La Reine Margot (Alexandre DUMAS Père)
Drame en cinq actes, en treize tableaux
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 20 février 1847.
Personnages
HENRI DE NAVARRE
CHARLES IX
LA MÔLE
COCONNAS
LA HURIÈRE
CABOCHE
D’ALENÇON
DE MOUY
RENÉ
MAUREVEL
FRIQUET
LE GEÔLIER
LE GOUVERNEUR
UN HUGUENOT
UN JUGE
CATHERINE DE MÉDICIS
MARGUERITE
MADAME DE NEVERS
MADAME DE SAUVE
LA NOURRICE
JOLYETTE
GILONNE
MICA
ACTE I
Premier Tableau
Un carrefour de Paris. À droite, l’hôtellerie de La Hurière, avec chambres praticables au rez-de-chaussée et au premier étage. À gauche, l’hôtel da l’amiral Coligny, avec un balcon praticable. Au fond, la demeure de de Mouy ; de chaque côté de cette habitation, une rue faisant face au public et se perdant au lointain.
Scène première
LA HURIÈRE, MAUREVEL
LA HURIÈRE, sur sa porte, apercevant Maurevel, qui entre par le premier plan à gauche.
Ah ! venez donc ici, seigneur de Maurevel ; venez donc !
MAUREVEL.
Me voici !
LA HURIÈRE.
Vous savez qui est là, en face ?
MAUREVEL.
Chez l’amiral ?
LA HURIÈRE.
Oui, chez l’amiral... Le roi Charles IX !
MAUREVEL.
Eh bien ?
LA HURIÈRE.
Que vient-il faire chez cet antéchrist ?
MAUREVEL.
Pardieu ! lui donner le baiser de Judas... Il est important qu’il ne se doute de rien... C’est le dieu de ces damnés huguenots, et il dispose aujourd’hui de dix mille épées, peut-être.
LA HURIÈRE.
Alors, rien n’est changé malgré cette visite ?
MAUREVEL.
Rien.
LA HURIÈRE.
C’est toujours pour ce soir ?
MAUREVEL.
Sans faute !
LA HURIÈRE.
À quelle heure ?
MAUREVEL.
On ne sait pas encore ; mais un signal nous sera donné.
LA HURIÈRE.
Quel sera ce signal ?
MAUREVEL.
La cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois sonnant le tocsin.
LA HURIÈRE.
Le signe de ralliement ?
MAUREVEL.
La croix de Lorraine.
LA HURIÈRE.
Et le mot dépasse ?
MAUREVEL.
Guise et Calais.
LA HURIÈRE.
C’est bien ; on se tiendra prêt pour la fête.
MAUREVEL.
Silence !... voici un voyageur qui nous arrive...
LA HURIÈRE.
Passez par ici !...
MAUREVEL.
Adieu.
La Hurière lai fait traverser la maison ; on voit Maurevel sortir par une porte qui donne sur l’autre rue.
Scène II
LA HURIÈRE, COCONNAS, à cheval, puis LA MÔLE, à cheval aussi
COCONNAS, les yeux fixés sur l’enseigne, qui représente une poularde rôtie, et qui porte pour légende : À la Belle Étoile.
Mordi ! voilà une auberge qui s’annonce bien, et l’hôte doit être, sur ma parole, un ingénieux compère... D’ailleurs, elle est située aux environs du Louvre, et cela me va.
LA MÔLE, arrivant à cheval par une autre rue.
Voilà sur mon âme, une belle enseigne ; puis l’hôtellerie est voisine du Louvre, et ce me sera une commodité.
COCONNAS, à la Môle.
Mordi ! monsieur, je crois que vous avez la même sympathie que moi pour cette auberge... Je m’en félicite, car c’est flatteur pour Ma Seigneurie... Êtes-vous décidé ?
LA MÔLE.
Vous le voyez, monsieur... pas encore, je me consulte.
COCONNAS.
Pas encore ? La maison est flatteuse pourtant !
LA MÔLE.
Oui, sans doute, voilà une friande peinture ; mais c’est justement ce qui me fait douter de la réalité. Paris est plein de pipeurs, m’a-t-on dit, et l’on pipe aussi bien avec une enseigne qu’avec autre chose.
COCONNAS.
Oh ! cela m’est bien indifférent, à moi, et je me moque de la piperie !... Si l’hôte me fournit une volaille moins bien rôtie que celle de son enseigne, je le mets à la broche lui-même... et je ne le quitte pas qu’il ne soit convenablement rissolé. Voilà donc qui doit vous rassurer, monsieur.
Il met pied à terre.
Entrons !
LA MÔLE, mettant pied à terre à son tour.
Vous achevez de me décider, monsieur... Monsieur, montrez-moi le chemin, je vous prie !
COCONNAS.
Ah ! sur mon âme, je n’en ferai rien ; car je suis votre humble serviteur, le comte Annibal de Coconnas.
LA MÔLE.
Et moi, monsieur, votre tout dévoué, le comte Joseph de Lérac de la Môle... tout à votre service.
COCONNAS.
En ce cas, monsieur, prenons-nous par le bras, et entrons ensemble... Dites donc, monsieur l’hôte de la Belle Étoile, monsieur le manant, monsieur le drôle !
LA HURIÈRE.
Ah ! pardon, monsieur, je ne vous avais pas vu.
COCONNAS.
Il fallait nous voir, c’est votre état...
LA HURIÈRE.
Eh bien, que désirez-vous, messieurs ?
COCONNAS, à la Môle.
C’est déjà mieux, n’est-ce pas ?... Eh bien, nous désirons, attirés que nous sommes par votre enseigne, trouver à souper et à coucher dans votre hôtellerie.
LA HURIÈRE.
Messieurs, je suis au désespoir : il n’y a qu’une chambre dans l’hôtel... et je crains que cela ne vous convienne pas.
LA MÔLE.
Ah ! ma foi, tant mieux ! nous irons ailleurs.
COCONNAS.
Non pas... Faites à votre guise, monsieur de la Môle ; mais je reste, moi... Mon cheval est harassé... et je prends la chambre, puisque vous n’en voulez pas... D’ailleurs, on m’a positivement indiqué cet hôtel.
LA HURIÈRE.
Ah ! ceci est autre chose ; si vous n’êtes qu’un seul, je ne puis pas vous loger du tout.
COCONNAS.
Mordi ! voilà sur mon âme, un plaisant animal... Tout à l’heure, nous étions trop de deux ; maintenant, nous ne sommes pas assez d’un... Voyons, tu ne veux donc pas nous loger, drôle ?
LA HURIÈRE.
Ma foi, puisque vous le prenez sur ce ton, je vous dirai franchement que j’aimerais mieux ne pas avoir cet honneur.
LA MÔLE.
Et pourquoi ?
LA HURIÈRE.
J’ai mes raisons.
COCONNAS.
Ne vous semble-t-il pas que nous allons massacrer ce gaillard-là ?
LA MÔLE.
Mais c’est faisable !
LA HURIÈRE, goguenardant.
On voit que ces messieurs arrivent de province.
COCONNAS.
Et pourquoi cela ?
LA HURIÈRE.
Parce qu’à Paris la mode est passée de massacrer les aubergistes qui refusent de louer leurs chambres... Ce sont les grands seigneurs qu’on massacre, et non les bourgeois... témoin M. l’amiral, qui a reçu hier une si fameuse arquebusade... et, si vous criez trop fort, je vais appeler les voisins, et, vous serez roués de coups... traitement tout à fait indigne de deux gentilshommes.
COCONNAS.
Mais le drôle se moque de nous, ce me semble !
LA HURIÈRE, tranquillement.
Grégoire, mon arquebuse...
COCONNAS, tirant son épée.
Corbœuf ! mais échauffez-vous donc, monsieur de la Môle.
LA MÔLE.
Non pas ; car, tandis que nous nous échaufferons, le souper refroidira... Mon ami, combien louez vous ordinairement votre chambre ?
LA HURIÈRE.
Un demi-écu par jour.
LA MÔLE.
Voici huit écus pour huit jours ; avez-vous encore quelque chose à dire ?
LA HURIÈRE.
Ma foi, non, et avec ces manières-là !... Entrez, messieurs, entrez !
La Môle passe le premier, Coconnas le suit.
COCONNAS.
N’importe ! j’ai bien de la peine à remettre mon épée au fourreau avant de m’assurer qu’elle pique aussi bien que les lardoires de ce drôle-là.
LA MÔLE.
Patience, mon cher compagnon ! toutes les auberges sont pleines de gentilshommes attirés à Paris par les fêtes du mariage et par la prochaine guerre de Flandre... Nous ne trouverions peut-être pas même une chambre ailleurs...
COCONNAS.
Mordi ! comme vous avez le sang froid, monsieur de la Môle. Mais que le coquin prenne garde à lui !... si sa cuisine est mauvaise... si son lit est dur... si son vin n’a pas trois ans de bouteille... si son valet n’est pas souple comme un jonc... il aura affaire à moi !
LA HURIÈRE, repassant un grand couteau.
La, la, mon gentilhomme, calmez-vous... Vous êtes en pays de Cocagne...
À part.
C’est quelque huguenot... Les traîtres sont si insolents depuis le mariage de leur Béarnais avec mademoiselle Margot...
Souriant.
Ce serait drôle qu’il me fût tombé aujourd’hui, jour de la Saint-Barthélémy, justement deux huguenots...
COCONNAS.
Çà, monsieur le comte, dites-moi, tandis qu’on nous prépare notre chambre, est-ce que vous trouvez Paris une ville gaie, vous ?
LA MÔLE.
Ma foi, non... Il me semble n’y avoir vu que des visages effarouchés et rébarbatifs ; peut-être aussi les Parisiens ont-ils peur de l’orage... Voyez comme le ciel est noir, et comme l’air est lourd.
COCONNAS.
Vous cherchez le Louvre, n’est-ce pas, d’après ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire ?
LA MÔLE.
Oui.
COCONNAS.
Eh bien, si vous voulez, en attendant le souper, nous le chercherons ensemble.
LA MÔLE.
Nous pourrions souper auparavant ?
COCONNAS.
Pas moi... Mes ordres sont précis : être à Paris le dimanche 24 août, et me rendre immédiatement au Louvre.
LA MÔLE.
Allons, soit... Il est bon, dit Plutarque, d’exercer son âme à la douleur, et son estomac à la faim, ton dé gastera...
COCONNAS.
Vous savez le grec ?
LA MÔLE.
Ma foi, oui ; mon précepteur me l’a appris.
COCONNAS.
Mordi ! comte, votre fortune est assurée... Vous ferez des vers avec le roi Charles IX, et vous parlerez grec avec la reine Marguerite.
LA MÔLE.
Sans compter que je pourrai encore parler gascon avec le roi de Navarre... Venez-vous ?
COCONNAS.
Me voilà !...
À La Hurière.
Arrive ici, maître... Comment t’appelles-tu ?
LA HURIÈRE.
La Hurière !...
COCONNAS.
Eh bien, maître la Hurière, indique-nous le plus court chemin pour nous rendre au Louvre.
LA HURIÈRE.
Oh ! mon Dieu, c’est bien facile : vous suivez la rue jusqu’à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois ; arrivés à l’église, vous prenez à droite, et vous êtes en face du Louvre.
LA MÔLE.
Merci !
Scène III
LA HURIÈRE, seul
Hum !... voilà deux gentilshommes qui m’ont bien l’air de deux affreux parpaillots... Je les recommanderai à M. de Maurevel... où plutôt, puisqu’ils sont ici... eh bien, je ferai mon affaire moi-même.
Scène IV
LA HURIÈRE, M. DE NANCEY, LE ROI, L’AMIRAL, le bras en écharpe, puis DE MOUY, SUITE, PAGES, GENTILSHOMMES DE L’AMIRAL, PEUPLE, etc.
La porte de l’Amiral s’ouvre.
M. DE NANCEY.
La litière du roi !
LA HURIÈRE.
Ah ! le roi Charles IX... Il sort de chez l’amiral... grand roi, va !... Dieu te donne la prudence du basilic et la force du lion !
LE ROI, appuyé à l’épaule de l’Amiral.
Soyez tranquille, mon père... Que diable ! quand je donne ma sœur Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume... Les huguenots sont donc tous mes frères, maintenant.
L’AMIRAL.
Ah ! sire, je ne doute pas de vos intentions ; mais la reine Catherine...
LE ROI.
Coligny, je ne dis cela qu’à toi, mais je te le dis, ma mère est une brouillonne... Avec elle, il n’y a pas de paix possible... Ces catholiques italiens n’entendent à rien qu’à exterminer... Moi, tout au contraire, non-seulement je veux pacifier, mais encore je veux donner la puissance à ceux de la religion... Les autres sont trop dissolus, mon père... En vérité, ils me scandalisent par leurs amours et par leurs dérèglements... Tiens, veux-tu que je te parle avec franchise, je me défie de tout ce qui m’entoure, excepté de toi et de mon beau-frère de Navarre... de ce bon Henriot, ton élève... je ne dis pas ton fils... c’est moi qui suis ton fils, et je ne veux pas que tu en aies d’un autre que moi.
Entre la litière dans laquelle Catherine est cachée.
L’AMIRAL.
Cependant, sire, vous avez autour de vous de braves capitaines, des conseillers prudents.
LE ROI.
Non, Dieu me pardonne, vois-tu, il n’y a que toi, mon père, il n’y a que toi qui sois brave comme Julius César, et sage comme Plato... Aussi, au moment d’avoir la guerre dans les Flandres, je ne sais vraiment comment faire : te garder ici comme conseiller, ou t’envoyer là-bas comme général... Si tu me conseilles, qui commandera ?... Si tu commandes, qui me conseillera ?
L’AMIRAL.
Sire, il faut vaincre d’abord ; puis le conseil viendra après la victoire.
LE ROI.
C’est ton avis, mon père ?... Eh bien, il sera fait selon ton avis... Demain, tu partiras pour les Flandres, et moi, je partirai Amboise.
L’AMIRAL.
Votre Majesté quitte Paris ?
LE ROI.
Oui, je suis fatigué de tout ce bruit et de toutes ces fêtes... Je ne suis pas un homme d’action, moi... je suis un rêveur... Je n’étais pas né pour être roi, j’étais né pour être poète. Ce titre de poète est le seul que j’ambitionne... Aussi, j’ai déjà écrit à Ronsard de venir me rejoindre à Amboise, et, là, tous deux, loin du bruit, loin du monde, loin des méchants, sous nos grands bois, au bord de la rivière, au murmure des ruisseaux, nous parlerons des choses de Dieu, seule compensation qu’il y ait, dans ce monde, aux choses des hommes...
COLIGNY.
Sire, je ne puis qu’applaudir à une pareille résolution ; mais Votre Majesté veut-elle permettre que je la sollicite, avant son départ, d’accomplir un acte de justice et, en même temps, de politique ?
LE ROI.
Dis, mon père, dis !...
COLIGNY.
Un acte qui donnera un nouveau gage à ceux de la religion réformée.
LE ROI.
Parle... ou plutôt veux-tu mes pleins pouvoirs pour accomplir cet acte ?
COLIGNY.
Non, sire, l’exemple sera plus grand, venant de vous.
LE ROI.
Alors, dis-moi ce qu’il y a à faire.
COLIGNY, faisant signe à un jeune homme qui quitte la foule et qui s’avance.
Permettez-moi, sire, de vous présenter M. de Mouy de Saint-Phale.
DE MOUY, un genou en terre.
Sire, justice !
LE ROI.
Ah ! vous êtes le fils du capitaine de Mouy ?
DE MOUY.
Oui, sire.
LE ROI.
Lequel a été traîtreusement tué par François Louviers de Maurevel ?
DE MOUY.
Oui, sire.
LE ROI.
Relevez-vous, monsieur de Mouy ; justice sera faite !
Le Roi lui donne sa main à baiser.
DE MOUY.
Oh ! sire !...
LES ASSISTANTS.
Vive le roi !
COLIGNY.
Les entendez-vous, sire !...
LE ROI.
Merci, braves gens, merci... Mais ce n’est pas « Vive le roi ! » qu’il faut crier, c’est « Vive l’amiral ! »
QUELQUES VOIX.
Vive l’amiral !
LE ROI.
Adieu, mon père ; à partir de ce moment, nous appartenons l’un à l’autre, corps et âme...
Il l’embrasse.
Adieu !
COLIGNY, voulant conduire le Roi à sa litière.
Sire, permettez...
LE ROI.
Non pas...
COLIGNY.
Sire...
LE ROI.
Je le veux !
Le Roi monte dans la litière. Au moment où la litière tourne devant le public, on voit Catherine au fond, attentive.
LE ROI, bas, à sa mère.
Êtes-vous contente de moi, ma mère, et ai-je bien joué mon petit rôle ?
CATHERINE.
Oui, mon fils !
Les Pages, les Gardes, le Peuple sortent avec de grandes acclamations.
Scène V
L’AMIRAL, DE MOUY, LA HURIÈRE, chez lui
COLIGNY, congédiant ses gentilshommes.
Eh bien, de Mouy, tu es satisfait, je l’espère ?
DE MOUY.
Oui ; il me semble de bonne foi.
COLIGNY.
Oh ! je te réponds de lui comme de moi-même.
DE MOUY.
En tout cas, mon père, maintenant que nous pouvons habiter Paris en toute tranquillité, s’il ne me fait pas justice de l’assassin, je me la ferai, moi... À présent, un seul mot sur une autre chose, qui, pour me toucher de moins près, n’en est pas moins importante.
COLIGNY.
Dis.
DE MOUY.
Vous persistez à nous présenter Henri pour le roi de Navarre ?
COLIGNY.
C’est à lui que ce trône appartient de droit.
DE MOUY.
Sans doute ; mais en est-il digne ?
COLIGNY.
Henri est digne de tous les trônes, de Mouy.
DE MOUY.
Je puis donc m’attacher à lui ?
COLIGNY.
Comme le lierre au chêne.
DE MOUY.
Mais, vous le savez, mon attachement, à moi, c’est le dévouement le plus absolu.
COLIGNY.
Dévoue-toi franchement et entièrement alors ; car, en te dévouant à Henri, tu te dévoues non-seulement à un homme, mais aune cause ; et cette cause, c’est celle du Seigneur !
DE MOUY.
C’est donc, à votre avis, le chef qui peut faire les huguenots forts et libres, la religion réformée grande et forte.
COLIGNY.
C’est le roi qui peut faire, du royaume qu’il gouvernera, le premier royaume du monde.
DE MOUY.
C’est dit, mon père. À partir d’aujourd’hui, il disposera de moi comme vous en auriez disposé vous-même. Adieu !
COLIGNY.
Bon et excellent jeune homme !
Il le suit des yeux et rentre.
Scène VI
LA HURIÈRE, COCONNAS, arrivant par la rue
LA HURIÈRE.
Comme ils complotent, ces huguenots ! car je suis sûr qu’ils complotent ; heureusement qu’on ne les laissera pas aller, car ils iraient loin ; mais il est temps de les arrêter. Vous avez raison, monsieur de Maurevel, il est temps !
COCONNAS, lui frappant sur l’épaule.
Eh bien, l’ami, ce souper ?
LA HURIÈRE, négligemment.
Ah ! parbleu ! je vous avais oublié, mon gentilhomme !
COCONNAS.
Comment, tu m’avais oublié ? Et tu l’avoues, drôle !
LA HURIÈRE.
Ma foi, quand vous saurez pour qui !...
COCONNAS.
Et pour qui ?...
LA HURIÈRE.
C’est pour Sa Majesté Charles IX, qui vient de passer là !
COCONNAS.
Le roi ? Mordi ! je suis fâché de ne pas l’avoir vu. Le roi a passé là, dans la rue ?
LA HURIÈRE.
Oui, sortant de chez l’amiral !
COCONNAS, rentrant.
Quoi ! le roi a été visiter ce païen ?
LA HURIÈRE, bas.
Bon ! celui-ci est des nôtres...
Haut.
Grégoire, servez vite monsieur... Servez !... servez !
COCONNAS.
Allons, il paraît qu’il s’humanise... Qu’est-ce que c’est que cela ?
LA HURIÈRE.
Une omelette au lard... C’était pour ne pas faire attendre Votre Seigneurie.
COCONNAS.
Bravo !
Il se met à table.
LA MÔLE, entrant par l’autre porte.
Comte, non-seulement Plutarque dit, dans un endroit, qu’il faut endurcir son âme à la douleur et son estomac à la faim, mais il dit encore, dans un autre, qu’il faut que celui qui a partage avec celui qui n’a pas... Pour l’amour de Plutarque, voulez-vous partager votre omelette avec moi, comte ?
COCONNAS.
Vous n’avez donc pas soupe chez le roi de Navarre, comme vous y comptiez ?
Il lui offre un siège.
LA HURIÈRE.
Ah ! il paraît que celui-là est un huguenot.
LA MÔLE, à table.
Non ; le roi de Navarre n’était pas au Louvre ; mais, en échange...
COCONNAS.
Eh bien, en échange... ?
LA MÔLE.
Oh ! comte, l’adorable vision que j’ai eue !
COCONNAS.
Une vision ?
LA MÔLE.
Imaginez-vous que, par la protection d’un jeune capitaine de la religion réformée, j’avais été introduit jusque dans la grande galerie, où, à mon profond étonnement, il n’y avait personne... Là, mon introducteur m’avait laissé seul pour s’informer... quand tout à coup une porte s’ouvre, et je me trouve en face d’une femme si noble, si gracieuse, si resplendissante, que je crus d’abord que c’était l’ombre de la belle Diane de Poitiers, qui revient, dit-on, au Louvre.
COCONNAS.
Et c’était... ?
LA MÔLE.
C’était tout simplement le corps de madame Marguerite, reine de Navarre.
COCONNAS.
Ma foi, vous n’êtes pas malheureux... J’aime mieux les corps que les ombres.
LA MÔLE.
Vous avez raison !
COCONNAS.
Et qu’avez-vous dit à cette belle reine ?
LA MÔLE.
Pas un mot. J’étais en extase... J’ai tiré la lettre dont j’étais porteur, je la lui ai remise, et, avec la plus jolie main du monde, avec les doigts les plus effilés que j’aie jamais vus, toute tiède encore de la chaleur de ma poitrine, elle l’a glissée dans son corset de satin.
COCONNAS.
Oh ! oh ! comme vous dites vivement les choses, compagnon !
LA MÔLE.
Je les dis comme je les sens... Et vous, êtes-vous parvenu à vos fins ?
COCONNAS.
Mordi ! tout le monde n’est pas favorisé comme vous des dieux ou des déesses... J’ai tout bonnement rencontré un Allemand... fort aimable pour un Allemand, il n’y a rien à dire ! lequel, reconnaissant en moi un bon catholique, m’a conduit près de M. de Guise, à qui j’avais affaire.
À la Hurière, qui s’est avancé.
Eh bien, que fais-tu là ?... tu nous écoutes ?
LA HURIÈRE, la main à son bonnet.
Oui, messieurs, je vous écoute... mais pour vous servir... À quoi puis-je vous être bon, mes gentilshommes ?
COCONNAS.
Ah ! ah ! ce nom de Guise est magique, à ce qu’il paraît ; car, d’insolent que tu étais, te voilà devenu obséquieux... Crois-tu que mon bras soit moins lourd que celui de M. de Guise, qui a le privilège de te rendre si poli ?
LA HURIÈRE.
Non, monsieur le comte, mais il est moins long ; d’ailleurs, il faut vous dire que le grand Henri est notre idole, à nous autres Parisiens...
LA MÔLE.
Quel Henri, s’il vous plaît ?
LA HURIÈRE.
Je n’en connais qu’un.
LA MÔLE.
Ah ! mais, moi, j’en connais plusieurs... Et il y en a un dont je vous invite particulièrement, mon ami, à ne pas dire de mal.
LA HURIÈRE.
Lequel ?
LA MÔLE.
Sa Majesté le roi Henri de Navarre !
LA HURIÈRE.
Je ne le connais pas...
Il fait un signe à Coconnas.
LA MÔLE.
Drôle !
Il se lève.
COCONNAS.
Eh bien, que faites-vous ?
LA MÔLE.
Je quitte la table, n’ayant plus faim...
COCONNAS.
J’en suis vraiment fâché ; je comptais attendre dans votre honorable compagnie le moment de retourner au Louvre.
LA MÔLE.
Vous retournez au Louvre ?
COCONNAS.
Oui, monsieur.
LA MÔLE.
Et moi aussi.
COCONNAS.
À quelle heure ?
LA MÔLE.
J’ai rendez-vous à minuit.
COCONNAS.
Et moi aussi...
LA MÔLE.
Ah çà ! mais savez-vous qu’il y a une étrange liaison entre nos deux destinées ? Où vous venez, je viens ; où vous allez, je vais.
COCONNAS.
En ce cas, écoutez : on ne peut plus manger quand on n’a plus faim ; maison peut encore boire quand on n’a plus soif... Buvons donc jusqu’à minuit ! et nous irons au Louvre ensemble.
LA MÔLE.
Je vous demande pardon ; mais je craindrais, en cédant à votre invitation, de ne pas porter au Louvre des idées aussi nettes que celles que l’on attend de moi... Mais avec qui cause donc notre hôte ?
On voit La Hurière fort échauffé à parler dans la rue avec Maurevel.
COCONNAS.
Il cause ; mais, le diable m’emporte ! il cause avec le même individu...
LA MÔLE.
Comment, le même individu ?
COCONNAS.
Oui, avec lequel il causait déjà quand nous sommes arrivés... l’homme au manteau amadou. Oh ! oh ! quel feu il met à la conversation !... Eh ! dites donc, maître La Hurière, est-ce que vous faites de la politique, par hasard ?
LA HURIÈRE, avec un geste terrible.
Ah !... schelme !
COCONNAS, se levant et allant à lui.
Qu’avez-vous donc, mon ami ? seriez-vous possédé ?
LA HURIÈRE, saisissant la main de Coconnas.
Silence ! malheureux !... silence sur votre vie !
COCONNAS.
Oh ! oh !
LA HURIÈRE.
Congédiez votre ami sans perdre un instant ; il faut que nous vous parlions, monsieur et moi.
MAUREVEL.
Il le faut, entendez-vous.
COCONNAS.
Mordi ! il paraît que c’est sérieux ?
MAUREVEL.
On ne peut plus sérieux.
LA MÔLE, de la maison.
Eh bien, que décidez-vous ?
COCONNAS.
Je pense que vous avez raison, et que mieux vaut que chacun de nous garde sa tête.
Il rentre.
Donc, un dernier verre de vin... À votre fortune !
LA MÔLE.
À la vôtre, monsieur !
COCONNAS.
Vous vous retirez ?
LA MÔLE.
Oui, je suis fatigué ; il est onze heures seulement, je n’ai rendez-vous au Louvre qu’à minuit, et je ne suis pas fâché de me jeter une heure sur mon lit... Maître La Hurière...
LA HURIÈRE.
Monsieur le comte ?...
LA MÔLE.
Conduisez-moi à ma chambre, je vous prie ; à minuit, vous me réveillerez... Je serai tout habillé, et, par conséquent, vite prêt.
COCONNAS.
Bien ! c’est comme moi, je vais faire tous mes préparatifs. Maître La Hurière, donnez-moi du papier blanc et des ciseaux, que je découpe mon signe de reconnaissance.
LA HURIÈRE, bas.
Mais, malheureux, vous avez donc juré... ?
Haut.
Grégoire, ce gentilhomme demande du papier blanc pour écrire, et des ciseaux pour tailler l’enveloppe ! Venez, monsieur de la Môle, venez.
Il monte l’escalier, éclairant la Môle.
COCONNAS, à part.
Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.
LA MÔLE, montant.
Bonsoir, monsieur de Coconnas... et bonne chance au Louvre ?
Scène VII
MAUREVEL, à la porte du fond, COCONNAS
COCONNAS.
Ah çà ! mais qu’ai-je donc fait ?
MAUREVEL.
Ce que vous avez fait, monsieur ? Vous avez failli révéler tout à l’heure un secret duquel dépend le sort du royaume... Voilà ce que vous avez fait. Par bonheur, Dieu a voulu que votre bouche fût fermée à temps par notre digne hôte... Un mot de plus, et vous êtes mort... Maintenant, nous sommes seuls, écoutez-moi.
COCONNAS.
Un instant, monsieur. Qui êtes-vous, s’il vous plaît, pour me parler avec ce ton de commandement ?
MAUREVEL.
Avez-vous, par hasard, entendu nommer le sire Louviers de Maurevel ?...
COCONNAS.
Le meurtrier du capitaine de Mouy ?... Oui, sans doute.
MAUREVEL.
Eh bien, c’est moi !
COCONNAS.
Oh ! oh !
MAUREVEL.
Écoutez-moi donc !
COCONNAS.
Je le crois bien, mordi ! que je vous écoute.
MAUREVEL.
Chut !... attendez !
Il indique le bruit qui se fait au-dessus de sa tête. En ce moment, la chambre du premier étage s’éclaire. La Môle y entre avec La Hurière.
COCONNAS.
Ce n’est rien, c’est mon compagnon qui s’installe.
LA HURIÈRE, en haut.
Voici votre chambre.
LA MÔLE, en haut.
À merveille !... N’oubliez pas de m’éveiller à minuit.
LA HURIÈRE.
Soyez tranquille !
MAUREVEL.
Écoutez, l’heure sonne, écoutez.
L’heure sonne, ils comptent.
COCONNAS.
Onze heures.
MAUREVEL.
Bien ! La Hurière referme la porte... Il descend... Venez, maître, venez !
Scène VIII
MAUREVEL, COCONNAS, LA HURIÈRE
LA HURIÈRE.
Nous voilà seuls... Asseyons-nous.
MAUREVEL.
Tout est-il bien clos ?
LA HURIÈRE.
Oui, et Grégoire fait sentinelle au dehors. Es-tu là, Grégoire ?
GRÉGOIRE, dans la rue.
Oui, maître.
LA HURIÈRE, à Coconnas.
Monsieur, êtes-vous bon catholique ?
COCONNAS.
Mordi ! depuis le jour de mon baptême, je m’en vante.
MAUREVEL.
Monsieur, êtes-vous dévoué au roi ?
COCONNAS.
De corps et d’âme.
MAUREVEL.
Alors, vous allez nous suivre.
COCONNAS.
Soit ; mais je vous préviens qu’à minuit j’ai affaire au Louvre.
MAUREVEL.
C’est justement là que nous allons.
COCONNAS.
J’ai rendez-vous avec M. de Guise.
MAUREVEL.
Et nous aussi.
COCONNAS.
J’ai un mot de passe particulier.
MAUREVEL.
Et nous aussi.
COCONNAS.
Un signe de reconnaissance personnel.
MAUREVEL.
Et nous aussi ; et, tenez, voilà qui va vous épargner la peine de faire une croix en papier.
Il tire de sa poche trois croix blanches, on donne une à La Hurière, l’autre à Coconnas, et garde la troisième pour lui.
COCONNAS.
Oh ! oh ! ce rendez-vous, ce mot d’ordre, ce signe de ralliement... c’était donc pour tout le monde ?
MAUREVEL.
Oui, monsieur, c’est-à-dire pour tous les bous catholiques.
COCONNAS.
Il y a fête au Louvre, alors ?
LA HURIÈRE.
Oui, et voilà pourquoi je lustrais ma salade, j’affilais mon épée et je repassais mes couteaux. – Grégoire, viens m’aider !
COCONNAS, l’œil enflammé.
Un instant ! Cette fête, c’est donc... ?
MAUREVEL.
Vous avez été bien long à deviner, monsieur, et l’on voit que vous n’êtes pas fatigué comme nous des insolences de ces hérétiques.
COCONNAS.
Mais vous avez sans doute de nombreux et puissants alliés ?
MAUREVEL, le conduisant à la fenêtre.
Voyez-vous cette troupe qui passe silencieusement dans l’ombre ?
COCONNAS.
Oui.
MAUREVEL.
Eh bien, les hommes qui composent cette troupe ont, vous pouvez le voir, comme La Hurière, vous et moi, une croix au chapeau...
COCONNAS.
Eh bien ?
MAUREVEL.
Eh bien, ces hommes, ce sont les Suisses des petits cantons, les bons amis du roi... Voyez-vous cette autre troupe ?...
COCONNAS.
Ces cavaliers ?
MAUREVEL.
Reconnaissez-vous leur chef ?
COCONNAS.
Comment voulez-vous que je le reconnaisse ?... Je suis ici depuis cinq heures de l’après-midi.
MAUREVEL.
Eh bien, c’est celui avec qui vous avez rendez-vous à minuit au Louvre !... Voyez, il va vous y attendre.
COCONNAS.
M. de Guise ?
MAUREVEL.
Lui-même !
COCONNAS.
Mais que font ces autres hommes qui vont silencieusement de porte en porte ?
MAUREVEL.
Ils marquent d’une croix rouge les maisons des huguenots, et d’une croix blanche celles des catholiques... Autrefois, on laissait à Dieu le soin de distinguer les siens ; aujourd’hui, nous sommes plus prévenants, et nous lui épargnons cette peine.
COCONNAS.
Mais on les tuera donc tous, alors ?
MAUREVEL.
Tous !
COCONNAS.
Par ordre du roi ?
MAUREVEL.
Par ordre du roi et de M. de Guise.
COCONNAS.
Et quand cela ?
MAUREVEL.
Quand vous entendrez tinter le premier coup de la cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois.
COCONNAS, avec explosion.
Ah ! cela va être drôle !
MAUREVEL.
Silence !... Maintenant, il est inutile de vous dire que, si vous avez quelque ennemi particulier, quand il ne serait pas tout à fait huguenot, il passera dans le nombre.
LA HURIÈRE, qui, pendant celle conversation, s’est armé de pied en cap.
Me voici.
MAUREVEL.
Partons, alors.
LA HURIÈRE.
Attendez !... Avant de nous mettre en campagne, assurons-nous du logis, comme on dit à la guerre... Je ne veux pas qu’on égorge ma femme et mes enfants tandis que je serai dehors... Il y a un huguenot ici.
COCONNAS.
M. de la Môle ?
LA HURIÈRE.
Oui, le parpaillot... Il s’est jeté dans la gueule du loup.
COCONNAS.
Comment ! vous attaqueriez votre hôte ?
LA HURIÈRE.
C’est à son intention que j’ai repassé ma rapière.
COCONNAS.
Pendant qu’il dort ?
LA HURIÈRE.
Raison de plus.
COCONNAS.
Oh ! oh !
LA HURIÈRE.
Vous dites ?
COCONNAS.
Je dis que c’est dur... M. de la Môle a soupé avec moi, et je ne sais pas si je dois...
MAUREVEL.
Oui ; mais M. de la Môle est un hérétique ; il est condamné, et, si nous ne le tuons pas, d’autres le tueront.
COCONNAS.
Voilà une raison ; mais elle ne me paraît pas suffisante.
MAUREVEL.
Allons, allons, dépêchons, messieurs, dépêchons... Une arquebusade, un coup de marteau, un coup de rapière, un coup de chenet, un coup de tout ce que vous voudrez, mais finissons-en...
LA HURIÈRE.
Je monte à sa chambre, et dans un tour de main...
COCONNAS.
Attendez donc ! je monte avec vous.
LA HURIÈRE.
Pour quoi faire ?
COCONNAS.
Mordi ! je suis curieux de voir comment la chose se passera.
Il monte derrière La Hurière.
MAUREVEL.
Et, moi, je vous attends ! J’ai aussi quelque chose à faire pendant ce temps-là.
Il va à la porte de l’Amiral et la marque d’une seconde croix.
Pour celui-ci, mieux valent deux croix qu’une.
LA MÔLE, se soulevant.
Quel est ce bruit ?
Il prend un pistolet sur une table.
LA HURIÈRE, écoutant à la porte.
Eh ! je crois qu’il est réveillé.
COCONNAS.
Ça m’en a tout l’air.
LA HURIÈRE.
