L'Hôtel de Rambouillet (Virginie ANCELOT)
Comédie en trois actes, mêlée de chant.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 19 novembre 1842.
Personnages
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET
LE MARQUIS DE SÉVIGNÉ
TALLEMANT DES RÉAUX
VOITURE
LE CHEVALIER DE MAILLY
LE DUC DE CHEVREUSE
UN DOMESTIQUE
LA MARQUISE DE RAMBOUILLET
LA DUCHESSE DE CROÏ
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI
MARIE DE RABUTIN.
GENTILHOMMES
POÈTES
PRÉCIEUSES, etc.
L’action se passe à l’hôtel de Rambouillet.
ACTE I
Le théâtre représente un salon richement meublé. Trois portes au fond ; porte à gauche du public ; une fenêtre à portière, avec balcon avançant dans la coulisse est à la droite. Du même côté, au premier plan, cheminée avec glace.
Scène première
LA DUCHESSE DE CROÏ, LA MARQUISE DE RAMBOUILLET, assises sur un canapé, MARIE DE RABUTIN, debout près de la marquise, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, LE CHEVALIER DE MAILLY, assis à droite du public, TALLEMANT DES RÉAUX, écrivant à une table au fond
LA DUCHESSE DE CROÏ.
Ainsi, l’hôtel de Rambouillet, qui vient de s’embellir par les soins de madame la marquise de Rambouillet, ma chère et noble amie,
Elle la désigne.
devait s’ouvrir aujourd’hui à tout ce que la cour offre de plus distingué, afin de former une société d’élite ? C’était une protestation contre le scandale des mœurs et la licence du langage !... Ici, la vertu seule devait être admise.
TALLEMANT, riant.
Ah, ah, ah !... la vertu !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Belle idée ! mais ma femme, qui a trente ans de moins que moi, a aussi trente fois plus de caprices : elle m’avait charmé par celui-là... hélas ! il n’a pas duré longtemps.
LA DUCHESSE.
Comment cela ? Il y a trois mois ; vous parliez tous deux, et vous nous donniez rendez-vous pour aujourd’hui.
LE MARQUIS, souriant.
Garder trois mois la même idée, quand souvent on en change trois fois en une minute !
LA DUCHESSE, à la marquise.
Auriez-vous oublié nos projets ? Voilà mademoiselle Marie de Rabutin,
Elle la désigne.
déjà célèbre par la vivacité de ses observations, qui voulait aussi nous seconder.
MARIE.
Sans doute ! Et qu’allons-nous devenir ? Depuis les guerres et les troubles de la Ligue, nos gentilshommes ne quittent pas plus leurs habitudes grossières que leurs bottes éperonnées !... Vous seule, par votre rang, votre esprit, votre beauté, pouviez avoir assez d’empire pour leur imposer les belles manières !... Aux grandes entreprises, les grands moyens !... Il s’agit de rendre aimables les hommes de notre temps : esprit, beauté, vertu, ce n’est pas trop !
LA DUCHESSE.
Et moi, j’aurais amené dans vos salons tous les grands seigneurs que je fréquente, et tous les beaux esprits que je protège.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, souriant.
Voyez donc ! Il y aurait eu chez moi de la gloire, sans que je me donne de peine, et de l’esprit, sans que je m’en mêle !... Quel dommage qu’il faille renoncer à tout cela !
LA DUCHESSE.
Mais pourquoi ?
MARIE.
Comment ?
M. DE MAILLY.
Qu’y a-t-il ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Ma chère marquise ne veut plus entendre parler de ce beau projet formé il y a trois mois... Mais je crois... avoir deviné.
LA MARQUISE, un peu troublée.
Quoi donc ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, remarquant son trouble et changeant de ton.
Je crois deviner que votre bon goût naturel, si craintif du plus léger ridicule, se sera effrayé devant quelques-unes de ces plaisanteries moqueuses que ne nous épargne pas notre cher ami Tallemant des Réaux.
TALLEMANT, de la table où il est assis.
Moi ? oh ! par exemple !... Je ne parle plus.
Tous se retournent et le regardent.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, souriant.
Ah ça ! mais que faites-vous donc là... à cette table ?
TALLEMANT.
Eh bien, j’écrivais, puisque je ne poux plus parler. Je ne puis plus dire de mal de personne... la marquise le défend !... alors j’en écris de...
LA MARQUISE, riant.
De tout le monde peut-être ?
TALLEMANT, se levant et venant en scène.
Il ne faut pas qu’il y ait rien de perdu.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, se levant, ainsi que tout le monde.
Que voulez-vous dire ?
LA DUCHESSE.
Qu’il fait des Mémoires où il écrit tout ce qu’il n’ose pas dire ?... Ce sera joli !...
TALLEMANT, souriant.
Et si j’allais y parler d’une grande dame de notre connaissance, très prude et très sévère pour la vertu des autres, qui ne marche jamais qu’accompagnée d’un jeune cousin, officier de cavalerie ?
LA MARQUISE, indiquant d’un signe la duchesse, qui a fait un mouvement.
Hum !...
TALLEMANT, souriant.
Oh !... uniquement pour défendre la sienne !
LA MARQUISE.
Monsieur Tallemant !
TALLEMANT.
Je ne dis rien !...
Affectant la surprise, et prenant un ton moqueur.
Ah !... Monsieur de Mailly ! Le régiment est donc revenu à Paris ?
M. DE MAILLY.
Que vous importe ?
TALLEMANT.
Le crédit de madame la duchesse, votre cousine, est si grand !
LA DUCHESSE.
Mon crédit peut faire taire les mauvaises langues.
TALLEMANT.
Vous le croyez encore plus grand qu’il n’est, madame la duchesse.
LA DUCHESSE, à la marquise.
Ah ! que vous auriez raison d’imposer silence à M. Tallemant !... Mais que vous auriez tort de lui laisser le pouvoir de nuire à nos projets !
Tout le monde s’est levé ; le marquis cause bas un instant avec M. de Mailly.
TALLEMANT.
Y nuire ?... moi ?... J’étais enchanté... Une réunion d’auteurs célèbres sans envie, d’hommes d’esprit sans vanité, et de femmes charmantes sans coquetterie !... Je serais curieux de voir cela.
LA DUCHESSE.
Qui vous dit que vous en feriez partie ? Une fois la société fondée, on ferait un scrutin, et l’on ne serait admis qu’à la majorité.
TALLEMANT.
Mauvais moyen, madame la duchesse !
Air : Amis, voici la riante semaine.
Les gens d’esprit, les sages, sur la terre,
Sont-ils, hélas ! les plus nombreux ?
Le passé nous dit le contraire :
La quantité ne fut jamais pour eux !
La Grèce, si riche en poètes,
N’eut que sept sages tout compté ;
Que de sottises elle eût faites,
En suivant la majorité.
Au reste, n’y pensons plus !... Mais permettez-moi, Madame, de vous présenter aujourd’hui le plus charmant étourdi du monde... le marquis de Sévigné.
MARIE, à part, avec joie.
Ah !...
LA DUCHESSE.
Y songez-vous ?... Le héros de plus d’une aventure scandaleuse !... inconséquent, querelleur, qui n’a, de sa vie, ouvert un livre ou touché une plume, et qui séduit une femme ou donne un coup d’épée avant qu’on ait eu seulement le temps d’y regarder.
MARIE.
Autrefois... mais à présent, mon tuteur, l’abbé de Coulanges, dit qu’il n’a plus rien à lui reprocher.
LA MARQUISE, souriant.
Je le recevrai à votre recommandation, Marie.
TALLEMANT.
Et nous, cependant, espérons que le désir de former en France une société polie, instruite et élégante, viendra à quelque jeune femme
Avec intention et regardant la marquise.
riche, oisive et sage, qui emploiera à ce projet cette activité et ces loisirs qui peuvent mener à des folies.
LA MARQUISE, qui a écouté avec une grande attention, vivement.
Vous croyez donc, monsieur Tallemant, que les plaisirs de l’esprit occuperaient la pensée, de manière à ne pas laisser place... à l’ennui ?
TALLEMANT.
N’en doutez pas.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à part.
Ah ! pourquoi ne veut-elle plus en essayer !
LA DUCHESSE, à la marquise, avec inquiétude.
Ne puis-je vous parler seule un instant ?
LA MARQUISE.
Sans doute !... Ensuite, je serai obligée de me rendre chez la reine-mère.
TALLEMANT.
Dont vous êtes la favorite, au grand dépit des Concini, dont les intrigues...
LA MARQUISE.
Ne feront pas, je l’espère, oublier mon dévouement à Sa Majesté.
TALLEMANT.
Ah ! les princes sont un peu comme les femmes ! Leurs faveurs ne sont pas toujours pour ceux qui les servent le mieux et les aiment le plus !... Mais je vais annoncer la bonne nouvelle à Sévigné.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Je sors avec vous, Tallemant.
MARIE, à la marquise.
Et moi, je vais parcourir tout l’hôtel, pour admirer les changements que vous avez faits.
Ensemble.
Air : Je saurai bien le faire marcher droit.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à Tallemant.
Nous devons tous nous revoir ce matin ;
Contre vos malices on crie ;
Mais avec moi venez, je vous en prie,
Vous me les direz en chemin.
LA MARQUISE, à la duchesse.
De visiter l’hôtel et le jardin,
Cette aimable enfant a l’envie ;
Dans un moment je reviens, chère amie,
Je vais lui montrer le chemin.
MARIE.
De visiter l’hôtel et le jardin,
Depuis longtemps j’ai grande envie ;
À mes désirs cédez, je vous en prie,
Veuillez me montrer le chemin.
TALLEMANT, au marquis.
Je dis parfois du mal de mon prochain ;
Contre mes malices on crie ;
De les savoir si vous avez l’envie,
Je vais vous les dire en chemin.
LA DUCHESSE, à la marquise.
Sans plus tarder il faut que ce matin
Je cause avec vous, chère amie ;
Revenez donc bientôt, je vous en prie.
Sans vous arrêter en chemin.
MARIE, bas à la marquise.
Plus tard, vous saucez un secret.
LA DUCHESSE, bas à Marie.
Ne prolongez pas votre absence...
Je vais vous attendre...
LA MARQUISE.
Il paraît
Que c’est un jour de confidence.
Reprise de l’ensemble.
Tallemant et le marquis sortent par le fond ; Marie et la marquise sortent par la porte latérale.
Scène II
LA DUCHESSE DE CROÏ, M. DE MAILLY, puis LA MARQUISE
LA DUCHESSE, vivement.
Éloignez-vous donc aussi, Charles.
M. DE MAILLY.
Pas sans avoir obtenu la permission de vous voir ce soir, Geneviève...
Il lui prend la main.
LA DUCHESSE.
Imprudent !
M. DE MAILLY.
Ce soir ?
Il veut baiser la main.
LA DUCHESSE.
Oui ! oui !... Mais sortez à l’instant.
M. DE MAILLY.
Merci !
LA MARQUISE, elle a vu leur mouvement en entrant.
Ah !
LA DUCHESSE, qui a vivement retiré sa main, et d’un ton très froid.
Adieu, mon cher cousin !
LA MARQUISE, à part.
C’est singulier !... Elle, si sévère !
M. de Mailly salue et sort.
Scène III
LA DUCHESSE, LA MARQUISE
LA DUCHESSE.
Ah ! vous voilà !
LA MARQUISE.
À vos ordres, madame la duchesse.
LA DUCHESSE.
Ma chère Catherine, avec vous je ne suis que Geneviève d’Urfé, protégée par votre mère, et vous aimant depuis mon enfance ; je veux être votre amie. Parlez-moi avec confiance.
LA MARQUISE.
Je ne demande pas mieux.
LA DUCHESSE.
Mon expérience...
La marquise fait un mouvement.
Je veux dire... mon amitié pour vous... s’inquiète l... Écoutez !... moi aussi, à seize ans, j’épousai un vieillard infirme, difficile à vivre, pour obtenir ce rang, cette importance, et cette richesse que je ne possédais pas.
LA MARQUISE.
Vous les avez payés plus qu’ils ne valent.
LA DUCHESSE.
Non, ma chère ; car, depuis dix ans que je suis veuve, je n’ai rien trouvé qui valût mieux.
LA MARQUISE, souriant.
Pas même M. de Mailly ?
LA DUCHESSE, dédaigneuse.
Un pauvre cadet de famille, qui n’a ni rang ni fortune.
LA MARQUISE, riant.
Et qui vous ferait perdre le titre de duchesse en même temps que celui d’insensible.
LA DUCHESSE.
Et je tiens autant à l’un qu’à l’autre. Mais votre sort aussi est digne d’envie ! N’est-ce pas beaucoup d’être la première dans la faveur de la reine ?
LA MARQUISE, soupirant.
Sans doute.
LA DUCHESSE.
D’être la plus fêtée dans les plaisirs de la cour ?
LA MARQUISE.
Certainement.
LA DUCHESSE.
De passer pour la plus aimable aux yeux de tous ?
LA MARQUISE, tristement.
Il faut bien se contenter de ce qu’on a.
LA DUCHESSE.
Vous seriez difficile si cela ne vous contentait pas ; mariée à l’âge de dix ans avec le marquis de Rambouillet...
LA MARQUISE.
Qui en avait quarante.
LA DUCHESSE.
Ambassadeur à Rome.
LA MARQUISE.
Il se rendit à son poste après la bénédiction nuptiale.
LA DUCHESSE.
Qui vous avait assure les plus grands biens de ce monde.
LA MARQUISE, souriant.
Sauf la liberté, pourtant.
LA DUCHESSE.
Pouvant disposer de tout.
LA MARQUISE.
De tout... excepte de moi-même, de ma personne et de mon cœur.
LA DUCHESSE.
Quand est venu l’âge de raison...
LA MARQUISE.
Je n’en avais pas besoin, on en avait ou tant pour moi !... Le mariage, c’est la grande affaire de la vie d’une femme : j’ai trouvé le mien tout fait ; alors je suis restée désœuvrée... et c’est pour cela que je m’ennuie.
LA DUCHESSE.
Disposition bien fâcheuse !
LA MARQUISE, lui prenant la main, et plus vivement.
Oh ! dites-le-moi, Geneviève... mais parlez avec votre cœur... dites-moi si les fêtes, le monde, le rang et la richesse ont suffi réellement à votre bonheur !
LA DUCHESSE, un peu embarrassée.
Mais sans doute !... Que voulez-vous donc ?... La vertu...
LA MARQUISE, avec un peu d’embarras aussi.
C’est qu’au milieu du monde et ses plaisirs, je sens qu’il manque un intérêt dans ma vie, un sentiment plus vif, enfin...
LA DUCHESSE.
Ô ciel !... que dites-vous, Catherine ? Déjà, cette lettre que je reçus de vous, il y a trois mois... peu de jours après notre séparation... m’avait effrayée sur l’état de votre esprit.
Elle a tiré la lettre, la marquise la prend.
LA MARQUISE.
Cette lettre...
LA DUCHESSE.
Annonçait une âme inquiète et mécontente : cette funeste disposition vous a conduite à une imprudence qui peut vous perdre... et c’est de cela que je veux vous parler.
LA MARQUISE.
Que voulez-vous dire ?
LA DUCHESSE.
Je sais tout.
LA MARQUISE.
Que savez-vous ?
LA DUCHESSE.
Vous n’avez pas quille Paris ni cet hôtel, depuis trois mois.
LA MARQUISE.
C’est vrai.
LA DUCHESSE.
Le marquis est parti seul.
LA MARQUISE.
Il l’a voulu !... Une mission secrète l’appelais à Vienne, et, au lieu d’aller passer ce temps à ma terre, je restai pour faire arranger l’hôtel à mon goût, sur les plans que j’avais composés.
LA DUCHESSE.
Ne recevant personne ? tous vos amis vous croyant absente ?
LA MARQUISE, inquiète.
L’hôtel rempli d’ouvriers... mon désir de vous préparer une surprise...
LA DUCHESSE.
Mais, pendant cette longue retraite, un jeune homme se cachait... ici... chez vous !
LA MARQUISE, très troublée.
Quoi !... Qui vous l’a dit ?... Comment l’avez-vous su ?
LA DUCHESSE.
Remettez-vous donc !... Votre trouble en dirait plus que mes paroles.
LA MARQUISE, se remettant et riant.
Ah ! mon trouble ment alors !... Car, s’il est vrai qu’un jeune homme était ici, il est vrai aussi qu’il y vint par hasard, qu’il y resta par nécessité... qu’il m’était inconnu, et qu’il m’est indifférent !... Voilà tout !
LA DUCHESSE.
Je l’espère.
LA MARQUISE.
Écoutez, et vous verrez si j’ai pu faire autrement que de lui donner l’hospitalité !... Un mois s’était passé dans la solitude ; j’étais tout occupée de nos projets, et du soin d’embellir la retraite où ils devaient s’exécuter... Vos tristes maisons parisiennes assombrissent les idées : notre demeure, c’est la décoration de la vie ; elle y paraît meilleure, quand les yeux ne voient que des objets agréables. Le luxe ressemble presque au bonheur ; beaucoup de gens s’y trompent, et j’espérais faire comme eux.
