Le Cachemire X. B. T. (Eugène LABICHE - Eugène NUS)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 24 février 1870.

 

Personnages

 

ROTANGER

LOBLIGEOIS

ADOLPHE LANCIVAL

ISIDORE, garçon de boutique

CLÉMENCE LOBLIGEOIS

CHLOÉ

 

            La scène se passe à Paris.

 

Un arrière magasin servant de bureau. Au fond, grande porte donnant sur le magasin, deux autres portes au fond, avec portières. Au premier plan, à droite, petit bureau avec fauteuil. Au premier plan, à gauche, un bureau et un fauteuil semblables à ceux qui sont à droite. Rayons où des châles sont enfermés dans des cartons. Une cheminée au plan à gauche ; une fenêtre, au plan à droite.

 

 

Scène première

 

ISIDORE, CHLOÉ, puis LOBLIGEOIS

 

Au lever du rideau, Isidore époussette les bureaux pendant que Chloé plie un cachemire qu’elle renferme dans un carton.

ISIDORE.

Je ne sais pas si vous êtes de mon opinion, mademoiselle Chloé... mais je pense que ça ne peut pas durer comme ça !

CHLOÉ.

Quoi ?

ISIDORE.

Eh bien, l’association de MM. Rotanger, Lobligeois et compagnie.

CHLOÉ.

Le fait est qu’ils se disputent toute la journée...

ISIDORE.

Moi, je ne comprends l’association qu’entre homme et femme, parce qu’alors...

CHLOÉ, effarouchée.

Monsieur Isidore !...

ISIDORE.

Quoi ?

CHLOÉ.

Observez-vous !

Elle remonte.

ISIDORE, à part.

Est-elle bégueule !

Haut.

Quel dommage ! une si bonne boutique ! et une si belle enseigne ! Au Castor laborieux... spécialité pour châles...

CHLOÉ, redescendant.

Tant que ces messieurs étaient garçons... ça allait très bien... mais, une fois qu’il y a eu deux femmes dans la maison...

ISIDORE.

Ils auraient dû n’en prendre qu’une.

CHLOÉ.

Vous savez que je ne participe pas à ce genre de plaisanteries...

ISIDORE.

Je ne plaisante pas... car, depuis deux mois que ma dame Rotanger est partie pour les eaux du Mont-Dore... on a un peu la paix.

CHLOÉ.

Excepté les jours où M. Rotanger reçoit une lettre de sa femme.

ISIDORE.

Ça, c’est vrai... Je parie qu’elle l’excite de là-bas...

On entend sonner la pendule.

CHLOÉ, remontant.

Neuf heures.

ISIDORE.

C’est l’heure que les patrons ont fixée pour descendre au magasin... et, quand l’un n’est pas arrivé... l’autre s’en va.

CHLOÉ.

Ils ont peur d’en faire plus l’un que l’autre.

LOBLIGEOIS, passant sa tête par la porte de droite, au fond.

Rotanger n’est pas là ?

ISIDORE.

Non, monsieur.

LOBLIGEOIS, tirant sa montre.

Neuf heures trois... c’est incroyable !... Je remonte.

Il disparaît par la porte de droite, au fond.

ISIDORE.

Et d’un !... il ne sait pas que M. Rotanger est parti ce matin pour la pêche.

 

 

Scène II

 

ISIDORE, CHLOÉ, ROTANGER, puis LOBLIGEOIS

 

ROTANGER, entrant par la porte de gauche, au fond.

Lobligeois n’est pas là ?

CHLOÉ.

Non, monsieur.

ROTANGER, tirant sa montre.

Neuf heures quatre... c’est incroyable !... Je remonte.

Il se dirige vers la porte de gauche, au fond.

ISIDORE.

Et de deux !

LOBLIGEOIS, reparaissant à la porte de droite.

Isidore, vous m’avertirez quand monsieur...

Apercevant Rotanger.

Ah ! vous voilà ! ce n’est pas malheureux !

ROTANGER.

Comment, pas malheureux ?... J’étais ici avant vous !

LOBLIGEOIS.

Voilà une demi-heure que je suis descendu...

ROTANGER.

Pourquoi descendez-vous avant l’heure ?

LOBLIGEOIS.

Parce que je n’aime pas à faire la grasse matinée, moi !

ISIDORE, bas, à Chloé.

Voilà que ça commence !

ROTANGER.

La grasse matinée ! je me suis levé à quatre heures du matin... pour aller à la pêche.

LOBLIGEOIS.

Ah ! la pêche ?

ISIDORE, à Rotanger.

Monsieur... ça a-t-y mordu ?

ROTANGER.

Non... la rivière n’est plus possible... Depuis qu’on a eu l’ingénieuse idée de transporter l’eau des égouts de Paris  à Asnières... On ne prend plus de barbillons ! mais c’est comme ça !

Avec amertume.

On touche à tout aujourd’hui !

LOBLIGEOIS, effrayé de l’audace de son associé, et passant entre Rotanger et Isidore.

Chut ! Rotanger !

À Isidore et à chloé.

Laissez-nous !

Isidore et Chloé sortent par le fond.

 

 

Scène III

 

LOBLIGEOIS, ROTANGER

 

LOBLIGEOIS.

En vérité, monsieur Rotanger, je ne vous comprends pas...

ROTANGER.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

LOBLIGEOIS.

Vous vous signalez devant nos employés par des opinions d’une violence... Vous attaquez sans cesse le pouvoir.

ROTANGER.

Je dis qu’on ne prend plus de barbillons... ce n’est pas attaquer le pouvoir...

LOBLIGEOIS.

Enfin, vous blâmez ostensiblement le grand égout collecteur.

ROTANGER.

Au point de vue de la pêche... autrement, je m’en fiche pas mal !

À part.

Saprelotte ! j’ai des souliers neufs qui me gênent !

LOBLIGEOIS.

Je comprends qu’on soit indépendant... je le suis moi-même, le soir... quand le magasin est fermé.

Rotanger piétine avec impatience pour faire ses souliers.

Vous avez beau piétiner, monsieur...

ROTANGER.

Mais je piétine parce que mes souliers me blessent ! Je ne peux pas piétiner maintenant ! Vraiment vous devenez d’un caractère....

LOBLIGEOIS.

Achevez, monsieur...

ROTANGER.

Nerveux, hargneux, impossible ! Ça ne peut pas durer comme ça !

LOBLIGEOIS.

Nous avons chacun notre bureau... un travail parfaitement distinct... et, en nous tenant chacun dans nos limites, il n’y a pas de conflit possible...

S’installant au bureau de gauche.

Travaillons.

ROTANGER, s’installant au bureau de droite.

Soit !...

Il prend une plume et compte tout haut.

Trois fois neuf, vingt-sept.

LOBLIGEOIS.

Mais ce n’est pas mon fauteuil, ça... Vous avez pris mon fauteuil ?

ROTANGER.

Isidore se sera trompé...

LOBLIGEOIS.

Pardon, monsieur, je suis habitué au mien...