Il va se défendre, alors.
COCONNAS.
Il en est capable... Dites donc, maitre La Hurière, s’il allait vous tuer... Ce serait drôle !
LA HURIÈRE.
Hum !... hum !...
COCONNAS.
Je crois que vous reculez.
LA HURIÈRE.
Moi ? Allons donc ! Reculer ? Jamais !...
Il enfonce la porte d’un coup de pied ; il se trouve en face de la Môle, retranché derrière son lit avec un pistolet dans chaque main.
COCONNAS.
Voilà qui devient intéressant.
LA MÔLE.
Ah ! l’on veut m’assassiner, à ce qu’il paraît !... Et c’est toi, misérable ?...
LA HURIÈRE.
Monsieur de Coconnas, vous êtes témoin qu’il m’a insulté.
La Hurière abaisse son arquebuse et tire ; la Môle se baisse, le coup passe par-dessus sa tête.
LA MÔLE.
À moi, monsieur de Coconnas ! à moi !
COCONNAS.
Ma foi, monsieur de la Môle, tout ce que je puis dans cette affaire, c’est de ne pas me mettre contre vous... Tirez-vous donc de là comme vous pourrez.
LA MÔLE.
Ah ! doubles traîtres !... puisqu’il en est ainsi...
Il lâche un des deux pistolets ; la balle touche Coconnas à l’épaule gauche.
COCONNAS.
Mordi ! j’en tiens... À nous deux donc, puisque tu le veux... Ah ! je viens dans de bonnes intentions, et tu m’en récompenses en m’envoyant une balle dans l’épaule... Attends !... attends !...
Il tire son épée.
LA MÔLE, qui a gagné la fenêtre, et qui l’a ouverte.
À l’assassin !... à l’assassin !...
Il saute par la fenêtre.
LA HURIÈRE.
Mordieu ! il nous échappe.
COCONNAS.
Lui ? Attendez !...
Il saute à son tour. On voit paraître la Môle courant.
LA MÔLE, fuyant, le pistolet à la main.
À l’assassin !
COCONNAS, le poursuivant.
Au huguenot !
PLUSIEURS VOIX.
Aux huguenots !... Tue ! tue !
Plusieurs coups de feu partent.
MAUREVEL, à La Hurière.
Vite !... voilà qui va donner l’alarme... Au Louvre !... au Louvre !...
Gens armés qui courent. Le tocsin, arquebusades, cris ; quelques blessés tombent dans la rue.
Deuxième Tableau
La chambre de Marguerite. Portes au fond, à droite et à gauche ; dans le pan coupé, à gauche, une fenêtre avec rideaux fermés, donnant sur un balcon ; en retour, sur l’avant-scène, porte d’un cabinet.
Scène première
MARGUERITE, GILLONNE
MARGUERITE.
Eh bien, que l’a dit madame de Nevers ?
GILLONNE.
Sans doute, madame la duchesse n’a pas voulu me confier ses secrets, car elle m’a remis ce petit mot pour Votre Majesté.
MARGUERITE.
Donne !
Elle ouvre le billet et lit.
« Ma chère reine, j’avais parié, comme tu le sais, que ce petit roitelet de Navarre serait le plus heureux prince de la terre en devenant possesseur de la plus belle perle de la couronne de France... Il paraît que j’ai perdu... Maître Henriot, comme l’appelle ton frère le roi Charles IX, a promis à madame de Sauve, si elle voulait lui pardonner son infidélité forcée, de lui faire le sacrifice de sa première nuit de noces. Adieu, chère Marguerite ! Ta folle, mais bien affectionnée Henriette ! » C’est bien !
Pendant la lecture de la lettre, le duc d’Alençon s’est avancé doucement jusque derrière Marguerite ; Gillonne a voulu prévenir sa maîtresse ; mais le Prince l’a arrêtée d’un signe, et l’a congédiée.
Scène II
MARGUERITE, LE DUC D’ALENÇON, puis GILLONNE
MARGUERITE.
Impossible !
LE DUC.
Et pourquoi cela ? L’amour de Henri pour madame de Sauve n’est point un secret, je suppose ?
MARGUERITE.
Ah ! c’est vous, mon frère ?
LE DUC.
Oui.
MARGUERITE.
Vous m’écoutiez ?
LE DUC.
Oui.
MARGUERITE, avec mystère.
Pour votre compte ou pour celui de notre mère ?
LE DUC.
Pour le mien.
MARGUERITE.
Vous vouliez savoir ?
LE DUC.
Si Henri était ou n’était pas mon beau-frère.
MARGUERITE.
Et où cela vous mènera-t-il ?
LE DUC.
Qui sait ! peut-être à savoir s’il sera ou ne sera pas roi de Navarre.
MARGUERITE.
Et que vous importe, à vous qui devez être roi de France ?
LE DUC.
Oui, après la mort de mon frère Charles IX ; en attendant, que voulez-vous ! je m’intéresse au sort de ce petit royaume.
MARGUERITE.
Eh bien, êtes-vous satisfait ? Vous voyez que le roi ne viendra point.
LE DUC.
Je le sais.
MARGUERITE.
Alors, puisque vous savez ce que vous vouliez savoir, retirez-vous.
LE DUC.
Bonsoir, ma sœur.
GILLONNE, rentrant.
Madame, le roi de Navarre sort de son appartement et se dirige vers le vôtre.
MARGUERITE.
Le roi de Navarre, dites-vous ?
LE DUC.
Il paraît que nous nous trompions.
MARGUERITE.
Êtes-vous sûre ?
GILLONNE.
Je l’ai aperçu au bout du corridor, précédé de deux pages portant des flambeaux.
LE DUC.
Je vous fais mon compliment, ma sœur.
Il s’avance vers la porte d’un cabinet à droite.
MARGUERITE.
Que voulez-vous ?
LE DUC.
Continuer de m’instruire !
MARGUERITE.
Vous allez écouter ce qui se dira dans cette chambre ?
LE DUC.
Oui.
MARGUERITE.
François, je vous le défends.
LE DUC, menaçant.
Prends garde, Marguerite ! cette fois, je n’écoute plus pour mon compte.
MARGUERITE.
Et pour le compte de qui écoutez-vous ?
LE DUC.
Pour celui de la reine Catherine.
MARGUERITE, consternée.
Ah !
LE DUC.
Je savais bien que vous étiez fille trop soumise pour vous opposer à la volonté de notre bonne mère.
Il entre dans le cabinet.
Scène III
MARGUERITE, seule
Que se trame-t-il donc, et que va-t-il se passer ?... Toute la journée, des hommes à visage sinistre ont circulé dans le Louvre... Serait-il vrai, comme le bruit en a transpiré, qu’une proscription générale... ?
GILLONNE.
Sa Majesté le roi de Navarre !
Scène IV
MARGUERITE, GILLONNE, HENRI DE NAVARRE, LE DUC D’ALENÇON, caché, DEUX PAGES
Les deux Pages entrent, portant des candélabres d’or, avec des bougies de cire rose.
HENRI.
Eh bien, madame, ma présence m’a tout l’air de vous surprendre... Ne m’attendiez-vous donc pas ?
MARGUERITE.
C’est-à-dire que je ne vous attendais plus.
HENRI.
Vous ne m’attendiez plus ?
MARGUERITE.
Sans doute ; ne m’avez-vous pas dit vous-même que notre union était un pacte politique, une alliance, et non un mariage ?
HENRI.
Raison de plus pour que je vienne, sinon parler d’amour, du moins parler politique... Gillonne, fermez la porte et laissez-nous.
MARGUERITE.
Gillonne...
HENRI.
Vous désirez garder Gillonne, madame ?... Soit ; et, si même ce n’est point assez de Gillonne pour vous rassurer, je puis appeler vos autres femmes, qui, sans doute, sont dans ce cabinet.
Il fait un pas vers le cabinet.
MARGUERITE, s’élançant.
Non, c’est inutile, et je suis prête à vous entendre, monsieur...
Bas.
Gillonne, laisse-nous ; mais demeure dans la chambre voisine, que je puisse t’appeler au besoin.
HENRI, à part, regardant le cabinet.
Il y a quelqu’un là...
Haut, à Marguerite.
La porte est bien fermée, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
HENRI.
Nous sommes bien seuls ?
MARGUERITE.
Oui.
HENRI.
Alors, causons !
Il lui indique un siège.
MARGUERITE.
Comme il plaira à Votre Majesté.
HENRI.
Madame, quoi qu’en aient dit bien des gens, notre mariage est, je le pense, un bon mariage... Je suis bien à vous, et vous êtes bien à moi.
MARGUERITE.
Je ne vous comprends pas, monsieur.
HENRI.
Attendez, et vous allez me comprendre... Notre mariage est un bon mariage ; nous devons, en conséquence, agir l’un vis-à-vis de l’autre en bons alliés, puisque nous nous sommes juré alliance devant Dieu... N’est-ce pas votre avis ?
MARGUERITE.
Sans doute, monsieur.
HENRI.
Je sais, madame, combien votre pénétration est grande, je sais combien le terrain de la cour est semé de dangereux abîmes... Or, je suis jeune, et, quoique je n’aie jamais fait de mal à personne, j’ai bon nombre d’ennemis... Dans quel camp, madame, dois-je ranger celle qui porte mon nom, et qui m’a juré affection au pied des autels ?
MARGUERITE.
Oh ! monsieur, pourriez-vous penser... ?
HENRI.
Je ne pense rien, madame : j’espère, et je veux m’assurer si mon espérance est fondée. Il est certain, pour vous comme pour moi, n’est-ce pas, que notre mariage n’était qu’un prétexte ?... Quelques-uns ont même été plus loin, et ont dit qu’il n’était qu’un piège.
Marguerite tressaille.
lequel des deux ?... Le roi me hait, le duc d’Alençon me hait, et la reine Catherine haïssait trop ma mère pour ne pas me haïr quelque peu moi-même...
MARGUERITE.
Oh ! monsieur, que dites-vous ?
HENRI.
Ce que je cacherais au plus profond de ma pensée si nous n’étions pas seuls. Ne m’avez-vous pas dit que nous étions seuls ?
MARGUERITE.
Oui, monsieur, je vous l’ai dit.
HENRI.
Et voilà justement ce qui fait que je m’abandonne, madame, ce qui fait que j’ose vous dire que je ne suis dupe
Il cherche à lire dans ses yeux.
ni des caresses que me fait le roi Charles, ni de celles que me fait la reine mère, ni de celles que me fait le duc d’Alençon.
MARGUERITE, vivement.
Oh ! sire !...
HENRI, à part.
C’est le duc d’Alençon... Très bien !
MARGUERITE.
Monsieur !
HENRI.
Eh bien, qu’y a-t-il ?
MARGUERITE.
Il y a que de pareils discours sont bien dangereux.
HENRI.
Non pas quand un mari s’adresse à sa femme, non pas quand ils sont seuls, non pas enfin quand, ne fussent-ils pas seuls, il parle assez bas pour qu’on ne puisse les entendre... Je vous disais donc bien bas que j’étais menacé de tous les côtés : menacé par le roi, menacé par la reine mère, menacé par le duc d’Alençon, menacé par tout le monde enfin... Vous savez... on sent cela instinctivement... les dangers frémissent dans l’air... ils vous effleurent en passant, et l’on frissonne... C’est cela qu’on appelle un pressentiment... Eh bien, contre toutes ces menaces qui s’apprêtent à devenir des attaques, je puis me défendre avec votre secours... car vous êtes aimée justement de toutes les personnes qui me détestent.
MARGUERITE.
Monsieur...
HENRI.
Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant, à ce que tout le monde vous aime ?... Ceux que je viens de nommer sont vos frères et vos parents... Aimer ses parents et ses frères, c’est agir selon le cœur de Dieu.
MARGUERITE.
Mais, enfin, où voulez-vous en venir ? J’attends.
HENRI.
À ce que je vous ai déjà dit : c’est que, si vous vous faites, non pas mon amie, mais mon alliée, je puis tout braver, tandis qu’au contraire, si vous vous faites mon ennemie, madame, je vous l’avoue en toute humilité, je suis perdu.
MARGUERITE.
Moi, votre ennemie ?... Jamais, monsieur !
HENRI.
Mais mon amie, jamais non plus, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Peut-être.
HENRI.
Et mon alliée ?
MARGUERITE.
Oh ! cela, certainement !
HENRI.
Votre main !
MARGUERITE.
La voilà... et de grand cœur...
HENRI, la baisant et la gardant entre les siennes.
Eh bien, je vous crois, madame, et vous accepte pour alliée... Ainsi donc, entendons-nous bien... On nous a mariés sans que nous nous connaissions, sans que nous nous aimions... on nous a mariés sans nous consulter, nous qu’on mariait... Nous ne nous devons donc rien comme mari et femme ; vous voyez, madame, que je vais au-devant de vos vœux... Mais, si, après cette alliance forcée, nous nous allions librement, sans que personne nous y contraigne... nous nous allions alors comme deux cœurs loyaux qui se doivent confiance et protection mutuelle... Est-ce ainsi que vous l’entendez, madame ?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
HENRI.
Et c’est cette libre alliance que vous me promettez ?
MARGUERITE.
Que je vous jure !
HENRI, jetant un coup d’œil sur le cabinet.
Eh bien, comme première preuve d’une alliance loyale et d’une confiance absolue... je vais vous raconter le plan que j’ai formé pour combattre, d’abord l’inimitié de la reine mère, puis celle du roi Charles... puis celle du duc d’Alençon.
MARGUERITE.
Monsieur, je vous en conjure...
HENRI.
Qu’avez-vous ?
MARGUERITE.
Rien.
HENRI.
Je vais donc...
MARGUERITE.
Monsieur, permettez que je respire... Il fait si chaud ce soir... et cette fenêtre, qui est fermée...
HENRI.
Oh ! que ne disiez-vous cela, madame !...
À part.
C’est bien lui, je ne me trompais pas.
Il va à la fenêtre et l’ouvre.
MARGUERITE, le suivant.
Silence, sire, par pitié pour vous !
HENRI.
Ne m’avez-vous pas dit que nous étions seuls ?
MARGUERITE.
Eh ! monsieur, qui peut répondre de cela, quand il y a deux portes à un appartement, et même quand il n’y en a qu’une.
HENRI, bas.
Bien, madame... Vous ne m’aimez pas, c’est vrai, mais vous me tenez parole.
MARGUERITE.
Que voulez-vous dire, monsieur ?
HENRI, bas.
Je veux dire que, si vous étiez capable de me trahir, vous m’eussiez laissé continuer, puisque je me trahissais tout seul...
Haut.
Eh bien, madame, respirez-vous mieux maintenant ?
MARGUERITE.
Oh ! oui, sire, beaucoup mieux !
HENRI.
En ce cas, je ne veux pas vous importuner plus longtemps ; je vous devais mes respects, et quelques avances de bonne amitié... Veuillez les accepter comme je vous les offre... de tout mon cœur... Reposez-vous donc, et bonne nuit.
MARGUERITE.
Ainsi, c’est convenu ?
HENRI, sur le seuil.
Oui, alliance politique franche et loyale.
MARGUERITE.
Franche et loyale !
HENRI, s’éloignant, reconduit par Marguerite.
Merci, Marguerite, merci !... vous êtes une vraie fille de France. Je pars tranquille : à défaut de votre amour, votre amitié me reste... Je compte sur vous, comme, de votre côté, vous pouvez compter sur moi... Adieu, madame !
Scène V
LE DUC, MARGUERITE
LE DUC, qui est sorti du cabinet quand Marguerite rentre.
Marguerite est neutre aujourd’hui... Marguerite sera hostile dans huit jours.
MARGUERITE.
Avez-vous donc entendu ?
LE DUC.
Moi ? Rien absolument... Mais qui vous dit que j’eusse besoin d’entendre ?
MARGUERITE.
Mon frère, quittez un instant, je vous en supplie, ce masque sombre et froid qui empêche le regard de pénétrer jusqu’à votre pensée, et dites-moi, dites-moi ce qui va se passer cette nuit !
LE DUC.
Cette nuit ?... Demandez cela à René.
MARGUERITE.
Comment, à René ?
LE DUC.
Sans doute !... Il est sorcier, il vous le dira... Bonsoir, Marguerite !
Il se dirige vers la porte.
MARGUERITE.
Bonsoir !
LE DUC, revenant.
Ah ! un conseil.
MARGUERITE.
Lequel ?
LE DUC.
Avant de vous coucher, poussez un verrou à chacune de vos portes, et, si vous entendez du bruit, poussez-en deux.
Il sort par le corridor secret.
Scène VI
MARGUERITE, puis GILLONNE
MARGUERITE.
Quelle nuit de noces !... Henri aurait-il dit vrai, et notre mariage ne serait-il qu’un piège ?... – Si j’entends du bruit, a dit ce visage sombre de d’Alençon, poussez un second verrou. – Je n’entends aucun bruit... Tout est tranquille... aucune lueur à l’horizon... aucun bruit dans l’air... Le pas de quelque écolier attardé, voilà tout.
UNE VOIX D’ÉCOLIER, chantant dans la rue.
Pourquoi doncques, quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?
Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ton front, ta lèvre jumelle ?
En veux-tu baiser Pluton,
Là-bas, après que Caron
T’aura mise en sa nacelle ?
La voix se perd.
MARGUERITE.
Tout le monde aime quelqu’un ou quelque chose... Il n’y a que moi qui n’aime personne, et qui ne suis aimée de rien... Il est vrai que je suis reine !
Elle va fermer la fenêtre.
Viens, Gillonne, et aide-moi à me mettre au lit.
GILLONNE.
Madame...
MARGUERITE.
Quoi ?
GILLONNE.
On entend des pas dans le corridor secret.
MARGUERITE.
Ces pas ne peuvent être que ceux de mon frère Charles... du duc d’Alençon... de n» mère, madame Catherine, ou de quelqu’une de ses femmes... Ouvrez et voyez.
GILLONNE.
Madame de Sauve !
MARGUERITE.
Madame de Sauve ?
Scène VII
MARGUERITE, MADAME DE SAUVE, GILLONNE
MADAME DE SAUVE.
Hélas ! oui, moi-même.
MARGUERITE.
Venez-vous chercher votre amant jusqu’ici, madame ? Vous savez cependant bien qu’il n’y est plus.
MADAME DE SAUVE, un genou en terre.
Pardonnez-moi, madame... Oh ! mon Dieu, je sais à quel point je suis coupable envers vous ; mais l’impérieuse nécessité... la crainte, la terreur, m’ont fait profiter de ce passage qui m’était ouvert comme dame d’honneur de la reine mère.
MARGUERITE.
Relevez-vous, madame ; et, comme je ne pense pas que vous soyez venue dans l’espérance de vous justifier près de moi, dites-moi pourquoi vous êtes venue.
MADAME DE SAUVE.
Madame, écoutez-moi, au nom du ciel... et vous me pardonnerez, ou vous me mépriserez après... Madame, il y va pour lui de la vie et de la mort !
MARGUERITE.
De la vie et de la mort !
MADAME DE SAUVE.
Eh ! regardez-moi : s’il s’agissait d’un danger ordinaire, serais-je si pâle, si tremblante, si éperdue ?... serais-je chez vous enfin ?
MARGUERITE.
De quoi s’agit-il donc ?
MADAME DE SAUVE.
On égorge les huguenots, madame, et le roi de Navarre est le chef des huguenots.
MARGUERITE.
Oh ! mon Dieu, voilà donc l’explication de tous ces vagues avertissements... la réalisation de tous ces pressentiments sombres... Mais lui... lui, un roi !...
MADAME DE SAUVE.
Lui, court plus de dangers qu’un autre, madame ; car la reine Catherine a juré sa mort.
MARGUERITE.
Sa mort ! Pourquoi ?
MADAME DE SAUVE.
Les prédictions lui assurent, dit-on, le trône de France.
MARGUERITE.
Oh !...
MADAME DE SAUVE.
Tout a été fait contre le roi de Navarre, tout a été fait dans le but de l’attirer à Paris ; votre mariage n’a été qu’un leurre...
MARGUERITE.
Et votre amour ?...
MADAME DE SAUVE.
Qu’un moyen... Mon amour m’a été commandé parla reine mère... Hélas ! elle espérait que ses ordres seraient d’accord avec mon cœur...
MARGUERITE.
Mais dans quel but vous ordonnait-elle de l’aimer ?
MADAME DE SAUVE.
Pour qu’il ne fût pas votre époux, pour qu’il restât étranger au roi, et que le roi, n’ayant pas à lutter contre vos larmes, pût le faire tuer. Et cela... hors de votre appartement, la nuit même de vos noces ; car, dans vos bras, sous vos yeux, on n’eût point osé.
MARGUERITE.
Ah ! je comprends, je comprends ce que voulait savoir d’Alençon. – Mais où est-il, lui, le roi de Navarre ?
MADAME DE SAUVE.
Je n’en sais rien... je venais vous le demander... Où est-il ?... où est-il ?
MARGUERITE.
Il sort d’ici à l’instant... Oh ! si j’avais su !...
MADAME DE SAUVE.
Mon Dieu ! qu’allons-nous faire ?... Pardonnez-moi, madame ; qu’allez-vous faire ?
MARGUERITE.
Je vais trouver la reine Catherine... Le roi de Navarre est sous ma sauvegarde, je lui ai promis alliance ; je serai fidèle à ma promesse.
MADAME DE SAUVE.
Mais, si vous ne pouvez pénétrer jusqu’à la reine mère ?...
MARGUERITE.
Je me tournerai du côté de mon frère Charles.
MADAME DE SAUVE.
Allez, madame... allez !
MARGUERITE.
J’y vais.
MADAME DE SAUVE.
Attendez.
MARGUERITE.
Quoi ?
MADAME DE SAUVE.
Le tocsin ! le tocsin !
MARGUERITE.
Que veut dire cela ?
MADAME DE SAUVE.
C’était le signal... Des cris...
MARGUERITE.
Égorgerait-on jusque dans le Louvre ?
MADAME DE SAUVE.
Eh ! mon Dieu, oui.
LA VOIX DE LA MÔLE, dans les corridors.
Navarre !... Navarre !... à moi !
MARGUERITE.
Ouvrez, ouvrez, Gillonne !
MADAME DE SAUVE.
Ce n’est pas sa voix !
Elle sort.
Scène VIII
MARGUERITE, GILLONNE, LA MÔLE
LA MÔLE, sans manteau, sans chapeau, son pourpoint déchiré.
Madame... on tue... on égorge mes frères... On veut m’égorger aussi... Vous êtes la reine... sauvez-moi !
Il tombe aux genoux de la Reine.
MARGUERITE.
Mon Dieu !... qui êtes-vous ?... que demandez-vous ?... Au secours !... à l’aide !
LA MÔLE.
Madame, n’appelez pas... S’ils vous entendent, je suis perdu... Les assassins montaient les degrés derrière moi... Je les entends... Les voilà !
Scène IX
MARGUERITE, GILLONNE, LA MÔLE, COCONNAS, LA HURIÈRE, TROUPE DE GENS ARMÉS
COCONNAS.
Ah ! mordi ! nous le tenons enfin.
LA MÔLE, se relevant.
Une arme... une épée... un poignard... que je me défende !
COCONNAS.
Tiens !
Il le frappe d’un nouveau coup.
LA MÔLE, se traînant.
Ah !
MARGUERITE.
Misérables ! assassinerez-vous aussi une fille de France ?
LA HURIÈRE.
Madame Marguerite !
COCONNAS.
La reine de Navarre !... Madame, excusez-nous ; mais, entraînés à la poursuite d’un hérétique...
MARGUERITE.
Les églises et les châteaux royaux sont lieux d’asile... Le Louvre est château royal... Sortez, je vous l’ordonne !
LA HURIÈRE, à Coconnas.
Venez, venez ! nous ne manquerons pas de besogne ailleurs.
COCONNAS.
Madame, c’est à la femme que j’obéis, et non à la reine. Ah ! Provençal maudit, si je te rattrape jamais !
Il sort lentement à recalons, menaçant toujours.
Scène X
MARGUERITE, GILLONNE, LA MÔLE
MARGUERITE, après avoir écouté le bruit des pas qui s’éloignent.
Ils sont partis !... Où est ce malheureux ?
GILLONNE.
Le voici !
MARGUERITE.
Mort ?
GILLONNE.
Non, évanoui seulement.
MARGUERITE.
Mon Dieu !
GILLONNE.
Quoi ?
MARGUERITE.
C’est ce jeune homme qui est venu tantôt, qui m’a remis une lettre pour le roi... C’est M. de la Môle.
LA MÔLE, rouvrant les yeux.
Et vous, vous êtes la reine... Ah ! que vous êtes belle, madame !...
MARGUERITE.
Où le porter ?... Chez toi, Gillonne, chez toi !
GILLONNE.
Où vous voudrez, madame.
MARGUERITE.
Attends... On appelle.
MADAME DE NEVERS, du dehors.
Votre Majesté !... madame, Marguerite !...
MARGUERITE.
C’est madame de Nevers, c’est Henriette... Un dernier effort, monsieur... Entrez dans ce cabinet.
Courant à la porte.
Par ici, par ici, Henriette...
Se retournant.
Y est-il ?... Oui... Bien...
Gillonne traine la Môle dans le cabinet.
Scène XI
MARGUERITE, MADAME DE NEVERS, suivie de HALLEBARDIERS, GILLONNE, LA MÔLE, caché
MARGUERITE.
Ah ! tu n’es pas seule ?
MADAME DE NEVERS.
Non... Mon beau-frère, M. de Guise, m’a donné douze gardes, pour me reconduire à mon hôtel... Je t’en laisse six... car, cette nuit, les plus puissants peuvent avoir besoin des gardes du duc de Guise...
Aux Gardes.
Installez-vous dans cette antichambre et obéissez à madame Marguerite comme à moi-même.
MARGUERITE.
Oh ! quelle terrible nuit !
MADAME DE NEVERS.
Je ne trouve pas, moi... Je suis bonne catholique...
MARGUERITE.
Ah ! si tu savais !... si tu savais !...
MADAME DE NEVERS, gagnant l’autre porte.
Bien ; tu me conteras tout cela plus tard...
Aux Gardes.
Venez !...
À Marguerite.
Adieu.
Elle sort.
Scène XII
MARGUERITE, GILLONNE, puis MADAME DE SAUVE
MARGUERITE.
Comment se trouve-t-il ?
GILLONNE.
Un peu mieux...
MADAME DE SAUVE, entr’ouvrant de nouveau la porte.
Madame...
MARGUERITE.
Qu’est-ce encore ?
MADAME DE SAUVE.
Ou vient de l’arrêter... on le conduit chez le roi...
MARGUERITE.
J’y cours !...
MADAME DE SAUVE.
Ah ! vous ne pénétrerez pas jusqu’à lui... Les ordres sont donnés.
MARGUERITE.
Soyez tranquille... je trouverai quelque moyen... Gillonne, je te recommande ce malheureux... Venez, madame, venez !...
MADAME DE SAUVE.
Ah ! que Dieu garde Votre Majesté !
Troisième Tableau
Le cabinet des armes du Roi. À gauche, dans le pan coupé, grande fenêtre avec large balcon praticable ; par cette fenêtre, on voit l’autre rive de la Seine, la tour de Nesle. Deux portes à droite et à gauche.
Scène première
LE ROI, LA NOURRICE
LE ROI, entrant.
Où est Henri ?
LA NOURRICE, sortant de chez elle.
Charles, mon Charles, est-ce que c’est vrai, ce qu’on dit ?
LE ROI.
Et que dit-on, nourrice ?
LA NOURRICE.
On dit qu’on massacre les huguenots.
LE ROI.
Eh bien, que l’importe ?
LA NOURRICE.
Mais je suis de la religion, moi...
LE ROI.
Alors, cache-toi dans quelque coin, et prie le Dieu des huguenots que ma mère ne te trouve pas...
LA NOURRICE.
Charles !
LE ROI.
Assez... Qu’on appelle M. de Nancey...
Il appelle son chien.
Actéon !... viens, Actéon...
LA NOURRICE.
Oh ! mon Dieu, mon Dieu !...
LE ROI.
Eh bien, qu’ai-je dit ?...
LA NOURRICE, obéissant.
Venez, monsieur de Nancey ; le roi veut vous parler.
Elle rentre chez elle.
Scène II
LE ROI, M. DE NANCEY
LE ROI.
Où est Henri ?
M. DE NANCEY.
Arrêté, sire, selon les ordres de Votre Majesté.
LE ROI.
Où l’a-t-on conduit ?
M. DE NANCEY.
Dans la chambre voisine.
LE ROI.
Faites-le entrer... Ah ! voilà donc l’heure arrivée... Dieu me dira un jour face à face si elle a sonné pour ma perte ou pour mon salut.
Scène III
LE ROI, HENRI, M. DE NANCEY
M. DE NANCEY.
Entrez, monseigneur !
Il fait passer Henri et se retire.
HENRI, regardant autour de lui.
Il est seul !
LE ROI.
Ah ! c’est vous ?
HENRI.
Oui, sire !
LE ROI, s’essuyant le front.
Par la mordieu ! vous êtes content de vous voir près de moi, n’est-ce pas, Henriot ?
HENRI.
Sans doute, sire ; car c’est toujours avec plaisir que je me retrouve près de Votre Majesté.
LE ROI.
Plus content que d’être là-bas, hein ?
HENRI.
Où cela, sire ?
LE ROI.
Dans la rue.
HENRI.
Sire, je ne comprends pas...
LE ROI.
Regardez, et vous comprendrez.
Il ouvre la fenêtre, et lui montre les quais, tout embrasés de torches et de coups de feu.
HENRI.
Mais, au nom du ciel, sire, que se passe-t-il donc, cette nuit ?
LE ROI.
Cette nuit, monsieur, on me débarrasse de tous les huguenots. Voyez-vous cette fumée et cette flamme là-bas, au-dessus de l’hôtel de Bourbon ? C’est la fumée et la flamme de la maison de l’amiral qui brûle... Voyez-vous ce corps que de bons catholiques traînent sur une paillasse déchirée ? C’est le corps du gendre de l’amiral, de votre ami Téligny.
HENRI, cherchant son épée à son côté.
Et désarmé !... désarmé !...
LE ROI.
Vous cherchez votre épée ?... et qu’en feriez-vous, de cette épée ?
HENRI.
Je n’en sais rien, sire ; mais je voudrais l’avoir.
LE ROI.
Insensé !... n’as-tu pas entendu ce que j’ai dit ?
HENRI.
Non.
LE ROI.
J’ai dit que je ne voulais plus de huguenots autour de moi. Comprends-tu, Henri ? j’ai dit : « Je ne veux plus... » Suis-je le roi ?... suis-je le maître ?
HENRI.
Mais Votre Majesté...
LE ROI.
Ma Majesté tue et massacre à cette heure tout ce qui n’est pas catholique... C’est mon plaisir... Êtes-vous catholique ou huguenot ?
HENRI.
Sire, rappelez-vous vos propres paroles : « Qu’importe la religion de qui me sert bien ! »
LE ROI.
Ah ! ah ! ah ! que je me rappelle mes paroles !... Verba volant, comme dit ma sœur Margot... Oui, oui, ils me servaient bien, les huguenots, trop bien, même : ils se glissaient partout, à toutes les places, à tous les emplois... aux finances... à la marine... à la guerre... jusqu’à ce qu’un, plus hardi encore que les autres, se glissât sur mon trône... Mais, demain, il n’y aura plus de huguenots... Vous entendez, Henri, demain, il n’y en aura plus un seul.
HENRI.
Oui, sire, j’entends.
LE ROI.
Mais comprenez-vous ?
HENRI.
À merveille !
LE ROI.
Et vous ne répondez pas ?
HENRI.
Si fait, sire, je réponds.
LE ROI.
Eh bien, que répondez-vous ?
HENRI.
Que je ne vois pas pourquoi le roi de Navarre ferait ce que tant de pauvres gentilshommes, dont le parjure fût resté ignoré, n’ont pas voulu faire... car enfin, s’ils meurent, ces malheureux, c’est parce qu’on leur a proposé ce que l’on me propose, et qu’ils ont refusé comme je refuse.
LE ROI, lui saisissant le bras.
Ah ! oui-da... tu crois que j’ai pris la peine d’offrir la messe à ceux qu’on égorge là-bas... toi ?
HENRI.
Sire, ne mourrez-vous point dans la religion de vos pères ?...
LE ROI.
Oui, par la mordieu ! Et toi ?
HENRI, tranquillement.
Et moi aussi, sire !
LE ROI.
Ah ! c’est comme cela...
Il s’élance sur son arquebuse.
Veux-tu la messe, Henriot ?
Henri garde le silence.
Mort, messe ou Bastille... Choisis ! Mort, messe ou Bastille... Es-tu catholique ou huguenot ?
HENRI.
Je suis votre frère, sire !
LE ROI.
Mille tonnerres ! cela ne peut cependant pas se passer ainsi... Il faut que je tue quelqu’un...
Il court à la fenêtre, ajuste un homme qui se sauvait sur le quai, et tire. L’homme tombe.
HENRI.
Oh ! mon Dieu !... mon Dieu !
Scène IV
LE ROI, HENRI, CATHERINE, soulevant la tapisserie
CATHERINE.
Eh bien, est-ce fait ?...
LE ROI.
Non ! mille diables... non !... l’entêté refuse.
CATHERINE, regardant autour d’elle et apercevant Henri appuyé à la tapisserie.
Alors, pourquoi vit-il ?
LE ROI.
Il vit... il vit... parce qu’il est mon frère.
HENRI.
Madame, tout vient de vous, et non du roi Charles, je le vois maintenant... C’est vous qui avez résolu cette fatale union !... c’est vous qui avez eu l’idée de m’attirer dans un piège, moi et mes compagnons !... c’est vous qui avez pensé à faire de votre fille l’appât qui devait nous perdre tous... c’est vous qui, tout à l’heure, m’avez séparé de ma femme pour qu’elle n’eût pas l’ennui de me voir périr sous ses yeux !
Scène V
LE ROI, HENRI, CATHERINE, MARGUERITE, entrant par la porte de la Nourrice, LA NOURRICE
MARGUERITE.
Oui ; mais cela ne sera pas... On Ne tuera pas le mari aux yeux de la femme, j’espère.
HENRI.
Marguerite !
LE ROI.
Margot !
CATHERINE.
Ma fille !
MARGUERITE.
Monsieur, vos dernières paroles m’accusaient et vous aviez à la fois tort et raison... Raison, car je suis, eu effet, l’instrument dont on s’est servi pour vous perdre tous... tort, car j’ignorais que vous marchiez à votre perte... Mais, dès que j’ai appris votre danger, je me suis souvenue de mon devoir, je suis accourue... et, grâce à la bonne nourrice de mon frère, j’ai pu pénétrer jusqu’ici... Or, m’y voici... et le devoir d’une femme est de partager la fortune de son mari... Vous exile-t-on, monsieur, je vous suis dans l’exil ; vous emprisonne-t-on, je me fais captive ; vous tue-t-on, je meurs...
LE ROI.
Ah ! ma pauvre Margot, tu ferais bien mieux de lui dire de se faire catholique.
MARGUERITE.
Sire, croyez-moi ; pour vous-même, ne demandez pas une pareille lâcheté à un prince de votre maison... Songez-y, vous avez fait de lui mon époux.
LE ROI.
Au fait, madame, Margot a raison, et Henriot est mon beau-frère.
MARGUERITE.
Oui, votre beau-frère !... oui, vous l’avez dit, Charles !... Rendez donc le mari à la femme... Vous ne me ferez pas veuve le jour de mon mariage ?... Donnez-moi sa vie... la vie de Henri, je vous la demande à genoux !...
LE ROI.
Eh bien, emmène-le...
MARGUERITE.
Merci, mon frère... merci !...
À Henri.
Venez vite, venez.
HENRI.
Mais, moi aussi, je dois remercier...
LE ROI, bas.
