Brutus (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes, en vers.  

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 décembre 1730.

 

Personnages

JUNIUS BRUTUS, consul

VALÉRIUS PUBLICOLA, consul

TITUS, fils de Brutus

TULLIE, fille de Tarquin

ALGINE, confidente de Tullie

ARONS, ambassadeur de Porsenna

MESSALA, ami de Titus

PROCULUS, tribun militaire

ALBIN, confident d’Arons

SÉNATEURS

LICTEURS

 

La scène est à Rome.

 

 

DISCOURS SUR LA TRAGÉDIE, À MILORD BOLINGBROCKE

 

Si je dédie à un Anglais un ouvrage représenté à Paris, ce n’est pas, milord, qu’il n’y ait aussi dans ma patrie des juges très éclairés, et d’excellents esprits auxquels j’eusse pu rendre cet hommage ; mais vous savez que la tragédie de Brutus est née en Angleterre. Vous vous souvenez que lorsque j’étais retiré à Wandsworth, chez mon ami M. Falkener, ce digne et vertueux citoyen, je m’occupai chez lui à écrire en prose anglaise le premier acte de cette pièce, à peu près tel qu’il est aujourd’hui en vers français. Je vous en parlais quelquefois, et nous nous étonnions qu’aucun Anglais n’eut traité ce sujet, qui de tous est peut-être le plus convenable à votre théâtre[1]. Vous m’encouragiez à continuer un ouvrage susceptible de si grands sentiments. Souffrez donc que je vous présente Brutus, quoique écrit dans une autre langue, docte sermonis utriusque linguœ, à vous qui me donneriez des leçons de français aussi bien que d’anglais, à vous qui m’apprendriez du moins à rendre à ma langue cette force et cette énergie qu’inspire la noble liberté de penser : car les sentiments vigoureux de l’âme passent toujours dans le langage ; et qui pense fortement parle de même.

Je vous avoue, milord, qu’à mon retour d’Angleterre, où j’avais passé près de deux années dans une étude continuelle de votre langue, je me trouvai embarrassé lorsque je voulus composer une tragédie française. Je m’étais presque accoutumé

à penser en anglais ; je sentais que les termes de ma langue ne venaient plus se présenter à mon imagination avec la même abondance qu’auparavant : c’était comme un ruisseau dont la source avait été détournée ; il me fallut du temps et de la peine pour le faire couler dans son premier lit. Je compris bien alors que, pour réussir dans un art, il le faut cultiver toute sa vie.

 

De la rime et de la difficulté de la versification française.

 

Ce qui m’effraya le plus en rentrant dans cette carrière, ce fut la sévérité de notre poésie, et l’esclavage de la rime. Je regrettais cette heureuse liberté que vous avez d’écrire vos tragédies en vers non rimes ; d’allonger, et surtout d’accourcir presque tous vos mots ; de faire enjamber les vers les uns sur les autres, et de créer, dans le besoin, des termes nouveaux, qui sont toujours adoptés chez vous lorsqu’ils sont sonores, intelligibles et nécessaires. Un poète anglais, disais-je, est un homme libre qui asservit sa langue à son génie ; le Français est un esclave de la rime, obligé de faire quelquefois quatre vers pour exprimer une pensée qu’un Anglais peut rendre en une seule ligne, L’Anglais dit tout ce qu’il veut, le Français ne dit que ce qu’il peut ; l’un court dans une carrière vaste, et l’autre marche avec des entraves dans un chemin glissant et étroit.

Malgré toutes ces réflexions et toutes ces plaintes, nous ne pourrons jamais secouer le joug de la rime ; elle est essentielle à la poésie française. Notre langue ne comporte que peu d’inversions, nos vers ne souffrent point d’enjambement, du moins cette liberté est très rare ; nos syllabes ne peuvent produire une harmonie sensible par leurs mesures longues ou brèves ; nos césures et un certain nombre de pieds ne suffiraient pas pour distinguer la prose d’avec la versification la rime est donc nécessaire aux vers français. De plus, tant de grands maîtres qui ont fait des vers rimes, tels que les Corneille, les Racine, les Despréaux, ont tellement accoutumé nos oreilles à cette harmonie que nous n’en pourrions pas supporter d’autres ; et, je le répète encore, quiconque voudrait se délivrer d’un fardeau qu’a porté le grand Corneille serait regardé avec raison, non pas comme un génie hardi qui s’ouvre une route nouvelle, mais comme un homme très faible qui ne peut marcher dans l’ancienne carrière.

 

Tragédies en prose.

 

On a tenté de nous donner des tragédies en prose ; mais je ne crois pas que cette entreprise puisse désormais réussir : qui a le plus ne saurait se contenter du moins. On sera toujours mal venu à dire au public : Je viens diminuer votre plaisir. Si au milieu des tableaux de Rubens ou de Paul Véronèse quelqu’un venait placer ses dessins au crayon, n’aurait-il pas tort de s’égaler à ces peintres ? On est accoutumé dans les fêtes à des danses et à des chants ; serait-ce assez de marcher et de parler, sous prétexte qu’on marcherait et qu’on parlerait bien, et que cela serait plus aisé et plus naturel ?

Il y a grande apparence qu’il faudra toujours des vers sur tous les théâtres tragiques, et de plus toujours des rimes sur le nôtre. C’est même à cette contrainte de la rime et à cette sévérité extrême de notre versification que nous devons ces excellents ouvrages que nous avons dans notre langue. Nous voulons que la rime ne coûte jamais rien aux pensées, qu’elle ne soit ni triviale ni trop recherchée ; nous exigeons rigoureusement dans un vers la même pureté, la même exactitude que dans la prose. Nous ne permettons pas la moindre licence ; nous demandons qu’un auteur porte sans discontinuer toutes ces chaînes, et cependant qu’il paraisse toujours libre ; et nous ne reconnaissons pour poètes que ceux qui ont rempli toutes ces conditions.

 

Exemple de la difficulté des vers français.

 

Voilà pourquoi il est plus aisé de faire cent vers en toute autre langue que quatre vers en français. L’exemple de notre abbé Régnier Desmarais, de l’Académie française et de celle de la Crusca, en est une preuve bien évidente : il traduisit Anacréon en italien avec succès, et ses vers français sont, à l’exception de deux ou trois quatrains, au rang des plus médiocres. Notre Ménage était dans le même cas. Combien de nos beaux esprits ont fait de très beaux vers latins, et n’ont pu être supportables en leur langue !

 

La rime plaît aux Français, même dans les comédies.

 

Je sais combien de disputes j’ai essuyées sur notre versification en Angleterre, et quels reproches me fait souvent le savant évêque de Rochester sur cette contrainte puérile, qu’il prétend que nous nous imposons de gaîté de cœur. Mais soyez persuadé, milord, que plus un étranger connaîtra notre langue, et plus il se réconciliera avec cette rime qui l’effraie d’abord. Non seulement elle est nécessaire à notre tragédie, mais elle embellit nos comédies mêmes. Un bon mot en vers en est retenu plus aisément : les portraits de la vie humaine seront toujours plus frappants en vers qu’en prose ; et qui dit vers, en français, dit nécessairement des vers rimes ; en un mot, nous avons des comédies en prose du célèbre Molière, que l’on a été obligé de mettre en vers après sa mort, et qui ne sont plus jouées que de cette manière nouvelle.

 

Caractère du Théâtre anglais.

 

Ne pouvant, milord, hasarder sur le théâtre français des vers non rimes, tels qu’ils sont en usage en Italie et en Angleterre, j’aurais du moins voulu transporter sur notre scène certaines beautés de la vôtre. Il est vrai, et je l’avoue, que le théâtre anglais est bien défectueux. J’ai entendu de votre bouche que vous n’aviez pas une bonne tragédie ; mais en récompense, dans ces pièces si monstrueuses, vous avez des scènes admirables. Il a manqué jusqu’à présent à presque tous les auteurs tragiques de votre nation cette pureté, cette conduite régulière, ces bienséances de l’action et du style, cette élégance, et toutes ces finesses de l’art qui ont établi la réputation du théâtre français depuis le grand Corneille ; mais vos pièces les plus irrégulières ont un grand mérite c’est celui de l’action.

 

Défaut du théâtre français.

 

Nous avons en France des tragédies estimées, qui sont plutôt des conversations qu’elles ne sont la représentation d’un événement. Un auteur italien m’écrivait dans une lettre sur les théâtres : « Un critico del nostro Pastor Fido disse che quel componimento era un riassunto di bellissimi madrigali; credo, se vivesse, che direbbe delle tragedie francese che sono un riassunto di belle elegie e sontuosi epitalami. » J’ai bien peur que cet Italien n’ait trop raison. Notre délicatesse excessive nous force quelquefois à mettre en récit ce que nous voudrions exposer aux yeux. Nous craignons de hasarder sur la scène des spectacles nouveaux devant une nation accoutumée à tourner en ridicule tout ce qui n’est pas d’usage.

L’endroit où l’on joue la comédie, et les abus qui s’y sont glissés, sont encore une cause de cette sécheresse qu’on peut reprocher à quelques unes de nos pièces. Les bancs qui sont sur le théâtre, destinés aux spectateurs, rétrécissent la scène, et rendent toute action presque impraticable[2]. Ce défaut est cause que les décorations, tant recommandées par les anciens, sont rarement convenables à la pièce. Il empêche surtout que les acteurs ne passent d’un appartement dans un autre aux yeux des spectateurs, comme les Grecs et les Romains le pratiquaient sagement, pour conserver à la fois l’unité de lieu et la vraisemblance.

 

Exemple du Caton anglais.

 

Comment oserions-nous, sur nos théâtres, faire paraître, par exemple, l’ombre de Pompée, ou le génie de Brutus, au milieu de tant de jeunes gens qui ne regardent jamais les choses les plus sérieuses que comme l’occasion de dire un bon mot ? Comment apporter au milieu d’eux sur la scène le corps de Marcus devant Caton son père, qui s’écrie : « Heureux jeune homme, tu es mort pour ton pays ! Ô mes amis, laissez-moi compter ces glorieuses blessures ! Qui ne voudrait mourir ainsi pour la patrie ? Pourquoi n’a-t-on qu’une vie à lui sacrifier... Mes amis, ne pleurez point ma perte, ne regrettez point mon fils ; pleurez Rome : la maîtresse du monde n’est plus. Ô liberté ! ô ma patrie ! ô vertu ! etc. » Voilà ce que feu M. Addison ne craignit point de faire représenter à Londres ; voilà ce qui fut joué, traduit en italien, dans plus d’une ville d’Italie. Mais si nous hasardions à Paris un tel spectacle, n’entendez-vous pas déjà le parterre qui se récrie, et ne voyez-vous pas nos femmes qui détournent la tête ?

 

Comparaison du Manlius de M. de La Fosse
avec la
Venise sauvée de M. Otway.

 

Vous n’imagineriez pas à quel point va cette délicatesse. L’auteur de notre tragédie de Manluis prit son sujet de la pièce anglaise de M. Otway, intitulée Venise sauvée. Le sujet est tiré de l’histoire de la conjuration du marquis de Bedmar, écrite par l’abbé de Saint-Réal ; et permettez-moi de dire en passant que ce morceau d’histoire, égal peut-être à Salluste, est fort au dessus de la pièce d’Otway et de notre Manlius. Premièrement, vous remarquez le préjugé qui a forcé l’auteur français à déguiser sous des noms romains une aventure connue, que l’anglais a traitée naturellement sous les noms véritables. On n’a point trouvé ridicule au théâtre de Londres qu’un ambassadeur espagnol s’appelât Bedmar, et que des conjurés eussent le nom de Jaffier, de Jacques-Pierre, d’Elliot ; cela seul en France eût pu faire tomber la pièce.

Mais voyez qu’Otway ne craint point d’assembler tous les conjurés. Renaud prend leur serment, assigne à chacun son poste, prescrit l’heure du carnage, et jette de temps en temps des regards inquiets et soupçonneux sur Jaffier, dont il se défie. Il leur fait à tous ce discours pathétique, traduit mot pour mot de l’abbé de Saint-Réal : « Jamais repos si profond ne précéda un trouble si grand. Notre bonne destinée a aveuglé les plus clairvoyants de tous les hommes, rassuré les plus timides, endormi les plus soupçonneux, confondu les plus subtils : nous vivons encore, mes chers amis : nous vivons, et notre vie sera bientôt funeste aux tyrans de ces lieux, etc. »

Qu’a fait l’auteur français ? Il a craint de hasarder tant de personnages sur la scène ; il se contente de faire réciter par Renaud, sous le nom de Rutile, une faible partie de ce même discours, qu’il vient, dit-il, de tenir aux conjurés. Ne sentez-vous

pas, par ce seul exposé, combien cette scène anglaise est au dessus de la française, la pièce d’Otway fût-elle d’ailleurs monstrueuse ?

 

Examen du Jules César de Shakespeare.

 

Avec quel plaisir n’ai-je point vu à Londres votre tragédie de Jules César, qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre nation ! Je ne prétends pas assurément approuver les irrégularités barbares dont elle est remplie ; il est seulement étonnant qu’il ne s’en trouve pas davantage dans un ouvrage composé dans un siècle d’ignorance, par un homme qui même ne savait pas le latin, et qui n’eut de maître que son génie. Mais, au milieu de tant de fautes grossières, avec quel ravissement je voyais Brutus, tenant encore un poignard teint du sang de César, assembler le peuple romain, et lui parler ainsi du haut de la tribune aux harangues :

« Romains, compatriotes, amis, s’il est quelqu’un de vous qui ait été attaché à César, qu’il sache que Brutus ne l’était pas moins : oui, je l’aimais, Romains ; et si vous me demandez pourquoi j’ai versé son sang, c’est que j’aimais Rome davantage. Voudriez-vous voir César vivant, et mourir ses esclaves, plutôt que d’acheter votre liberté par sa mort ? César était mon ami, je le pleure ; il était heureux, j’applaudis à ses triomphes ; il était vaillant, je l’honore : mais il était ambitieux, je l’ai tué. Y a-t-il quelqu’un parmi vous assez lâche pour regretter la servitude ? S’il en est un seul, qu’il parle, qu’il se montre ; c’est lui que j’ai offensé : y a-t-il quelqu’un assez infâme pour oublier qu’il est Romain ? qu’il parle ; c’est lui seul qui est mon ennemi.

CHŒUR DES ROMAINS.

« Personne ! non, Brutus, personne.

BRUTUS.

« Ainsi donc je n’ai offensé personne. Voici le corps du dictateur qu’on vous apporte ; les derniers devoirs lui seront rendus par Antoine, par cet Antoine qui, n’ayant point eu de part au châtiment de César, en retirera le même avantage que moi ; et que chacun de vous sente le bonheur inestimable d’être libre. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire : j’ai tué de cette main mon meilleur ami pour le salut de Rome ; je garde ce même poignard pour moi quand Rome demandera ma vie.

LE CHŒUR.

« Vivez, Brutus, vivez à jamais ! »

Après cette scène, Antoine vient émouvoir de pitié ces mêmes Romains à qui Brutus avait inspiré sa rigueur et sa barbarie. Antoine, par un discours artificieux, ramène insensiblement ces esprits superbes ; et quand il les voit radoucis alors il leur montre le corps de César ; et, se servant des figures les plus pathétiques, il les excite au tumulte et à la vengeance. Peut-être les Français ne souffriraient pas que l’on fît paraître sur leurs théâtres un chœur composé d’artisans et de plébéiens romains ; que le corps sanglant de César y fût exposé aux yeux du peuple, et qu’on excitât ce peuple à la vengeance, du haut de la tribune aux harangues : c’est à la coutume, qui est la reine de ce monde, à changer le goût des nations, et à tourner en plaisir les objets de notre aversion.