Ils se rapportent réciproquement leur fauteuil.

ROTANGER.

Oh ! je n’y tiens pas, à votre fauteuil...

Ils font l’échange. À part.

Ils sont pareils... le plaisir de taquiner.

Il reprend son compte pendant que Lobligeois décachette le journal et lit.

Trois fois neuf, vingt-sept.

Parlé.

Tiens, il lit le journal... Ah ! c’est comme ça qu’il travaille...

Comptant.

Quatre fois huit, trente-deux... sept fois cinq...

S’arrêtant.

Je suis bien bon de m’éreinter...

À Lobligeois.

Monsieur, je n’ai pas l’intention de vous être désagréable... mais je vous ferai remarquer que c’est vous qui lisez toujours le journal le premier.

LOBLIGEOIS.

Eh bien ?

ROTANGER.

Il y aurait peut-être quelque convenance à alterner.

LOBLIGEOIS, piqué et appelant.

Isidore ! Isidore !

ISIDORE, entrant.

Monsieur ?...

LOBLIGEOIS.

Veuillez remettre ce journal à M. Rotanger.

ISIDORE, portant le journal à Rotanger.

Voilà, monsieur.

ROTANGER.

Oh ! c’est inutile... il ne représente pas mes opinions.

LOBLIGEOIS.

Vos opinions ! encore !

À Isidore.

Laissez -nous !

Isidore sort.

Je vous en supplie, modérez-vous devant nos employés.

ROTANGER.

Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

LOBLIGEOIS.

Vous parlez sans cesse de vos opinions ! Certes, je respecte toutes les opinions... et, au besoin, je les partage...

ROTANGER.

Vous ne respectez pas la mienne, toujours !

LOBLIGEOIS.

Comment ?

ROTANGER, montrant le journal.

Votre nuance a seule le privilège de pénétrer ici !... cependant ce journal, j’en paye la moitié.

LOBLIGEOIS.

Il suffit, monsieur ; à partir d’aujourd’hui, je prends l’abonnement à mon compte.

ROTANGER.

Très bien ! j’en choisirai un pour moi tout seul.

À part.

Je ne sais pas lequel, par exemple.

Se remettant à son bureau et comptant.

Trois fois neuf, vingt-sept.

LOBLIGEOIS.

On gèle ici.

Il fourre plusieurs bûches dans la cheminée.

ROTANGER.

Vous mettez du bois ?... On étouffe...

LOBLIGEOIS.

Je ne trouve pas...

ROTANGER.

Vous savez que la chaleur m’incommode... et, vous bourrez la cheminée...

LOBLIGEOIS, regardant le thermomètre.

Il n’y a que vingt et un degrés.

ROTANGER, se levant avec colère.

Mais, sacrebleu !... il n’est pas écrit dans notre acte de société qu’on me fera cuire à une température de vingt et un degrés... Vous trouverez bon que j’ouvre la fenêtre...

Il l’ouvre.

LOBLIGEOIS.

Soit ! mais vous trouverez bon que je remette du bois.

Il en remet.

 

 

Scène IV

 

LOBLIGEOIS, ROTANGER, CLÉMENCE, puis CHLOÉ

 

CLÉMENCE, entrant par la droite.

Comment, vous vous disputez encore ?

LOBLIGEOIS.

C’est monsieur qui ouvre la fenêtre par un froid pareil...

CLÉMENCE.

Oh ! monsieur Rotanger... je suis un peu enrhumée... et vous seriez bien aimable...

ROTANGER.

Comment donc, madame !

Il referme la fenêtre. À part.

Les femmes, il faut tout leur céder !... J’étouffe.

Il ôte sa cravate.

LOBLIGEOIS, à part.

Est-ce qu’il va se déshabiller ?

CLÉMENCE, s’asseyant au bureau de gauche et ouvrant un livre de commerce.

Faut-il porter vendu le châle Z-B ?

ROTANGER.

Je ne vous dirai pas... ce n’est pas moi qui ai traité l’affaire.

LOBLIGEOIS.

Non... cette dame ne s’est pas décidée... elle doit revenir.

ROTANGER.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que vos clientes ne se décident jamais... elles doivent toujours revenir... et elles ne reviennent pas !

LOBLIGEOIS.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

CLÉMENCE, bas, à Lobligeois.

Si tu souffres ça... tu n’as pas de cœur...

ROTANGER.

Je dis que vous êtes sans doute un homme très spirituel... un fin politique, un grand homme d’État !... mais vous ne savez ni vendre ni acheter !

CLÉMENCE.

Oh !

LOBLIGEOIS.

Monsieur !

ROTANGER.

Témoin ce cachemire français que nous gardons depuis deux ans...

LOBLIGEOIS.

Quel cachemire ?

ROTANGER.

Le cachemire X-B-T, une horreur, un rossignol !

CLÉMENCE, bas, à son mari.

Un rossignol ! si tu souffres ça...

LOBLIGEOIS.

Monsieur, je ne m’abaisserai pas à de mesquines récriminations.

CLÉMENCE, bas, à son mari.

Très bien !

LOBLIGEOIS.

Mais je soutiens que le châle X-B-T est un joli châle...

ROTANGER, furieux.

Un joli châle ! X-B-T ?

LOBLIGEOIS.

Oui, monsieur !

ROTANGER.

Ah ! c’est trop fort !

Appelant.

Chloé ! Chloé !

CHLOÉ, entrant.

Monsieur...

ROTANGER.

Essayez le châle X-B-T !

CHLOÉ, prenant un châle dans un carton ; à part.

Encore ! Voilà deux ans que je l’essaye.

Lobligeois lui place le châle sur les épaules et le drape. Ce châle est rouge et de couleurs criardes.

LOBLIGEOIS.

Je vous demande si c’est là un rossignol.

À Chloé.

Promenez-vous !

Chloé se promène avec le châle sur les épaules.

ROTANGER.

Il est affreux, criard, ça vous arrache les yeux.

À Chloé.

Promenez-vous !

CLÉMENCE.

Aux lumières, il est charmant !

ROTANGER.

Peut-être qu’à la lumière électrique... dans une féerie... Et quand je pense que vous en aviez commandé douze pareils ! heureusement, j’ai pu rompre l’affaire... mais l’échantillon nous est resté et nous restera toujours...

LOBLIGEOIS.

Qu’en savez-vous ? il s’agit de mettre la main sur un amateur.

ROTANGER.

Allons donc ! ça ne peut convenir qu’à une négresse... et dans le carnaval encore.

CLÉMENCE, bas.

Dans le carnaval ! Lobligeois, si tu souffres ça...

LOBLIGEOIS, avec dignité.

Monsieur Rotanger... vous pouvez entasser injures sur injures, vous ne les élèverez jamais à la hauteur de mon dédain !

CLÉMENCE.

À la bonne heure !

ROTANGER.

Oh ! des phrases ! ça m’est égal... mais je ne veux plus voir ce châle qui déconsidère notre maison... et si, à l’inventaire,il n’est pas vendu... je l’achète, moi !... et je le place dans un cerisier pour faire peur aux oiseaux !