Plus tard, tu me remercieras... Va-t’en !... Ne sens-tu pas que le plancher tremble sous tes pas ?... Va-t’en !
On entend des cris, on voit passer des protestants fuyants. Le Roi ferme la fenêtre et tombe sur une chaise.
Ma mère, voilà bien du sang versé... Croyez-vous que Dieu me le pardonnera ?...
CATHERINE.
Non... car ce sang aura été versé inutilement, si Henri conserve celui qu’il a dans les veines.
LE ROI.
Alors, c’était donc contre lui seul qu’était dirigée toute cette boucherie ?...
CATHERINE.
Sire, vous vous croyez un grand politique, et vous n’êtes qu’un enfant.
Elle sort.
LA NOURRICE.
Ne l’écoute pas, Chariot ! tu as bien fait.
Elle se met à genoux d’an côté. Actéon vient, de l’autre, lécher la main du Roi.
LE ROI.
Voilà peut-être les deux seules créatures dont je ne serai pas exécré demain.
ACTE II
Quatrième Tableau
La chambre de Henri. Simple tenture de cuir. Deux portes au fond.
Scène première
HENRI, seul
Allons, allons, tout se calme ; trois jours se sont passés, et je suis bien vivant... Il faut encore croire aux miracles ; il est en vérité bien heureux que l’on ait eu l’aimable idée de me tuer par le fer ou par le plomb, au lieu de m’empoisonner tout bonnement, comme on a fait de ma pauvre mère, avec des gants parfumés... et comme on a voulu faire de M. de Condé, avec une pomme de senteur... Décidément, mon frère Charles IX n’est pas si méchant diable que maître René, et mieux vaut encore avoir affaire au roi de France qu’au parfumeur de la reine mère... Il faut dire aussi que Marguerite m’a fidèlement tenu parole, et qu’elle est arrivée à temps... Sans elle, je ne sais trop comment tout cela aurait fini... si toutefois c’est fini à cette heure. Je me regarde, je me tâte, je suis à peu près sûr de vivre... Mais, demain... mais, cette nuit... mais, dans une heure... pourrai-je en dire autant ?... Maintenant, quel est cet homme, déguisé en sentinelle suisse, car ce n’était point un soldat, qui m’a présenté les armes quand je suis descendu tout à l’heure, en me disant : « Salut au roi de Navarre... » Je me suis détourné, je n’ai pas eu le temps de voir... seulement, j’ai eu celui d’entendre... Ah ! ah ! il me semble qu’on marche dans le corridor... J’entends des pas ; ils viennent de ce côté... C’est quelqu’un qui cherche, qui hésite... On frappe... Qui est là ?
UNE VOIX, dehors.
Monseigneur, c’est l’ouvrier de la sellerie, qui vous apporte la selle que vous avez demandée.
HENRI.
Moi ? Je n’ai pas demandé de selle, mon ami ; vous vous trompez.
LA VOIX.
Non, sire, je ne me trompe pas, je vous assure.
HENRI.
Il me semble que je reconnais cette voix... Ouvrons !
Scène II
HENRI, DE MOUY
HENRI, tenant la porte.
Qui demandez-vous, et qui êtes-vous ?
DE MOUY.
Un ami, sire !
HENRI.
Un ami, sous ce costume ?
DE MOUY.
Je n’eusse pas pu autrement pénétrer près de Votre Majesté.
HENRI.
Mais enfin...
DE MOUY.
Me reconnaissez-vous ?
HENRI.
De Mouy !...
Il fait un mouvement d’inquiétude.
Tu veux me parler absolument ?
DE MOUY.
Il le faut, sire !
HENRI.
Entre alors...
Il ferme la porte.
DE MOUY.
Oh ! ne craignez rien, sire ; personne ne m’a reconnu, et nous sommes seuls.
HENRI.
Personne ne t’a reconnu !... En es-tu sûr ?... Nous sommes seuls !... Peux-tu répondre de cela ?
DE MOUY.
Je réponds de tout, sire.
HENRI.
Ainsi, tu vis encore, mon pauvre ami !
DE MOUY.
Oui, et ce n’est pas la faute de cet infâme Maurevel.
HENRI.
Mon ami, ne dis pas de mal des amis de la reine mère.
DE MOUY.
Vous voulez que je ne maudisse pas l’assassin de mon père ?
HENRI, bas.
Est-ce que je maudis René, l’empoisonneur de ma mère, moi ?
DE MOUY.
Sire, vous êtes roi, vous... et, sans doute, Dieu vous a fait plus fort et plus sage que les autres hommes... Mais, voyons, sire, soyons brefs, car le temps nous manque ; soyons francs, car les circonstances nous pressent.
HENRI.
Eh bien, puisque tu le veux absolument, parle, mon brave de Mouy.
DE MOUY.
Est-il vrai que Votre Majesté ait abjuré la religion protestante ?
HENRI.
C’est vrai !
DE MOUY.
Mais est-ce des lèvres ?... est-ce du cœur ?
HENRI.
On est toujours reconnaissant à Dieu quand il nous donne la vie, et Dieu m’a visiblement épargné dans ce cruel danger.
DE MOUY.
Sire, avouons une chose.
HENRI.
Laquelle ?
DE MOUY.
C’est que votre abjuration est une affaire de calcul, et non pas de conviction... Vous avez abjuré pour que le roi vous laissât vivre, et non parce que Dieu vous avait conservé la vie.
HENRI.
Quelle que soit la cause de ma conversion, de Mouy, je n’en suis pas moins catholique.
DE MOUY.
Oui ; mais le resterez-vous toujours ?... à la première occasion de reprendre votre liberté d’existence et de conscience, ne la reprendrez-vous point ?... Eh bien, cette occasion, elle se présente : La Rochelle est insurgée ; le Roussillon et le Béarn n’attendent qu’un mot pour agir ; dans la Guyenne, tout crie à la guerre ; la Navarre vous attend ; il ne s’agit pour vous que de gagner la Navarre... Dites-moi seulement que vous êtes un catholique forcé, sire, et je réponds de l’avenir.
HENRI.
On ne force pas un gentilhomme de ma naissance, de Mouy : ce que j’ai fait, je l’ai fait librement.
DE MOUY.
Mais, sire, songez donc qu’en agissant ainsi, vous nous abandonnez, vous nous trahissez...
Henri demeure impassible.
Oui, vous nous trahissez, car plus de cinq cents huguenots, au lieu de fuir, sont restés à Paris dans le but de vous enlever et de vous faire escorte... jusqu’à ce que nous ayons gagné quelque bonne place appartenant à nos frères ; et tout est préparé, entendez-vous bien, sire, pour vous donner non-seulement la liberté, non-seulement la puissance, mais encore un trône.
HENRI, faisant effort sur lui-même.
De Mouy, je suis sauf ; de Mouy, je suis catholique ; de Mouy, je suis l’époux de Marguerite, le frère du roi Charles, du duc d’Anjou et du duc d’Alençon... Je suis le gendre de ma bonne mère Catherine... De Mouy, en prenant ces diverses positions, j’en ai calculé les chances, mais aussi les obligations.
DE MOUY.
À qui donc faut-il croire, sire ? On me dit que votre mariage avec madame Marguerite n’est point consommé ; on me dit que vous avez renié par force ; on me dit que la haine de madame Catherine, qui s’est déjà exercée sur votre mère, ne sera satisfaite que lorsqu’elle se sera exercée sur le fils ; on me dit...
HENRI.
Mensonges, mensonges, de Mouy !... on vous a trompé impudemment... Cette chère Marguerite est bien ma femme, cette bonne Catherine est bien ma mère, et mon frère Charles IX, enfin, est bien le maître de ma vie et de mon cœur.
DE MOUY.
Ainsi donc, sire, voilà la réponse que je rapporterai à mes frères ?... Je leur dirai que, tandis qu’il nous repousse, le roi Henri tend la main et donne son cœur à ceux qui nous égorgent !... Je leur dirai que le roi de Navarre est devenu le flatteur de la reine mère et l’ami de Maurevel et de René ! Pour la première fois de ma vie, sire, je crains, en vérité, de n’être pas cru.
HENRI, à Gillonne, qui entre.
Ah !... Eh bien, qu’y a-t-il, ma bonne Gillonne ?
GILLONNE.
Une lettre de Sa Majesté la reine de Navarre.
HENRI.
Oh ! donne, donne, Gillonne... Merci ! Y a-t-il réponse ?
GILLONNE.
Je ne sais.
HENRI.
S’il y a réponse, je porterai cette réponse moi-même.
Gillonne sort.
Tu vois, de Mouy, voilà où nous en sommes avec cette chère Marguerite, quand nous ne pouvons pas nous voir, nous nous écrivons.
DE MOUY.
Sire, faites au moins ce sacrifice à votre ancienne popularité, de ne risquer aucune démarche publique qui puisse prouver à nos frères que vous avez abjuré. Sire, cela doit vous être facile.
HENRI, lisant.
« Ne manquez pas de venir au pèlerinage de l’aubépine ; il le faut. » Tu tombes bien mal, mon pauvre de Mouy.
DE MOUY.
Comment cela ?
HENRI.
Oui, tu viens me demander une preuve d’incrédulité, juste au moment où Dieu vient de se manifester par un miracle.
DE MOUY.
Lequel ?
HENRI.
En vérité, ne sais-tu point cela ? Une aubépine du cimetière des Innocents, défleurie depuis le printemps, est refleurie depuis le jour de la Saint-Barthélémy ; ce qui ne s’est pas vu de mémoire d’homme, et ce qui est une preuve, à ce qu’on dit au Louvre du moins, que le Seigneur voit avec plaisir ce qui s’est fait ce jour-là... Un pèlerinage va avoir lieu à l’aubépine ; mon frère Charles IX m’a fait demander si j’irais ; je n’ai rien répondu encore. Vous comprenez que je suis trop nouveau catholique pour manquer une pareille invitation... Je me rappelle même, maintenant, que j’avais fait demander cette selle aux écuries, vous avez raison, pour en effacer la bande de la maison de Bourbon, et n’y laisser que les trois fleurs de lis de France... Quand on n’est pas roi, quand on ne veut pas l’être surtout, il sied de ne pas prendre des armoiries royales !... Adieu, de Mouy ; vous direz cela à la sellerie, n’est-ce pas ? Moi, je passe chez madame Marguerite... Adieu.
Il sort.
Scène III
DE MOUY, seul
Il regarde avec stupéfaction Henri qui s’éloigne, et broie dans ses mains son chapeau, qu’il jette à ses pieds.
Oh ! par la mort, je n’étais pas venu ici pour entendre de pareilles choses. Voilà donc l’homme dont Coligny m’avait répondu comme de lui-même !... Voilà celui auquel j’avais donné ma vie et mon honneur ! Par ma foi de gentilhomme, c’est un misérable prince, et j’ai bien envie de me faire tuer ici pour le souiller à tout jamais de mon sang.
Scène IV
DE MOUY, LE DUC D’ALENÇON, entrebâillant la porte du fond
LE DUC.
Chut ! monsieur de Mouy ; car un autre que moi pourrait vous entendre.
DE MOUY.
Monsieur d’Alençon ! Je suis perdu !
LE DUC.
Au contraire ! Peut-être même avez-vous trouvé ici ce que vous cherchez... Croyez-moi, un sang aussi généreux que le vôtre peut être mieux employé qu’à rougir le seuil du roi de Navarre.
DE MOUY, étonné.
Monseigneur, si j’ai bien compris, Votre Altesse veut me parler ?
LE DUC.
Oui, monsieur de Mouy, mais pas dans cette chambre... On pourrait nous entendre.
DE MOUY.
Où voulez-vous que j’aille, monseigneur ?
LE DUC.
Chez moi... Sortez par l’autre porte ; je vous rejoindrai dans le corridor.
Cinquième Tableau
La chambre de madame de Nevers, à l’hôtel de Guise. Riches tentures ; portes à gauche, à droite et au fond.
Scène première
MARGUERITE, MADAME DE NEVERS, puis MICA
MADAME DE NEVERS.
Votre Majesté peut entrer en toute sécurité ; ici, nous sommes libres.
MARGUERITE.
D’abord, et avant toute chose, Ma Majesté te prie d’oublier sa majesté. Tu dis donc que tu es libre, chère Henriette ?
MADAME DE NEVERS.
Oh ! mon Dieu, oui : ni beau-frère, ni mari, personne ! libre comme l’air, comme l’oiseau, comme le nuage... Je vais, je viens, je commande... Ah ! pauvre reine ! vous n’êtes pas libre, vous ; aussi, vous soupirez.
MARGUERITE.
Ma chère amie, permets-moi de te dire que tu es bien gaie pour n’être que libre.
MADAME DE NEVERS.
Votre Majesté oublie qu’elle m’a promis d’entamer les confidences.
MARGUERITE.
Encore Ma Majesté !... Nous nous fâcherons, Henriette ; as-tu donc oublié ce qui est convenu entre nous ?
MADAME DE NEVERS.
Non : votre respectueuse servante devant le monde, ta folle confidente dans le tête-à-tête ; n’est-ce pas cela, madame ?... n’est-ce pas cela, Marguerite ?
MARGUERITE.
Oui, oui, c’est bien cela.
MADAME DE NEVERS.
Ni rivalités de maisons, ni perfidies d’amour, tout bien, tout bon, tout franc ; une alliance, enfin, offensive et défensive, dans le seul but de rencontrer et de saisir au vol, si nous le rencontrons, cet éphémère que l’on nomme bonheur.
MARGUERITE.
Bien, ma duchesse, c’est cela !
MADAME DE NEVERS.
Donc, il y a du nouveau ?
MARGUERITE.
Tout n’est-il pas nouveau depuis trois jours ?
MADAME DE NEVERS.
Oh ! je parle d’amour, moi, et non de politique... Quand nous aurons l’âge de dame Catherine, ta mère, nous en ferons, de la politique... Mais nous avons vingt ans, ma belle reine ; parlons d’autre chose. Voyons, serais-tu mariée pour tout de bon ?
MARGUERITE.
À qui ?
MADAME DE NEVERS.
Ah ! tu me rassures, en vérité... Ce n’est donc pas cela ?
MARGUERITE.
Tout au contraire, ma pauvre Henriette, je suis moins mariée que jamais.
MADAME DE NEVERS.
Mordi ! comme dit quelqu’un de ma connaissance, tu es bien heureuse !
MARGUERITE.
Tu connais quelqu’un qui dit : « Mordi ! »
MADAME DE NEVERS.
Oui.
MARGUERITE.
Et quel est ce quelqu’un ?
MADAME DE NEVERS.
Tu m’interroges toujours, quand c’est à toi de parler ; achève, et je commencerai.
MARGUERITE.
Eh bien, soit, Henriette. J’ai un scrupule.
MADAME DE NEVERS.
Un scrupule de quoi ?
MARGUERITE.
De religion. Fais-tu une différence entre les huguenots et les catholiques ?
MADAME DE NEVERS.
En politique ?
MARGUERITE.
Oui.
MADAME DE NEVERS.
Sans doute.
MARGUERITE.
Mais en amour ?
MADAME DE NEVERS.
Ma chère amie, nous autres femmes, nous sommes tellement païennes, qu’en fait de sectes, nous les admettons toutes ; qu’en fait de dieux, nous en reconnaissons plusieurs.
MARGUERITE.
En un seul, n’est-ce pas ?
MADAME DE NEVERS.
Oui, celui qui a un carquois, un bandeau et des ailes... Mordi ! vive la dévotion !
MARGUERITE.
Tu la pousses même un peu loin.
MADAME DE NEVERS.
Comment cela ?
MARGUERITE.
Tu jettes des pierres sur la tête des huguenots.
MADAME DE NEVERS.
Faisons bien, et laissons dire. Çà, la fin de votre confidence, madame ?
MARGUERITE.
Un instant : c’est que, si la pierre dont parlait mon frère Charles était historique...
MADAME DE NEVERS.
Eh bien ?
MARGUERITE.
Eh bien, je m’abstiendrais...
MADAME DE NEVERS.
Bon ! je comprends maintenant ce qui fait ton scrupule... Il est donc huguenot ?
MARGUERITE.
Qui ?
MADAME DE NEVERS.
Qui ? Notre gentilhomme.
MARGUERITE.
Tu as donc deviné qu’il était question d’un gentilhomme ?
MADAME DE NEVERS.
Vraiment, comme c’est difficile !
MARGUERITE.
Henriette, sois bien persuadée d’une chose, c’est que ce gentilhomme ne m’est rien et ne me sera jamais rien.
MADAME DE NEVERS.
N’importe, il existe, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Oui ; mais il a bien failli cesser d’exister.
MADAME DE NEVERS.
Et comment as-tu fait sa connaissance ?
MARGUERITE.
Au milieu du massacre, n’ayant à Paris d’autre protecteur que le roi de Navarre, il est venu se réfugier dans mon appartement.
MADAME DE NEVERS.
Où le roi de Navarre n’était pas, bien entendu.
MARGUERITE.
Tu le sais mieux que personne.
MADAME DE NEVERS.
Et où il est resté.
MARGUERITE.
Il était si grièvement blessé, que je n’ai pas eu le courage...
MADAME DE NEVERS.
Je comprends cela ; mais sais-tu que c’est très gênant, un huguenot blessé, surtout dans des jours comme ceux où nous nous trouvons ? Et qu’en fais-tu, de ton huguenot blessé, qui ne t’est rien, et qui ne te sera jamais rien ?
MARGUERITE.
J’en fais un convalescent qui habite mon cabinet, et que je veux sauver, voilà tout.
MADAME DE NEVERS.
Il est beau, il est jeune, il est blessé, tu le caches dans ton cabinet, tu veux le sauver... Ce huguenot-là sera bien ingrat s’il n’est pas trop reconnaissant.
MARGUERITE.
Il l’est déjà, j’en ai bien peur, plus que je ne le désirerais.
MADAME DE NEVERS.
Et il l’intéresse, ce pauvre jeune homme ?
MARGUERITE.
Oh ! par humanité seulement.
MADAME DE NEVERS.
Ah ! l’humanité, ma pauvre reine, c’est toujours cette vertu-là qui nous perd, nous autres femmes.
MARGUERITE.
Oui, et tu comprends : comme, d’un moment à l’autre, le roi, M. d’Alençon, la reine mère, mon mari même, peuvent entrer dans mon appartement...
MADAME DE NEVERS.
Tu veux me prier de te garder ton petit huguenot tant qu’il sera malade, à la condition de te le rendre quand il se portera bien ?
MARGUERITE.
Rieuse !... Non, je te jure que je ne prépare pas les choses de si loin ; seulement, si tu pouvais trouver un moyen de cacher le pauvre garçon, si tu pouvais lui conserver la vie que je lui ai sauvée, je t’avoue que je t’en serais bien reconnaissante, tu es libre à l’hôtel de Guise ; tu l’as dit toi-même, tu n’as ni frère ni mari qui te contraigne ; et, de phis, si je m’en souviens bien, derrière cette chambre, tu possèdes un grand cabinet pareil au mien : eh bien, prête-moi ce cabinet. Quand mon huguenot sera guéri, ce qui est l’affaire de cinq ou six jours au plus maintenant, eh bien, tu ouvriras la cage, et l’oiseau s’envolera.
MADAME DE NEVERS.
Il n’y a qu’une difficulté, chère reine : c’est que la cage est occupée.
MARGUERITE.
Comment donc ! tu as sauvé aussi quelqu’un, toi ?
MADAME DE NEVERS.
Justement, et voilà ce que je répondais à ton frère quand je parlais si bas, que tu n’as point entendu.
MARGUERITE.
Ah ! oui, vraiment...
MADAME DE NEVERS.
Écoute, Marguerite, c’est une histoire admirable, non moins belle, non moins admirable que la tienne... Après avoir quitté le Louvre, le soir de la Saint-Barthélémy, j’étais rentrée à l’hôtel de Guise, et je regardais brûler et piller une maison, quand tout à coup j’entends crier des femmes, et jurer des hommes... Je m’avance sur le balcon, et je vois d’abord une épée... dont le feu semble éclairer la scène à elle seule... J’admire cette lame furieuse, j’aime les belles choses, moi ; je cherche naturellement le bras qui la fait mouvoir, puis le corps auquel appartient ce bras... Alors, au milieu des cris, au milieu des coups, je distingue l’homme, et je vois un héros ; un Ajax Télamon ! Je m’enthousiasme... Je l’encourage de la voix et du geste, je tressaille à chaque coup dont il est menacé, je respire à chaque botte qu’il porte... Ç’a été, vois-tu, ma reine, une émotion d’un quart d’heure, comme jamais je n’en avais éprouvé, comme j’avais cru qu’il n’en existait pas... Aussi, j’étais là, haletante, suspendue, muette... quand tout à coup mon héros a disparu.
MARGUERITE.
Comment cela ?
MADAME DE NEVERS.
Sous une pierre que lui a jetée une vieille femme... Alors, comme le fils de Crésus, j’ai retrouvé la voix ; j’ai crié à l’aide, au secours ; mes gardes sont venus, l’ont pris, l’ont enlevé, et enfin l’ont transporté dans ce grand cabinet que tu me demandes pour ton protégé.
MARGUERITE.
Hélas ! je comprends d’autant mieux cette histoire, que c’est la mienne, à peu près.
MADAME DE NEVERS.
Avec cette différence que, servant mon roi et ma religion, je n’ai pas besoin de renvoyer M. Annibal de Coconnas.
MARGUERITE.
Il s’appelle M. Annibal de Coconnas ?
MADAME DE NEVERS.
Oui ; c’est un terrible nom, n’est-ce pas ?... Eh bien, il est digne de son nom !
MARGUERITE.
Alors, mon protégé est refusé à l’hôtel de Guise ? J’en suis fâchée, car c’est le dernier endroit où l’on viendrait chercher un huguenot.
MADAME DE NEVERS.
Pas le moins du monde. Fais-le apporter ici ; il couchera dans cette chambre... Chacun aura la sienne.
MARGUERITE.
Je t’avoue que j’avais tellement compté sur toi, ma bonne Henriette, que je l’avais fait apporter d’avance.
MADAME DE NEVERS.
Et où est-il ?
MARGUERITE.
En bas, dans ma litière.
MADAME DE NEVERS.
Qu’il monte !... qu’il monte !... Maître Ambroise Paré les traitera tous les deux en même temps.
MARGUERITE.
Oh ! non, pas maître Ambroise Paré, le chirurgien de mon frère ! Y songes-tu ? Non, j’ai trouvé un autre docteur, qui a miraculeusement sauvé M. de Bussy du dernier grand coup d’épée qu’il a reçu.
MADAME DE NEVERS.
Et tu as confiance en lui ?
MARGUERITE.
Une très grande ; car j’ai eu l’exemple sous les yeux ; en moins de trois jours, il a rappelé mon pauvre blesse de la mort à la vie.
MADAME DE NEVERS.
Tu l’appelles ?
MARGUERITE.
Son nom ne t’apprendrait rien, chère amie...
MADAME DE NEVERS.
N’importe ! je puis avoir besoin de lui à mon tour ; et, ne fût-ce que pour M. Annibal de Coconnas...
MARGUERITE.
Il s’appelle maître Caboche ; d’ailleurs, tu le verras si tu veux ; il sait que son malade va être transporté ici... Ce soir même, il doit venir... Veille, je te prie, à ce qu’il soit introduit près de M. de la Môle.
MADAME DE NEVERS.
Ah ! notre huguenot s’appelle de la Môle ?
MARGUERITE.
Oui, c’est un Lérac delà Môle, d’une grande famille de Provence.
MADAME DE NEVERS.
Tu verras qu’en cherchant bien, nous trouverons quelque part que ses aïeux ont régné, ce qui sera un grand bonheur.
MARGUERITE.
Pourquoi cela ?
MADAME DE NEVERS.
Parce qu’il n’y aura pas de mésalliance.
MARGUERITE.
Folle !
MADAME DE NEVERS.
Alors, tu acceptes, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Sans doute.
MADAME DE NEVERS.
Eh bien, fais monter ton blessé.
MARGUERITE.
Gillonne !...
Gillonne paraît.
Ma chère Gillonne, faites monter M. de la Môle.
MADAME DE NEVERS.
Tu permets que je m’informe de la santé de mon catholique ?
MARGUERITE.
Comment donc ! c’est d’une bonne hôtesse.
MADAME DE NEVERS.
Mica !
MICA, paraissant.
Madame ?
MADAME DE NEVERS.
Comment va le comte ?
MICA.
Mais de mieux en mieux, madame.
MADAME DE NEVERS.
Qu’a-t-il fait en mon absence ?
MICA.
Il a mangé une aile de faisan.
MARGUERITE.
Ah ! il paraît que l’appétit revient... C’est bon signe.
MADAME DE NEVERS.
Et ensuite ?
MICA.
Il s’est étendu sur les coussins, et je crois qu’il dort.
MADAME DE NEVERS.
À merveille !
GILLONNE, rouvrant la porte.
Madame !
MARGUERITE.
Ah ! bien ; faites entrer.
MADAME DE NEVERS.
Attends, que je me retire.
MARGUERITE.
Et pourquoi cela ?
MADAME DE NEVERS.
Oh ! mon Dieu, au moment de te quitter, ce pauvre jeune homme... peut-être aura-t-il quelque chose à te dire... Mica, un jeune homme va habiter cette chambre, blessé comme M. le comte de Coconnas ; je te recommande d’avoir pour lui exactement les mêmes soins que tu as pour M. le comte... Votre Majesté me retrouvera dans ma chambre... Viens, Mica.
Elle sort.
Scène II
MARGUERITE, LA MÔLE, GILLONNE
MARGUERITE.
Folle Henriette ! mais comme elle lit cependant au fond du cœur avec sa folie !... Voyons, entrez, monsieur !
LA MÔLE, entrant. Il est très pâle.
Me voici, madame !
MARGUERITE.
La route ne vous a-t-elle point trop fatigué ?
LA MÔLE.
Non, madame, et les bons soins que vous avez eus pour moi n’ont malheureusement que trop porté leurs fruits !
MARGUERITE.
Malheureusement !... Expliquez-vous, monsieur, je ne vous comprends pas.
LA MÔLE.
Oh ! sans doute, si je n’eusse miraculeusement repris mes forces, vous n’auriez pas eu, en me voyant si près de mourir, le courage de m’exiler de votre appartement.
MARGUERITE.
Mon appartement n’était pas un assez sûr refuge pour que je vous y gardasse ; et pour vous-même...
LA MÔLE, ardemment.
Oh ! qui vous dit, madame, que je n’eusse pas mieux aimé mourir là que vivre ailleurs ?
MARGUERITE.
Vous voyez bien que vous n’êtes pas si près de votre convalescence que vous le croyez, puisque voilà le délire qui vous prend.
LA MÔLE.
Qui me reprend, madame, voulez-vous dire ; car, depuis que je vous ai aperçue au Louvre, hélas ! je n’ai plus eu qu’une pensée : celle d’être reçu au nombre de vos serviteurs, afin de vous voir toujours et de vous appartenir à jamais.
MARGUERITE.
Monsieur, les serviteurs de votre âge sont trop dangereux, du moins aux yeux du monde, pour une reine du mien... Je vous chercherai quelque autre condition.
LA MÔLE.
Ainsi, madame, je puis espérer que je vous reverrai ? Je n’ai point à craindre, en vous quittant, de vous quitter pour toujours ?...
MARGUERITE.
Espérez, monsieur de la Môle ; je me garderais bien de défendre l’espoir à un pauvre blessé... L’espoir est le meilleur médecin que je connaisse...
Après un instant de silence.
À propos, vous êtes ici chez madame de Nevers, mon amie ; dans la chambre voisine, dans celle-ci, est un gentilhomme blessé pendant la nuit de la Saint-Barthélémy... Si, par hasard, ce jeune homme était d’une autre croyance que la vôtre, ce qui est possible... pour tout le temps que vous demeurerez ici, oubliez que vous êtes huguenot.
LA MÔLE.
Madame, je vous promets que le souvenir de vos bontés effacera tous les autres souvenirs.
MARGUERITE.
Bien, merci ! mais il se fait tard, j’ai encore quelques mots à dire à Henriette ! Au revoir, monsieur de la Môle.
LA MÔLE.
Madame... madame...
Il met un genou en terre.
Votre main...
MARGUERITE.
Il y a deux sortes de personnes auxquelles il ne faut rien refuser : les enfants et les malades... Tenez, monsieur !...
Elle lui donne sa main à baiser et sort.
Scène III
LA MÔLE, seul
Pendant la dernière scène, et pendant ce monologue, la nuit vient peu à peu.
Ô ma belle reine ! demandez-moi mon sang, ma vie, mon âme... demandez-moi tout, hors de ne plus vous aimer ; car, si vous demandiez cela, je le sens bien, de tout dévoué que j’étais, je vous deviendrais rebelle...
Il dépose son épée sur un fauteuil et s’étend sur les coussins.
Mais non, elle avait songé à tout... Ainsi, d’avance, elle s’était occupée de moi !... ainsi, tandis que je n’osais lui dire que ma vie était attachée à sa vie, elle me préparait cette faveur de la voir tous les jours !... Oh ! merci, madame, merci... Mais j’entends du bruit, une porte s’ouvre... On s’approche...
Scène IV
LA MÔLE, COCONNAS
COCONNAS, appuyé sur son épée au fourreau.
Ma foi, je suis bien aise d’avoir un voisin ; cela me fera compagnie dans mes heures de solitude ; avec cela que madame de Nevers dit que c’est un garçon charmant... Aie ! aïe ! je crois que l’épaule me fait encore plus mal que la tête, si ce n’est pourtant ma poitrine, qui me fait plus de mal que l’épaule.
LA MÔLE.
Ce doit être ce gentilhomme blessé dont m’a parle la reine.
COCONNAS.
Monsieur...
LA MÔLE.
C’est à moi qu’il s’adresse probablement.
COCONNAS.
Monsieur, ôtes-vous dans cette chambre, s’il vous plaît ?
LA MÔLE.
Me voici !
COCONNAS.
Ah ! ah !... Vous a-t-on prévenu que vous m’aviez pour voisin ?
LA MÔLE.
Monsieur, je sais que j’ai cet honneur.
COCONNAS.
Ah ! tant mieux ! enchanté de faire votre connaissance.
LA MÔLE.
Monsieur, je suis votre serviteur.
COCONNAS.
Vous avez donc été blessé, vous, monsieur ?
LA MÔLE.
Assez grièvement... Mais l’on m’a parlé d’un accident qui vous était arrivé à vous-même.
COCONNAS.
C’est-à-dire que j’ai failli être assommé...
Cherchant autour de lui.
Où diable trouverai-je un fauteuil ? Voilà la terre qui commence à trembler.
LA MÔLE.
Monsieur, je suis sur un excellent coussin, et, si vous voulez le partager avec moi...
COCONNAS.
Avec le plus grand plaisir...
Il s’assied et jette son épée derrière les coussins.
Là... bien ! je ne suis pas encore très ferme sur mes jambes, voyez-vous, et, quand je reste longtemps debout, la tête me tourne, il me semble que la terre tremble ! Maudite vieille ! comprenez-vous cela ?... elle me jette un pot de fleurs du troisième étage, vingt livres pesant... juste sur la tête... Heureusement que j’ai le crâne solide... J’avais bien déjà reçu une égratignure à l’épaule et une piqûre à la poitrine, mais ce n’était rien en comparaison. Et vous, monsieur, où êtes-vous blessé ?
LA MÔLE.
Moi, monsieur, j’ai reçu un coup d’épée dans la poitrine et un coup de dague à travers le bras.
COCONNAS.
Et, étant si mal accommodé, vous êtes déjà debout ? En vérité, il y a miracle !
LA MÔLE.
Ma foi, oui, monsieur, et c’est un hommage à rendre à mon médecin ; je crois que je suis tombé sur le divin Esculape lui-même, quoique le drôle ail plutôt l’air d’un bohémien que d’un dieu... Avec quelques gouttes d’un élixir fort agréable au goût, ma foi... avec quelques frictions autour de mes blessures... tout a été comme vous voyez, ou plutôt comme vous ne voyez pas... mais comme vous verrez quand on nous apportera de la lumière.
COCONNAS.
C’est un habile coquin, à ce qu’il me semble, que votre bohémien. Et comment s’appelle-t-il, s’il vous plaît ?... Il est bon de connaître un pareil homme, dans les temps où nous vivons.
LA MÔLE.
Il s’appelle maître Caboche.
COCONNAS.
Et il demeure ?...
LA MÔLE.
Du côté des Innocents, je crois... Mais il m’a dit que, si j’avais jamais besoin de lui, comme il est fort connu dans le quartier des Halles, je n’avais qu’à prononcer son nom, et qu’on me montrerait sa demeure.
COCONNAS.
Maître Caboche, du côté du pilori... Très bien... Moi, j’ai été traité par un âne bâté !
LA MÔLE.
Que vous nommez ?...
COCONNAS.
Maître Ambroise Paré.
LA MÔLE.
Mais c’est le médecin du roi.
COCONNAS.
Je plains le roi... Imaginez-vous, comme je vous le disais tout à l’heure, que je ne peux pas me remettre, qu’il me semble toujours être coiffé de ce diable de pot de fleurs, si bien qu’à chaque instant, je m’évanouis.
LA MÔLE.
Eh bien, moi, monsieur, tout au contraire, je vais à merveille, et je me sens déjà assez fort pour rendre la pareille à celui qui m’a assassiné.
COCONNAS.
Et ce sera justice... Ah ! monsieur, quand vous le rencontrerez, quand vous le tiendrez sous votre main, éventrez-le-moi de la belle façon ; c’est ce que je promets de faire à celui qui m’a envoyé certaine balle...
Il se touche l’épaule.
Mais comment la chose vous est-elle arrivée, à vous ?
LA MÔLE.
Ma foi, monsieur, j’ai joué de malheur... J’ai été abominablement trahi par un homme qu’à sa mine, j’avais jugé bon compagnon.
COCONNAS.
Voyez-vous le scélérat !... Ah ! que vous m’intéressez, monsieur !... car votre histoire, c’est la mienne... Et ce traître vous a blessé ?
LA MÔLE.
Vous allez voir... J’arrive à Paris le jour de la Saint Barthélémy...
COCONNAS.
Bon ! juste comme moi.
LA MÔLE.
J’avais, pour la nuit même, affaire au Louvre.
COCONNAS.
Encore comme moi...
LA MÔLE.
Je tenais donc à être logé dans les environs.
COCONNAS.
Toujours comme moi... Ah ! monsieur, quelle sympathie !
LA MÔLE.
Je m’arrête donc dans une rue voisine, devant une enseigne de la plus appétissante apparence, enseigne aussi trompeuse que le bon accueil de l’hôte.
COCONNAS.
Je vois cela... Il vous a écorché vif ?
LA MÔLE.
Ma foi, peu s’en est fallu... Vous allez en juger. En même temps que moi était arrivé un gentilhomme.
COCONNAS.
En même temps que vous ?
LA MÔLE.
Oui.
COCONNAS.
À cette auberge ?
LA MÔLE.
Oui... Un grand drôle... taillé en compas... cheveux roux, moustaches rousses, qui me montre agréablement ses dents blanches, et avec lequel je soupe sur la foi des traités.
COCONNAS, se reculant.
Tiens !
LA MÔLE.
Qui, en me faisant force amitiés, m’invite à me retirer dans ma chambre... il avait ses intentions, le misérable !...
COCONNAS.
Vous croyez ?... Et quelles étaient ces intentions que vous lui supposez, à ce misérable ?
LA MÔLE.
Pardieu ! c’est bien simple à deviner... C’était le complice de l’hôte...
COCONNAS.
Comment le nommiez-vous, monsieur votre hôte ?
LA MÔLE.
On le nommait La Hurière... Je n’oublierai jamais son nom, je vous le promets... Ce gredin d’hôte fait feu sur moi... Heureusement, j’avais mes pistolets...
COCONNAS.