LA DUCHESSE.
N’êtes-vous donc pas heureuse ?
LA MARQUISE, sans répondre.
Un jour... on avait travaillé dans le jardin ; le pan de muraille qui donne sur la rue de Chartres était abattu ; quelques planches seulement servaient de clôture. J’étais seule ; la nuit approchait ; j’entendis un cliquetis d’épées, puis le bruit d’une chute contre les planches mal assurées, qui cédèrent, et je vis devant moi la cloison s’abattre, et un jeune homme tomber !... Il était blessé ! Je poussai un cri ! « Silence, me dit-il !... vous savez la loi sur les duels... j’ai tué mon adversaire... S’il n’en a pas fait autant, c’est sa faute ! Mais, ajouta-t-il en souriant, si je ne crains pas la mort, je la veux prompte, sans façon, et non pas avec les formalités et l’appareil de la justice !... Je déteste les cérémonies !... Qui que vous soyez, je vous supplie donc de m’accorder un asile jusqu’à demain matin. » Comme il achevait ces mots avec peine, il retomba sur la place d’où il s’était soulevé... Il avait perdu connaissance.
LA DUCHESSE.
Véritable commencement de roman !... Et qui en était le héros ?
LA MARQUISE.
Il fut en danger quelque temps... puis faible, incapable de soutenir les fatigues d’un voyage, et ce ne fut qu’il y a quinze jours...
LA DUCHESSE.
Il va quinze jours... Oui, quand votre mari dut arriver.
LA MARQUISE.
Ce jeune homme quitta l’hôtel.
LA DUCHESSE.
Son rang ?
LA MARQUISE.
Il n’a point de rang.
LA DUCHESSE.
Son nom ?
LA MARQUISE.
Je ne lui connais que celui d’Henri.
LA DUCHESSE.
Ainsi, vous avez eu chez vous, et vous avez vu chaque jour, un homme dont vous ne connaissez ni la naissance, ni le nom ?
LA MARQUISE.
Il avait des dangers à craindre, et des souffrances à supporter, je ne pensai pas à autre chose... Plus tard, il m’avoua qu’il n’était qu’un pauvre officier... Enfin, il est parti... et je ne l’ai plus revu depuis ce temps-là !... Quinze jours !...
LA DUCHESSE.
Et vous n’en avez plus entendu parler ?
LA MARQUISE.
Non !... mais...
LA DUCHESSE.
Mais...
LA MARQUISE.
Chaque matin, depuis son départ, j’ai trouvé un bouquet dans ma chambre... ou dans ce salon...
Elle va près de la table où écrivait Tallemant.
Ah !... tenez... le voilà !...
Elle prend le bouquet.
LA DUCHESSE.
Il paraît qu’il a gardé des intelligences dans la place !... Vous êtes troublée, Catherine !... Et je commence à craindre quelque séducteur audacieux...
LA MARQUISE.
Lui ?... si simple, si réservé ?... qui osait à peine exprimer des sentiments...
LA DUCHESSE.
Dont vous vous êtes persuadée, pourtant.
LA MARQUISE.
Il n’a jamais parlé que d’amitié.
LA DUCHESSE.
Mot dangereux, qui précède souvent l’amour, et ne le suit presque jamais !
LA MARQUISE.
Ah ! l’amitié doit être permise avec celui qui la comprend si bien !... Il me disait : Dans une position brillante, on peut douter des sentiments qu’on inspire ; et un plaisir pour le cœur vaut mieux qu’un succès pour la vanité.
LA DUCHESSE.
Et voilà les discours que tenait un jeune officier enfermé seul avec la noble marquise de Rambouillet ?
LA MARQUISE.
Qu’il ne connaissait pas. Il m’avait prise d’abord pour une personne attachée à la maison ; je ne l’ai pas détrompé. Pour lui, je suis Catherine, demoiselle de compagnie de madame de Rambouillet : mon nom n’est donc pas compromis avec cet inconnu que je ne reverrai jamais.
Elle soupire.
LA DUCHESSE.
Heureusement, Catherine !... Car si votre mari soupçonnait tout cela, vous seriez perdue.
LA MARQUISE, effrayée.
Comment ?
LA DUCHESSE.
Vous ne le savez pas... vous ne le voyez pas... car le marquis est fier ; il cache sa jalousie, ses craintes, et ses soupçons.
Air : Soldat français.
Mais de ses mœurs l’antique austérité.
Sa haine contre la licence,
Le ridicule, et l’orgueil irrité,
Tout fermerait son cœur à l’indulgence !
Si quelques torts allumaient son courroux,
De la coupable où serait le refuge ?
Sans cesse en butte à des soupçons jaloux,
Quand ses regards chercheraient un époux,
Ils ne trouveraient plus qu’un juge !
Scène IV
LA DUCHESSE, MARIE, LA MARQUISE
MARIE, arrivant gaiement.
C’est lui !... je l’ai vu !... le marquis de Sévigné !
LA MARQUISE.
Ah !
LA DUCHESSE.
Déjà !
MARIE.
Aussi M. Tallemant craint sans doute de revenir trop vite, car il veut lui montrer tout l’hôtel avant de vous l’amener.
LA DUCHESSE.
Vraiment ?
MARIE.
Il veut lui faire admirer le bon goût de la marquise, le faire juge de sa magnificence, et c’est un juge éclairé !...
Elle s’approche de la fenêtre.
Les voilà qui visitent le jardin !... M. Tallemant semble l’y retenir malgré lui...
Elle rit.
Regardez donc !
La marquise est restée rêveuse, regardant le bouquet qu’elle tient encore. La duchesse s’approche de la fenêtre.
LA DUCHESSE.
Oh ! je le connais !
MARIE.
Pas assez, puisque vous en pensez du mal.
Elles s’avancent toutes deux sur le balcon, de façon à disparaître et à rester ainsi étrangères à ce qui se passe sur la scène.
LA MARQUISE, à elle-même, sur le devant.
Pourquoi suis-je triste et troublée ?... Et ce bouquet ? Non, je ne le porterai pas !...
Elle le pose sur la cheminée.
Oublions... Oui, oublions, s’il est possible, celui qu’il rappelle... et dont la pensée me suit toujours malgré moi !
Scène V
LA DUCHESSE, MARIE, LA MARQUISE, LE MARQUIS DE SÉVIGNÉ
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le marquis de Sévigné.
Il entre tout de suite par le fond ; les deux femmes, qui sont sur le balcon, n’ont pas entendu ; la marquise se retourne vivement en entendant annoncer ; elle fait un vif mouvement de surprise.
LA MARQUISE.
Ciel !
SÉVIGNÉ, souriant.
Catherine !
LA MARQUISE, avec trouble et effroi.
Henri !... Mais ce n’est pas possible ! Quoi ! vous seriez...
SÉVIGNÉ.
Je suis Henri !... C’est mon nom !... Il est vrai qu’on y ajoute : marquis de Sévigné... J’avais oublié de vous le dire.
LA MARQUISE, d’un ton de reproche.
Ah !
SÉVIGNÉ, gracieux et tendre.
Avec une situation brillante on peut douter des sentiments qu’on inspire.
LA MARQUISE.
Et vous saviez qui j’étais ?
SÉVIGNÉ.
En est-il une autre aussi gracieuse et aussi belle ?
LA MARQUISE, vivement agitée.
Ah ! c’est affreux, Monsieur !... Un piège tendu au cœur d’une femme... Un mensonge pour surprendre... et obtenir... des sentiments que vous n’obtiendrez pas... que vous n’aurez jamais... Ah ! tout me fait un devoir de vous éloigner de moi... de ne pas vous recevoir... de...
Pendant tout ce temps Sévigné a eu l’air suppliant ; il voit les deux femmes quitter le balcon ; il fait un geste rapide.
SÉVIGNÉ, bas à la marquise.
Silence !...
Puis il s’approche et s’adresse aux deux autres d’un ton très calme.
J’ai l’honneur de saluer madame la duchesse de Croï et mademoiselle Marie de Rabutin.
Scène VI
LA MARQUISE, SÉVIGNÉ, TALLEMANT, LA DUCHESSE, MARIE
TALLEMANT, accourant par le fond.
Par où diable avez-vous passé ? Je vous croyais sur mes pas.
SÉVIGNÉ.
Mon impatience de voir madame la marquise est bien naturelle !... Plus tard j’apprendrai à connaître une retraite qui déjà m’a paru charmante.
TALLEMANT.
Monsieur de Sévigné n’a pas pour la retraite un goût bien prononcé.
SÉVIGNÉ.
C’est ce qui vous trompe, mon cher Tallemant !... Pour peu qu’il égale mon dégoût pour la cour...
TALLEMANT.
Vous a-t-on fait quelque nouveau passe-droit ?
SÉVIGNÉ.
Blessé a l’armée, j’arrive pour voir accorder à un officier qui ne s’est pas battu la récompense que j’avais méritée... Un M. de Mailly.
Mouvement de tout le monde.
TALLEMANT, souriant malignement, en regardant la duchesse.
Il a de si belles protections !... Une par...
Pour l’empêcher de parler, la marquise tousse ; la duchesse tousse aussi.
MARIE, riant.
Comme ces dames sont enrhumées !
TALLEMANT.
Un coup d’air !... Si, au moins, le cousin de madame la duchesse était là pour aller lui chercher une pelisse ?...
La duchesse lui lance un regard ; Marie et la marquise rient, ainsi que Tallemant.
MARIE.
Monsieur le marquis, il vaut mieux encore mériter les récompenses que les obtenir.
SÉVIGNÉ.
Et il vaut mieux aussi un plaisir pour le cœur, qu’un succès pour la vanité.
LA DUCHESSE, à part, très surprise.
Hein ?... Ces paroles... les mêmes que Catherine tout à l’heure... Que signifie cela ?
TALLEMANT, souriant.
Où avez-vous pris celle phrase-là, Sévigné ?
Scène VII
LA MARQUISE, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, SÉVIGNÉ, TALLEMANT, LA DUCHESSE, MARIE
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Vous oubliez, ma chère, que l’heure est arrivée de vous rendre chez la reine... Ah ! Sévigné !...
TALLEMANT.
Vous le connaissez depuis longtemps, et c’est en ami qu’il espère être traité ici.
SÉVIGNÉ, tendant la main au marquis.
C’est tout ce que je désire.
TALLEMANT.
Le Louvre est à deux pas, et nous attendrons ensemble votre retour.
LA MARQUISE.
Comme vous voudrez ! Venez, mon cher marquis !
Avec intention, regardant Sévigné sévèrement.
Rien au monde ne peut faire manquer aux devoirs qui nous réclament.
Ensemble.
Air de Strauss, Fées de Paris, acte II, scène IV.
LA MARQUISE, à elle-même.
Près de la reine il faut nous rendre ;
Sous nos grandeurs abritons-nous ;
Que l’orgueil vienne nous défendre
Contre des sentiments plus doux !
SÉVIGNÉ, à part.
Son regard, j’ai su le comprendre :
Elle hésite, et veut, loin de nous,
Que l’orgueil vienne la défendre
Contre des sentiments plus doux.
TALLEMANT.
Au Louvre vous devez vous rendre,
Car la reine compte sur vous ;
En ce lieu nous allons attendre
L’instant qui doit vous rendre à nous.
LA DUCHESSE, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, MARIE.
Il ne faut pas vous faire attendre,
Quand la reine compte sur vous ;
Au Louvre nous allons nous rendre
Au Louvre vous allez vous rendre
Puis ici nous reviendrons tous.
Tout le monde sort, excepté Sévigné et Tallemant ; ce dernier reconduit ceux qui s’éloignent, et disparaît un moment.
Scène VIII
TALLEMANT, SÉVIGNÉ
SÉVIGNÉ, seul un instant.
Ah ! ses devoirs... ou plutôt sa vanité dédaigneuse l’emporte sur moi !... Elle me brave... nous verrons !...
TALLEMANT, rentrant.
À nous deux maintenant !... Qui voulez-vous séduire ici ?
SÉVIGNÉ.
Personne, pardieu !
TALLEMANT.
Vous faites du sentiment ; vous ne parlez ni de vos dettes, ni de vos bonnes fortunes, ni de vos duels, et vous n’avez pas juré une seule fois !... Il y a quelque chose là-dessous !... Vous êtes amoureux.
SÉVIGNÉ.
Cela ne regarde que moi.
TALLEMANT.
On parlait de votre mariage.
SÉVIGNÉ.
Ceci est une autre affaire ; ça regarde mes créanciers.
TALLEMANT.
Allons, avouez-moi vos projets.
SÉVIGNÉ.
Des projets ?... Des calculs ?... moi ?...
TALLEMANT, souriant.
Vous... qui faites le mal tout naturellement, n’est-ce pas ?
SÉVIGNÉ, souriant.
Comme vous le dites.
TALLEMANT.
En vérité ?
SÉVIGNÉ, riant.
Quand une femme me plaît, je n’ai plus qu’une idée, m’en faire aimer !... Cela me vient aussi naturellement que de mettre l’épée à la main dès qu’un homme me contrarie, ou d’emprunter de l’argent quand je n’en ai pas. Mais l’argent dépensé, le coup d’épée donné, et le succès assuré, je pense à autre chose.
TALLEMANT.
C’est du vrai brigandage ! Et voilà justement ce que je veux empêcher.
SÉVIGNÉ.
Bah ! Je suis encore bien loin de faire autant de mauvaises actions que vous dites de méchantes paroles.
TALLEMANT.
Vous n’y suffiriez pas... Au reste, si vous avez des projets ici, vous échouerez, et cela m’amusera.
SÉVIGNÉ.
Ah ! ah !
TALLEMANT.
Pour être insensible à l’amour, la belle marquise ne l’est pas au plaisir d’être aimée : elle se plaît à voir à sa suite la triste figure d’adorateurs malheureux.
SÉVIGNÉ.
Je n’ai jamais fait cette figure-là auprès de personne.
TALLEMANT.
Il y a commencement à tout.
SÉVIGNÉ.
Pas à cela pour moi, mordieu !... Et pour vous prouver, ainsi qu’à elle, que je n’y songe nullement, ce mariage dont on parle...
TALLEMANT.
Eh bien ?
SÉVIGNÉ, tirant une lettre de sa poche.
Voyez !... Si je le veux, il est fait !... Et je le voudrai.
TALLEMANT, prenant le papier.
Une lettre ?
SÉVIGNÉ.
Du poète Voiture, qui est bien le plus obligeant des hommes !... Lisez, Tallemant.
TALLEMANT.
Voyons !
Il lit.
« Monsieur le marquis, je suis désolé, personne ne veut plus vous prêter d’argent. Vous ne trouveriez pas à emprunter cent pistoles sur toutes vos terres, qui sont engagées : voulez-vous qu’on vous donne cent mille écus sur votre personne ?... Est-elle libre ?
« Il ne faut, pour cela, que signer un papier qui vous rendra le mari d’une aimable fille de seize ans, qui raffole de vous, et que vous trouvez charmante.
« Voilà tout ce que je puis faire pour monsieur le marquis, dont j’attends les ordres, et à qui je serais heureux de prouver ma reconnaissance et mon dévouement.
« Voiture. »
SÉVIGNÉ.
Jadis, je l’obligeai, et il s’en souvient toujours.
TALLEMANT.
C’est un homme rare !... Et qu’avez-vous répondu ?
SÉVIGNÉ.
Rien encore.
TALLEMANT.
Et vous ne répondrez pas, j’en suis sûr.
SÉVIGNÉ.
Ah ! vous en êtes sûr ?...
Il va à la table et écrit.
TALLEMANT, à part.
Il écrit réellement !...
SÉVIGNÉ, lisant ce qu’il a écrit.
« Merci de vos bons services et de votre amitié ! Comme il me faut cent mille écus à tout prix, j’accepte le mariage !... Arrangez-le ; répondez pour moi, je ferai honneur à votre parole.
« Marquis de Sévigné. »
TALLEMANT.
Ainsi, la femme passera par-dessus le marché ?
SÉVIGNÉ, remettant le billet à Tallemant.
Faites de cela ce que vous voudrez ! Vous êtes détrompé, j’espère, sur mon amour pour la marquise ?
TALLEMANT.
Oui, certainement.
SÉVIGNÉ.
Et rassuré, par conséquent, sur mon projet de la séduire ?
TALLEMANT.
Oh non ! pas du tout !
SÉVIGNÉ, riant.
Tallemant, vous êtes trop scélérat !... Vous me donnez de bien mauvaises idées !
TALLEMANT, riant.
Et vous de bien mauvais exemples !
SÉVIGNÉ, riant.
Que vous avez grande envie de suivre.
TALLEMANT.
