Un monsieur qui prend la mouche (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 25 mars 1852.
Personnages
ALPHONSE DE BEAUDÉDUIT
BÉCAMEL
JURANÇON, ami de Bécamel
CYPRIEN, domestique de Bécamel
DOMINIQUE, domestique de Beaudéduit
CÉCILE, fille de Bécamel
La scène se passe chez Bécamel, à Crépy.
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon. Autre petit guéridon, à gauche, contre le mur. Gravures encadrées. Chaises. Ouvrage de broderie sur le guéridon de droite. Le fond ouvre sur un jardin.
Scène première
CYPRIEN, puis JURANÇON, puis BÉCAMEL
CYPRIEN, assis contre le guéridon de droite, et lisant le journal.
« Oui, nous ne saurions trop le répéter, la société est ébranlée dans sa base... que si l’on nous demande un remède... nous ne nous chargeons pas de l’indiquer. »
Parlé.
Eh bien, alors... tais ton bec, méchant gratte-papier !
Lisant.
« La France depuis 89... »
JURANÇON, entrant par le fond.
Cyprien !
CYPRIEN, sans se déranger.
Ah ! c’est vous... Bonjour, monsieur Jurançon, bonjour.
Lisant.
« La France depuis 89... »
JURANÇON.
Où est Bécamel ?
CYPRIEN.
Dans sa chambre.
Appelant.
Monsieur... monsieur !...
BÉCAMEL, dans la coulisse de gauche.
Quoi ?
CYPRIEN.
C’est votre ami qui vous demande... Dépêchez-vous !
BÉCAMEL, dans la coulisse.
Voilà.
CYPRIEN, à Jurançon.
Il va venir.
JURANÇON.
Ah ! tu as le journal d’aujourd’hui ?
Il avance la main pour le prendre.
CYPRIEN.
Oui, monsieur.
Se remettant à lire.
« La France depuis 89... »
BÉCAMEL, entrant par la gauche.
Tiens ! c’est Jurançon, mon ami, mon vieux voisin... Tu viens déjeuner avec moi ?
JURANÇON.
Non, merci, je prends médecine à deux heures.
BÉCAMEL.
Comment !... Tu prends médecine ?... Est-ce que tu es malade ?
JURANÇON.
Moi, pas du tout.
BÉCAMEL.
Eh bien, alors ?
JURANÇON.
C’est une précaution recommandée par le Guide du voyageur avant de se mettre en route... et, comme dans trois jours je pars pour l’Italie... la belle Italie...
BÉCAMEL.
Comment ! tu pars ?... sans moi ?
CYPRIEN, à part, impatienté, se levant et allant s’asseoir de l’autre côté du guéridon.
Sont-y embêtants ! je ne sais plus ce que je lis...
Reprenant la lecture.
« La France depuis 89... »
BÉCAMEL.
Jurançon, je ne m’attendais pas à ça de ta part... Tu avais promis de m’attendre.
JURANÇON.
Mais voilà dix-neuf ans que je t’attends !
BÉCAMEL.
Ce n’est pas de ma faute... nous avons été sur le point de partir une fois...
JURANÇON.
Oui, nous étions garçons, nos places étaient retenues.
BÉCAMEL.
Tout à coup on me marie...
JURANÇON.
Tu me demandes un délai pour ta lune de miel.
BÉCAMEL.
Dame !...
JURANÇON.
Je te l’accorde, je perds mes arrhes... mais voilà que ta femme devient intéressante.
BÉCAMEL.
À qui la faute ?
JURANÇON.
Parbleu ! ce n’est pas la mienne !...
CYPRIEN, à part, se levant et allant s’asseoir au fond, à droite de la porte.
Cristi !
Lisant.
« La France depuis 89... »
JURANÇON.
Dans cette conjoncture, tu me demandes un second délai.
BÉCAMEL.
Je ne pouvais pas m’expatrier sans avoir embrassé mon enfant.
JURANÇON.
Je reperds mes arrhes... Ta fille arrive, tu l’embrasses... Je te dis : « Cette fois, nous allons partir ? » tu me réponds : « Attendons qu’elle soit sevrée... » J’attends !... « Attendons qu’elle ait fait ses dents... » J’attends !... « Attendons qu’elle ait terminé son éducation... » J’attends toujours !...
BÉCAMEL.
Ce bon Jurançon !
JURANÇON.
Que diable ! je ne peux pas passer ma vie à retenir mes places.
BÉCAMEL.
Je ne te demande plus que quelques jours.
JURANÇON.
Mais pour quoi faire ? pour quoi faire ?
BÉCAMEL.
Le temps de marier ma fille... là... puisque tu veux le savoir.
CYPRIEN, à part, se levant et venant se rasseoir à sa place, près du guéridon.
Nom d’un nom !
Lisant.
« La France depuis 89... »
JURANÇON.
Un mariage !... ça n’en finit pas...
BÉCAMEL, mystérieusement.
Chut !... j’ai quelque chose en train pour Cécile.
JURANÇON.
Ah bah !
BÉCAMEL.
Je suis même étonné de n’avoir pas reçu de réponse.
Haut, et passant près de Cyprien.
Cyprien !
CYPRIEN, sans se déranger de sa lecture.
Monsieur ?
À part.
C’est assommant !
BÉCAMEL.
Est-ce qu’il n’est pas venu de lettre pour moi, ce matin ?
CYPRIEN.
Si, monsieur.
BÉCAMEL, vivement.
Où est-elle ?
CYPRIEN.
Dans ma poche.
BÉCAMEL.
Donne ! donne !
CYPRIEN, sans se déranger.
Là... à droite... sous ma pipe.
BÉCAMEL, prenant la lettre dans la poche de Cyprien.
Merci !
L’ouvrant.
Juste !
CYPRIEN, à part, se levant et remontant.
Non, je donne ma démission !
Haut.
Monsieur ?
BÉCAMEL, tout en parcourant sa lettre.
Hein ?
CYPRIEN, avec humeur.
Je m’en vas !
BÉCAMEL.
Va, mon garçon.
CYPRIEN, à part.
C’est insupportable d’entendre jacasser...
Il sort par le fond en lisant.
« La France depuis 89... »
Scène II
JURANÇON, BÉCAMEL
JURANÇON, regardant sortir Cyprien.
Il a l’air grognon, ton domestique.
BÉCAMEL.
Oui, je le gâte... c’est presque un ami... je suis son parrain...
Achevant sa lettre.
Bravo... Jurançon, c’est arrangé !
JURANÇON.
Quoi ?
BÉCAMEL.
C’est une lettre du prétendu... maître Savoyard (de la Drôme).
JURANÇON.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
BÉCAMEL.
Un avocat... nos conditions sont arrêtées... il va venir ce matin déjeuner et faire sa demande...
JURANÇON.
Ta fille est-elle prévenue ?
BÉCAMEL.
Non, mais elle le connaît... l’affaire marchera promptement...
JURANÇON.
Quand partons-nous ? il faut que je sois fixé !
BÉCAMEL.
Voyons... c’est aujourd’hui le 1er... le 15, je marie ma fille !... le 16...
JURANÇON.
Nous nous purgeons.
BÉCAMEL.
Il paraît que tu y tiens... Eh bien, soit !... le 16, nous nous purgeons... et le 17...
JURANÇON.
Nous roulons !
BÉCAMEL.
Voilà !
Avec enthousiasme.
Ô l’Italie ! Venezia la Bella ! Romani, les Romains ! Dis donc, nous ferons nos farces !
JURANÇON.
Oui... et nous emporterons des gilets de flanelle... les nuits sont fraîches.
BÉCAMEL.
Ça me va ! tout me va !
JURANÇON.
Allons, puisque c’est décidé... je vais encore donner des arrhes... mais c’est la dernière fois... je t’en préviens !
BÉCAMEL.
Sois donc tranquille !
ENSEMBLE.
Air de Gilles Ravisseur.
Vers la belle Venise
Nous roulerons bientôt,
Pour respirer sa brise
Et voguer sur son flot.
Jurançon sort par le fond.
Scène III
BÉCAMEL, puis CÉCILE
BÉCAMEL.
Mon gendre sera ici dans une petite heure... Je n’ai que le temps de préparer ma fille...
CÉCILE, entrant par la droite.
Papa, as-tu la clef de l’office ? il n’y a plus de macarons pour le dessert.
BÉCAMEL.
Ma fille, il ne s’agit pas de macarons... le moment est venu d’avoir avec toi un entretien solennel...
Il s’assied.
CÉCILE.
Ah ! mon Dieu !
BÉCAMEL, se donnant un air grave.
Cécile... as-tu songé quelquefois que tu pourrais un jour te marier ?
CÉCILE.
Oh ! oui, papa... très souvent.
BÉCAMEL.
Eh bien, mon enfant, cette heure a sonné !
CÉCILE.
Vraiment ! Est-il bien ?
BÉCAMEL.
Qui ça ?
CÉCILE.
Le jeune homme ?
BÉCAMEL.
Fort convenable... c’est un homme froid...
CÉCILE, faisant la moue.
Ah !
BÉCAMEL.
Posé, rassis, entendant parfaitement les affaires, et possédant cent huit actions des Zincs de la Vieille-Montagne...
CÉCILE.
Mais je ne vous demande pas ça ! Est-il brun, blond ? a-t-il des moustaches ?
BÉCAMEL, se levant.
Des moustaches ! un avocat ?
CÉCILE.
Ah ! c’est un avocat ?
BÉCAMEL.
Tu ne devines pas ?
CÉCILE.
Non.
BÉCAMEL.
Eh bien, c’est...
CÉCILE.
C’est ?...
BÉCAMEL.
Maître Savoyart.
CÉCILE, reculant.
Oh ! par exemple !
BÉCAMEL.
Qu’as-tu donc ?
CÉCILE.
Tiens ! si vous croyez que c’est amusant de s’appeler toute sa vie madame Savoyart.
BÉCAMEL.
Air d’un homme qui n’a pas qu’une poche.
Rassure-toi, ma chère amie.
CÉCILE.
Le joli nom, en vérité !
BÉCAMEL.
Ne crains pas d’amphibologie :
Son nom s’écrit avec un T.
CÉCILE.
C’est égal !
BÉCAMEL.
On voit avec gloire
Cette nation-là, d’ailleurs,
Faire figure dans l’histoire.
CÉCILE.
Dans l’histoire... des ramoneurs.
BÉCAMEL.
Ma chère enfant, tu exagères !
CÉCILE.
Et puis il n’est pas jeune, votre prétendu, il louche, il chante faux, il a les pieds en dedans, et il parle toujours latin.