Alors, vous faites feu sur votre gredin d’hôte... et, au lieu de l’atteindre, comme un maladroit que vous êtes, vous touchez son compagnon, n’est-ce pas ?
LA MÔLE, se levant.
Eh ! eh ! que veut dire ceci ?
COCONNAS.
Ceci veut dire, mon petit parpaillot, que tu es le comte Lérac de la Môle, n’est-ce pas ?
LA MÔLE.
Et que vous êtes, vous, le comte Annibal de Coconnas, que je crois.
COCONNAS.
Qui voulait te sauver la vie, et que tu veux éventrer... Attends ! attends !
LA MÔLE.
Mon épée... mon épée... Ah ! puisque je vous rencontre...
Il court à son épée.
COCONNAS.
Ah ! puisque je te retrouve...
Il court à la sienne.
LA MÔLE, son épée à la main.
Vous n’avez pas ici voire bon porte-arquebuse La Hurière, ni votre porte-poignard Maurevel.
COCONNAS, son épée à la main.
Et loi, nous allons voir si tu as toujours ces bonnes jambes que tu avais, l’autre soir, en courant du côté du Louvre... Où êtes-vous, s’il vous plaît, monsieur le comte de la Môle ?
LA MÔLE.
Par ici, monsieur le comte de Coconnas... Eh bien, je vous attends !...
COCONNAS.
Ah ! ah !...
Ils ferraillent.
Scène V
LA MÔLE, COCONNAS, CABOCHE, MICA, portant un flambeau
MICA.
Par ici, maître, par ici... Oh ! mon Dieu ! madame la duchesse ! madame la duchesse !...
Elle sort en appelant.
COCONNAS.
Tiens, pare celle-là !
LA MÔLE.
À vous, monsieur le comte !
CABOCHE.
Bon ! il paraît que j’arrive à temps.
Scène VI
LA MÔLE, COCONNAS, CABOCHE, MICA, MARGUERITE, MADAME DE NEVERS
MARGUERITE.
Messieurs !...
MADAME DE NEVERS.
Messieurs !...
COCONNAS.
Bon !... la duchesse.
Il abaisse son épée.
LA MÔLE.
Madame Marguerite !...
Il abaisse son épée.
COCONNAS.
C’est bien... nous nous retrouverons.
MADAME DE NEVERS, à Coconnas.
Non pas, s’il vous plaît, monsieur le comte.
MARGUERITE, à la Môle.
Monsieur de la Môle, qu’est-ce que cette violence ?...
LA MÔLE.
Ne le reconnaissez-vous point, madame ?... C’est le même qui, à la tête d’une bande d’assassins, m’a poursuivi jusqu’au Louvre.
MARGUERITE, à Coconnas.
Monsieur le comte, ce n’est point la première fois que nous nous voyons.
COCONNAS.
C’est vrai, madame ; j’ai déjà eu l’honneur...
MARGUERITE.
Monsieur le comte, peut-être me devez-vous quelques regrets pour la façon dont vous vous êtes présenté, il y a trois jours, chez une reine.
COCONNAS.
Le fait est, madame, que, si j’eusse su entrer chez vous...
MARGUERITE.
Oui... vous eussiez remis votre épée au fourreau, comme M. de la Môle l’a déjà fait, et comme vous allez le faire...
COCONNAS.
Madame...
MADAME DE NEVERS.
Obéissez, Annibal...
COCONNAS.
J’obéis...
MARGUERITE.
Maintenant, messieurs, écoutez bien ceci... Vous, monsieur de Coconnas, vous devez la vie à madame de Nevers.
COCONNAS.
C’est vrai.
MARGUERITE.
Vous, monsieur de la Môle...
LA MÔLE.
Oh ! sans Votre Majesté, je serais mort !...
MARGUERITE.
Vous n’avez donc pas le droit de nous refuser la première demande que nous vous adresserons...
COCONNAS.
Sans doute.
LA MÔLE.
Oh ! madame, ordonnez ! vous savez bien que j’attends vos ordres à genoux.
MARGUERITE.
Votre main, monsieur de Coconnas.
COCONNAS.
Hum ! hum !
MARGUERITE.
Votre main, monsieur de la Môle.
LA MÔLE, touchant la main de Marguerite.
Oh ! avec bonheur, madame.
MARGUERITE, à Coconnas.
Vous me refusez, monsieur le comte ?
COCONNAS.
Non, non ; mais... le pot tic fleurs... je... Eh ! mordi ! je me trouve mal, voilà.
Il fléchit et tombe sur un genou.
MADAME DE NEVERS.
Oui, en effet. À l’aide ! au secours ! Faible encore comme il l’est, il n’a pu si longtemps demeurer debout.
LA MÔLE, vivement.
Maître Caboche, ne vous reste-t-il pas de cet excellent élixir que vous m’avez fait boire et qui m’a produit un si grand bien ?
CABOCHE.
J’en ai toujours sur moi.
LA MÔLE.
Alors, donnez.
CABOCHE.
Voici.
LA MÔLE, à madame de Nevers.
De grâce, madame, permettez.
Il prend Coconnas dans ses bras, et lui approche le flacon de la bouche.
Monsieur le comte, monsieur de Coconnas, revenez à vous.
COCONNAS, soupirant.
Ah !
MADAME DE NEVERS.
Il rouvre les yeux.
MARGUERITE.
Bon la Môle !
COCONNAS.
Que m’a-t-on donné ?... C’est comme si l’on me faisait boire la vie...
Reconnaissant la Môle.
Et c’est vous qui me rendez ce service... Encore !
Il boit deux ou trois gouttes.
Mordi ! monsieur de la Môle, si j’en reviens, sur ma parole, vous serez mon ami.
LA MÔLE.
De grand cœur.
MARGUERITE, respirant.
Ah !
MADAME DE NEVERS, à Caboche.
Eh bien, maître, que pensez-vous de nos deux blessés ?
CABOCHE.
Que, dans huit jours, ils se porteront mieux qu’ils ne s’étaient jamais portés.
MADAME DE NEVERS.
Tu vois donc, chère reine, que tout ira bien !...
Sixième Tableau
Le cimetière des Innocents. Au premier plan, à droite, une grande aubépine en fleur ; à gauche, un porche d’édifice gothique ; sous la voûte, plusieurs portes d’habitation.
Scène première
LA HURIÈRE, MAÎTRE CABOCHE, FRIQUET, PEUPLE, criant Noël
CABOCHE, s’approchant et cassant une branche.
Oui, maître La Hurière, c’est la vérité du bon Dieu : une aubépine en fleur à la fin du mois d’août, il y a miracle !
LA HURIÈRE.
C’est pour cela, sans doute, que, ce matin même, le roi Charles IX et toute la cour viennent en procession au cimetière des Innocents... Aussi, j’ai quitté l’auberge de la Belle Étoile pour le voir une fois encore, ce bon roi Charles, qui vient de nous débarrasser à tout jamais des huguenots.
CABOCHE.
Et vous l’avez grandement aidé dans cette rude besogne, maître La Hurière... Je vous ai vu les armes à la main.
LA HURIÈRE.
Eh bien, m’en voulez-vous de cela ?... Je vous ai épargné de la besogne, voilà tout.
FRIQUET.
Dites donc, maître Caboche, est-ce que c’est vrai, ce qu’on dit ?
CABOCHE.
Et que dit-on, mon enfant ?
FRIQUET.
On dit que vous avez des baumes pour guérir toutes les blessures, et que, par exemple, si vous aviez voulu, vous auriez recollé la tête de l’amiral Coligny, qui se porterait, à cette heure, comme vous et moi, au lieu d’être pendu par les pieds au gibet de Montfaucon.
CABOCHE.
Veux-tu en faire l’essai sur toi-même ?
FRIQUET.
Non pas, maître Caboche... non pas.
CABOCHE, le prenant par l’oreille.
Rien que l’oreille.
FRIQUET.
Non... non... Je crois de confiance... Lâchez-moi, maître Caboche... lâchez-moi !
Il remonte vers le fond, suivi d’un groupe de peuple ; La Hurière rit et applaudit en les suivant des yeux.
Scène II
LA HURIÈRE, COCONNAS et LA MÔLE, au fond
COCONNAS.
Le quartier des Halles... le cimetière des Innocents... ça m’a tout l’air d’être la chose que nous voyons... Elle est fort attrayante.
LA MÔLE.
Ma foi ! je crois que, de mon côté, j’en vois une qui n’est pas moins extraordinaire.
COCONNAS.
Laquelle ?
LA MÔLE, montrant La Hurière.
Regarde !
COCONNAS.
D’abord, ce n’est pas une chose : c’est un homme.
LA MÔLE.
Oui, mais quel homme ?
COCONNAS.
Maître La Hurière !
La Môle et Coconnas lui posent la main sur l’épaule, chacun d’un côté.
Bonjour, maître !
LA HURIÈRE, regardant à droite.
Ah ! M. de Coconnas...
Regardant à gauche.
Ah ! M. de La Môle...
COCONNAS.
Vous n’êtes donc pas mon ?
LA HURIÈRE.
Vous êtes donc vivant ?
COCONNAS.
Je vous ai vu tomber cependant ; j’ai entendu le bruit de la balle qui vous cassait quelque chose, je ne sais quoi... Je vous ai laissé couché dans le ruisseau, rendant le sang par le nez et par la bouche.
LA HURIÈRE.
Tout cela est vrai comme l’Évangile, monsieur de Coconnas... Mais ce bruit que vous avez entendu, c’était celui de la balle frappant sur ma salade, et sur laquelle heureusement elle s’est aplatie... Mais le coup n’en a pas été moins rude... Voyez...
Il lève son bonnet.
Il ne m’en est pas resté un cheveu.
COCONNAS.
Ah ! la bonne tête !...
LA HURIÈRE.
Ah ! ah ! vous riez... Vous n’avez donc pas de mauvaises intentions à mon égard ?
LA MÔLE.
Non.
LA HURIÈRE.
Vous me pardonnez ?
COCONNAS.
Oui ; seulement, nous mettons à ce pardon une petite condition.
LA HURIÈRE.
Laquelle ?
COCONNAS.
C’est que vous nous indiquerez la demeure d’un médecin nommé maître Caboche, et qui doit habiter aux environs d’ici.
LA HURIÈRE.
Aux environs ? Vous pourriez bien dire ici même...
COCONNAS.
Comment ?...
LA HURIÈRE.
Regardez, il est là, devant sa porte.
LA MÔLE.
Oui-da, c’est lui en personne.
LA HURIÈRE.
Ainsi donc... ?
LA MÔLE.
Ainsi donc, comme, en sortant d’ici, nous allons faire une visite à maître René le nécromancien, et que ton auberge est sur la route, prépare ton omelette...
COCONNAS.
Et n’y épargne pas le lard, comme la dernière fois...
LA HURIÈRE.
Soyez tranquilles, messieurs... Par ma foi ! je ne croyais pas en être quitte à si bon marché.
Il se sauve.
Scène III
COCONNAS, LA MÔLE, CABOCHE, s’avançant, GROUPES DE GENS DU PEUPLE au fond
COCONNAS.
En effet !
LA MÔLE.
Le reconnais-tu ?
COCONNAS.
À merveille...
S’approchant de Caboche.
Mon cher ami, permettez-moi de vous dire que vous êtes le chirurgien le plus habile que je connaisse...
Il lui présente la main ; Caboche se retire.
Eh bien ?
Caboche salue.
Touchez là !
CABOCHE.
Merci de l’honneur que vous voulez bien me faire, monsieur ; mais il est probable que, si vous me connaissiez, vous ne me le feriez pas...
COCONNAS.
Ma foi, pour mon compte, je déclare que, quand vous seriez le diable, je me tiens pour votre obligé ; car, sans vous, je serais mort à cette heure.
CABOCHE, ôtant son bonnet.
Je ne suis pas tout à fait le diable, monsieur ; mais souvent on aimerait mieux voir le diable que de me voir.
COCONNAS.
Qui êtes-vous donc ?
CABOCHE.
Monsieur, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris.
COCONNAS, retirant sa main.
Ah ! ah !
CABOCHE.
Vous voyez bien !
COCONNAS.
Non pas, je toucherai votre main, ou le diable m’emporte !... Étendez-la.
CABOCHE.
En vérité ?
COCONNAS.
Toute grande !
CABOCHE.
Voilà...
COCONNAS.
Plus grande encore...
Il lui donne une poignée de main en lui laissant une poignée de pièces d’or.
CABOCHE, secouant la tête.
J’eusse mieux aimé votre main toute seule, car je ne manque pas d’or... Mais, de mains qui touchent la mienne, tout au contraire, j’en chôme fort... N’importe, Dieu vous bénisse, mon gentilhomme !
LA MÔLE, s’approchant et lui donnant une bourse.
Tiens, mon ami.
CABOCHE.
Merci, monsieur.
COCONNAS.
Ainsi donc, mon ami, permettez que je vous regarde...
CABOCHE.
Oh ! faites, monsieur.
COCONNAS.
Ainsi donc, c’est vous qui donnez la gêne, qui rouez, qui écartelez, qui brisez les os, qui coupez les têtes ? Ah ! ah ! je suis bien aise d’avoir fait votre connaissance.
CABOCHE.
Monsieur, ce que vous dites là n’est pas parfaitement exact, car je ne fais pas tout moi-même... Ainsi que vous avez vos laquais, vous autres seigneurs, pour faire ce que vous ne voulez pas faire, j’ai, moi, mes aides qui font la grosse besogne et qui expédient les manants... Seulement, quand, par hasard, j’ai affaire à des gentilshommes comme vous et votre compagnon, par exemple... oh ! alors, c’est autre chose, et je me fais un honneur de m’acquitter moi-même de tous les détails de l’exécution... depuis le premier jusqu’au dernier, c’est-à-dire, depuis la question jusqu’au décollement.
COCONNAS, regardant son compagnon.
Eh ! eh ! que dis-tu de cela, la Môle ?
Se retournant et riant.
Eh bien, maître, je retiens votre promesse... et, si mon tour venait de monter à la potence d’Enguerrand de Marigny ou sur l’échafaud de M. de Nemours, il n’y aurait que vous qui me loucheriez.
CABOCHE.
Je vous le promets encore.
COCONNAS.
Et, cette fois... cette fois, voici ma main en gage que j’accepte votre promesse.
CABOCHE.
Votre main sans or, votre main toute seule ?
COCONNAS.
Oui, et, je vous le répète, enchanté d’avoir fait votre connaissance.
Le duc d’Alençon entre, enveloppé dans un manteau, et suit des yeux la Môle et Coconnas. Un Homme l’accompagne.
Scène IV
COCONNAS, LA MÔLE, CABOCHE, LE PEUPLE, LE DUC D’ALENCON, UN HOMME à sa suite, JOLYETTE
JOLYETTE, à Caboche.
On vous demande à la maison, mon père.
CABOCHE.
J’y vais.
COCONNAS.
Pardieu ! voilà une belle enfant !
CABOCHE.
C’est ma fille.
COCONNAS.
Comment l’appelle-t-on, Caboche ?
CABOCHE.
Jolyette.
COCONNAS.
Voulez-vous permettre que je vous embrasse, ma jolie fille ?
JOLYETTE.
Demandez à mon père, monsieur.
CABOCHE.
Embrassez, mon gentilhomme, embrassez... Cela lui portera peut-être bonheur.
LA MÔLE.
Tu vas embrasser la fille du bourreau ?...
COCONNAS.
J’embrasserais la fille du diable si elle était jolie...
Il l’embrasse.
J’ai bien donné la main au père.
LA MÔLE.
Tu as plus de courage que moi.
COCONNAS.
Merci, ma belle enfant. Au revoir, maître Caboche.
CABOCHE.
Ne dites pas : « Au revoir ; » dites : « Adieu. »
JOLYETTE.
Qu’est ce beau seigneur, mon père ?
CABOCHE.
Un brave gentilhomme, ma fille, et pour lequel il te faudra prier.
Ils rentrent.
Scène V
COCONNAS, LA MÔLE, LE DUC D’ALENÇON, L’HOMME, LE PEUPLE
LA MÔLE.
Eh bien, te voilà avec un ami aux halles de Paris.
COCONNAS.
Ma foi, il y a un vieux proverbe piémontais qui dit : « Il fait bon avoir des amis partout. »
Ils sortent.
LE DUC D’ALENÇON, montrant la Môle à l’Homme qui l’accompagne.
Vous voyez : manteau et toquet cerise... pourpoint blanc et or... trousses cerise, blanc et or... Peut-on avoir un costume pareil à celui-là pour ce soir ?
L’HOMME.
Oui, monseigneur.
LE DUC.
C’est bien... À huit heures, ce soir, quelqu’un ira le prendre chez vous, et le portera chez M. de Mouy.
L’HOMME.
Dois-je accompagner monseigneur au Louvre ?
LE DUC.
Non, je n’ai pas d’autres ordres à vous donner.
Il sort d’un côté, l’Homme de l’autre.
Scène VI
LE ROI, LA REINE CATHERINE, MARGUERITE, MADAME DE SAUVE, FRIQUET, LA HURIÈRE, puis HENRI, PAGES, GARDES, PEUPLE
FRIQUET.
Le roi !... le roi !...
LA HURIÈRE.
Vive le roi !...
À ceux qui l’entourent.
Voyez-vous, voyez-vous le premier... celui-là qui a un pourpoint blanc brode d’or ?... c’est le roi Charles IX, le roi des catholiques.
LE PEUPLE.
Vive le roi Charles !
LA HURIÈRE.
Celle-là, c’est la reine Catherine, celle qui a tout fait ; voyez. M. Maurevel me l’a dit : il doit le savoir, le tueur du roi.
LE PEUPLE.
Vive le roi Charles !... vive la reine Catherine ! vive la messe !
LA HURIÈRE.
Voici la reine Marguerite !
LE ROI.
Eh bien, où donc est cet aubépin en fleur dont on parle tant ?
CATHERINE.
Le voilà, mon fils ; venez de ce côté.
LE ROI.
Ah ! oui-da !
CATHERINE.
Mettez-vous à genoux, mon fils ; et, si vous ne croyez pas à un miracle, ayez l’air d’y croire.
LE ROI.
J’y crois, par la mordieu ! et la preuve, c’est qu’à cette même place, j’élèverai une chapelle à saint Barthélémy, pour faire pendant à celle que notre prédécesseur Louis a fait élever aux saint Innocents.
MADAME DE SAUVE, à Marguerite.
Madame, est-ce qu’il ne viendra point ?
MARGUERITE.
Je l’ai fait prévenir... Maintenant, peut-être a-t-il méprisé mes avis ; vous eussiez mieux fait de le lui faire parvenir vous-même.
MADAME DE SAUVE.
Oh ! moi, c’était impossible ; je suis gardée à vue...
MARGUERITE.
Alors, éloignez-vous de moi...
MADAME DE SAUVE.
Oh ! oui... vous avez raison, madame... Mais vous permettez que, si de nouveaux dangers...
MARGUERITE.
Vous savez que je suis l’alliée du roi de Navarre.
CATHERINE, à genoux près du Roi.
Mon fils, que vous avais-je dit ?
LE ROI.
Vous m’aviez dit quelque chose, ma mère ?
CATHERINE.
Je vous avais dit qu’il ne viendrait pas.
LE ROI.
Qui cela ?
CATHERINE.
Henri.
LE ROI.
Ah ! tiens, c’est vrai... Où est-il donc, Henriot ?
CATHERINE.
Au prêche, sans doute.
LE ROI.
Margot !
MARGUERITE.
Mon roi m’appelle ?
LE ROI.
Oui.
MARGUERITE, à part, regardant autour d’elle.
Il ne vient pas.
LE ROI.
Pourquoi donc Henriot n’est-il pas ici ?
MARGUERITE.
Sire, je l’ai quitté prêt à venir. Quelque événement l’aura retardé.
LE ROI.
Il a tort, il a tort ; les rues de Paris ne sont point encore assez refroidies pour qu’un demi-catholique s’y hasarde seul ; il eût été plus en sûreté dans notre compagnie que dans celle où il se trouve sans doute en ce moment.
MADAME DE SAUVE, à part.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
CATHERINE.
Eh bien, mon fils, direz-vous encore que Henri... ?
MARGUERITE.
Sire, écoutez... Il me semble entendre...
LE ROI.
Quoi ?
PLUSIEURS VOIX.
À la messe, Henriot ! à la messe !
CATHERINE.
Le voilà !
LA HURIÈRE.
Il y est venu, le parpaillot !
LES MÊMES VOIX.
À la messe !... à la messe !
HENRI, entrant à cheval.
Messieurs, j’y ai été hier... j’en viens aujourd’hui... j’y retourne demain. Ventre-saint-gris ! il me semble que c’est bien assez comme cela.
Il met pied à terre.
LE ROI.
D’où venez-vous, Henri ?... et pourquoi si tard ?
HENRI.
Vous l’avez entendu, sire : de la messe... En passant devant Saint-Germain-l’Auxerrois, je suis entré, et j’ai entendu un fort beau sermon... Je croyais y trouver Votre Majesté.
LE ROI.
Vous allez voir, ma bonne mère, que c’est nous qui sommes en faute, et que Henriot va être meilleur catholique que nous.
HENRI.
Sire, cela ne m’étonnerait point, car je viens d’entendre dire en chaire que le Seigneur préfère le pécheur qui se repent au sage qui n’a jamais péché.
LE ROI.
Et tu te repens ?
HENRI.
Sire, il ne manque, j’en suis bien certain, à ma ceinture qu’un chapelet pareil à celui que notre bonne mère porte à la sienne, pour que chacun voie en moi un des plus fervents catholiques du royaume.
LE ROI.
Ma mère, donnez donc votre chapelet à Henriot... Je serais curieux de voir le roi des huguenots dire son rosaire.
CATHERINE, cherchant.
En effet... Voyons s’il poussera jusque-là la dissimulation.
Elle cherche son rosaire absent.
Mon fils, je l’ai perdu ou on me l’a volé.
HENRI, bas.
Bon voleur !...
Haut.
Madame, je me contenterai de réciter mes prières in petto, comme disent les Italiens. Et, comme les Italiens sont les premiers catholiques du monde. Dieu ne peut manquer de me savoir gré en voyant que je tâche de leur ressembler.
LE PEUPLE.
Vive le roi !... vive la messe !... Largesse ! largesse !
LE ROI.
Attends, bon peuple, attends !
Il cherche son escarcelle.
Ah ! ah ! ma mère, il paraît que mon escarcelle est allée rejoindre votre chapelet... Corbœuf ! voilà un hardi conseiller, qui vole l’escarcelle du roi pour lui montrer de quelle façon sa police est faite.
HENRI.
Sire, je vous offrirais bien la mienne ; mais quelque bon catholique, pensant que ce sont les nouveaux saints qui font les meilleurs miracles, se l’est appropriée à litre de relique.
LE ROI, riant.
Gascon !
HENRI.
Non, ventre-saint-gris ! c’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté, on m’a pris pour un vrai roi... on m’a volé !
LE PEUPLE.
Vive le roi !... Noël !... Noël !
Le cortège se remet en marche.
ACTE III
Septième Tableau
La chambre de la reine de Navarre.
Scène première
GILLONNE, puis DE MOUY
GILLONNE, regardant au fond du corridor.
Un manteau cerise, un pourpoint blanc et or... un toquet surmonté d’une plume blanche... Ma foi, c’est bien cela... Par ici, monsieur de la Môle, par ici !
DE MOUY, son mouchoir sur le visage.
Par ici, dites-vous ?
GILLONNE.
Oui, oui... Vous êtes attendu...
DE MOUY.
Par qui ?
GILLONNE.
Eh ! vous le savez bien... par une femme...
On entend la voix de Coconnas.
COCONNAS.
Eh ! la Môle ! la Môle ! où diable es-tu donc ?
DE MOUY, à Gillonne.
Vous le voyez, on me poursuit...
GILLONNE.
Entrez vite, alors...
DE MOUY.
Où ?
GILLONNE.
Dans ce cabinet !
DE MOUY.
Ma foi, à la grâce de Dieu !
Il entre.
GILLONNE, refermant la porte.
Il était temps !
Scène II
COCONNAS, GILLONNE
COCONNAS.
La Môle !... Mordi ! qu’as-tu donc ? Tu cours comme si tous les diables d’enfer étaient à tes trousses...
GILLONNE.
Ah ! c’est vous, monsieur de Coconnas ?
COCONNAS.
Ma foi, oui, et bien essoufflé ! Avez-vous vu la Môle ?
GILLONNE, un doigt sur sa bouche.
Chut !
COCONNAS.
Quoi ?
GILLONNE.
Il est là !
COCONNAS.
Nous sommes donc chez la reine de Navarre ?
GILLONNE.
Oui.
COCONNAS.
Et moi qui ne comprenais pas ! ô bélître !... C’est bien... c’est bien... Votre serviteur très humble... Je m’en vais...
Scène III
COCONNAS, LA MÔLE, sur la porte, GILLONNE
LA MÔLE.
Coconnas !
COCONNAS, stupéfait.
La Môle ! Par où donc es-tu sorti ?
LA MÔLE.
Par où je suis sorti !... Que veux-tu dire ?
COCONNAS.
Je comprends : il y a deux portes, et tu as fait le tour.
LA MÔLE.
Il y a deux portes... où cela ?
COCONNAS.
À ce cabinet.
LA MÔLE.
Que me contes-tu là ?
COCONNAS.
Aurais-tu, par hasard, la prétention de me faire accroire que tu n’es pas entré ici ?
LA MÔLE.
Quand cela ?
COCONNAS.
Il y a cinq minutes.
LA MÔLE.
Tu es fou...
COCONNAS.
Je suis fou !... Soyez notre juge, madame.
LA MÔLE.
Parle !
COCONNAS.
La Môle, tout à l’heure, n’est-il pas entré dans ce cabinet ?
GILLONNE.
Je l’ai cru, du moins.
COCONNAS.
Dame, vous me l’avez dit.
GILLONNE.
Et je vous le répète ; car, moi-même, j’ai cru... Mais peut-être me suis-je trompée, peut-être était-ce un gentilhomme vêtu de la même façon. J’avais reçu l’ordre de faire entrer un seigneur vêtu d’un manteau cerise et d’un pourpoint blanc...
LA MÔLE.
Eh bien ?
GILLONNE.
Connaissez-vous quelqu’un qui ait intérêt à se glisser ici sous vos habits, monsieur de la Môle ?
LA MÔLE.
Personne... à moins que... Ah ! mon Dieu !
COCONNAS.
Quoi ?
LA MÔLE.
À moins qu’on ne se serve de moi pour... Serait-ce une trahison ?
COCONNAS.
Ce sera tout ce que tu voudras ; mais je te réponds que je t’ai vu entrer ici, ou, si ce n’est toi, quelqu’un qui te ressemble diablement.
LA MÔLE.
Sur l’honneur, Coconnas ?
COCONNAS.
Sur l’honneur !
LA MÔLE.
Alors, je saurai...
Il fait un pas vers le cabinet.
GILLONNE, s’opposant à son passage.
Monsieur de la Môle !
LA MÔLE.
Laissez-moi passer, madame, laissez-moi passer.
COCONNAS.
Eh ! mordi ! tu oublies que tu es chez une reine !
LA MÔLE.
Oh ! peu m’importe où je suis ; un homme a pris mon nom, un homme a pris mon habit ; il faut que je sache quel est cet homme !
Scène IV
COCONNAS, LA MÔLE, GILLONNE, MARGUERITE
MARGUERITE.
Ah ! c’est vous, monsieur de la Môle ! Mais qu’avez-vous donc, et pourquoi êtes-vous ainsi pâle et tremblant ?
GILLONNE.
Madame, M. de la Môle allait pénétrer malgré moi dans la chambre de Votre Majesté.
LA MÔLE.
Madame, c’est que je voulais prévenir Votre Majesté qu’un étranger, un inconnu, un voleur peut-être, s’est introduit chez elle avec mon manteau et mon chapeau.
MARGUERITE.
Vous êtes fou, monsieur ; car je vois votre manteau sur vos épaules, et je crois. Dieu me pardonne ! que je vois aussi votre chapeau sur votre tête.
LA MÔLE, mettant le chapeau à la main.
Oh ! pardon, madame, pardon ! ce n’est cependant pas, Dieu m’en est témoin, le respect qui me manque.
MARGUERITE.
Non, c’est la foi.
LA MÔLE.
Que voulez-vous ! quand un homme est chez Votre Majesté, quand il s’y introduit en prenant mon costume et peut-être mon nom, qui sait ?...
MARGUERITE.
Mais cet homme n’est pas venu pour parler à Ma Majesté.
LA MÔLE.
Et pour qui donc est-il venu ?
MARGUERITE.
Pour le roi de Navarre, mon mari, que je vous charge, vous, monsieur de la Môle, d’aller chercher chez lui, et m’amener ici... Êtes-vous rassuré ?
LA MÔLE.
Ah ! madame !
COCONNAS, les regardant.
Le diable m’emporte si je me contenterais d’une pareille explication, moi.
LA MÔLE, à Coconnas.
Viens, viens !... Je suis déjà bien assez coupable, Coconnas.
COCONNAS, saluant.
Madame...
MARGUERITE, arrêtant la Môle.
Lorsque le roi de Navarre sera parti, revenez près de moi, la Môle... J’ai à vous parler.
LA MÔLE.
Oh ! je reviendrai.
Les deux gentilshommes sortent.
MARGUERITE, à Gillonne.
Maintenant, faites entrer M. de Mouy.
GILLONNE.
M. de Mouy ?...
MARGUERITE.
Oui, il est là dans ma chambre... C’est lui qui avait le costume de M. de la Môle.
GILLONNE.
M. de Mouy dans la chambre de Votre Majesté...
Elle ouvre la porte. À part, en regardant de Mouy qui entre.
Avec le costume de M. de la Môle... Je n’y comprends plus rien. Venez, monsieur.
MARGUERITE.
Toi, veille au dehors. Ne laisse entrer que le roi de Navarre.
Scène V
MARGUERITE, DE MOUY
MARGUERITE.
Ainsi, monsieur de Mouy, vous refusez de m’apprendre pour quel motif vous êtes venu ce soir au Louvre ?
DE MOUY.
Daignez m’excuser, madame, et n’exigez de moi aucune réponse.
MARGUERITE.
Écoutez, monsieur de Mony, je vous ai tenu jusqu’ici pour un des plus fermes chefs du parti huguenot, pour un des plus fidèles partisans du roi mon mari : me suis-je donc trompée ?
DE MOUY.
Non, madame ; car, il y a huit jours encore, j’étais tout ce que vous dites.
MARGUERITE.
Et pour quelle cause avez-vous changé depuis huit jours ?
DE MOUY.
Madame, je dois me taire ; et il faut que ce devoir soit bien réel pour que je n’aie pas encore répondu à Votre Majesté.
GILLONNE, accourant.
Sa Majesté le roi de Navarre, madame.
DE MOUY.
Ah ! le roi de Navarre !... Que je m’éloigne...
MARGUERITE.
C’est impossible en ce moment.
DE MOUY.
Oserai-je faire observer à Votre Majesté que, si le roi de Navarre me voit à cette heure et sous ce costume au Louvre, je suis perdu !
MARGUERITE, lui montrant le rideau de la fenêtre.
Monsieur, derrière ce rideau ! et vous y êtes aussi bien caché, et surtout aussi bien garanti que dans votre maison même, car vous y êtes sur la foi de ma parole.
De Mouy se cache.
Scène VI
MARGUERITE, DE MOUY, caché, puis HENRI
MARGUERITE.
Le roi de Navarre renoncer au trône ! Je l’avais jugé plus ambitieux que cela. Me serais-je trompée ? Voyons.
HENRI.
Me voici, madame. J’accours à votre appel.
MARGUERITE.
Cet appel ne vous a-t-il point étonne, monsieur ?
HENRI.
J’avoue que je ne m’attendais pas à une si grande faveur.
MARGUERITE.
Une si grande faveur ? Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce qu’une femme fasse prier son mari de passer chez elle ?
HENRI.
Entre femme et mari, non, je ne trouve rien d’étonnant à cela.
MARGUERITE.
Et entre alliés ?
HENRI.
C’est vrai, entre alliés, cela se peut encore... Vous avez raison, madame... et c’est moi, ingrat que je suis, c’est moi qui ai eu tort de m’étonner...
MARGUERITE.
Bien, sire ; et, maintenant que vous voilà revenu de cet étonnement, asseyons-nous et causons...
HENRI.
Causons... oui... Mais d’abord...
Regardant le cabinet.
nous sommes seuls ?
MARGUERITE.
Absolument seuls.
HENRI, à part.
Alors, il y a quelqu’un de caché.
MARGUERITE.
Sire, vous souvient-il du jour de notre mariage ?
HENRI, galamment.
Si je m’en souviens, madame ! Oh ! certes... oui... Ce jour-là, je vous ai dû la vie ; vous voyez que je serais bien ingrat si je ne m’en souvenais point...
MARGUERITE.
Il n’y avait dans cette action rien d’étonnant, sire : c’était le résultat du pacte que nous venions de faire ensemble. Ce pacte, vous ne l’avez pas oublié non plus ?...
HENRI.
Non, madame.
MARGUERITE.
Eh bien, c’est au nom de ce pacte, fait loyalement entre deux cœurs loyaux, que je viens vous demander une réponse franche et loyale.
HENRI.
Je suis tout prêt, madame ; interrogez.
Marguerite jette un coup d’œil vers la fenêtre.
Il est derrière ce rideau !
MARGUERITE.
Est-il vrai, monsieur, que Votre Majesté consente à abjurer... comme c’est aujourd’hui le bruit public ?
HENRI.
Que voulez-vous, madame ! quand on a vingt-cinq ans, et qu’on est à peu près roi, il y a des choses qui valent bien une messe.
MARGUERITE.
Et la vie est une de ces choses, n’est-ce pas ?
HENRI.
Eh ! eh ! je ne dis pas non !...
MARGUERITE.
Et êtes-vous sûr au moins d’arriver à ce résultat, sire, de sauver votre vie ?
HENRI.
Mais à peu près, madame... Cependant, vous savez qu’en ce monde, on n’est sûr de rien.
MARGUERITE.
Il est vrai que Votre Majesté annonce tant de modération et professe tant de désintéressement, qu’après avoir renoncé à sa couronne, qu’après avoir renoncé à sa religion, elle renoncera probablement, on en a l’espoir du moins, à son alliance avec une fille de France.
HENRI, après un moment de silence et un regard rapide jeté sur Marguerite.
Daignez-vous souvenir, madame, qu’en ce moment je n’ai point mon libre arbitre... Je ferai donc ce que m’ordonnera le roi de France... Quant à moi, si l’on me consultait le moins du monde dans cette question où il ne va pas moins que de mon honneur, de mon trône et de ma vie... plutôt que d’asseoir mon avenir sur ces droits que me donne un mariage... forcé... j’aimerais mieux m’ensevelir chasseur dans quelque château, pénitent dans quelque cloître.
MARGUERITE.
Votre Majesté n’a pas grande confiance, ce me semble, dans l’étoile qui rayonne au-dessus du front de chaque roi.
HENRI.
C’est que j’ai beau chercher la mienne, madame, je ne puis la voir... cachée qu’elle est sans doute par l’orage qui gronde sur moi à celle heure.
MARGUERITE.
Et si le souffle d’une femme écartait l’orage et faisait cette étoile plus brillante ?
HENRI.
C’est bien difficile.
MARGUERITE.
Niez-vous l’existence de cette femme ?
HENRI.
Non, je nie son pouvoir.
MARGUERITE.
Vous voulez dire sa volonté ?
HENRI.
J’ai dit son pouvoir, et je répète le mot ; la femme n’est réellement puissante que lorsque l’amour et l’intérêt sont réunis chez elle à un degré égal... Si l’un de ces deux sentiments la préoccupe seul, elle est vulnérable... Or, cette femme qui pourrait écarter l’orage de mon front, elle sait bien que je ne puis compter sur son amour...
Marguerite se tait.