CLÉMENCE.

Mais, monsieur !

LORLIGEOIS, à sa femme.

Ne réponds pas !

CHLOÉ, à Rotanger.

Oh ! monsieur... donnez-le-moi plutôt.

ROTANGER.

Soit ! à l’inventaire... Mais, avec ça sur le dos, tu es sûre de ne jamais te marier !

Chloé remonte, et pose au fond le châle, qui reste en vue.

 

 

Scène V

 

LOBLIGEOIS, ROTANGER, CLÉMENCE, CHLOÉ, ISIDORE

 

ISIDORE, entrant, des lettres à la main.

Monsieur, voilà le courrier.

Il donne les lettres à Rotanger.

CLÉMENCE, bas, à son mari.

Eh bien, et toi ?

LOBLIGEOIS.

Quoi ?

CLÉMENCE, bas.

Toutes les lettres pour lui.. tu es donc un zéro ?

LOBLIGEOIS, se montant.

C’est vrai, au fait ! Monsieur Isidore, vous remettez toujours le courrier à M. Rotanger... c’est inqualifiable !

ROTANGER.

Qu’importe ? vous ou moi...

LOBLIGEOIS.

Quand nous sommes là tous les deux, il y aurait quelque convenance à se les partager...

CLÉMENCE.

C’est bien le moins !

ISIDORE, à part.

Ça continue... Kiss ! kiss !

Il sort avec Chloé par le fond.

 

 

Scène VI

 

CLÉMENCE, LOBLIGEOIS, ROTANGER

 

ROTANGER.

Oh ! je n’y tiens pas !... quatre lettres... chacun deux !

Il donne deux lettres à Lobligeois.

LOBLIGEOIS, sèchement.

Merci, monsieur.

À part.

Il me donne les deux plus petites...

Ouvrant une lettre.

Un changement de domicile...

Il passe la lettre à Clémence.

ROTANGER, ouvrant une lettre.

Les nouveaux prix de fabrique...

Il la parcourt décachetant une seconde lettre.

LOBLIGEOIS.

Oh !

Avec indignation.

Monsieur !

ROTANGER.

Quoi ?

LOBLIGEOIS, lisant.

« Mon loulou... »

ROTANGER.

C’est de ma femme !

Il veut prendre la lettre.

LOBLIGEOIS.

Permettez...

Lisant.

« Je pense à tout le mauvais sang que tu dois te faire avec ton imbécile d’associé et sa chipie d’épouse... »

CLÉMENCE, elle remonte.

« Chipie ! »

LOBLIGEOIS.

« Imbécile ! »

ROTANGER, reprenant la lettre.

D’abord, il n’y a pas ça...

LOBLIGEOIS.

Pardon... « Imbécile... chipie... » et soulignés encore !

ROTANGER.

De quel droit, monsieur, violez-vous le secret de ma correspondance ?

LOBLIGEOIS.

Le hasard... un hasard providentiel !...

CLÉMENCE.

Qui nous ouvre enfin les yeux sur les sentiments de madame Rotanger à notre égard.

ROTANGER, à Clémence.

Vous savez... ma femme est un peu nerveuse... elle a pris cette année des eaux très irritantes, c’est l’effet des eaux !

CLÉMENCE.

Dites l’effet de son caractère envieux, jaloux, taquin...

LOBLIGEOIS, cherchant à calmer sa femme.

Voyons... Clémence !

CLÉMENCE.

On m’appelle chipie !... On vous traite d’imbécile !... et vous souffrez cela ! Vous n’avez pas de cœur ! vous êtes un mouton !

LOBLIGEOIS.

Un mouton ? Ah ! mais nous allons voir !

CLÉMENCE.

Quant à moi, je vous déclare que je ne mettrai plus les pieds dans ce bureau !

ROTANGER, à part.

Tiens ! c’est toujours ça de gagné !

CLÉMENCE, bas, à son mari.

Romps l’association... tu le peux... tu le dois...

LOBLIGEOIS.

Mais c’est que...

CLÉMENCE, bas.

Romps... ou je vais me trouver mal !

LOBLIGEOIS, vivement.

Vous comprenez, monsieur, qu’après un pareil éclat, il n’y a plus moyen de vivre ensemble...

ROTANGER.

Vous voulez nous séparer ?

LOBLIGEOIS.

Net !

ROTANGER.

Eh bien, ça me va !... Liquidons !

CLÉMENCE et LOBLIGEOIS.

Ah !

LOBLIGEOIS.

Ces sortes d’affaires se traitent entre hommes... laisse-nous, ma bonne amie...

CLÉMENCE, bas.

Arrange-toi pour garder le fonds... et sois ferme !

Saluant Rotanger.

Monsieur... quand vous écrirez à madame, veuillez me rappeler à son bon, à son excellent souvenir, et lui renvoyer sa photographie qu’elle a bien voulu m’adresser.

Elle la jette sur le bureau de Rotanger et sort.

 

 

Scène VII

 

LOBLIGEOIS, ROTANGER, puis ISIDORE

 

ROTANGER, à part.

J’aime mieux faire un sacrifice et garder la maison.

LOBLIGEOIS.

J’espère, monsieur, que nous ne donnerons pas au commerce de Paris le scandale d’une séparation tapageuse ?

ROTANGER.

Je ne demande pas mieux que de liquider à l’amiable !...

LOBLIGEOIS.

Il reste maintenant à régler la question d’indemnité...

ROTANGER.

Oh ! nous n’aurons pas de difficulté à cet égard... Je ne lésinerai pas...

LOBLIGEOIS.

Moi, non plus...

ROTANGER.

Voyons, franchement, combien estimez-vous le fonds ?

LOBLIGEOIS.

J’avais pensé que cent vingt mille francs...

ROTANGER.

Je le prends !

LOBLIGEOIS.

Moi aussi !

ROTANGER.

Comment ! vous voulez me chasser d’une maison que j’ai fondée ?

LOBLIGEOIS.

Mais je l’ai fondée autant que vous... et même plus que vous !

ROTANGER.

En quoi ?

LOBLIGEOIS.

D’abord, j’ai trouvé l’enseigne... Au Castor laborieux.

ROTANGER.

Pardon... vous avez trouvé : Castor, et moi, j’ai trouvé : Laborieux.

LOBLIGEOIS.

Eh bien ?

ROTANGER.

Eh bien, Castor sans laborieux ne veut rien dire... c’est une enseigne de chapelier !

LOBLIGEOIS.

Je l’avoue, je ne m’attendais pas à me voir contester une enseigne, qui, je puis le dire, est le fruit de mes veilles...

ROTANGER, à part.

Dieu ! que mes souliers me font mal !

Il tape du pied.

LOBLIGEOIS.

Vous avez beau piétiner, monsieur : le fruit de mes veilles !

ROTANGER.

Mais ce sont mes souliers !...

À part.