Ah ça ! mais qu’êtes-vous devenu depuis trois mois ?... Il y a du changement en vous... je vous reconnais à peine !
SÉVIGNÉ.
D’abord, j’ai reçu un terrible coup d’épée.
TALLEMANT.
Ah !... Je vous reconnais là !
SÉVIGNÉ.
J’ai été soigné par une jeune et jolie femme, dont je suis devenu amoureux.
TALLEMANT.
Je vous retrouve.
SÉVIGNÉ.
Mais je n’y veux plus penser.
TALLEMANT.
C’est tout à fait vous !
SÉVIGNÉ.
Je vous conterai cela plus tard.
TALLEMANT.
M’autorisez-vous à en parler, ainsi que de votre mariage, à la marquise de Rambouillet ?
SÉVIGNÉ, très moqueur.
Pourquoi pas ?
Il le regarde en face.
Mais quel intérêt avez-vous donc à nuire aux projets que je pourrais concevoir ?
TALLEMANT.
Oh ! mon Dieu, rien de plus simple !... c’est pour empêcher que vous ne nuisiez à ceux que j’ai...
SÉVIGNÉ.
Ah !
TALLEMANT.
Ils ne sont pas ce que vous pensez, et je n’y mets point de mystère !... Après les discordes civiles, les hommes, vivant entre eux, sont égoïstes et grossiers, et les femmes, délaissées, sont insipides et frivoles. Il n’y a rien à faire là pour les gens d’esprit : ce sont des acteurs sans théâtre et sans public.
SÉVIGNÉ.
Et vous voudriez jouer votre rôle ?
TALLEMANT.
Un salon d’élite, où l’esprit serait apprécié, les talents reconnus, et le bon goût mis en honneur, servirait les intérêts de tous les gens distingués, et ferait de la société française le modèle de toutes les autres. Mais il faut une reine à cet empire de l’intelligence !... Et il faut que cette reine soit spirituelle, car nulle part on ne règne longtemps sans esprit : il faut qu’elle soit élégante et gracieuse ; car, en France, on ne plaît qu’un moment avec du mauvais goût : il faut, de plus, qu’elle soit aussi sage que belle, car l’amour nous l’enlèverait. Il tient tant de place dans la vie d’une femme, qu’il non laisse plus pour rien !... Jeune, vertueuse et spirituelle, la marquise de Rambouillet est peut-être notre seul espoir. Croyez-vous que je vous aurai amené chez elle pour que vous nous l’enleviez ?...
D’un ton moqueur.
Non, mon cher marquis, je veux qu’elle vous connaisse bien, qu’elle sache toute la vérité, toutes vos folies, et je parierais alors mille pistoles qu’elle vous détestera avant huit jours.
SÉVIGNÉ, souriant.
Et si je pariais le contraire ?
TALLEMANT.
Je croirais que vous êtes fou, ou que vous voulez me faire cadeau de mille pistoles.
SÉVIGNÉ.
Air : On dit que je suis sans malice.
Croyez donc, je tiens la gageure,
TALLEMANT.
Quoi ! vous tenterez l’aventure ?
SÉVIGNÉ, riant.
On voit que la difficulté
Ne m’a jamais épouvanté ;
Chercher le cœur dune coquette,
Trouver la bourse d’un poète...
TALLEMANT.
Bon moyen pour perdre, en gageant,
Et ses soupirs et son argent.
Scène IX
TALLEMANT, SÉVIGNÉ, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, LA DUCHESSE DE CROÏ, puis LA MARQUISE
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, continuant avec beaucoup d’animation un entretien commencé.
Je vous le répète, madame la duchesse, je ne puis le comprendre moi-même.
LA DUCHESSE.
C’est affreux ! c’est indigne !... Et toute la cour doit prendre parti pour la marquise de Rambouillet.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Sans doute ! c’est offenser toute la noblesse.
TALLEMANT.
Que s’est-il passé ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
La marquise allait, comme de coutume, entrer dans l’appartement de la reine, lorsque la femme de Concini... cette maréchale d’Ancre, comme il faut l’appeler maintenant... a osé lui dire, d’un air triomphant : « On n’entre pas... et je ferai savoir à la marquise de Rambouillet quand elle devra se présenter chez Sa Majesté. »
LA DUCHESSE.
Ah ! cela crie vengeance.
TALLEMANT.
Cela étonne peu... mais doit irriter beaucoup.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
N’est-il pas vrai !... Eh bien ! croiriez-vous que la marquise...
LA MARQUISE, qui est entrée, s’est un peu arrêtée au fond, et a entendu les dernières phrases ; d’un ton très gai.
N’est pas irritée du tout.
TALLEMANT, se retournant ainsi que les autres.
Ah ! madame la marquise...
LA DUCHESSE.
Chère amie !...
Tous l’entourent avec amitié, Sévigné se tient à l’écart.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Oui, jamais je ne vis la marquise de si bonne humeur.
S’adressant à elle.
Ainsi, depuis quinze jours que je suis de retour, vous étiez constamment inquiète, préoccupée...
SÉVIGNÉ, avec un intérêt très visible.
Comment ?
LA MARQUISE, à son mari.
Vous vous trompez.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Non !... On aurait cru vraiment que vous regrettiez, ou que vous attendiez quelque chose.
SÉVIGNÉ, à lui-même avec joie.
Ah !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Et, depuis une heure, il semblerait que vous avez tout ce que vous désirez.
SÉVIGNÉ, à lui-même.
Quel bonheur !
TALLEMANT, à part, étonné.
Quelle joie dans les yeux de Sévigné !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Enfin, le croiriez-vous ? madame la marquise a été jusqu’à m’avouer qu’elle était bien aise de ce qui s’était passé !... Elle disait qu’avec une situation brillante on peut douter des sentiments qu’on inspire.
SÉVIGNÉ, vivement.
Madame la marquise a dit cela ?
LA DUCHESSE, à part.
Ah !... ces paroles...
LA MARQUISE, saisissant la main de son mari.
Monsieur !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Comme si l’on n’avait pas vingt fois plus d’amis quand on est riche et puissant !... Elle disait encore : La retraite avec ce qui plaît vaut mieux que le bruit du monde.
LA MARQUISE, prenant vivement la parole avant que son mari ait achevé.
Assez, Monsieur ! assez !... Ne voyez-vous pas que je suis fatiguée et souffrante ?... que j’ai besoin de repos... de solitude ?
TALLEMANT, à part, examinant la marquise et Sévigné.
Ah ! ah !...
LA DUCHESSE.
Si nous vous laissions ?...
LA MARQUISE.
Oui, oui... par grâce... un moment de repos.
Elle se place sur un sofa.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Eh bien ! venez tous dans le jardin, en attendant l’heure du dîner... Vous êtes des nôtres, Sévigné, Tallemant, madame la duchesse... Moi, je vais sortir pour rassembler encore d’autres convives... Ce n’est pas le cas de rester seul... on croirait à une disgrâce complète.
LA MARQUISE.
Je ne tarderai pas à vous rejoindre.
Scène X
LA MARQUISE, seule, assise sur le sofa
Ah ! combien le calme et la solitude me seraient nécessaires aujourd’hui !... J’ai besoin de regarder dans mon cœur, de voir ce qui s’y passe !...
Elle tire de son sein la lettre qu’elle a prise à la duchesse à la deuxième scène.
Cette lettre... Qu’avais-je écrit alors ?... et qu’est-ce que j’éprouve maintenant ?... parfois, je ressens de la crainte !... puis du trouble... du bonheur !... Ah ! ce qui cause ma joie et ma frayeur, si c’était...
Elle s’est levée, elle se retourne, voit Sévigné qui entre, retombe assise ; la lettre s’échappe et tombe à ses pieds.
Lui !...
Scène XI
LA MARQUISE, SÉVIGNÉ
SÉVIGNÉ.
Ah ! ne devinez-vous pas que je dois éprouver le besoin de vous voir, de vous parler ?
LA MARQUISE, très émue.
En effet... j’ai aussi bien des choses à dire... bien des reproches...
SÉVIGNÉ.
Non, non ! ne dites rien... rien qu’un seul mot : Pardon ! je le demande à genoux.
LA MARQUISE, inquiète et troublée.
Levez-vous !
SÉVIGNÉ, avec joie, se relevant, et s’appuyant sur le dossier du sofa.
Ma grâce est donc accordée ?
LA MARQUISE, d’un ton de reproche.
Ah ! monsieur le marquis !...
SÉVIGNÉ, tendrement.
Vous disiez, Henri...
LA MARQUISE.
Je ne puis revenir encore de ma surprise... Celui que je croyais un pauvre officier était un brillant colonel !... Celui qui paraissait si simple et si vrai, était l’homme du monde le plus habile à tromper !
SÉVIGNÉ, voulant l’arrêter.
Ah !...
LA MARQUISE, continuant.
Et ce langage délicat, qui peignait des sentiments si tendres et si purs... Que d’art il a fallu pour le trouver !
SÉVIGNÉ, tendrement.
Aucun !... près de vous, ce langage était naturel... En vous en aimant, je devenais meilleur... voilà tout !
LA MARQUISE.
Et ce nom qui m’abusait ?
SÉVIGNÉ, vivement.
Ah ! si j’avais caché mon nom, n’aviez-vous pas aussi caché le vôtre ? Si je n’étais que Henri, un malheureux blessé que la mort menaçait, vous n’étiez que Catherine, une belle jeune femme dont la bonté le sauvait !... C’est-à-dire que nous étions alors vraiment nous-mêmes, avec nos impressions naturelles, avec nos cœurs !... Et quand je vous disais : Je ne possède rien !... c’est que titres, rang, richesses, j’avais oublié tout cela !... Je ne voyais au monde qu’un seul bien, qu’un seul bonheur... et je ne le possédais pas.
Il s’approche de la marquise, qui recule sur le sofa ; en avançant, il voit la lettre qu’elle a laissé tomber.
Ce papier...
Il le ramasse, elle le lui reprend vivement.
LA MARQUISE.
Rien... une lettre.
SÉVIGNÉ.
Bien importante ? bien chère, peut-être ?
LA MARQUISE, riant et serrant la lettre dans sa robe.
Oh ! si vous saviez ?...
SÉVIGNÉ, un peu piqué.
Mais il paraît que je ne saurai pas !... Le temps de la confiance est-il donc passé ?
LA MARQUISE, retirant la lettre de son sein, en riant.
Et cependant, ce n’est rien d’important, rien de mystérieux... voyez !...
Il s’assied près d’elle sur le sofa.
C’est mon écriture... une lettre envoyée il y a trois mois à la duchesse de Croï...
SÉVIGNÉ.
Cette prude... celle...
LA MARQUISE, l’arrêtant.
Mon amie !... Elle seule connaissait tout mon cœur... Elle me reprochait la tristesse de cette lettre, et je la lui ai reprise pour savoir ce qu’elle contient, car je l’ai oublié... et je veux moi-même, après cette lecture, me condamner, ou m’absoudre.
SÉVIGNÉ.
Lisons ensemble !
LA MARQUISE.
Oh !
SÉVIGNÉ.
Ces confidences à une amie, ne pouvez-vous aussi les faire... à un ami ?
LA MARQUISE, gaiement, avec grâce.
Eh bien, oui !... lisons ! je ne veux pas tromper... et, comme vous, si j’ai caché mon nom, je ne veux du moins rien cacher de mes pensées ; il ne faut pas surprendre l’amitié, et nos amis doivent nous aimer avec nos torts et nos défauts.
SÉVIGNÉ.
Ah ! voilà qui est bien dit !... Lisez donc !
Il se penche près de la marquise, de manière à former un tableau gracieux.
LA MARQUISE, lisant.
« Ma chère Geneviève, toujours les mêmes idées me ramènent à la même tristesse : mon existence est brillante, mais inutile ; ma pensée est vive, et mon cœur bat avec violence... mais qu’en faire ? Rien ne m’intéresse vivement ; je n’aime rien avec ardeur... enfin je m’ennuie !... »
Elle parle en souriant.
Eh bien ! voilà un défaut dont je suis tout à fait corrigée.
SÉVIGNÉ.
Est-il bien vrai ?
LA MARQUISE.
Depuis deux mois, je ne me suis pas ennuyée une minute.
Il fait un mouvement de joie ; elle continue de lire.
« La cour me déplaît ; le bal me fatigue, et je n’ai plus même le désir de paraître jolie. »
Elle regarde Sévigné et sourit avec tendresse.
Oh ! ceci n’est pas vrai le moins du monde !... jamais je n’ai tant désiré d’être belle.
SÉVIGNÉ, la regardant tendrement.
Comme le ciel exauce bien vos désirs !
LA MARQUISE.
Vous croyez ?
SÉVIGNÉ, lui montrant la glace qui est de l’autre côté.
Tenez, regardez...
LA MARQUISE, après avoir regardé, dit en souriant.
Elle est trop loin !... Je ne puis savoir si vous dites la vérité.
SÉVIGNÉ.
Lisez dans mes yeux.
LA MARQUISE, avec embarras et reprenant la lettre.
Voyons donc encore quelles folies me passaient alors par la tête !...
Elle lit.
« Peut-être ce bonheur infini dont on éprouve le besoin, et que l’on rêve sans le connaître, se trouve-t-il dans une affection...
Elle baisse la voix et hésite.
Plus vite... oui... peut-être... »
SÉVIGNÉ.
Continuez donc !
LA MARQUISE, avec embarras.
Non, non !...
Elle veut chiffonner le papier ; Sévigné le prend.
Ce sont de folles idées.
SÉVIGNÉ.
Au contraire ! votre cœur avait raison !...
Elle vient lui reprendre la lettre.
Ah ! laissez-moi lire encore !...
Il lit.
« Oui, peut-être cette immense félicité à laquelle notre âme aspire se trouve-t-elle dans un amour partagé... »
Elle saisit vivement le papier et le chiffonne.
LA MARQUISE.
Je me trompais, vous dis-je... car je ne désire, je ne regrette rien... et il ne manque rien à mon bonheur.
SÉVIGNÉ, vivement, lui prenant la main.
Non, il ne manque à votre bonheur ni une affection réelle, ni un amour partagé.
Air : d’Aristippe.
Ce sentiment si dévoue, si tendre,
À vos chagrins pour jamais vous ravit !
LA MARQUISE.
Ah ! taisez-vous, je neveux pas l’entendre.
SÉVIGNÉ.
Mes yeux cent fois ne vous l’ont-ils pas dit ?
Un geste, un mot, un regard le trahit !
Dans les vôtres laissez-moi lire ;
Que votre cœur enfin réponde au mien...
LA MARQUISE, troublée.
Que voulez-vous me contraindre à vous dire !
SÉVIGNÉ, tendrement.
Regardez-moi... ne dites rien !
On entend des rires dans la coulisse ; la marquise se lève vivement ; elle se trouve placée de manière que Sévigné, assis, est un peu caché derrière la marquise.
LA MARQUISE.
Ciel ! quelqu’un !...
Scène XII
SÉVIGNÉ, MARIE, LA MARQUISE
MARIE, du dehors.
Est-il possible !
Elle rit en entrant et ne voit pas Sévigné.
LA MARQUISE.
Marie !...
MARIE, riant.
Ah ! vous êtes là, chère marquise !... Si vous saviez ?...
Riant toujours, et ne voyant pas Sévigné qui se tient derrière la marquise.
Imaginez-vous que je viens de déranger, sans le vouloir, en les surprenant ensemble, M. de Mailly et madame la duchesse de Croï, causant tout près l’un de l’autre, assis sous les arbres du jardin !... Ils se sont levés vivement quand ils m’ont entendue, et elle voulait me cacher le chevalier... mais il était derrière elle...
En disant ces mots, elle passe derrière la marquise, et pousse un cri de surprise en voyant Sévigné.
Ah ! M. de Sévigné ! là, aussi !... c’est singulier !... tout comme M. de Mailly.
SÉVIGNÉ, souriant.
Oh ! vous me faites tort, ma belle demoiselle.
MARIE, revenant de sa surprise et avec une gaieté naïve.
Ah ! je sais bien que ce n’est pas la même chose !... car, figurez-vous qu’ils parlaient... de quoi ?... Devinez !... Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent !... Oh ! vous ne devineriez jamais... Ils parlaient d’amour !
LA MARQUISE, troublée.
Comment ?
SÉVIGNÉ, riant.
Ah ! ah ! ah ! vous croyez que nous n’aurions jamais deviné ?
MARIE.
Qui s’en serait douté ? Je me promenais dans le jardin, j’entends :
Elle change de voix.
« Oh ! ma Geneviève !... »
Elle reprend sa voix naturelle.
Disait une voix adoucie.
Elle change de nouveau sa voix.
« Le mystère de nos amours leur ôte bien des plaisirs. »
Reprenant sa voix ordinaire.
Je me suis vite montrée, afin que ces indiscrets n’en disent pas davantage... Quelle a été ma surprise ! c’était M. de Mailly qui adressait ces paroles à la duchesse de Croï !...