Écoutez. Au dernier tintement de la cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois, vous avez dû songer à reconquérir votre liberté, que l’on avait mise en gage pour détruire ceux de mon parti... Moi, j’ai dû songer à sauver ma vie, c’était le plus pressé... Nous y perdrons la Navarre, je le sais bien ; mais c’est peu de chose que la Navarre en comparaison de la vie que nous y gagnons.
MARGUERITE.
Ah ! c’en est trop !
HENRI.
Quoi donc ?
MARGUERITE.
Ah ! sire, c’est mal, ce que vous faites là.
HENRI.
Que voulez-vous dire ?
MARGUERITE.
Je veux dire que reconnaître ma franchise par tous ces détours, ce n’est point tenir la parole que vous m’avez donnée.
HENRI.
Madame, je vous jure...
MARGUERITE.
Ne jurez pas... ou bien, si vous jurez... faites serment alors que vous ne portez pas un masque, et que tout ce que vous venez de dire est la vérité, et non pas un artifice ou un mensonge.
HENRI, bas, à Marguerite.
Eh ! ventre-saint-gris ! madame, jurez-moi alors qu’il n’y a personne derrière ce rideau.
MARGUERITE, bas.
Ah ! ah ! bien joué !... Oui, sire, il y a quelqu’un qui partage entièrement mon opinion, et qui, comme moi, j’en suis sûre, n’attend qu’une occasion pour jouer sa vie sur votre fortune.
HENRI.
Et ce quelqu’un, je le connais ?
MARGUERITE.
Jugez-en vous-même.
Elle fait sortir de Mouy.
Scène VII
MARGUERITE, HENRI, DE MOUY
HENRI.
De Mouy !...
Bas et vivement.
Madame, croyez-vous qu’il soit possible, par un moyen quelconque, que l’on nous écoute et que l’on nous entende ?
MARGUERITE.
Monsieur, cette chambre est matelassée, et un double lambris nous répond de son assourdissement.
HENRI.
Je m’en rapporte à vous... Mais, croyez-moi, parlons bas... De Mouy, mon brave de Mouy !... oh ! que je suis aise de te voir !
DE MOUY.
Sire, ce n’est pas ce que vous m’avez dit à notre dernière rencontre ; ma présence alors, permettez-moi devons le dire, paraissait vous être moins agréable qu’aujourd’hui.
HENRI, haussant les épaules.
Enfant ! tu n’as pas compris...
DE MOUY.
Sire, j’ai l’esprit peu subtil... et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté ; mais, dans ce qu’on me dit, je ne sais comprendre que ce que l’on me dit, et non ce que l’on voudrait me dire.
HENRI, à Marguerite.
Madame, qui vous a déterminée à me faire trouver face à face avec M. de Mouy ?
MARGUERITE.
Monsieur, j’ai deviné que M. de Mouy et vous deviez-vous entendre...
HENRI.
Ah ! vous avez deviné cela ?
MARGUERITE.
Oui.
HENRI.
Entendez-vous, de Mouy ? On devine.
MARGUERITE.
Et cependant, quand, poursuivi par ce jeune homme qui vous prenait pour son ami, vous êtes entré dans cette chambre, j’ai hésité... car, il y a huit jours, dans le corridor du Louvre, sur le seuil même de l’appartement du roi de Navarre, vous avez donné la main à M. d’Alençon.
HENRI.
Vous voyez bien, de Mouy, qu’on voit tout ! Maintenant, M. d’Alençon s’est donc emparé de vous ?... Répondez franchement, mon ami.
DE MOUY.
C’est votre faute, sire : pourquoi avez-vous si obstinément refusé le trône de Navarre, que je venais vous offrir ?
MARGUERITE.
Vous avez refusé le trône de Navarre !... Ce refus, dont on m’a déjà parlé, était donc réel ?
HENRI.
Oh ! en vérité, madame, et toi, mon brave de Mouy, vous me faites rire tous deux avec vos exclamations... Quoi ! un homme qui s’appelle de Mouy, c’est-à-dire sur lequel tout le monde a les yeux ouverts, les oreilles ouvertes... cet homme entre chez moi, déguisé eu ouvrier de la sellerie... chez moi qu’où surveille tout le jour, et qu’on enferme tous les soirs comme un prisonnier... Il me parle de trône, de renversement, de révolte, à moi, Henri, prince toléré, pourvu que je porte le front humble ; huguenot épargné à la condition que je jouerai le catholique... et l’on veut que j’accepte ces propositions, quand elles me sont faites dans une chambre que je ne connais pas, dans une chambre non matelassée, dans une chambre attenante à celle de M. d’Alençon ? Ventre-saint-gris ! vous êtes des enfants... ou des fous !
DE MOUY.
Mais, sire. Votre Majesté ne pouvait-elle me laisser quelque espérance, sinon par ses paroles, du moins par un geste, par un signe ?
HENRI.
Le duc d’Alençon ne vous attendait-il pas à la porte de chez moi ?
DE MOUY.
Oui, sire.
HENRI.
Que vous a-t-il dit ?
DE MOUY.
Que, puisque vous refusiez la royauté de Navarre, il l’acceptait, lui...
HENRI.
Puisqu’il savait que je la refusais, il avait donc entendu que vous me l’aviez offerte ?
DE MOUY.
Sans doute, il écoutait.
HENRI.
Et il a entendu, vous l’avouez vous-même, pauvre conspirateur que vous êtes ! Si j’avais dit un mot, vous étiez perdu ; car, si je ne savais pas, je me doutais du moins qu’il était là... et sinon lui, quelque autre : Charles IX, la reine mère... Oh ! vous ne connaissez pas les murs du Louvre, de Mouy ; c’est pour eux qu’a été fait le proverbe : « Les murs ont des oreilles ; » et, connaissant ces murs-là, j’eusse parlé ?...Allons, allons, de Mouy, vous faites peu d’honneur au bon sens du roi de Navarre, et je m’étonne que, ne le mettant pas plus haut dans votre esprit, vous soyez venu lui offrir une couronne.
DE MOUY.
Mais, je vous le répète, sire, ne pouviez-vous, tout en refusant cette couronne, me faire un signe ? Je n’aurais pas cru tout désespéré... tout perdu.
HENRI.
Eh ! ventre-saint-gris ! s’il écoutait, ne pouvait-il pas aussi bien voir, et n’est-on pas perdu par un signe, comme par une parole ?...
Regardant autour de lui.
Tiens, de Mouy, à cette heure, entre elle et vous, si près de vous deux, et parlant si bas, que mes paroles ne franchissent pas le cercle de nos trois chaises, je crains encore d’être entendu quand je le dis : De Mouy, répète-moi ce soir les propositions que tu étais venu me faire ce matin.
DE MOUY.
Mais, sire, maintenant, je suis engagé avec le duc d’Alençon.
MARGUERITE, frappant ses mains l’une contre l’autre.
Alors, il est trop tard.
HENRI.
Mais, au contraire, convenez donc que c’est justement en ceci que la protection de Dieu est visible... Reste engagé, de Mouy ; car ce duc François, c’est notre salut à tous... Crois-tu donc que le roi de Navarre garantirait nos têtes ?... Tu te trompes, malheureux... Je vous ferais tuer tous jusqu’au dernier, moi... Mais un fils de France, c’est autre chose... Aie des preuves, de Mouy ; demande des garanties ; mais, niais que tu es, tu te seras engagé de cœur, et une parole t’aura suffi ; je vois bien cela.
DE MOUY.
Oh ! sire, c’est le désespoir de votre abandon qui m’a jeté dans les bras du duc ; c’est aussi la crainte d’être trahi, car il tenait notre secret.
HENRI.
Bon ! tiens donc le sien à ton tour alors, cela dépend de toi... Que désire-t-il ? Être roi de Navarre ? Promets-lui la couronne... Que veut-il ? Quitter la cour ? Fournis-lui les moyens de fuir... Travaille pour lui, de Mouy, comme si tu travaillais pour moi... Dirige le bouclier pour qu’il pare tous les coups qu’on nous portera. Quand il faudra fuir, nous fuirons à deux. Quand il faudra combattre et régner, je combattrai et régnerai seul.
MARGUERITE.
Défiez-vous du duc, Henri ; c’est un esprit sombre et pénétrant, sans haine comme sans amitié, toujours prêt à traiter ses amis en ennemis, et ses ennemis en amis.
HENRI.
Et il vous attend ce soir, avez-vous dit, de Mouy ?
DE MOUY.
Eh bien, sire, préparez-vous donc à fuir, préparez-vous à combattre, car le moment est venu.
HENRI.
Comment cela ?
DE MOUY.
Voilà précisément ce que j’allais apprendre ce soir au duc d’Alençon.
MARGUERITE.
Parlez, de Mouy, parlez.
DE MOUY.
Vous savez que, demain, il y a chasse au vol le long de la Seine, depuis Saint-Germain jusqu’à Maisons, c’est-à-dire dans toute la longueur de la foret... C’est de cette circonstance que nous avions résolu de profiter pour favoriser la fuite de Son Altesse royale.
HENRI.
Et Son Altesse royale s’est décidée à fuir avec vous ?...
DE MOUY.
Oui ; car les principaux d’entre nous, qui seront réunis demain dans la forêt au nom de M. d’Alençon, m’ont prévenu qu’ils ne croiront plus désormais qu’à celui qui viendra publiquement agir et combattre avec eux.
HENRI.
Eh bien, de Mouy, celui-là, ce sera moi.
MARGUERITE.
Vous ? Ah ! enfin !...
DE MOUY.
Alors, sire, soyez prêt pour demain.
HENRI, à Marguerite.
Fuirai-je seul, madame ?
MARGUERITE.
Ne suis-je pas votre alliée, sire ? ne dois-je pas partager votre bonne et votre mauvaise fortune ?
DE MOUY.
Alors, il devient inutile que j’aille chez le duc d’Alençon ?
HENRI.
Allez-y au contraire, de Mouy : ce serait éveiller ses soupçons que de n’y point aller. Que rien ne soit changé à vos projets jusqu’à demain ; et même que le nom seul du duc d’Alençon continue, jusqu’à demain, à être accrédité parmi vous comme celui du futur chef de votre parti !
Lui tendant la main.
Merci ! Vous entendez, de Mouy, vous avez toute la nuit pour faire vos préparatifs.
DE MOUY.
Alors, sire, vous ne renoncez pas à la royauté de Navarre ?
HENRI.
Je ne renonce à aucune royauté, de Mouy ; seulement, je me réserve de choisir la meilleure.
DE MOUY.
Soit ; mais écoutez, sire : M. d’Alençon, pour que j’arrivasse sans inconvénient jusqu’à lui, m’avait envoyé, ce soir, le costume d’un gentilhomme nommé M. de la Môle ; et c’est cet excès de précaution qui, après avoir failli nous perdre tous, nous a tous sauvés ; car, poursuivi par un des amis de ce gentilhomme qui me prenait pour lui, j’ai été obligé de me réfugier ce soir dans cet appartement. Eh bien, il faudrait, s’il est possible, que ce jeune homme, qui, d’ailleurs, est huguenot, fût des nôtres.
Au nom de la Môle, Marguerite a quitté sa place en rougissant et s’est allée asseoir à quelques pas, devant sa toilette.
HENRI.
Madame, ce M. de la Môle dont parle de Mouy, n’est-ce pas le même, dites-moi, à qui vous avez sauvé la vie pendant la nuit de la Saint-Barthélémy ?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
HENRI.
Vous entendez ce que dit de Mouy, madame : il faudrait nous gagner ce jeune homme.
MARGUERITE.
Puisque tel est votre désir, monsieur, je ferai de mon mieux pour le seconder.
HENRI.
Alors, hâtez-vous, de Mouy.
De Mouy va pour sortir.
Non, pas par là. Par cette issue. Je vous conduirai. Trois coups frappés en passant à ma porte m’indiqueront que rien n’est change ; mais, au nom du ciel, ne cherchez pas à me voir.
De Mouy sort.
Quant à vous, madame, je vous recommande M. de la Môle. N’épargnez ni l’or ni les promesses pour le séduire... Je mets tous mes trésors à sa disposition...
MARGUERITE, le regardant, et à part.
De l’or, des promesses !... Pauvre la Môle ! il me donnera sa vie pour moins que cela...
Appelant.
Gillonne !
GILLONNE.
Madame ?
MARGUERITE.
Dis à M. de la Môle qu’il peut entrer.
Scène VIII
MARGUERITE, LA MÔLE
MARGUERITE.
Maintenant que nous sommes seuls, causons sérieusement, mon grand ami.
LA MÔLE.
Sérieusement, madame ?
MARGUERITE.
Ou intimement... Voyons, cela vous va-t-il mieux ? Il peut y avoir des choses sérieuses dans l’intimité, et surtout dans l’intimité d’une reine.
LA MÔLE.
Causons, alors... de ces choses sérieuses, mais à la condition que Votre Majesté ne se fâchera pas des choses folles que je vais lui dire.
MARGUERITE.
Je devine d’abord une de ces choses folles, et je vais aller au-devant d’elle. Vous êtes jaloux, mon beau gentilhomme.
LA MÔLE.
Oh ! à en perdre la raison !
MARGUERITE.
Et jaloux de qui ? Voyons !
LA MÔLE.
De tout le monde... Car, enfin, vous êtes si belle, que tout le monde doit vous aimer.
MARGUERITE.
Et, au premier rang de ceux qui doivent m’aimer, vous mettez M. de Mouy.
LA MÔLE.
Pour qui donc vient-il ici ?
MARGUERITE.
Pour M. d’Alençon, avec lequel il conspire.
LA MÔLE.
Mais ce pourpoint blanc, mais ce manteau cerise, mais ce déguisement si parfait... que mon meilleur ami s’y est trompé lui-même ?
MARGUERITE.
Ruse de mon frère, la Môle... pour que M, de Mouy pût pénétrer au Louvre sans être reconnu... et, par conséquent, sans le compromettre... et moi... moi qui ai tout su depuis... trompée comme votre ami, je l’ai pris pour vous d’abord... Il tient notre secret, la Môle ; il faut donc le ménager.
LA MÔLE.
Oh ! j’aime mieux le tuer, c’est plus court et plus sûr.
MARGUERITE.
Et moi, mon brave gentilhomme, j’aime mieux qu’il vive, et que vous sachiez tout ; car sa vie nous est non-seulement utile, mais nécessaire. Écoutez, et pesez bien vos paroles avant de me répondre : m’aimez-vous assez, la Môle, pour vous réjouir si je devenais véritablement reine, c’est-à-dire maîtresse d’un véritable royaume ?
LA MÔLE.
Hélas ! madame, je vous aime assez pour désirer ce que vous désirez, ce désir dût-il faire le malheur de toute ma vie.
MARGUERITE.
Noble nature !... oui, je l’accepte, ton dévouement, et je saurai le reconnaître.
Lui tendant les mains.
Eh bien ?
LA MÔLE.
Oh ! maintenant, Marguerite, je commence à comprendre ; oui, cette royauté réelle de Navarre qui devait remplacer une royauté fictive, vous la convoliez : le roi Henri vous y pousse De Mouy conspire avec vous, n’est-ce pas ? Mais le duc d’Alençon, que fait-il dans toute cette affaire ?
MARGUERITE.
Le duc, ami, conspire pour son compte. Laissons-le s’égarer ; sa vie nous répond de la nôtre... Eh bien, la Môle, j’attends votre réponse.
LA MÔLE.
La voici, madame... On prétend – et je l’ai entendu dire à l’autre extrémité de la France, où votre nom si illustre, où votre beauté si universellement reconnue et adorée, étaient venus, comme un vague désir des choses ignorées, m’effleurer le cœur – j’ai entendu dire que vous aviez aimé... quelquefois, que vous aviez été aimée souvent, et que votre amour avait toujours porté malheur aux objets de votre amour... si bien que la Mort, jalouse, sans doute, vous les avait presque toujours enlevés... Vous soupirez, ma reine ; vos yeux se voilent ; c’est donc vrai... Eh bien, qu’un seul de vos regards promette de faire de moi le plus heureux et le plus aimé de vos favoris, et disposez de ma vie, de mon âme, de mon salut. Seulement, vous me jurerez que, si je meurs pour vous, comme un sombre pressentiment me l’annonce... que, si le bourreau sépare de mon corps cette tête que vous enveloppez de votre bras, doux collier d’amour sous lequel tout mon corps frissonne, vous me jurerez, n’est-ce pas ? qu’avant qu’on la jette dans un froid cercueil, qu’avant qu’on l’ensevelisse dans une tombe solitaire... vous viendrez... vous, ma reine, déposer un dernier baiser sur mon front, et m’apporter, dans ce monde inconnu qu’habitera déjà mon âme, je prix de mon dévouement, la récompense démon martyre !
MARGUERITE.
Ô lugubre folie !... ô fatale pensée !...
LA MÔLE.
Jurez.
MARGUERITE.
Que je jure ?
LA MÔLE.
Oui...
MARGUERITE.
Eh bien, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! tes sombres pressentiments se réalisaient, mon beau gentilhomme, je te le jure, mort, ton souvenir sera toujours près de moi, comme, vivant, y eût été ton amour ; et, si je ne puis te sauver dans le péril où tu te jettes pour moi seule, je le sais, je donnerai du moins à ta pauvre âme la consolation que tu demandes et que tu auras si bien méritée. La Môle, par le Dieu vivant, je te le jure !
LA MÔLE.
Eh bien, madame, à partir de ce moment, disposez, non pas de votre serviteur, non pas de votre ami, mais de votre esclave ; je ne suis plus à moi, je suis à vous.
MARGUERITE.
La Môle, j’accepte, et vous trouverez en moi un dévouement pareil à celui que vous me donnez. La Môle, venez demain avant la chasse, et vous saurez ce que vous avez à faire. Adieu, mon beau gentilhomme, adieu !
LA MÔLE.
Adieu, madame.
Marguerite lui tend la main. Pendant qu’il s’agenouille pour la baiser, elle se penche vers son front et l’effleure de ses lèvres ; puis elle s’enfuit dans sa chambre.
Marguerite !...
Se relevant.
Elle m’aime !... Oh ! merci, Marguerite ; car, maintenant, je ne suis plus un favori vulgaire, et je puis porter haut cette tête, à laquelle, vivante ou morte, est réservé un si doux avenir.
Il sort.
Huitième Tableau
La chambre de Catherine de Médicis. Au fond, une cheminée. Portes à droite et à gauche. À gauche, armoire secrète et fenêtre masquée par des tapisseries.
Scène première
CATHERINE, RENÉ
CATHERINE.
Six heures, et René ne vient pas !
On frappe au fond.
Le voici.
Elle va ouvrir.
Pourquoi si tard, René ? qui vous retenait chez vous ?
RENÉ.
Des amants, madame, qui se sont contentés de ma parole lorsque je leur ai assuré qu’ils s’aimaient.
CATHERINE.
Maître René, pas de secrets pour moi : c’était ma fille Marguerite, c’était M. de la Môle... Qu’allaient-ils faire chez vous ?
RENÉ.
Voyez cette statuette, madame.
Il tire une figurine de cire de dessous son manteau.
CATHERINE.
Percée au cœur, avec une couronne sur la tête, une M sur la banderole. Il est donc amoureux de la reine de Navarre, M. de la Môle, pour avoir recours à la magie ?
RENÉ.
Comme un fou !
CATHERINE.
Alors, cette statuette est bonne à garder...
Elle la porte dans l’armoire secrète.
René, nous la retrouverons au jour où nous en aurons besoin. – Bien... Avez-vous fait les expériences que je vous avais indiquées ?
RENÉ.
Oui, madame, et je commence à penser, comme vous, que c’est, non pas dans le foie, comme l’ont cru les Grecs et les Romains, mais dans la figuration des lignes du cerveau, que la main toute-puissante de la Destinée a écrit les présages.
CATHERINE.
Vous avez fait cependant les expériences ?
RENÉ.
Oui, toutes deux.
CATHERINE.
Dites-m’en tous les détails.
RENÉ.
Je m’étais procuré deux poules, noires comme vous me l’aviez recommandé... sans une seule tache blanche.
CATHERINE.
C’est cela...
RENÉ.
J’ai attaché la première sur le petit autel, et je lui ai ouvert la poitrine d’un seul coup de couteau.
CATHERINE.
D’un seul, n’est-ce pas ? Eh bien ?
RENÉ.
Elle a jeté trois cris, et a expiré.
CATHERINE.
Trois cris... Trois morts... Et après ?...
RENÉ.
Le foie penchait à gauche, contre l’habitude.
CATHERINE.
Déchéance !... déchéance !... Triple mort suivie d’une déchéance... Sais-tu que c’est affreux, René ?
RENÉ.
Oui, madame, effrayant !...
CATHERINE.
Et la seconde victime, celle dont tu devais consulter le cerveau ?
RENÉ.
Épouvantée des trois cris qu’avait poussés la première, quand j’ai voulu aller la prendre, elle s’est envolée... et a éteint la bougie magique qui m’éclairait.
CATHERINE.
Voyez-vous, René, voyez-vous ! c’est ainsi que s’éteindra notre race... La mort la touchera de son aile, et elle disparaîtra de la terre... Trois fils, cependant... trois fils !... Qu’avez-vous fait, alors ?...
RENÉ.
J’ai rallumé la bougie, j’ai ressaisi la victime, et je lui ai tranché la tête d’un seul coup.
CATHERINE.
Elle n’a pas eu le temps de crier, j’espère ?
RENÉ.
Non ; mais elle a poussé trois soupirs...
CATHERINE.
Vois-tu, René, à défaut de trois cris, trois soupirs... Trois ! toujours trois !... Ils mourront tons trois... Toutes ces âmes, avant de partir, comptent et appellent jusqu’à trois... Et alors, qu’as-tu fait ?...
RENÉ.
Selon vos instructions, j’ai observé les sinuosités de la pulpe cérébrale ; j’y ai distingué, en fibres sanglantes, une lettre...
CATHERINE.
Une lettre !... une seule ?
RENÉ.
Oui, mais visible à ne pas s’y tromper...
CATHERINE.
Et quelle était cette lettre ?
RENÉ.
Une H... Cette H était suivie de quatre lignes perpendiculaires qui semblaient le chiffre 1, répété quatre fois.
CATHERINE.
C’est cela... c’est cela !... Charles IX règne... après Charles IX, viendra Henri III ; puis, après Henri III, Henri IV ; c’est lui... toujours lui !
RENÉ.
Mais le duc François ?
CATHERINE.
Sans doute mourra-t-il dans l’intervalle... Oh ! Henri IV, Henri IV, il régnera, René... Je suis maudite dans ma postérité.
RENÉ.
Ainsi donc, il régnera, vous croyez ?
CATHERINE.
Oui, si nous ne forçons pas les prédictions à mentir.
RENÉ.
Votre Majesté désire-t-elle que je fasse de nouvelles expériences ?...
CATHERINE.
Dites-moi, René, n’existe-t-il pas une curieuse histoire d’un médecin de Pérouse, qui, condamné à mort par le tyran de Sienne, pour n’avoir pas voulu lui donner un livre traitant de la magie, empoisonna ce livre avant de mourir ?
RENÉ.
Oui, madame ; si bien que le tyran, s’étant emparé de ce livre, et l’ayant lu sans se douter du venin qu’il contenait, mourut trois jours après la victime.
CATHERINE.
Dites-moi, comment le poison put-il agir ?
RENÉ.
C’est bien simple, madame : les feuilles du livre, imprégnées d’une mixture d’arsenic, tenaient l’une à l’autre... Le tyran, dans son ignorance, les poussait du doigt, et, naturellement, mouillait son doigt pour les pousser avec plus de facilité... Il porta a plusieurs reprises son doigt à sa bouche, et s’empoisonna.
CATHERINE.
Oui, c’est cela ; je me souviens du fait, mais j’avais oublié les détails... René, j’avais vu chez vous et demandé un livre de chasse fort curieux et fort ancien... Me l’avez-vous apporté ?
RENÉ.
Oui, madame, le voici... C’est un livre de Pietramonte, sur l’art d’élever les faucons, les tiercelets et les gerfauts.
CATHERINE.
Donnez-moi ce livre.
RENÉ.
Le voici, madame.
CATHERINE.
Merci.
RENÉ.
Votre Majesté a-t-elle d’autres ordres à me donner ?
CATHERINE.
Relativement à quoi ?
RENÉ.
Relativement à ce livre.
CATHERINE.
Non, aucun.
RENÉ, à part.
Elle se défie de moi...
CATHERINE.
Adieu, René...
RENÉ, sortant.
Oh ! je commence à croire que j’ai eu tort de me faire un ennemi du roi de Navarre.
Scène II
CATHERINE, seule
Elle va droit à l’armoire secrète, met un masque de verre, des gants, trempe les feuillets du livre dans un vase de terre antique, puis referme l’armoire et fait sécher les feuillets au feu de la cheminée.
Je me défie de tout le monde ! et même de René... Aussi, cette fois, pas de complice, et, s’il y échappe, eh bien, il y aura vraiment miracle...
On frappe à la porte.
Que me veut-on ? J’ai dit que je n’y étais que pour M. le duc d’Alençon.
UNE VOIX derrière la porte.
C’est lui, madame.
CATHERINE.
Bien, bien... Je vais aller lui ouvrir moi-même.
Elle porte le livre dans une armoire, éteint le brasier avec de l’eau, pose son masque de verre et ses gants sur une table, et va ouvrir.
Scène III
CATHERINE, LE DUC D’ALENÇON
CATHERINE.
Ah ! c’est vous, mon fils ?
LE DUC.
Pardon, madame, je vous dérange.
CATHERINE.
Non, je venais de brûler quelques vieux parchemins, et cette odeur que vous sentez est celle du genièvre que j’ai brûlé pour faire passer la première.
LE DUC.
Vous m’avez fait demander, ma mère ?
CATHERINE.
Oui, mon fils... Vous savez que Henri est plus ami que jamais du roi Charles ?
LE DUC.
Non, je ne le savais pas ; mais je me doutais qu’il devait tu être ainsi... Cependant, ma mère, comme mon beau-frère Henriot est un homme prudent, cela ne l’a pas rassuré.
CATHERINE.
De sorte... ?
LE DUC.
De sorte que je crois qu’il prépare toutes choses pour sa fuite.
CATHERINE.
Vous le croyez, et, moi, j’en suis sûre.
LE DUC.
Eh bien, ma mère, que pensez-vous qu’il faille résoudre ?
CATHERINE.
Je crois qu’il faut le laisser partir.
LE DUC.
Mais alors il nous échappe, ma mère.
CATHERINE.
Il part, mais ne nous échappe pas.
LE DUC.
Je ne vous comprends pas, madame.
CATHERINE.
Écoutez bien, François : un médecin fort habile m’a prédit hier que le roi de Navarre était sur le point d’être atteint d’une de ces maladies qui ne pardonnent pas et auxquelles la science ne connaît pas de remède... Or, vous comprenez, mon fils, que, s’il doit effectivement mourir d’un mal si cruel... mieux vaut qu’il meure loin de nous que sous nos yeux, à la cour.
LE DUC.
En effet, cela nous causerait trop de peine... Mais êtes-vous sûre, madame, qu’il soit menacé de cette maladie... et que le médecin qui le condamne... ?
CATHERINE.
C’est le même qui avait prédit la mort de sa mère... Pourquoi, ne s’étant pas trompé pour la mère, se tromperait-il pour le fils ?
LE DUC.
Oui, vous avez raison... Mais, s’il partait se portant bien, par exemple... croyez-vous qu’en route cette maladie l’atteindrait aussi sûrement ?
CATHERINE.
Non... Aussi partira-t-il malade, selon toute probabilité... Mais assez sur ce pénible sujet, mon fils, et parlons d’autre chose... Henri ne vous a-t-il pas demande hier un livre de vénerie ?... Vous m’avez dit cela du moins pour me prouver à quel point il tient à faire sa cour au roi Charles, qui n’apprécie eu ce monde que les grands chasseurs devant Dieu.
LE DUC.
Oui, madame, je vous ai dit cela.
CATHERINE.
Et lui avez-vous porté ce livre ?
LE DUC.
Pas encore.
CATHERINE.
Bien !... J’ai trouvé chez René, le parfumeur, un des livres de chasse les plus curieux qui existent ; il n’y en a que trois exemplaires au monde... Ce livre, je l’ai depuis ce matin... Comprenez-vous, François ?
LE DUC.
Oui, je comprends.
CATHERINE, prenant le livre.
C’est un travail sur l’art d’élever et de dresser les faucons, les tiercelets et les gerfauts... fait par un fort savant homme... pour le seigneur Castruccio Castracani, tyran de Lucques... Le voici.
LE DUC, regardant le livre avec une certaine terreur.
Et que dois-je en faire, madame ?
CATHERINE.
Mais le porter chez votre frère Henriot, qui vous l’a demandé... lui ou quelque autre pareil, pour s’instruire dans la science de la volerie ; comme il chasse au vol aujourd’hui avec le roi, il ne manquera pas d’en lire quelques pages... Le tout est de le remettre à lui-même.
LE DUC.
Oh ! je n’oserai point, madame !
CATHERINE.
Pourquoi cela ?... C’est un livre comme un autre, excepté qu’il est demeuré si longtemps enfermé, que les pages sont collées les unes aux autres... N’essayez donc pas de le lire, vous, François, car on ne peut parvenir à le lire qu’en mouillant son doigt, et en poussant les pages feuille à feuille ; ce qui prend beaucoup de temps et donne beaucoup de peine.
LE DUC.
Si bien qu’il n’y a qu’un homme qui a le grand désir de s’instruire qui puisse perdre ce temps et prendre cette peine.
CATHERINE.
Justement, mon fils, et vous comprenez à merveille.
On entend une fanfare de chasse.
LE DUC, regardant par la fenêtre.
Eh ! madame, voilà justement Henriot dans la cour ; je vais profiter de son absence pour porter le livre chez lui... À son retour, il le trouvera.
CATHERINE.
J’aimerais mieux que vous le donnassiez à lui-même, François... Ce serait plus sûr...
LE DUC.
Je vous ai dit que je n’oserais point, madame...
CATHERINE.
Allez donc ; mais posez-le au moins dans un endroit bien apparent.
LE DUC.
Ouvert ?... Y a-t-il inconvénient à ce qu’il soit ouvert ?
CATHERINE.
Non.
LE DUC.
Donnez alors, madame.
CATHERINE.
Oh ! prenez hardiment... Il n’y a point de danger, puisque j’y touche... D’ailleurs, vous avez des gants.
LE DUC.
Bien, madame.
CATHERINE.
Hâtez-vous... Henri n’est plus dans la cour, et, d’un moment à l’autre, il peut remonter.
LE DUC.
J’y vais, madame.
UN PAGE, entrant.
Monseigneur le roi de Navarre demande, avant de partir pour la chasse, la faveur de présenter son hommage à Votre Majesté.
CATHERINE, au Duc.
Eh bien, vous le voyez, c’est Dieu qui vous l’envoie...
Au Page.
Dites à mon fils Henri que je n’y suis pas... Mais qu’il entre et qu’il attende ; son beau frère, le duc d’Alençon, lui fera compagnie.
LE DUC, hésitant.
Madame...
CATHERINE.
Comparez le gain à l’enjeu, et prenez courage... Allons.
LE DUC.
Mais pourquoi ne le lui donnez-vous pas vous-même, madame ?
CATHERINE.
Insensé !... croyez-vous qu’il ait oublié les gants parfumés de sa mère ?
LE DUC.
C’est vrai.
Catherine sort.
Scène IV
LE DUC D’ALENÇON, puis HENRI
LE DUC.
Allons, François, du courage !... Oui, elle l’a dit, elle qui sait ce que c’est : l’enjeu, ce n’est qu’un peu d’audace... et le gain, c’est une couronne !
HENRI.
Ah ! c’est vous, mon cher frère... Je suis toujours heureux de vous rencontrer, vous le savez.
LE DUC.
J’étais venu pour saluer la reine avant mon départ pour la chasse.
HENRI.
Ventre-saint-gris ! c’est de la sympathie... Et moi aussi, vous voyez.
LE DUC.
Mon frère, dans votre désir de faire votre cour au roi, qui, avant toute chasse, aime la chasse au vol, vous m’avez demandé un livre qui traite de cette matière.
HENRI.
Oui, et vous avez même eu la honte de me dire que, dans votre bibliothèque...
LE DUC.
Était enfermé un ouvrage précieux... Cet ouvrage, le voici.
HENRI.
Ventre-saint-gris ! cela tombe à merveille ; j’aurai encore le temps de faire mon éducation avant de partir pour la chasse. Mille grâces, mon très cher frère... et si, à mon tour, je puis vous être agréable...
LE DUC.
Soyez tranquille, je m’adresserai à vous... Mais notre bonne mère tarde bien, et il faut que je descende aux écuries, voir un cheval neuf que je dois monter aujourd’hui... Adieu, Henri !
HENRI.
Nous nous retrouverons à la chasse.
LE DUC.
Certainement !
HENRI.
Eh bien, au revoir, alors.
LE DUC.
Au revoir !
Il sort.
Scène V
HENRI, seul
Ah ! par ma foi, je joue de bonheur, et j’attendais ce livre avec grande impatience. Moi, pauvre paysan béarnais, habitué à chasser l’ours dans nos montagnes, j’ignore l’art de la volerie, fort pratiqué par les gentilshommes de la cour... En dix minutes, j’apprends comment on lance son faucon, je me mets à la poursuite du mien, je m’éloigne dans les règles... Je gagne le pavillon de François Ier, et, de là, la route d’Étampes... et, vive Dieu ! une fois à Étampes, une fois en rase campagne, une fois à la tête de cinquante cavaliers seulement, je brave tous les Maurevel du monde... Et tout cela, je le devrai à l’Art d’élever les faucons, les tiercelets et les gerfauts... Ils ont oublié les aigles... Eh bien, je leur montrerai comment les aigles s’élèvent, moi... Mais personne ne vient... Est-ce que la reine mère n’aurait pas beaucoup de plaisir à me voir ?... J’ai fait acte de présence : si je partais ?... Ma foi, je pars.
Scène VI
HENRI, LE ROI, en costume de chasse, et suivi de son chien Actéon
LE ROI.
Ah ! c’est toi, Henriot ?... Pas encore prêt ?
HENRI.
Sire, je demande mille pardons à Votre Majesté, mais je ne voulais pas partir sans présenter mes respects à notre bonne mère.
LE ROI.
Tu as raison, Henriot ; elle l’aime tant !
HENRI.
Mais vous n’attendrez pas pour cela, sire ; je demande dix minutes à Votre Majesté... et, dans dix minutes...
LE ROI.
Va !...
Voyant le livre.
Mais qu’emportes-tu donc là ?... Est-ce que, pour avoir épousé une savante, tu deviendrais savant, par hasard ?... Un livre... un livre sous le bras d’Henriot... Miracle !... Noël !... Hosanna !... Henriot monte sa bibliothèque... Par Gog et Magog, c’est curieux !
HENRI.
Ma foi, oui, c’est curieux... Mais, quand Votre Majesté saura que c’est par dévouement pour elle que je me suis fait savant, j’espère qu’elle ne doutera plus des sentiments qu’on nie toujours que je lui porte.
LE ROI.
Comment cela ?... C’est pour moi que tu te fais savant ?
HENRI.
Pour vous seul, sire.
LE ROI.
Explique-toi... Tu sais que j’aime tes explications... Elles sont, d’ordinaire, honnêtes et franches.
HENRI.
Sire, Votre Majesté se rappelle qu’elle m’a reproché mon ignorance à l’endroit de l’art de la volerie ?
LE ROI.
Oui, et j’ai dit que cette ignorance était indigne d’un gentilhomme.
HENRI.
Eh bien, sire, je me suis procuré, à force de recherches, un livre fort curieux, dans lequel je vais étudier cet art, afin d’être digne d’accompagner le roi chaque fois qu’il me fera l’honneur de m’inviter à chasser avec lui.