On ne devrait jamais traiter une affaire avec des souliers neufs !

ISIDORE, entrant.

Monsieur...

LOBLIGEOIS.

À qui vous adressez-vous ?

ISIDORE.

Mais... à tous les deux.

LOBLIGEOIS.

Alors dites : messieurs...

ISIDORE.

Messieurs... il y a là un client...

ROTANGER.

C’est bien... Priez d’attendre un moment...

LOBLIGEOIS.

C’est bien... Priez d’attendre un moment...

ISIDORE, à part.

Tiens ! c’est la première fois qu’ils sont d’accord !

Il sort par le fond.

LOBLIGEOIS.

Voyons... pour en finir, je suis disposé à faire un sacrifice... j’offre dix mille francs de plus...

ROTANGER.

Moi aussi...

LOBLIGEOIS.

Vingt mille francs ?

ROTANGER.

Moi aussi...

LOBLIGEOIS.

Alors, vous êtes bien décidé à ne pas quitter la place ?

ROTANGER.

Parfaitement.

LOBLIGEOIS.

Comme vous voudrez... Nous continuerons cette agréable existence...

ROTANGER.

Pendant dix-sept ans... jusqu’à la fin du bail...

LOBLIGEOIS.

À moins que l’un de nous ne .meure auparavant...

ROTANGER.

Oh ! ce ne sera pas moi !

LOBLIGEOIS.

Ni moi !

ISIDORE, entrant.

Messieurs.

ROTANGER.

Quoi ?

ISIDORE.

Ce monsieur va s’en aller...

LOBLIGEOIS.

Faites-le entrer...

ROTANGER, à Isidore qui sort.

Attendez !... Faites-le entrer !

LOBLIGEOIS.

Oh !

ROTANGER.

J’ai les mêmes droits que vous.

Isidore sort.

LOBLIGEOIS.

Et ça va durer dix-sept ans comme ça !

ROTANGER, à lui-même en piétinant.

Je n’y tiens plus !.. il faut que je les ôte.

Il se dirige vers la gauche.

LOBLIGEOIS.

Comment, vous partez ?...

ROTANGER.

Je remonte un instant.

LOBLIGEOIS.

Alors, vous fuyez devant le client.

ROTANGER.

Si je ne peux pas changer de souliers à présent !

Il sort en grognant.

LOBLIGEOIS, seul.

Ma parole ! je ne sais pas comment j’ai pu m’associer avec une mâchoire pareille !

ROTANGER, passant sa tête à la porte.

Je vous entends ! je vous entends !

Il disparaît par la gauche.

LOBLIGEOIS.

Ma foi, tant pis !

 

 

Scène VIII

 

LOBLIGEOIS, CLÉMENCE, puis ADOLPHE LANCIVAL, puis CHLOÉ

 

CLÉMENCE, entrant.

Eh bien, est-ce fini ?

LOBLIGEOIS.

Ah bien, oui ! impossible de s’entendre... Il veut garder la maison...

CLÉMENCE.

Il faut plaider !

ISIDORE, introduisant Adolphe.

Entrez, monsieur.

LOBLIGEOIS, bas, à Clémence.

Un client !

Isidore sort. À Adolphe.

Mille pardons, monsieur, de vous avoir fait attendre...

ADOLPHE.

Il n’y pas de mal.

Saluant.

Madame... je désirerais voir des cachemires.

CLÉMENCE.

Dans quel genre, monsieur ?

ADOLPHE.

Montrez-moi ce que vous avez de mieux... je choisirai.

À part.

Gentille, la petite marchande.

LOBLIGEOIS, appelant.

Chloé ! Chloé !

À Adolphe.

Nous allons avoir l’honneur de vous en présenter plusieurs.

CHLOÉ, entrant.

Monsieur ?...

LOBLIGEOIS.

Faites l’étalage !

ADOLPHE.

On m’avait indiqué la maison Cerf et Michel, 9, boulevard des Italiens.

LOBLIGEOIS.

Certainement, c’est aussi une bonne maison.

CLÉMENCE, à part.

Je crois bien, une des premières !

ADOLPHE.

Mais votre enseigne m’a plu... Au Castor laborieux...

LOBLIGEOIS.

Elle est de moi.

ADOLPHE.

C’est bête... et ça inspire confiance...

Clémence place un châle sur le dos de Chloé.

LOBLIGEOIS, bas, à Adolphe.

Ce cachemire... est sans doute un cadeau que monsieur veut faire ?

ADOLPHE.

Précisément.

LOBLIGEOIS, bas.

Je comprends... à une petite...

ADOLPHE.

Quoi ?

LOBLIGEOIS, bas.

Déclassée...

ADOLPHE.

Oh ! non !... ce n’est pas mon genre... J’aime les femmes, je l’avoue, trop, peut-être... mais j’ai toujours pensé que la femme qui cherche à tirer un lucre de la passion qu’elle inspire, était indigne de figurer, à quelque degré que ce soit, sur l’échelon social où se placent les honnêtes gens...

CLÉMENCE, redescendant.

Ah ! c’est bien !

LOBLIGEOIS, à part, et allant arranger le châle sur le dos de Chloé.

C’est un honnête jeune homme...

ADOLPHE, à part.

Très gentille, la petite marchande !

Haut, à Clémence.

Je suis de ceux qui ne jettent pas leur cœur à tous les buissons de la route... j’ai pour principe de ne m’adresser qu’à des femmes sérieuses... ou mariées...

LOBLIGEOIS, à part.

Ah ! diable !

Haut.

Comment trouvez-vous ce châle ?

À Chloé.

Tournez ! marchez !

À Adolphe.

Veuillez prendre la peine de regarder...

ADOLPHE, lorgnant.

Trop jaune !... jaune et vert, c’est une omelette aux fines herbes...

LOBLIGEOIS, à Chloé.

Présentez-en un autre.

Chloé se place un autre châle sur le dos.

ADOLPHE.

Ce cachemire... je veux l’offrir à ma mère... pour sa fête... J’adore ma mère...

LOBLIGEOIS.

Ah ! c’est bien !

CLÉMENCE, à part.

Il a de bons sentiments...

LOBLIGEOIS.

Et de quelle taille est madame votre mère ? petite ou grande ?

ADOLPHE.

Ma mère est la cordialité même... douce, sensible et bonne...

LOBLIGEOIS.

Oui ; mais pour le châle...

ADOLPHE.

Un peu susceptible peut-être... mais elle rachète cela par tant de cœur !

LOBLIGEOIS, désignant le châle sur le dos de Chloé.

En voici un autre...

ADOLPHE.

Le croiriez-vous, monsieur ? depuis que je suis au monde, nous n’avons jamais eu qu’une querelle... et encore, quand je dis une querelle... c’était plutôt...

LOBLIGEOIS.

Une altercation...

ADOLPHE.

Pas même !.. un nuage !

LOBLIGEOIS.

Va pour un nuage !

ADOLPHE.

J’avais dix-neuf ans... je pris un rhume... elle voulut me faire porter de la flanelle...