BÉCAMEL.
La langue de Cicéron !
CÉCILE.
Je ne tiens pas à épouser la langue de Cicéron !
BÉCAMEL.
Mais songe donc, mon enfant...
Scène IV
BÉCAMEL, CÉCILE, CYPRIEN, puis BEAUDÉDUIT
CYPRIEN, entrant par le fond.
Monsieur ?
BÉCAMEL.
Quoi ?
CYPRIEN.
Il y a là une espèce d’homme à cheval, avec son domestique, à cheval, qui demande à vous parler.
BÉCAMEL.
Son nom ?
CYPRIEN, lui donnant une carte de visite.
Voici leur carte.
BÉCAMEL, lisant la carte.
Alphonse de Beaudéduit... je ne connais pas.
CYPRIEN.
Y dit que c’est pressé.
BÉCAMEL.
Allons !... fais-le entrer.
CYPRIEN, appelant de la porte.
Hé, monsieur !... vous pouvez entrer !...
Beaudéduit paraît au fond et s’arrête sur le seuil de la porte. Brusquement.
Entrez donc !...
BEAUDÉDUIT, entrant, à Cyprien.
Dites donc, domestique !... il me semble que vous pourriez m’annoncer... d’une façon... moins carnassière !
Il est en redingote, gilet blanc, cravate noire, gants blancs, cravache à la main.
BÉCAMEL, s’avançant et ôtant sa casquette.
Pardon, monsieur ?
BEAUDÉDUIT.
M. Bécamel, s’il vous plaît ?
BÉCAMEL.
C’est moi.
BEAUDÉDUIT, saluant.
Bien charmé...
Apercevant Cécile.
Mademoiselle votre fille sans doute ?... Permettez-moi de lui présenter mes hommages...
CÉCILE, s’inclinant.
Monsieur !...
À part.
Il est très poli.
Elle s’assoit près du guéridon et brode.
BÉCAMEL.
Vous avez désiré me parler ?
BEAUDÉDUIT.
Oui, monsieur... j’arrive de Paris pour ça... à cheval !... dix-huit lieues... Du reste, j’aime cet exercice... parce que le cheval...
BÉCAMEL, l’interrompant.
Pardon.
Cyprien passe à droite.
BEAUDÉDUIT, s’excusant.
Ah ! oui !
Changeant de ton.
Monsieur, j’ai le plaisir de vous apporter... une assez triste nouvelle.
BÉCAMEL, CÉCILE et CYPRIEN.
Comment ?
BEAUDÉDUIT.
Il y a trois mois... par un beau soir de printemps, le soleil empourprait l’horizon de ses derniers reflets d’or...
BÉCAMEL.
Mais, monsieur.
BEAUDÉDUIT, s’excusant.
Ah ! oui...
Reprenant.
Je me promenais sur le boulevard, devant le café Véron... le café Véron ?
BÉCAMEL.
Oui... je connais.
Il remet sa casquette sur la tête.
BEAUDÉDUIT le regarde un moment, paraît choqué de son impolitesse, puis remet lui-même son chapeau avec affectation.
Tout à coup... un de mes amis passe vivement près de moi... je lui ôte mon chapeau.
Ôtant son chapeau et avec intention.
Je suis extrêmement poli, moi, monsieur !
BÉCAMEL.
Je n’en doute pas... Mais cette nouvelle ?
CYPRIEN, à part.
Bavard !
BEAUDÉDUIT, voyant que Bécamel n’ôte pas sa casquette, remet son chapeau.
J’arrive au fait... Je lui ôte donc mon chapeau... et, au lieu de répondre à ma politesse, ce... polisson continue son chemin.
CYPRIEN, s’approchant de Beaudéduit.
Ah ! ça n’est pas bien !
BEAUDÉDUIT, à Cyprien.
Mon ami, je n’ai pas l’habitude de faire des récits pour les valets de chambre.
À Bécamel.
Ce polisson continue son chemin...
BÉCAMEL.
Mais je ne vois pas...
BEAUDÉDUIT.
Piqué au vif, je cours après lui, je le rattrape par son habit, à l’angle du faubourg Montmartre, et je reconnais...
BÉCAMEL, impatienté.
Votre ami ! Après ?
BEAUDÉDUIT.
Non, un inconnu ! je m’étais trompé !
BÉCAMEL.
Ah !...
À part.
Qu’est-ce que ça me fait ?
BEAUDÉDUIT.
Je lui dis : « Monsieur, c’est moi qui viens d’avoir l’honneur de vous saluer devant le café Véron... » Il me répond : « Je ne vous connais pas. »
BÉCAMEL.
Eh bien ?
BEAUDÉDUIT, continuant.
« Moi non plus, monsieur, je ne vous connais pas, et cependant je vous ai salué ! Voulez-vous, oui ou non, me rendre mon coup de chapeau ?... – Eh ! vous m’ennuyez ! riposte cette créature... – Vous êtes un manant ! »
BÉCAMEL.
Oh !
BEAUDÉDUIT, avec force à Bécamel.
Oui, monsieur, tout homme qui ne rend pas un coup de chapeau est un manant... à moins qu’il ne soit nu-tête...
CÉCILE, à part.
Il est original !
BEAUDÉDUIT, s’animant.
Bref, nous échangeons plusieurs épithètes malsonnantes, la foule s’amasse et je lui glisse ma carte en le provoquant.
BÉCAMEL.
Mais encore une fois, monsieur, tout ça ne m’explique pas...
BEAUDÉDUIT.
J’arrive au fait...
Se piquant.
Cependant, si je vous ennuie, je vais m’en aller...
CYPRIEN.
Non... continuez...
BEAUDÉDUIT, à Cyprien, ironiquement.
Vous êtes trop bon...
À part.
Voilà un groom qui m’agace !
Haut à Bécamel.
Deux jours après... le 27 mars... ou le 28... non, c’était le 29 !...
BÉCAMEL.
Ça ne fait rien... après ?...
BEAUDÉDUIT.
Le 29 mars... au fait ! ça pourrait bien être le 27... ou le 28.
BÉCAMEL, à part.
Ah ! il n’en finira pas !
Il se jette sur une chaise.
BEAUDÉDUIT, le regarde, va prendre une chaise au fond et vient s’asseoir à côté de lui. Continuant.
Le 30 mars... je reçois une citation à comparoir comme prévenu d’une tentative de meurtre ! pour un coup de chapeau ! Comment trouvez-vous ça ?
BÉCAMEL.
Moi ? je trouve ça...
À part.
Long !
Il se lève, et remonte à droite.
CYPRIEN, familièrement à Beaudéduit, en venant s’asseoir à la place de Bécamel.
Ah ! ah ! pour un coup de chapeau... c’est comique !
BEAUDÉDUIT, à Cyprien, se levant.
Mon ami, je vous engage à aller brosser vos habits.
À Bécamel.
Il est familier, votre nègre.
Cyprien reporte au fond la chaise de Beaudéduit et redescend près de lui.
BÉCAMEL, avec indulgence.
C’est mon filleul.
BEAUDÉDUIT, sèchement.
Ce n’est pas le mien.
Reprenant.
Quand on a un procès, monsieur, la première chose...
Remarquant que Cyprien s’est rapproché pour l’écouter, il regarde d’abord Bécamel : puis, voyant que celui-ci ne dit rien, il change brusquement de place et continue.
La première chose est de prendre un défenseur : je cours à la salle des Pas-Perdus et j’en choisis un... dans le tas...
Bécamel tape sur sa tabatière avec impatience.
BEAUDÉDUIT, piqué.
Monsieur, si je vous ennuie... je vais m’en aller !
BÉCAMEL.
Continuez donc !
BEAUDÉDUIT.
Nous arrivons devant le tribunal... mon avocat se lève ! cet animal... octroyez-moi le mot, j’ai des motifs... cet animal.
Il s’arrête en voyant que Bécamel gratte la manche de son habit.
BÉCAMEL.
Eh bien, allez donc !
BEAUDÉDUIT, piqué.
Non, j’attends... quand vous aurez fini votre toilette.
BÉCAMEL.
C’est de la bougie.
BEAUDÉDUIT, à part.
On rencontre parfois dans la vie des gens d’une éducation un peu bien rudimentaire !
Reprenant.
Cet animal... mon avocat... expose assez bien les faits, il gesticule, lit des morceaux de papier et fourre du latin dans tout ça.
CÉCILE, à part.
Tiens, du latin !
BEAUDÉDUIT.
Jusque-là, il n’y a rien à dire... il avait le droit de faire son petit ménage... mais tout à coup il se tourne vers moi, en s’écriant : « Non, messieurs, mon client n’est point un homme altéré du sang de ses semblables... c’est un maniaque, un braque, un pointu... je le reconnais... un être susceptible, désagréable, insociable... à ne pas prendre avec des pincettes... je le veux bien... » Et allez donc, comme ça pendant trois quart d’heure... et on riait...
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
CÉCILE, à part.
Je crois bien !
BEAUDÉDUIT, vexé.
D’une manière indécente...
À Bécamel, qui rit toujours.
Comme vous... dans ce moment...
BÉCAMEL, riant.
Pardon !
BEAUDÉDUIT, très froidement.
Enfin, je suis acquitté ! je gagne mon procès.
BÉCAMEL.
Vous avez dû être content ?
BEAUDÉDUIT, indigné.
Content ! un perroquet que je paye à l’heure... et qui m’insulte à la toise !... J’étais furieux, monsieur !... je cours chez lui... il me reçoit en souriant... comme ça, tenez.
L’imitant.
« Eh bien, mon cher... »
Changeant de ton.
« Monsieur, voilà cinquante francs ! vous êtes un cuistre ! un paltoquet ! vous m’en rendrez raison ! »
BÉCAMEL.
Comment ! votre avocat ?
CÉCILE, se levant.
Qui vous avait fait acquitter !
BEAUDÉDUIT.
Je me moque pas mal d’être acquitté ! Il accepte mon cartel, et nous voilà sur le terrain.
BÉCAMEL, à part.
Un duel à présent !
À Cyprien.
Pourquoi as-tu laissé entrer cet homme-là ?... je ne le connais pas !
CYPRIEN.
Laissez-le... il m’amuse...
BEAUDÉDUIT, se mettant sous les armes.
On nous place...
BÉCAMEL.
Mais, monsieur !...
BEAUDÉDUIT.
Nous croisons le fer... mon adversaire fait un mouvement... et je lui plonge mon épée...
CÉCILE, effrayée.
Oh ! mon Dieu !