LE ROI.
Et je te ferai cet honneur souvent, Henriot ; car, par la mordieu ! ta compagnie est une de celles qui me plaisent le mieux... Et quel est ce livre ?
HENRI.
Sire, c’est un traité sur l’art d’élever les faucons, les tiercelets et les gerfauts, dédie au seigneur Castruccio Castracani, tyran de Lucques.
LE ROI.
Mordieu ! par Pietramonte ?
HENRI.
Ma foi ! oui... Votre Majesté connaît ce livre ?
LE ROI.
Il y a dix ans que je le cherche, et que je le cherche en vain... Il n’en existe que trois exemplaires au monde... Donne-moi ce livre, Henriot.
HENRI.
Oh ! sire, avec le plus grand plaisir.
LE ROI.
Et où diable l’as-tu trouvé ?
HENRI.
Ventre-saint-gris ! dans votre famille même... Et l’on a raison de dire que parfois on cherche bien loin ce qui est bien près... C’est votre frère d’Alençon qui vient de me le donner.
LE ROI.
Mon frère d’Alençon ?... Vois-tu le sournois !... Va t’habiller, Henriot, va t’habiller... Pour aujourd’hui encore, je te passe ton ignorance.
HENRI.
Où Votre Majesté m’ordonne-t-elle de la rejoindre ?
LE ROI.
Dans la cour du Louvre, où je descends après avoir dit un mot à ma mère... Va...
HENRI.
Sire, aux ordres de Votre Majesté.
Il sort.
Scène VII
LE ROI, puis LE DUC D’ALENÇON
LE ROI.
D’Alençon avait ce livre, et jamais il ne m’en a parlé... Cela ne m’étonne plus qu’il soit si bon fauconnier... et qu’il sache toute chose concernant la nourriture et l’éducation des oiseaux.
Il s’assied et ouvre le livre.
Cependant il n’en a pas fait grand usage, ce me semble... Les feuilles sont collées les unes aux autres...
Il essaye de les ouvrir.
Eh bien !...
Il mouille son doigt et force la feuille à tourner.
C’est bien cela...
Lisant.
« Pour rendre les faucons braves et vaillants, il faut les nourrir, des qu’ils commencent à prendre leurs plumes, avec le cœur des animaux braves et vaillants... »
LE DUC, entrebâillant la porte.
Il est encore là... Il lit.
LE ROI, mouillant son doigt.
« Braves et vaillants... tels que taureaux, sangliers et loups. »
LE DUC, à part.
Miséricorde !... ce n’est pas lui... c’est mon frère.
Il fait un mouvement pour arrêter le Roi.
Eh bien, qu’allais-je faire ?... C’est toujours le même enjeu ; seulement, au lieu de la couronne de Navarre, il s’agit de la couronne de France... Lis, mon frère Charles, lis !
LE ROI, lisant.
« ...Puis, lorsqu’ils commencent à avoir de l’aile, il s’agit d’introduire dans la cage qui les renferme des oiseaux vivants, et de veiller à ce qu’ils ne leur mangent que la cervelle... dont ils sont très friands... Il faut alors, parmi les petits oiseaux, choisir les plus courageux encore, tels que pinsons, chardonnerets, moineaux francs, et non tourterelles, rossignols et fauvettes... » Maudites feuilles, va... Ah ! c’est vous, d’Alençon ?
LE DUC.
Oui, monseigneur.
LE ROI.
Quoi ! vous avez de pareils trésors dans votre bibliothèque, et vous ne le dites pas ?
LE DUC.
Mais, moi-même, je demanderai à Votre Majesté comment ce livre se trouve entre ses mains ?
LE ROI.
C’est la chose la plus simple... J’ai rencontré Henri ici ; Henri emportait ce livre chez lui... J’ai eu honte de laisser une pareille perte devant un sanglier comme lui ; je le lui ai pris des mains, et je le lisais quand vous êtes arrivé. Mais vous venez pour quelque chose ?
LE DUC.
Oui, sire... seulement, je suis en mauvaise place ici pour vous dire ce qui m’amène...
LE ROI.
Bon ! quelque bruit nouveau, quelque accusation matinale contre le pauvre Henriot ?
LE DUC.
Justement.
LE ROI.
C’est la dixième depuis un mois... Mais n’importe, rentrons chez moi, et vous me conterez cela... Ah !...
LE DUC.
Qu’avez-vous, sire ?...
LE ROI.
Je ne sais ; une sueur froide... Mes jambes fléchissent... De l’air !... j’étouffe.
Il s’approche de la croisée.
LE DUC.
Le temps est à l’orage, et sans doute...
LE ROI.
Que dites-vous, d’Alençon ? Le ciel est comme une nappe d’azur... Oh ! qu’est-ce donc ?... qu’est-ce donc ?...
Il laisse tomber le livre, le chien le ramasse.
LE DUC.
Votre Majesté !...
LE ROI.
Cela va mieux, ce n’est rien... Venez, d’Alençon, venez !
LE DUC, à part, le suivant.
Il a goûté dix fois le poison, il est mort.
Neuvième Tableau
La forêt de Saint-Germain ; d’un côté, une clairière ombragée par un grand chêne ; de l’autre, le pavillon de François Ier.
Scène première
COCONNAS, LA MÔLE
LA MÔLE.
Il me semble que la chasse s’était singulièrement rapprochée de nous fout à l’heure... J’ai entendu jusqu’aux cris des veneurs encourageant les faucons.
COCONNAS.
Et maintenant, on n’entend plus rien ; il faut qu’ils se soient éloignés... Je l’avais bien dit que c’était un mauvais endroit pour l’observation ; on n’est pas vu, c’est vrai... mais on ne voit pas.
LA MÔLE.
Que diable ! mon cher Annibal, il fallait bien mettre quelque part nos deux chevaux, plus les deux chevaux de main, plus ces deux mules si chargées de bagages, que je ne sais comment elles front pour nous suivre... Or, je ne connais que ces vieux hêtres et ces vieux chênes séculaires qui puissent se charger convenablement de cette besogne... J’oserai donc dire que, loin de blâmer comme toi M. de Mouy, je reconnais dans tous les préparatifs de cette entreprise le sens d’un véritable conspirateur.
COCONNAS.
Bon ! le mot l’est échappé enfin... Nous conspirons donc... Ah ! je t’y prends.
LA MÔLE.
Le mot ne m’est point échappé, Coconnas, je l’ai dit à dessein... Oui, nous conspirons... si toutefois c’est conspirer que d’aider dans leur fuite une reine et un roi...
COCONNAS.
Qui conspirent !... Cela s’appelle, dans tous les pays du monde, être complices d’une conspiration, et être complices d’une conspiration, c’est conspirer... Tu ne sortiras pas du dilemme, mon pauvre la Môle, tout rhéteur que tu es.
LA MÔLE.
Coconnas, je te l’ai dit, et je te le répète, je ne te force pas le moins du monde à me seconder dans celle aventure, où m’entraine un sentiment particulier que tu ne partages point, que tu ne peux partager.
COCONNAS.
Eh ! mordi ! qui donc prétend que tu me forces ? D’abord, je ne sache point un homme qui puisse forcer Coconnas à faire ce qu’il ne vent pas faire... Mais crois-tu que je te laisserai aller sans te suivre, surtout quand je vois que tu vas au diable ?
LA MÔLE.
Annibal, Annibal, je crois que je vois là-bas sa blanche baquenée... Oh ! c’est étrange, comme, rien que de penser qu’elle vient, le cœur me bat.
COCONNAS.
Eh bien, il ne me bat pas du tout, à moi... c’est drôle.
LA MÔLE.
Ce n’était pas elle... je me trompais... Qu’est-il donc arrivé ?... Il me semble que c’était pour quatre heures.
COCONNAS.
Il est arrivé qu’il n’est point quatre heures, voilà tout... et que nous avons encore le temps de faire un somme, à ce qu’il paraît... Faisons donc un somme.
LA MÔLE.
Annibal, je te le répète... Annibal, je t’en supplie, ne demeure pas un instant de plus ici... Tu es le serviteur de madame de Nevers, comme je suis celui de la reine... Or, madame de Nevers ne vient pas avec nous.
COCONNAS.
Eh ! justement, voilà la différence qu’il y a entre nous deux, la Môle, et qui fait que je suis meilleur ou plus mauvais que toi... les moralistes décideront... j’aime mieux mon ami que ma maîtresse, tandis que, toi, tu aimes mieux ta maîtresse que ton ami.
LA MÔLE.
Oh ! moi, Coconnas, ce n’est pas de l’amour que j’ai pour madame Marguerite ; c’est du délire, de la folie, de la religion... J’aimerais mieux mourir pour elle que vivre sans elle... Je pense à elle incessamment ; j’y pense le jour, j’y pense la nuit, j’y pense quand je veille, j’y pense quand je dors.
COCONNAS.
Eh bien, moi, quand je dors, je ne pense à rien ; aussi, pour ne pensera rien, je vais dormir. Bonjour, la Môle ! quand il sera l’heure d’agir, tu m’éveilleras...
Il se couche ; mais, au moment de poser la tête à terre, il s’arrête.
Oh ! oh !
LA MÔLE.
Qu’y a-t-il donc ?
COCONNAS.
Cette fois, je ne me trompe pas, j’entends quelque chose...
LA MÔLE.
C’est singulier ; moi, j’ai beau écouler, je n’entends rien.
COCONNAS.
Tu n’entends rien ?
LA MÔLE.
Non.
COCONNAS.
Eh bien, regarde ce daim.
LA MÔLE.
Où ?...
COCONNAS.
Là-bas...
LA MÔLE.
Il mange.
COCONNAS.
Il écoute.
LA MÔLE.
Je crois que tu as raison, car le voilà qui s’enfuit.
COCONNAS.
Donc, puisqu’il s’enfuit, c’est qu’il entend ce que tu n’entends pas.
LA MÔLE.
En effet, le galop d’un cheval... Alerte !... alerte !...
Marguerite passe au fond du théâtre, au galop, sur un cheval blanc, en faisant un signe.
La reine !... la reine !...
COCONNAS.
Que veut dire cela ?... Elle passe en faisant un signe, et voilà tout.
LA MÔLE.
Ce signe veut dire : « Je suis à vous tout à l’heure ! »
COCONNAS.
Ce signe veut dire : « Partez ! il est temps. »
LA MÔLE.
Ce geste signifie : « Attendez-moi. »
COCONNAS.
Ce geste signifie : « Sauvez-vous ! »
LA MÔLE.
Eh bien, agissons chacun selon notre conviction. Pars... Je resterai.
COCONNAS.
Niais !
Il se rassied.
LA MÔLE.
M. de Mouy !... De Mouy fuyant !...
COCONNAS.
Tu vois bien qu’on se sauve, puisque M. de Mouy est en fuite !
DE MOUY, passant au galop.
Eh ! vite ! eh ! vite !... tout est perdu !... En route ! en route ! ceux qui sont venus ici peur M. d’Alençon, en route !
LA MÔLE.
Et la reine... la reine ?
De Mouy disparaît sans répondre.
COCONNAS, courant à son cheval.
Mon ami, je répéterai ce qu’a dit M. de Mouy, car M. de Mouy est un homme qui parle bien... Corne de bœuf ! comme dit le roi Charles, quand on conspire mal, il faut se bien sauver... Mon cheval !...
Un Palefrenier amène le cheval.
En selle, la Môle, en selle !
LA MÔLE.
Eh bien, voyons, à cheval, puisque tu le veux ; mais c’est pour la chercher, du moins ?
COCONNAS, à cheval.
C’est bien heureux !
UN LIEUTENANT.
Halte-là ! messieurs...
On aperçoit à travers les arbres une vingtaine de Chevau-légers.
COCONNAS.
Que t’avais-je dit ?
LA MÔLE.
Ah !
COCONNAS.
Rien n’est encore perdu... Écoute et imite-moi...
Aux Chevau-légers.
Un instant, un instant, messieurs ! qu’y a-t-il ?
LE LIEUTENANT.
Il y a qu’il faut vous rendre.
COCONNAS, mettant pied à terre.
Messieurs, nous nous rendons.
Les Chevau-légers entourent Coconnas et la Môle.
Mais, d’abord, pourquoi faut-il que nous nous rendions ?
LE LIEUTENANT.
Vous le demanderez au roi de Navarre.
COCONNAS.
Quel crime avons-nous commis ?
LE LIEUTENANT.
M. d’Alençon vous le dira... Messieurs, le roi !
Scène II
COCONNAS, LA MÔLE, LE ROI, LE DUC D’ALENÇON, SUITE
LE ROI.
Allons, allons, j’ai hâte de rentrer au Louvre... Vous dites que tous nos parpaillots sont dans ce pavillon ?
LE DUC.
Oui, sire.
LE ROI.
Sus ! sus ! qu’on nous les tire du terrier... C’est aujourd’hui saint Blaise, cousin de saint Barthélémy.
LE DUC.
Ouvrez les portes !
On ouvre les portes, et une vingtaine de Huguenots sortent.
LE ROI.
Très bien... Je vois des huguenots à foison, je ne dis pas le contraire ; mais je ne vois ni Henri ni Marguerite... Vous me les avez cependant promis, d’Alençon.
LE DUC.
Alors, sire, c’est qu’ils se sont enfuis.
MADAME DE NEVERS.
Enfuis ?... Non pas, sire ; car les voici qui viennent !...
LE ROI.
Et qui viennent comme deux amoureux !... Ici, Henriot... ici...
Scène III
COCONNAS, LA MÔLE, LE ROI, LE DUC D’ALENÇON, SUITE, HENRI, MARGUERITE
HENRI.
Votre Majesté m’appelle ?
LE ROI.
Oui.
HENRI.
Me voici à vos ordres, sire !
LE ROI, à Marguerite.
Et vous ?
MARGUERITE.
Et moi aussi, mon frère.
LE ROI.
D’où venez-vous, monsieur ?
HENRI.
Mais de la chasse, sire !
LE ROI.
La chasse était au bord de la rivière, et non dans la forêt... et M. d’Alençon vous a vus piquer tous deux vers la forêt...
HENRI.
Mon faucon s’est emporté sur un faisan, et, comme je suis un mauvais chasseur... au vol, voyant que je ne le pouvais rappeler, j’ai pris le parti de le suivre.
À part.
Ah ! tu nous as vus !... attends !...
LE ROI.
Et où est le faisan ?
HENRI.
Le voici, sire... Un coq magnifique.
LE ROI.
Et, ce faisan pris, pourquoi ne nous avez-vous pas rejoints ?...
HENRI.
Parce qu’au moment de vous rejoindre, sire, nous avons vu Votre Majesté remontant de ce côté... Alors, nous nous sommes mis à galoper sur vos traces ; car, étant de la chasse de Votre Majesté, nous n’avons pas voulu la perdre.
LE ROI, montrant les Huguenots.
Et tous ces gentilshommes, on étaient-ils aussi, de ma chasse ?
HENRI.
Quels gentilshommes ?
LE ROI.
Eh ! vos huguenots, pardieu !... Dans tous les cas, si quelqu’un les a invités, ce n’est pas moi.
HENRI.
Non, sire ; mais c’est peut-être M. d’Alençon.
LE DUC.
Moi ?
HENRI.
Sans doute ; n’y avait-il pas quelque chose entre M. de Mouy et vous... comme une promesse de votre part d’accepter le trône de Navarre, auquel j’avais renoncé, moi ?...
LE ROI.
D’accepter le trône de Navarre ?... Vous acceptiez le trône de Navarre, d’Alençon ?
LE DUC.
Sire !...
HENRI.
Demandez à tous ces messieurs... Pourquoi étiez-vous ici, messieurs ?... J’en appelle à votre honneur... Était-ce pour M. le duc d’Alençon ?
UN HUGUENOT.
Ce n’était pas pour vous, puisque vous avez refusé ce trône, que vous proposait M. de Mouy.
HENRI.
Vous entendez, sire !
LE ROI.
Çà, est-ce la vérité, messieurs ?
TOUS.
Oui, sire, c’est la vérité.
LE ROI.
Vous étiez donc ici pour M. le duc d’Alençon ?
LE HUGUENOT.
Oui, sire ; M. d’Alençon devait fuir, et nous devions lui faire escorte.
LE DUC.
Ils mentent !... ils mentent !
LE ROI.
Ah ! je voudrais bien cependant, une fois dans ma vie, savoir à quoi m’en tenir.
HENRI.
De Mouy est-il parmi les prisonniers ? Sire, appelez M. de Mouy ; il vous dira que cette fuite était arrêtée avec M. d’Alençon ; qu’hier, il est venu m’offrir de la partager.
LE ROI.
Où est M. de Mouy ?... M. de Mouy est-il parmi les prisonniers ?
DE NANCEY.
Non, sire ; il s’est sauvé, à ce qu’il paraît...
LE ROI, apercevant la Môle et Coconnas.
Mais voici deux autres prisonniers... Interrogeons-les... Venez ici, messieurs.
Coconnas et la Môle s’approchent ; la Môle s’incline, Coconnas salue gracieusement.
À qui êtes-vous, messieurs ?
COCONNAS.
À nous-mêmes, sire.
LE ROI.
Vous n’appartenez à personne ?
COCONNAS.
Non, sire.
LE ROI.
Que faisiez-vous quand on vous a arrêtés ?
COCONNAS.
Nous devisions de faits de guerre et d’amour.
LE ROI.
À cheval, armés jusqu’aux dents, prêts à fuir ?
COCONNAS.
Pardon, sire, Votre Majesté est mal renseignée : nous étions couchés sous l’ombre d’un hêtre... sub tegmine fagi, comme dit mon ami de la Môle.
LE ROI.
Qu’avez-vous vu ?...
COCONNAS.
Nous avons vu des gens qui fuyaient.
LE ROI.
Qu’avez-vous entendu ?
COCONNAS.
Nous avons entendu M. de Mouy qui criait : « Tout est perdu !... En roule, ceux qui sont à M. d’Alençon... en route ! »
LE ROI.
Il criait cela ?...
COCONNAS.
Sire, Votre Majesté ne suppose pas qu’un gentilhomme puisse mentir.
LE ROI.
Et, malgré cet avertissement, vous n’avez pas fui ?...
COCONNAS.
Nous n’avions aucune raison de fuir, sire : nous n’étions pas à M. d’Alençon.
LE DUC.
Ils n’ont pas fui parce que leurs chevaux étaient loin.
COCONNAS.
J’en demande pardon à Votre Altesse, monseigneur... Nous tenions nos chevaux par la bride... et même, j’étais déjà à cheval quand ces messieurs ont paru ; et alors, j’ai mis pied à terre... N’est-ce pas, messieurs, que nous pouvions fuir, et que nous n’avons pas voulu ?
LE LIEUTENANT.
C’est vrai !
MADAME DE NEVERS.
Cher Annibal, va... que je t’aime !
LE DUC.
Mais ces chevaux de main, mais ces mutes, mais les coffres dont elles sont chargées ?
COCONNAS.
Cela ne nous regarde point, monseigneur... Est-ce que nous sommes des valets d’écurie ?... Faites chercher le palefrenier qui les gardait, et il répondra.
LE DUC, furieux.
Le palefrenier a disparu.
COCONNAS.
Alors, c’est qu’il aura pris peur... Que voulez-vous, monseigneur ! on ne peut pas demander à un manant d’avoir le calme d’un gentilhomme.
LE ROI.
Bien, bien !... nous verrons tout cela. Henri, votre parole de ne pas fuir ?
HENRI.
Je vous la donne, sire.
LE ROI.
Retournez à Paris, et prenez les arrêts dans votre chambre... Vos épées, messieurs.
Coconnas et la Môle donnent leurs épées.
Maintenant, partons !
Il chancelle.
MARGUERITE.
Qu’avez-vous, mon frère ?... qu’éprouvez-vous ? Voilà déjà deux fois, depuis le commencement de la chasse...
LE ROI.
Oh ! j’éprouve... j’éprouve ce que dut éprouver Porcie quand elle eut avalé des charbons ardents... Mon cheval ! mon cheval !
HENRI, à Marguerite.
Qu’y a-t-il encore de nouveau ?
MARGUERITE.
Je l’ignore... mais rien de bon, certes.
LE ROI.
Mes jambes vacillent... je n’y vois plus... Miséricorde ! je brûle... je brûle... À moi, messieurs, à moi !
HENRI.
Le roi se trouve mal, messieurs... Un brancard, une litière pour reporter le roi à Paris.
MARGUERITE.
Eh bien, mon frère ?
LE ROI.
Cela va un peu mieux... À Paris, messieurs, à Paris !
La suite du Roi s’éloigne à travers la forêt.
MARGUERITE, à la Môle en partant.
Mê déidé !
COCONNAS.
Que t’a-t-elle dit ?
LA MÔLE.
Deux mots grecs, qui signifient : Ne crains rien.
COCONNAS.
Tant pis, la Môle, tant pis !... cela veut dire qu’il ne fait pas bon ici pour nous... Toutes les fois que ce mot-là m’a été adressé en manière d’encouragement, j’ai reçu, à l’instant même, ou une balle quelque part, ou un coup d’épée dans le corps, ou un pot de fleurs sur la fête... Ne crains rien, soit en grec, soit en latin, soit en français, a toujours signifié pour moi : « Gare là-dessous ! »
LE LIEUTENANT.
En route, messieurs !
COCONNAS.
Et où nous mène-t-on, s’il vous plaît ?
LE LIEUTENANT.
À Vincennes, je crois.
COCONNAS.
J’aimerais mieux aller ailleurs ; mais on ne va pas toujours où l’on veut... Viens, la Môle.
ACTE IV
Dixième Tableau
Le cabinet des armes da Roi, au Louvre.
Scène première
LE ROI, DE NANCEY
Le Roi outre soutenu par son Capitaine des gardes, et va s’asseoir sur des coussins.
LE ROI.
Qu’on prévienne maître Ambroise Paré que je me suis trouvé indisposé à la chasse, et que je le mande à l’instant même au Louvre. Puis que l’on dise à Henri que je veux lui parler... Allez !...
On sort. Il retombe sur les coussins.
Scène II
LE ROI, HENRI
HENRI.
Sire, vous m’avez fait demander ?
CHARLES, faisant signe de la tête et lui tendant la main.
Oui.
HENRI, refusant sa main.
Sire, vous oubliez que je ne suis plus votre frère... que je suis votre prisonnier.
LE ROI.
C’est vrai... Mais je me souviens aussi qu’en approchant de la litière, vous m’avez promis, quand nous serions seuls, de me répondre franchement.
HENRI.
Je suis prêt à tenir cette promesse... Interrogez-moi, sire.
LE ROI, versant de l’eau froide dans sa main, et posant sa main sur son front.
Qu’y a-t-il de vrai dans l’accusation du duc d’Alençon ?... Dites...
HENRI.
Tout, s’il m’a accusé de vouloir fuir seulement.
LE ROI.
Vous avouez que vous vouliez fuir ?
HENRI.
Le plus loin qu’il m’eût été possible.
LE ROI.
Et pourquoi fuir ?... êtes-vous mécontent de moi, Henri ?
HENRI.
Non, sire... et Dieu, qui lit dans mon cœur, voit, au contraire, quelle profonde affection je porte à mon frère et à mon roi... Aussi n’est-ce ni mon frire ni mon roi que je fuyais.
LE ROI.
Et qui donc fuyiez-vous ?
HENRI.
Je fuyais ceux qui me détestent... Votre Majesté me permet-elle de lui parler ici à cœur ouvert ?
LE ROI.
Parle ! qui te déteste ici ?
HENRI.
Ceux qui me détestent ici, c’est M. d’Alençon et la reine mère.
LE ROI.
Et tu crois que cette haine... ?
HENRI.
Est une haine mortelle ; oui, je le crois.
LE ROI.
Les preuves !
HENRI.
Que Votre Majesté se rappelle la Saint-Barthélémy, à laquelle je n’ai échappé que par un miracle.
LE ROI.
Oui, oui, Henriot, tu dis vrai... Et crois-tu que ceux qui t’en veulent ne se sont point lassés en voyant que je ne t’en voulais pas, moi ?
HENRI.
Sire, je m’étonne tous les soirs de me trouver encore vivant.
LE ROI, avec mélancolie.
C’est parce qu’ils savent que je t’aime au fond, Henri, qu’ils veulent te tuer... Mais, sois tranquille, ils seront punis de leur mauvais vouloir... Je veille sur toi, Henri, et malheur à ceux qui renouvelleraient de pareilles tentatives !... Henri, tu es libre.
HENRI.
Libre de quitter Paris, sire ?
LE ROI.
Non pas... Tu s.iis bien qu’il m’est impossible de me passer de toi... Tiens, Henri, je te le répète, j’ai de l’affection pour toi ; quoi qu’ils aient pu dire et faire, et quoi que j’aie fait et dit moi-même, je veux que tu restes, car je désire avoir quelqu’un qui m’aime... et, Dieu me pardonne, je crois qu’il n’y a au monde que toi et Actéon...
Il cherche.
Où diable est donc Actéon ?... Donne-moi un verre d’eau, Henri... Je brûle !
HENRI.
Eh bien, sire, si Votre Majesté me garde près d’elle, je la prie de m’accorder une grâce.
Il lui donne un verre d’eau.
LE ROI, prenant le verre.
Laquelle ?... Va !... j’écoute.
Il boit.
HENRI.
C’est de me garder près d’elle, non point à titre d’ami, mais à titre de prisonnier.
LE ROI, après avoir vidé son verre.
Comment, de prisonnier ?
HENRI, lui reprenant le verre.
Sans doute ! Votre Majesté ne voit-elle pas que c’est son amitié qui me perd ?
LE ROI.
Et tu aimes mieux ma haine ?...
HENRI.
Une haine apparente... oui, sire, car cette haine me sauvera... Tant qu’on me croira dans la disgrâce de Votre Majesté, on aura moins de hâte de me voir mort.
LE ROI.
Henri, je ne sais pas ce que tu désires... Henriot, je ne sais pas quel est ton but ; mais, si tes désirs ne s’accomplissent point, si tu manques le but que tu te proposes, je serai bien étonné.
HENRI.
Je puis donc compter sur la sévérité du roi ?
LE ROI.
Oui.
HENRI.
Eh bien, en ce cas, sire, recommandez-moi à votre capitaine des gardes comme un homme à qui votre colère ne donne pas huit jours à vivre... C’est le moyen que je vous aime longtemps.
LE ROI.
Monsieur de Nancey !...
Le Capitaine des gardes entre.
Monsieur de Nancey, je remets le plus grand coupable du royaume entre vos mains... Vous m’en répondez sur votre tête...
Bas.
Est-ce cela, Henriot ?...
HENRI, bas.
Merci, sire !
Il s’incline humblement et sort.
Scène III
LE ROI, seul
Il a raison, cent fois raison. Mais que diable est donc devenu mon chien !...Actéon !... Actéon !... Ah ! le voici sous cette table... Holà ! Actéon... holà !... viens ici... viens !... Ah çà ! mais qu’a-t-il donc ?...
Il va au chien.
Mort... roide, froid... et couché sur un manteau à moi... Pauvre bête ! il aura voulu mourir sur cet objet qui lui rappelait un ami... Mort !... mais mort de quoi ?... Ce matin, il se portait à merveille... Il m’a suivi chez ma mère, et est revenu ici, rapportant mon livre... Voyons donc cela...
Il s’agenouille devant le chien.
L’œil vitreux... la langue rouge... Oh ! voilà une étrange maladie... Qu’a-t-il donc encore dans la gueule ?... Du papier... Près de ce papier, l’enflure est plus violente... la peau est rongée comme par du vitriol...
Il déploie le morceau de papier.
Qu’est-ce que cela ? Un fragment de mon livre de chasse... Le livre était-il donc empoisonné, par hasard ?... Mille démons ! et moi qui ai touché chaque page de mon doigt... et qui, à chaque page, ai porté mon doigt à ma bouche pour le mouiller... Ces vertiges, ces douleurs, ces vomissements... Je suis mort !... Monsieur de Nancey !... monsieur de Nancey !...
Scène IV
LE ROI, DE NANCEY
LE ROI.
Que l’on coure à l’instant même au pont Saint-Michel !... Qu’on amène maître René le Florentin, entendez-vous !... De gré ou de force, qu’on l’amène... Il faut que, dans dix minutes, il soit ici.
DE NANCEY.
Sire, cela tombe à merveille, il vient d’entrer chez la reine mère.
LE ROI.
Que l’on guette sa sortie, et qu’on le conduise ici.
M. de Nancey sort.
Oh ! quand je devrais faire donner la torture à tout le monde, je saurai d’où vient ce livre.
DE NANCEY.
Voici maître René, sire ; je l’ai rencontré dans le corridor.
LE ROI.
Faites entrer...
Scène V
LE ROI, RENÉ
LE ROI.
Entrez ! entrez ! Fermez la porte sur nous, monsieur de Nancey.
RENÉ, tremblant.
Votre Majesté m’a fait demander ?...
LE ROI.
Oui. Vous êtes habile chimiste, n’est-ce pas ?
RENÉ.
Sire !...
LE ROI.
Et vous en savez plus sur certaines matières que les plus habiles médecins.
RENÉ.
Votre Majesté exagère...
LE ROI.
Non, ma mère me l’a dit... D’ailleurs, j’ai confiance en vous, et j’ai mieux aimé vous consulter, vous, qu’un autre... Tenez, regardez le cadavre de ce chien, et dites-moi de quoi il est mort.
RENÉ, examinant la gueule de l’animal.
Voilà de bien tristes symptômes, sire.
LE ROI.
Oui, ce chien est mort empoisonné, n’est-ce pas ?
RENÉ.
Je le crains.
LE ROI.
Et pourriez-vous acquérir la certitude qu’il a été empoisonné ?
RENÉ.
Je n’ai pas besoin de l’acquérir, je l’ai... Voyez ces rougeurs, sire ; voyez ces pustules... Je dirais presque quel poison lui a été donné...
LE ROI.
Quel poison ?
RENÉ.
Un poison minéral, selon toute probabilité.
LE ROI.
Oh !... Et qu’éprouverait un homme qui aurait, par mégarde, avalé de ce même poison ?
RENÉ.
Une grande lourdeur de tête, des brûlures intérieures, des douleurs d’entrailles, des vomissements.
LE ROI.
C’est bien cela... Et aurait-il soif ?
RENÉ.
Une soif inextinguible.
LE ROI.
C’est bien cela !... c’est bien cela !...
Il se verse un verre d’eau et boit.
RENÉ.
Mais à quel propos toutes ces questions, sire ?...
LE ROI.
Peu vous importe... Répondez-moi, voilà tout. Et quel est le contrepoison ?...
RENÉ.
Il faudrait d’abord être sûr...
LE ROI.
Vous avez dit que c’était un poison minéral...
RENÉ.
Oui ; mais il y a plusieurs poisons minéraux... Votre Majesté a-t-elle quelque idée de la façon dont ce chien a été empoisonné ?
LE ROI.
Il a mangé une feuille d’un livre.
RENÉ.
D’un livre ?
LE ROI.
Oui.
RENÉ.
Et Votre Majesté a-t-elle ce livre ?
LE ROI.
Le voici !
Il montre le livre à René.
RENÉ, reculant.
Mon Dieu !
LE ROI.
Ah ! tenez, celle-ci !
Il montre une feuille déchirée par la moitié.
RENÉ.
Permettez que j’en déchire une autre, sire.
LE ROI.
La même... la même, ce sera mieux.
Il déchire ce qui reste de la feuille et le donne à René.
RENÉ approche la feuille de la bougie et la brûle.
Il a été empoisonné avec une mixture d’arsenic.
LE ROI.
À quoi reconnaissez-vous cela ?
RENÉ.
À l’odeur de cette feuille.
LE ROI.
Vous en êtes sûr ?
RENÉ.
Comme si j’avais moi-même préparé cette mixture.
LE ROI.
Et le contrepoison ?...
René secoue la tête.
Comment ! vous n’en connaissez pas ?
RENÉ.
Sire, c’est un poison terrible.
LE ROI.
Il ne tue pas tout de suite, cependant ?
RENÉ.
Non ; mais il tue sûrement ; peu importe le temps que l’on met à mourir.
LE ROI.
Pourvu qu’on meure, n’est-ce pas ?... C’est même quelquefois un calcul, je le sais... Maintenant, vous connaissez ce livre ?
RENÉ.
Moi ?
LE ROI.
Vous le connaissez... Tout à l’heure, en le voyant, vous avez reculé d’effroi.
RENÉ.
Sire, je vous jure...
LE ROI.
René, écoutez bien ceci... Vous avez empoisonné la reine de Navarre avec des gants ; vous avez empoisonné le prince de Porcian avec la fumée d’une lampe ; vous avez tenté d’empoisonner M. de Condé avec une pomme de senteur... René, je vous ferai enlever la chair lambeau par lambeau, avec une tenaille rougie, si vous ne me dites pas à qui appartient ce livre.
RENÉ.
Et, si je dis la vérité, sire, qui me garantit que je ne serai pas encore puni plus cruellement que si je me tais ?
LE ROI.
Moi !
RENÉ.
M’en donnez-vous votre parole royale ?
LE ROI.
Foi de gentilhomme, vous aurez la vie sauve.
RENÉ.
Sire, ce livre m’appartient.
LE ROI.
À vous ?
RENÉ.
Oui, à moi !
LE ROI.
Et comment est-il sorti de vos mains ?
RENÉ.
C’est la reine mère qui l’a pris chez moi.
LE ROI.
Et, quand elle l’a pris, était-il empoisonné ?
RENÉ.
Non.
LE ROI.
Mais dans quel but l’a-t-elle pris ? Vous devez le savoir.
RENÉ.
Dans le but de le faire porter au roi de Navarre, qui avait demandé au duc d’Alençon un livre de ce genre pour étudier la chasse au vol.
LE ROI.
Oh ! c’est cela, je comprends tout... Je tiens tout, maintenant... Ce livre était entre les mains de Henri ; il y a une destinée, et je la subis.
Charles tousse, pousse deux ou trois cris de douleur et tombe sur les coussins.
RENÉ.
Qu’avez-vous, sire ?
LE ROI.
Rien ! seulement, donnez-moi à boire, René ; je brûle !
RENÉ.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que se passe-t-il donc ?
LE ROI.
Maintenant, prenez cette plume, et écrivez sur ce livre...
RENÉ.
Que faut-il que j’écrive ?
LE ROI.
Ce que je vais vous dicter... « Ce manuel de chasse a été donné par moi à la reine mère Catherine de Médicis. Signé : René. »
RENÉ.
Vous m’avez promis la vie sauve.
LE ROI.
Et je tiendrai parole ; mais...
Il pose le doigt sur ses lèvres.
RENÉ.
Oh ! sire, par ce qu’il y a de plus sacré...
LE ROI.
Maintenant, il n’y a pas de contrepoison, vous l’avez dit ; mais enfin... vous ne hisseriez cependant pas mourir votre père ou votre frère s’il était empoisonné comme l’a été ce chien... sans lui donner quelque chose... Que lui donneriez-vous ?
René s’incline sans répondre. Avec désespoir.
Rien !
DE NANCEY, ouvrant la porte.
Sire, la reine mère !
LE ROI.
Il ne faut pas qu’elle vous voie ici... Par ce corridor... allez !...
Il montre à René une sortie que celui-ci s’empresse de prendre.
Ah ! la reine mère... Je suis curieux de savoir ce qu’elle vient me dire... Cachons ce livre.
Il cache le livre.
Scène VI
LE ROI, CATHERINE
CATHERINE.
J’ai appris, mon fils, qu’à votre retour de la chasse, vous vous étiez trouvé indisposé...
LE ROI.
On vous a mal renseignée, madame... C’est dès ce matin que ce mal m’a pris.
CATHERINE.
Et je crois que j’apporte à Votre Majesté le remède qui doit guérir son corps et son esprit.
LE ROI, bas.
Mille diables ! trouverait-elle que je ne meurs pas assez vite ?...