CLÉMENCE.

Oh ! pour un jeune homme...

ADOLPHE, à Clémence.

C’est ce que je lui dis avec respect, mais avec fermeté... et je finis par triompher de ses résistances...

CLÉMENCE.

Ah !

ADOLPHE, à Clémence.

Vous pouvez me croire, madame, je n’en porte pas !

LOBLIGEOIS, à part.

Qu’est-ce que ça fait à ma femme, ça ?

Haut, désignant Chloé.

Si vous voulez jeter un coup d’oeil...

ADOLPHE.

Quant à mon père, je le perdis jeune...

LOBLIGEOIS, à part.

Il est un peu bavard...

ADOLPHE.

Il était sous-chef de bureau dans l’enregistrement. Mon Dieu, ce n’était pas un génie si vous voulez ; mais, dans une sphère modeste, il sut rendre des services à son pays...

LOBLIGEOIS.

Si voulez jeter un coup d’œil...

ADOLPHE.

Ainsi, dans l’administration, personne n’écrivait comme lui le mot Enregistrement : c’était moulé...

LOBLIGEOIS.

Certainement, c’est un mot difficile...

ADOLPHE.

C’est à ce point que Chapusot de Merlincourt, qui connaissait les hommes...

LOBLIGEOIS.

Qui ça, Chapusot ?

ADOLPHE.

Le directeur général, disait : « Il n’y a au monde que Lancival pour écrire Enregistrement de cette façon-là !... Eh bien, monsieur, il est mort sans avoir obtenu d’avancement...

LOBLIGEOIS.

Que voulez-vous ! les coteries... Si vous voulez jeter un coup d’œil...

ADOLPHE.

Vous me demandiez pourquoi je n’avais pas suivi la carrière de mon père ?

LOBLIGEOIS, à part.

Moi ?... je ne lui ai pas demandé ça...

ADOLPHE.

Nature nerveuse, tendre et indépendante, je ne pouvais m’astreindre à un travail sédentaire. Alors, je tournai mes regards vers le barreau.

CLÉMENCE, vivement, redescendant.

Ah ! monsieur est avocat ?

LOBLIGEOIS, à part.

Je m’en doutais !

CLÉMENCE, bas, à son mari.

Il peut nous être utile pour notre procès...

LOBLIGEOIS.

C’est juste !

À Adolphe.

Et vous plaidez sans doute beaucoup ?

ADOLPHE.

Jamais !... Pour plaider, il faut être connu... et, pour être connu, il faut avoir plaidé...

LOBLIGEOIS.

Naturellement.

À part.

Il ne peut pas faire notre affaire...

Haut, désignant Chloé.

Si vous voulez jeter un coup d’œil.

À Chloé.

Tournez !... marchez !...

ADOLPHE, lorgnant.

Je trouve ça bien calme... ça n’éclate pas... c’est grisaille... Où diable en ai-je vu un pareil ?

LOBLIGEOIS.

Eh ! ce n’est pas vraisemblable... c’est le dernier envoi de Calcutta...

CLÉMENCE.

Et il n’en est encore sorti que trois de la maison...

ADOLPHE.

Pardon... je reconnais le dessin... c’est toute une aventure... Il y a deux mois, j’étais aux eaux...

LOBLIGEOIS, à part.

Allons, bon !

ADOLPHE.

Pour une petite affection du larynx ; maintenant, encore on me défend de parler...

LOBLIGEOIS, redescendant.

Ah ! sacrebleu !

ADOLPHE.

Quoi ?

LOBLIGEOIS.

Rien...

ADOLPHE.

Il y avait dans l’hôtel que j’habitais une femme charmante... mais un peu nerveuse.

À Clémence.

Nous l’appellerons madame Z... si vous voulez bien !

LOBLIGEOIS.

Ah ! ça nous est égal !

ADOLPHE.

Nous avions déjà échangé avec madame Z... quelques-uns de ces regards qui, pour être contenus, n’en sont pas moins significatifs... de ces regards qui veulent dire : « Madame, je suis à vos ordres ! »

LOBLIGEOIS, à part.

Ah çà ! est-ce qu’il va conter des gaudrioles à ma femme ?

ADOLPHE.

Lorsqu’une nuit... nuit d’orage...

LOBLIGEOIS, toussant pour l’avertir.

Hum ! hum !

ADOLPHE.

Le ciel était en feu... l’éclair déchirait la nue...

LOBLIGEOIS.

Hum ! hum !

ADOLPHE.

Le tonnerre roulait avec fracas dans la montagne... c’était grandiose !... Tout à coup, madame Z..., dont la chambre était en face de la mienne....

LOBLIGEOIS, toussant.

Hum ! hum !

ADOLPHE, à Lobligeois.

Vous avez là un mauvais rhume...

Reprenant.

Madame Z... ouvre sa porte en poussant des cris de terreur...

LOBLIGEOIS.

Clémence... je crois qu’on te demande au magasin.

CLÉMENCE.

Non, mon ami... personne ne me demande...

À Adolphe.

Après ?

ADOLPHE.

Pâle, émue, tremblante, en peignoir blanc... elle tombe dans mes bras presque sans connaissance.

LOBLIGEOIS, à Clémence.

Je t’assure qu’on te demande.

CLÉMENCE, avec impatience.

Mais non, mon ami !...

ADOLPHE.

Pauvre femme !... que vous dirais-je ?

LOBLIGEOIS.

Si vous voulez donner un coup d’œil...

ADOLPHE.

Je ne la quittai pas tant que dura l’orage... et il dura jusqu’au lendemain matin.

CLÉMENCE.

Ah !

ADOLPHE.

Oui... il eut cette bonté-là...

LOBLIGEOIS.

Maintenant si nous causions du châle...

À Chloé.

Tournez !... marchez !...

ADOLPHE.

Mon Dieu !... il ne me convient qu’à moitié !... mais c’est un souvenir !... combien vaut-il ?

LOBLIGEOIS.

Deux mille huit cents francs... dernier prix... j’achète votre clientèle...

ADOLPHE.

Soit !... je paye comptant...

LOBLIGEOIS, se mettant à son bureau.

Je vais faire la facture...

CLÉMENCE.

Où faut-il le faire porter ?

ADOLPHE.

Chez moi... j’habite avec ma mère : M. Adolphe Lancival, avocat... 23, rue du Helder.

LOBLIGEOIS, écrivant la facture.

Vendu à M. Lancival, avocat... un cachemire des Indes, premier choix...

ADOLPHE, apercevant au fond le châle de rebut promis à Chloé.

Ah ! mais, pardon !...

CLÉMENCE.

Quoi ?

ADOLPHE, montrant le châle.

Vous ne m’avez pas montré celui-ci...

LOBLIGEOIS.

Comment ! X-B-T ?

ADOLPHE, le plaçant sur Chloé.

À la bonne heure !... voilà des nuances !...

LOBLIGEOIS, CLÉMENCE et CHLOÉ, à part.

X-B-T !

ADOLPHE.