BÉCAMEL.
Dans le cœur !
BEAUDÉDUIT.
Non... dans le gras !... il s’était retourné. Et voilà !... voilà toute la vérité ! Il ne me reste plus qu’à vous présenter mes adieux.
Il ôte son chapeau pour saluer Cécile.
Mademoiselle...
Voyant que Bécamel n’ôte pas sa casquette, il remet son chapeau et le salue de la main.
Monsieur...
Il remonte et sort par le fond.
BÉCAMEL, à part.
Ah çà ! qu’est-ce qu’il est venu faire ici ?
Rappelant Beaudéduit.
Pardon, monsieur,
Beaudéduit reparaît.
vous venez de Paris...
BEAUDÉDUIT, redescendant un peu.
À cheval !...
BÉCAMEL.
Oui... vous me racontez vos procès, vos duels... pour quoi faire ?
BEAUDÉDUIT, redescendant tout à fait.
Comment ! pour quoi faire ? Ah ! sapristi ! vous avez raison !... j’ai oublié un détail !... Mon adversaire !... l’avocat qui s’est retourné...
BÉCAMEL.
Eh bien ?
BEAUDÉDUIT, gaiement.
C’est votre gendre ! c’est Savoyart !
BÉCAMEL, CYPRIEN et CÉCILE.
Ah ! mon Dieu !
BÉCAMEL.
Et vous osez vous présenter ici tout couvert de son sang !
BEAUDÉDUIT, après avoir regardé son habit.
Réjouissez-vous... il sera sur pied dans trois mois...
CÉCILE et BÉCAMEL.
Trois mois !
BEAUDÉDUIT, avec solennité.
Alors, je lui ai demandé quelles étaient ses dernières volontés... il m’a prié de monter à cheval, attendu que cela lui était impossible... dans ce moment, et de venir vous faire part de son douloureux... bobo.
BÉCAMEL.
Le pauvre garçon !...je vais lui écrire... ma lettre sera un baume sur sa blessure.
BEAUDÉDUIT, à part.
Il ne sait pas dans quel sens il a été blessé.
Haut.
Si vous voulez me la remettre... je me charge de la faire porter...
BÉCAMEL, remontant à gauche.
Je ne vous demande qu’une minute...
Prenant la main de Beaudéduit.
Ah ! monsieur ! quelle coutume féroce que le duel ! quand donc disparaîtra-t-elle du globe ?
Il sort vivement par la gauche. Cécile remonte à sa suite.
BEAUDÉDUIT, croyant répondre à Bécamel.
Monsieur... cette pensée vous honore...
Il tend la main que Cyprien lui prend.
Elle dénote un cœur...
CYPRIEN, lui serrant la main.
C’est égal... blesser notre gendre ! ça n’est pas gentil !
BEAUDÉDUIT, éclatant et retirant sa main.
Domestique ! je vous intime l’ordre d’aller brosser vos habits.
CYPRIEN.
Allons !... allons !... ça n’est pas gentil !
Il sort par le fond.
Scène V
BEAUDÉDUIT, CÉCILE
BEAUDÉDUIT, à part.
C’est étonnant comme ce groom me monte aux oreilles !
CÉCILE, s’approchant de lui timidement.
Monsieur...
BEAUDÉDUIT, ôtant son chapeau.
Mademoiselle ?
À part.
La fiancée ! elle va me dire des choses pénibles.
CÉCILE.
Cette blessure... est-elle dangereuse ?
BEAUDÉDUIT.
Une piqûre... peu sentimentale, il est vrai !... Il ne pourra pas la porter en écharpe !... Franchement je dois vous paraître bien atroce ?
CÉCILE, vivement.
Oh ! du tout !
BEAUDÉDUIT.
Cependant, voilà votre mariage retardé...
CÉCILE.
Précisément
BEAUDÉDUIT.
Ah bah !
CÉCILE.
Écoutez donc... un homme de cinquante ans, qui louche...
BEAUDÉDUIT.
De l’œil gauche, côté du cœur.
CÉCILE.
J’en aimerais mieux un autre qui ne louchât pas du tout.
BEAUDÉDUIT, à part.
Elle m’a regardé !
Haut.
Mademoiselle, j’accepte... vos remerciements... enchanté d’avoir pu vous être agréable...
CÉCILE, lui faisant une longue révérence.
Monsieur...
BEAUDÉDUIT, saluant profondément.
Mademoiselle...
Cécile remonte vers la droite. À part, en passant à gauche.
Elle est fort bien, cette jeune personne.
CÉCILE, à part.
Il est très aimable !
Haut, et le saluant de nouveau.
Monsieur...
BEAUDÉDUIT, saluant.
Mademoiselle...
Cécile sort par la droite.
Scène VI
BEAUDÉDUIT, seul, puis DOMINIQUE
BEAUDÉDUIT, seul, la regardant sortir.
Voilà une petite femme comme en rêve mon célibat ! Mais j’ai renoncé au mariage.
Regardant sa montre.
Il est long, ce monsieur avec sa lettre. J’en ai déjà manqué dix-sept... par la faute de mes beaux-pères... j’ai la main malheureuse... je suis toujours tombé sur des hérissons, des gens crochus, biscornus !...
S’interrompant et avec une impatience plus marquée.
Ah çà ! cet animal-là n’en finit pas...
Reprenant.
Moi, au contraire, je suis d’un caractère tout rond... je ne me fâche de rien !... Exemple... Hier je passais rue du Coq... il pleuvait... j’entends derrière moi une femme qui dit à son mari : « Là, pourquoi n’as-tu pas pris de parapluie ? – Ma foi, non, répond cet homme, on a l’air trop serin !... » Trop serin !... et j’en tenais un, moi... un parapluie !... c’était grave !... eh bien, je n’ai rien dit !... la bête du bon Dieu !
S’interrompant et avec colère.
Décidément ce Bécamel me prend pour un commissionnaire ! Comment ! je me donne la peine de lui apporter une nouvelle... désagréable !... et il me fait poser dans son antichambre !... car l’intention est évidente... et comme il m’a reçu !... avec quelle affectation il a remis sa casquette... eh bien, non !... je n’ai rien dit !... la bête du bon Dieu !
DOMINIQUE, entrant par le fond, le chapeau sur la tête.
Monsieur ?
BEAUDÉDUIT, qui a gardé son chapeau à la main.
Mon domestique ! Quoi ?
DOMINIQUE.
Je viens vous dire...
BEAUDÉDUIT.
Monsieur... Dominique, je trouve étrange que vous restiez couvert quand j’ai le chapeau à la main... Est-ce intentionnel ?
DOMINIQUE, ôtant son chapeau.
Oh !
BEAUDÉDUIT.
Parlez !
DOMINIQUE.
Les chevaux sont prêts... quand Monsieur voudra partir...
BEAUDÉDUIT, à part, très piqué.
Et cette lettre ?... Il m’avait demandé une minute.
Haut.
Dominique !
DOMINIQUE.
Monsieur ?
BEAUDÉDUIT.
Compte jusqu’à vingt, et après ça... Quand tu me regarderas ! compte ! je te dis de compter.
DOMINIQUE.
Oui, monsieur...
BEAUDÉDUIT, se promène avec impatience, et il compte.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit.
DOMINIQUE, en même temps, comptant sur l’air de Vive Henri quatre.
Un, deux, trois, quatre
Cinq, six, sept, huit, neuf, dix,
Onze, douze, treize...
BEAUDÉDUIT, l’interrompant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
DOMINIQUE.
Monsieur, on m’a appris à compter sur cet air-là à la mutuelle.
BEAUDÉDUIT,regardant avec impatience la porte par où Bécamel est sorti.
Non ! on ne se moque pas du monde comme ça... Dominique !
DOMINIQUE.
Monsieur ?
BEAUDÉDUIT, enfonçant son chapeau sur sa tête.
Nous partons !
DOMINIQUE, enfonçant aussi son chapeau.
Oui, monsieur !
Tous deux sortent brusquement par le fond et tournent à droite.
Scène VII
BÉCAMEL, puis JURANÇON
BÉCAMEL, entrant par la gauche, avec sa lettre à la main.
Monsieur, je vous demande un million de pardons...
Se retournant.
Je n’ai pas été long... Eh bien, où est-il donc ?... Disparu !
S’approchant de la fenêtre.
Je ne me trompe pas... le voilà qui galope sur la route... Et ma lettre ? Bah ! je la mettrai à la poste !
JURANÇON, entrant par le fond et venant de la gauche.
Mon ami, c’est fait... je viens d’envoyer un exprès à Paris...
BÉCAMEL.
Pour quoi faire ?
JURANÇON.
Pour retenir nos places...
BÉCAMEL.
Allons, bon !
JURANÇON.
J’ai donné des arrhes... quatre-vingt-trois francs !
BÉCAMEL.
Mais c’est impossible !... je ne pars plus !
JURANÇON.
Ah ! pour le coup, c’est trop fort !
BÉCAMEL.
Le mariage est retardé de trois mois... mon gendre s’est retourné.
JURANÇON.
Qu’est-ce que tu me chantes là ?
BÉCAMEL.
Oui, un coup d’épée... dans le gras... Que le diable emporte ce M. Beaudéduit !
JURANÇON.
Hein ? Beaudéduit... Alphonse Beaudéduit ?
BÉCAMEL.
Il vient de partir... Tu le connais ?
JURANÇON.
Il a été mon locataire deux ans... Un homme charmant ! qui payait le 14 !... Je suis fâché qu’il soit parti !
BÉCAMEL.
Pourquoi ?
JURANÇON.
Rien !... une idée qui me trotte depuis longtemps... j’avais songé à lui pour ta fille...
BÉCAMEL.
Allons donc ! un original pareil !
JURANÇON.
Je ne connais pas de caractère plus doux, plus aimable, plus facile ; il payait le 14 !
BÉCAMEL.
C’est drôle !... je ne l’aurais pas cru... Mais est-ce qu’il a une position sociale, cet homme-là ?
JURANÇON.
Une maison superbe ! près des Bains Chinois...
BÉCAMEL.
Diable !... mais c’est un très beau parti... près des Bains Chinois !... je suis fâché de ne pas l’avoir invité à déjeuner... parce qu’à table on cause, et...
Tout à coup.
Ah çà, et maître Savoyart ?
JURANÇON.
Tant pis pour lui !...
BÉCAMEL.
Tiens, au fait, pourquoi s’est-il retourné ?... Ma fille ne peut pas attendre trois mois... d’ailleurs, elle ne l’aime pas... il a les pieds en dedans...