Les Grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrances ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore des restes de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge : et Électre crie sur le théâtre : « Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père. » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation. Beaucoup de tragédies grecques, en un mot, sont remplies de cette terreur portée à l’excès.

Je sais bien que les tragiques grecs, d’ailleurs supérieurs aux anglais, ont erré en prenant souvent l’horreur pour la terreur, et le dégoûtant et l’incroyable pour le tragique et le merveilleux. L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle, comme à Londres du temps de Shakespeare ; mais, parmi les grandes fautes des poètes grecs, et même des vôtres, on trouve un vrai pathétique et de singulières beautés ; et si quelques Français qui ne connaissent les tragédies et les mœurs étrangères que par des traductions et sur des ouï-dire les condamnent sans aucune restriction, ils sont, ce me semble comme des aveugles qui assureraient qu’une rose ne peut avoir de couleurs vives, parce qu’ils en compteraient les épines à tâtons. Mais si les Grecs et vous, vous passez les bornes de la bienséance, et si les Anglais surtout ont donné des spectacles effroyables, voulant en donner de terribles, nous autres Français, aussi scrupuleux que vous avez été téméraires, nous nous arrêtons trop, de peur de nous emporter ; et quelquefois nous n’arrivons pas au tragique, dans la crainte d’en passer les bornes.

Je suis bien loin de proposer que la scène devienne un lieu de carnage, comme elle l’est dans Shakespeare et dans ses successeurs, qui, n’ayant pas son génie, n’ont imité que ses défauts ; mais j’ose croire qu’il y a des situations qui ne paraissent encore que dégoûtantes et horribles aux Français, et qui, bien ménagées, représentées avec art, et surtout adoucies par le charme des beaux vers, pourraient nous faire une sorte de plaisir dont nous ne nous doutons pas.

Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,

Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

 

Bienséances et unités.

 

Du moins, que l’on me dise pourquoi il est permis à nos héros et à nos héroïnes de théâtre de se tuer, et qu’il est défendu de tuer personne ? La scène est-elle moins ensanglantée par la mort d’Atalide qui se poignarde pour son amant, qu’elle ne le serait par le meurtre de César ? et si le spectacle du fils de Caton, qui paraît mort aux yeux de son père, est l’occasion d’un discours admirable de ce vieux Romain ; si ce morceau a été applaudi en Angleterre et en Italie par ceux qui sont les plus grands partisans de la bienséance française ; si les femmes les plus délicates n’en ont point été choquées, pourquoi les Français ne s’y accoutumeraient-ils pas ? La nature n’est-elle pas la même dans tous les hommes ?

Toutes ces lois, de ne point ensanglanter la scène, de ne point faire parler plus de trois interlocuteurs, etc., sont des lois qui, ce me semble, pourraient avoir quelques exceptions parmi nous, comme elles en ont eu chez les Grecs. Il n’en est pas des règles de la bienséance, toujours un peu arbitraires, comme des règles fondamentales du théâtre, qui sont les trois unités : il y aurait de la faiblesse et de la stérilité à étendre une action au delà de l’espace de temps et du lieu convenable. Demandez à quiconque aura inséré dans une pièce trop d’événements, la raison de cette faute : s’il est de bonne foi, il vous dira qu’il n’a pas eu assez de génie pour remplir sa pièce d’un seul fait ; et s’il prend deux jours et deux villes pour son action, croyez que c’est parce qu’il n’aurait pas eu l’adresse de la resserrer dans l’espace de trois heures et dans l’enceinte d’un palais, comme l’exige la vraisemblance. Il en est tout autrement de celui qui hasarderait un spectacle horrible sur le théâtre : il ne choquerait point la vraisemblance ; et cette hardiesse, loin de supposer de la faiblesse dans l’auteur, demanderait au contraire un grand génie pour mettre, par ses vers, de la véritable grandeur dans une action qui, sans un style sublime, ne serait qu’atroce et dégoûtante.

 

Cinquième acte de Rodogune.

 

Voilà ce qu’a osé tenter une fois notre grand Corneille dans sa Rodogune. Il fait paraître une mère qui, en présence de la cour et d’un ambassadeur, veut empoisonner son fils et sa belle-fille, après avoir tué son autre fils de sa propre main. Elle leur présente la coupe empoisonnée ; et, sur leur refus et leurs soupçons, elle la boit elle-même, et meurt du poison qu’elle leur destinait. Des coups aussi terribles ne doivent pas être prodigués, et il n’appartient pas à tout le monde d’oser les frapper. Ces nouveautés demandent une grande circonspection, et une exécution de maître. Les Anglais eux-mêmes avouent que Shakespeare, par exemple, a été le seul parmi eux qui ait su évoquer et faire parler des ombres avec succès :

Within that circle none durst move but he.

 

Pompe et dignité du spectacle dans la tragédie.

 

Plus une action théâtrale est majestueuse ou effrayante, plus elle deviendrait insipide si elle était souvent répétée ; à peu près comme les détails des batailles, qui, étant par eux-mêmes ce qu’il y a de plus terrible, deviennent froids et ennuyeux à force de reparaître souvent dans les histoires. La seule pièce où M. Racine ait mis du spectacle, c’est son chef-d’œuvre d’Athalie. On y voit un enfant sur un trône, sa nourrice et des prêtres qui l’environnent, une reine qui commande à ses soldats de le massacrer, des lévites armés qui accourent pour le défendre. Toute cette action est pathétique ; mais si le style ne l’était pas aussi, elle ne serait que puérile.

Plus on veut frapper les yeux par un appareil éclatant, plus on s’impose la nécessité de dire de grandes choses ; autrement on ne serait qu’un décorateur, et non un poète tragique. Il y a près de trente années qu’on représenta la tragédie de Montezume à Paris ; la scène ouvrait par un spectacle nouveau ; c’était un palais d’un goût magnifique et barbare : Montezume paraissait avec un habit singulier ; des esclaves armés de flèches étaient dans le fond ; autour de lui étaient huit grands de sa cour, prosternés le visage contre terre : Montezume commençait la pièce en leur disant :

Levez-vous ; votre roi vous permet aujourd’hui

Et de l’envisager, et de parler à lui.

Ce spectacle charma : mais voilà tout ce qu’il y eut de beau dans cette tragédie.

Pour moi, j’avoue que ce n’a pas été sans quelque crainte que j’ai introduit sur la scène française le sénat de Rome, en robes rouges, allant aux opinions. Je me souvenais que lorsque j’introduisis autrefois dans Œdipe un chœur de Thébains qui disait :

Ô mort, nous implorons ton funeste secours !

Ô mort, viens nous sauver, viens terminer nos jours !

le parterre, au lieu d’être frappé du pathétique qui pouvait être en cet endroit, ne sentit d’abord que le prétendu ridicule d’avoir mis ces vers dans la bouche d’acteurs peu accoutumés, et il fit un éclat de rire. C’est ce qui m’a empêché, dans Brutus, de faire parler les sénateurs quand Titus est accusé devant eux, et d’augmenter la terreur de la situation en exprimant l’étonnement et la douleur de ces pères de Rome, qui sans doute devaient marquer leur surprise autrement que par un jeu muet, qui même n’a pas été exécuté.[3]

Les Anglais donnent beaucoup plus à l’action que nous, ils parlent plus aux yeux : les Français donnent plus à l’élégance, à l’harmonie, au charme des vers. Il est certain qu’il est plus difficile de bien écrire que de mettre sur le théâtre des assassinats, des roues, des potences, des sorciers et des revenants. Aussi la tragédie de Caton, qui fait tant d’honneur à M. Addison, votre successeur dans le ministère, cette tragédie, la seule bien écrite d’un bout à l’autre chez votre nation, à ce que je vous ai entendu dire à vous-même, ne doit sa grande réputation qu’à ses beaux vers, c’est-à-dire à des pensées fortes et vraies, exprimées envers harmonieux. Ce sont les beautés de détail qui soutiennent les ouvrages en vers, et qui les font passer à la postérité. C’est souvent la manière singulière de dire des choses communes, c’est cet art d’embellir par la diction ce que pensent et ce que sentent tous les hommes qui fait les grands poètes. Il n’y a ni sentiments recherchés ni aventure romanesque dans le quatrième livre de Virgile ; il est tout naturel, et c’est l’effort de l’esprit humain. M. Racine n’est si au dessus des autres qui ont tous dit les mêmes choses que lui, que parce qu’il les a mieux dites. Corneille n’est véritablement grand que quand il s’exprime aussi bien qu’il pense. Souvenons-nous de ce précepte de Despréaux :

Et que tout ce qu’il dit, facile à retenir,

De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.

Voilà ce que n’ont point tant d’ouvrages dramatiques que l’art d’un acteur et la figure et la voix d’une actrice ont fait valoir sur nos théâtres. Combien de pièces mal écrites ont eu plus de représentations que Cinna et Britannicus ! Mais on n’a jamais retenu deux vers de ces faibles poèmes, au lieu qu’on sait une partie de Britannicus et de Cinna par cœur. En vain le Régulus de Pradon a fait verser des larmes par quelques situations touchantes ; cet ouvrage et tous ceux qui lui ressemblent sont méprisés, tandis que leurs auteurs s’applaudissent dans leurs préfaces.

De l’amour.

 

Des critiques judicieux pourraient me demander pourquoi j’ai parlé d’amour dans une tragédie dont le titre est Junius Brutus ; pourquoi j’ai mêlé cette passion avec l’austère vertu du sénat romain et la politique d’un ambassadeur.

On reproche à notre nation d’avoir amolli le théâtre par trop de tendresse ; et les Anglais méritent bien le même reproche depuis plus d’un siècle, car vous avez toujours un peu pris nos modes et nos vices. Mais me permettez-vous de vous dire mon sentiment sur cette matière ?

Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies me paraît un goût efféminé ; l’en proscrire toujours est une mauvaise humeur bien déraisonnable.

Le théâtre, soit tragique, soit comique, est la peinture vivante des passions humaines. L’ambition d’un prince est représentée dans la tragédie ; la comédie tourne en ridicule la vanité d’un bourgeois. Ici, vous riez de la coquetterie et des intrigues d’une citoyenne ; là, vous pleurez la malheureuse passion de Phèdre : de même, l’amour vous amuse dans un roman, et il vous transporte dans la Didon de Virgile. L’amour dans une tragédie n’est pas plus un défaut essentiel que dans l’Énéide ; il n’est à reprendre que quand il est amené mal à propos, ou traité sans art.

Les Grecs ont rarement hasardé cette passion sur le théâtre d’Athènes : premièrement, parce que leurs tragédies n’ayant roulé d’abord que sur des sujets terribles, l’esprit des spectateurs était plié à ce genre de spectacles ; secondement, parce que les femmes menaient une vie beaucoup plus retirée que les nôtres, et qu’ainsi, le langage de l’amour n’étant pas, comme aujourd’hui, le sujet de toutes les conversations, les poètes en étaient moins invités à traiter cette passion, qui de toutes est la plus difficile à représenter, par les ménagements délicats qu’elle demande. Une troisième raison, qui me paraît assez forte, c’est que l’on n’avait point de comédiennes ; les rôles des femmes étaient joués par des hommes masqués : il semble que l’amour eût été ridicule dans leur bouche.

C’est tout le contraire à Londres et à Paris ; et il faut avouer que les auteurs n’auraient guère entendu leurs intérêts, ni connu leur auditoire, s’ils n’avaient jamais fait parler les Oldfield, ou les Duclos et les Le Couvreur, que d’ambition et de politique.

Le mal est que l’amour n’est souvent chez nos héros de théâtre que de la galanterie, et que chez les vôtres il dégénère quelquefois en débauche. Dans notre Alcibiade, pièce très suivie, mais faiblement écrite, et ainsi peu estimée, ou a admiré longtemps ces mauvais vers que récitait d’un ton séduisant l’Ésopus[4] du dernier siècle :

Ah ! lorsque, pénétré d’un amour véritable,

Et gémissant aux pieds d’un objet adorable,

J’ai connu dans ses yeux timides ou distraits,

Que mes soins de son cœur ont pu troubler la paix ;

Que, par l’aveu secret d’une ardeur mutuelle,

La mienne a pris encore une force nouvelle :

Dans ces moments si doux, j’ai cent fois éprouvé

Qu’un mortel peut goûter un bonheur achevé.

Dans votre Venise sauvée, le vieux Renaud veut violer la femme de Jaffier, et elle s’en plaint en termes assez indécents, jusqu’à dire qu’il est venu à elle unbutton’d, déboutonné.

Pour que l’amour soit digne du théâtre tragique, il faut qu’il soit le nœud nécessaire de la pièce, et non qu’il soit amené par force, pour remplir le vide de vos tragédies et des nôtres, qui sont toutes trop longues ; il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une faiblesse, et combattue par des remords. Il faut ou que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux ; ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible ; sans cela, ce n’est plus qu’un amour d’églogue ou de comédie.

C’est à vous, milord, à décider si j’ai rempli quelques unes de ces conditions ; mais que vos amis daignent surtout ne point juger du génie et du goût de notre nation par ce discours et par cette tragédie que je vous envoie. Je suis peut-être un de ceux qui cultivent les lettres en France avec moins de succès ; et si les sentimens que je soumets ici à votre censure sont désapprouvés, c’est à moi seul qu’en appartient le blâme.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BRUTUS, VALÉRIUS PUBLICOLA, LES SÉNATEURS

 

Le théâtre représente une partie de la maison des consuls sur le mont Tarpéien ; le temple du Capitale se voit dans le fond. Les sénateurs sont assemblés entre le temple et la maison, devant l’autel de Mars. Brutus et Valérius Publicola, consuls, président à cette assemblée : les sénateurs sont rangés en demi-cercle. Des licteurs avec leurs faisceaux sont debout derrière les sénateurs.

BRUTUS.

Destructeurs des tyrans, vous qui n’avez pour rois

Que les dieux de Numa, vos vertus et nos lois,

Enfin notre ennemi commence à nous connaître.

Ce superbe Toscan qui ne parlait qu’en maître,

Porsenna, de Tarquin ce formidable appui,

Ce tyran, protecteur d’un tyran comme lui,

Qui couvre de son camp les rivages du Tibre,

Respecte le sénat et craint un peuple libre.

Aujourd’hui, devant vous abaissant sa hauteur,

Il demande à traiter par un ambassadeur.

Arons, qu’il nous députe, en ce moment s’avance ;

Aux sénateurs de Rome il demande audience :

Il attend dans ce temple, et c’est à vous de voir

S’il le faut refuser, s’il le faut recevoir.

VALÉRIUS PUBLICOLA.

Quoi qu’il vienne annoncer, quoi qu’on puisse en attendre,

Il le faut à son roi renvoyer sans l’entendre :

Tel est mon sentiment. Rome ne traite plus

Avec ses ennemis que quand ils sont vaincus.