Elle rit.
Ah ! si vous l’aviez entendue alors ?
Elle prend une grosse voix.
« Mademoiselle de Rabutin, je donne à M. le chevalier, mon cousin, qui va rejoindre l’armée, des instructions pour son voyage. »
De sa voix ordinaire.
Oh ! elle était grave, imposante !...
Riant.
Et moi qui avais vu son cousin lui baiser la main !... Elle appelle cela des instructions pour rejoindre l’armée !
Air de la valse de Strauss (Fées de Paris, acte II, scène VI.)
Moi j’accourais,
Car j’espérais
Des amoureux
Bien rire à deux !
Monsieur est la,
Et ce sera
Plus doux, je crois,
D’en rire à trois.
Ensemble.
LA MARQUISE.
Hélas ! pour nous,
Ces jours si doux,
Où dans ces lieux
Nous étions deux,
Ils avaient fui.
Et loin de lui
Je regrettais
Et j’attendais.
SÉVIGNÉ.
Rappelez-vous
Ces jours si doux
Où dans ces lieux
J’étais heureux.
Fier d’oublier
Le monde entier,
Je vous aimais
Et j’espérais.
MARIE.
Moi j’accourais, etc.
Mais on vient... c’est votre mari... et M. Tallemant...
Elle va au-devant d’eux dans le fond.
LA MARQUISE, à part, de l’autre côté, avec le plus grand trouble.
Ah ! je vois clair dans mon cœur !... je l’aime...
MARIE, à ceux qui arrivent, riant.
Venez, venez tous... que je vous confie... Ah ! madame la duchesse !
Scène XIII
SÉVIGNÉ, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, TALLEMANT, LA DUCHESSE DE CROÏ, LA MARQUISE, MARIE
LE MARQUISDE RAMBOUILLET, à part.
Sévigné ici !... Eh ! mais comme la marquise est troublée !
Il les examine d’un air soupçonneux.
LA MARQUISE, se troublant sous son regard.
Ciel !...
LA DUCHESSE, à part.
Ils étaient ensemble ! Ah ! c’est lui !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à la duchesse.
Vous arrivez ?... L’agitation de la marquise...
LA DUCHESSE, vivement.
Est toute naturelle !... Voyez, Marie et moi-même... nous sommes tous agités...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Et pourquoi donc ?
LA DUCHESSE, à part.
Il faut la sauver... mais que faire ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Eh bien ?
LA MARQUISE, à part.
Que va-t-elle dire ?
LA DUCHESSE.
Eh bien ! c’est la grande nouvelle !... la marquise est décidée...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
À quoi ?
SÉVIGNÉ et TALLEMANT.
Comment ?
LA DUCHESSE, attachant ses yeux sur les yeux de la marquise.
Persuadée maintenant que nous avions raison... que l’occupation de l’esprit et de la pensée est bonne... et parfois même nécessaire, elle consacrera désormais tous ses moments au projet que nous avions formé.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Est-ce possible ?
SÉVIGNÉ, étonné.
Tous vos moments ?
LA DUCHESSE, à la marquise.
N’est-ce pas vrai ?
LA MARQUISE, après un moment de surprise, lui prend la main et passe au milieu.
Oui, l’hôtel de Rambouillet deviendra le centre où se réuniront tous les beaux esprits de l’époque ! Ma vie, uniquement occupée...
SÉVIGNÉ.
Avec des pédants.
LA DUCHESSE.
Calomniés par l’ignorance.
TALLEMANT, bas à Sévigné.
Vous n’avez pas de succès.
SÉVIGNÉ, à part.
Elle veut m’échapper.
LA MARQUISE, encore troublée.
Ainsi, ma vie, occupée des lettres et des arts, ne voudra plus d’autres plaisirs !... Que tous nos poètes en vogue viennent dès aujourd’hui !
LA DUCHESSE.
Ils rendront votre nom glorieux.
SÉVIGNÉ.
Ridicule ! si le bon goût de madame la marquise ne les repousse.
LA MARQUISE, cherchant à s’étourdir.
Ah ! ne tardons pas !... M. Tallemant, vous qui aimez à écrire, asseyez-vous à cette table.
Tallemant va s’asseoir à la table.
LA MARQUISE.
Air nouveau de A. Doche.
À nos vœux en vain l’on résiste,
Monsieur, écrivez, s’il vous plaît !
Et qu’aux noms mis sur cette liste
S’ouvre l’hôtel de Rambouillet.
TALLEMANT, assis et la plume à la main.
À son tour que chacun fournisse
Quelques noms.
SÉVIGNÉ.
Le pourrai-je aussi ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Oui, sans doute, point d’injustice.
SÉVIGNÉ, à part.
Alors nous verrons !
Haut.
Grand merci !
LA DUCHESSE.
D’abord, il faut placer ici :
Voiture, à la plume dorée,
Ménage qui nous ravira,
D’Urfé, mon frère, qui lira
Son beau poème de l’Astrée !
LA MARQUISE.
J’entends qu’on inscrive avant tous
Le grand Corneille !
LE MARQUIS, à Sévigné.
Qu’en dites-vous ?
SÉVIGNÉ.
Que madame est bien inspirée.
LA DUCHESSE.
Mairet, Benserade, Conrart,
Et Chapelain, par leur génie,
Illustreront la compagnie ;
Écrivez leurs noms sans retard.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Moi, je veux, pour fournir ma part
Dans cette liste glorieuse,
Montausier, Brissac et Chevreuse !
Écrivez leurs noms sans retard.
Ici, la musique chantée s’arrête, les instruments continuent à l’orchestre pendant qu’on parle sur le théâtre.
MARIE.
Comment ? des grands seigneurs ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Qui donc écouterait vos beaux esprits qui parleront toujours ?
SÉVIGNÉ, à part.
Je lui en trouverai de si ridicules et de si ennuyeux, que je l’en dégoûterai !... Ah ! j’y suis !
Haut.
Écrivez : Saumaise et d’Aubignac.
LA DUCHESSE.
Ajoutez : Racan, Ronsard et Théophile.
SÉVIGNÉ.
Et vite, l’abbé Cottin, Scudéri, et sa sœur, surtout.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Assez ! assez !... Diable ! que de noms !... Est-ce que ce sont tous des génies ?
MARIE.
La gloire reconnaîtra les siens.
LA MARQUISE.
La vieillesse de Descartes a besoin de consolations, et la jeunesse de Bossuet d’encouragements.
SÉVIGNÉ.
Assez de gens d’esprit comme cela !...
À part.
Si son bon goût choisit, je suis perdu.
Reprise de l’ensemble.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, LA MARQUISE, MARIE, LA DUCHESSE, TALLEMANT.
À nos vœux en vain l’on résiste,
Dès ce soir il faut, s’il vous plaît,
Qu’aux noms placés sur cette liste
S’ouvre l’hôtel de Rambouillet.
SÉVIGNÉ, à part, sur le devant.
À mon amour elle résiste,
Mais il saura bien, en secret,
Quoiqu’il ne soit pas sur la liste.
S’ouvrir l’hôtel de Rambouillet.
ACTE II
Même décoration qu’au premier acte : le fond est ouvert, et laisse voir un autre salon ; des sièges sont disposés en cercle ; une table à droite du public.
Scène première
LA MARQUISE, entrant gaie, et même un peu exaltée dans sa joie
Soyons toute à notre projet !... Que les grands seigneurs et les beaux esprits se rencontrent chez moi !... Que la grandeur protège les talents, et que le génie éclaire la puissance !... Peut-être cela donnera-t-il à quelque grand roi l’idée d’une docte académie, où ceux qui sont le plus séparés par leur rang, la fortune et les lois seraient tous égaux... de par l’esprit !... Ah ! quelqu’un.
Scène II
LA DUCHESSE, LA MARQUISE
LA DUCHESSE.
J’accours avant la réunion, tant j’ai hâte de vous louer de votre sagesse !... Oh ! je vous comprends ; vous vous faites, contre votre cœur, une arme de votre esprit.
LA MARQUISE, riant.
Et, de peur qu’il ne soit pas le plus fort, j’appelle à mon aide celui des autres.
LA DUCHESSE.
Votre gaieté est déjà la preuve de votre triomphe.
LA MARQUISE.
J’avoue que jamais de ma vie je ne me suis trouvée aussi heureuse qu’aujourd’hui.
LA DUCHESSE.
Et vous avez chassé le séducteur ?
LA MARQUISE, avec gaieté, mais d’un ton de reproche.
Chassé ?...
LA DUCHESSE.
Eh bien !... banni ?
LA MARQUISE, riant.
Impossible !... Nous ne devons bannir que la sottise et l’ennui.
LA DUCHESSE.
Quoi !... Vous garderez dans votre société un étourdi, un mauvais su...
LA MARQUISE, l’interrompant, et riant.
Pour avoir des gens à corriger, il faut bien en recevoir qui aient quelques défauts.
LA DUCHESSE, sérieuse.
Mais il vous aime !
LA MARQUISE, riant.
Il n’aura plus le temps de me le dire.
LA DUCHESSE, de même.
Mais vous ne l’ignorez pas.
LA MARQUISE, de même.
Je n’aurai plus le temps de me le rappeler.
LA DUCHESSE.
Qu’avez-vous allaire de cet amour à vos côtés ?... Avec une maison brillante, de nombreux amis, de grands esprits et des talents, n’a-t-on pas en fait de bonheur tout ce qui est nécessaire ?
LA MARQUISE, riant.
Il faut bien avoir aussi un peu de superflu.
LA DUCHESSE.
Prenez garde !... C’est dangereux.
LA MARQUISE, de même.
Au contraire... les gens qui ont des trésors ne pensent pas même à en user : il n’y a que ceux qui ne possèdent rien qui ont envie de tout.
LA DUCHESSE.
Vous m’effrayez !
LA MARQUISE, gaiement.
Ne craignez rien !... Mon cœur est paisible, puisque ma pensée est remplie de joie... Cet ennui accablant dont je me plaignais ne pourra plus ni approcher ! La tristesse... Oh ! c’est elle qui est bannie !... Tout me plaît et m’amuse !... Que je suis heureuse !
LA DUCHESSE, souriant.
Quel soleil nouveau a donc tout embelli depuis ce matin ?
LA MARQUISE.
Qu’importe, s’il éclaire le bonheur et la joie ?... Nous allons réunir les plus grands talents et les plus grands esprits... Mais, croyez-moi, il ne sera pas déplacé au milieu d’eux !
LA DUCHESSE, souriant et moqueuse.
Qui cela ?... le soleil ?...
Mouvement de la marquise. La duchesse reprend plus sérieuse.
Mais ce sont les plus beaux jours qui amènent les orages.
LA MARQUISE, riant.
Ils ne pourront m’atteindre : j’aurai tant de héros autour de moi !... Est-ce que les lauriers ne préservent pas de la foudre ?
LA DUCHESSE.
Ainsi, M. de Sévigné restera ?
LA MARQUISE.
Il sera doux et soumis.
LA DUCHESSE.
Mais vous êtes sensible.
LA MARQUISE.
Il sera tout dévoué.
LA DUCHESSE, soupirant.
Cela suffit-il pour empêcher un malheur !
LA MARQUISE, souriant.
Le malheur ?... Il pourra, moins que jamais, s’attaquer à moi !... J’aurai un ami de plus pour me défendre.
LA DUCHESSE.
Allons, je vois qu’en ce moment la raison ne peut se faire entendre : il y a une voix qui parle plus haut qu’elle... et moi !...
LA MARQUISE, lui prenant la main affectueusement.
Votre voix, chère amie, sera toujours écoutée avec plaisir... Mais pourquoi renoncerais-je à une autre amitié ? Un moment je l’ai crue dangereuse... Alors j’ai tant multiplié mes projets, mes relations, et mes amitiés, que c’est tout au plus s’il lui reste une petite place !... Je me sens si calme et si satisfaite, qu’il est impossible que je courre aucun danger !... Et je vous remercie pourtant, car c’est
Souriant.
généreux d’oublier les vôtres pour penser aux miens.
LA DUCHESSE, étonnée.
Que dites-vous ?
LA MARQUISE, souriant.
On vous aime aussi.
LA DUCHESSE, embarrassée.
Moi ?... Mais l’heure s’avance...
Elle va, dans son embarras, chercher soit son éventail, soit une mantille ; la Marquise la suit en riant.
LA MARQUISE, riant et la suivant.
On vous adore... on vous le dit... et votre calme, qui n’en est point altéré, votre vertu qui n’en est pas troublée... me serviront d’égide et de modèle.
LA DUCHESSE.
J’entends venir quelqu’un... Je sors par ici... et je vais vous amener d’Urfé, mon frère, et le poète Benserade.
LA MARQUISE, riant.
À notre secours tous les gens d’esprit !... Si nous ne triomphons pas, c’est qu’il y aura quelqu’un de plus malin qu’eux... et ce n’est pas possible !...
La duchesse sort par une porte latérale.
Scène III
LA MARQUISE, TALLEMANT, suivi de quatre personnes
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. Tallemant des Réaux, M. l’abbé d’Aubignac, M. Ménage, M. Chapelain, M. Racan.
Ils entrent tous et saluent la marquise.
TALLEMANT.
Je croyais trouver ici le grand Corneille, le vieux Descartes et le jeune Bossuet ; car je suis allé chez tous de votre part, et l’on m’a dit que le marquis de Sévigné m’avait devancé, qu’il les avait emmenés dans son carrosse.
LA MARQUISE.
Vous êtes les premiers, Messieurs.
Scène IV
LA MARQUISE, TALLEMANT, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET
Il entre avec trois personnes, et les présente à la marquise.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Ma chère marquise, voici nos amis M. le prince de Chalais, le marquis de Montausier, et le duc de Chevreuse.
LA MARQUISE, les saluant avec grâce.
Veuillez prendre place, Messieurs.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Madame la duchesse de Croï, M. d’Urfé, M. de Benserade, M. l’abbé de Pure.
Scène V
LA MARQUISE, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, TALLEMANT, LA DUCHESSE DE CROÏ, MARIE DE RABUTIN, M. DE MAILLY
Ils entrent avec la duchesse sans qu’on les annonce. Tous les autres personnages nommés.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
M. Voiture.
Il entre.
LE DUC DE CHEVREUSE, bas au prince de Chalais.
Le fils de mon marchand de vins.
LA MARQUISE, qui l’a entendu et va au-devant de Voiture.
Les poètes sont fils des dieux.
Voiture a salué la marquise.
LE DUC DE CHEVREUSE.
À vos yeux, l’esprit excuse tout...
LA MARQUISE.
Nous devons au moins traiter avec lui d’égal à égal.
LE DUC DE CHEVREUSE.
Prenons garde qu’alors il ne nous traite en maître.
VOITURE.
Honneur soit rendu à madame la marquise, pour avoir eu l’idée de réunir tous les hommes distingués de la cour et de la ville, le monde poli et le monde savant, afin de créer ainsi les mœurs nobles et délicates, réformer et enrichir la langue, et préparer un beau siècle littéraire à la France.
LE DUC DE CHEVREUSE.
Mais prenez garde aux copies ridicules qui ne présenteront qu’affectation et mauvais goût.
Scène VI
LA MARQUISE, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, TALLEMANT, LA DUCHESSE DE CROÏ, MARIE DE RABUTIN, M. DE MAILLY, VOITURE, SÉVIGNÉ, MADEMOISELLE DE SCUDÉRI
SÉVIGNÉ, se tenant à la porte et riant, à part.
Voici le moment de faire notre entrée.
Il pousse le laquais dans le salon.
LE LAQUAIS, annonçant.
M. le marquis de Sévigné ! mademoiselle de Scudéri !
Sévigné lui donne la main avec une solennité ridicule ; quatre femmes vieilles et affectées qui la suivent ; puis deux petits laquais, dont un tient une carte de géographie, l’autre un registre.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, d’un ton très solennel et très affecté.
Salut, ma chère marquise ! Vous me voyez fidèle au rendez-vous ; vos projets sont sublimes : c’était mon rêve !... vous le savez, souvent je vous y encourageai.
Aux petits laquais.
Posez cela sur cette table.
Ils posent sur la table la carte et le livre, et se retirent. S’adressant à la marquise.
Ce sont les attributs nécessaires d’une réunion comme la nôtre : d’abord ce livre où chacun de nos illustres amis sera forcé d’avoir de l’esprit, du plus beau, du plus galant et du plus fin, pour louer nos vertus, nos grâces et notre beauté !
TALLEMANT.
Quelle imagination il faudra !
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Ensuite une carte... ah ! quelle carte !... chère marquise, c’est moi qui l’ai fait dresser pour mes romans de Clélie et de Cyrus, ou plutôt Arlamène, et notre société devra en faire usage comme mes incomparables héros !... Puis, j’ai l’honneur de vous présenter quelques-unes de mes amies, les premières précieuses de Paris, et les plus capables de pousser de longs discours sur le sentiment.