JURANÇON.
Et puis nos places sont retenues...
BÉCAMEL.
C’est juste... quatre-vingt-trois francs !...
JURANÇON.
Et dire que, dans vingt jours, nous pourrions poser le pied sur le sol de la belle Italie.
BÉCAMEL, s’exaltant.
Oh ! oui ! Venezia la Bella ! Romani, les Romains ! oh !...
Changeant de ton.
Mais nous barbotons, mon pauvre vieux, puisque ce monsieur est parti !
Scène VIII
BÉCAMEL, JURANÇON, BEAUDÉDUIT
Beaudéduit paraît à la porte du fond, il porte une énorme botte de fleurs sous son bras.
BEAUDÉDUIT, à la cantonade.
Attendez-moi, drôle !
BÉCAMEL et JURANÇON.
Lui !
BEAUDÉDUIT, à Bécamel, froidement.
Monsieur, je ne comptais pas vous revoir, je vous prie de le croire... Permettez-moi de vous offrir cette botte de fleurs qui m’éreinte le bras...
Il la lui donne.
BÉCAMEL.
Vous êtes trop aimable... certainement...
Étonné.
Est-ce que c’est ma fête ?
BEAUDÉDUIT.
Je ne sais pas... c’est la Sainte-Ursule !... Je viens de faire une demi-lieue pour vous dire que mon domestique est une canaille...
BÉCAMEL.
Comment !...
BEAUDÉDUIT.
Ce polisson s’était permis de ravager votre jardin pour fleurir une Ursule... qu’il a...
BÉCAMEL.
Quoi ! vous avez pris la peine ?...
Il pose les fleurs sur le guéridon.
JURANÇON.
Quelle délicatesse !... je le reconnais bien là !...
BEAUDÉDUIT, l’apercevant.
Tiens ! ce cher M. Jurançon ! Enchanté !... Avez-vous toujours le même portier ? c’est un être bien déplaisant !
À Bécamel.
Monsieur, il ne me reste plus qu’à vous renouveler mes très humbles salutations.
Il salue et remonte.
BÉCAMEL, bas à Jurançon près duquel il revient.
Eh bien, il s’en va !
JURANÇON.
Retiens-le !
BÉCAMEL, appelant.
Monsieur Beaudéduit !
BEAUDÉDUIT, s’arrêtant.
Monsieur ?
BÉCAMEL, avec bonhomie.
Allons ! vous dînez avec nous ?... nous avons un reste de chevreuil...
BEAUDÉDUIT, redescendant et d’un ton piqué.
Certainement, monsieur, je serais extrêmement flatté de vous aider à manger... les restes... de M. votre chevreuil, mais...
JURANÇON.
Vous acceptez ?
BEAUDÉDUIT.
Permettez...
BÉCAMEL.
Est-ce que parce que je ne vous invite pas huit jours à l’avance ?
BEAUDÉDUIT.
Mais il me semble.
BÉCAMEL.
D’abord, si vous me refusez, je croirai que vous êtes susceptible !
BEAUDÉDUIT, vivement.
Moi, susceptible ? J’accepte, monsieur !
BÉCAMEL.
À la bonne heure ! vous m’avez l’air d’un bon diable !
Il lui tape légèrement sur le ventre.
BEAUDÉDUIT, se reculant et à part.
Cet homme est d’une familiarité...
BÉCAMEL, bas à Jurançon.
Mon cher, sa rondeur me plaît...
JURANÇON, bas.
Je te l’avais bien dit...
BEAUDÉDUIT, à part.
Ils chuchotent... je suis sûr qu’ils me traitent de pique-assiette !
BÉCAMEL, bas à Jurançon.
Sonde-le adroitement... moi, je vais préparer ma fille...
BEAUDÉDUIT, à part.
Ils chuchotent toujours... c’est très malhonnête...
Haut, vexé.
Je vous gêne peut-être ?
BÉCAMEL.
Du tout ! Je vous laisse avec Jurançon... un vieil ami... qui a toute ma confiance... et qui m’a donné sur votre moralité et votre probité les meilleurs renseignements.
BEAUDÉDUIT, à part.
Des renseignements !... est-ce qu’il a peur que je ne mette les couverts dans ma poche ?
Ensemble.
Air de la Dernière Rose (polka-mazurka de Heintz).
BEAUDÉDUIT.
De ce vieillard l’humeur hospitalière
Est familière,
Même grossière !
Par un refus j’aurais dû m’y soustraire,
Du coin de l’œil je vois
Son air narquois.
BÉCAMEL et JURANÇON.
De ce futur j’aime le caractère ;
Oui, je l’espère,
Il saura plaire.
Il est charmant et je ne pouvais faire
Il est charmant et tu ne pouvais faire
Pour ma fille, je crois,
Pour ta fille, je crois,
Un meilleur choix !
Bécamel sort par la droite. Jurançon le reconduit jusqu’à la porte. Pendant ce temps, Beaudéduit a posé son chapeau et sa cravache sur le petit guéridon à gauche.
Scène IX
JURANÇON, BEAUDÉDUIT
BEAUDÉDUIT, vivement.
Jurançon ! parlez-moi franchement... J’ai eu tort d’accepter ?...
JURANÇON.
Du tout ! Bécamel est enchanté !
BEAUDÉDUIT.
Hum !... je lui trouve un air... sarcastique !...
JURANÇON.
Lui ?...
BEAUDÉDUIT.
Oh ! mais très sarcastique !
JURANÇON.
C’est le meilleur des hommes... franc... ouvert... sans cérémonie...
BEAUDÉDUIT.
Comme moi, alors...
JURANÇON.
Tout à fait... et, même, cette conformité de caractère m’a fait venir une idée.
BEAUDÉDUIT.
Voyons !
JURANÇON.
Entre nous... est-ce que vous ne songez pas à vous marier ?
BEAUDÉDUIT, soupçonneux.
Pourquoi me demandez-vous ça ?
À part.
Serait-ce une allusion à mes dix-sept mariages manqués ?
JURANÇON.
Soit dit sans vous fâcher, mon cher, vous prenez du ventre !
BEAUDÉDUIT, piqué.
Pourvu que je ne prenne pas le vôtre...
JURANÇON.
Vos cheveux grisonnent...
BEAUDÉDUIT, à part.
Si c’est pour me dire ça qu’ils m’ont invité à dîner !...
JURANÇON.
Croyez-moi, quand on attrape un certain âge... il n’y a que le mariage pour nous rajeunir...
BEAUDÉDUIT.
Monsieur, cette plaisanterie est sans doute très fine et très spirituelle...
JURANÇON.
Quelle plaisanterie ?... Il y a ici une jeune personne charmante.
BEAUDÉDUIT.
Je l’ai vue...
JURANÇON.
Qu’est-ce que vous en pensez ?
BEAUDÉDUIT.
Mais, monsieur...
JURANÇON.
Je n’ai pas mission de vous la proposer... mais, entre nous... vous plaisez au père...
BEAUDÉDUIT, ironiquement.
Vraiment ?
JURANÇON.
Et je crois pouvoir vous répondre qu’une démarche... ne serait pas mal reçue...
BEAUDÉDUIT, étonné.
Une démarche !... Ah çà, c’est donc sérieux ? c’est donc sérieux ?
JURANÇON.
Parbleu ! sans cela.
BEAUDÉDUIT, avec joie.
Comment !... moi !... je pourrais épouser... après dix-sept choux blancs ?... Nom d’un petit bonhomme !
JURANÇON.
Qu’avez-vous donc ?
BEAUDÉDUIT, transporté.
C’est la joie !... Figurez-vous que j’y pensais... elle est ravissante !... En entrant, je me suis dit : « Nom d’un petit bonhomme... »
Changeant de ton.
Prêtez-moi une cravate blanche.
JURANÇON.
Pour quoi faire ?
BEAUDÉDUIT.
Pour faire ma demande !
JURANÇON.
Pas si vite !... Ainsi la demoiselle vous plaît ?
BEAUDÉDUIT.
Énormément !... Règle générale... les demoiselles me plaisent toujours !... Ce sont les beaux-pères qui...
JURANÇON.
Vous vous entendrez à merveille avec Bécamel.
BEAUDÉDUIT.
D’abord je ferai toutes les concessions...
Lui prenant les mains.
Ah ! ce bon Jurançon ! voilà un ami !... Tenez, je suis fâché d’avoir quitté votre maison... Vous n’avez rien à louer ?
JURANÇON.
Si ! un appartement de garçon !
BEAUDÉDUIT.
Très bien !... je ne le prends pas !
JURANÇON.
Je comprends... Alors, vous m’autorisez à aller trouver Bécamel ?
BEAUDÉDUIT.
Certainement !... dites-lui que je connais son caractère insupportable, taquin, malhonnête...
JURANÇON.
Comment ?...
BEAUDÉDUIT.
Mais ça m’est égal !... c’est un beau-père ! je passe par-dessus !
Le poussant.
Allez !... allez !...
Jurançon entre à droite.
Scène X
BEAUDÉDUIT, puis CYPRIEN
BEAUDÉDUIT, seul.
Je vais me marier, moi !... moi !... Quelle chance que ce monsieur ne m’ait pas salué !... Et ce pauvre Savoyart !...qui est dans son lit... sur le... côté... Bah ! pourquoi a-t-il cinquante ans !... Sapristi ! mais j’en ai quarante, moi !...
Mystérieusement.
Chut ! non !... on ne l’a pas entendu... d’ailleurs... j’en déclarerai trente-trois... voilà qui est convenu !... Oh ! c’est que j’ai la prétention d’être aimé pour moi-même !... je ne suis pas de ces gens qui se marient pour faire une affaire, une spéculation.
CYPRIEN, sortant de la droite, à Beaudéduit, qu’il pousse du coude.
Dites donc... ça chauffe là-bas...
BEAUDÉDUIT, se reculant.
Quoi ?
CYPRIEN.
Y paraît que vous avez une fameuse maison... près des Bains Chinois...
BEAUDÉDUIT.
Qui te l’a dit ?
CYPRIEN.
Ils ne parlent que de ça, par là !
BEAUDÉDUIT, un peu piqué.
Comment ! que de ça ? Eh bien ? et de moi ? qu’est-ce qu’on en dit ?
CYPRIEN.
On dit qu’elle rapporte... vingt-deux mille cinq cents francs de revenu...
BEAUDÉDUIT, très piqué.
Mais de moi ? de moi ?
CYPRIEN.
On dit que vous êtes plus riche que maître Savoyart !...
BEAUDÉDUIT, à part.