C’est chaud, c’est coloré... Jamais les marchands ne montrent tout de suite ce qu’ils ont de mieux...

À Lobligeois.

Je prends celui-là pour deux mille huit cents francs.

CHLOÉ, à part.

Il me prend mon châle !

CLÉMENCE, à Adolphe.

Pardon, monsieur, c’est que...

ADOLPHE.

Il est vendu ?

LOBLIGEOIS.

Ah ! non !...

ADOLPHE.

Alors, je l’achète... et je paye... acquittez la facture.

LOBLIGEOIS, à part.

C’est lui qui le veut !

Remettant la facture.

Voilà, monsieur.

ADOLPHE, lui remettant les billets.

Et voici votre argent.

LOBLIGEOIS, appelant.

Isidore !

ISIDORE, entrant.

Monsieur !

LOBLIGEOIS, lui remettant le carton dans lequel est enfermé le châle.

Vite !... ce châle à son adresse... il est payé !

ISIDORE, entr’ouvant le carton.

X-B-T !

Regardant Adolphe.

Ah ! bah !

LOBLIGEOIS, bas.

Tais-toi donc !

Haut.

Va ! va !

ISIDORE.

Tout de suite !

En sortant.

X-B-T !

Chloé sort avec lui.

ADOLPHE, à part, sur le devant.

Ah ! je crois que ma mère sera bien heureuse !

Haut, saluant.

Madame... Monsieur...

CLÉMENCE.

N’oubliez pas notre maison...

ADOLPHE.

Madame, il y a des choses qu’on n’oublie pas.

À part.

Très gentille, la petite marchande.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LOBLIGEOIS, CLÉMENCE, ROTANGER

 

CLÉMENCE.

Le pauvre garçon !

LOBLIGEOIS.

Dame ! c’est lui qui l’a voulu... je ne le lui offrais pas.

CLÉMENCE.

C’est M. Rotanger qui va être étonné.

LOBLIGEOIS.

Oh ! ne lui dis rien... Laisse-moi le plaisir de l’écraser.

Apercevant Rotanger.

Justement le voici.

ROTANGER, entrant. Sa figure est souriante. À part.

J’ai mis des pantoufles, ça va mieux.

Haut à Lobligeois.

Eh bien, et ce client ? il est déjà parti ?

LOBLIGEOIS.

Oui.

ROTANGER.

Il a dit qu’il reviendrait... comme toujours.

CLÉMENCE.

C’est ce qui vous trompe... ce client...

LOBLIGEOIS, faisant taire sa femme.

Non ! moi !

À Rotanger.

Je lui ai vendu un châle.

ROTANGER.

Ah !

CLÉMENCE.

Le châle X-B-T !

LOBLIGEOIS, à sa femme.

Non ! moi !

ROTANGER.

Comment ! le rossignol rouge ?

LOBLIGEOIS.

Lui-même ! J’ai rencontré une personne de goût.

ROTANGER.

Une négresse ?

CLÉMENCE.

Non, monsieur, une blanche !

LOBLIGEOIS.

Devinez combien ?

ROTANGER.

Je ne sais pas, moi... trente-six francs ?

LOBLIGEOIS.

Oh !

ROTANGER.

Moins ?

CLÉMENCE.

Bien plus !

ROTANGER.

Cent francs ?

LOBLIGEOIS.

Plus !

ROTANGER.

Deux cents ?

CLÉMENCE.

Plus !

ROTANGER.

Cinq cents ?

LOBLIGEOIS.

Plus !

CLÉMENCE.

Deux mille huit cents !

ROTANGER

Deux mille... il ne vous payera pas !

LOBLIGEOIS.

J’ai l’argent...

CLÉMENCE.

Voulez-vous le voir ?

ROTANGER.

Oh ! c’est inutile.

Vexé.

Mon compliment.

LOBLIGEOIS.

Il me semble que, pour un homme qui ne sait pas vendre...

CLÉMENCE.

Vous n’aurez pas la peine de le mettre dans un cerisier.

Elle remonte avec Lobligeois.

ROTANGER, à part.

Ils font de l’esprit... sur mon dos.

 

 

Scène X

 

LOBLIGEOIS, CLÉMENCE, ROTANGER, ISIDORE, puis CHLOÉ

 

ISIDORE, entrant.

Monsieur...

Se reprenant.

Non... messieurs...

ROTANGER et LOBLIGEOIS.

Quoi ?

ISIDORE.

Je viens de porter le châle... on refusait de le recevoir.

LOBLIGEOIS.

Qui ça ?

ISIDORE.

La maman du petit... Elle prétend que c’est une horreur... elle voulait me le faire reprendre.

LOBLIGEOIS.

Par exemple !

ISIDORE.

Mais, comme il était payé, je n’ai pas voulu... et je me suis sauvé !

ROTANGER.

Très bien... ce qui est vendu est vendu.

Isidore sort.

LOBLIGEOIS.

Nous ne pouvons pas être à la merci des caprices de nos clients !

CHLOÉ, entrant.

Monsieur...

LOBLIGEOIS.

Quoi encore ?

CHLOÉ.

C’est ce jeune homme de tout à l’heure qui a acheté mon châle...

CLÉMENCE.

M. Lancival ?

CHLOÉ.

Il est là !... Il veut vous parler.

ROTANGER.

Il faut tenir bon et ne pas nous laisser intimider.

LOBLIGEOIS, à Chloé.

Faites entrer ce monsieur.

Chloé sort.

CLÉMENCE.

Il vient nous faire une scène... il doit être furieux.

ROTANGER.

Soyons fermes ! ne mollissons pas !

 

 

Scène XI

 

ROTANGER, LOBLIGEOIS, CLÉMENCE, ADOLPHE

 

ADOLPHE, entrant l’air très souriant et très aimable.

Madame... monsieur, j’ai bien l’honneur.

Apercevant Rotanger.

Ah pardon !... vous êtes avec un client... quand vous aurez fini, je vous demanderai une minute d’entretien.

Il pose son chapeau sur la photographie de madame Rotanger qui est restée sur le bureau.

LOBLIGEOIS.

Vous pouvez parler...

Présentant.

M. Rotanger, mon associé...

ADOLPHE.

Ah ! monsieur...

ROTANGER, saluant sèchement.

Monsieur...

ADOLPHE, au milieu, et s’adressant à Rotanger et à Lobligeois.

Eh bien ?

ROTANGER et LOBLIGEOIS.

Quoi ?

ADOLPHE, aimable.

Vous m’avez donc fourré dedans ?

ROTANGER et LOBLIGEOIS.

Monsieur !

ADOLPHE.

Ah ! je ne vous en veux pas... au contraire... Vous comprenez, je suis avocat, je cherche une cause... en voilà une !

ROTANGER.

Comment ! un procès ?

LOBLIGEOIS.

Mais il n’y a pas de procès possible... Vous avez choisi un châle, vous l’avez payé, on vous l’a livré... qu’est-ce que vous demandez ?

ROTANGER.