Votre fils, il est vrai, vengeur de sa patrie,

À deux fois repoussé le tyran d’Étrurie ;

Je sais tout ce qu’on doit à ses vaillantes mains ;

Je sais qu’à votre exemple il sauva les Romains :

Mais ce n’est point assez ; Rome assiégée encore,

Voit dans les champs voisins ces tyrans qu’elle abhorre.

Que Tarquin satisfasse aux ordres du sénat ;

Exilé par nos lois, qu’il sorte de l’état ;

De son coupable aspect qu’il purge nos frontières,

Et nous pourrons ensuite écouter ses prières.

Ce nom d’ambassadeur a paru vous frapper ;

Tarquin n’a pu vous vaincre, il cherche à vous tromper.

L’ambassadeur d’un roi m’est toujours redoutable ;

Ce n’est qu’un ennemi, sous un titre honorable,

Qui vient, rempli d’orgueil ou de dextérité,

Insulter ou trahir avec impunité.

Rome, n’écoute point leur séduisant langage :

Tout art t’est étranger ; combattre est ton partage :

Confonds tes ennemis de ta gloire irrités ;

Tombe, ou punis les rois : ce sont là tes traités.

BRUTUS.

Rome sait à quel point sa liberté m’est chère :

Mais, plein du même esprit, mon sentiment diffère.

Je vois cette ambassade, au nom des souverains,

Comme un premier hommage aux citoyens romains.

Accoutumons des rois la fierté despotique

À traiter en égale avec la république ;

Attendant que, du ciel remplissant les décrets,

Quelque jour avec elle ils traitent en sujets.

Arons vient voir ici Rome encor chancelante,

Découvrir les ressorts de sa grandeur naissante,

Epier son génie, observer son pouvoir ;

Romains, c’est pour cela qu’il le faut recevoir.

L’ennemi du sénat connaîtra qui nous sommes,

Et l’esclave d’un roi va voir enfin des hommes.

Que dans Rome à loisir il porte ses regards ;

Il la verra dans vous : vous êtes ses remparts.

Qu’il révère en ces lieux le dieu qui nous rassemble ;

Qu’il paraisse au sénat, qu’il écoute, et qu’il tremble.

Les sénateurs se lèvent, et s’approchent un moment pour donner leurs voix.

VALÉRIUS PUBLICOLA.

Je vois tout le sénat passer à votre avis ;

Rome et vous, l’ordonnez : à regret j’y souscris.

Licteurs, qu’on l’introduise ; et puisse sa présence

N’apporter en ces lieux rien dont Rome s’offense !

À Brutus.

C’est sur vous seul ici que nos yeux sont ouverts ;

C’est vous qui le premier avez rompu nos fers :

De notre liberté soutenez la querelle ;

Brutus en est le père, et doit parler pour elle.

 

 

Scène II

 

LE SÉNAT, ARONS, ALBIN, SUITE

 

Arons entre par le côté du théâtre, précédé de deux licteurs et d’Albin son confident; il passe devant les consuls et le sénat qu’il salue, et il va s’asseoir sur un siège préparé pour lui sur le devant du théâtre.

ARONS.

Consuls, et vous sénat, qu’il m’est doux d’être admis

Dans ce conseil sacré de sages ennemis,

De voir tous ces héros dont l’équité sévère

N’eut jusques aujourd’hui qu’un reproche à se faire ;

Témoin de leurs exploits, d’admirer leurs vertus ;

D’écouter Rome enfin par la voix de Brutus !

Loin des cris de ce peuple indocile et barbare,

Que la fureur conduit, réunit et sépare,

Aveugle dans sa haine, aveugle en son amour,

Qui menace et qui craint, règne et sert en un jour ;

Dont l’audace...

BRUTUS.

Arrêtez ; sachez qu’il faut qu’on nomme

Avec plus de respect les citoyens de Rome.

La gloire du sénat est de représenter

Ce peuple vertueux que l’on ose insulter.

Quittez l’art avec nous ; quittez la flatterie ;

Ce poison qu’on prépare à la cour d’Étrurie

N’est point encor connu dans le sénat romain.

Poursuivez.

ARONS.

Moins piqué d’un discours si hautain,

Que touché des malheurs où cet état s’expose,

Comme un de ses enfants j’embrasse ici sa cause.

Vous voyez quel orage éclate autour de vous ;

C’est en vain que Titus en détourna les coups :

Je vois avec regret sa valeur et son zèle

N’assurer aux Romains qu’une chute plus belle.

Sa victoire affaiblit vos remparts désolés ;

Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.

Ah ! ne refusez plus une paix nécessaire ;

Si du peuple romain le sénat est le père,

Porsenna l’est des rois que vous persécutez.

Mais vous, du nom romain vengeurs si redoutés,

Vous des droits des mortels éclairés interprètes,

Vous qui jugez les rois, regardez où vous êtes.

Voici ce Capitale et ces mêmes autels

Où jadis, attestant tous les dieux immortels,

J’ai vu chacun de vous, brûlant d’un autre zèle,

À Tarquin votre roi jurer d’être fidèle.

Quels dieux ont donc changé les droits des souverains ?

Quel pouvoir a rompu des nœuds jadis si saints ?

Qui du front de Tarquin ravit le diadème ?

Qui peut de vos serments vous dégager ?

BRUTUS.

Lui-même.

N’alléguez point ces nœuds que le crime a rompus,

Ces dieux qu’il outragea, ces droits qu’il a perdus.

Nous avons fait, Arons, en lui rendant hommage,

Serment d’obéissance, et non point d’esclavage ;

Et puisqu’il vous souvient d’avoir vu dans ces lieux

Le sénat à ses pieds faisant pour lui des vœux,

Songez qu’en ce lieu même, à cet autel auguste,

Devant ces mêmes dieux, il jura d’être juste.

De son peuple et de lui tel était le lien :

Il nous rend nos serments lorsqu’il trahit le sien ;

Et dès qu’aux lois de Rome il ose être infidèle,

Rome n’est plus sujette, et lui seul est rebelle.

ARONS.

Ah ! quand il serait vrai que l’absolu pouvoir

Eût entraîné Tarquin par delà son devoir,

Qu’il en eût trop suivi l’amorce enchanteresse,

Quel homme est sans erreur, et quel roi sans faiblesse ?

Est-ce à vous de prétendre au droit de le punir ?

Vous, nés tous ses sujets ; vous, faits pour obéir !

Un fils ne s’arme point contre un coupable père ;

Il détourne les yeux, le plaint et le révère.

Les droits des souverains sont-ils moins précieux ?

Nous sommes leurs enfants ; leurs juges sont les dieux.

Si le ciel quelquefois les donne en sa colère,

N’allez pas mériter un présent plus sévère,

Trahir toutes les lois en voulant les venger,

Et renverser l’état au lieu de le changer.

Instruit par le malheur, ce grand maître de l’homme,

Tarquin sera plus juste et plus digne de Rome.

Vous pouvez raffermir, par un accord heureux,

Des peuples et des rois les légitimes nœuds,

El faire encor fleurir la liberté publique

Sous l’ombrage sacré du pouvoir monarchique.

BRUTUS.

Arons, il n’est plus temps : chaque état a ses lois,[5]

Qu’il tient de sa nature, ou qu’il change à son choix.

Esclaves de leurs rois, et même de leurs prêtres,

Les Toscans semblent nés pour servir sous des maîtres,

Et de leur chaîne antique adorateurs heureux,

Voudraient que l’univers fût esclave comme eux.

La Grèce entière est libre, et la molle Ionie

Sous un joug odieux languit assujettie.

Rome eut ses souverains, mais jamais absolus.

Son premier citoyen fut le grand Romulus :

Nous partagions le poids de sa grandeur suprême.

Numa, qui fit nos lois, y fut soumis lui-même.

Rome enfin, je l’avoue, a fait un mauvais choix :

Chez les Toscans, chez vous elle a choisi ses rois ;

Ils nous ont apporté du fond de l’Étrurie

Les vices de leur cour avec la tyrannie.

Il se lève.

Pardonnez-nous, grands dieux, si le peuple romain

A tardé si longtemps à condamner Tarquin !

Le sang qui regorgea sous ses mains meurtrières

De notre obéissance a rompu les barrières.

Sous un sceptre de fer tout ce peuple abattu

À force de malheurs a repris sa vertu.

Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes ;

Le bien public est né de l’excès de ses crimes,

Et nous donnons l’exemple à ces mêmes Toscans,

S’ils pouvaient à leur tour être las des tyrans.

Les consuls descendent vers l’autel, et le sénat se lève.

Ô Mars ! dieu des héros, de Rome et des batailles,

Qui combats avec nous, qui défends ces murailles,

Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos serments

Pour ce sénat, pour moi, pour tes dignes enfants.

Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître,

Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,

Que le perfide meure au milieu des tourments !

Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,

Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore

Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre !

ARONS, avançant vers l’autel.

Et moi, sur cet autel qu’ainsi vous profanez,

Je jure au nom du roi que vous abandonnez,

Au nom de Porsenna vengeur de sa querelle,

À vous, à vos enfants, une guerre immortelle.

Les sénateurs font un pas vers le Capitule.

Sénateurs, arrêtez, ne vous séparez pas ;

Je ne me suis pas plaint de tous vos attentats.

La fille de Tarquin, dans vos mains demeurée,

Est-elle une victime à Rome consacrée ?

Et donnez-vous des fers à ses royales mains

Pour mieux braver son père et tous les souverains ?

Que dis-je ! tous ces biens, ces trésors, ces richesses

Que des Tarquins dans Rome épuisaient les largesses,

Sont-ils votre conquête, ou vous sont-ils donnés ?

Est-ce pour les ravir que vous le détrônez ?

Sénat, si vous l’osez, que Brutus les dénie.

BRUTUS, se tournant vers Arons.

Vous connaissez bien mal et Rome et son génie.

Ces pères des Romains, vengeurs de l’équité,

Ont blanchi dans la pourpre et dans la pauvreté ;

Au dessus des trésors, que sans peine ils vous cèdent,

Leur gloire est de dompter les rois qui les possèdent.[6]

Prenez cet or, Arons ; il est vil à nos yeux.

Quant au malheureux sang d’un tyran odieux,

Malgré la juste horreur que j’ai pour sa famille,

Le sénat à mes soins a confié sa fille ;

Elle n’a point ici de ces respects flatteurs

Qui des enfants des rois empoisonnent les cœurs ;

Elle n’a point trouvé la pompe et la mollesse

Dont la cour des Tarquins enivra sa jeunesse ;

Mais je sais ce qu’on doit de bontés et d’honneur

À son sexe, à son âge, et surtout au malheur.

Dès ce jour, en son camp que Tarquin la revoie ;

Mon cœur même en conçoit une secrète joie :

Qu’aux tyrans désormais rien ne reste en ces lieux

Que la haine de Rome et le courroux des dieux.

Pour emporter au camp l’or qu’il faut y conduire,

Rome vous donne un jour ; ce temps doit vous suffire :

Ma maison cependant est votre sûreté ;

Jouissez-y des droits de l’hospitalité.

Voilà ce que par moi le sénat vous annonce.

Ce soir à Porsenna rapportez ma réponse :

Reportez-lui la guerre, et dites à Tarquin

Ce que vous avez vu dans le sénat romain.

Aux sénateurs.

Et nous, du Capitale allons orner le faîte

Des lauriers dont mon fils vient de ceindre sa tête ;

Suspendons ces drapeaux et ces dards tout sanglants

Que ses heureuses mains ont ravis aux Toscans.

Ainsi puisse toujours, plein du même courage,

Mon sang, digne de, vous, vous servir d’âge en âge !

Dieux, protégez ainsi contre nos ennemis

Le consulat du père et les armes du fils !

 

 

Scène III

 

ARONS, ALBIN, qui sont supposés être entrés de la salle d’audience dans un autre appartement de la maison de Brutus

 

ARONS.

As-tu bien remarqué cet orgueil inflexible,

Cet esprit d’un sénat qui se croit invincible ?

Il le serait, Albin, si Rome avait le temps

D’affermir cette audace au cœur de ses enfants.

Crois-moi, la liberté, que tout mortel adore,

Que je veux leur ôter, mais que j’admire encore,

Donne à l’homme un courage, inspire une grandeur,

Qu’il n’eût jamais trouves dans le fond de son cœur.

Sous le joug des Tarquins, la cour et l’esclavage

Amollissaient leurs mœurs, énervaient leur courage ;

Leurs rois, trop occupés à dompter leurs sujets,

De nos heureux Toscans ne troublaient point la paix :

Mais si ce fier sénat réveille leur génie,

Si Rome est libre, Albin, c’est fait de l’Italie.

Ces lions, que leur maître avait rendus plus doux,

Vont reprendre leur rage et s’élancer sur nous.

Etouffons dans leur sang la semence féconde

Des maux de l’Italie et des troubles du monde ;

Affranchissons la terre, et donnons aux Romains

Ces fers qu’ils destinaient au reste des humains.

Messala viendra-t-il ? Pourrai-je ici l’entendre ?

Osera-t-il...

ALBIN.

Seigneur, il doit ici se rendre ;

À toute heure il y vient : Titus est son appui.

ARONS.

As-tu pu lui parler ? puis-je compter sur lui ?

ALBIN.

Seigneur, ou je me trompe, ou Messala conspire

Pour changer ses destins plus que ceux de l’empire :

Il est ferme, intrépide, autant que si l’honneur

Ou l’amour du pays excitait sa valeur ;

Maître de son secret, et maître de lui-même,

Impénétrable, et calme en sa fureur extrême.

ARONS.

Tel autrefois clans Rome il parut à mes yeux,

Lorsque Tarquin régnant me reçut dans ces lieux :

Et ses lettres depuis... Mais je le vois paraître.

 

 

Scène IV

 

ARONS, MESSALA, ALBIN

 

ARONS.

Généreux Messala, l’appui de votre maître,

Hé bien ! l’or de Tarquin, les présents de mon roi,

Des sénateurs romains n’ont pu tenter la foi ?

Les plaisirs d’une cour, l’espérance, la crainte,

À ces cœurs endurcis n’ont pu porter d’atteinte ?

Ces fiers patriciens sont-ils autant de dieux,

Jugeant tous les mortels, et ne craignant rien d’eux ?

Sont-ils sans passions, sans intérêt, sans vice ?

MESSALA.

Ils osent s’en vanter ; mais leur feinte justice,

Leur âpre austérité que rien ne peut gagner,

N’est dans ces cœurs hautains que la soif de régner ;

Leur orgueil foule aux pieds l’orgueil du diadème,

Ils ont brisé le joug pour l’imposer eux-même.

De notre liberté ces illustres vengeurs,

Armés pour la défendre, en sont les oppresseurs.

Sous les noms séduisants de patrons et de pères,

Ils affectent des rois les démarches altières.

Rome a changé de fers ; et, sous le joug des grands,

Pour un roi qu’elle avait, a trouvé cent tyrans.

ARONS.

Parmi vos citoyens en est-il d’assez sage

Pour détester tout bas cet indigne esclavage ?

MESSALA.

Peu sentent leur état; leurs esprits égarés

De ce grand changement sont encore enivrés ;

Le plus vil citoyen, dans sa bassesse extrême,

Ayant chassé les rois, pense être roi lui-même.

Mais, je vous l’ai mandé, seigneur, j’ai des amis

Qui sous ce joug nouveau sont à regret soumis ;

Qui, dédaignant l’erreur des peuples imbéciles,

Dans ce torrent fougueux restent seuls immobiles ;

Des mortels éprouvés, dont la tête et les bras

Sont faits pour ébranler ou changer les états.