Fichtre !...
CYPRIEN, le poussant encore du coude.
Soyez calme... ça marchera, allez !... moi, ça me va !... nous boirons du champ !
Il sort par le fond.
BEAUDÉDUIT, seul, avec dépit, et marchant d’un pas agité.
C’est-à-dire qu’on épouse ma maison ! Moi, je ne suis qu’un accessoire, une pierre, une tuile, un moellon, une poignée de plâtre... près des Bains Chinois ! et j’accepterais ça ?...
Avec dignité.
Beaudéduit ! tu ne peux pas accepter ça !
Il remonte.
Scène XI
BEAUDÉDUIT, BÉCAMEL, CÉCILE, JURANÇON
Ils entrent par la droite.
BÉCAMEL, bas à Cécile.
Ma fille, je suis enchanté de te voir partager mes idées.
JURANÇON, bas.
Ainsi tout est convenu, je vais lui dire de faire sa demande.
Il passe du côté de Beaudéduit.
BÉCAMEL.
Oui, sa rondeur me plaît...
À sa fille, tirant un journal de sa poche.
Asseyons-nous... Fais semblant de broder moi, j’aurai l’air de lire le journal...
Tous deux s’asseyent de chaque côté du guéridon.
JURANÇON, bas à Beaudéduit.
Mon cher, c’est arrangé... faites votre demande.
BEAUDÉDUIT, à Jurançon.
Bien, monsieur.
Il s’approche de Bécamel.
BÉCAMEL, bas à Cécile.
Le voici... baisse les yeux !
BEAUDÉDUIT, à Bécamel.
Monsieur...
BÉCAMEL, se levant.
Monsieur ?...
BEAUDÉDUIT.
Monsieur... ce pays est vraiment très fertile... le sous-sol m’en paraît argileux...
Les trois autres personnages échangent un regard d’étonnement.
BÉCAMEL, bas à Cécile.
C’est toi qui le gênes... va-t’en !
CÉCILE, vivement et se levant.
Avec plaisir, papa !
Elle laisse sa broderie et disparaît par la droite.
JURANÇON, bas à Beaudéduit.
La petite est partie... allez !
Il passe près de Bécamel, un peu en arrière.
BEAUDÉDUIT, à Bécamel.
Monsieur...
BÉCAMEL.
Monsieur ?...
BEAUDÉDUIT.
Ce pays est vraiment très fertile... le sous-sol...
BÉCAMEL, bas à Jurançon.
Alors, c’est toi qui le gênes... va-t’en !
JURANÇON, bas à Beaudéduit.
Mais allez donc... poltron !
Il sort par le fond.
BEAUDÉDUIT, continuant.
M’en paraît argileux...
BÉCAMEL.
Jurançon est parti... Jeune homme, je vous écoute avec bienveillance.
BEAUDÉDUIT.
La culture des colzas y prend tous les jours des développements...
BÉCAMEL.
Pardon, monsieur... mais je croyais... Jurançon m’avait dit...
BEAUDÉDUIT, froidement.
Quoi ?
BÉCAMEL, interdit.
Rien...
BEAUDÉDUIT.
Je suis trop poli pour le démentir...
Il plonge les mains dans ses poches et se promène en fredonnant.
BÉCAMEL, à part.
Alors, c’est moi qui le gêne... je vais tirer ça au clair...
Il sort vivement par le fond.
Scène XII
BEAUDÉDUIT, puis CÉCILE
BEAUDÉDUIT, seul, reprenant son chapeau et sa cravache.
Je n’étais pas fâché de leur donner cette leçon.
S’approchant de la fenêtre.
Dominique ! les chevaux !
CÉCILE, rentrant par la droite, à part.
Il doit avoir fait sa demande...
Apercevant Beaudéduit.
Ah !... pardon, je venais chercher ma broderie.
BEAUDÉDUIT.
Mademoiselle... je suis on ne peut plus heureux de vous rencontrer...
CÉCILE, à part.
Il va me faire sa déclaration !
BEAUDÉDUIT.
Pour vous adresser mes adieux les plus... distingués.
CÉCILE.
Comment ! vous partez ?...
BEAUDÉDUIT.
Oui... j’ai des ouvriers dans mon immeuble... mon immeuble !... près des Bains Chinois !
CÉCILE.
Et c’est pour cela ?...
Piquée.
Je ne vous retiens pas, monsieur !
BEAUDÉDUIT.
Je dois sans doute vous laisser peu de regrets... ma façade seule est en pierre de taille... le reste est un modeste pan de bois...
CÉCILE.
Plaît-il ?
BEAUDÉDUIT.
Tout ce qu’il y a de plus pan de bois... Vous trouverez mieux sans doute... comme superficie et comme élévation...
CÉCILE, à part.
Mais de quoi me parle-t-il ?
BEAUDÉDUIT.
En partant, permettez-moi de former des vœux pour votre fortune... Mademoiselle... soyez heureuse... puissiez-vous épouser un passage ! voilà tout le mal que je vous souhaite !
CÉCILE.
Un passage ! pour quoi faire ?
BEAUDÉDUIT.
On dit que les boutiques s’y louent très cher... tandis que ma maison...
CÉCILE.
Vous avez une maison ?
BEAUDÉDUIT.
Vous savez bien... près des Bains Chinois...
CÉCILE.
Ah !... je l’ignorais !
BEAUDÉDUIT, avec surprise.
Ah bah ! comment ! bien vrai ?
CÉCILE.
Certainement.
BEAUDÉDUIT, vivement.
Jurez-le-moi !
CÉCILE.
Quand je vous le dis...
BEAUDÉDUIT.
Je vous crois... oh ! je vous crois !... mais jurez-le-moi !
CÉCILE.
Je vous le jure.
BEAUDÉDUIT, avec transport.
Oh ! ange ! Elle ne le savait pas ! tu ne le savais pas !...
Il l’embrasse.
CÉCILE, se reculant effrayée.
Mais, monsieur !...
BEAUDÉDUIT.
Oh ! pardon !... c’est un premier élan... Je vais faire ma demande...
CÉCILE.
Comment, monsieur, elle n’est pas faite ?...
BEAUDÉDUIT.
Non... M. votre père m’a raconté des histoires de... colzas, de sous-sol argileux... Je ne sais pas trop pourquoi... Mais, avant de m’adresser à lui, permettez-moi de m’assurer de vos sentiments.
Se posant.
Mademoiselle, j’ai trente-deux ans...
À part.
Bah ! je me décide pour trente-deux...
Haut.
On m’accorde quelque esprit... Du moins, on me l’a dit si souvent, que j’ai fini par le croire... Quant au physique... le voilà... je ne le cache pas !... il ne m’appartient pas de l’apprécier...
CÉCILE, très embarrassée.
Certainement... monsieur...
BEAUDÉDUIT.
Vous dites ?...
CÉCILE.
Je ne dis rien !
Elle baisse la tête.
BEAUDÉDUIT, à part.
Rien !... Je la trouve bien froide à mon égard.
Haut.
Enfin, mademoiselle, puis-je me flatter d’avoir produit sur vous quelque impression ?...
CÉCILE, intimidée.
Mais non, monsieur !
BEAUDÉDUIT.
Comment !... je vois ce que c’est... Votre odieux père vous fait violence !...
CÉCILE.
Mais pas du tout !... il me laisse parfaitement libre de mon choix.
BEAUDÉDUIT.
Ah !
Se piquant.
Alors je comprends... c’est vous qui ne voulez pas... Très bien... je n’ai plus rien à dire...
Remontant.
Dominique !
CÉCILE, impatientée.
Mais laissez donc votre domestique tranquille ! c’est insupportable !
BEAUDÉDUIT.
Mademoiselle, je ne vous demande qu’un seul mot.
CÉCILE.
Puisque je vous épouse...
BEAUDÉDUIT.
Le mariage n’est pas une raison... c’est une cérémonie. Ainsi, mademoiselle, parlez franchement... Moi, je ne crains pas de vous le dire : vous me plaisez !... vous me plaisez !... vous me plaisez !!! ça doit vous mettre à votre aise... Allez !
CÉCILE.
Que voulez-vous que je réponde ?... Je ne vous connais presque pas.
BEAUDÉDUIT.
Qu’à cela ne tienne !
Se posant.
Mademoiselle, j’ai quarante... non ! trente-deux ans...
À part.
J’ai dit une bêtise... Je ne fais que ça...
Haut.
On m’accorde quelque esprit...
CÉCILE, étourdiment.
Savez-vous chanter ?
BEAUDÉDUIT.
Très bien !... c’est-à-dire... agréablement !
CÉCILE.
Oh ! tant mieux ! nous chanterons !
BEAUDÉDUIT.
Tout de suite !
CÉCILE.
Je vais chercher de la musique.
Elle remonte vers la droite.
BEAUDÉDUIT, passant à gauche, à part.
Elle veut m’essayer ! c’est évident.
Il remet son chapeau et sa cravache sur le petit guéridon, à gauche.
CÉCILE.
Air de la Petite Sœur.
Restez là... je reviens.
BEAUDÉDUIT.
Pardon !
J’attends une réponse claire. (bis)
CÉCILE.
Sur quoi, monsieur ?
BEAUDÉDUIT.
Ai-je le don
De vous plaire ou de vous déplaire ?
Soyez sincère !
Nettoyons ce point nébuleux ;
Parlez.
CÉCILE.
Vraiment ! c’est tyrannique !
Dieu ! que vous êtes ennuyeux...
BEAUDÉDUIT, piqué.
Ah ! très bien ! je suis ennuyeux !...
Appelant.
Dominique !
Suite de l’Air.
CÉCILE, vivement.
Quand vous appelez Dominique (bis)
Dominique !
BEAUDÉDUIT, avec transport.
Ah !
Il l’embrasse.
CÉCILE.
Mais finissez donc, monsieur !...
BEAUDÉDUIT.
Pardon... c’est un second élan... Je suis plein d’élans.
CÉCILE, se sauvant.
Je vais chercher de la musique !
Elle sort vivement par la droite.
Scène XIII
BEAUDÉDUIT, puis BÉCAMEL
BEAUDÉDUIT, seul.
Ange ! ange ! Californie d’amour ! tiens ! tiens !
Il envoie des baisers à la porte par laquelle est partie Cécile.
BÉCAMEL, entrant par le fond, à part.
Je n’y comprends rien... Jurançon lui avait pourtant dit de faire sa demande...
Apercevant Beaudéduit qui envoie des baisers.
Hein ?... Qu’est-ce qu’il fait là ?
Appelant.
Monsieur !