N’espérez pas nous intimider... nous ne sommes pas des enfants !

ADOLPHE.

Et la facture ? vous oubliez la facture ?

LOBLIGEOIS.

Eh bien ?

ADOLPHE, tirant la facture de sa poche et la lisant.

« Vendu à M. Lancival un cachemire des Indes... »

À Rotanger.

Y a-t-il « cachemire des Indes ? »

ROTANGER.

Oui.

ADOLPHE.

Eh bien, c’est un cachemire d’Amiens que vous m’avez livré... Je ne pense pas que le département de la Somme fasse partie de l’Indoustan.

LOBLIGEOIS.

C’est une erreur... voilà tout !

ADOLPHE.

Tromperie sur la qualité de la marchandise vendue.

LOBLIGEOIS, à part.

Saperlotte !

ADOLPHE.

Police correctionnelle, amende... prison...

CLÉMENCE, à part.

En prison. mon mari ?

ADOLPHE.

Et affiche du jugement à la porte...

ROTANGER.

Du Castor laborieux ?... Jamais !

LOBLIGEOIS.

Voyons, arrangeons l’affaire ! ce châle vous déplait... je vous le reprends.

ROTANGER.

Et on vous rend votre argent...

ADOLPHE.

Ah ! mais non ! comme ça, je ne plaiderais pas ! et je tiens à débuter... ça fera tant de plaisir à ma mère !

LOBLIGEOIS.

Mais enfin, monsieur.

ADOLPHE.

Non... j’ai un dossier... et je le garde !

LOBLIGEOIS, remontant vers Rotanger.

Que le diable l’emporte ! comment nous tirer de là ?

ROTANGER, bas, à Lobligeois.

Mon compliment ! pour une fois que vous vendez un châle...

Ils remontent en se disputant à voix basse.

CLÉMENCE, bas et câline, à Adolphe.

Ah ! monsieur... ce n’est pas sérieux... vous ne ferez pas un procès à mon mari... vous qui avez l’air si bon... si doux !

ADOLPHE, bas.

Oh ! madame... je vous en prie... laissez-moi traiter cette affaire avec ces messieurs... je sens que je ne pourrais pas vous résister... et il s’agit de mon avenir...

ROTANGER, à part.

Tiens, on dirait qu’il clignote avec madame Lobligeois.

CLÉMENCE, bas.

Ainsi, vous voulez faire mettre mon pauvre mari en prison ?

ADOLPHE.

Rassurez-vous, madame... je viendrai vous tenir compagnie.

CLÉMENCE, le regardant langoureusement.

Ah ! je ne vous aurais jamais cru méchant !

ADOLPHE.

Non... ne me regardez pas comme ça !

 

 

Scène XII

 

ROTANGER, LOBLIGEOIS, CLÉMENCE, ADOLPHE, ISIDORE

 

ISIDORE, entrant un carton à la main.

Monsieur, on rapporte le châle... le voilà...

ADOLPHE.

Qui ça ?

ISIDORE.

Madame votre mère, qui est dans un fiacre, à la porte.

ADOLPHE.

Ah ! mais je n’entends pas ça ! Je m’y oppose.

Il arrache le châle du carton que défendent Lobligeois et Rotanger. Adolphe sort par le fond avec le châle ; les deux morceaux du carton restent dans les mains de Lobligeois et de Rotanger.

 

 

Scène XIII

 

ROTANGER, CLÉMENCE, LOBLIGEOIS

 

LOBLIGEOIS.

Mais il est enragé !

ROTANGER, vivement.

Il n’y a qu’un moyen de sortir de là !

LOBLIGEOIS et CLÉMENCE.

Lequel ?

ROTANGER.

Ce jeune homme est amoureux de votre femme !

LOBLIGEOIS.

Comment Clémence ?

CLÉMENCE, vivement.

Je n’ai pas remarqué.

ROTANGER.

Il lui a fait de l’œil... remercions la Providence !

LOBLIGEOIS.

Laissez-moi tranquille avec votre Providence !

ROTANGER.

Il faut que madame se dévoue...

LOBLIGEOIS.

Permettez.

ROTANGER.

Ah ! les affaires sont les affaires !... il faut qu’elle obtienne cette facture à tout prix !

LOBLIGEOIS.

Comment, à tout prix ?

ROTANGER.

Par quelques coquetteries... sans conséquence.

LOBLIGEOIS.

À prix réduit, alors...

CLÉMENCE.

Mais je ne veux pas...

ROTANGER.

Il va revenir.

À Clémence.

Fourbissez vos armes, madame !

LOBLIGEOIS.

Un instant !... que diable !... Un mari ne peut pas consentir...

ROTANGER.

Et l’honneur du Castor, monsieur !

LOBLIGEOIS.

Eh bien, et le mien, nom d’un petit bonhomme !

ROTANGER.

Alors, quittez la maison.

LOBLIGEOIS.

Jamais !

ROTANGER.

Alors, que madame se dévoue !

LOBLIGEOIS.

Jamais !

On entend la voix d’Adolphe dans la coulisse.

ROTANGER.

Je l’entends ! laissons-le avec madame... ne nous en mêlons pas !

LOBLIGEOIS.

À une condition... c’est que je serai là... derrière cette portière...

ROTANGER.

Ah ! quel pauvre négociant !

Lobligeois se cache derrière la portière de droite et Rotanger derrière celle de gauche.

 

 

Scène XIV

 

CLÉMENCE, ADOLPHE, LOBLIGEOIS et ROTANGER, cachés

 

ADOLPHE, entrant.

Pardon, j’ai oublié mon chapeau... Tiens !... vous êtes seule, madame ?

CLÉMENCE.

Oui, ces messieurs sont sortis pour aller consulter...

ADOLPHE.

Leur avocat ? bravo ! ça va marcher !

CLÉMENCE.

Ainsi, monsieur, c’est bien décidé... vous persistez à faire ce procès ?

ADOLPHE.

Mon Dieu, madame, je vous ai donné mes raisons... voilà trois ans que je cherche une cause... si je laisse échapper cette occasion, je serai peut-être encore trois ans... Alors je ne débuterai jamais.

CLÉMENCE.

C’est bien, monsieur, je n’insiste pas... mais, je vous l’avoue, une pareille obstination... de votre part surtout... car, d’un autre, je n’y prendrais pas garde... me fait beaucoup de chagrin, mais beaucoup, beaucoup !

ADOLPHE.

Ah ! madame !

CLÉMENCE.

J’avais cru lire dans vos regards... un peu de... bienveillance.

ADOLPHE.

De la bienveillance ? par exemple !... dites de l’amour... Je plus vif, le plus passionné.

CLÉMENCE.

Vous m’en donnez une singulière preuve en me refusant la première chose que je vous demande.

ADOLPHE.

Voyons, madame... là, entre nous... qu’est-ce que ça peut vous faire que monsieur votre mari aille quelques jours en prison ?

CLÉMENCE.

Comment, monsieur ?

ADOLPHE.