Haut.
Et où est ce remède, madame ? J’avoue qu’en ce moment surtout j’en ai grand besoin.
CATHERINE.
Il est dans le mal même.
LE ROI.
Et où est le mal ?
CATHERINE.
Écoutez, mon fils. Avez-vous entendu dire parfois qu’il est des ennemis secrets dont la haine ou l’ambition assassine à distance ?
LE ROI.
Par le fer... ou par le poison, madame ?
CATHERINE.
Non ; par des moyens bien autrement sûrs, bien autrement terribles.
LE ROI.
Expliquez-vous.
CATHERINE.
Avez-vous foi aux pratiques de la cabale et de la magie ?
LE ROI, riant.
Beaucoup.
CATHERINE.
Eh bien, de là viennent vos souffrances... Un ennemi de Votre Majesté, qui n’eût point osé vous attaquer en face, a conspiré dans l’ombre... Devinez-vous de qui je parle ?
LE ROI.
Ma foi ! non, madame.
CATHERINE.
Cherchez bien, et rappelez-vous certains projets d’évasion qui devaient assurer l’impunité au meurtrier.
LE ROI.
Au meurtrier, dites-vous ?... On a donc essayé de me tuer, ma mère ?
CATHERINE.
Oui, mon fils... Vous en doutez, peut-être ; mais, moi, j’en ai acquis la certitude.
LE ROI.
Je ne doute jamais de ce que vous me dites, madame... Et comment a-t-on essayé de me tuer ?... Voyons !
CATHERINE, tirant de dessous son manteau une petite figure de cire.
Tenez !
LE ROI.
Qu’est-ce que cette petite statuette, madame ?
CATHERINE.
Voyez ce qu’elle a sur la tête.
LE ROI.
Une couronne royale !
CATHERINE.
Sur les épaules...
LE ROI.
Un manteau royal !
CATHERINE.
Et au cœur...
LE ROI.
Une aiguille !
CATHERINE.
Eh bien, sire, vous reconnaissez-vous ?
LE ROI.
Moi ?...
CATHERINE.
Oui ; vous avez votre manteau et votre couronne.
LE ROI.
Eh bien ?
CATHERINE.
Eh bien, sire, cette figure a été trouvée, pendant la chasse au logis...
LE ROI.
Du roi de Navarre ?
CATHERINE.
Non, mais de M. de la Môle, son instrument.
LE ROI.
Ah ! cette figure était au logis de M. de la Môle ?
CATHERINE.
Voyez quelle lettre est écrite sur l’étiquette que porte cette aiguille...
LE ROI.
Une M...
CATHERINE.
C’est-à-dire mort... Sire, c’est la formule magique ; l’invocateur écrit ainsi son vœu sur la plaie même qu’il creuse...
LE ROI.
Ainsi, à votre avis, c’est M. de la Môle qui en veut à me jours ?
CATHERINE.
Oui, comme le poignard en vent au cœur ; mais, derrière le poignard, il y a le bras qui le pousse.
LE ROI.
Eh bien, oui, voilà la cause, je le reconnais, ma mère... Mais, maintenant, que faire ? Dites... Je suis fort ignorant en magie, moi...
CATHERINE.
La mort de l’envoûteur rompt le charme : que le coupable meure, et le charme cessera.
LE ROI.
Vous êtes sûre de ce que vous avancez, madame ?
CATHERINE.
J’en suis certaine !
LE ROI.
Alors, maintenant que je sais qui punir, tout ira bien.
CATHERINE.
Oui, pourvu que vous punissiez.
LE ROI.
Voyez donc comme cela tombe, madame ! M. de la Môle est déjà arrêté.
CATHERINE.
J’ai dit que M. de la Môle était l’instrument... l’instrument seulement, vous comprenez bien ?
LE ROI.
Eh bien, nous commencerons par M. de la Môle, ma mère... Toutes ces crises dont je suis atteint peuvent faire naître autour de nous de dangereux soupçons... Peut-être les méchants diraient-ils que je suis empoisonné...
CATHERINE.
Oh !
LE ROI.
On l’a bien dit de mon frère François II ; il est donc urgent, comme vous dites, que la lumière se fasse, et qu’à l’éclat que jettera cette lumière, la vérité se découvre.
CATHERINE.
Ainsi M. de la Môle... ?
LE ROI.
Me va admirablement comme coupable, madame... Commençons donc par lui d’abord... et si, comme vous le dites, le roi de Navarre est son complice, il parlera.
CATHERINE, bas.
Oui, et, s’il ne parle pas, on le fera parler.
Haut.
Sire, vous permettez donc que l’instruction commence ?
LE ROI.
Comment donc ! je le désire, madame, et le plus tôt sera le mieux.
CATHERINE.
Mon fils, vous vous souviendrez, j’espère, que c’est moi...
LE ROI.
Je n’oublie jamais rien, madame, soyez tranquille.
MARGUERITE, soulevant la portière, à demi-voix.
Charles !... Charles !
LE ROI, mettant un doigt sur sa bouche.
Chut !... Adieu, madame.
CATHERINE.
Au revoir, mon fils... Alors vous me donnez tous pouvoirs pour poursuivre cette affaire ?...
LE ROI.
Je vous les donne, madame, et de grand cœur.
Elle sort.
Scène VII
LE ROI, MARGUERITE
MARGUERITE, se précipitant vers le Roi.
Ah ! sire, vous savez bien qu’elle ment, n’est-ce pas ?
LE ROI.
Qui, elle ?
MARGUERITE.
Écoutez, Charles : c’est terrible d’accuser sa mère, mais je me suis doutée qu’elle venait près de vous pour les poursuivre encore... et je l’ai suivie... Oh ! sur ma vie, sur la vôtre, sur noire âme à tous deux, je vous dis qu’elle ment.
LE ROI.
Les poursuivre ?... Qui poursuit-elle ?
MARGUERITE.
Henri... votre Henriot d’abord, qui vous aime et qui vous est dévoué plus que personne au monde.
LE ROI.
Tu le crois, Margot ?
MARGUERITE.
Oh ! sire, j’en suis sûre.
LE ROI.
Eh bien, moi aussi.
MARGUERITE.
Alors, si vous en êtes sûr, mon frère, pourquoi l’avez-vous fait arrêter et conduire à Vincennes ?...
LE ROI.
Parce qu’il me l’a demandé lui-même.
MARGUERITE.
Il vous l’a demandé ?
LE ROI.
Oui, il a de singulières idées, Henri, et l’une de ces idées-là, c’est qu’il est plus en sûreté dans ma disgrâce que dans ma faveur.
MARGUERITE.
Oh ! je comprends... Et il est en sûreté, alors ?
LE ROI.
Oui.
MARGUERITE.
Merci, mon frère ; voilà pour Henri... Mais...
LE ROI.
Mais quoi ?
MARGUERITE.
Mais il y a une autre personne à laquelle j’ai tort de m’intéresser peut-être... mais à laquelle je m’intéresse, enfin.
LE ROI.
Et quelle est cette personne ?
MARGUERITE.
Sire, épargnez-moi... À peine si j’oserais la nommer à mon frère... et je n’ose la nommer à mon roi...
LE ROI.
M. de la Môle, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Sire, il n’est point coupable, je vous le jure.
LE ROI.
N’as-tu donc pas entendu ce qu’a dit notre bonne mère, pauvre Margot ?
MARGUERITE.
Oh ! je vous ai déjà supplié de ne pas la croire, mon frère ; je vous ai déjà affirmé qu’elle mentait.
LE ROI.
Mais tu ne sais peut-être pas qu’on a trouvé une figure de cire chez M. de la Môle ?
MARGUERITE.
Si fait, mon frère, je le sais.
LE ROI.
Que cette figure est percée au cœur par une aiguille, et que l’aiguille qui la blesse ainsi porte une petite bannière avec une M.
MARGUERITE.
Je le sais encore.
LE ROI.
Que cette figure a un manteau royal sur les épaules et une couronne royale sur la tête.
MARGUERITE.
Je sais tout cela.
LE ROI.
Eh bien, qu’avez-vous à dire ?
MARGUERITE.
J’ai à dire que cette petite figure est la représentation d’une femme, et non celle d’un homme.
LE ROI.
Et cette aiguille qui lui perce le cœur ?...
MARGUERITE.
C’était le charme pour se faire aimer de cette femme, et non un maléfice pour faire mourir un homme.
LE ROI.
Mais cette lettre M ?
MARGUERITE.
Elle ne veut pas dire mort, comme l’a dit la reine mère ; elle veut dire... Oh ! mon frère, pardonnez-moi...
Elle tombe à genoux.
Elle veut dire Marguerite.
LE ROI.
Silence, ma sœur !... car, de même que vous avez entendu, vous, on pourrait vous entendre à votre tour.
MARGUERITE, relevant la tête.
Oh ! que m’importe !... et que le monde entier n’est-il là pour m’écouter !... devant le monde entier, je déclarerais qu’il est infâme d’abuser de l’amour d’un gentilhomme pour souiller sa réputation d’un soupçon d’assassinat.
LE ROI.
Margot !... si je te disais que je sais aussi bien que toi ce qui est et ce qui n’est pas ?...
MARGUERITE.
Mon frère !...
LE ROI.
Si je te disais que M. de la Môle est innocent ?
MARGUERITE.
Vous le savez ?...
LE ROI.
Si je te disais que je connais le vrai coupable ?
MARGUERITE.
Grand Dieu !... le vrai coupable !... Mais il y a donc eu un crime commis ?
LE ROI.
Volontaire ou involontaire... oui, il y a eu un crime commis.
MARGUERITE.
Sur vous ?...
LE ROI.
Sur moi.
MARGUERITE.
Oh ! non, cela n’est pas.
LE ROI.
Regarde-moi, Marguerite.
MARGUERITE.
Pourquoi si pâle, mon frère ?
LE ROI.
Parce que je n’ai pas huit jours à vivre.
MARGUERITE.
Vous, mon frère ?... toi, mon Charles ?...
Le serrant dans ses bras.
Ah !
LE ROI.
Marguerite, je suis empoisonné.
MARGUERITE.
Oh !... Et vous connaissez le coupable ?
LE ROI.
Je le connais.
MARGUERITE.
Ce n’est ni Henri, ni M. de la Môle, vous l’avez dit... Serait-ce... ? Oh ! mon Dieu ! ma voix s’arrête dans ma gorge... ma langue se refuse à prononcer ces noms... Serait-ce M. d’Alençon ?...
LE ROI.
Peut-être...
MARGUERITE.
Ou bien... ou bien serait-ce... ?
Baissant la tête.
Serait-ce notre mère ?... Oh ! mon Dieu !... mon Dieu !... c’est impossible.
LE ROI.
Impossible !... Il est fâcheux que René ne soit pas ici ; il te raconterait mon histoire.
MARGUERITE.
Lui, René ?...
LE ROI.
Oui... Il te dirait, par exemple, qu’une femme, à laquelle il n’ose rien refuser, a été lui demander un livre de chasse enfoui dans sa bibliothèque ; qu’un poison subtil a été verse sur chaque page de ce livre ; que ce poison, destiné à quelqu’un, je ne sais à qui, est tombé, par un caprice du hasard ou par un châtiment du ciel, sur une autre personne que celle à qui il était destiné... Mais, en l’absence de René, tiens, ma sœur, voilà ce livre... et tu peux voir écrit, de la main du Florentin, sur la première page de ce livre, qui contient dans ses feuilles la mort de vingt personnes, tu peux voir que ce livre a été donné par lui à notre mère.
MARGUERITE.
Oh ! à ton tour, silence, Charles !... silence !
LE ROI.
Tu vois donc bien, maintenant, qu’il faut que l’on croie que je meurs par magie.
MARGUERITE.
Mais c’est inique !... mais c’est affreux !... Grâce ! grâce ! mon frère ; vous savez bien qu’il est innocent.
LE ROI.
Oui, je le sais ; mais il faut qu’on le croie coupable ; laisse donc mourir ton amant, pour sauver l’honneur de la maison de France... Je meurs bien pour la même cause, moi... et sans me plaindre, tu le vois.
MARGUERITE.
Ah ! mon frère !... Mais enfin, si vous vous trompiez, si vous ne mouriez pas...
LE ROI.
Je croyais l’avoir dit que le poison avait été préparé par ma mère... Allons, donne-moi ton bras, Marguerite... Je voudrais regagner ma chambre.
LA NOURRICE, entrant virement.
Qu’as-tu donc, mon Chariot ? Tu es pâle, à peine si tu te soutiens... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! madame, qu’est-il arrivé ?
LE ROI.
Il est arrivé que j’ai eu chaud et puis froid... Tu comprends que cela m’a fait mal... Tu garderas ma porte, afin que personne n’entre ; entends-tu, nourrice, personne !
LA NOURRICE.
Mais, si maître Ambroise Paré vient ?... Vous l’avez fait demander, m’a-t-on dit.
LE ROI.
Tu lui diras que je vais mieux... et que je n’ai pas besoin de médecin. À propos, ce pauvre Actéon est mort ; il faudra le faire enterrer dans quelque coin du Louvre... C’était un de mes meilleurs amis... Je lui ferai élever un tombeau... si j’en ai le temps... Adieu, ma sœur.
Il sort avec la Nourrice.
MARGUERITE.
Maintenant, la Môle, à toi, toute à toi !
Elle sort.
Onzième Tableau
Un cachot dans le donjon de Vincennes. Au fond, une large porte dans laquelle est pris un guichet ; portes à droite et à gauche.
Scène première
COCONNAS, seul et frappant le mur
Dis donc, geôlier mon ami, ton poêle est tellement chaud, qu’on étouffe ici... Que diable ! si M. d’Alençon a demandé qu’on nous serve tout rôtis, mettez-nous à la broche, et que cela finisse ; mais, s’il n’a point exigé cela, ouvre, mordi ! ou je brise la porte.
Scène II
COCONNAS, LE GEÔLIER
LE GEÔLIER.
Silence !
COCONNAS.
Comment ! tu ne veux pas que je crie quand je brûle ?... Allons donc ! est-ce que je suis un saint Laurent, moi ?
LE GEÔLIER.
Le gouverneur me suit !
COCONNAS.
Le gouverneur ?... Et que vient-il faire ?
LE GEÔLIER.
Vous visiter.
COCONNAS.
C’est beaucoup d’honneur qu’il m’accorde. Soyez le bienvenu, monsieur le gouverneur.
Scène III
COCONNAS, LE GOUVERNEUR, LE GEÔLIER, GARDES, au fond
LE GOUVERNEUR, entrant, bas, au Geôlier.
Amenez ici l’autre prisonnier.
À Coconnas.
Avez-vous de l’argent, monsieur ?
COCONNAS.
Moi ?
LE GOUVERNEUR.
Oui, vous.
COCONNAS.
J’ai trois écus.
LE GOUVERNEUR.
Des bijoux ?
COCONNAS.
J’ai une bague.
LE GOUVERNEUR.
Voulez-vous permettre que je vous fouille ?
COCONNAS.
Que vous me fouilliez ?
LE GOUVERNEUR.
Oui.
COCONNAS.
Est-ce donc là une proposition à faire à un gentilhomme ?... Mordi ! monsieur, il est bien heureux pour vous que nous soyons en prison tous deux.
LE GOUVERNEUR.
Monsieur, je suis au service du roi...
COCONNAS.
Dites donc, monsieur le gouverneur, mais les honnêtes gens qui dévalisent sur le pont Saint-Michel, eux aussi sont donc au service du roi ?... Je ne savais point cela, et je leur en fais mes excuses ; je les avais pris jusqu’à présent pour des voleurs.
LE GOUVERNEUR, après avoir fouillé Coconnas.
Monsieur, je vous salue.
Scène IV
COCONNAS, LE GOUVERNEUR, LE GEÔLIER, GARDES, LA MÔLE, qui est entré par la porte latérale
LE GOUVERNEUR.
À votre tour, monsieur de la Môle.
LA MÔLE.
Monsieur, il est inutile que vous me fouilliez ; je vais vous remettre tout ce que j’ai sur moi.
LE GOUVERNEUR.
Qu’avez-vous ?
LA MÔLE.
Quatre-vingts écus environ dans cette bourse.
LE GOUVERNEUR.
Donnez... Est-ce tout ?
LA MÔLE.
Puis ces bijoux, cette bague...
LE GOUVERNEUR.
Bien. N’avez-vous rien de plus ?...
LA MÔLE.
Non, monsieur, sur ma parole.
LE GOUVERNEUR.
Et ce cordon que vous portez à votre cou ?
LA MÔLE.
Il soutient un médaillon, monsieur.
LE GOUVERNEUR.
Remettez-le-moi.
LA MÔLE.
Un médaillon sans valeur aucune, je vous le jure.
LE GOUVERNEUR.
N’importe !
LA MÔLE.
Comment ! vous exigez ?
LE GOUVERNEUR.
J’ai ordre de ne vous laisser que vos vêtements, et un médaillon n’est point un vêtement.
LA MÔLE.
C’est bien, monsieur, vous allez avoir ce que vous demandez.
Il détache le médaillon, le porte à ses lèvres, le fait sortir du cercle, le laisse tomber, le brise avec le talon de sa botte, et donne le cercle d’or au Gouverneur.
LE GOUVERNEUR.
Monsieur !
COCONNAS.
Bravo, la Môle !
LE GOUVERNEUR.
Monsieur, je me plaindrai au roi...
Au Guichetier.
Reconduisez le prisonnier dans son cachot...
Aux Gardes.
Et vous, suivez-moi.
Il sort par la porte du fond.
Scène V
COCONNAS, LA MÔLE, LE GEÔLIER
COCONNAS, passant du côté de la porte latérale de manière à se trouver sur le chemin du Geôlier.
Un instant, l’ami ! tu sais nos conventions ?
LA MÔLE, au Geôlier.
Tu te rappelles ce que tu m’as promis ?
COCONNAS.
Un entretien avec mon ami la Môle.
LA MÔLE.
Une entrevue avec le comte.
LE GEÔLIER.
C’est vrai.
COCONNAS.
Eh bien, puisque nous voilà réunis, laisse-nous un peu causer ensemble.
LE GEÔLIER.
Faites, monsieur ; seulement, autant pour vous que pour moi, ne parlez pas politique.
COCONNAS.
Mordi ! sois tranquille, nous avons bien autre chose à nous dire.
LE GEÔLIER.
Pendant ce temps, je vais faire le guet, pour que vous ne soyez pas surpris, ni moi non plus.
COCONNAS.
Va, brave homme !...
Il fouille à sa poche.
La première fois que tu rencontreras le gouverneur, tu lui demanderas mes trois écus.
Scène VI
LA MÔLE, COCONNAS
LA MÔLE.
Lorsque je suis arrivé, il était en train de te fouiller, ce me semble ?
COCONNAS.
Oh ! mon Dieu, oui.
LA MÔLE.
Et il l’a tout pris ?
COCONNAS.
Tout ! Mon tout n’était pas grand’chose...
LA MÔLE.
Maintenant, comprends-tu ce qui nous arrive ?
COCONNAS.
Parfaitement.
LA MÔLE.
Nous avons été trahis.
COCONNAS.
Par cet affreux duc d’Alençon.
LA MÔLE.
Et crois-tu que notre affaire soit grave ?
COCONNAS.
J’en ai peur !
LA MÔLE.
T’ont-ils interrogé ?
COCONNAS.
Oui ; et toi ?
LA MÔLE.
Moi aussi ; mais, chose étrange, à peine m’ont-ils parlé de la fuite du roi de Navarre et de madame Marguerite ?
COCONNAS.
Justement ; et voilà ce qui m’a fort étonné : tout l’interrogatoire a roulé sur cette méchante figure de cire... Ils veulent que ce soit le portrait du roi.
LA MÔLE.
Et tu n’as pas dit que ce fût celui de madame Marguerite ?
COCONNAS.
Non.
LA MÔLE.
Qu’as-tu dit ?
COCONNAS.
Rien ; je leur ai ri au nez.
LA MÔLE.
Cher Annibal !
COCONNAS.
Écoute, il paraît que nous avons, dans notre prison même maintenant, un protecteur invisible.
LA MÔLE.
J’allais te le dire.
COCONNAS.
Tu t’en es donc aperçu ?
LA MÔLE.
Oui ; mais toi ?
COCONNAS.
Écoute : ce matin, j’entends gratter à ma porte, et je vois un billet passer par-dessous.
LA MÔLE.
Ce matin, une pierre tombe dans mon cachot, et je trouve une lettre attachée à cette pierre.
COCONNAS.
Le billet était de madame de Nevers, et contenait cette seule ligne : « Sois tranquille, cher Annibal, je t’aime. »
LA MÔLE.
Cette lettre était de madame Marguerite, et elle renfermait ces quelques mots : « Bon courage, je veille. »
COCONNAS.
Et sais-tu qui a pu nous faire parvenir ces billets ?
LA MÔLE.
Non.
COCONNAS.
Mordi ! j’ai pourtant grande envie de le savoir.
Scène VII
LA MÔLE, COCONNAS, LE GEÔLIER
LE GEÔLIER.
Voulez-vous que je vous le dise ?
LA MÔLE et COCONNAS, s’écartant.
Ah !...
LE GEÔLIER.
C’est moi.
LA MÔLE.
Comment, c’est vous ?...
LE GEÔLIER.
Oui.
COCONNAS.
Qui nous avez remis à chacun ce billet ?
LE GEÔLIER.
Oui.
COCONNAS.
À moi, de la part... ?
LE GEÔLIER.
De madame la duchesse de Nevers.
LA MÔLE.
Et à moi ?...
LE GEÔLIER.
De la part de madame Marguerite.
COCONNAS.
Et que signifie... ?
LE GEÔLIER.
Cela signifie que l’on ne peut rien refuser â deux grandes princesses.
LA MÔLE.
Vous les avez donc vues ?
LE GEÔLIER.
Sans doute.
COCONNAS.
Quand cela ?
LE GEÔLIER.
Hier.
LA MÔLE.
Comment ?
LE GEÔLIER.
Nous sortons tous les huit jours.
COCONNAS.
Dieu ! je voudrais pouvoir en dire autant.
LE GEÔLIER.
Hier était mon jour de sortie...
LA MÔLE.
Allez ! allez !
LE GEÔLIER.
Une femme voilée m’attendait à la porte... Elle me fit signe de la suivre... J’hésitais ; elle me montra une bourse...
COCONNAS.
C’est juste, le fer suit l’aimant, et l’homme suit l’or... Va...
LE GEÔLIER.
Je la suivis... Elle me conduisit à l’hôtel de Guise...
LA MÔLE.
À l’hôtel de Guise ?...
COCONNAS.
Sans doute, à l’hôtel de Guise !... Là, nos deux princesses attendaient, n’est-ce pas ?
LE GEÔLIER.
Oui... et même dans es larmes...
LA MÔLE.
Chère reine !
COCONNAS.
Et, comme tu es très sensible, tu n’as pas su résister à leurs prières, n’est-ce pas, brave homme ?
LE GEÔLIER.
Ah ! monsieur, comme vous me connaissez !
LA MÔLE.
Eh bien, qu’y a-t-il eu de décidé ?
LE GEÔLIER.
Il a été décide que, cette nuit, tout serait préparé pour votre fuite.
COCONNAS.
Bien...
LE GEÔLIER.
Grâce à moi, les deux princesses s’introduiront dans votre prison...
LA MÔLE.
Ici ?... Elles ont consenti... ?
COCONNAS.
Et je leur en sais gré...Mordi !... Il y a des circonstances ou il ne s’agit point d’être fier... Après ?... Car ce n’est pas le tout qu’elles viennent de dehors ici... L’important, c’est que nous allions d’ici dehors...
LE GEÔLIER.
Après... comme c’est moi qui ai les clefs, je vous conduis à la chapelle par des corridors déserts... Cette chapelle a une porte qui donne sur le parc, à cette porte attendront trois chevaux...
LA MÔLE.
Comment, trois ?... L’une des deux nous suit-elle donc ?...
LE GEÔLIER.
Non ; mais, moi, je vous suis...
COCONNAS.
À merveille, mon-brave homme !... Viens... viens... je ne demande pas mieux que de te voir à cinquante lieues de Vincennes... et moi aussi... Et les chevaux seront bons, je l’espère ?...
LE GEÔLIER.
Les meilleurs des écuries de madame de Nevers.
COCONNAS.
Je les connais... Bravo !
LE GEÔLIER.
D’autres relais sont échelonnés sur la route... En douze heures, vous gagnez la Lorraine...
COCONNAS.
Ah ! c’est en Lorraine que nous allons ?
LE GEÔLIER.
Avez-vous quelque chose contre la Lorraine ?
COCONNAS.
Non pas ! c’est un charmant pays, à ce que j’ai entendu dire, du moins... sans compter que sa frontière est la plus voisine de la frontière de France, ce qui n’est point à dédaigner...
LA MÔLE.
Oh ! c’est un plan magnifique !...
COCONNAS.
Une évasion qui nous fera le plus grand honneur... Cette brave Henriette, je suis sur que c’est elle qui a trouve cela.
LA MÔLE.
Chère reine !...
LE GEÔLIER.
Et maintenant, messieurs, n’oubliez rien de ce que je viens de vous dire.
Il sort.
COCONNAS, se frappant le front.
Sois tranquille, c’est là.
À la Môle.
La chose a dû leur coûter bon... Mais, ma foi, elles sont riches et ne feront jamais un meilleur emploi de leur argent.
LA MÔLE.
Oh ! mon ami, mon ami, nous allons donc les revoir !
COCONNAS.
Oui... Puis, avec elles, les champs, la campagne, les bois... Je ne me suis jamais senti des goûts si champêtres... Oh ! la bonne chose que la peur... mais la peur en plein air, lorsqu’on a une épée au flanc, lorsqu’on crie hourra au coursier que l’on aiguillonne, et qui, à chaque hourra, bondit et vole.
LE GEÔLIER.
Eh ! vite... eh ! vite, monsieur de la Môle... On s’achemine vers votre cachot... Rentrez, rentrez !
COCONNAS.
Encore quelque diablerie de la reine Catherine ou de M. d’Alençon. En tout cas, à ce soir.
LA MÔLE.
À ce soir, ami !
Scène VIII
COCONNAS, seul
Mordi ! quelle peste d’existence ! toujours des extrêmes, jamais de terre ferme... On barbote dans cent pieds d’eau... ou l’on plane au-dessus des nuages... Voyons, où en sommes-nous ? vient-on ici ?... Non, il paraît que ce n’est pas à moi que l’on a affaire... Mais, comme nous avons commis le même crime, c’est-à-dire que nous sommes innocents tous les deux, il est probable que ce qui arrive à l’un doit arriver à l’autre... Oh ! qu’est-ce que cela ? Il me semble que j’ai entendu quelque chose, comme un gémissement...
On entend un cri sourd.
Sans doute la plainte du vent qui pleure dans les corridors de ce vieux château ; sans doute... Non... non... c’est bien une voix humaine...
Autre cri.
Et cette voix... mon Dieu !... cette voix...
S’élançant contre la porte de communication.
Il m’a semblé que c’était celle de la Môle...
Moment de silence pendant lequel une nouvelle plainte se fait entendre.
Mais l’on égorge donc quelqu’un ici ?... Oh ! et pas d’armes... pas d’armes !...
La porte du fond s’ouvre à deux battants.
Enfin, je vais donc savoir ce qui se passe.
Scène IX
COCONNAS, UN JUGE, UN GREFFIER, puis CABOCHE, suivi de ses VALETS
LE JUGE.
Accusé Marc-Annibal de Coconnas, il va vous être donné lecture de l’arrêt rendu contre vous.
COCONNAS.
Ah ! je respire.
LE GREFFIER.
Accusé, à genoux !
COCONNAS.
À genoux ?
DEUX VALETS, passant derrière lui et le forçant de tomber à genoux.
Oui, à genoux.
LE GREFFIER.
« Arrêt rendu par la cour séant à Vincennes, contre Marc-Annibal de Coconnas, atteint et convaincu d’empoisonnement, de sortilège et de magie contre la personne du roi, du crime de conspiration contre la sûreté de l’État... En conséquence de quoi sera ledit Marc-Annibal de Coconnas conduit de sa prison en la place Saint-Jean en Grève pour y être décapité, ses biens seront confisqués, ses bois de haute futaie coupés à la hauteur de six pieds, ses châteaux ruinés, et en faire un poteau planté avec une plaque de cuivre qui constatera le crime et le châtiment. »
COCONNAS.
Quant à ma tête, je crois bien qu’on la tranchera, car elle est en France, et fort aventurée, même ; mais, quant à mes bois de haute futaie et quant à mes châteaux, je défie toutes les scies et toutes les pioches du royaume très chrétien de mordre dedans.
LE JUGE.
Silence !... Continuez, greffier.
LE GREFFIER.
« De plus, sera ledit Coconnas... »
COCONNAS.
Comment ! il me sera fait encore quelque chose après que j’aurai pu la tête tranchée en Grève ?... Oh ! oh ! ceci me paraît bien sévère.
LE JUGE.
Non, monsieur, mais auparavant.
LE GREFFIER.
« Et, déplus, sera ledit Coconnas, avant l’exécution du jugement, appliqué à la question extraordinaire. »
COCONNAS.
La torture !... et pour quoi faire ?
LE GREFFIER.
« Afin de le forcer d’avouer ses complices, complots et machinations dans le détail. »
COCONNAS.
Mordi ! voilà ce que j’appelle une infamie !... bien plus qu’une infamie : voilà ce que j’appelle une lâcheté...
LE JUGE, aux Valets de Caboche.
Faites !
COCONNAS.
Faites quoi ?
LE JUGE.
Faites selon la teneur de l’arrêt.
On s’empare de Coconnas, on l’étend sur la chaise de question, on le garrotte.
COCONNAS.
Misérables ! torturez-moi, brisez-moi, mettez-moi en lambeaux... Ah ! vous croyez que c’est avec des morceaux de bois et des morceaux de fer que l’on fait parler un gentilhomme de mon nom ?... Allez, allez, je vous en défie.
LE JUGE.
Préparez-vous à écrire, greffier.
COCONNAS.
Oui, prépare-toi ; si tu écris ce que je vais vous dire à tous, infâmes bourreaux !... tu auras de la besogne... Écris... écris.
LE JUGE.
Voulez-vous faire des révélations ?
COCONNAS.
Allez au diable !
LE JUGE.
Allons, maître, ajustez les bottines à monsieur.
Caboche s’approche, lent et impassible ; Coconnas le regarde venir comme s’il regardait un spectre.
COCONNAS.
Oh ! c’est vous ?
LE JUGE, à Caboche.
Commencez !
Caboche attache des planches aux jambes de Coconnas et prépare des coins. À Coconnas.
Voulez-vous parler ?
COCONNAS.
Non !
LE JUGE.
Premier coin de l’ordinaire !
Caboche lève son maillet, frappe sur le coin, qui glisse entre les planches. Le visage de Coconnas n’exprime que l’étonnement, et as la moindre douleur.
LE JUGE.
Le coin est-il entré jusqu’au bout, maître ?
CABOCHE.
Jusqu’au bout, monsieur...
LE JUGE.
Voilà un chrétien bien dur...
CABOCHE, se baissant comme pour regarder.
Mais criez donc, malheureux !...
COCONNAS, à part.
Ah ! je comprends... Digne Caboche, va !... Oui, oui, sois tranquille, je vais crier, puisque tu le commandes ; et, si tu n’es pas content, tu seras difficile.
LE JUGE.
Quelle était votre intention en vous cachant dans la forêt ?
COCONNAS, railleur.
De nous asseoir à l’ombre.
LE JUGE.
Deuxième coin !...
Caboche enfonce le coin.
COCONNAS.
Ah ! ah !... Hou ! hou !... Prenez garde ! vous me brisez les os !...
À Caboche.
Est-ce bien comme cela ?
CABOCHE.
Oui, pas mal.
LE JUGE.
Ah ! celui-ci fait son effet... Que faisiez-vous dans la forêt ?
COCONNAS.
Eh ! mordi ! je viens de vous le dire, je prenais le frais.
CABOCHE, bas.
Avouez !
COCONNAS, de même.
Quoi ?
CABOCHE, de même.
Ce que vous voudrez ; mais avouez quelque chose.
Il lève le maillet.
COCONNAS.
Non, non, c’est inutile... Que désirez-vous savoir, monsieur le juge ?
LE JUGE.
Ce que vous veniez faire dans la forêt.
COCONNAS.
Je venais pour assister à la fuite de M. le duc d’Alençon... Ah ! tu nous a dénoncés, face blême ?... Attends... attends !
LE JUGE.
Laissons là M. le duc d’Alençon et revenons au roi de Navarre. Que savez-vous de la fuite du roi de Navarre ?
COCONNAS.
Mais je sais que M. d’Alençon avait des rendez-vous avec M. de Mouy ; que M. d’Alençon avait réuni les huguenots pour fuir avec eux ; que M. d’Alençon...
LE JUGE.
Assez... Nous ne faisons pas le procès du duc d’Alençon, nous faisons celui du roi de Navarre... Que savez-vous du roi de Navarre ?
COCONNAS.
Ah ! du roi de Navarre, c’est autre chose, je ne sais rien.
LE JUGE.
Que savez-vous de la figure de cire trouvée chez M. de la Môle ?
COCONNAS.
Je n’en sais rien.
LE JUGE.
Que savez-vous de la reine Marguerite ?
COCONNAS.
Je n’en sais rien.
À chaque réponse, Caboche a enfoncé un coin.
LE JUGE.
Eh bien, maître ?
CABOCHE.
Je suis au bout, monsieur, et je crois que l’accusé n’en pourrait supporter davantage.
LE JUGE, dictant.
« Et ayant, l’accusé, malgré la question ordinaire et extraordinaire à lui donnée on notre présence, refusé de répondre, avons clos le présent procès-verbal » Et maintenant, maître, l’accusé vous appartient... Il n’a plus affaire qu’à vous et à Dieu.
Il se retire.
Scène X
CABOCHE, COCONNAS
CABOCHE, après avoir regardé sortir tout le monde.
Eh bien, mon gentilhomme, comment allons-nous ?
COCONNAS.
Ah ! mon ami, mon brave Caboche, je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi.
CABOCHE.
Et vous aurez raison, monsieur ; car, si l’on savait ce que je viens de faire pour vous, c’est moi qui prendrais votre place... et l’on ne me ménagerait point, moi, comme je vous ai ménagé.
COCONNAS.
De sorte que tes coins... ?
CABOCHE.
Sont du fer en apparence, et du cuir en réalité.
COCONNAS.
Comme c’est ingénieux ! Mais comment as-tu pu avoir l’idée... ?
CABOCHE, dénouant l’appareil.
Voilà... J’ai su que vous étiez arrêté, J’ai su qu’on vous faisait votre procès, j’ai su que la reine Catherine voulait votre mort, j’ai su enfin qu’on vous donnerait la question, et j’ai pris mes précautions en conséquence.
COCONNAS.
Au risque de ce qui pouvait l’arriver ?
CABOCHE.
Monsieur, vous êtes le seul gentilhomme qui m’ait donné la main, et l’on a une mémoire et un cœur... tout bourreau que l’on est, et peut-être même parce que l’on est bourreau... Vous verrez, demain, comme je ferai ma besogne.
COCONNAS.
Demain ?
CABOCHE.
Sans doute, demain.
COCONNAS.
Quelle besogne ?
CABOCHE.
Comment ! vous avez oublié... ?
COCONNAS.
Ah ! c’est vrai ! c’est demain, que diable !
CABOCHE, à Coconnas prêt à se lever.
Que faites-vous ?... Prenez garde ! mes gens sont là, il faut qu’ils croient que vous avez les jambes brisées ; à chaque mouvement que vous ferez, poussez donc un cri.
COCONNAS, aux Valets.
Eh ! prenez garde ! touchez-moi comme si j’étais de verre... Aïe !... mordi ! aïe ! prenez donc garde ! Oh ! la la...