BEAUDÉDUIT, prenant Bécamel à la gorge.
Monsieur, votre fille est un ange... J’ai l’honneur de vous demander sa main.
BÉCAMEL, se débattant.
Aïe !... lâchez-moi donc !
BEAUDÉDUIT, le secouant.
Sa main ?
BÉCAMEL.
Je vous l’accorde !
BEAUDÉDUIT, le lâchant.
Merci !
À part.
Allons, voilà une formalité remplie !
BÉCAMEL, à part.
Quel drôle de garçon !... Tout à l’heure il ne voulait pas... et maintenant il m’étrangle !
BEAUDÉDUIT.
Voyons... qu’est-ce qu’il y a encore à faire ?
BÉCAMEL.
Pendant que nous voilà tous les deux... si nous essayions un petit projet de contrat ?
BEAUDÉDUIT.
Oh ! pour ça, nous n’aurons pas de dispute ; j’accorde tout !
BÉCAMEL.
Moi aussi...
À part.
Quel charmant garçon !
Haut, en lui frappant amicalement sur le ventre.
Tenez, vous m’allez, vous !
BEAUDÉDUIT.
Oui ?
À part.
Flattons son tic...
Il lui donne trois petites tapes sur le ventre.
Là ! Maintenant, dépêchons-nous... Votre demoiselle m’attend pour faire de la musique... si toutefois vous m’autorisez...
BÉCAMEL.
Comment donc !... mais je vous en prie...
Il lui tape encore sur le ventre.
BEAUDÉDUIT, à part.
Il est très bonhomme !
Il lui donne trois autres tapes sur le ventre.
Là ! Maintenant, parlons du contrat.
BÉCAMEL.
Je pose d’abord un principe.
BEAUDÉDUIT.
Pardon... vous ne me connaissez pas... Voici mon histoire en deux mots... Mon père était Suisse.
BÉCAMEL.
Portier ?
BEAUDÉDUIT.
Plaît-il ?
BÉCAMEL.
Portier ?
BEAUDÉDUIT, un peu sèchement.
Non, monsieur... Suisse de Genève... en Suisse !
À part.
Est-ce que j’ai l’air d’être le fils d’un portier !
Haut.
Ma famille quitta la France à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes.
BÉCAMEL.
Oui.
Il bâille.
BEAUDÉDUIT le regarde et reprend vexé.
De l’édit de Nantes !... qui força tant de Français à s’expatrier.
BÉCAMEL.
Oui...
Il bâille de nouveau.
Oui, oui, oui !...
BEAUDÉDUIT.
Je vous ennuie, monsieur ?
BÉCAMEL.
Du tout... je vous écoute avec le plus vif intérêt.
BEAUDÉDUIT.
Mon bisaïeul forma un établissement d’horlogerie qui ne tarda pas...
Bécamel bâille de nouveau, Beaudéduit s’arrête et lui dit brusquement.
J’ai fini... À vous, monsieur...
À part.
Il manque complètement de savoir-vivre !
BÉCAMEL, à part.
Qu’est-ce qu’il a ?
Haut.
Nous disons que vous avez une maison...
BEAUDÉDUIT, à part.
Encore !...
Haut.
Oui monsieur, j’ai une maison, près des Bains Chinois... c’est convenu. Je vous en prie... ne parlons plus de ça.
BÉCAMEL.
Comment, ne parlons plus de ça ? je vous trouve superbe !
BEAUDÉDUIT.
Je n’ai pas la prétention d’être superbe... ce serait de la fatuité... je suis de ceux dont on ne dit rien.
BÉCAMEL, à part.
Qu’est-ce qui lui parle de ça ?
Haut.
Combien d’étages ?
BEAUDÉDUIT, à part.
Il est agaçant !
Haut.
Trois !
Il marche avec impatience.
BÉCAMEL.
C’est bien peu !
BEAUDÉDUIT.
J’en ferai ajouter huit !...
BÉCAMEL.
Qu’est-ce que vous avez ?... on dirait que ça vous fâche.
BEAUDÉDUIT.
Oh ! du tout !... je ne me fâche de rien... la bête du bon Dieu !
BÉCAMEL.
Vous n’avez pas d’hypothèques ?
BEAUDÉDUIT.
Pas !
BÉCAMEL, à part.
Il est sec...
Haut.
On dit que c’est solidement bâti ?
BEAUDÉDUIT.
Par les Romains !
Vivement.
Neuf croisées de face, quatre boutiques et vingt-deux mansardes ! Maintenant, parlons d’autre chose.
BÉCAMEL.
Pourquoi ?
BEAUDÉDUIT.
Parce que... parce que, si j’avais une fille à marier, je rougirais de me conduire comme un maître maçon ! c’est vilain ! c’est laid !... fi ! fi !
BÉCAMEL.
Quoi ?
BEAUDÉDUIT, sèchement.
Rien !
BÉCAMEL, à part.
Oh ! mais il me fera sortir de mon caractère !
BEAUDÉDUIT.
Monsieur, j’aime votre fille... je ferai toutes les concessions...
BÉCAMEL, s’animant de plus en plus.
Mais lesquelles ?... je ne vous en demande pas !... Vous vous emportez !...
BEAUDÉDUIT.
Moi ?... Oh !... je suis enchanté... ravi... vous m’accordez votre fille parce que j’ai une maison... C’est excessivement flatteur !
BÉCAMEL.
Mais, si vous n’aviez rien, je vous prie de croire que je ne vous l’accorderais pas.
BEAUDÉDUIT.
Merci !
BÉCAMEL, à part.
Mais c’est une grue que cet homme-là ! il me fait monter le sang à la tête !...
BEAUDÉDUIT.
Ainsi, si quelqu’un se présentait avec deux maisons... dans sa poche ?...
BÉCAMEL, s’emportant et criant.
Eh bien, quoi ? qu’est-ce que vous me chantez avec vos maisons ?
BEAUDÉDUIT.
Du calme, monsieur, du calme !
BÉCAMEL.
Eh ! voilà une heure que vous me picotez !
À part.
Ma parole, je n’y vois plus... je suis en nage...
Il ôte son habit et le pose sur une chaise, à gauche.
BEAUDÉDUIT, à part.
Hein ! il se déshabille. Ah çà ! il me traite comme un garçon de bains... Attends ! attends !
Il ôte son habit et le pose contre le guéridon, à droite sur sa chaise.
BÉCAMEL.
Tiens ! vous aussi, vous avez chaud ?
BEAUDÉDUIT.
Non, monsieur, j’ai froid ; mais il paraît que c’est le genre ici pour discuter les contrats.
BÉCAMEL, à part.
Mais qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il a ?
BEAUDÉDUIT.
Voyons, monsieur... je suis tout à vous... Ce costume est très convenable... Est-ce la communauté ou le régime dotal ?... Je ferai toutes les concessions...
BÉCAMEL, à part.
Ma parole ! je ne sais pas ce que cet animal-là a dans le ventre !
Appelant.
Cyprien !... une plume !... de l’encre !
BEAUDÉDUIT, à part, passant à gauche.
Encore s’il fermait la fenêtre.
Il éternue très fort.
Atchoum !
À Bécamel, qui ne l’a pas salué.
Merci !
Criant.
Monsieur, je vous remercie !
BÉCAMEL, criant.
Quoi encore ?... parce que je n’ai pas dit : « Dieu vous bénisse... » ?
Avec colère.
Eh bien, Dieu vous bénisse !
À part.
Que le diable l’emporte !
Haut.
Là !... êtes-vous content ?...
Scène XIV
BEAUDÉDUIT, BÉCAMEL, CYPRIEN, entrant par le fond
CYPRIEN, apportant ce qu’il faut pour écrire.
Voilà, monsieur.
À part.
Tiens ! ils sont en chemise !
Il ôte aussi sa veste, pendant que Bécamel va poser l’encrier et le papier sur le guéridon à droite.
BÉCAMEL.
Voyons, monsieur, finissons-en... prenez la plume !
Il la lui présente.
BEAUDÉDUIT.
Volontiers.
Allant au guéridon.
Vous le voyez, je fais toutes les concessions.
BÉCAMEL, venant de l’autre côté du guéridon.
Écrivez...
À part.
Diable de courant d’air... ça vous tombe sur les épaules.
Il remet son habit.
BEAUDÉDUIT, assis.
Je suis à vos ordres...
Apercevant Bécamel qui remet son habit. À part.
Ah ! il paraît que nous nous rhabillons.
Il se lève et endosse son habit.
CYPRIEN, à part.
Qu’est-ce qu’ils font là ?
BÉCAMEL, à Beaudéduit.
Ah ! vous aviez froid ?
BEAUDÉDUIT.
Non, monsieur, j’ai chaud.
Il se rassied. Cyprien remet sa veste.
BÉCAMEL, venant s’asseoir de l’autre côté du guéridon et écrivant.
Nous disons que votre apport est de vingt-deux mille cinq cents francs de revenu ?
BEAUDÉDUIT.
Cinq cent vingt-trois francs... Oui, monsieur.
BÉCAMEL.
Vous n’avez pas autre chose ?
BEAUDÉDUIT.
J’ai soixante-deux francs dans ma poche... et neuf sous dans mon secrétaire.
Bécamel pousse un soupir d’impatience ; Beaudéduit de même.
BÉCAMEL.
Moi, je constitue en dot à ma fille une ferme d’un revenu de trente mille francs.
BEAUDÉDUIT.
Trente mille francs ! monsieur, je vous arrête là.
BÉCAMEL.
Quoi ?
BEAUDÉDUIT.
J’apporte vingt-deux mille cinq cent vingt-trois francs ! je ne peux pas accepter un rouge liard de plus !
BÉCAMEL.
Comment !
BEAUDÉDUIT, avec force.
Je ne le peux pas ! je... ne... le... peux... pas !
BÉCAMEL, se montrant.
Ah ! c’est trop fort ! je n’ai pas le droit de doter ma fille comme je l’entends !
BEAUDÉDUIT, se montant.
Non, monsieur !
BÉCAMEL, criant.
Si, monsieur !
BEAUDÉDUIT.
Non, monsieur !
BÉCAMEL.
Si, monsieur !
Il se lève.
CYPRIEN, bas à Beaudéduit, en venant derrière le guéridon.
Que vous êtes bête ! prenez donc toujours.
BEAUDÉDUIT, se levant.
Domestique !
À Bécamel.
Monsieur, je ferai toutes les concessions... mais un sou de plus, je le donne aux Polonais !
BÉCAMEL, avec rage.