ARONS.

De ces braves Romains que faut-il que j’espère ?

Serviront-ils leur prince ?

MESSALA.

Ils sont prêts à tout faire ;

Tout leur sang est à vous : mais ne prétendez pas

Qu’en aveugles sujets ils servent des ingrats ;

Ils ne se piquent point du devoir fanatique[7]

De servir de victime au pouvoir despotique,

Ni du zèle insensé de courir au trépas

Pour venger un tyran qui ne les connaît pas.

Tarquin promet beaucoup ; mais, devenu leur maître,

Il les oubliera tous, ou les craindra peut-être.

Je connais trop les grands : dans le malheur amis,

Ingrats dans la fortune, et bientôt ennemis :

Nous sommes de leur gloire un instrument servile,

Rejeté par dédain dès qu’il est inutile,

Et brisé sans pitié s’il devient dangereux.

À des conditions on peut compter sur eux :

Ils demandent un chef digne de leur courage,

Dont le nom seul impose à ce peuple volage ;

Un chef assez puissant pour obliger le roi,

Même après le succès, à nous tenir sa foi ;

Ou, si de nos desseins la trame est découverte,

Un chef assez hardi pour venger notre perte.

ARONS.

Mais vous m’aviez écrit que l’orgueilleux Titus...

MESSALA.

Il est l’appui de Rome, il est fils de Brutus ;

Cependant...

ARONS.

De quel œil voit-il les injustices

Dont ce sénat superbe a payé ses services ?

Lui seul a sauvé Rome, et toute sa valeur

En vain du consulat lui mérita l’honneur ;

Je sais qu’on le refuse.

MESSALA.

Et je sais qu’il murmure ;

Son cœur altier et prompt est plein de cette injure ;

Pour toute récompense il n’obtient qu’un vain bruit,

Qu’un triomphe frivole, un éclat qui s’enfuit.

J’observe d’assez près son âme impérieuse,

Et de son fier courroux la fougue impétueuse :

Dans le champ de la gloire il ne fait que d’entrer ;

Il y marche en aveugle ; on l’y peut égarer.

La bouillante jeunesse est facile à séduire ;

Mais que de préjugés nous aurions à détruire !

Rome, un consul, un père, et la haine des rois,

Et l’horreur de la honte, et surtout ses exploits.

Connaissez donc Titus ; voyez toute son âme,

Le courroux qui l’aigrit, le poison qui l’enflamme ;

Il brûle pour Tullie.

ARONS.

Il l’aimerait ?

MESSALA.

Seigneur,

À peine ai-je arraché ce secret de son cœur :

Il en rougit lui-même, et cette âme inflexible

N’ose avouer qu’elle aime, et craint d’être sensible.

Parmi les passions dont il est agité,

Sa plus grande fureur est pour la liberté.

ARONS.

C’est donc des sentimens et du cœur d’un seul homme

Qu’aujourd’hui, malgré moi, dépend le sort de Rome !

À Albin.

Ne nous rebutons pas. Préparez-vous, Albin,

À vous rendre sur l’heure aux tentes de Tarquin.

À Messala.

Entrons chez la princesse. Un peu d’expérience

M’a pu du cœur humain donner quelque science :

Je lirai dans son âme, et peut-être ses mains

Vont former l’heureux piège où j’attends les Romains.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TITUS, MESSALA

 

Le théâtre représente ou est supposé représenter un appartement du palais des consuls.

MESSALA.

Non, c’est trop offenser ma sensible amitié ;

Qui peut de son secret me cacher la moitié,

En dit trop et trop peu, m’offense et me soupçonne.

TITUS.

Va, mon cœur à ta foi tout entier s’abandonne ;

Ne me reproche rien.

MESSALA.

Quoi ! vous dont la douleur

Du sénat avec moi détesta la rigueur,

Qui versiez dans mon sein ce grand secret de Rome,

Ces plaintes d’un héros, ces larmes d’un grand homme !

Comment avez-vous pu dévorer si longtemps

Une douleur plus tendre, et des maux plus touchants ?

De vos feux devant moi vous étouffiez la flamme.

Quoi donc ! l’ambition qui domine en votre âme

Eteignait-elle en vous de si chers sentimens ?

Le sénat a-t-il fait vos plus cruels tourmens ?

Le haïssez-vous plus que vous n’aimez Tullie ?

TITUS.

Ah ! j’aime avec transport, je hais avec furie :

Je suis extrême en tout, je l’avoue, et mon cœur

Voudrait en tout se vaincre, et connaît son erreur.

MESSALA.

Et pourquoi, de vos mains déchirant vos blessures,

Déguiser votre amour, et non pas vos injures ?

TITUS.

Que veux-tu, Messala ? J’ai, malgré mon courroux,

Prodigué tout mon sang pour ce sénat jaloux :

Tu le sais, ton courage eut part à ma victoire.

Je sentais du plaisir à parler de ma gloire ;

Mon cœur, enorgueilli des succès de mon bras,

Trouvait de la grandeur à venger des ingrats ;

On confie aisément des malheurs qu’on surmonte :

Mais qu’il est accablant de parler de sa honte !

MESSALA.

Quelle est donc cette honte et ce grand repentir ?

Et de quels sentimens auriez-vous à rougir ?

TITUS.

Je rougis de moi-même et d’un feu téméraire,

Inutile, imprudent, à mon devoir contraire.

MESSALA.

Quoi donc ! l’ambition, l’amour et ses fureurs,

Sont-ce des passions indignes des grands cœurs ?

TITUS.

L’ambition, l’amour, le dépit, tout m’accable ;

De ce conseil de rois l’orgueil insupportable

Méprise ma jeunesse et me refuse un rang

Brigué par ma valeur, et payé par mon sang.

Au milieu du dépit dont mon âme est saisie,

Je perds tout ce que j’aime, on m’enlève Tullie :

On te l’enlève, hélas ! trop aveugle courroux !

Tu n’osais y prétendre, et ton cœur est jaloux.

Je l’avouerai, ce feu, que j’avais su contraindre,

S’irrite en s’échappant, et ne peut plus s’éteindre.

Ami, c’en était fait, elle parlait ; mon cœur

De sa funeste flamme allait être vainqueur ;

Je rentrais dans mes droits, je sortais d’esclavage.[8]

Le ciel a-t-il marqué ce terme à mon courage ?

Moi, le fils de Brutus ; moi, l’ennemi des rois,[9]

C’est du sang de Tarquin que j’attendrais des lois !

Elle refuse encor de m’en donner, l’ingrate !

Et partout dédaigné, partout ma honte éclate.

Le dépit, la vengeance, et la honte, et l’amour,

De mes sens soulevés disposent tour à tour.

MESSALA.

Puis-je ici vous parler, mais avec confiance ?

TITUS.

Toujours de tes conseils j’ai chéri la prudence.

Hé bien ! fais-moi rougir de mes égarements.

MESSALA.

J’approuve et votre amour et vos ressentiments.

Faudra-t-il donc toujours que Titus autorise

Ce sénat de tyrans dont l’orgueil nous maîtrise ?

Non ; s’il vous faut rougir, rougissez en ce jour

De votre patience, et non de votre amour.

Quoi ! pour prix de vos feux et de tant de vaillance,

Citoyen sans pouvoir, amant sans espérance,

Je vous verrais languir victime de l’état,

Oublié de Tullie, et bravé du sénat ?

Ah ! peut-être, seigneur, un cœur tel que le vôtre

Aurait pu gagner l’une, et se venger de l’autre.

TITUS.

De quoi viens-tu flatter mon esprit éperdu ?

Moi, j’aurais pu fléchir sa haine ou sa vertu !

N’en parlons plus : tu vois les fatales barrières[10]

Qu’élèvent entre nous nos devoirs et nos pères :

Sa haine désormais égale mon amour.

Elle va donc partir ?

MESSALA.

Oui, seigneur, dès ce jour.

TITUS.

Je n’en murmure point. Le ciel lui rend justice ;

Il la fit pour régner.

MESSALA.

Ah ! ce ciel plus propice

Lui destinait peut-être un empire plus doux ;

Et sans ce fier sénat, sans la guerre, sans vous...

Pardonnez : vous savez quel est son héritage ;

Son frère ne vit plus, Rome était son partage.

Je m’emporte, seigneur ; mais si pour vous servir,

Si pour vous rendre heureux il ne faut que périr ;

Si mon sang...

TITUS.

Non, ami, mon devoir est le maître.

Non, crois-moi, l’homme est libre au moment qu’il veut l’être.

Je l’avoue, il est vrai, ce dangereux poison

À pour quelques moments égaré ma raison ;

Mais le cœur d’un soldat sait dompter la mollesse,

Et l’amour n’est puissant que par notre faiblesse.

MESSALA.

Vous voyez des Toscans venir l’ambassadeur ;

Cet honneur qu’il vous rend...

TITUS.

Ah, quel funeste honneur !

Que me veut-il ? C’est lui qui m’enlève Tullie :

C’est lui qui met le comble au malheur de ma vie.

 

 

Scène II

 

TITUS, ARONS

 

ARONS.

Après avoir en vain, près de votre sénat,

Tenté ce que j’ai pu pour sauver cet état,

Souffrez qu’à la vertu rendant un juste hommage,

J’admire en liberté ce généreux courage,

Ce bras qui venge Rome, et soutient son pays

Au bord du précipice où le sénat l’a mis.

Ah ! que vous étiez digne et d’un prix plus auguste,

Et d’un autre adversaire, et d’un parti plus juste !

Et que ce grand courage, ailleurs mieux employé,

D’un plus digne salaire aurait été payé !

Il est, il est des rois, j’ose ici vous le dire,

Qui mettraient en vos mains le sort de leur empire,

Sans craindre ces vertus qu’ils admirent en vous,

Dont j’ai vu Rome éprise, et le sénat jaloux.

Je vous plains de servir sous ce maître farouche,

Que le mérite aigrit, qu’aucun bienfait ne touche ;

Qui, né pour obéir, se fait un lâche honneur

D’appesantir sa main sur son libérateur ;

Lui qui, s’il n’usurpait les droits de la couronne,

Devrait prendre de vous les ordres qu’il vous donne.

TITUS.

Je rends grâce à vos soins, seigneur, et mes soupçons

De vos bontés pour moi respectent les raisons.

Je n’examine point si votre politique

Pense armer mes chagrins contre ma république,

Et porter mon dépit, avec un art si doux,

Aux indiscrétions qui suivent le courroux.

Perdez moins d’artifice à tromper ma franchise ;

Ce cœur est tout ouvert, et n’a rien qu’il déguise.

Outragé du sénat, j’ai droit de le haïr ;

Je le hais : mais mon bras est prêt à le servir.

Quand la cause commune au combat nous appelle,

Rome au cœur de ses fils éteint toute querelle ;

Vainqueurs de nos débats, nous marchons réunis ;

Et nous ne connaissons que vous pour ennemis.

Voilà ce que je suis, et ce que je veux être.

Soit grandeur, soit vertu, soit préjugé peut-être,

Né parmi les Romains, je périrai pour eux :

J’aime encor mieux, seigneur, ce sénat rigoureux,

Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’il peut être,

Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’un maître.

Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur

La liberté gravée, et les rois en horreur.

ARONS.

Ne vous flattez-vous point d’un charme imaginaire ?

Seigneur, ainsi qu’à vous la liberté m’est chère :

Quoique né sous un roi, j’en goûte les appas ;

Vous vous perdez pour elle, et n’en jouissez pas.

Est-il donc, entre nous, rien de plus despotique

Que l’esprit d’un état qui passe en république ?

Vos lois sont vos tyrans ; leur barbare rigueur

Devient sourde au mérite, au sang, à la faveur :

Le sénat vous opprime, et le peuple vous brave ;

Il faut s’en faire craindre, ou ramper leur esclave.

Le citoyen de Rome, insolent ou jaloux,

Ou hait votre grandeur, ou marche égal à vous.

Trop d’éclat l’effarouche ; il voit d’un œil sévère,

Dans le bien qu’on lui fait, le mal qu’on lui peut faire :

Et d’un bannissement le décret odieux

Devient le prix du sang qu’on a versé pour eux.

Je sais bien que la cour, seigneur, a ses naufrages ;

Mais ses jours sont plus beaux, son ciel a moins d’orages.

Souvent la liberté, dont on se vante ailleurs,

Etale auprès d’un roi ses dons les plus flatteurs ;

Il récompense, il aime, il prévient les services :

La gloire auprès de lui ne fuit point les délices.

Aimé du souverain, de ses rayons couvert,

Vous ne servez qu’un maître, et le reste vous sert.

Ebloui d’un éclat qu’il respecte et qu’il aime,

Le vulgaire applaudit jusqu’à nos fautes même :

Nous ne redoutons rien d’un sénat trop jaloux ;

Et les sévères lois se taisent devant nous.

Ah ! que, né pour la cour, ainsi que pour les armes,

Des faveurs de Tarquin vous goûteriez les charmes !

Je vous l’ai déjà dit ; il vous aimait, seigneur ;

Il aurait avec vous partagé sa grandeur :

Du sénat à vos pieds la fierté prosternée

Aurait...

TITUS.

J’ai vu sa cour, et je l’ai dédaignée.

Je pourrais, il est vrai, mendier son appui,

Et, son premier esclave, être tyran sous lui,

Grâce au ciel, je n’ai point cette indigne faiblesse ;

Je veux de la grandeur, et la veux sans bassesse :

Je sens que mon destin n’était point d’obéir ;

Je combattrai vos rois ; retournez les servir.

ARONS.

Je ne puis qu’approuver cet excès de constance ;

Mais songez que lui-même éleva votre enfance.

Il s’en souvient toujours : hier encor, seigneur,

En pleurant avec moi son fils et son malheur,

Titus, me disait-il, soutiendrait ma famille,

Et lui seul méritait mon empire et ma fille.

TITUS, en se détournant.

Sa fille ! dieux ! Tullie ! Ô vœux infortunés !

ARONS, en regardant Titus.

Je la ramène au roi que vous abandonnez ;

Elle va, loin de vous et loin de sa patrie,

Accepter pour époux le roi de Ligurie :

Vous cependant ici servez votre sénat,

Persécutez son père, opprimez son étal.

J’espère que bientôt ces voûtes embrasées,

Ce Capitale en cendre, et ces tours écrasées,

Du sénat et du peuple éclairant les tombeaux,

À cet hymen heureux vont servir de flambeaux.

 

 

Scène III

 

TITUS, MESSALA

 

TITUS.

Ah, mon cher Messala, dans quel trouble il me laisse

Tarquin me l’eût donnée ! ô douleur qui me presse !

Moi, j’aurais pu... mais non, ministre dangereux,

Tu venais épier le secret de mes feux.

Hélas ! en me voyant se peut-il qu’on l’ignore !

Il a lu dans mes yeux l’ardeur qui me dévore.

Certain de ma faiblesse, il retourne à sa cour

Insulter aux projets d’un téméraire amour.

J’aurais pu l’épouser, lui consacrer ma vie !

Le ciel à mes désirs eût destiné Tullie !

Malheureux que je suis !

MESSALA.

Vous pourriez être heureux ;

Arons pourrait servir vos légitimes feux.