Vous ne l’aimez pas, vous ne pouvez pas l’aimer.

CLÉMENCE.

Mais, pardon...

ADOLPHE.

Alors, madame, si vous l’aimez... c’est différent ; je n’ai plus qu’à me retirer.

Fausse sortie.

CLÉMENCE, à part.

Comment ! il s’en va ?

Haut.

Monsieur !

ADOLPHE, revenant.

L’aimez-vous ?...

CLÉMENCE.

Vous me permettrez au m’oins d’avoir pour mon mari de l’estime... beaucoup d’estime.

ADOLPHE.

C’est trop, madame... il est absent, je ne veux pas en lire de mal ; mais enfin il est ridicule, il est laid, il est mal bâti...

Lobligeois montre une tête courroucée et Rotanger une figure radieuse.

Comme son associé, du reste... voilà une caricature !

La figure de Rotanger s’assombrit et celle de Lobligeois s’épanouit. Ils disparaissent tous les deux.

Ah ! vous devez bien vous ennuyer entre ces deux... castors laborieux !

CLEMENCE.

Mais M. Lobligeois...

ADOLPHE.

Est le père de vos enfants... je sais ce que vous allez me dire.

CLÉMENCE.

Mais non ! je n’ai pas d’enfants.

ADOLPHE.

Comment ! il n’a pas même ce mérite-là ? De grâce, madame, ne parlons plus de ce personnage... qui n’a aucune raison d’être.

CLÉMENCE, à part.

Heureusement qu’il n’entend pas...

ADOLPHE, avec chaleur.

Clémence, permettez-moi de faire descendre dans votre existence un rayon de soleil... un rayon de poésie...

CLÉMENCE, à part.

Il s’exprime vraiment bien !

ADOLPHE.

C’est si bon de savoir qu’il y a quelque part, au palais de justice... un cœur qui ne pense qu’à vous, qui ne vit que par vous.

Il lui prend la main.

CLÉMENCE, voulant la retirer.

Non, laissez-moi...

ADOLPHE.

Votre petite main tremble... la mienne aussi... c’est délicieux !...

La portière derrière laquelle est Lobligeois s’agite.

CLÉMENCE, rappelée à elle.

Vous me rendrez cette facture, n’est-ce pas ?

ADOLPHE.

Oui... mais vous... que me donnerez-vous en échange ?

CLÉMENCE.

Mais ma reconnaissance...

ADOLPHE.

Je voudrais quelque chose avec...

CLÉMENCE.

Quoi donc ?

ADOLPHE.

Un baiser.

CLÉMENCE.

Oh ! pas maintenant !

Apercevant son mari qui lui fait des signes.

Jamais !

ADOLPHE.

Pourquoi ?

CLÉMENCE, regardant la portière où est Lobligeois.

C’est que je ne sais...

Lobligeois lui fait des signes négatifs.

Non ! ça ne se peut pas !

Rotanger passe sa tête et lui fait des signes affirmatifs. À part.

L’un dit oui... l’autre dit non... c’est bien embarrassant.

ADOLPHE.

Un seul ! un petit !

CLÉMENCE, à part, tendant sa joue.

Allons ! sauvons l’honneur de mon mari !

ADOLPHE, l’embrassant plusieurs fois.

Ah ! que c’est bon ! ah ! que c’est bon !

CLÉMENCE, reculant.

Eh bien, monsieur, j’attends...

ADOLPHE, se méprenant et voulant l’embrasser de nouveau.

Encore ?... toujours !

CLÉMENCE.

Non... l’accomplissement de votre promesse.

ADOLPHE.

La facture... c’est juste !... je n’ai qu’une parole.

Il tire un papier de sa poche et le jette dans la cheminée.

 

 

Scène XV

 

CLÉMENCE, ADOLPHE, LOBLIGEOIS, ROTANGER

 

ROTANGER, paraissant.

Brûlée !

LOBLIGEOIS, de même.

Elle est brûlée.

À Adolphe.

Nous étions là, monsieur.

ADOLPHE.

Je le sais bien... je vous ai vus assez gigoter derrière vos rideaux.

LOBLIGEOIS et ROTANGER.

Ah bah !

ADOLPHE.

Et c’est pour cela que je n’ai pas jeté la facture au feu...

LOBLIGEOIS.

Comment, ce papier ?...

ADOLPHE.

Un billet de garde.

LOBLIGEOIS, à part.

Alors il a embrassé ma femme pour rien ?

CLÉMENCE.

Quelle trahison !

ROTANGER, à part.

C’est un polisson !

LOBLIGEOIS.

Sortez, monsieur.

ADOLPHE.

Six heures, je dîne chez ma mère.

Saluant.

Messieurs, madame... j’ai bien l’honneur.

Il prend son chapeau sur le bureau et fait tomber à terre la photographie de madame Rotanger. Se baissant et la ramassant.

Un papier tombé.

Regardant. À lui-même.

Un portrait de femme... Ah ! mon Dieu ! celui de madame Z !...

LOBLIGEOIS, qui est près de lui et qui a entendu, bas, à Adolphe.

Le dame au tonnerre !... c’était madame Rotanger !

ADOLPHE, bas.

Chut ! taisez-vous !

À part, regardant Rotanger.

Ce pauvre homme, j’aurais mauvaise grâce à lui faire un procès...

Haut.

Messieurs... vous allez apprendre à me connaître, je suis un galant homme et voici votre facture.

Il la déchire et la jette à terre.

ROTANGER.

Ah ! c’est bien.

LOBLIGEOIS, à part, indiquant Rotanger.

C’est au tonnerre que nous devons ça !

ROTANGER, à part, indiquant Lobligeois.

Il ne se doute pas de ce qui lui pend au nez.

CLÉMENCE, qui s’est rapprochée d’Adolphe et lui serre la main avec effusion.

Merci, monsieur Adolphe, merci !

ADOLPHE.

Ah ! Clémence !

À part.

Elle croit que c’est pour elle.

Haut.

Ah ! Clémence !

LOBLIGEOIS, à Rotanger.

Ah çà ! votre femme a donc peur du tonnerre ?

ROTANGER.

Elle... au contraire... ça la rend gaie.

Il remonte à son bureau.

LOBLIGEOIS.

Ah ! c’est donc ça.

Bas, à Adolphe.

Dites donc, je voudrais vous consulter sur mon acte d’association : venez dîner avec nous mardi.

ADOLPHE.

Avec plaisir.

ROTANGER, à part.

Il est retors... voilà l’avocat qu’il me faut.

Bas, à Adolphe.

Dites donc, je voudrais vous consulter sur mon acte d’association... Venez dîner avec nous mardi ! ma femme sera revenue.

ADOLPHE.

Ah !... c’est que je suis engagé mardi.

ROTANGER.

Alors, mercredi...

ADOLPHE.

Soit !

À part.

Deux dîners de suite, j’aurais préféré un jour d’intervalle.

Saluant.

Madame... Messieurs...

Il se dirige vers le fond, on l’accompagne.

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