SÉVIGNÉ, à part, se frottant les mains.
Bien !... très bien ! J’espère que la marquise sera dégoûtée pour jamais de ses projets.
La marquise, après avoir salué ces dames, fait un mouvement qui indique son mécontentement, ainsi que les seigneurs qui l’entourent.
LA MARQUISE, à demi-voix à Sévigné.
D’autres personnes invitées...
SÉVIGNÉ, souriant.
Elles ne pourront pas venir aujourd’hui... mais celles-ci vous dédommagent amplement.
TALLEMANT, à part.
C’est un tour de Sévigné !
Mademoiselle de Scudéri est occupée du livre et de la carte qu’elle fait déployer sur la table. Tallemant se rapproche de la marquise.
Si madame la marquise priait M. de Benserade de nous réciter quelques-uns de ses vers si spirituels et si gracieux?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Attendez donc !... La séance n’est pas ouverte : nous n’avons pas seulement établi les bases de notre société !... Et, d’abord, avant de parler, ne devons-nous pas songer à épurer la langue, à la délivrer de tous les mots grossiers qui la déparent ?... Qu’en pense monsieur Voiture, passé maître en beau langage ?
VOITURE.
Air : Vaudeville du Piège.
Oui, nous avons notre langue à polir,
Des mots grossiers nous devons la défendre.
S’adressant aux dames.
Il suffira, pour l’embellir,
De vous voir et de vous entendre.
Les mots naîtront gracieux et charmants,
Créés par vous. À vos leçons fidèles...
Il est juste que les enfants
Prennent leurs mères pour modèles.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Mais, avant de nous adresser à toutes ces sonnets, ballades et rondeaux, qui feront notre gloire, ne faut-il pas, au moins, que nous ayons remplacé les noms vulgaires du calendrier par des noms poétiques et dignes des Muses ? J’ai employé les trois mois qui viennent de s’écouler à choisir des noms pour chacune de nous.
MARIE.
Moi, je ne quitte pas mon nom de Marie.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, désignant la marquise.
Nous substituons donc au nom de Catherine celui d’Arthénice ;
Désignant la duchesse.
au nom de Geneviève, celui de Polyxène ; et je ne vois point d’inconvénient à ce que, moi, on m’appelle Amynthe.
SÉVIGNÉ.
Ma loi, ni moi non plus, je n’y vois pas le moindre inconvénient.
LE MARQUIS, bas, à Tallemant.
Je crois qu’on se moque de nous.
VOITURE, à la marquise, commençant à réciter des vers.
Ainsi, belle Arthénice, en nos vers amoureux,
Nous pourrons célébrer ce nom digne des Muses...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, l’interrompant.
Tout beau, M. Voiture !... Avant de lâcher la bride à l’esprit, nous avons encore à nous occuper d’une chose plus importante : les mœurs !
TOUT LE MONDE, faisant un mouvement.
Comment ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Elles sont d’un scandale horrible à notre époque.
LE MARQUIS DE RAMBOLILLET, sérieux.
Certes !... Et, s’il était un moyen d’y remédier ?...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Que voulez-vous ?... Les hommes, habitués au désordre de la guerre, s’adressent aux femmes en conquérants !... Hardis, audacieux dans leurs actions, comme dans leurs paroles, brusquant les entreprises galantes, comme ils feraient d’une citadelle ennemie, ils escaladent les forteresses du royaume de Tendre, sans s’arrêter seulement au village de Petits soins, au hameau de Billets-doux, et au faubourg de Propos-galants.
TOUS, très étonnés.
Bah !
SÉVIGNÉ, à part.
Je la paierais, qu’elle ne dirait pas mieux.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, aux autres.
Que diable est-ce que tout cela ?
LA MARQUISE, étonnée.
C’est singulier !
SÉVIGNÉ, riant.
Il nous semble qu’on veut nous faire voir du pays ?
D’un ton très grave, en s’adressant à mademoiselle Scudéri.
De quelle contrée nous parlez-vous, Mademoiselle ? Je ne me souviens pas de l’avoir vue sur la carte.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Il est vrai que Ptolémée n’en parle pas !... Ce sont terres inconnues de son temps, et que nous aurons la gloire d’avoir découvertes au pays de la galanterie, dont voici la carte !... Cette carte, dressée par mes soins, pour indiquer aux hommes leur conduite auprès des femmes !... Voyez...
Elle indique du doigt la carte déployée sur la table ; on s’approche avec curiosité.
D’abord, trois villes et trois fleuves nouveaux !... Tendre-sur-Estime, Tendre-sur-inclination, Tendre-sur-reconnaissance ! ... On y arrive par le village de Petits-soins. Regardez !...
Tout le monde se presse pour regarder, sauf la marquise, Sévigné et Tallemant.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Quelle géographie !
TALLEMANT, maussade.
Ces trois fleuves et ces trois villages qui mènent à Tendre...
SÉVIGNÉ, à la marquise, il n’est entendu que par Tallemant.
Me semblent mener plus sûrement aux Petites-Maisons.
Ensemble.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, TALLEMANT, MARIE, LA DUCHESSE, TOUS LES INVITÉS.
Air : Chœur de A. Doche.
Ah ! que de choses neuves
Vous devra le public !
Trois villes et trois fleuves
Qu’ignora Copernic !
Tous se rangent autour de la table où est la carte, excepté la marquise, qui se tient un peu au milieu, Sévigné qui ne s’occupe que d’elle, et la duchesse qui veille un peu sur eux.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, assise à la table.
Vous allez comprendre aisément !... Suivez tous mon doigt sur la carte de Tendre.
LA MARQUISE, à part, allant vers le canapé.
Tout cela est bien étrange.
Elle s’assied.
SÉVIGNÉ, bas à la marquise.
Voilà donc ce qu’on va nous faire entendre !... Vous, dont l’esprit et le bon goût craignent tant le ridicule, vous dédaignez l’amour pour de semblables parodies !
TALLEMANT, à part.
Si je n’y veille, Sévigné renverse tous nos plans.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, à la foule qui l’entoure près de la table.
Mandane entraîne par Là, en le désespérant, le fidèle et malheureux Arlamène.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Et le promène pendant dix ans.
TALLEMANT, à part.
Je mettrai son adresse en défaut.
LA DUCHESSE, à part.
Je tremble pour elle.
SÉVIGNÉ, offrant à la marquise le bouquet qu’il est allé prendre sur un meuble, bas.
Regardez !... Simple et vrai comme mon amour !...
LA MARQUISE.
Hélas !...
SÉVIGNÉ, bas.
Un mot qui me console !...
La marquise ne répond pas, mais elle laisse aller sa main derrière le sofa ; Sévigné baise cette main ; le chœur reprend pendant ce jeu de scène.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
Ah ! que de choses neuves
Vous devra le public !
Trois villes et trois fleuves
Qu’ignora Copernic !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, après le chant, il se retourne et dit en riant.
Sévigné, regardez-donc !...
Étonné de ne pas l’apercevoir.
Eh bien !... où est-il ?
SÉVIGNÉ, se relevant vivement.
Je ramassais quelque chose que madame la marquise avait laissé tomber.
TALLEMANT, à part.
Diable ! diable !... Il est temps que je m’en mêle, ou mes mille pistoles sont...
Haut et s’adressant à tout le monde, en prenant le milieu de la scène.
Maintenant que mademoiselle de Scudéri a terminé sa démonstration, j’ai grande envie, pour venir en aide à ses préceptes, de vous raconter une anecdote qui court Paris en ce moment, et qui vient de m’être dite en bon lieu.
LA DUCHESSE.
Quelque calomnie ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Quelques bruits scandaleux ?
Tout le monde se rapproche de Tallemant, excepté la marquise, la duchesse et Sévigné, qui restent à leurs places.
TOUS.
Parlez ! Parlez !...
TALLEMANT.
Vous apprendrez de quelles fourberies, de quelles ruses infernales certains étourdis sont capables pour séduire une femme sans défiance.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Il aura suivi d’autres routes que les chemins marqués sur la carte de Tendre ?... Vous verrez cela !...
TALLEMANT.
C’est probable !... Un beau colonel arrivait de l’armée, grièvement blessé, il ne pouvait trouver d’asile nulle part ; son hôtel était saisi par ses créanciers ;un prince, qui devait l’attacher à sa personne, avait donné à un autre, avec la place promise, l’appartement qui lui était destiné dans son palais ; et une beauté, qu’il avait laissée tout éplorée en partant, s’était si bien consolée, que sa porte lui fut défendue !... Où aller ?... Plus aucune place pour lui !... Elles étaient prises partout !
M. DE MAILLY.
Ah ! vraiment ?
SÉVIGNÉ, riant.
Ces choses-là se sont vues.
TALLEMANT.
Oui, mais les gens d’esprit ne sont embarrassés de rien !... Les sottises des autres, leurs folies à eux-mêmes, et jusqu’à leurs malheurs, ils tirent parti de tout !... Quand il ne sut plus où aller, il se souvint qu’il existait une grande dame, belle, spirituelle, et qu’il ne connaissait pas ; que, retirée pour le moment, seule dans son hôtel, elle ne voyait absolument personne.
Ici la marquise commence à prêter attention au récit de Tallemant.
MARIE, riant.
Est-ce que, par hasard, notre colonel aurait eu l’idée d’aller se loger chez elle ?
TALLEMANT.
Positivement !
M. DE MAILLY.
C’est impossible !
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Quand je le disais !... c’est un de ces chevaliers félons qui prennent d’assaut...
TALLEMANT, l’interrompant.
Dieu me damne si mon héros n’a pas passé six semaines en tête-à-tête avec la belle dame, soigné et consolé par elle !
LA MARQUISE, troublée, se levant vivement.
Comment ?
LA DUCHESSE, avec curiosité, se plaçant devant elle.
Quoi !... six semaines, seul... enfermé ?... Et l’on parle de cela dans Paris ?...
M. DE MAILLY, avec inquiétude.
Comme vous êtes émue,. Madame !...
TALLEMANT.
Cette histoire semble intéresser beaucoup madame la duchesse ?... Eh bien ! sachez donc qu’un valet stylé par son maître... un cliquetis d’épée... une chute dans un jardin... un prétendu duel qui forçait à se cacher... enfin une demi-douzaine d’impostures...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Il y a félonie et trahison !
SÉVIGNÉ, colère et faisant un mouvement.
Monsieur Tallemant !...
LA MARQUISE, l’arrêtant et écoutant avec anxiété, à Tallemant.
Continuez donc, je vous prie !
TALLEMANT.
Est-ce que madame la marquise devinerait déjà quelqu’un ?
LA MARQUISE, s’efforçant de sourire.
Ah !...
SÉVIGNÉ.
Cela ne peut regarder personne de la connaissance de Madame.
LA MARQUISE, vivement, lui lançant un regard et le retenant loin de Tallemant.
Je l’espère !... Mais vous disiez, monsieur Tallemant, qu’on simula un duel ; que venu exprès dans cet endroit pour pénétrer jusqu’à celle qu’on voulait tromper...
TALLEMANT.
Tout servit merveilleusement les projets du séducteur... Sa blessure se rouvrit le jour même, et la belle, touchée à la vue du sang, tremblante à l’aspect des dangers, donna sa maison pour asile au beau chevalier inconnu, et l’adora, comme de raison, le plus tôt possible.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, avec un peu d’inquiétude.
Mais qui est-elle ? De qui parlez-vous ?
TALLEMANT.
J’ignore les noms ! mais on peut les savoir.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, vivement.
Et il le faut !
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Cela crie vengeance !... Ah ! la belle Mandane.
TALLEMANT, l’interrompant.
L’histoire n’est pas finie !...
SÉVIGNÉ, à part, toujours retenu par la marquise.
Langue maudite !
M. DE MAILLY, doux.
Que peut-il rester à apprendre ? la femme que l’on croyait en voyage était dans son hôtel, seule avec un jeune homme... Elle trompait le monde, et...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, colère concentrée.
Son mari, sans doute ?
TALLEMANT, regardant M. de Mailly.
Un amant, peut-être ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
C est inimaginable !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Cette femme, qui peut-elle être ? Il faut le savoir !... Il le faut absolument !...
LA MARQUISE, près de la duchesse, et à part.
Que devenir ?...
TALLEMANT.
Je vais vous mettre sur la voie !... La fortune vient en dormant, dit-on. Elle vint pour mon héros pendant qu’il faisait mieux que cela. Il est maintenant un des écuyers de Monsieur.
LA DUCHESSE.
Il y en a douze.
TALLEMANT.
C’est le dernier nommé.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Le dernier nommé est M. le chevalier de Mailly, ici présent.
Mouvement de tous.
VOITURE.
Non pas !... c’est M. le marquis de Sévigné, que voilà !...
Mouvement général.
SÉVIGNÉ.
Comment ?
TOUT LE MONDE.
Ah !... vraiment ?...
LA MARQUISE, bas à la duchesse.
Je tremble !
VOITURE.
Le prince m’avait chargé de lui annoncer cette faveur, et près de vous, Mesdames, j’avoue que je l’avais oublié.
MARIE, avec chagrin.
Quoi !... c’est M. de Sévigné !
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, s’éloignant avec affectation.
Et je me suis trouvée près de lui !
TALLEMANT, riant.
Ainsi, voilà mon héros !
SÉVIGNÉ, qui s’est avancé.
Assez !...
TALLEMANT, bas à Sévigné.
Écoutez donc, vous m’aviez autorisé à parler.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Ce n’est pas pour cela que nous étions réunis !...
TALLEMANT, regardant autour de lui, à lui-même.
La duchesse tremblante, la marquise pâle comme la mort...
Il se retourne, et voit Marie qui essuie une larme.
Et la petite qui pleure ?... Que signifie cela ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, avec amertume.
Ah ! l’on a poussé si loin la licence, de nos jours, qu’il est temps d’y mettre un frein !... Aussi la faiblesse des maris est inconcevable ! Que ne font-ils tous comme le duc de Guise ?...
TALLEMANT.
Qui fil assassiner Saint-Mégrin ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Et fit mourir sa femme de douleur ?... Ah ! c’est horrible !...
LA DUCHESSE, se plaçant toujours de manière à cacher un peu la marquise à son mari.
Pauvre Catherine !
LA MARQUISE, à part.
Tous les yeux sont sur moi !... Si je ne triomphe pas de mon trouble, je suis perdue !...
Sa physionomie change, elle prend l’air calme et souriant, vient se placer au milieu, et dit d’un ton moqueur.
Comment se fait-il, mon cher M. Tallemant, que vous, sans cesse à l’affût des sottises qu’on fait, vous oubliez toujours celles de ces conteurs de méchantes histoires, esprits vivant d’emprunts, et qui n’auraient rien à dire si l’imprudence ne prêtait sujet à leur malice... Comment et pourquoi soupçonnez-vous cette femme ? Est-ce qu’on ne peut pas aussi bien écouter un fat sans l’aimer, qu’en tendre un méchant sans le croire ?... Sommes-nous chez les Turcs, où l’on enferme les femmes pour les séparer des hommes, ce qui m’a toujours semblé faire trop d’honneur à ces messieurs, et trop d’injustice a ces dames ?... Mais il y a quelque chose d’effrayant à vous entendre parler, c’est de songer à ce que vous pouvez écrire !... car si, vous écrivez tout ce que vous pensez, il y aura tant de bien de vous et tant de mal des autres, que la postérité sera bien attrapée, si elle prend tout au sérieux !... Tâchons de ne point faire comme elle, et rions de vos folies !... Oui... il faut en rire !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Sans doute !... Et pourtant assurons-nous du fait ! car, s’il est vrai, si l’on en parle, sachons le nom de cette femme, afin qu’elle ne puisse jamais approcher de notre pure et invulnérable société !... Elle sera assez punie !...
À ses Précieuses.
Venez, Mesdames, il est temps de nous retirer.
LA DUCHESSE.
Oui... la séance est levée.
MORCEAU D’ENSEMBLE.
Air : Chœur nouveau de A. Doche.
Nous allons tâcher d’apprendre
Par quelle femme fut soigné.
Dans un tête-à-tête si tendre,
Le cher marquis de Sévigné.
M. DE MAILLY, à demi-voix à Sévigné.
Il faut qu’avec vous je cause
À l’écart.
SÉVIGNÉ.
Volontiers !...
À Tallemant.
L’affreuse chose.
Qu’un sot bavard !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à part.
Hélas ! malgré moi je sens naître
Soupçons jaloux.
LA DUCHESSE, bas à Marie.
Seule avec elle je veux être ;
Retirez-vous !
ENSEMBLE.
Nous allons tous tâcher d’apprendre
Par quelle femme fut soigné,
Dans un tête-à-tête si tendre,
Le cher marquis de Sévigné.
Tout le monde sort, excepté la duchesse et la marquise.
Scène VII
LA MARQUISE, LA DUCHESSE
LA MARQUISE.