Croyez-moi.

TITUS.

Bannissons un espoir si frivole :

Rome entière m’appelle aux murs du Capitole ;

Le peuple, rassemblé sous ces arcs triomphaux

Tout chargés de ma gloire, et pleins de mes travaux,

M’attend pour commencer les serments redoutables,

De notre liberté garants inviolables.

MESSALA.

Allez servir ces rois.

TITUS.

Oui, je les veux servir ;

Oui, tel est mon devoir, et je le veux remplir.

MESSALA.

Vous gémissez pourtant !

TITUS.

Ma victoire est cruelle.

MESSALA.

Vous l’achetez trop cher.

TITUS.

Elle en sera plus belle.

Ne m’abandonne point dans l’état où je suis.

MESSALA.

Allons, suivons ses pas ; aigrissons ses ennuis ;

Enfonçons dans son cœur le trait qui le déchire.

 

 

Scène IV

 

BRUTUS, MESSALA

 

BRUTUS.

Arrêtez, Messala ; j’ai deux mots à vous dire.

MESSALA.

À moi, seigneur ?

BRUTUS.

À vous. Un funeste poison

Se répand en secret sur toute ma maison.

Tibérinus, mon fils, aigri contre son frère,

Laisse éclater déjà sa jalouse colère :

Et Titus, animé d’un autre emportement,

Suit contre le sénat son fier ressentiment.

L’ambassadeur toscan, témoin de leur faiblesse,

En profite avec joie autant qu’avec adresse ;

Il leur parle, et je crains les discours séduisants

D’un ministre vieilli dans l’art des courtisans.

Il devait dès demain retourner vers son maître :

Mais un jour quelquefois est beaucoup pour un traître.

Messala, je prétends ne rien craindre de lui ;

Allez lui commander de partir aujourd’hui :

Je le veux.

MESSALA.

C’est agir sans doute avec prudence,

Et vous serez content de mon obéissance.

BRUTUS.

Ce n’est pas tout : mon fils avec vous est lié ;

Je sais sur son esprit ce que peut l’amitié.

Comme sans artifice, il est sans défiance :

Sa jeunesse est livrée à votre expérience.

Plus il se fie à vous, plus je dois espérer

Qu’habile à le conduire, et non à l’égarer,

Vous ne voudrez jamais, abusant de son âge,

Tirer de ses erreurs un indigne avantage,

Le rendre ambitieux et corrompre son cœur.

MESSALA.

C’est de quoi dans l’instant je lui parlais, seigneur.

Il sait vous imiter, servir Rome et lui plaire ;

Il aime aveuglément sa patrie et son père.

BRUTUS.

Il le doit : mais surtout il doit aimer les lois ;

Il doit en être esclave, en porter tout le poids.

Qui veut les violer n’aime point sa patrie.

MESSALA.

Nous avons vu tous deux si son bras l’a servie.

BRUTUS.

Il a fait son devoir.

MESSALA.

Et Rome eût fait le sien

En rendant plus d’honneurs à ce cher citoyen.

BRUTUS.

Non, non : le consulat n’est point fait pour son âge ;

J’ai moi-même à mon fils refusé mon suffrage.

Croyez-moi, le succès de son ambition

Serait le premier pas vers la corruption.

Le prix de la vertu serait héréditaire :

Bientôt l’indigne fils du plus vertueux père,

Trop assuré d’un rang d’autant moins mérité,

L’attendrait dans le luxe et dans l’oisiveté :

Le dernier des Tarquins en est la preuve insigne.

Qui naquit dans la pourpre en est rarement digne.

Nous préservent les cieux d’un si funeste abus,

Berceau de la mollesse et tombeau des vertus !

Si vous aimez mon fils, je me plais à le croire,

Représentez-lui mieux sa véritable gloire ;

Etouffez dans son cœur un orgueil insensé :

C’est en servant l’état qu’il est récompensé.

De toutes les vertus mon fils doit un exemple :

C’est l’appui des Romains que dans lui je contemple ;

Plus il a fait pour eux, plus j’exige aujourd’hui.

Connaissez à mes vœux l’amour que j’ai pour lui ;

Tempérez cette ardeur de l’esprit d’un jeune homme :

Le flatter, c’est le perdre, et c’est outrager Rome.

MESSALA.

Je me bornais, seigneur, à le suivre aux combats ;

J’imitais sa valeur, et ne l’instruisais pas.

J’ai peu d’autorité ; mais, s’il daigne me croire,

Rome verra bientôt comme il chérit la gloire.

BRUTUS.

Allez donc, et jamais n’encensez ses erreurs ;

Si je hais les tyrans, je hais plus les flatteurs.

 

 

Scène V

 

MESSALA

 

Il n’est point de tyran plus dur, plus haïssable,

Que la sévérité de ton cœur intraitable.

Va, je verrai peut-être à mes pieds abattu

Cet orgueil insultant de ta fausse vertu.

Colosse, qu’un vil peuple éleva sur nos têtes,

Je pourrai t’écraser, et les foudres sont prêtes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARONS, ALBIN, MESSALA

 

ARONS, une lettre à la main.

Je commence à goûter une juste espérance ;

Vous m’avez bien servi par tant de diligence.

Tout succède à mes vœux. Oui, cette lettre, Albin,

Contient le sort de Rome et celui de Tarquin.

Avez-vous dans le camp réglé l’heure fatale ?

A-t-on bien observé la porte Quirinale ?

L’assaut sera-t-il prêt, si par nos conjurés

Les remparts cette nuit ne nous sont point livrés ?

Tarquin est-il content ? crois-tu qu’on l’introduise

Ou dans Rome sanglante, ou dans Rome soumise ?

ALBIN.

Tout sera prêt, seigneur, au milieu de la nuit.

Tarquin de vos projets goûte déjà le fruit ;

Il pense de vos mains tenir son diadème ;

Il vous doit, a-t-il dit, plus qu’à Porsenna même.

ARONS.

Ou les dieux, ennemis d’un prince malheureux,

Confondront des desseins si grands, si dignes d’eux,

Ou demain sous ses lois Rome sera rangée ;

Rome en cendres peut-être, et dans son sang plongée.

Mais il vaut mieux qu’un roi, sur le trône remis,

Commande à des sujets malheureux et soumis,

Que d’avoir à dompter, au sein de l’abondance,

D’un peuple trop heureux l’indocile arrogance.

À Albin.

Allez ; j’attends ici la princesse en secret.

À Messala.

Messala, demeurez.

 

 

Scène II

 

ARONS, MESSALA

 

ARONS.

Hé bien, qu’avez-vous fait ?

Avez-vous de Titus fléchi le fier courage ?

Dans le parti des rois pensez-vous qu’il s’engage ?

MESSALA.

Je vous l’avais prédit ; l’inflexible Titus

Aime trop sa patrie, et tient trop de Brutus.

Il se plaint du sénat, il brûle pour Tullie ;

L’orgueil, l’ambition, l’amour, la jalousie,

Le feu de son jeune âge et de ses passions,

Semblaient ouvrir son âme à mes séductions.

Cependant, qui l’eût cru ? la liberté l’emporte ;

Son amour est au comble, et Rome est la plus forte.

J’ai tenté par degrés d’effacer cette horreur

Que pour le nom de roi Rome imprime en son cœur.

En vain j’ai combattu ce préjugé sévère ;

Le seul nom des Tarquins irritait sa colère ;

De son entretien même il m’a soudain privé ;

Et je hasardais trop, si j’avais achevé.

ARONS.

Ainsi de le fléchir Messala désespère.

MESSALA.

J’ai trouvé moins d’obstacle à vous donner son frère,

Et j’ai du moins séduit un des fils de Brutus.

ARONS.

Quoi ! vous auriez déjà gagné Tibérinus ?

Par quels ressorts secrets, par quelle heureuse intrigue ?

MESSALA.

Son ambition seule a fait toute ma brigue.

Avec un œil jaloux il voit, depuis longtemps,

De son frère et de lui les honneurs différais ;

Ces drapeaux suspendus à ces voûtes fatales,

Ces festons de lauriers, ces pompes triomphales,

Tous les cœurs des Romains, et celui de Brutus

Dans ces solennités volant devant Titus,

Sont pour lui des affronts qui, dans son âme aigrie,

Échauffent le poison de sa secrète envie.

Et cependant Titus, sans haine et sans courroux,

Trop au dessus de lui pour en être jaloux,

Lui tend encor la main de son char de victoire,

Et semble en l’embrassant l’accabler de sa gloire.

J’ai saisi ces moments ; j’ai su peindre à ses yeux

Dans une cour brillante un rang plus glorieux ;

J’ai pressé, j’ai promis, au nom de Tarquin même,

Tous les honneurs de Rome après le rang suprême :

Je l’ai vu s’éblouir, je l’ai vu s’ébranler :

Il est à vous, seigneur, et cherche à vous parler.

ARONS.

Pourra-t-il nous livrer la porte Quirinale ?

MESSALA.

Titus seul y commande, et sa vertu fatale

N’a que trop arrêté le cours de vos destins :

C’est un dieu qui préside au salut des Romains.

Gardez de hasarder cette attaque soudaine,

Sûre avec son appui, sans lui trop incertaine.

ARONS.

Mais si du consulat il a brigué l’honneur,

Pourrait-il dédaigner la suprême grandeur,

Et Tullie, et le trône, offerts à son courage ?

MESSALA.

Le trône est un affront à sa vertu sauvage.

ARONS.

Mais il aime Tullie.

MESSALA.

Il l’adore, seigneur :

Il l’aime d’autant plus qu’il combat sou ardeur.

Il brûle pour la fille en détestant le père ;

Il craint de lui parler, il gémit de se taire ;

Il la cherche, il la fuit ; il dévore ses pleurs,

Et de l’amour encore il n’a que les fureurs.

Dans l’agitation d’un si cruel orage,

Un moment quelquefois renverse un grand courage.

Je sais quel est Titus : ardent, impétueux,

S’il se rend, il ira plus loin que je ne veux.

La fière ambition qu’il renferme dans l’âme

Au flambeau de l’amour peut rallumer sa flamme.

Avec plaisir sans doute il verrait à ses pieds

Des sénateurs tremblants les fronts humiliés :

Mais je vous tromperais, si j’osais vous promettre

Qu’à cet amour fatal il veuille se soumettre.

Je peux parler encore, et je vais aujourd’hui...

ARONS.

Puisqu’il est amoureux, je compte encor sur lui.

Un regard de Tullie, un seul mot de sa bouche

Peut plus pour amollir cette vertu farouche

Que les subtils détours et tout l’art séducteur

D’un chef de conjurés et d’un ambassadeur.

N’espérons des humains rien que par leur faiblesse.

L’ambition de l’un, de l’autre la tendresse,

Voilà des conjurés qui serviront mon roi ;

C’est d’eux que j’attends tout : ils sont plus forts que moi.

Tullie entre. Messala se retire.

 

 

Scène III

 

TULLIE, ARONS, ALGINE

 

ARONS.

Madame, en ce moment je reçois cette lettre

Qu’en vos augustes mains mon ordre est de remettre,

Et que jusqu’en la mienne a fait passer Tarquin.

TULLIE.

Dieux ! protégez mon père, et changez son destin !

Elle lit.

« Le trône des Romains peut sortir de sa cendre :

« Le vainqueur de son roi peut en être l’appui :

« Titus est un héros ; c’est à lui de défendre

« Un sceptre que je veux partager avec lui.

« Vous, songez que Tarquin vous a donné la vie ;

« Songez que mon destin va dépendre de vous.

« Vous pourriez refuser le roi de Ligurie ;

« Si Titus vous est cher, il sera votre époux. »

Ai-je bien lu... Titus... seigneur... est-il possible ?

Tarquin, dans ses malheurs jusqu’alors inflexible,

Pourrait... Mais d’où sait-il... et comment... Ah, seigneur !

Ne veut-on qu’arracher les secrets de mon cœur ?

Épargnez les chagrins d’une triste princesse ;

Ne tendez point de piège à ma faible jeunesse.

ARONS.

Non, madame ; à Tarquin je ne sais qu’obéir,

Écouter mon devoir, me taire, et vous servir ;

Il ne m’appartient point de chercher à comprendre

Des secrets qu’en mon sein vous craignez de répandre.

Je ne veux point lever un œil présomptueux

Vers le voile sacré que vous jetez sur eux ;

Mon devoir seulement m’ordonne de vous dire

Que le ciel veut par vous relever cet empire,

Que ce trône est un prix qu’il met à vos vertus.

TULLIE.

Je servirais mon père, et serais à Titus !

Seigneur, il se pourrait...

ARONS.

N’en doutez point, princesse.

Pour le sang de ses rois ce héros s’intéresse.

De ces républicains la triste austérité

De son cœur généreux révolte la fierté ;

Les refus du sénat ont aigri son courage :

Il penche vers son prince : achevez cet ouvrage.

Je n’ai point dans son cœur prétendu pénétrer ;

Mais puisqu’il vous connaît, il vous doit adorer.

Quel œil, sans s’éblouir, peut voir un diadème

Présenté par vos mains, embelli par vous-même ?

Parlez-lui seulement, vous pourrez tout sur lui ;

De l’ennemi des rois triomphez aujourd’hui ;

Arrachez au sénat, rendez à votre père

Ce grand appui de Rome et son dieu tutélaire ;

Et méritez l’honneur d’avoir entre vos mains

Et la cause d’un père, et le sort des Romains.

 

 

Scène IV

 

TULLIE, ALGINE

 

TULLIE.

Ciel ! que je dois d’encens à ta bonté propice !

Mes pleurs t’ont désarmé, tout change ; et ta justice,

Aux feux dont j’ai rougi rendant leur pureté,

En les récompensant, les met en liberté.

À Algine.

Va le chercher, va, cours. Dieux ! il m’évite encore !

Faut-il qu’il soit heureux, hélas ! et qu’il l’ignore !

Mais... n’écouté-je point un espoir trop flatteur ?

Titus pour le sénat a-t-il donc tant d’horreur ?

Que dis-je ! hélas ! devrais-je au dépit qui le presse

Ce que j’aurais voulu devoir à sa tendresse ?

ALGINE.

Je sais que le sénat alluma son courroux,

Qu’il est ambitieux, et qu’il brûle pour vous.

TULLIE.

Il fera tout pour moi, n’en doute point ; il m’aime.

Algine sort.

Va, dis-je... Cependant ce changement extrême...

Ce billet... De quels soins mon cœur est combattu !

Éclatez, mon amour, ainsi que ma vertu !

La gloire, la raison, le devoir, tout l’ordonne.

Quoi ! mon père à mes feux va devoir sa couronne !

De Titus et de lui je serais le lien !

Le bonheur de l’état va donc naître du mien !

Toi que je peux aimer, quand pourrai-je t’apprendre

Ce changement du sort où nous n’osions prétendre ?

Quand pourrai-je, Titus, dans mes justes transports,

T’entendre sans regrets, te parler sans remords ?

Tous mes maux sont finis : Rome, je te pardonne ;

Rome, tu vas servir si Titus t’abandonne ;

Sénat, tu vas tomber si Titus est à moi :

Ton héros m’aime ; tremble, et reconnais ton roi.

 

 

Scène V

 

TITUS, TULLIE

 

TITUS.