Non ! non ! ce n’est pas un gendre, cet homme-là... C’est un porc-épic !
BEAUDÉDUIT, furieux.
Qu’est-ce qu’il a dit ?
À Cyprien.
Qu’est-ce qu’il a dit ?
CYPRIEN, riant.
Il dit que vous êtes un porc-épic !
BEAUDÉDUIT.
Insolent !
Il lui donne un soufflet.
CYPRIEN.
Aïe !
BÉCAMEL.
C’est trop fort !
CYPRIEN, se tenant la joue.
Oh ! oui, c’est trop fort !...
Ensemble.
Air : Tu resteras, maraud.
BÉCAMEL.
Cet excès de fureur
Me frappe de stupeur !
Quel hideux caractère !
J’étouffe de colère !
Je n’écoute plus rien !
Brisons cet entretien !
BEAUDÉDUIT.
Impudent serviteur !
Oui, malgré mon humeur
Facile et débonnaire,
J’étouffe de colère !
Je n’écoute plus rien !
Brisons cet entretien !
CYPRIEN.
Cet excès de fureur
Me frappe de stupeur !
Quel hideux caractère !
Vous n’laisserez pas, j’espère,
Souffleter comme un chien
Votre bon Cyprien !
Scène XV
BEAUDÉDUIT, BÉCAMEL, CYPRIEN, CÉCILE, avec un rouleau de musique à la main
CÉCILE, entrant par la droite.
Qu’y a-t-il ?
BÉCAMEL, hors de lui, allant à Cyprien.
Battre Cyprien ! mon filleul ! chez moi !... Monsieur, voilà votre contrat !
Il le déchire et le jette à terre.
CÉCILE, à part.
Ah ! mon Dieu !
Reprise de l’Ensemble.
BEAUDÉDUIT.
Impudent serviteur,
Etc.
BÉCAMEL.
Cet excès de fureur,
Etc.
CYPRIEN.
Cet excès de fureur,
Etc.
CÉCILE.
Qu’avez-vous fait, monsieur,
Pourquoi cette fureur ?
Et pourquoi de mon père
Exciter la colère !
Non, je n’y conçois rien !
Monsieur, ça n’est pas bien !
Bécamel et Cyprien sortent par la gauche.
Scène XVI
BEAUDÉDUIT, CÉCILE
BEAUDÉDUIT, à part, se promenant avec colère.
Allez, dix-huitième beau-père !
CÉCILE.
Monsieur... qu’est-ce que cela signifie ? Je sors pour aller chercher de la musique...
BEAUDÉDUIT.
Ah ! oui, je suis bien en train de faire de la musique !
À part.
Un enragé ! un brutal !
Tout à coup et brusquement.
Mademoiselle !... je vous adore ! mais j’ai bien l’honneur de vous saluer !
Appelant.
Dominique !
CÉCILE.
Vous repartez ?
BEAUDÉDUIT.
Au galop !... Après la manière dont M. votre père m’a traité... Il m’a appelé porc-épic... moi ! la bête du bon Dieu ! Voyons, mademoiselle, ai-je l’air d’un porc-épic ?
CÉCILE.
Oh ! il ne le pensait pas !
BEAUDÉDUIT.
Alors, qu’il retire le mot !
CÉCILE.
Eh bien, restez !... je vais le voir... le calmer... Attendez-moi... Vous me le promettez ?
BEAUDÉDUIT.
Qu’il retire le mot !
CÉCILE.
Je reviens.
Elle sort vivement par la gauche.
Scène XVII
BEAUDÉDUIT, puis JURANÇON
BEAUDÉDUIT, seul.
Est-elle gentille !... Non ! ce n’est pas possible ! elle n’est pas la fille de Bécamel !
Air : Il me le faut, monsieur ; retenez bien.
Non ! j’en appelle à Buffon, à Cuvier,
Savants auteurs d’histoire naturelle
Vit-on jamais le brutal sanglier
Donner le jour à la douce gazelle ?...
Je ne consens, trop abrupt hérisson !
À proclamer cet ange-là ta fille
Qu’en me disant... triste réflexion !
L’état civil du brillant papillon
Remonte bien à la chenille !
Parlé.
Et je renoncerais à elle à cause de sa ganache de père !... Je serais bien bête !...
Relevant le mot, comme s’il lui était adressé par un autre.
Bête !... beau-père !...
Se calmant.
Ah ! non !... c’est moi !
JURANÇON, entrant par la gauche.
Mon ami, je suis chargé d’une mission pénible ; je quitte Bécamel.
BEAUDÉDUIT.
Retire-t-il le mot ?
JURANÇON.
Il m’a prié de vous signifier votre... congé.
BEAUDÉDUIT.
Très bien ! ça me va !
Appelant.
Dominique !
À part, revenant.
J’y pense... la petite... m’a fait promettre de l’attendre... je ne peux pas m’en aller !
JURANÇON.
Quant à moi, je n’y suis pour rien... Croyez à tous mes regrets... Je vais vous accompagner.
BEAUDÉDUIT.
Avec plaisir... Ce cher Jurançon !...
Il s’assoit près du guéridon.
Voyons... parlez-moi de votre famille... de votre portier...
JURANÇON, à part.
Eh bien, il s’assoit.
Haut.
Mon ami... je crois que vous ne m’avez pas bien compris.
BEAUDÉDUIT.
Parfaitement... parfaitement... Vous venez me prier de prendre la porte...
JURANÇON.
Et vous prenez une chaise.
BEAUDÉDUIT.
Oui... il y a de la lune... je préfère partir à la fraîche...
JURANÇON, à part.
Et Bécamel prétend que cet homme-là est susceptible ! Allons donc !
Scène XVIII
BEAUDÉDUIT, JURANÇON, CÉCILE
CÉCILE, entrant par la gauche.
Je viens de voir mon père...
BEAUDÉDUIT, se levant.
Il a retiré le mot ?
CÉCILE.
Non.
BEAUDÉDUIT.
Très bien !...
Il met ses gants.
CÉCILE.
Vous avez donné un soufflet à son filleul... à son benjamin...
BEAUDÉDUIT.
Je ne le regrette pas !
CÉCILE.
Il ne s’apaisera qu’à une condition...
JURANÇON.
Des conditions !
BEAUDÉDUIT.
Laissez... il faut en rire ! il faut en rire !...
À Cécile.
Voyons... cette condition ?
CÉCILE.
Oh ! c’est inutile... vous ne voudrez pas.
BEAUDÉDUIT.
Dites toujours.
CÉCILE.
Il prétend que vous devez faire... des excuses à Cyprien.
BEAUDÉDUIT, bondissant.
Au domestique ? jamais !
JURANÇON.
Il est fou !
CÉCILE.
Voilà son ultimatum !
BEAUDÉDUIT, avec force.
Son ultimatum ? je trépigne dessus !...
JURANÇON.
Un domestique !
BEAUDÉDUIT, révolté.
Des excuses !... des... car vous ne savez pas... lui aussi m’a appelé porc-épic !... des coups de cravache plutôt !...
CÉCILE.
Cependant...
JURANÇON.
C’est impossible !
BEAUDÉDUIT, avec force.
Non, je ne peux pas accepter ça !
À part.
Beaudéduit !... tu ne peux pas accepter ça !
JURANÇON.
Je vais faire seller vos chevaux, et, dans cinq minutes...
Indigné.
Des excuses !
Il sort par le fond, Cécile le suit jusqu’à la porte.
Scène XIX
BEAUDÉDUIT, CÉCILE, puis CYPRIEN
BEAUDÉDUIT, à part.
Pauvre petite !... ça me fait de la peine ! je crois que nous aurions eu beaucoup... de postérité.
Haut et s’approchant d’elle.
Cécile...
CÉCILE, baissant la tête.
Monsieur Beaudéduit...
BEAUDÉDUIT.
Je crains que nous ne fassions pas de musique aujourd’hui...
CÉCILE.
Ce n’est pas ma faute...
BEAUDÉDUIT.
Je le sais... je n’accuse que votre vieux... cauchemar de père...
CÉCILE.
Hein ?
BEAUDÉDUIT, avec émotion.
Cécile !... je ne vous dis pas adieu... nous nous reverrons peut-être cet hiver... dans un monde meilleur... au bal... à Paris...
Pleurant presque.
Mademoiselle, je vous invite pour la première contredanse... pour la première polka... pour la première mazurka... et pour toutes les suivantes.
CÉCILE, saluant.
Avec plaisir, monsieur !
Elle fond en larmes.
BEAUDÉDUIT, avec transport, et la prenant dans ses bras.
Vous pleurez ? tu pleures ?... J’ai le bonheur de vous voir pleurer... pour moi !
L’embrassant.
Oh ! oh ! oh !...
Tout à coup.
Mais, sapristi ! que votre père me demande autre chose ! qu’il me fasse traverser le foyer de l’Opéra avec un melon sous le bras.
CÉCILE.
Oh ! si vous m’aimiez bien !
BEAUDÉDUIT.
Vous en doutez ?... Qu’on en cueille un !...
Allant au fond, et appelant.
Dominique !...
CÉCILE.
C’est pourtant moins difficile d’aller trouver Cyprien.
BEAUDÉDUIT, redescendant.
Un maroufle ! un subalterne !
CÉCILE.
Précisément, ça n’a pas d’importance.
BEAUDÉDUIT.
Ah ! vous croyez que ça n’a pas d’importance ?...
À part.
Elle m’entortille ! elle m’entortille !
CÉCILE.
Nous serions si heureux ... mariés !...
BEAUDÉDUIT.
C’est vrai que nous serions heureux... dans cet état-là... mais c’est impossible !...
CÉCILE.
Vous me donneriez là une si grande preuve d’amour.
BEAUDÉDUIT, ébranlé.
Pristi ! pristi !
CÉCILE, suppliant.
Et je vous en saurais tant de gré !... Toute ma vie ne suffirait pas pour payer un tel sacrifice !
BEAUDÉDUIT, ébranlé.
Eh bien...
Se ravisant.
Non !
CÉCILE.
Oh ! je vous remercierais tant... tant !...
BEAUDÉDUIT, avec effort.
Eh bien...
Tout à coup.
Où est-il cet animal-là ?
CÉCILE.
Vous consentez ?
BEAUDÉDUIT.
Je ne promets pas ! je ne promets rien ! parce que... c’est dur !... mais je tâcherai... j’essayerai...
CYPRIEN, entrant par le fond, et d’un air de mauvaise humeur, à Beaudéduit.
Monsieur, vous êtes sellé.
CÉCILE, à Beaudéduit.