À Caboche.
Caboche, mon ami...
Il lui donne une poignée de main.
LE GUICHETIER, une lanterne à la main.
Déposez le prisonnier contre cette muraille.
COCONNAS.
Bon ! c’est notre guichetier... N’aurais-je pas la consolation d’être réuni à mon compagnon ?
LE GUICHETIER.
On l’apporte.
COCONNAS.
Bien, déposez le là-bas... en face de moi...
On apporte la Mole, qu’on dépose en face de Coconnas.
CABOCHE.
Bon courage, mon gentilhomme !... À demain.
COCONNAS, bas.
Demain ? J’espère bien être hors de tes griffes, demain !
CABOCHE.
Au revoir.
COCONNAS.
Adieu !... adieu !... Peste ! il est charmant, lui...au revoir !... Là, c’est bien... Allez-vous-en tous, refermez la porte... deux tours plutôt qu’un...
Au Guichetier.
Maintenant, l’ami, as-tu entendu parler de nos princesses ?
LE GUICHETIER.
Elles sont là, dans le cachot à côté.
COCONNAS, se levant.
Et tu les fais attendre, malheureux ?... Vite, vite ! Songe donc que plus tôt elles seront ici, plus tôt nous serons dehors !... Ouvre, ouvre, l’ami.
Le Guichetier ouvre la porte.
Scène XI
CABOCHE, COCONNAS, MARGUERITE, MADAME DE NEVERS
MADAME DE NEVERS.
Cher Annibal !
MARGUERITE.
La Môle, mon ami !
LA MÔLE, avec un cri.
Ah ! mon Dieu !
MARGUERITE.
Qu’y a-t-il donc ?
COCONNAS.
Allons, allons, pas un instant à perdre, la Môle ; les chevaux sont là...
MARGUERITE, avec terreur.
Oh ! du sang !...
COCONNAS.
Du sang !... Que t’ont-ils fait ?...
LA MÔLE.
N’y avait-il pas dans l’arrêt que nous subirions la torture ?
COCONNAS.
N’a-t-on pas fait pour toi ce que l’on a fait pour moi ?
LA MÔLE.
Je ne sais ce que l’on a fait pour loi ; mais je sais, moi, que j’ai les jambes brisées.
MARGUERITE.
Bonté du ciel !
LE GEÔLIER.
Allons, allons, messieurs, ne perdons pas de temps, la pluie tombe, le vent siffle, les chevaux s’impatientent... Ils pourraient être vus par une ronde de nuit.
MARGUERITE.
Que faire ? Mon Dieu ! mon Dieu ! inspirez nous !
COCONNAS.
Allons, ami, du courage ! Je suis fort, je t’emporterai, je te placerai sur ton cheval, je te tiendrai devant moi, si tu ne peux te soutenir sur la selle... Mais partons, partons... Tu entends bien ce que nous dit ce brave homme : il s’agit de la vie.
LA MÔLE.
C’est vrai, il s’agit de la vie... Essayons...
Après un effort et un cri.
Ah ! impossible !... impossible !
MARGUERITE.
Henriette !... Henriette !... que faire ?... que devenir ?... Oh ! mon Dieu ! être riche, être reine, être puissante, et souffrir, souffrir ainsi !
LA MÔLE.
Du courage, ma reine. Toi, Annibal, toi que les douleurs ont épargné, toi qui es jeune, toi qui es aimé, toi qui peux vivre... fuis, fuis, mon ami ! fuis, et laisse-moi cette suprême consolation de te savoir en liberté.
LE GEÔLIER.
L’heure passe... l’heure passe... Hâtez-vous !
LA MÔLE.
Fuis, Annibal, fuis ! ne donne pas à nos ennemis ce joyeux spectacle de la mort de deux innocents... Fuis, je t’en conjure.
MADAME DE NEVERS.
Viens, Annibal, viens.
COCONNAS.
D’abord, madame, donnez à cet homme ce que vous lui avez promis.
Il montre le Geôlier.
MADAME DE NEVERS, tirant une bourse.
Voilà !
COCONNAS.
Et maintenant, bon la Môle, tu me fais injure en pensant un instant que je puisse t’abandonner. N’ai-je pas juré de vivre et de mourir avec toi ? Mais tu souffres tant, que je te pardonne.
MADAME DU NEVERS.
Que dis-tu, Annibal ?
COCONNAS.
Je dis, madame, qu’ils lui ont brisé les jambes, qu’il ne peut plus monter maintenant sur l’échafaud, si un ami ne le porte... et que je le porterai, moi.
MADAME DE NEVERS.
Mon Annibal, une autre femme prierait, supplierait ; mais, moi, moi, je te comprends et je suis fière de toi... Annibal, devant Dieu, je t’aimerai toujours avant toute chose... et plus que toute chose, je te le promets, je te le jure !
COCONNAS.
C’est bravement parler, madame... Merci !
LE GEÔLIER.
On vient, on vient !...
LA MÔLE.
Avant de me quitter, ma reine, une dernière grâce... Donnez-moi un souvenir quelconque de vous... que je puisse baiser en montant à l’échafaud.
MARGUERITE.
Oh ! oui... tiens !...
Elle détache de son cou un reliquaire et le lui donne.
Tiens, voici une relique sainte que je porte depuis mon enfance... je ne l’ai jamais quittée... prends-la... prends-la...
LE GEÔLIER.
On ouvre la porte... Fuyez, madame... fuyez !
COCONNAS, prenant la main de Marguerite, et la mettant dans celle de la Môle.
Adieu ici, au revoir là-haut.
MARGUERITE, MADAME DE NEVERS, avec des sanglots.
Adieu !... adieu !...
Les deux femmes fuient par la porte de communication ; les deux hommes les accompagnent des yeux, les bras tendus vers elles. La porte du fond s’ouvre ; on voit entrer un Prêtre et des Gardes.
Douzième Tableau
La maison du Bourreau.
Scène première
JOLYETTE, puis CABOCHE
Jolyette a les coudes appuyés sur la table ; elle pleure.
CABOCHE, entrant.
C’est la première fois, lorsque j’entre, qu’elle ne vient pas me sauter an cou... Elle a cependant entendu ouvrir la porte, elle a cependant reconnu mon pas... Jolyette !...
JOLYETTE, tressaillant.
Hein ?
CABOCHE.
Que fais-tu là ?
JOLYETTE.
Rien, mon père !
CABOCHE.
Tu pleures ?
JOLYETTE.
Hélas !
CABOCHE.
Viens, mon enfant.
JOLYETTE.
Mon père...
Allant à lui.
Est-ce que c’est vrai que ce beau gentilhomme qui, un jour, est venu vous voir pour vous remercier, qui vous a donné la main, qui m’a embrassée... est-ce que c’est vrai qu’il est mort ?
CABOCHE.
Qui t’a dit cela ?
JOLYETTE.
On me l’a dit.
CABOCHE.
Je t’avais défendu de sortir aujourd’hui... Tu m’as donc désobéi ?
JOLYETTE.
Non, mon père... J’ai entendu proclamer l’arrêt, et j’ai reconnu le nom.
CABOCHE.
Oui, c’est vrai !
JOLYETTE.
Il est mort ! pauvre jeune homme !
CABOCHE.
Mais, à cette heure, il me bénit au ciel ; car je lui ai épargné la souffrance... Hier, quand tu me demandais ce que c’était que ces coins de cuir, je ne te l’ai pas dit... C’était pour lui !
JOLYETTE.
Et son compagnon ?
CABOCHE.
Oh ! c’est autre chose ; son compagnon ne m’avait pas donné la main, lui... Allons, Jolyette, ne parlons plus de cela.
JOLYETTE.
À quoi cela nous servira-t-il, de n’en plus parler ? Nous y penserons toujours.
CABOCHE.
Mets la table... Après le souper, il faut que je sorte.
JOLYETTE.
Où allez-vous, mon père ?
CABOCHE.
Au Louvre... Le plus jeune des deux m’a chargé d’une commission pour une grande dame... Je lui ai promis de la faire, je la ferai...
JOLYETTE.
Mon Dieu !... mon Dieu !...
On frappe.
CABOCHE.
On frappe... Silence !
JOLYETTE.
Qui peut venir chez nous... où personne ne vient ?
CABOCHE, regardant par un guichet.
Deux femmes...
Il ouvre.
Entrez !
Scène II
JOLYETTE, CABOCHE, MARGUERITE, MADAME DE NEVERS, toutes deux voilées
MARGUERITE, levant son voile.
Me reconnaissez-vous, maître ?
CABOCHE.
Oui, madame ; c’est vous qui m’avez fait venir au Louvre, pour un gentilhomme blessé.
MARGUERITE.
C’est moi... Eh bien, ce gentilhomme, je lui avais fait une promesse, et je viens l’accomplir.
CABOCHE.
J’allais aller au Louvre vous la rappeler.
MARGUERITE.
Vous voyez qu’il n’est pas besoin de cela, maitre, et que j’ai de la mémoire.
CABOCHE.
Venez !
MARGUERITE.
Un instant... Vous ne les avez pas quittés, n’est-ce pas ?
CABOCHE.
Non, de Vincennes jusqu’à la Grève.
MARGUERITE.
Qu’ont-ils fait ?... qu’ont-ils dit ?... C’est affreux, je le sais bien ; mais, mon amie et moi, nous avons besoin de savoir cela.
MADAME DE NEVERS, sous son voile.
Oui, dites... dites...
JOLYETTE.
Pauvres femmes !... elles les aimaient !
CABOCHE.
D’abord, là-bas, comme M. de la Môle ne pouvait pas marcher, son ami l’a pris dans ses bras comme il oui fait d’un enfant ; quand le peuple les a vus... tous deux si jeunes... tous deux si beaux... frères par la douleur... le fort portant le faible... le faible consolant le fort... alors, ce n’a plus été, tout le long de la route, que plaintes, que gémissements pour ces malheureux, et qu’imprécations contre ceux qui les faisaient mourir.
MARGUERITE, MADAME DE NEVERS.
Mon Dieu !... mon Dieu !
CABOCHE.
M. de Coconnas m’a dit : « N’avez-vous pas quelque cordial, maître ?... Mon ami va s’évanouir de douleur, et je ne voudrais pas que l’on crût que c’est de crainte... » Alors, je lui ai donné un flacon d’élixir ; l’autre en a bu quelques gouttes, et il est revenu à lui... Puis il a baisé avec ferveur un reliquaire pendu à son cou et a dit : « Mon Dieu, Père tout-puissant, je crois en vous... et j’espère que nous retrouverons au ciel ceux que nous avons aimés sur la terre. »
MARGUERITE, MADAME DE NEVERS.
Oh ! oui... oh ! oui.
CABOCHE.
En arrivant sur la place de Grève, en apercevant l’échafaud, le plus jeune dit à l’autre : « Ami, je voudrais bien mourir le premier... – C’est bien, c’est bien, lui dis-je, j’ai entendu. – Et d’un seul coup, n’est-ce pas ? ajouta M. de Coconnas. Si vous avez à vous reprendre, reprenez-vous sur moi. »
MADAME DE NEVERS.
Brave Annibal !
CABOCHE.
Nous nous arrêtâmes... Ah ! madame, ce n’étaient que pleurs et sanglots autour de nous. « Tu m’as promis de me porter, dit M. de la Môle. – Oui, oui, sois tranquille ! lui répondit M. de Coconnas. » Et il le prit dans ses bras, comme il avait déjà fait, et il monta sur l’échafaud sans l’aide de personne, ou plutôt sans vouloir que personne le touchât... Seulement, celui qu’on portait disait à l’autre : « Regarde bien, Annibal, regarde bien autour de nous... Je suis sûr que nous allons les revoir... » En effet, quand il fut déposé sur l’estrade, il étendit la main vers la petite tourelle qui se trouve à l’angle de la place et montra deux femmes vêtues de noir... qui se tenaient enlacées et pleuraient.
Les deux femmes se tiennent enlacées et pleurent.
Alors, son ami lui dit : « Embrasse-moi ; la Môle, et meurs bien... Cela ne te sera pas difficile, ami, tu es si brave !... – Ah ! dit M. de la Mule, il n’y aura pas de mérite à moi à bien mourir ; je souffre tant en ce moment !... » Le plus âgé me fit un signe... Je compris... et... Oh ! madame, au nom de la Vierge Marie, puisque vous avez tout vu, ayez pitié de moi !
MARGUERITE.
Non, non, pas un mot de plus... Vous avez raison... Où sont-ils ?
CABOCHE.
Là, couchés l’un près de l’autre... les mains l’une dans l’autre.
MARGUERITE.
Nous voulons les voir, maître ; car nous avons fait aux vivants une promesse que nous devons tenir aux morts.
CABOCHE, tirant un grand rideau.
Venez !...
On voit les deux amis couchés l’un près de l’autre avec l’effroyable symétrie de la mort. Ils sont couverts d’un manteau qui ne laisse voir que leurs têtes. Les deux femmes s’approchent religieusement, s’agenouillent et les baisent au front.
MARGUERITE.
La Môle !... cher la Môle !...
MADAME DE NEVERS.
Annibal !... Annibal !... si beau, si fier, si brave ! Hélas !... hélas !... je t’appelle et tu ne me réponds plus.
JOLYETTE, à genoux.
Mon Dieu, mon Dieu, donnez la force à ceux qui souffrent !... ayez pitié de ceux qui pleurent !
MARGUERITE.
Maintenant...
MADAME DE NEVERS, arrachant de son cou un collier en rubis.
Vous ferez prier pour leurs âmes... Adieu, maître, adieu... Viens, Marguerite... viens !...
Caboche ferme le rideau. Les deux femmes font un effort et disparaissent.
Scène III
JOLYETTE, CABOCHE
JOLYETTE.
Mon père, je vous demande le plus petit rubis de ce collier.
CABOCHE.
Pourquoi faire, mon enfant ?...
JOLYETTE.
Pour payer ma dot au couvent des Filles-du-Calvaire, où je vous demande à genoux la permission d’entrer demain.
ACTE V
Épilogue
La chambre à coucher du Roi, au château de Vincennes. Dans un des angles, un cabinet dont on voit l’intérieur ; au fond, large fenêtre avec balcon.
Scène première
LE ROI, LA NOURRICE, puis CATHERINE, MAUREVEL, DE NANCEY, COURTISANS
Le Roi prie, la Nourrice est près de la porte.
LE ROI.
Mon Dieu, Seigneur, pardonnez-moi !... mon Dieu, Seigneur, ayez pitié de moi !
Il prie.
CATHERINE, entrant dans le cabinet et tenant Maurevel par la main.
Tenez-vous ici, sire de Maurevel ; le roi va de plus mal en plus mal... et, s’il venait à mourir, peut-être aurais-je à l’instant même besoin de vous.
MAUREVEL.
Votre Majesté sait que je suis à ses ordres avec tout le régiment d’arquebusiers dont elle m’a fait le capitaine.
CATHERINE.
Et vos gens, où sont-ils ?
MAUREVEL.
Dans la cour du château.
CATHERINE.
Et le roi ne Navarre est bien gardé, n’est-ce pas ?
MAUREVEL.
Il est dans le donjon, avec deux hommes dans sa chambre, et six autres à la porte.
CATHERINE.
Oh ! qu’il n’aille pas nouer des intelligences au dehors, monsieur de Maurevel, qu’il n’aille pas fuir... Vous me répondez de lui ?
MAUREVEL.
Ne craignez rien, madame.
LE ROI, priant.
Ô mon Dieu, mon Dieu, Seigneur, si votre volonté est que je meure, rappelez-moi à vous tout de suite, mon Dieu... Oh ! à moi... à moi... Appelez du secours... Ce sang qui coule... Ambroise Paré !... Mazille !... à l’aide !
LA NOURRICE.
Secours au roi !... secours au roi !... Au secours ! au secours ! le roi se meurt.
DE NANCEY, COURTISANS.
Le roi !... le roi !
LA NOURRICE.
Appelez maître Ambroise Paré... Maître Ambroise !... Ah ! mon Charles !
LE ROI.
Ce sang... ce sang...
Apercevant Catherine.
Pardon, madame, mais je voudrais cependant bien mourir en paix.
CATHERINE.
Mourir, mon fils ! pour une crise de ce vilain mal ? voudriez-vous donc désespérer ainsi ?
LE ROI.
Je vous dis, madame, que je sens mon âme qui s’en va ; je vous dis, madame, que c’est la mort qui arrive... Eh ! je sais ce que je sens, et je sais ce que je dis.
CATHERINE.
Sire, votre imagination est votre plus grave maladie ; depuis le supplice si mérité de ces deux sorciers, de ces deux assassins, qu’on appelait la Môle et Coconnas, vos souffrances physiques doivent avoir diminué... Le mal moral persévère seul, et, si je pouvais causer avec vous dix minutes seulement, je vous prouverais...
LE ROI.
Vous croyez ?... Bien... Sortez, messieurs ; et toi, nourrice, veille à la porte : la reine Catherine de Médicis veut causer avec son fils bien-aimé Charles IX. Seulement, madame, une troisième personne doit assistera cet entretien.
CATHERINE.
Et quelle est cette personne que vous désirez voir ?
LE ROI.
Mon frère, madame ; faites-le appeler.
CATHERINE.
Nourrice, par ordre du roi, dites à M. de Nancey d’aller quérir le duc d’Alençon.
LE ROI.
Non, pas le duc d’Alençon ; j’ai dit mon frère, madame.
CATHERINE.
Et de quel frère voulez-vous donc parler ?
LE ROI.
Je veux parler de Henri, et non du duc d’Anjou ni du duc d’Alençon... Henri de Navarre seul est mon frère... Henri de Navarre seul saura mes dernières volontés.
CATHERINE.
Henri de Navarre !... Et moi, croyez-vous, Charles, si vous êtes aussi près de la tombe que vous le dites, croyez-vous que je céderai à personne, surtout à un étranger, le droit de vous assister à votre heure suprême... ce droit qui est mon droit de reine, mon droit de mère ?
LE ROI.
Vous n’êtes pas plus ma mère, madame, que le duc d’Alençon n’est mon frère.
CATHERINE.
Depuis quand celle qui donne le jour n’est-elle plus la mère de celui qui l’a reçu ?
LE ROI.
Du moment, madame, que cette mère dénaturée ôte ce qu’elle a donné.
CATHERINE.
Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas.
LE ROI.
Vous allez me comprendre...
Il prend sous son traversin une petite clef d’argent.
Prenez cette clef, madame, et ouvrez ce coffre ; il contient quelques papiers qui parleront pour moi.
CATHERINE, ouvre le coffre et recule.
Oh !
LE ROI.
Eh bien, qu’y a-t-il donc en ce coffre qui vous effraye ?... Dites, madame, dites.
CATHERINE.
Rien.
LE ROI.
En ce cas, plongez-y la main, et prenez-y un livre... Il doit y avoir un livre, n’est-ce pas ?
CATHERINE.
Oui.
LE ROI.
Un livre de chasse ?
CATHERINE.
Oui.
LE ROI.
Prenez-le, et apportez-le-moi, madame.
CATHERINE, prenant le livre.
Fatalité !
LE ROI.
Bien !... Écoutez maintenant... Ce livre... j’étais insensé... j’aimais la chasse par-dessus toute chose... ce livre de chasse, je l’ai trop lu... Comprenez-vous ?
CATHERINE.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...
LE ROI.
C’était une faiblesse ; brûlez-le, madame... Il ne faut pas qu’on sache les faiblesses des rois...
Catherine porte le livre à la cheminée.
Et maintenant, madame, appelez mon frère.
CATHERINE.
Oh ! maudit soit-il !...
Elle se dirige vers le cabinet.
LE ROI.
Vous entendez, mon frère Henri de Navarre... mon frère, à qui je veux parler à l’instant même, au sujet de la régence du royaume.
CATHERINE, dans le cabinet, à Maurevel.
Monsieur de Maurevel, combien de temps faut-il à un cavalier bien monté pour sortir de Vincennes ?
MAUREVEL.
Cinq minutes, madame.
CATHERINE.
Avez-vous des chevaux prêts ?
MAUREVEL.
Oui.
CATHERINE.
Courez au donjon, ouvrez les portes, conduisez le roi de Navarre à l’esplanade, qu’il monte à cheval, que dans cinq minutes il soit libre et hors du château.
MAUREVEL.
Madame !
CATHERINE.
Je vais délivrer mon fils François, et je reviens ici... Dans cinq minutes, ni plus ni moins... vous m’entendez ?
Elle sort.
Scène II
LE ROI, LA NOURRICE
LA NOURRICE, apportant une boisson.
Eh bien, mon Charles, comment vas-tu ?
LE ROI.
Mieux, mieux, nourrice... C’est mieux aller que de s’approcher de la mort, quand on souffre comme je le fais en ce moment... Toujours cette sueur de sang !... toujours !...
LA NOURRICE.
Ah ! c’est le sang des huguenots, pauvre Charles...
LE ROI.
Crois-tu ?... C’est possible... Mais ma mère... mon frère... M. de Guise... en ont bien répandu autant que moi.
LA NOURRICE.
Oui ; mais c’est toi, mon enfant, c’est toi, le roi, qui les as autorisés à le répandre... Ah ! je le disais bien, je le disais bien...
LE ROI.
Assez, nourrice... Prie... prie... Il n’y a déjà autour de moi que trop de voix qui maudissent. Mais Henriot ne vient pas... Je n’ai pas le temps d’attendre, moi... Henri !... Henri !...
Scène III
LE ROI, LA NOURRICE, CATHERINE, rentrant, puis HENRI
CATHERINE.
Sire, le roi de Navarre ne viendra pas.
LE ROI.
Pourquoi cela, madame ?
CATHERINE.
Parce que ce bon Henriot, ce frère bien-aimé, ce fidèle ami, se trouvait mal à l’aise sous le même toit que Votre Majesté ; parce qu’il a préféré à votre protection ses complots, ses révoltes en Navarre ; parce qu’il vient de s’enfuir de Vincennes, et qu’à cette heure il rejoint ses bons alliés les huguenots.
LE ROI.
Henri en fuite, lui qui m’avait demandé à rester ici ?... Henri un traître ? Henri m’abandonnant ?... Oh ! ce dernier coup m’achève... Henriot !... Henriot, sois maudit !... Henriot !... Henriot !...
HENRI, qui est entré pendant les derniers mots.
Vous m’appelez, mon frère ?
CATHERINE.
Le Béarnais !
LE ROI.
Henri !... Ah ! voyez-vous, madame !...
Épuisé par cet effort, le Roi retombe sur son fauteuil et perd connaissance.
Scène IV
LE ROI, LA NOURRICE, CATHERINE, HENRI
CATHERINE, saisissant le bras de Henri.
Que venez-vous faire ici ?
HENRI.
Quand vous me reteniez prisonnier, je cherchais à fuir, madame ; mais, aujourd’hui que vous m’offrez la liberté par l’entremise de Maurevel, j’ai compris qu’il fallait rester à Vincennes ; j’ai donc laissé M. de Maurevel m’ouvrir la porte... Mais je reviens, et je reste ici.
CATHERINE.
Et vous venez parler au roi ?
HENRI.
Je viens voir mon frère, qui est malade, que l’on dit mourant.
CATHERINE, avec ironie.
Fidèle ami ! tendre parent !... Vous n’avez pas d’autre dessein ?
HENRI.
Pour être roi, n’a-t-on pas un cœur, n’a-t-on pas des larmes devant une souffrance comme celle-ci ?...
Il montre le Roi.
CATHERINE.
Écoutez, monsieur, nous n’avons pas de temps à donner à vos sensibleries ; plus de finesses !... jouons notre jeu en roi et en reine !... Si vous avez de l’ambition, si vous la laissez voir au roi, s’il vous fait une offre...
HENRI.
Quelle offre voulez-vous qu’il me fasse, madame ?
CATHERINE.
Je ne sais ; mais, s’il vous en fait une... et que vous l’acceptiez...
HENRI.
Eh bien ?
CATHERINE.
Réfléchissez !
HENRI.
Depuis que je joue avec vous ce jeu royal, madame, j’ai eu le temps de réfléchir.
Le Roi s’est ranimé peu à peu ; il écoute et observe.
CATHERINE.
Eh bien, à cette porte par où vous êtes entré, par où vous devez sortir, vous trouverez la liberté, la vie, si vous n’avez pas cédé à l’ambition.
HENRI.
Et si je suis ambitieux ?
CATHERINE.
C’est moi qui serai à cette porte.
Elle tourmente de la main et tire un poignard.
LE ROI, saisissant le poignet de Catherine.
Passe ici, Henriot !
HENRI, se jetant sur la main du Roi.
Mon roi !
CATHERINE, avec rage.
Oh !
LE ROI.
Vous, madame, laissez-nous.
CATHERINE.
Mais ce que vous allez dire au roi de Navarre, il faut toujours que je le sache.
LE ROI.
En effet, vous le saurez ; je vous ferai appeler, madame... mais quand il en sera temps... Veuillez donc attendre mes ordres.
CATHERINE, sortant.
Si Maurevel n’a pas l’habitude d’élargir les prisonniers, au moins, rendons-lui justice... il les tue.
Scène V
LE ROI, HENRI
Le Roi congédie la Nourrice d’un geste.
LE ROI.
Vous m’aimez donc, vous, Henri ?
HENRI.
De tout mon cœur, sire.
LE ROI.
Oh ! Henri, comme je souffrais de ne pas vous voir... Je vous ai bien tourmenté dans ma vie, mon pauvre ami.
HENRI.
Sire, je ne me souviens plus que de l’amour que j’ai toujours porté à mon roi.
LE ROI.
Merci, Henriot ; car tu as tant souffert sous mon règne... sous mon règne, où ta mère est morte...
HENRI.
Ne parlons plus du passé, sire.
LE ROI.
C’est que le présent est à peine à moi, et que l’avenir ne m’appartient plus. Je meurs, vois-tu, Henri !... Je meurs.
HENRI.
Ne dites pas cela, mon frère ; plein de jeunesse, plein de force encore... roi puissant du plus beau royaume de la terre... vous mourir ?... Oh ! non pas, vous vivrez.
LE ROI.
Henri, l’on t’a dit peut-être que je rendais par tous les pores le sang des huguenots tués à la Saint-Barthélémy ! Eh bien, ce n’est pas du sang... c’est du poison qui s’échappe de mes veines.
HENRI.
Du poison ?... Oh ! sire dites-moi quels sont les meurtriers.
LE ROI.
Silence, Henri ! si ma mort doit être vengée, c’est par Dieu seul !... Ne parlons plus de moi... Je suis mort, te dis-je.
Il va au fauteuil.
HENRI.
Sire, on vous sauvera.
LE ROI.
Impossible... Et pourquoi vivrais-je ?... Pour subir tous ces traîtres, tous ces assassins qui m’environnent, pour assister à l’agonie de la France, pour voir tomber pièce à pièce ma couronne autrefois si belle ?... Non, j’aime mieux mourir tout entier, mourir roi.
HENRI.
Chassez les meurtriers ! écrasez les traîtres !... La couronne glisse de votre front, dites-vous ? Relevez la tête.
LE ROI.
Tout est fini.
HENRI.
Cette noblesse corrompue, avilie, vendue aux intrigues italiennes, balayez-la... Tendez la main à vos vrais amis, qui, massacrés par leur roi, versaient encore plus de larmes que de sang. Rendez ses droits au parlement, ses franchises au peuple ; le jour on vous aurez des magistrats au lieu de courtisans, des concitoyens au lieu d’esclaves, un peuple heureux au lieu de sujets affames... ce jour-là, vous demanderez à vivre, sire ; les rois sont assez forts quand ils sont aimés.
LE ROI.
C’est toi qui dis cela, Henri !
HENRI.
C’est moi qui le ferais, sire, si j’étais le maître.
LE ROI.
Tu le seras.
HENRI.
Mon roi !
LE ROI.
Il faut bien que je te fasse fort, pour résister à ces ennemis implacables que je te laisse... à M. d’Alençon, à ma mère... Tu acceptes, n’est-ce pas ?
Bruit d’armes dans l’antichambre.
HENRI, à lui-même.
Oh ! quel est ce bruit ?
LE ROI.
Tu crains ? tu hésites ?
HENRI.
Non, sire, je ne crains pas ; non, sire, je n’hésite plus... J’accepte.
LE ROI.
C’est bien... Nourrice, appelle ma mère... Qu’on fasse venir M. d’Alençon.
LA NOURRICE.
Ils sont là qui attendent.
LE ROI.
Qu’ils entrent.
Scène VI
LE ROI, HENRI, CATHERINE, LE DUC D’ALENÇON
CATHERINE.
Nous voici ; que nous voulez-vous, sire ?
LE ROI.
Madame, je veux vous dire que j’ai choisi un régent qui puisse prendre en dépôt la couronne et qui la garde sous sa main et non sur sa tête. Ce régent, saluez-le, mon frère !... ce régent, c’est le roi de Navarre... Tenez, monsieur le régent, voici le parchemin qui, jusqu’au retour du roi de Pologne, vous donne le commandement des armées, la clef du trésor, le droit et le pouvoir royal.
Catherine fait un mouvement.
Ah ! vous ne répondez pas ? vous n’obéissez pas ?
CATHERINE.
Non, je ne réponds pas ; non, je n’obéis pas ; car jamais ma race ne pliera la tête sous une race étrangère... Jamais un Bourbon ne régnera en France, tant qu’il y restera un Valois.
LE ROI.
Madame, il ne faut pas longtemps pour donner un ordre, il ne faut pas longtemps pour punir des meurtriers et des empoisonneurs.
CATHERINE.
Eh bien, donnez-le donc cet ordre, si vous l’osez... En attendant, moi, je vais donner les miens... Venez, mon fils.
Elle sort, entraînant d’Alençon.
LE ROI.
Nancey !... Nancey !... à moi !... je l’ordonne... je le veux... Nancey, arrêtez ma mère... mon frère... Ce sont eux qui... Ah !...
Il tombe évanoui, étouffé par une gorgée de sang ; on le porte sur son lit.
HENRI, à M. de Nancey, qui entre.
Gardez la porte, monsieur, et ne laissez entrer personne.
DE NANCEY.
Mais au nom de qui me donnez-vous cet ordre, sire ?
HENRI, lui montrant le parchemin.
En mon nom... Je suis régent de France.
De Nancey s’incline et sort.
Voici l’instant suprême... Faut-il vivre ?... faut-il régner ?...
Une tapisserie se soulève de l’autre côté du lit de Roi.
Scène VII
LE ROI, HENRI, RENÉ
RENÉ.
Il faut vivre, sire !
HENRI.
René !
RENÉ.
Oui, cette prédiction qui disait que vous seriez le roi de France n’était pas fausse ; mais l’heure n’est pas venue.
HENRI.
Comment le sais-tu ?... puis-je te croire ?
RENÉ.
Écoutez...
HENRI.
J’écoute !
RENÉ.
Baissez-vous !
Henri hésite.
Vous doutez de moi ?
HENRI.
À ma place, ne douterais-tu pas ? Dis !
RENÉ.
Eh bien, apprenez un secret.
HENRI.
Lequel ?
RENÉ.
Un secret que je sais seul, et que je vous révèle si vous me jurez, sur ce mourant, de me pardonner la mort de votre mère.
HENRI.
Toute religion ordonne le pardon ; René, sur ce mourant, je jure de vous pardonner.
RENÉ.
Eh bien, sire, le roi de Pologne arrive.
HENRI.
Oh ! malheur à moi !
RENÉ.
Un messager est arrivé ce matin de Varsovie ; il ne précédait le roi Henri d’Anjou que de quelques heures.
HENRI.
Oh ! si j’avais seulement huit jours.
RENÉ.
Oui ; mais vous n’avez pas huit heures. Avez-vous entendu le bruit des armes que l’on préparait ?
HENRI.
Certes !
RENÉ.
Eh bien, ces armes, on les préparait à votre intention... Ils viendront vous tuer jusqu’ici, jusque dans la chambre du roi.
HENRI.
Le roi n’est pas mort encore.
RENÉ.
Non ; mais, dans cinq minutes, il le sera.
HENRI.
Que faire, alors ?
RENÉ.
Fuir, escorté de quatre hommes sûrs.
HENRI.
Y a-t-il quatre hommes sûrs pour moi en France ?
Scène VIII
LE ROI, HENRI, RENÉ, DE MOUY, paraissant derrière René
DE MOUY.
Oui, sire, s’ils sont commandés par moi.
HENRI.
De Mouy !... Qui t’a introduit ici ?
DE MOUY.
René.
RENÉ.
Avez-vous confiance en moi, maintenant, sire ?
HENRI.
Oui.
RENÉ.
Eh bien, suivez-moi par ce passage secret, et je vous conduirai jusqu’à la poterne... Venez ! venez !
HENRI, embrassant Charles au front.
Adieu, mon frère !... Meurs en paix, pauvre abandonné !... Au nom de nos frères, je te pardonne... Je n’oublierai pas que ta dernière volonté fut de me faire roi... Venez, messieurs.
LE ROI, rouvrant les yeux.
Nourrice !... nourrice !...
Henri sort après avoir pris l’épée au chevet du lit du Roi ; René et de Mouy le suivent.
Scène IX
LE ROI, LA NOURRICE
LE ROI.
Nourrice !... nourrice !...
LA NOURRICE.
Eh bien, qu’y a-t-il, mon Charlot ?
LE ROI.
Nourrice ! il faut qu’il se soit passé quelque chose pendant que je dormais... Je vois Dieu qui m’appelle... Mon Dieu ! mon Dieu ! recevez-moi dans votre miséricorde... Mon Dieu ! oubliez que j’étais roi... car je viens à vous sans sceptre et sans couronne... Mon Dieu ! oubliez les crimes du roi pour ne vous souvenir que des souffrances de l’homme... Mon Dieu, mon Dieu !... me voilà... Ah !...
Il meurt.
LA NOURRICE.
Au secours !... au secours !... le roi est mort !
Scène X
LE ROI, LA NOURRICE, CATHERINE, LE DUC D’ALENÇON, DE NANCEY, COURTISANS, CAPITAINES, puis DE MOUY
CATHERINE.
Mort !... Entrez tous... Où est Henri ?... qu’est-il devenu ?...
Courant au balcon.
Il fuit !... il fuit !... Tenez... là-bas... dans la nuit... avec son manteau brun, avec une plume blanche... Feu, monsieur de Maurevel !... feu, sur le panache blanc !...
Coups de feu.
Ah !... il tombe !... il est tombé !... il est mort !... Qu’on l’apporte ! qu’on l’apporte !...
LE DUC.
Il est mort !... Donc, je suis roi.
DE NANCEY.
Madame, la cour est pleine de gardes, de courtisans et de capitaines.
CATHERINE.
Faites ainsi que j’ai dit, monsieur... Proclamez le duc d’Anjou !
LE DUC.
Arrêtez, monsieur !... mon frère d’Anjou est en Pologne, et ne peut être proclamé roi, ma mère se trompe...
CATHERINE.
Votre frère d’Anjou frappe aux portes de Vincennes en ce moment peut-être...
On entend les trompettes.
Prenez garde, mon fils ! un mot de plus, et vous êtes un rebelle.
On apporte un cadavre enveloppé d’un manteau bran, le visage couvert d’un chapeau orné d’une plume blanche.
Ah !... le voilà !... le voilà !... Eh bien, où sont maintenant les prédictions des astrologues qui t’assuraient le royaume de France, Béarnais damne ?... Monsieur de Nancey, annoncez la mort du roi et proclamez son successeur.
DE NANCEY, sur le balcon.
Le roi Charles IX est mort... Le roi Charles IX est mort... Le roi Charles IX est mort... Vive le roi Henri III !...
TOUS.
Vive le roi Henri III !...
DE MOUY, se soulevant et écartant son manteau.
Vive le roi Henri IV !...
Il retombe mort.
CATHERINE.
Oh !... c’est la prophétie de la mort !... Il régnera ! il régnera !...