Madame, est-il bien vrai ? daignez-vous voir encore

Cet odieux Romain que votre cœur abhorre,

Si justement haï, si coupable envers vous,

Cet ennemi...

TULLIE.

Seigneur, tout est changé pour nous.

Le destin me permet... Titus... il faut me dire

Si j’avais sur votre âme un véritable empire.

TITUS.

Eh ! pouvez-vous douter de ce fatal pouvoir,

De mes feux, de mon crime, et de mon désespoir?

Vous ne l’avez que trop, cet empire funeste ;

L’amour vous a soumis mes jours, que je déteste :

Commandez, épuisez votre juste courroux ;

Mon sort est en vos mains.

TULLIE.

Le mien dépend de vous.

TITUS.

De moi ! Titus tremblant ne vous en croit qu’à peine ;

Moi, je ne serais plus l’objet de votre haine !

Ah, princesse ! achevez : quel espoir enchanteur

M’élève en un moment au faîte du bonheur !

TULLIE, en donnant la lettre.

Lisez, rendez heureux, vous, Tullie, et mon père.

Tandis qu’il lit.

Je puis donc me flatter... Mais quel regard sévère !

D’où vient ce morne accueil, et ce front consterné ?

Dieux...

TITUS.

Je suis des mortels le plus infortuné ;

Le sort, dont la rigueur à m’accabler s’attache,

M’a montré mon bonheur et soudain me l’arrache ;

Et, pour combler les maux que mon cœur a soufferts,

Je puis vous posséder, je vous aime, et vous perds.

TULLIE.

Vous, Titus ?

TITUS.

Ce moment a condamné ma vie

Au comble des horreurs ou de l’ignominie,

À trahir Rome ou vous ; et je n’ai désormais

Que le choix des malheurs, ou celui des forfaits.

TULLIE.

Que dis-tu ? quand ma main te donne un diadème,

Quand tu peux m’obtenir, quand tu vois que je t’aime !

Je ne m’en cache plus ; un trop juste pouvoir,

Autorisant mes vœux, m’en a fait un devoir.

Hélas ! j’ai cru ce jour le plus beau de ma vie ;

Et le premier moment où mon âme ravie

Peut de ses sentimens s’expliquer sans rougir,

Ingrat, est le moment qu’il m’en faut repentir !

Que m’oses-tu parler de malheur et de crime ?

Ah ! servir des ingrats contre un roi légitime,

M’opprimer, me chérir, détester mes bienfaits,

Ce sont là mes malheurs, et voilà tes forfaits.

Ouvre les yeux, Titus, et mets dans la balance

Les refus du sénat, et la toute puissance.

Choisis de recevoir ou de donner la loi,

D’un vil peuple ou d’un trône, et de Rome ou de moi.

Inspirez-lui, grands dieux ! le parti qu’il doit prendre.

TITUS, en lui rendant la lettre.

Mon choix est fait.

TULLIE.

Hé bien ! crains-tu de me l’apprendre ?

Parle, ose mériter ta grâce ou mon courroux.

Quel sera ton destin...

TITUS.

D’être digne de vous,

Digne encor de moi-même, à Rome encor fidèle ;

Brûlant d’amour pour vous, de combattre pour elle ;

D’adorer vos vertus, mais de les imiter ;

De vous perdre, madame, et de vous mériter.

TULLIE.

Ainsi donc pour jamais...

TITUS.

Ah ! pardonnez, princesse :

Oubliez ma fureur, épargnez ma faiblesse ;

Ayez pitié d’un cœur de soi-même ennemi,

Moins malheureux cent fois quand vous l’avez haï.

Pardonnez, je ne puis vous quitter ni vous suivre :

Ni pour vous, ni sans vous, Titus ne saurait vivre ;

Et je mourrai plutôt qu’un autre ait votre foi.

TULLIE.

Je te pardonne tout, elle est encore à toi.

TITUS.

Hé bien ! si vous m’aimez, ayez l’âme romaine,

Aimez ma république, et soyez plus que reine ;

Apportez-moi pour dot, au lieu du rang des rois,

L’amour de mon pays, et l’amour de mes lois.

Acceptez aujourd’hui Rome pour votre mère,

Son vengeur pour époux, Brutus pour votre père :

Que les Romains, vaincus en générosité,

À la fille des rois doivent leur liberté.

TULLIE.

Qui, moi ! j’irais trahir...

TITUS.

Mon désespoir m’égare.

Non, toute trahison est indigne et barbare.

Je sais ce qu’est un père, et ses droits absolus ;

Je sais... que je vous aime... et ne me connais plus.

TULLIE.

Écoute au moins ce sang qui m’a donné la vie.

TITUS.

Eh ! dois-je écouter moins mon sang et ma patrie ?

TULLIE.

Ta patrie ! ah, barbare ! en est-il donc sans moi ?

TITUS.

Nous sommes ennemis... La nature, la loi

Nous impose à tous deux un devoir si farouche.

TULLIE.

Nous ennemis ! ce nom peut sortir de ta bouche !

TITUS.

Tout mon cœur la dément.

TULLIE.

Ose donc me servir ;

Tu m’aimes, venge-moi.

 

 

Scène VI

 

BRUTUS, ARONS, TITUS, TULLIE, MESSALA, ALBIN, PROCULUS, LICTEURS

 

BRUTUS, à Tullie.

Madame, il faut partir.

Dans les premiers éclats des tempêtes publiques,

Rome n’a pu vous rendre à vos dieux domestiques ;

Tarquin même en ce temps, prompt à vous oublier,

Et du soin de nous perdre occupé tout entier,

Dans nos calamités confondant sa famille,

N’a pas même aux Romains redemandé sa fille.

Souffrez que je rappelle un triste souvenir :

Je vous privai d’un père, et dus vous en servir.

Allez, et que du trône, où le ciel vous appelle,

L’inflexible équité soit la garde éternelle.

Pour qu’on vous obéisse, obéissez aux lois ;

Tremblez en contemplant tout le devoir des rois ;

Et si de vos flatteurs la funeste malice

Jamais dans votre cœur ébranlait la justice,

Prête alors d’abuser du pouvoir souverain,

Souvenez-vous de Rome, et songez à Tarquin :

Et que ce grand exemple, où mon espoir se fonde,

Soit la leçon des rois et le bonheur du monde.

À Arons.

Le sénat vous la rend, seigneur ; et c’est à vous

De la remettre aux mains d’un père et d’un époux.

Proculus va vous suivre à la porte Sacrée.

TITUS, éloigné.

Ô de ma passion fureur désespérée !

Il va vers Arons.

Je ne souffrirai point, non... permettez, seigneur...

Brutus et Tullie sortent avec leur suite ; Arons et Messala restent.

Dieux ! ne mourrai-je point de honte et de douleur !

À Arons.

Pourrai-je vous parler ?

ARONS.

Seigneur, le temps me presse.

Il me faut suivre ici Brutus et la princesse ;

Je puis d’une heure encor retarder son départ ;

Craignez, seigneur, craignez de me parler trop tard.

Dans son appartement nous pouvons l’un et l’autre

Parler de ses destins, et peut-être du vôtre.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

TITUS, MESSALA

 

TITUS.

Sort qui nous a rejoints, et qui nous désunis !

Sort, ne nous as-tu faits que pour être ennemis ?

Ah ! cache, si tu peux, ta fureur et tes larmes.

MESSALA.

Je plains tant de vertus, tant d’amour et de charmes ;

Un cœur tel que le sien méritait d’être à vous.

TITUS.

Non, c’en est fait ; Titus n’en sera point l’époux.

MESSALA.

Pourquoi ? Quel vain scrupule à vos désirs s’oppose ?

TITUS.

Abominables lois que la cruelle impose !

Tyrans que j’ai vaincus, je pourrais vous servir !

Peuples que j’ai sauvés, je pourrais vous trahir !

L’amour dont j’ai six mois vaincu la violence,

L’amour aurait sur moi cette affreuse puissance !

J’exposerais mon père à ses tyrans cruels !

Et quel père ! un héros, l’exemple des mortels,

L’appui de son pays, qui m’instruisit à l’être,

Que j’imitai, qu’un jour j’eusse égalé peut-être.

Après tant de vertus quel horrible destin !

MESSALA.

Vous eûtes les vertus d’un citoyen romain ;

Il ne tiendra qu’à vous d’avoir celles d’un maître :

Seigneur, vous serez roi dès que vous voudrez l’être.

Le ciel met dans vos mains, en ce moment heureux,

La vengeance, l’empire, et l’objet de vos feux.

Que dis-je ! ce consul, ce héros que l’on nomme

Le père, le soutien, le fondateur de Rome,

Qui s’enivre à vos yeux de l’encens des humains,

Sur les débris d’un trône écrasé par vos mains,

S’il eût mal soutenu cette grande querelle,

S’il n’eût vaincu par vous, il n’était qu’un rebelle.

Seigneur, embellissez ce grand nom de vainqueur

Du nom plus glorieux de pacificateur ;

Daignez nous ramener ces jours où nos ancêtres

Heureux, mais gouvernés, libres, mais sous des maîtres,

Pesaient dans la balance, avec un même poids,

Les intérêts du peuple et la grandeur des rois.

Rome n’a point pour eux une haine immortelle ;

Rome va les aimer, si vous régnez sur elle.

Ce pouvoir souverain que j’ai vu tour à tour

Attirer de ce peuple et la haine et l’amour,

Qu’on craint en des états, et qu’ailleurs on désire,

Est des gouvernements le meilleur ou le pire ;

Affreux sous un tyran, divin sous un bon roi.

TITUS.

Messala, songez-vous que vous parlez à moi ?

Que désormais en vous je ne vois plus qu’un traître,

Et qu’en vous épargnant je commence de l’être ?

MESSALA.

Hé bien, apprenez donc que l’on va vous ravir

L’inestimable honneur dont vous n’osez jouir ;

Qu’un autre accomplira ce que vous pouviez faire.

TITUS.

Un autre ! arrête ; dieux ! parle... qui ?

MESSALA.

Votre frère.

TITUS.

Mon frère ?

MESSALA.

À Tarquin même il a donné sa foi.

TITUS.

Mon frère trahit Rome ?

MESSALA.

Il sert Rome et son roi.

Et Tarquin, malgré vous, n’acceptera pour gendre

Que celui des Romains qui l’aura pu défendre.

TITUS.

Ciel !... perfide !... écoutez : mon cœur longtemps séduit

A méconnu l’abyme où vous m’avez conduit.

Vous pensez me réduire au malheur nécessaire

D’être ou le délateur, ou complice d’un frère :

Mais plutôt votre sang...

MESSALA.

Vous pouvez m’en punir ;

Frappez, je le mérite en voulant vous servir.

Du sang de votre ami que cette main fumante

Y joigne encor le sang d’un frère et d’une amante ;

Et, leur tête à la main, demandez au sénat.

Pour prix de vos vertus, l’honneur du consulat :

On moi-même à l’instant, déclarant les complices

Je m’en vais commencer ces affreux sacrifices.

TITUS.

Demeure, malheureux, ou crains mon désespoir.

 

 

Scène VIII

 

TITUS, MESSALA, ALBIN

 

ALBIN.

L’ambassadeur toscan peut maintenant vous voir :

Il est chez la princesse.

TITUS.

...Oui, je vais chez Tullie...

J’y cours. Ô dieux de Rome ! ô dieux de ma patrie.

Frappez, percez ce cœur de sa honte alarme,

Oui serait vertueux, s’il n’avait point aimé.

C’est donc à vous, sénat, que tant d’amour s’immole.

Avons, ingrats... Allons... Tu vois ce Capitale

Tout plein des monuments de ma fidélité.

MESSALA.

Songez qu’il est rempli d’un sénat détesté.

TITUS.

Je le sais. Mais... du ciel qui tonne sur ma tête

T’entends la voix qui crie : Arrête, ingrat, arrête

Tu trahis ton pays... Non, Rome ! non Brutus !

Dieux qui me secourez, je suis encor Titus.

La gloire a de mes jours accompagné la course ;

Je n’ai point de mon sang déshonoré la source,

Votre victime est pure ; et s’il faut qu’aujourd’hui

Titus soit aux forfaits entraîné malgré lui ;

S’il faut que je succombe au destin qui m’opprime ;

Dieux ! sauvez les Romains ; frappez avant le crime !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

TITUS, ARONS, MESSALA

 

TITUS.

Oui, j’y suis résolu, partez ; c’est trop attendre :

Honteux, désespéré, je ne veux rien entendre ;

Laissez-moi ma vertu, laissez-moi mes malheurs.

Fort contre vos raisons, faible contre ses pleurs,

Je ne la verrai plus. Ma fermeté trahie

Craint moins tous vos tyrans qu’un regard de Tullie.

Je ne la verrai plus ! oui, qu’elle parte... Ah, dieux !

ARONS.

Pour vos intérêts seuls arrêté dans ces lieux,

J’ai bientôt passé l’heure avec peine accordée

Que vous-même, seigneur, vous m’aviez demandée.

TITUS.

Moi, je l’ai demandée !

ARONS.

Hélas ! que pour vous deux

J’attendais en secret un destin plus heureux.[11]

J’espérais couronner des ardeurs si parfaites ;

Il n’y faut plus penser.

TITUS.

Ah, cruel que vous êtes !

Vous avez vu ma honte et mon abaissement ;

Vous avez vu Titus balancer un moment.

Allez, adroit témoin de mes lâches tendresses,

Allez à vos deux rois annoncer mes faiblesses ;

Contez à ces tyrans terrassés par mes coups

Que le fils de Brutus a pleuré devant vous.[12]

Mais ajoutez au moins que, parmi tant de larmes

Malgré vous et Tullie, et ses pleurs, et ses charmes,

Vainqueur encor de moi, libre, et toujours Romain,

Je ne suis point soumis par le sang de Tarquin ;

Que rien ne me surmonte, et que je jure encore

Une guerre éternelle à ce sang que j’adore.

ARONS.

J’excuse la douleur où vos sens sont plongés;

Je respecte en partant vos tristes préjugés.

Loin de vous accabler, avec vous je soupire :

Elle en mourra, c’est tout ce que je peux vous dire.

Adieu, seigneur.

MESSALA.

Ô ciel !

 

 

Scène II

 

TITUS, MESSALA

 

TITUS.

Non, je ne puis souffrir

Que des remparts de Rome on la laisse sortir :

Je veux la retenir au péril de ma vie.

MESSALA.

Vous voulez...

TITUS.

Je suis loin de trahir ma patrie.

Rome l’emportera, je le sais ; mais enfin

Je ne puis séparer Tullie et mon destin.

Je respire, je vis, je périrai pour elle.

Prends pitié de mes maux, courons, et que ton zèle

Soulève nos amis, rassemble nos soldats :

En dépit du sénat je retiendrai ses pas ;

Je prétends que dans Rome elle reste en otage :

Je le veux.

MESSALA.

Dans quels soins votre amour vous engage !

Et que prétendez-vous par ce coup dangereux,

Que d’avouer sans fruit un amour malheureux ?

TITUS.

Hé bien, c’est au sénat qu’il faut que je m’adresse.

Va de ces rois de Rome adoucir la rudesse ;

Dis-leur que l’intérêt de l’état, de Brutus...

Hélas ! que je m’emporte en desseins superflus !

MESSALA.

Dans la juste douleur où votre âme est en proie,

Il faut, pour vous servir...

TITUS.