Oh ! Quelle force il m’a fallu pour me contraindre ! Que je souffre !... je ne puis respirer... mon cœur est serré... ma tête en feu !... Si je pouvais pleurer ?
LA DUCHESSE.
Catherine !...
LA MARQUISE, lui prenant la main.
Mon imprudence peut me perdre... ma réputation est en péril... mon repos menace !... Avez-vous vu les regards de mon mari ? ma rougeur ? mon trouble ? ma peur du mépris ?... Eh bien ! mon amie, il est quelque chose encore qui m’effraie davantage ! Je vous trompais !... Je me trompais moi-même !... Lui... Sévigné... celui qui me perd...
LA DUCHESSE, avec effroi.
Vous l’aimez ?...
LA MARQUISE, vivement, avançant la main, comme pour l’empêcher de parler.
Oh ! dites-moi donc comment vous avez pu rester calme, insensible, indifférente !...
LA DUCHESSE, avec un peu d’embarras.
Moi ?
LA MARQUISE.
J’ai besoin de vos conseils, de vos exemples, pour me donner de la force contre ses prières et son amour... car il veut me voir... Il le demandait là, tout à l’heure... il le demandera sans doute encore !...
Un domestique entre, remet sans rien dire un papier à la marquise, et sort.
LA DUCHESSE.
Un papier ?
LA MARQUISE.
De lui !
LA DUCHESSE.
Toujours imprudent !... Ah ! il ne faut pas le voir !
LA MARQUISE, qui avait parcouru le papier des yeux, lit haut.
« Ce papier vous parviendra sans danger : il sera peut-être un dernier adieu. »
LA DUCHESSE, calme et moqueuse.
Il va vous menacer de se tuer !... Nous connaissons cela... surtout ne répondez pas.
LA MARQUISE, continuant de lire.
« Pour la dernière fois je vous aurai vu, et c’est avec le reproche dans les yeux, le soupçon dans le cœur que mes regards vous ont laissée ! »
LA DUCHESSE, avec dédain.
Ne fallait-il pas le remercier ?
LA MARQUISE, lisant.
« Mon trouble était si grand en vous quittant, que, sachant à peine comment et pourquoi, je me trouve engage dans une dispute... Un duel...
Parlé.
Ciel !...
LA DUCHESSE, dédaigneuse.
Je vous conseille de trembler !... Qui sait s’il ne ment pas pour vous effrayer ?... Allons, du calme... du sang-froid !... Il est si adroit d’ailleurs !... laissez le faire !
LA MARQUISE, lisant.
« Je vais me battre avec M. de Mailly. »
LA DUCHESSE, prenant vivement la lettre.
Qu’est ce que vous dites là ?
Elle lit tremblante.
« Me battre avec M. de Mailly !... »
Parlant très vivement.
Grand Dieu !... mais il ne faut pas le laisser faire... il faut lui répondre... lui dire de venir... le lui ordonner !...
LA MARQUISE, étonnée.
Comment ?...
LA DUCHESSE, très agitée.
Oh !... lui... il est brave, courageux... mais il n’a pas comme M. de Sévigné cette habitude des duels qui rend la main si sûre !... Ah ! s’il était blessé... tué ? Mon Dieu !
LA MARQUISE, la regardant.
De qui parlez-vous donc ?
LA DUCHESSE.
Mais de M. de Mailly !... N’est-ce pas avec lui qu’il doit se battre ?
LA MARQUISE.
Est-ce que vous l’aimeriez ? vous si fière !
LA DUCHESSE.
Il est si doux et si soumis !
LA MARQUISE.
Vous si insensible !
LA DUCHESSE.
Il est si dévoué !
LA MARQUISE.
Vous si cruelle pour l’amour !
LA DUCHESSE.
Mais vous ne savez pas ce qu’il est pour moi.
LA MARQUISE.
Votre amant, sans doute ?
LA DUCHESSE.
Mon mari peut-être.
LA MARQUISE.
Oh ! ce n’est pas possible !
LA DUCHESSE.
Un mariage secret nous unit depuis quelque temps.
LA MARQUISE, reculant étonnée.
Ah !...
La duchesse, qui a parcouru la lettre de Sévigné jusqu’à la fin, saisit vivement le bouquet de la marquise et va le jeter par la fenêtre.
Que faites-vous ?
LA DUCHESSE, lui montrant la lettre.
Je donne le signal du rendez-vous qu’il vous demande.
LA MARQUISE.
Ô ciel !...
LA DUCHESSE.
Quand il s’agit de sauver la vie de quelqu’un.
LA MARQUISE.
De celui que vous aimez !... et comme cela change vos idées !... quoi ! un mariage d’amour qui compromet à chaque instant cette réputation de vertu et ce titre de duchesse que vous mettiez au-dessus de tout !... vous, si calme, si superbe !... vous n’avez pu vous en défendre !... Mon Dieu, où donc trouver un cœur sans passion, une âme sans faiblesse ?...
Elle aperçoit Marie qui s’avance lentement dans le fond.
Ah ! Marie !
Elle va à elle, l’amène sur le devant, et la tient près d’elle d’un air et d’un ton caressants.
Scène VIII
LA MARQUISE, MARIE, LA DUCHESSE
Ensemble.
LA DUCHESSE et LA MARQUISE.
Venez, enfant ; par votre présence,
Sans les connaître, adoucissez nos maux !
Ce calme heureux, trésor de l’innocence,
Aux cœurs troublés doit rendre le repos.
MARIE.
Je vous cherchais... Votre heureuse présence
À le pouvoir d’adoucir tons les maux ;
Mon cœur troublé vous doit sa confiance,
Et vient ici retrouver le repos.
LA MARQUISE.
Oui, mon enfant, que votre candeur paisible et les belles espérances de votre âge nous rappellent un moment aussi nos jeunes années !... Comme on est heureux à quinze ans !... le mystère qui entoure l’avenir semble ne cacher que du bonheur !...
Elle soupire.
N’est-ce pas ?...
Elle la regarde.
Ciel !... vous aussi, vous avez pleuré ?...
MARIE.
Moi ? j’ai en même temps de la joie et du chagrin.
LA MARQUISE, d’un ton amical, et passant son bras sur l’épaule de Marie.
Voyons !... quelques frivoles chagrins d’enfant ?... vous ne pouvez, je l’espère, en avoir d’autres ? rien de sérieux ?
LA DUCHESSE.
Non, car vous, Marie, vous ne pensez pas encore au mariage ?
MARIE.
Au contraire !... j’y pense !... et je veux un mari qui soit le plus aimable, le plus beau et le plus spirituel de tous les hommes.
LA DUCHESSE, souriant.
Rien que cela !
LA MARQUISE, la caressant avec gentillesse.
Et ma charmante Marie n’en trouve pas qui ressemble à son beau rêve ?
MARIE.
Si fait... j’en ai trouvé un !
LA MARQUISE et LA DUCHESSE, souriant.
Ah !...
LA MARQUISE.
Quoi ! déjà ?... Elle aussi...
MARIE.
Mais, hélas, il est un peu léger par caractère, et inconstant par habitude !... Il a déjà aimé d’autres femmes... oh ! c’est bien mal, n’est-ce pas ?
LA MARQUISE.
Certainement.
MARIE.
Et je viens d’apprendre que dernièrement un nouveau caprice lui a fait faire encore une folie.
LA MARQUISE.
Comment ?
MARIE.
Voilà ce que je ne puis comprendre !... Mais cette histoire... cette femme qui l’a soigné... ces six semaines passées avec elle...
LA MARQUISE.
Que dites-vous ?
MARIE.
Ne l’avez-vous pas entendu ?
LA MARQUISE, troublée.
Qu’ai-je entendu ? De qui parlez-vous ?
MARIE.
Mais de lui !... de celui que j’aime !... du marquis de Sévigné ?...
LA MARQUISE, s’éloignant vivement de Marie.
Ciel !
LA DUCHESSE, se plaçant entre elles, de manière à empêcher Marie de voir l’émotion de la marquise.
Qu’est ce que vous dites-là ?
MARIE.
Oh ! il y a déjà bien longtemps que je le connais, et qu’il est question de mariage ; mais M. de Sévigné n’a fait faire qu’aujourd’hui, par M. Voiture, la demande formelle de ma main à mon tuteur.
Mouvement des deux femmes.
LA MARQUISE, tombant sur le sofa.
Ah !
MARIE.
C’est bien étonnant, bien singulier, qu’on dise qu’il en aime une autre !... Et voilà le sujet de mon chagrin !...
LA DUCHESSE, voulant l’empêcher de parler.
Marie !...
MARIE, sans l’écouter.
Au reste, il y a déjà quelque temps de cela, et sûrement il n’aime plus cette femme !.. Il en a déjà tant aimé et oublié, à ce que me disait mon tuteur pour m’empêcher de penser à lui !... Comme si c’était possible de ne plus l’aimer !...
LA MARQUISE, à part, accablée.
Ô ciel ! en est-ce assez ?
MARIE, continuant.
Cette chère et bonne marquise, qui m’aime tant, va me dire ce qu’il faut croire, et ce qu’il faut faire !... Ses conseils...
Elle veut se rapprocher de la marquise.
LA DUCHESSE, l’interrompant.
Ne voyez-vous pas qu’elle souffre, et ne vous entend plus ?
LA MARQUISE, se relevant avec véhémence et se plaçant au milieu.
Si, j’ai tout entendu !... Vous me demandez conseil ?... Ah ! vous avez raison de pleurer... de trembler... et de craindre !... Vous aimez !... Et un éclair de bonheur... puis des chagrins, de la jalousie, du désespoir... Voilà ce que c’est que l’amour !
MARIE, étonnée.
Que dites-vous ?
LA MARQUISE.
À chaque instant, des tourments inexprimables !... Si l’on parle de femmes coupables, votre front rougit ; si l’on parle de femmes trompées, votre cœur se serre !... Le seul mot d’abandon vous fait trembler... Et, à celui d’infidèle, vos yeux inquiets se remplissent de larmes !
MARIE.
Comme les miens tout à l’heure !...
Elle s’approche de la marquise qui la repousse.
LA MARQUISE, avec force.
Enfin, si l’on est trahie, on devient cruelle et méchante !... Le bonheur d’une amie vous irrite... et la vue d’une rivale vous fait horreur !...
Elle recule.
MARIE.
Ô ciel !
LA DUCHESSE, bas à la marquise.
Calmez-vous !
LA MARQUISE, s’efforçant de se contraindre.
Puis... il faut cacher à tout prix le fond de son âme !... Il faut renfermer dans son cœur le secret qui le brise... et sourire !... Retenir des larmes qui vous brûlent !... Essuyez donc vos yeux, Marie !... Voyez... On vient ici !...
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le marquis de Sévigné.
MARIE.
Lui !... Ah ! sortons... Qu’il ne voie pas que j’ai pleuré !...
Elle sort par une porte latérale.
Scène IX
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, LA DUCHESSE, LA MARQUISE, SÉVIGNÉ, puis TALLEMANT
Sévigné a le bouquet de la marquise à la main ; en entrant il ne voit pas la duchesse qui a accompagné Marie jusqu’à la porte latérale ; il s’est approché de la marquise, qui recule.
SÉVIGNÉ, apercevant la duchesse qui revient en scène.
Ah !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET,
entrant vivement, et ne voyant d’abord que Sévigné et la marquise.
Que venez-vous donc faire ici, quand la marquise veut être seule ?... Et pourquoi avez-vous son bouquet à la main ?
LA MARQUISE, à part, avec douleur.
Victime de l’inconstance... et de la jalousie !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, colère.
Personne ne répond ?
TALLEMANT, arrivant.
Qu’y a-t-il donc encore ?
LA DUCHESSE, avec force.
Eh ! Messieurs, c’est moi qui ai jeté ce bouquet par la fenêtre pour appeler ici M. de Sévigné, et lui défendre de se battre avec M. de Mailly.
Mouvement de tous.
SÉVIGNÉ et TALLEMANT.
Ah ! ah !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, calme.
Qu’est-ce que vous dites là ?
SÉVIGNÉ.
Une chose qui ne regarde que lui et moi.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, souriant.
Vous vous battez ?
SÉVIGNÉ.
Et je vous prie de me servir de témoin.
LA DUCHESSE.
Non ! non !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, soulagé et à demi-voix, en riant, à Tallemant.
M. de Mailly... la duchesse... sa retraite... je devine !...
À la marquise qui l’examine.
Elle est veuve, elle !
TALLEMANT, bas à Sévigné.
Ainsi, c’est la duchesse !... Mes mille pistoles, s’il vous plaît !
SÉVIGNÉ, bas.
Elles ne sont pas encore gagnées.
TALLEMANT, étonné.
Bah !
LA MARQUISE, elle s’est remise, et prend un ton aigre et moqueur.
Comment ? M. de Sévigné va exposer une vie chère à tant de personnes ?... Car, avec cette aventure qu’on nous a racontée, on parle aussi de son mariage.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, très gai.
Puisque la dame est veuve, le mariage est tout simple.
SÉVIGNÉ.
Non !... Ce mariage n’était qu’une affaire dont s’occupaient mes créanciers.
Air : Vaudeville des Frères de lait.
Pour hypothèque ils n’ont que ma personne ;
Contre une dot ils voulaient l’échange ;
La probité veut que je la leur donne,
Mais mon cœur dit : Tu ne peux t’engager !
Eh bien ! un duel viendra tout arranger.
À cet hymen la victime échappée
Au chevalier demain se livrera ;
Tout sera dit avec un coup d’épée !...
Et j’aime mieux cette quittance-là.
LA MARQUISE, avec émotion.
Ah !...
SÉVIGNÉ.
Oui, mon amour était réel et vrai !... J’aimais avec tendresse... avec passion... On ne m’aime pas... Je ne veux pas survivre à mon malheur... je me ferai tuer par M. de Mailly.
Mouvement de la marquise.
SÉVIGNÉ, continuant.
À moins qu’un mot, en m’ordonnant de vivre, ne me prouve un peu d’intérêt...
Mouvement de la duchesse inquiète, qui, par un signe ou un geste, veut empêcher la marquise de parler.
LA DUCHESSE, bas à la marquise.
Silence !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, bas à la duchesse.
Donnez-lui donc le courage de se défendre !
LA DUCHESSE, effarée.
Moi ?...
SÉVIGNÉ.
C’est un dernier adieu !...
LA DUCHESSE, à part.
Si elle lui pardonne, M. de Mailly est mort !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, bas à la duchesse.
Vous êtes trop cruelle aussi !...
LA DUCHESSE, faisant des signes à la marquise,
qui est redevenue calme et tendre depuis le couplet de Sévigné.
Ah !... la vertu !...
LA MARQUISE, souriant de l’effroi de la duchesse.
N’ordonne pas de laisser mourir les gens !...
Bas et vivement à Sévigné, qui s’est tout doucement rapproché d’elle.
Vivez...
Mouvement de joie de Sévigné.
LA DUCHESSE, effarée, en apercevant la joie de Sévigné, à part.
Ah ! mon Dieu !... me voilà veuve !...
Les portes du fond se sont ouvertes ; des laquais s’y sont placés ; un valet de chambre paraît à celle du milieu, et dit.
Madame la marquise est servie.
Ensemble final.
Air de la Bayadère.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Allons ! cette nouvelle
Doit bannir le chagrin :
Combats, soucis, querelle,
Sont remis à demain.
SÉVIGNÉ.
Grâce à cette querelle,
Pour moi plus de chagrin ;
Oui, je suis aimé d’elle.
Mon triomphe est certain.
TALLEMANT.
Quelle gaieté nouvelle
Succède a son chagrin !
Saurai-je pour laquelle
Il se battra demain ?
LA DUCHESSE.
Ah ! ma frayeur mortelle
Égale mon chagrin !
Songez qu’à leur querelle
Vous devez mettre fin.
LA MARQUISE.
Une frayeur nouvelle
Succède à mon chagrin ;
Mais à cette querelle
Je saurai mettre fin.
ACTE III
Même décoration qu’aux deux premiers actes.
Scène première
TALLEMANT, SÉVIGNÉ
SÉVIGNÉ, gai et moqueur.
Eh bien ! mon cher Tallemant ?
TALLEMANT, moqueur aussi.
Eh bien ! mon cher marquis ?
SÉVIGNÉ.
Madame de Rambouillet a fait avec une gaieté charmante les honneurs du souper.
TALLEMANT.
Mais la contrainte qu’elle s’imposait lui a été si pénible qu’elle s’est trouvée mal vers la fin du repas, et qu’elle s’est retirée dans ses appartements.
SÉVIGNÉ, riant.
Bah !... C’est qu’elle ne veut plus revoir certains beaux esprits de ma connaissance... de peur d’ennui.
TALLEMANT, de même.
Ou plutôt, elle ne veut plus se trouver avec certains séducteurs de ma connaissance... de peur de chagrin.
SÉVIGNÉ.
