivi le boucher !

LUISA, se soulevant sur un genou.

Que dit-il donc ?

LE DUC.

Eh bien, voyons, où est-elle, notre belle affligée ?

LORENZINO, montrant l’oratoire.

Chut !... Là.

LE DUC.

Pourquoi là, et pas ici ?

LORENZINO.

Je vous savais à table, j’ignorais le nombre de coupes que vous comptiez y vider... si vous étiez ivre, je ne voulais pas que vous lui fissiez peur.

LUISA.

Mon Dieu, mon Dieu, ai-je bien entendu ?

LE DUC.

Tu le vois, je me suis ménagé.

LORENZINO.

Oui, Votre Altesse est tout à fait présentable...

Le conduisant vers la chambre à droite.

Ainsi, monseigneur...

LE DUC.

Où me mènes-tu ?

LORENZINO.

À ma propre chambre, pardieu !... Dans cinq minutes, je vous la livre.

LUISA, jetant un cri.

Ah !...

Elle ouvre la fenêtre, comme pour se précipiter.

Grillée, grillée !

LORENZINO.

Une fois dans cette chambre, je pousse la porte derrière elle... Le reste vous regarde.

LUISA.

Oh ! lui ! lui-même !... Le poison ! le poison !... Merci, mon père !

Elle vide le flacon d’un trait, et retombe à genoux sur le prie-Dieu.

LORENZINO, entrant dans la chambre derrière le Duc, mais sans disparaître de la vue du public.

Ne vous débarrassez-vous pas de votre robe de chambre et de votre épée ?

LE DUC, dans la chambre.

De ma robe de chambre, oui ; quant à mon épée, elle ne quitte mon côté que pour dormir à mon chevet.

LORENZINO.

Vous êtes homme de précaution, monseigneur !

LE DUC, de même.

Et cette précaution n’a pas été inutile chez la marquise Cibo.

En ce moment, tous deux sont entrés dans la chambre.

 

 

Scène VII

 

LORENZINO, LE DUC, LUISA, dans l’oratoire MICHELE, sortant du cabinet

 

MICHELE, l’épée à la main, et écoutant.

Dieu me pardonne, c’est la voix du duc !...

LE DUC, hors de vue, poussant un cri.

Ah ! traître !

LORENZINO.

Meurs, misérable !... meurs, infâme !... À moi, Michele !

LE DUC.

Oh ! je ne meurs pas pour un coup de poignard, moi !

Il s’élance en scène, et se trouve en face de Michele, qui lui met l’épée sur la poitrine.

MICHELE.

Non ; mais tu meurs pour un coup d’épée.

LE DUC.

Michele !...

MICHELE, le repoussant dans la chambre.

Souviens-toi de Nella !

LE DUC, hors de vue.

Je suis mort !...

On entend le bruit d’un corps qui tombe.

LUISA.

Jésus ! Madone sainte !... On tue ! on tue !...

 

 

Scène VIII

 

LUISA, dans l’oratoire, LORENZINO

 

LORENZINO, se précipitant hors de la chambre, tout sanglant, blessé à la main et à la joue.

Luisa ! viens ! viens !...

Il ouvre la porte de l’oratoire.

LUISA.

Ah ! malheureux, je comprends !

LORENZINO.

Ne perdons pas un instant, mon amour, ma vie !... Viens ! viens !... Qu’as-tu ? Pourquoi hésites-tu ?... Plus rien à craindre : il est mort ! Florence est libre, et ton père est sauvé !

LUISA, ne pouvant marcher, et se renversant sur son bras.

Pardonne-moi, mon bien-aimé Lorenzo ! mais j’ai douté de toi... et je te l’avais dit, que l’instant où je douterais de toi serait celui de ma mort !

LORENZINO.

Eh bien ?...

LUISA.

Mon père m’avait donné, pour le cas où je tomberais aux mains du duc.... ce flacon de poison... Non-seulement j’ai cru que j’y étais tombée, mais encore que c’était toi qui me livrais à lui !

LORENZINO.

Après ?... Parle ! mais parle donc !

LUISA, lui montrant le flacon.

Regarde !

LORENZINO.

Le flacon vide !... Oh ! malheur sur moi, je suis maudit !

LUISA.

Lorenzo ! mon Lorenzo !...

LORENZINO.

Luisa !

LUISA.

Oh ! dans tes bras !... contre ton cœur !

LORENZINO, sanglotant.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

Luisa glisse sur ses genoux.

À l’aide ! au secours !... Elle se meurt !...

Luisa pousse un long soupir.

Morte !...

Silence désespéré, pendant lequel Michele reparaît à la porte de la chambre.

Je n’avais que deux amours : Florence et elle... Je n’ai plus qu’une religion : la liberté !...

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