Il faut que je la voie ;

Il faut que je lui parle. Elle passe en ces lieux ;

Elle entendra du moins mes éternels adieux.

MESSALA.

Parlez-lui, croyez-moi.

TITUS.

Je suis perdu, c’est elle.

 

 

Scène III

 

TITUS, MESSALA, TULLIE, ALGINE

 

ALGINE.

On vous attend, madame.

TULLIE.

Ah, sentence cruelle !

L’ingrat me touche encore, et Brutus à mes yeux

Paraît un dieu terrible armé contre nous deux.

J’aime, je crains, je pleure, et tout mon cœur s’égare.

Allons.

TITUS.

Non, demeurez.

TULLIE.

Que me veux-tu, barbare ?

Me tromper, me braver ?

TITUS.

Ah ! dans ce jour affreux

Je sais ce que je dois, et non ce que je veux ;

Je n’ai plus de raison, vous me l’avez ravie.

Hé bien, guidez mes pas, gouvernez ma furie ;

Régnez donc en tyran sur mes sens éperdus ;

Dictez, si vous l’osez, les crimes de Titus.

Non, plutôt que je livre aux flammes, au carnage,

Ces murs, ces citoyens qu’a sauvés mon courage ;

Qu’un père abandonné par un fils furieux,

Sous le fer de Tarquin...

TULLIE.

M’en préservent les dieux !

La nature te parle, et sa voix m’est trop chère ;

Tu m’as trop bien appris à trembler pour un père ;

Rassure-toi ; Brutus est désormais le mien ;

Tout mon sang est à toi, qui te répond du sien :

Notre amour, mon hymen, mes jours en sont le gage ;

Je serai dans tes mains sa fille, son otage.

Peux-tu délibérer ? Penses-tu qu’en secret

Brutus te vît au trône avec tant de regret ?

Il n’a point sur son front placé le diadème ;

Mais, sous un autre nom, n’est-il pas roi lui-même ?

Son règne est d’une année, et bientôt... Mais, hélas !

Que de faibles raisons, si tu ne m’aimes pas !

Je ne dis plus qu’un mot. Je pars... et je t’adore.

Tu pleures, tu frémis ; il en est temps encore :

Achève, parle, ingrat ! que le faut-il de plus ?

TITUS.

Votre haine ; elle manque au malheur de Titus.

TULLIE.

Ah ! c’est trop essuyer tes indignes murmures,

Tes vains engagements, tes plaintes, tes injures ;

Je te rends ton amour dont le mien est confus,

Et tes trompeurs serments, pires que tes refus.

Je n’irai point chercher au fond de l’Italie

Ces fatales grandeurs que je te sacrifie,

Et pleurer loin de Rome, entre les bras d’un roi,

Cet amour malheureux que j’ai senti pour toi.

J’ai réglé mon destin : Romain dont la rudesse

N’affecte de vertu que contre ta maîtresse,

Héros pour m’accabler, timide à me servir ;

Incertain dans tes vœux, apprends à les remplir.

Tu verras qu’une femme, à tes yeux méprisable,

Dans ses projets au moins était inébranlable ;

Et par la fermeté dont ce cœur est armé,

Titus, tu connaîtras comme il t’aurait aimé.

Au pied de ces murs même où régnaient mes ancêtres,

De ces murs que ta main défend contre leurs maîtres,

Où tu m’oses trahir, et m’outrager comme eux,

Où ma foi fut séduite, où tu trompas mes feux,

Je jure à tous les dieux qui vengent les parjures,

Que mon bras, dans mon sang effaçant mes injures,

Plus juste que le tien, mais moins irrésolu,

Ingrat, va me punir de t’avoir mal connu ;

Et je vais...

TITUS, l’arrêtant.

Non, madame, il faut vous satisfaire :

Je le veux, j’en frémis, et j’y cours pour vous plaire ;

D’autant plus malheureux, que, dans ma passion,

Mon cœur n’a pour excuse aucune illusion ;

Que je ne goûte point, dans mon désordre extrême,

Le triste et vain plaisir de me tromper moi-même ;

Que l’amour aux forfaits me force de voler ;

Que vous m’avez vaincu sans pouvoir m’aveugler ;

Et qu’encore indigné de l’ardeur qui m’anime,

Je chéris la vertu, mais j’embrasse le crime.

Haïssez-moi, fuyez, quittez un malheureux

Qui meurt d’amour pour vous et déteste ses feux ;

Qui va s’unir à vous sous ces affreux augures,

Parmi les attentats, le meurtre et les parjures.

TULLIE.

Vous insultez, Titus, à ma funeste ardeur ;

Vous sentez à quel point vous régnez dans mon cœur.

Oui, je vis pour toi seul, oui, je te le confesse ;

Mais malgré ton amour, mais malgré ma faiblesse,

Sois sûr que le trépas m’inspire moins d’effroi

Que la main d’un époux qui craindrait d’être à moi ;

Qui se repentirait d’avoir servi son maître,

Que je fais souverain, et qui rougit de l’être.

Voici l’instant affreux qui va nous éloigner.

Souviens-toi que je t’aime, et que tu peux régner.

L’ambassadeur m’attend ; consulte, délibère :

Dans une heure avec moi tu reverras mon père.

Je pars, et je reviens sous ces murs odieux

Pour y rentrer en reine, ou périr à tes yeux.

TITUS.

Vous ne périrez point. Je vais...

TULLIE.

Titus, arrête ;

En me suivant plus loin tu hasardes ta tête ;

On peut te soupçonner ; demeure : adieu ; résous

D’être mon meurtrier ou d’être mon époux.

 

 

Scène IV

 

TITUS

 

Tu l’emportes, cruelle, et Rome est asservie ;

Reviens régner sur elle ainsi que sur ma vie ;

Reviens : je vais me perdre, ou vais te couronner :

Le plus grand des forfaits est de t’abandonner.

Qu’on cherche Messala ; ma fougueuse imprudence

A de son amitié lassé la patience.

Maîtresse, amis, Romains, je perds tout en un jour.

 

 

Scène V

 

TITUS, MESSALA

 

TITUS.

Sers ma fureur enfin, sers mon fatal amour ;

Viens, suis-moi.

MESSALA.

Commandez, tout est prêt ; mes cohortes

Sont au mont Quirinal et livreront les portes.

Tous nos braves amis vont jurer avec moi

De reconnaître en vous l’héritier de leur roi.

Ne perdez point de temps ; déjà la nuit plus sombre

Voile nos grands desseins du secret de son ombre.

TITUS.

L’heure approche ; Tullie en compte les moments...

Et Tarquin, après tout, eut mes premiers serments.

Le fond du théâtre s’ouvre.

Le sort en est jeté. Que vois-je ? c’est mon père !

 

 

Scène VI

 

BRUTUS, TITUS, MESSALA, LICTEURS

 

BRUTUS.

Viens, Rome est en danger ; c’est en toi que j’espère.

Par un avis secret le sénat est instruit

Qu’on doit attaquer Rome au milieu de la nuit.

J’ai brigué pour mon sang, pour le héros que j’aime,

L’honneur de commander dans ce péril extrême :

Le sénat te l’accorde ; arme-toi, mon cher fils ;

Une seconde fois va sauver ton pays ;

Pour notre liberté va prodiguer ta vie ;

Va, mort ou triomphant, tu feras mon envie.

TITUS.

Ciel !...

BRUTUS.

Mon fils !...

TITUS.

Remettez, seigneur, en d’autres mains

Les faveurs du sénat et le sort des Romains.

MESSALA.

Ah ! quel désordre affreux de son âme s’empare !

BRUTUS.

Vous pourriez refuser l’honneur qu’on vous prépare ?

TITUS.

Qui ? moi, seigneur !

BRUTUS.

Hé quoi ! votre cœur égaré

Des refus du sénat est encore ulcéré !

De vos prétentions je vois les injustices.

Ah, mon fils ! est-il temps d’écouter vos caprices ?

Vous avez sauvé Rome et n’êtes pas heureux ?

Cet immortel honneur n’a pas comblé vos vœux ?

Mon fils au consulat a-t-il osé prétendre

Avant l’âge où les lois permettent de l’attendre ?

Va, cesse de briguer une injuste faveur ;

La place où je t’envoie est ton poste d’honneur ;

Va, ce n’est qu’aux tyrans que tu dois ta colère :

De l’état et de toi je sens que je suis père.

Donne ton sang à Rome, et n’en exige rien ;

Sois toujours un héros ; sois plus, sois citoyen.

Je touche, mon cher fils, au bout de ma carrière ;

Tes triomphantes mains vont fermer ma paupière ;

Mais, soutenu du tien, mon nom ne mourra plus ;

Je renaîtrai pour Rome, et vivrai dans Titus.

Que dis-je ! je te suis. Dans mon âge débile

Les dieux ne m’ont donné qu’un courage inutile ;

Mais je te verrai vaincre, ou mourrai, comme toi,

Vengeur du nom romain, libre encore, et sans roi.

TITUS.

Ah, Messala !

 

 

Scène VII

 

BRUTUS, VALÉRIUS, TITUS, MESSALA

 

VALÉRIUS.

Seigneur, faites qu’on se retire.

BRUTUS, à son fils.

Cours, vole...

Titus et Messala sortent.

VALÉRIUS.

On trahit Rome.

BRUTUS.

Ah, qu’entends-je !

VALÉRIUS.

On conspire,

Je n’en saurais douter ; on nous trahit, seigneur.

De cet affreux complot j’ignore encor l’auteur ;

Mais le nom de Tarquin vient de se faire entendre,

Et d’indignes Romains ont parlé de se rendre.

BRUTUS.

Des citoyens romains ont demandé des fers !

VALÉRIUS.

Les perfides m’ont fui par des chemins divers ;

On les suit. Je soupçonne et Menas et Lélie,

Ces partisans des rois et de la tyrannie,

Ces secrets ennemis du bonheur de l’état,

Ardents à désunir le peuple et le sénat.

Messala les protège ; et, dans ce trouble extrême,

J’oserais soupçonner jusqu’à Messala même,

Sans l’étroite amitié dont l’honore Titus.

BRUTUS.

Observons tous leurs pas ; je ne puis rien de plus :

La liberté, la loi dont nous sommes les pères,

Nous défend des rigueurs peut-être nécessaires :

Arrêter un Romain sur de simples soupçons,

C’est agir en tyrans, nous qui les punissons.

Allons parler au peuple, enhardir les timides,

Encourager les bons, étonner les perfides.

Que les pères de Rome et de la liberté

Viennent rendre aux Romains leur intrépidité ;

Quels cœurs en nous voyant ne reprendront courage ?

Dieux ! donnez-nous la mort plutôt que l’esclavage !

Que le sénat vous suive.

 

 

Scène VIII

 

BRUTUS, VALÉRIUS, PROCULUS

 

PROCULUS.

Un esclave, seigneur,

D’un entretien secret implore la faveur.

BRUTUS.

Dans la nuit ? à cette heure ?

PROCULUS.

Oui, d’un avis fidèle

Il apporte, dit-il, la pressante nouvelle.

BRUTUS.

Peut-être des Romains le salut en dépend :

Allons, c’est les trahir que tarder un moment.

À Proculus.

Vous, allez vers mon fils ; qu’à cette heure fatale

Il défende surtout la porte Quirinale,

Et que la terre avoue, au bruit de ses exploits,

Que le sort de mon sang est de vaincre les rois.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

BRUTUS, LES SÉNATEURS, PROCULUS, LICTEURS, L’ESCLAVE VINDEX

 

BRUTUS.

Oui, Rome n’était plus ; oui, sous la tyrannie

L’auguste liberté tombait anéantie ;

Vos tombeaux se rouvraient; c’en était fait : Tarquin

Rentrait dès cette nuit, la vengeance à la main.

C’est cet ambassadeur, c’est lui dont l’artifice

Sous les pas des Romains creusait ce précipice.

Enfin, le croirez-vous ? Rome avait des enfants

Qui conspiraient contre elle et servaient les tyrans ;

Messala conduisait leur aveugle furie,

À ce perfide Arons il vendait sa patrie :

Mais le ciel a veillé sur Rome et sur vos jours ;

En montrant l’esclave.

Cet esclave a d’Arons écouté les discours ;

Il a prévu le crime, et son avis fidèle

A réveillé ma crainte, a ranimé mon zèle.

Messala, par mon ordre arrêté cette nuit,

Devant vous à l’instant allait être conduit :

J’attendais que du moins l’appareil des supplices

De sa bouche infidèle arrachât ses complices ;

Mes licteurs l’entouraient, quand Messala soudain,

Saisissant un poignard qu’il cachait dans son sein,

Et qu’à vous, sénateurs, il destinait peut-être :

« Mes secrets, a-t-il dit, que l’on cherche à connaître,

« C’est dans ce cœur sanglant qu’il faut les découvrir :

« Et qui sait conspirer, sait se taire et mourir. »

On s’écrie, on s’avance : il se frappe, et le traître

Meurt encore en Romain, quoique indigne de l’être.

Déjà des murs de Rome Arons était parti :

Assez loin vers le camp nos gardes l’ont suivi ;

On arrête à l’instant Arons avec Tullie.

Bientôt, n’en doutez point, de ce complot impie

Le ciel va découvrir toutes les profondeurs ;

Publicola partout en cherche les auteurs.

Mais quand nous connaîtrons le nom des parricides,

Prenez garde, Romains, point de grâce aux perfides ;

Fussent-ils nos amis, nos frères, nos enfants,

Ne voyez que leur crime, et gardez vos serments.

Rome, la liberté, demandent leur supplice ;

Et qui pardonne au crime en devient le complice.

À l’esclave.

Et toi, dont la naissance, et l’aveugle destin

N’avait fait qu’un esclave, et dut faire un Romain,

Par qui le sénat vit, par qui Rome est sauvée,

Reçois la liberté que tu m’as conservée ;

Et prenant désormais des sentimens plus grands,

Sois l’égal de mes fils, et l’effroi des tyrans.

Mais qu’est-ce que j’entends ? quelle rumeur soudaine ?

PROCULUS.

Arons est arrêté, seigneur, et je l’amène.

BRUTUS.

De quel front pourra-t-il...

 

 

Scène II

 

BRUTUS, LES SÉNATEURS, ARONS, LICTEURS

 

ARONS.

Jusques à quand, Romains,

Voulez-vous profaner tous les droits des humains ?

D’un peuple révolté conseils vraiment sinistres,

Pensez-vous abaisser les rois dans leurs ministres ?

Vos licteurs insolents viennent de m’arrêter :

Est-ce mon maître ou moi que l’on veut insulter ?

Et chez les nations ce rang inviolable...

BRUTUS.

Plus ton rang est sacré, plus il te rend coupable ;

Cesse ici d’attester des titres superflus.

ARONS.

L’ambassadeur d’un roi...

BRUTUS.

Traître, tu ne l’es plus ;

Tu n’es qu’un conjuré paré d’un nom sublime,

Que l’impunité seule enhardissait au crime.

Les vrais ambassadeurs, interprètes des lois,

Sans les déshonorer savent servir leurs rois ;

De la foi des humains discrets dépositaires,

La paix seule est le fruit de leurs saints ministères ;

Des souverains du monde ils sont les nœuds sacrés,

Et, partout bienfaisants, sont partout révérés.