Passer sa vie à écouter et à faire valoir les prétentions de quelques pédants... ce serait bien triste pour une jolie femme.
TALLEMANT.
La consacrer à l’amour d’un étourdi qui la tromperait, ce serait bien fâcheux pour une femme d’esprit.
SÉVIGNÉ.
Ainsi, vous avez perdu votre cause.
TALLEMANT.
Vous n’avez pas gagne la vôtre.
SÉVIGNÉ, riant.
Et vous voilà, vous et vos beaux esprits, réduits au silence !
TALLEMANT.
Cela ne se peut guère.
SÉVIGNÉ, riant.
Dites que cela ne se peut pas ! les savants et les beaux esprits n’ont jamais su se taire... Et, comme aujourd’hui, par exemple, ils disent parfois plus de sottises...
TALLEMANT, riant.
Que les ignorants n’en font, peut-être ?
SÉVIGNÉ.
Les ignorants en savent plus que vous !... et cela sans pâlir sur les livres et s’exténuer sur des feuilles de papier !... Ainsi, moi, par exemple, j’ai étudié la guerre sur les champs de bataille, la grandeur à la cour, l’amour auprès des femmes, et les travers de l’espèce humaine dans la société de mes amis.
Il prend la main de Tallemant.
TALLEMANT.
Merci !
SÉVIGNÉ.
Et je n’en suis pas plus fier !... Et je ne mêle pas pour cela des affaires des autres !... J’ai bien assez des miennes.
TALLEMANT.
Qui ne me semblent pas trop belles, si je ne me trompe. Avant peu, une dette de mille pistoles à ajouter aux autres !... La marquise... oh ! elle vous haïra, j’en suis sûr !... Mademoiselle Marie vous boude, et la duchesse vous lançait des regards de colère...
SÉVIGNÉ, riant.
C’est pardieu vrai !... Je suis brouillé avec tout le monde... excepté M. de Mailly, avec qui je me bats demain matin.
TALLEMANT.
Sans compter que très probablement votre mariage est manqué !... mademoiselle Marie de Rabutin n’a-t-elle pas tout entendu ?
SÉVIGNÉ, étonné.
Mademoiselle de Rabutin ?... Qu’est-ce que vous dites là ?
TALLEMANT.
Eh bien oui ! Votre future inconnue proposée par le poète Voiture !... Est-ce qu’elle n’est pas charmante ?
SÉVIGNÉ, riant.
Quoi !... c’était elle ?... Il ne me l’avait pas nommée.
TALLEMANT.
Il ne le devait pas !... Si vous aviez refusé son offre ?
SÉVIGNÉ, riant.
Ce que c’est que de se marier par procuration.
Air : J’en guette un petit de mon âge.
Sans m’en douter jetais près de ma femme !
TALLEMANT.
Depuis longtemps vous qui la connaissez,
N’avez vous pas encore lu dans son âme ?
Elle rougit dès que vous paraissez.
Si vous parlez, son cœur tendre et novice
Songe à celui qu’il ne peut oublier...
SÉVIGNÉ, souriant.
Et l’on prétend nous marier,
Afin que tout cela finisse ?
TALLEMANT.
Je ne sais pas, en vérité, comment il se fait qu’un mauvais sujet comme vous trouve le moyen de plaire aux femmes les plus raisonnables.
SÉVIGNÉ.
Le moyen est tout simple !... Je les aime.
TALLEMANT.
Vous ?
SÉVIGNÉ.
Avec passion, et de très bonne foi !... Seulement, je les aime toutes.
TALLEMANT.
Comme le don Juan espagnol !... Mais est-ce que la statue du Commandeur ne vous effraie pas ?
SÉVIGNÉ.
Mon ami, on voit tant de femmes qui plaisent et si peu de statues qui marchent !
TALLEMANT, riant.
Ah ! monsieur le mauvais sujet !...
SÉVIGNÉ, riant.
Ah ! monsieur le bel esprit !
TALLEMANT.
Ne riez pas !... L’esprit est le roi du monde.
SÉVIGNÉ, lui prenant la main, et l’entraînant un peu.
La force le domine souvent.
TALLEMANT, lui échappant.
Alors il use d’adresse pour reprendre ses droits, et, quand ses titres sont reconnus, il passe le premier partout.
SÉVIGNÉ, s’écartant et lui faisant signe de sortir.
Passez donc !...
Tallemant fait quelques pas ; Sévigné revient sur le devant de la scène, en disant.
Voilà ce que je voulais !
TALLEMANT, au lieu de sortir, il revient vers le devant, à part.
Ne le laissons pas seul ici !
Le marquis de Rambouillet paraît à la porte du fond, s’arrête et les examine.
SÉVIGNÉ, à part, d’un côté.
Il ne faut peut-être que la revoir un moment seule, pour retrouver tout son amour.
TALLEMANT, à part, de l’autre côté.
Il ne faut peut-être qu’un dernier effort pour la ramener toute à nos projets.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, dans le fond.
Chacun se cache de l’autre.
SÉVIGNÉ.
Restons !...
Il se retourne vers la porte pour voir si Tallemant est sorti ; il fait un mouvement eu apercevant le marquis de Rambouillet.
TALLEMANT.
Ne sortons pas !...
Apercevant aussi le marquis de Rambouillet, à part.
Le marquis !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à part, dans le fond.
Et tous deux se cachent de moi !... Ah ! Catherine !... Pendant le souper, mille indices m’ont rendu mes soupçons...
Il s’avance.
Scène II
TALLEMANT, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, SÉVIGNÉ, puis VOITURE et LA MARQUISE
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, soucieux.
Eh bien ! Messieurs ?
SÉVIGNÉ.
Où sont donc ces dames ? Ne les reverrons-nous pas ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
La duchesse de Croï est dans le jardin avec mademoiselle Marie, et je croyais trouver ici la marquise, à qui M. Voiture désirerait parler.
VOITURE, entrant et saluant.
C’est vrai !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Vous n’attendrez pas longtemps, car la voici.
LA MARQUISE.
Elle vient par la porte de sa chambre, et désignant Voiture, qui s’est avancé.
Monsieur voulait me voir, m’a-t-on dit ?
Elle fait un léger mouvement en voyant Sévigné.
VOITURE.
Oui, madame la marquise, je suis chargé d’un message.
LA MARQUISE. Elle a l’air souffrant ; elle s’assied et fait signe aux autres de s’asseoir s’ils le veulent ; ils refusent par un geste.
Parlez, Monsieur !...
VOITURE, embarrassé.
Mais...
LA MARQUISE.
Expliquez-vous sans crainte !... Vous venez me demander quelque chose... Je me sens aujourd’hui si triste et si souffrante, qu’un service à vous rendre me ferait du bien.
VOITURE.
Je reconnais madame la marquise !... Mais il ne s’agit pas de moi... celui dont je veux vous parler vous est peu connu ; présenté ce matin pour la première fois...
Tous les veux se tournent vers Sévigné.
LA MARQUISE, étonnée.
Ah !...
VOITURE, souriant.
Oui, sa réputation vous est plus connue que sa personne, et les folies de sa jeunesse ont pu vous prévenir un peu contre lui.
TALLEMANT, à part.
Il s’agit de Sévigné.
VOITURE.
Mais le monde ne sait pas, et vous ne savez pas, Madame, tout ce qu’il y a de grandes qualités, de courage et de noblesse dans son âme.
SÉVIGNÉ, qui écoutait avec inquiétude, d’un ton soulagé.
Ah !
VOITURE.
Spirituel sans prétention, généreux sans orgueil, dans les embarras de sa fortune il y a autant de bonté que de folies : il prodigue son argent comme son esprit, sans y prendre garde et sans compter.
Sévigné fait un geste de remerciement.
TALLEMANT, moqueur.
Vous ne parlez pas de sa constance et de sa fidélité.
VOITURE.
La légèreté en amour est parfois la preuve d’un goût délicat.
SÉVIGNÉ.
Sans doute !
Air de l’Ange de A. Doche.
Le cœur appelle une femme accomplie,
Digne à la fois de respect et d’amour :
On croit la voir, on lui donne sa vie
Mais c’est un rêve, il ne dure qu’un jour !
TALLEMANT.
On recommence, et chacune a son tour !
SÉVIGNÉ.
Que de chagrin en secret on éprouve
Pour tant d’espoir et tant de soins perdus !
TALLEMANT.
On cherche alors jusqu’à ce qu’on la trouve.
SÉVIGNÉ, tendrement.
Elle paraît !... Et l’on ne cherche plus !
Alors seulement un amour véritable, sincère...
TALLEMANT, moqueur.
Éternel, n’est-ce pas ?
SÉVIGNÉ.
Pourquoi non ?
VOITURE.
Et la preuve est ce qui m’amène.
LA MARQUISE.
Quoi donc ?
VOITURE, à Sévigné, souriant.
Aujourd’hui, votre sort est entre les mains de madame.
Mouvement de tous.
Votre sort et celui de mademoiselle de Rabutin.
LA MARQUISE, se levant.
Que dites-vous ?
SÉVIGNÉ.
Arrêtez !
TALLEMANT, à part.
Bon !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à Sévigné.
Et pourquoi donc l’empêcheriez-vous de parler ?
VOITURE.
L’abbé de Coulanges, qui est l’oncle et le tuteur de mademoiselle Marie, prétend que, par état, il ne se connaît pas en mariage, et qu’il n’ose prendre sur lui de conclure celui de sa nièce sans l’avis d’un juge plus compétent et qui s’y connaisse mieux. Il m’envoie donc à vous, madame la marquise.
La marquise fait un mouvement.
SÉVIGNÉ, avec impatience.
Mais ce mariage ne se fera pas.
LA MARQUISE, avec impatience.
Il lui donnerait sa nièce ?
VOITURE.
Si vous le lui conseillez.
SÉVIGNÉ.
Mais, Madame, en vérité, c’est une folie... et je ne veux pas...
VOITURE.
Après avoir accepté par écrit ?...
SÉVIGNÉ, à part.
Les beaux esprits se sont donné le mot pour me faire enrager !
VOITURE.
Ce sera une affaire faite, si madame la marquise veut écrire un mot à l’abbé, lui dire qu’elle désire ce mariage pour son amie, et qu’en son âme et conscience...
LA MARQUISE, impatientée.
En mon âme et conscience, est-ce que je puis écrire une pareille chose, moi qui ne connais pas monsieur... moi qui ai seulement appris qu’il est étourdi, inconstant, prodigue, duelliste...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Oh !
SÉVIGNÉ.
Oh ! oh !...
TALLEMANT, à part.
Bravo !
LA MARQUISE, avec impatience.
Moi, d’ailleurs, qui ne veux pas... qui ne peux pas me mêler de mariage !
VOITURE.
Celui-ci seulement... et à cause de moi qui en ai eu l’idée.
LA MARQUISE, de même.
Vous ?
VOITURE.
Sans moi il n’y pensait pas !... C’est moi qui ai tout arrangé !
LA MARQUISE, vivement et avec impatience.
Quelle fureur de marier les gens prend ainsi à quelques personnes, sans but, sans raison !... pour le plaisir de se mêler de ce qui ne les regarde pas !
VOITURE, étonné.
Mais... pour rendre service ?
LA MARQUISE.
Le beau service à rendre aux gens que de les marier !
VOITURE.
Mais...
LA MARQUISE.
Pour qu’ensuite ils s’en prennent à vous s’ils sont malheureux toute leur vie ?
SÉVIGNÉ, à part, avec un mouvement de joie.
Ah !...
TALLEMANT, à part.
Diable !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, vivement et avec amertume.
Ah ! la marquise a raison !... Oui, un imprudent mariage peut amener trop de malheur et de regret.
Voiture passe à droite du public, près de Sévigné.
LA MARQUISE, inquiète.
Que dites-vous ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Chaque jour n’en offre-t-il pas des exemples ? Les suites de ces mariages mal assortis sont le chagrin dans l’intérieur, et le scandale au dehors !... Ainsi, dans ce moment même, un de mes amis, homme d’honneur, et que son rang met en évidence, se trouve dans la situation la plus délicate... Je vous en fais juges... Un jour, il fut appelé près du lit où une femme de sa connaissance, encore jeune et belle, allait mourir ! « Voilà ma fille, lui dit-elle !... À dix ans, son esprit vif et délicat, son cœur tendre et ardent vont avoir mille douleurs à supporter du caractère violent de son père... et je meurs avec désespoir en pensant au malheur de mon enfant, qu’un seul titre pourrait donner le droit de protéger !... » À cette époque, mon ami avait quarante ans et des habitudes austères... il ne s’était pas marié, de peur d’inquiétudes... mais cette femme qui pleurait et mourait désolée... cette enfant si douce et si belle, destinée à souffrir... ma foi, vous devinez ce qu’il fit... ce que son cœur lui dit de faire ?...
Il s’est un peu ému.
TALLEMANT.
Il épousa la jeune fille.
VOITURE.
Très bien !...
LA MARQUISE, avec un peu d’émotion.
C’est un brave et excellent homme que votre ami !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Qu’il est doux de vous l’entendre dire !... Huit jours après, la mère n’était plus : et la fille, portant déjà le nom de mon ami, entra dans un couvent.
LA MARQUISE, à part.
Ah !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Il partit alors pour plusieurs années.
TALLEMANT.
Mais il revint ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Il revint reprendre le trésor que son cœur avait accepté sans consulter sa raison ! Maintenant il est presque vieux... et sa femme est jeune, belle, spirituelle et imprudente.
LA MARQUISE, à part, troublée.
Ciel !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Il suit avec anxiété tous les mouvements de cette âme ardente, mais vertueuse... fière, mais sensible... décidé, si elle trompe ses espérances, à donner aux femmes frivoles et coupables de notre époque un exemple qui intimide à jamais les plus audacieuses.
LA MARQUISE, très digne.
Il aurait tort, Monsieur !... et il aurait tort surtout de l’en menacer !... Si quelque chose diminue les torts d’une femme... imprudente... ce sont ses dangers !... Risquer sa vie la rendrait presque excusable à ses propres yeux !... Mais ce qui l’arrêterait, soyez-en sûr,
Avec un peu d’émotion.
c’est la confiance, c’est la bonté !... car on craint moins d’être victime que d’être ingrate !
UN DOMESTIQUE, entrant.
Mademoiselle de Scudéri désire parler à l’instant à monsieur le marquis, et à lui seul.
Mouvement de tous.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Ah !...
LA MARQUISE, un peu inquiète.
Je me retire dans mon appartement.
Elle salue et sort par une porte latérale.
TALLEMANT, la suivant des yeux, à part.
Il y a quelque chose que je ne sais pas.
Haut, en s’approchant du marquis.
Il faut donc vous quitter.
VOITURE, saluant.
Monsieur le marquis...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Au revoir, Messieurs !
VOITURE, bas à Sévigné.
Espérons encore que mon ambassade réussira.
SÉVIGNÉ, à part.
Que Satan le confonde avec son ambassade.
Tallemant et Voiture sortent.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, à lui-même.
Mademoiselle de Scudéri ?... à moi seul ?... Que peut-elle avoir à m’apprendre ?...
Il va à la porte du fond, au-devant de mademoiselle de Scudéri.
SÉVIGNÉ, à lui-même sur le devant.
Si elle avait découvert le secret de la marquise ? ces vieilles prudes sont si dangereuses !... Ah ! il faut que je sache... à tout prix, je dois veiller sur elle... Restons !...
Scène III
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, SÉVIGNÉ
Le marquis de Rambouillet, qui est allé chercher mademoiselle de Scudéri, rentre avec elle.
SÉVIGNÉ, les saluant.
Je me garderai de troubler un si beau tête-à-tête, et je me retire !...
Il salue très respectueusement ; le marquis et mademoiselle de Scudéri lui rendent son salut et viennent sur le devant de la scène ; Sévigné ferme la porte du fond, mais reste en dedans et se glisse doucement sur le balcon ; il est cache par le rideau.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, regardant autour d’elle.
On ne peut nous entendre ?...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, inquiet.
Est-ce donc si important ?...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, avec un mystère solennel.
Chut !... cela regarde ce que vous avez de plus cher au monde... la marquise !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, avec inquiétude.
Ah !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Mais, ainsi que le grand et noble Artamène... Vous savez que c’est l’illustre Cyrus que je nomme Artamène ?
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, impatient.
Laissons là, je vous prie, Artamène ou Cyrus.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Non, non !... Ce héros peut servir de modèle dans toutes les occasions importantes de la vie.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, de plus en plus impatient.
Au fait... je vous en prie !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Ah ! le caractère particulier de mes héros est de n’arriver à leur but que par de longs détours.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Au nom du ciel, parlez !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Ah ! monsieur le marquis de Rambouillet, vous êtes plus influencé que vous ne le croyez
Mouvement du marquis.
par les habitudes de votre siècle grossier... Et vous méritez bien...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Quoi donc ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, railleuse.