Courage !
BEAUDÉDUIT, faisant un violent effort sur lui-même, à part.
Allons !
Haut à Cyprien.
Ici, valetaille !
CYPRIEN, effrayé, se sauve à toutes jambes par le fond, en criant.
Au secours !
BEAUDÉDUIT.
Comment... il se sauve !... quand je veux lui faire des excuses !... Ah ! brigand !... je te rattraperai bien !
Il sort vivement sur les traces de Cyprien.
Scène XX
CÉCILE, seule, puis CYPRIEN, puis BEAUDÉDUIT
CÉCILE.
Eh bien, il court après lui !
Regardant par la fenêtre.
Bon ! les voilà dans le jardin... Cyprien se sauve toujours... ils marchent sur les melons... oh ! les pauvres cloches !... Ah ! mon Dieu !... ils vont se jeter dans le bassin !... non... ils tournent autour... il ne le rattrapera jamais... Ah ! ils reviennent... les voici !...
CYPRIEN, débouchant par la droite et courant.
Au secours ! au secours !
Il vient tomber sur une chaise, à gauche.
CÉCILE.
Ne crains rien... c’est pour te faire...
Beaudéduit entre en courant par la droite et arrive sur Cyprien.
CYPRIEN.
Ah ! le voici...
Il se lève précipitamment et se sauve par la droite, en traversant le théâtre.
BEAUDÉDUIT, essoufflé.
Ah ! je n’en puis plus !
Il tombe sur la chaise où était Cyprien.
CÉCILE, à part.
Ce pauvre garçon !
Haut.
Remettez-vous...
BEAUDÉDUIT.
L’animal !... s’il va de ce train-là, je ne pourrai jamais lui faire d’excuses... à moins de monter à cheval !
CÉCILE.
Il est là... je vais vous l’envoyer.
Elle entre à droite.
Scène XXI
BEAUDÉDUIT, puis DOMINIQUE
BEAUDÉDUIT.
Allez ! mais qu’il se dépêche !... car je ne sais pas !...
Se levant.
Mes sympathies pour lui se refroidissent considérablement.
DOMINIQUE, entrant par le fond.
Est-ce que nous ne partons pas, monsieur ?
BEAUDÉDUIT, comme frappé d’une idée.
Ah !... Dominique ! arrive ici... je vais m’essayer sur toi !
DOMINIQUE, à part.
Qu’est-ce qu’il veut essayer ?
BEAUDÉDUIT.
Mon bon Dominique... non ! d’abord appelle-moi porc-épic.
DOMINIQUE.
Par exemple !
BEAUDÉDUIT.
Je te l’ordonne !
DOMINIQUE.
Mais, monsieur...
BEAUDÉDUIT.
Je te ferai des excuses après !... Va !...
DOMINIQUE.
Je veux bien... Porc-épic.
Beaudéduit lui donne un coup de pied.
Aïe !...
BEAUDÉDUIT.
Ça ne compte pas ! recommence !
DOMINIQUE, hésitant.
Cependant...
BEAUDÉDUIT.
Recommence ! je te ferai des excuses après !
DOMINIQUE.
Porc-épic...
Beaudéduit lui donne un second coup de pied, après quelque hésitation, comme d’un homme qui cherche à se contenir.
Aïe !...
BEAUDÉDUIT.
Recommence... celui-ci est moins fort... tu as dû t’en apercevoir... je m’y habitue... va !
DOMINIQUE.
Ma foi, non ! j’en ai assez !
Il se sauve par le fond.
Scène XXII
BEAUDÉDUIT, puis CYPRIEN
BEAUDÉDUIT, seul.
Ah ! je me sens plus fort... je crois que ça ira... Sonnons ce goujat.
Il agite une sonnette qui est sur le guéridon à droite. Personne ne paraît.
C’est égal... je ne me croyais pas si amoureux !...
Il sonne de nouveau. Personne ne paraît.
Ah çà, ce faquin-là me fait faire antichambre !... pour des excuses !
Il sonne avec fureur, puis, à l’entrée de Cyprien, pose la sonnette sur le petit guéridon, à gauche, où il prend sa cravache.
CYPRIEN, paraissant, venant de la droite.
Monsieur a sonné ?
Il n’ose entrer.
BEAUDÉDUIT, avec calme.
Oui... tu peux venir... je me suis préparé sur Dominique.
Il agite sa cravache.
CYPRIEN, n’osant avancer et montrant la cravache.
C’est que... c’est que...
BEAUDÉDUIT.
C’est juste !...
Mettant sa cravache sous son bras.
Je désarme...
Cyprien s’approche. D’un ton caressant.
Mon bon Cyprien !...
À part.
Un laquais !... qui m’a appelé porc-épic !...
Haut.
J’ai été un peu... vif tout à l’heure.
CYPRIEN.
C’est vrai !
BEAUDÉDUIT, avec effort.
Accepterais-tu des...
À part.
Quelle figure à gifles !
Haut.
Mon bon Cyprien... accepterais-tu des...
Avec effort.
des excuses ?...
CYPRIEN, dignement.
C’est selon... si elles étaient convenablement exprimées...
BEAUDÉDUIT, le prenant au collet.
Tu les accepterais !
Lui donnant des coups de cravache.
Tiens ! canaille ! maroufle ! faquin !
CYPRIEN, hurlant.
Au secours ! à la garde !...
Scène XXIII
BEAUDÉDUIT, CYPRIEN, BÉCAMEL, CÉCILE, JURANÇON
Bécamel et Cécile entrent par la gauche, Jurançon par le fond.
TOUS, entrant aux cris de Cyprien.
Qu’y a-t-il ?
BEAUDÉDUIT, à part.
Pristi !
Bas à Cyprien.
Cinq cents francs pour toi... Souris !
CYPRIEN, riant en se frottant les épaules.
Hi ! hi ! hi !
BEAUDÉDUIT.
Vous nous avez interrompus... je commençais mes excuses.
Bas à Cyprien.
Souris !
BÉCAMEL.
Ah ! je suis curieux de voir ça... allons, continuez !
CYPRIEN, se frottant.
Non ! ça suffit !
BÉCAMEL.
Si ! si ! je loue une stalle !
Il se jette sur une chaise.
JURANÇON, bas à Beaudéduit.
Ne cédez pas, morbleu !
BEAUDÉDUIT.
Non.
CÉCILE, bas.
Courage !
BEAUDÉDUIT.
Oui.
BÉCAMEL.
Je parie cent sous qu’il ne lui en fera pas !
BEAUDÉDUIT.
Je les tiens !
À part.
Devant tout le monde !
Passant près de Cyprien.
Monsieur Cyprien...
À part.
Dieu ! que j’ai soif !
Haut.
Monsieur de Cyprien...
À part.
Anoblissons-le ! rapprochons les distances !
Haut. Continuant et agitant sa cravache.
De galant homme... à galant homme !...
Donnant sa cravache à Jurançon.
Tenez-moi ça un moment, ça me brûle.
Reprenant.
De galant homme à galant homme, il n’y a que la main.
CYPRIEN, lui donnant la main.
Volontiers !
Poussant un cri.
Aïe !
BEAUDÉDUIT, bas.
Souris... cinq cents francs !
CYPRIEN.
Hi ! hi ! hi !
BÉCAMEL.
Mais ce ne sont pas des excuses, ça !
BEAUDÉDUIT.
Je continue !... monsieur de Cyprien... je vous prie d’agréer l’expression...
Bas à Jurançon.
Tenez-moi les mains... ferme !
Il les met derrière le dos.
L’expression de mes regrets... les plus... les plus pénibles ! Ouf !...
Il lance un coup de pied à Cyprien.
Souris...
BÉCAMEL, qui n’a pas vu le coup de pied.
Bravo !
JURANÇON, à part.
Le lâche !
Il passe à gauche.
BÉCAMEL, se levant.
Monsieur, j’ai perdu cent sous... ma fille est à vous !... voilà d’abord vos cinq francs... et voilà ma fille !...
CÉCILE, à Beaudéduit.
Comment vous remercier ?
BEAUDÉDUIT, avec intention.
Cécile, je vous le dirai plus tard.
À part.
C’est égal... je ne veux pas mourir avant de donner une raclée à Cyprien !
Cécile le remercie à voix basse.
BÉCAMEL, à Jurançon.
C’est drôle ! je le croyais susceptible !
JURANÇON.
Lui ! la bête du bon Dieu ! mais le susceptible... le porc-épic... c’est toi !
BEAUDÉDUIT.
Oh ! ça !
CÉCILE.
Certainement !
BÉCAMEL.
Est-ce que mon caractère changerait ? Heureusement que les voyages adoucissent les mœurs.
JURANÇON.
Et que maintenant nous pouvons faire nos paquets.
BEAUDÉDUIT, vivement.
Comment ! vous partez ?
BÉCAMEL.
Pour la belle Italie ! dans dix-sept jours...
BEAUDÉDUIT, joyeusement.
Ah ! sapristi ! emmenez-vous Cyprien ?
JURANÇON.
Non.
BEAUDÉDUIT, vivement.
Je le prends à mon service !
JURANÇON.
Quelle générosité !
BÉCAMEL.
La clémence d’Auguste !
BEAUDÉDUIT.
Je suis comme ça ! Ce bon Cyprien !
Il le bourre de coups de poing, sans être vu des autres.
Tiens, voilà pour toi.
Il lui donne les cinq francs de Bécamel.
C’est un acompte.
CYPRIEN.
Le jour de vos noces, nous boirons du champ’ !...
BEAUDÉDUIT.
Oui...
À part.
Mais le lendemain !... quelle frétillante pâtée ! mâtin !...
CHŒUR FINAL.
Air du premier ensemble de la pièce.
Vers la belle Venise
Nous roulerons bientôt,
Ils rouleront bientôt,
Pour respirer sa brise,
Et voguer sur son flot !...
BEAUDÉDUIT, s’avançant vers le public.
Air de Turenne.
Vous le dirai-je ?... un souci me tracasse !...
J’ai vu par là rire un mauvais plaisant...
Si c’est de moi, qu’il me le dise en face !...
Son nom !... sa carte !... et sortons à l’instant...
Chez le concierge, il trouvera mon gant.
BÉCAMEL, alarmé.
Quoi ! votre gant ?...
BEAUDÉDUIT, se ravisant.
C’est vrai !... je le retire...
De nos auteurs pour accomplir les vœux,
Messieurs, ce soir, je serais trop heureux
De ne provoquer... que le rire ! (bis)
Laissez-moi provoquer le rire.
Reprise du Chœur.