À ces traits, si tu peux, ose te reconnaître :

Mais si tu veux au moins rendre compte à ton maître

Des ressorts, des vertus, des lois de cet état,

Comprends l’esprit de Rome, et connais le sénat.

Ce peuple auguste et saint sait respecter encore

Les lois des nations que ta main déshonore :

Plus tu les méconnais, plus nous les protégeons ;

Et le seul châtiment qu’ici nous t’imposons,

C’est de voir expirer les citoyens perfides

Qui liaient avec toi leurs complots parricides.

Tout couvert de leur sang répandu devant toi,

Va d’un crime inutile entretenir ton roi ;

Et montre en ta personne, aux peuples d’Italie,

La sainteté de Rome et ton ignominie.

Qu’on l’emmène, licteurs.

 

 

Scène III

 

LES SÉNATEURS, BRUTUS, VALÉRIUS, PROCULUS

 

BRUTUS.

Hé bien ! Valérius,

Ils sont saisis sans doute, ils sont au moins connus ?

Quel sombre et noir chagrin, couvrant votre visage,

De maux encor plus grands semble être le présage ?

Vous frémissez.

VALÉRIUS.

Songez que vous êtes Brutus.

BRUTUS.

Expliquez-vous...

VALÉRIUS.

Je tremble à vous en dire plus.

Il lui donne des tablettes.

Voyez, seigneur ; lisez, connaissez les coupables.

BRUTUS, prenant les tablettes.

Me trompez-vous, mes yeux ? Ô jours abominables !

Ô père infortuné ! Tibérinus ? mon fils !

Sénateurs, pardonnez... Le perfide est-il pris ?

VALÉRIUS.

Avec deux conjurés il s’est osé défendre ;

Ils ont choisi la mort plutôt que de se rendre ;

Percé de coups, seigneur, il est tombé près d’eux :

Mais il reste à vous dire un malheur plus affreux,

Pour vous, pour Rome entière et pour moi plus sensible.

BRUTUS.

Qu’entends-je !

VALÉRIUS.

Reprenez cette liste terrible

Que chez Messala même a saisi Proculus.

BRUTUS.

Lisons donc... Je frémis, je tremble. Ciel ! Titus !

Il se laisse tomber entre les bras de Proculus.

VALÉRIUS.

Assez près de ces lieux je l’ai trouvé sans armes,

Errant, désespéré, plein d’horreur et d’alarmes.

Peut-être il détestait cet horrible attentat.

BRUTUS.

Allez, Pères conscrits, retournez au sénat ;

Il ne m’appartient plus d’oser y prendre place :

Allez, exterminez ma criminelle race ;

Punissez-en le père, et jusque dans mon flanc

Recherchez sans pitié la source de leur sang.

Je ne vous suivrai point, de peur que ma présence

Ne suspendît de Rome ou fléchît la vengeance.

 

 

Scène IV

 

BRUTUS

 

Grands dieux ! à vos décrets tous mes vœux sont soumis !

Dieux vengeurs de nos lois, vengeurs de mon pays,

C’est vous qui par mes mains fondiez sur la justice

De notre liberté l’éternel édifice :

Voulez-vous renverser ses sacrés fondements ?

Et contre votre ouvrage armez-vous mes enfants ?

Ah ! que Tibérinus, en sa lâche furie,

Ait servi nos tyrans, ait trahi sa patrie,

Le coup en est affreux, le traître était mon fils !

Mais Titus ! un héros ! l’amour de son pays !

Qui dans ce même jour, heureux et plein de gloire,

A vu par un triomphe honorer sa victoire !

Titus, qu’au Capitole ont couronné mes mains !

L’espoir de ma vieillesse, et celui des Romains !

Titus ! dieux !

 

 

Scène V

 

BRUTUS, VALÉRIUS, SUITE, LICTEURS

 

VALÉRIUS.

Du sénat la volonté suprême

Est que sur votre fils vous prononciez vous-même.

BRUTUS.

Moi ?

VALÉRIUS.

Vous seul.

BRUTUS.

Et du reste en a-t-il ordonné ?

VALÉRIUS.

Des conjurés, seigneur, le reste est condamné ;

Au moment où je parle, ils ont vécu peut-être.

BRUTUS.

Et du sort de mon fils le sénat me rend maître ?

VALÉRIUS.

Il croit à vos vertus devoir ce rare honneur.

BRUTUS.

Ô patrie !

VALÉRIUS.

Au sénat que dirai-je, seigneur ?

BRUTUS.

Que Brutus voit le prix de cette grâce insigne,

Qu’il ne la cherchait pas...mais qu’il s’en rendra digne...

Mais mon fils s’est rendu sans daigner résister ;

Il pourrait... Pardonnez si je cherche à douter ;

C’était l’appui de Rome, et je sens que je l’aime.

VALÉRIUS.

Seigneur, Tullie...

BRUTUS.

Hé bien...

VALÉRIUS.

Tullie, au moment même,

N’a que trop confirmé ces soupçons odieux.

BRUTUS.

Comment, seigneur ?

VALÉRIUS.

À peine elle a revu ces lieux,

À peine elle aperçoit l’appareil des supplices,

Que, sa main consommant ces tristes sacrifices,

Elle tombe, elle expire, elle immole à nos lois

Ce reste infortuné de nos indignes rois.

Si l’on nous trahissait, seigneur, c’était pour elle.

Je respecte en Brutus la douleur paternelle ;

Mais, tournant vers ces lieux ses yeux appesantis,

Tullie en expirant a nommé votre fils.

BRUTUS.

Justes dieux !

VALÉRIUS.

C’est à vous à juger de son crime.

Condamnez, épargnez, ou frappez la victime ;

Rome doit approuver ce qu’aura fait Brutus.

BRUTUS.

Licteurs, que devant moi l’on amène Titus.

VALÉRIUS.

Plein de votre vertu, seigneur, je me retire :

Mon esprit étonné vous plaint et vous admire ;

Et je vais au sénat apprendre avec terreur

La grandeur de votre âme et de votre douleur.

 

 

Scène VI

 

BRUTUS, PROCULUS

 

BRUTUS.

Non, plus j’y pense encore, et moins je m’imagine

Que mon fils des Romains ait tramé la ruine :

Pour son père et pour Rome il avait trop d’amour ;

On ne peut à ce point s’oublier en un jour.

Je ne le puis penser, mon fils n’est point coupable.

PROCULUS.

Messala, qui forma ce complot détestable,

Sous ce grand nom peut-être a voulu se couvrir ;

Peut-être on hait sa gloire, on cherche à la flétrir.

BRUTUS.

Plût au ciel !

PROCULUS.

De vos fils c’est le seul qui vous reste.

Qu’il soit coupable ou non de ce complot funeste,

Le sénat indulgent vous remet ses destins :

Ses jours sont assurés, puisqu’ils sont dans vos mains ;

Vous saurez à l’état conserver ce grand homme,

Vous êtes père enfin.

BRUTUS.

Je suis consul de Rome.

 

 

Scène VII

 

BRUTUS, PROCULUS, TITUS, dans le fond du théâtre, avec des licteurs

 

PROCULUS.

Le voici.

TITUS.

C’est Brutus ! Ô douloureux moments !

Ô terre, entr’ouvre-toi sous mes pas chancelants !

Seigneur, souffrez qu’un fils...

BRUTUS.

Arrête, téméraire.

De deux fils que j’aimai les dieux m’avaient fait père ;

J’ai perdu l’un ; que dis-je ! ah, malheureux Titus !

Parle : ai-je encore un fils ?

TITUS.

Non, vous n’en avez plus.

BRUTUS.

Réponds donc à ton juge, opprobre de ma vie.

Il s’assied.

Avais-tu résolu d’opprimer ta patrie,

D’abandonner ton père au pouvoir absolu,

De trahir tes serments ?

TITUS.

Je n’ai rien résolu.

Plein d’un mortel poison dont l’horreur me dévore,

Je m’ignorais moi-même, et je me cherche encore ;

Mon cœur, encor surpris de son égarement,

Emporté loin de soi, fut coupable un moment ;

Ce moment m’a couvert d’une honte éternelle ;

À mon pays que j’aime il m’a fait infidèle :

Mais, ce moment passé, mes remords infinis

Ont égalé mon crime et vengé mon pays.

Prononcez mon arrêt. Rome, qui vous contemple,

A besoin de ma perte, et veut un grand exemple ;

Par mon juste supplice il faut épouvanter

Les Romains, s’il en est qui puissent m’imiter.

Ma mort servira Rome autant qu’eût fait ma vie ;

Et ce sang, en tout temps utile à sa patrie,

Dont je n’ai qu’aujourd’hui souillé la pureté,

N’aura coulé jamais que pour la liberté.

BRUTUS.

Quoi ! tant de perfidie avec tant de courage !

De crimes, de vertus, quel horrible assemblage !

Quoi ! sous ces lauriers même, et parmi ces drapeaux,

Que ton sang à mes yeux rendait encor plus beaux,

Quel démon t’inspira cette horrible inconstance ?

TITUS.

Toutes les passions, la soif de la vengeance,

L’ambition, la haine, un instant de fureur...

BRUTUS.

Achève, malheureux.

TITUS.

Une plus grande erreur,

Un feu qui de mes sens est même encor le maître,

Qui fit tout mon forfait, qui l’augmente peut-être.

C’est trop vous offenser par cet aveu honteux,

Inutile pour Rome, indigne de nous deux.

Mon malheur est au comble ainsi que ma furie :

Terminez mes forfaits, mon désespoir, ma vie,

Votre opprobre est le mien. Mais si dans les combats

J’avais suivi la trace où m’ont conduit vos pas,

Si je vous imitai, si j’aimai ma patrie,

D’un remords assez grand si ma faute est suivie,

Il se jette à genoux.

À cet infortuné daignez ouvrir les bras ;

Dites du moins : Mon fils, Brutus ne te hait pas ;

Ce mot seul, me rendant mes vertus et ma gloire,

De la honte où je suis défendra ma mémoire :

On dira que Titus, descendant chez les morts,

Eut un regard de vous pour prix de ses remords,

Que vous l’aimiez encore, et que, malgré son crime,

Votre fils dans la tombe emporta votre estime.

BRUTUS.

Son remords me l’arrache. Ô Rome ! ô mon pays !

Proculus... à la mort que l’on mène mon fils.

Lève-toi, triste objet d’horreur et de tendresse ;

Lève-toi, cher appui qu’espérait ma vieillesse ;

Viens embrasser ton père : il t’a dû condamner ;

Mais, s’il n’était Brutus, il t’allait pardonner.

Mes pleurs, en te parlant, inondent ton visage :

Va, porte à ton supplice un plus mâle courage ;

Va, ne t’attendris point, sois plus Romain que moi,

Et que Rome t’admire en se vengeant de toi.

TITUS.

Adieu : je vais périr digne encor de mon père.

On l’emmène.

 

 

Scène VIII

 

BRUTUS, PROCULUS

 

PROCULUS.

Seigneur, tout le sénat, dans sa douleur sincère,

En frémissant du coup qui doit vous accabler...

BRUTUS.

Vous connaissez Brutus et l’osez consoler !

Songez qu’on nous prépare une attaque nouvelle :

Rome seule a mes soins ; mon cœur ne connaît qu’elle.

Allons, que les Romains, dans ces moments affreux,

Me tiennent lieu du fils que j’ai perdu pour eux ;

Que je finisse au moins ma déplorable vie

Comme il eût dû mourir, en vengeant la patrie.

 

 

Scène IX

 

BRUTUS, PROCULUS, UN SÉNATEUR

 

LE SÉNATEUR.

Seigneur...

BRUTUS.

Mon fils n’est plus ?

LE SÉNATEUR.

C’en est fait... et mes yeux...

BRUTUS.

Rome est libre : il suffit... Rendons grâces aux dieux.

 


[1] Il y a un Brutus d’un auteur nommé Lee, mais c’est un ouvrage ignoré, qu’on ne représente jamais à Londres.

[2] Enfin ces plaintes réitérées de Voltaire ont opéré la réforme du Théâtre en France et ces abus ne subsistent plus.

[3] Nous croyons convenable de rappeler ici le morceau suivant, que M.de Voltaire a retranché dans les éditions postérieures à 1738 :

« Au reste, milord, s’il y a quelques endroits passables dans cet ouvrage, il faut que j’avoue que j’en ai l’obligation à des amis qui pensent comme vous. Ils m’encourageaient à tempérer l’austérité de Brutus par l’amour paternel, afin qu’on admirât et qu’on plaignit l’effort qu’il se fait en condamnant son fils. Ils m’exhortaient à donner à la jeune Tullie un caractère de tendresse et d’innocence, parce que si j’en avais fait une héroïne altière qui n’eût parlé à Titus que comme un sujet qui devait servir son prince, alors Titus aurait été avili, et l’ambassadeur eût été inutile. Ils voulaient que Titus fût un jeune homme furieux dans ses passions, aimant Rome et son père, adorant Tullie, se faisant un devoir d’être fidèle au sénat même dont il se plaignait, et emporté loin de son devoir par une passion dont il avait cru être le maître. En effet, si Titus avait été de l’avis de sa maîtresse, et s’était dit a lui-même de bonnes raisons en faveur des rois, Brutus alors n’eût été regardé que comme un chef de rebelles, Titus n’aurait plus eu de remords, son père n’eût plus excité la pitié.

« Gardez, me disaient-ils, que les deux enfants de Brutus paraissent sur la scène ; vous savez que l’intérêt est perdu quand il se partage. Mais surtout que votre pièce soit simple ; imitez cette beauté des Grecs, croyez que la multiplicité des événements et des intérêts compliqués n’est que la ressource des génies stériles qui ne savent pas tirer d’une seule passion de quoi faire cinq actes. Tâchez de travailler chaque scène comme si c’était la seule que vous eussiez à écrire. Ce sont les beautés de détail, etc.

[4] Le comédien Baron.

[5] Imitation de ces vers de Cinna :

Et par tous les climats

Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’états.

Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,

Qu’on ne saurait changer sans lui faire une injure.

Telle est la loi du ciel dont la sage équité

Sème dans l’univers cette diversité.

Les Macédoniens aiment le monarchique,

Et le reste des Grecs la liberté publique :

Les Parthes, les Persans, veulent des souverains,

Et le seul consulat est bon pour les Romains.

[6] Curius répond aux ambassadeurs des Samnites qui lui offraient des richesses :

J’aime mieux commander a ceux qui les possèdent.

[7] Imitation de ces vers d’Acomat dans Bajazet :

Je sais rendre aux sultans de fidèles services,

Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

Et ne me pique point du scrupule insensé

De bénir mon trépas, quand ils l’ont prononcé.

[8] Var. Édition de 1738 :

Je devenais Romain, je sortais d’esclavage

[9] Var. Édition de 1738 :

Quoi ! le fils de Brutus, un soldat, un Romain,

Aime, idolâtre ici la fille de Tarquin !

Coupable envers Tullie, envers Rome et moi-même,

Le sénat que je hais, ce fier objet que j’aime,

Le dépit, etc.

[10] Var. Édition de 1738 :

Hélas ! ne vois-tu pas les fatales barrières ?

[11] Var. Édition de 1738 :

J’attendais un destin plus digne et plus heureux.

[12] Ces vers ont été imités dans Warwich, par M. de La Harpe :

Et s’il faut encor plus pour réveiller leur foi,

Dis que le fier Warwick a pleuré devant toi.

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