Oui, vous le méritez... vous le méritez !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, impatiente.
Oh !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, riant.
Et ce mauvais sujet de marquis de Sévigné a eu raison !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET,
avec une colère concentrée.
Hein ?... Il s’agit donc du marquis de Sévigné ?... et de...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Eh bien ! de... En vérité, vous paraissez surpris et curieux, comme si vous ne saviez rien... Mais vous savez !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, dont l’impatience augmente.
Et que voulez-vous que je sache ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, avec finesse.
Vous savez !... Je vous dis que vous savez !... Et, si vous n’en faites pas semblant, c’est l’amour-propre ! Mais dès ce soir vengeance éclatante, publique !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Publique ?...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Tout est préparé.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Hein ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Mais j’ai besoin de votre aide !... et il faut que M. de Sévigné en soit aussi !...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, cherchant à comprendre.
Ah !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
C’est nécessaire !...
Regardant autour d’elle.
Mais y a-t-il quelque issue secrète ?... Au reste, on peut se placer dans les autres pièces... Les portes s’ouvriront au moment convenu... Quelle surprise !... Et, pour que l’effet soit complet, une musique ravissante, et une ode de ma composition...
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, stupéfait et allant vivement lui prendre la main.
Ah çà ! mais qu’est-ce que vous dites là ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, triomphante.
Oui, une ode !... Les stances de Zyrphée, reine d’Argennes, à la cour d’Arthénice !... Arthénice, vous le savez, c’est la marquise... Et l’on vient célébrer avec nous son esprit, sa beauté et ses vertus !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, commençant à paraître soulagé.
Ah !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Malherbe, Corneille, Bossuet, et bien d’autres viendront !... Enfin, M. le prince de Condé, charme de mon quatrain... vous savez ?
Et ne t’étonne pas que Mars soit jardinier.
Il en sera, à ma demande !... ainsi que le duc de Grammont, le duc de Noailles !... Oh ! l’estime qu’on porte à la marquise est si grande !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, avec joie et lui faisant amitié.
N’est-ce pas ?... C’est la meilleure et la plus vertueuse des femmes ?
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Qui oserait en douter ? Nous lui donnerons la preuve de nos sentiments en venant tous la fêter ce soir !... Ce sera une surprise comme on n’en a jamais vu... et nous nous vengerons ainsi des mauvaises plaisanteries de M. de Sévigné !... Voilà, monsieur le marquis, la confidence que je voulais vous faire.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, comme délivré d’un grand fardeau.
Oh ! je vous en remercie !
Marie paraît à une porte du fond.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Mais j’entends quelqu’un, et j’ai mon ode à terminer !... Venez prendre avec moi quelques dispositions, en me donnant la main jusqu’à mon carrosse.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET.
Très volontiers !...
À part.
Ah ! je respire...
Il sort par le fond avec mademoiselle de Scudéri.
SÉVIGNÉ, avançant la tête hors du rideau.
Et moi aussi...
Il aperçoit Marie qui s’avance.
Ah !... Marie de Rabutin... celle que je devais épouser... Examinons-la un peu sans qu’elle me voie...
MARIE, allant frapper à l’appartement de la marquise.
Madame la marquise ?
Scène IV
LA MARQUISE, MARIE, SÉVIGNÉ, caché
LA MARQUISE, sortant de son appartement.
C’est vous, Marie ?
MARIE.
Oui !... Je n’ai pas voulu partir sans vous dire adieu.
LA MARQUISE.
Partir ?
MARIE.
Il le faut !... J’ai réfléchi... et je ne veux plus revoir le marquis de Sévigné !...
Il écarte un peu le rideau, et le public le voit qui écoute avec intérêt.
Mais ce n’est pas chez mon tuteur... Ce n’est pas dans le monde que je veux chercher l’oubli !...
LA MARQUISE.
Où donc allez-vous, Marie ?
MARIE.
De frivoles amusements peuvent suffire, peut-être, à une femme qui n’aima jamais... Celle qui espéra être aimée...
LA MARQUISE.
Je vous comprends.
MARIE.
Avoir connu le marquis de Sévigné, l’avoir aimé, avoir eu l’espoir d’être à lui... et le perdre !...
Elle pleure.
LA MARQUISE.
Ô mon Dieu !...
MARIE, la regardant avec reconnaissance, et lui prenant la main.
Comme votre âme était faite pour aimer !... Comme vous êtes bonne !... Vous partagez ma douleur, mes regrets ?... Vous aussi, vous pleurez ?... Et vous ignorez pourtant combien il m’était cher !... J’espérais le ramener aux vertus qu’il oublie... Je le demandais au ciel tous les jours !... Comment des prières si ferventes n’ont-elles pas été écoutées ?
LA MARQUISE, à part.
Quel courage il me faut en ce moment !
MARIE.
Ah ! laissez-moi vous remercier et vous bénir !... Laissez-moi pleurer dans vos bras !...
Elle se jette dans ses bras.
LA MARQUISE, à part.
Ah !... je sens mon cœur qui se brise !...
MARIE, se relevant vivement.
Mais... pas un moment de faiblesse !... Il faut que je parte à l’instant !...
Elle fait quelques pas.
LA MARQUISE, l’appelant faiblement.
Marie !...
MARIE.
Permettez que je donne des ordres en votre nom, et que votre carrosse...
LA MARQUISE.
Attendez, Marie.
MARIE.
Non !... Si j’attendais, je n’aurais plus la force de partir... et pourtant il ne faut pas que je puisse le revoir... Adieu... adieu pour toujours.
Scène V
LA MARQUISE, SÉVIGNÉ, caché, mais se montrant au public de temps en temps
LA MARQUISE, tombant sur un siège.
Ah ! ni moi non plus, je ne le reverrai jamais !... ce serait trop dangereux !... mais quand le bonheur manque, quand le monde ennuie, et que le désœuvrement accable, où donc chercher un intérêt digne d’occuper un noble cœur ?
Elle se lève et sonne ; un domestique paraît.
Je veux être seule... Que personne ne vienne ici.
SÉVIGNÉ, à part.
À merveille !
LA MARQUISE.
Oui, j’ai besoin de réfléchir... Je pourrai donc pleurer sans témoin !...
Elle se trouve en face de Sévigné, et pousse un cri.
Dieu !...
SÉVIGNÉ.
Écoutez-moi !
LA MARQUISE.
Sortez !
SÉVIGNÉ.
Au nom du ciel, écoutez-moi !
LA MARQUISE, dans le plus grand trouble.
Mais que pouvez-vous espérer ?
SÉVIGNÉ.
Celle que j’aime refusera-t-elle de m’entendre ?
LA MARQUISE, même jeu.
Trompée et compromise... Je ne dois plus vous écouter.
SÉVIGNÉ, avec passion.
Ah ! les vaines paroles d’un imprudent qui mentait, les folles idées du monde, les importunités de ce qui entoure... est-ce que tout cela eût été quelque chose à vos yeux, si vous m’aviez aimé ?
LA MARQUISE, avec douleur.
Que dit-il ?
SÉVIGNÉ.
Oh ! laissez-moi parler, me justifier, moi qui n’eus qu’un seul tort... celui de n’être pas aimé !
LA MARQUISE.
Ah !...
SÉVIGNÉ.
Mais, non... Moi, je ne vous accuserai pas de m’avoir trompé, quand, ce matin, votre cœur si tendre semblait se donner à moi... quand vos regards si doux se tournaient vers les miens.
LA MARQUISE, avec effroi.
Ah ! ne rappelez pas cela !
SÉVIGNÉ.
Pourquoi cette frayeur ?... Celui qui vous aime n’est plus cet étourdi qui put changer, qui put tromper !... Il prend dans votre âme, avec les vertus qui lui manquent, une nouvelle existence, de nouvelles émotions !... Laissez-moi vous parler de cet amour si profond et si sincère !...
LA MARQUISE.
Non ! non !... Je ne veux plus l’entendre !...
SÉVIGNÉ.
Oh : ne repoussez pas mes prières :... C’est moi... celui que vous appeliez... Henri !...
LA MARQUISE, émue et tremblante.
Mon Dieu, donnez-moi du courage... et contre lui et contre moi !
SÉVIGNÉ, avec joie.
Ah ! vous m’aimez !...
LA MARQUISE, avec terreur.
Ciel !... Si I on venait ?... Seule !... ici avec vous : Perdue aux yeux de tous !
Elle va vivement vers le fond.
SÉVIGNÉ, la retenant.
Ah ! que faites-vous ?
Elle est dans le plus grand trouble ; en revenant en scène, elle se trouve à droite du public, et tombe tremblante sur un siège, près de la table.
LA MARQUISE, à elle-même.
Ma vie condamnée au trouble qui suit les passions, à la honte qui les punit, au désespoir qui les termine !
SÉVIGNÉ, qui n’a pas tout entendu.
Ô ciel !... qu’avez-vous ?... Ces larmes... cet effroi...
LA MARQUISE, à elle-même.
Cette jeune fille... mon mari... que faire ?...
Elle est abîmée dans une réflexion profonde.
SÉVIGNÉ.
Qui vous occupe ?... Qui peut troubler votre pensée, si vous m’aimez... si l’amour ?...
La marquise se lève, elle reste debout devant la table, sa figure trahit une exaltation tendre, mais elle est plus calme et un peu triste.
LA MARQUISE.
Si je vous aime, Henri ?... Ah ! vous avez raison, s’il est un bien au monde, s’il est un bonheur sur la terre qui donne à notre âme l’idée du ciel, c’est l’amour... tel que mon cœur l’apprit de vous seul !... Mais cet éclair de bonheur ne peut durer pour nous !... Voyez !... Déjà la crainte et la jalousie l’ont terni... les reproches l’ont désenchanté... car le monde, l’opinion, le devoir, se placent entre nous, et poursuivront cet amour jusqu’à ce qu’ils l’aient détruit !... Et pourtant, à un pareil sentiment, ne faudrait-il pas toute la vie ?
SÉVIGNÉ.
Eh bien ! qu’elle lui soit consacrée !
LA MARQUISE, vivement, et la regardant.
Quoi !... Vous comprendriez ce que serait une affection unique et éternelle ?
SÉVIGNÉ.
Je la comprends mieux en ce jour que ces fugitifs caprices, laissant après eux tant de vide et de tristesse !... Oui, toute la vie dans un seul amour... Une seule femme adorée !... Suivre ses pas, bénir sa présence, vivre par elle, et pour elle seule !...
LA MARQUISE, avec exaltation.
Ah !... Je le savais bien, qu’il était capable de tout ce qui est bon, noble et parfait !...
Elle s’assied spontanément sur le siège près duquel elle se tenait debout, elle pose la main sur la plume, sans écrire encore, et dit en réfléchissant.
Il sera heureux !... elle !... tous !...
SÉVIGNÉ.
Mais il faudrait qu’elle m’aimât.
LA MARQUISE.
Sans doute !
SÉVIGNÉ.
Uniquement ?...
LA MARQUISE.
Oui !...
SÉVIGNÉ.
Pour toute la vie ?
LA MARQUISE.
Pour toute la vie !...
Elle saisit la plume et écrit très vite. À elle-même, en écrivant.
Il le faut !...
SÉVIGNÉ.
Est-ce possible ?...
Étonné de ce qu’elle fait.
Mais qu’écrivez-vous donc là, Catherine ?... Vous ne répondez pas ?... Et l’on vient de ce côté !... Oui... du bruit...
Il va vers le fond.
La voix du marquis...
Il revient vers elle avec effroi.
Entendez-vous ?...
LA MARQUISE, très calme.
Oui... J’entends...
Elle a fini d’écrire et ploie vivement sa lettre, puis elle se lève : sa figure doit être redevenue sereine et souriante. Elle sonne, un domestique traverse le fond, elle lui remet la lettre, puis revient calme et reste debout au milieu de la scène.
Oui... qu’il vienne !... Je n’ai plus peur... Je ne crains plus rien !... Je suis paisible...
SÉVIGNÉ, reculant stupéfait.
Que dit-elle ?
Scène VI
LA MARQUISE, SÉVIGNÉ, LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, au fond, ramenant MARIE DE RABUTIN, et ayant près de lui MADEMOISELLE DE SCUDÉRI. On a vu le marquis prendre au domestique la lettre que lui a remise la marquise. Tout s’est ouvert dans le fond, et arrivent TALLEMANT, VOITURE, LA DUCHESSE DE CROÏ, M. DE MAILLY, puis tous les personnages qui ont paru au commencement du deuxième acte ; cette foule forme tableau
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, au marquis.
Bien ! Seule avec M. de Sévigné !... C’est vous qui avez arrangé cela ? C’est très bien !
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, s’avançant avec inquiétude vers la marquise.
Cette lettre... mademoiselle de Rabutin que j’ai surprise en larmes...
LA MARQUISE, très calme, au milieu de la scène.
Cette lettre... à l’abbé de Coulanges... Lisez-la !... Et vous, Marie, que la joie brille dans vos yeux !... que votre gaieté chasse toujours l’ennui ! que vous soyez toujours gracieuse, spirituelle, aimée... vous qui allez être la marquise de Sévigné !
MARIE.
Moi ?
SÉVIGNÉ, stupéfait.
Hein ?
LA DUCHESSE et TOUS.
Bien !... Quel bonheur !... Ah !
TALLEMANT, à part.
Elle échappe à l’amour !... Il n’y a plus rien à redouter...
Pendant le mouvement que cette nouvelle a causé, Sévigné s’est approché de la marquise.
SÉVIGNÉ, bas.
Ah ! Catherine... que faites-vous ?
LA MARQUISE, de même.
Son bonheur... le vôtre... le mien... le seul possible !...
Elle prend la main de Marie, la fait passer près de Sévigné, et s’adressant à elle avec affection et un peu d’émotion.
Oui, Marie, il comprend l’amour sincère et fidèle. Vous pourrez vous aimer sans obstacle... et toujours !... Gardez bien un tel bonheur... Il est si rare... et si impossible à remplacer !... Vous serez heureux !...
Elle s’éloigne, en étouffant un soupir, et dit bas à M. de Mailly, en passant près de lui.
Plus de duel...
À Voiture.
Vous êtes content ?...
À la duchesse, à demi-voix.
Est-ce qu’il n’y aura qu’un mariage ici ?
LA DUCHESSE, bas et vivement.
C’est bien assez !... Silence !...
LA MARQUISE, placée entre la duchesse et le marquis de Rambouillet, prenant la main du marquis.
Vous êtes le plus noble et le plus généreux des hommes.
LE MARQUIS DE RAMBOUILLET, baisant sa main.
Vous voulez dire le plus heureux.
Ils se parlent bas ; Tallemant et Voiture sont allés se placer chacun d’un côté de Sévigné.
TALLEMANT, bas à Sévigné.
Vous êtes en malheur !... Mille pistoles et un échec !
VOITURE, de même.
Vous êtes en bonheur !... Une femme charmante, et cent mille écus !...
MARIE, inquiète, regardant Sévigné, à part.
Est-il bien sur qu’il m’aime ?
SÉVIGNÉ, à part, d’un ton triste.
La marquise est un ange !...
Regardant Marie et a un ton plus gai.
Marie est une jolie femme !...
Il s’approche d’elle, comme prenant son parti, et lui parle bas.
VOITURE.
Il n’y aura pas du bonheur ici seulement pour M. de Sévigné, car je dois vous annoncer un message de Sa Majesté la reine, qui veut que madame la marquise revienne à sa cour, pour y jouir d’une faveur qui surpassera tout ce qu’on a jamais vu.
LA MARQUISE.
Vous retournerez près de Sa Majesté porter mes remerciements et mon refus !... Le reste de ma vie sera consacré aux malheureux sans appui, au mérite oublié, au talent méconnu !... Chez moi, tous ceux qui cultivent les arts et les lettres à la ville, et tous ceux qui les aiment à la cour ne formeront qu’une seule famille, un seul foyer !...
VOITURE.
Qui éclairera le monde.
TALLEMANT.
Comme il y va, le poêle !
LA MARQUISE.
Où se consoleront les esprits inquiets et les cœurs malheureux.
TALLEMANT.
Vous allez avoir bien du monde.
MARIE, allant se placer près de la marquise, et jetant un regard inquiet sur Sévigné, à demi-voix.
Peut-être je vous reviendrai !...
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI, triomphante.
Malgré les efforts et les plaisanteries de M. de Sévigné, les réunions de l’hôtel Rambouillet sont fondées à compter de ce jour !...
UN DOMESTIQUE, paraissant au fond et annonçant.
M. Corneille ?... M. Malherbe !... M. Bossuet.
Un grand mouvement se fait dans l’assemblée.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRI.
Voici le moment de célébrer la marquise et de réciter mon ode en son honneur.
CHŒUR.
Air : Guerriers, défendez votre cœur (Wallace.)
Appui des talents méconnus,
Elle offre à tous un noble exemple !
Son hôtel deviendra le temple
Et du génie et des vertus !