Les Deux secrets (MÉLESVILLE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 6 février 1819.

 

Personnages

 

CLÉMENTINE, jeune veuve

ARMAND, Capitaine de hussards

BLINVAL, frère de Clémentine, Officier dans le régiment d’Armand

LUCILE, mariée secrètement à Blinval

LORANGE, Valet d’Armand

FLAMANT, Portier

 

La Scène se passe dans un Hôtel garni, à Paris.

 

Le théâtre représente un petit salon. Porte de fond et portes de côtés. À droite, sur l’avant-scène, un petit cabinet ou atelier avec une porte vitrée garnie d’un rideau vert ; à gauche, un secrétaire, une table etc.

 

 

Scène première

 

ARMAND, FLAMANT

 

Armand est en négligé militaire ; son uniforme est sur un canapé au fond. Il travaille au portrait de Clémentine, qui est sur un Chevalet. Flamant prépare les couleurs.

ARMAND, à lui même.

Très bien ! voilà son regard... Son petit air méchant... Chère Clémentine ! elle ne s’attend pas à cette surprise.

FLAMANT, ses lunettes sur le nez.

La jolie petite figure !

ARMAND l’apercevant près de lui.

Tu trouves ?... C’est pourtant un portrait de fantaisie.

FLAMANT, avec l’air du doute.

Hai !... C’est sûrement la sœur... ou peut-être la cousine de M. le Capitaine... Je croirais plutôt que c’est une cousine.

ARMAND.

Et pourquoi ?

FLAMANT.

Oh ! C’est que les cousines des jeunes gens, sont toutes jolies... C’est vrai... Je ne sais pas comment ça se fait, je n’en ai jamais vu de laides, et pourtant dans mon état de portier, on voit bien des choses, surtout dans un hôtel garni...

ARMAND, souriant.

Oui, au besoin, Flamant ferait la petite chronique du quartier.

FLAMANT.

Ah ! mon dieu ! c’que j’sais, c’est toujours par hasard, car, grâce au ciel, je n’suis pas curieux ; mais j’monte le journal au premier, j’annonce un’ visite à l’entresol, vais commander un dîner fin pour ce jeune homme qui loge au troisième... Dame ! j’attrape quelque chose partout là... Je remarque que la visite pour l’entresol est d’un petit blondin, et qu’il ne vient jamais voir madame que lorsque monsieur est à son bureau... Je m’aperçois que le dîner fin du troisième est pour deux... Et je vois arriver vers les quatre heures une petite brune qui me demande en rougissant, M. de Versac ? Au troisième, mamzelle... la porte au fond... Ensuite je fais mes réflexions en taillant quelques paires de souliers ; je cause avec les domestiques, et je me trouve savoir les affaires de tout le monde, sans m’en être mêlé.

ARMAND.

C’est très innocent...

FLAMANT, arrangeant des couleurs.

M. le capitaine n’veut pas devenir aussi savant. Voilà bien quinze jours qu’il n’a mis le pied dans la rue.

ARMAND, à part.

Le drôle compte juste.

FLAMANT.

Dame ! à ça vous m’direz... On a ses raisons... parce qu’après tout, chacun est le maître chez soi... C’est ç’que j’disais au locataire du second, qui m’faisoit des questions.

ARMAND.

Celui qui reçoit sa jolie cousine !

FLAMANT.

Eh ! non... un homme de 60 ans... à c’t’âge-là, on n’a plus d’cousine ;

Riant.

mais on a une nièce, et çà revient au même.

ARMAND.

Oui dà... je vois que M. Flamant a quelque petite nièce.

FLAMANT, soupirant.

Moi ! non monsieur... j’ai ma femme ; c’est bien différent.

ARMAND.

Je m’en doute.

Quittant sa palette.

Voilà qui est fini... tu peux t’en aller, mon ami...

FLAMANT, regardant toujours le portrait.

Ah ! ma foi, v’là un portrait qui nous fera honneur.

Avec un air d’intelligence.

Je n’suis pas curieux... mais je parierais que c’est pour un cadeau... peut-être un présent de noce.

ARMAND.

M. Flamant, je vous ai déjà dit qu’un portier...

FLAMANT

Doit être la discrétion même... Je retourne à ma porte.

À part.

Une retraite aussi longue, une figure de fantaisie... çà n’est pas clair du tout... et si j’puis faire jaser le valet...

ARMAND, voyant qu’il n’est pas parti.

Eh bien !

FLAMANT.

Je sors, M. le capitaine, je sors... s’il vous arrive quelque lettre... vous savez bien... de cette jolie petite écriture... je vous l’apporterai tout de suite, moi-même.

À part.

Çà m’apprendra peut-être quelque chose.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ARMAND, seul

 

Enfin, m’en voilà délivré.

Il regarde le portrait.

C’est bien elle... Oui, madame, vous êtes fort aimable... mais vous soumettez votre amant à de cruelles épreuves... rester un siècle sans vous voir... exiger que je ne confie à personne mon amour pour la plus jolie femme de Paris... patience... les quinze jours expirent aujourd’hui, et je vais me dédommager du silence auquel vous m’avez condamné.

 

 

Scène III

 

ARMAND, LORANGE

 

LORANGE, dans la coulisse.

Au diable l’impertinent !

ARMAND.

Te voilà, Lorange ! à qui en as-tu donc ?

LORANGE.

C’est ce bavard de Flamant qui m’arrête sur l’escalier au lieu d’être à son cordon.

ARMAND.

As-tu fait ma commission ?

LORANGE.

Ce n’est pas sans peine, monsieur, je vous jure... il m’a fallu du temps pour rassembler vos créanciers... car dieu merci, nous en avons aux quatre coins de Paris... Enfin, je leur ai donné rendez-vous pour ce soir... Les coquins ne vouloient pas croire qu’il s’agissait de les payer... Nous leur avons manqué si souvent de parole.

ARMAND, montrant le secrétaire.

Oh ! cette fois, les dix mille francs sont là.

LORANGE, regardant l’argent.

Ce pauvre cher oncle ! se laisser encore attendrir après tous les tours que nous lui avons joués.

ARMAND.

Tu ne me parles pas de Clémentine ; l’a-tu vue ?

LORANGE, tirant une lettre de sa poche.

Ah ! j’oubliais... le petit billet du matin.

ARMAND.

Eh ! donne donc, bourreau !

Il lit.

« Mon cher Armand, je commence à croire que vous m’aimez sérieusement, puisque vous avez soutenu avec tant de courage les quinze jours de retraite auxquels je vous ai condamné. Prenez garde cependant de faire naufrage au port. »

À lui-même.

Oh ! parbleu ! je suis sûr de mon fait.

LORANGE.

Eh ! Monsieur, nous avons encore trois heures devant nous... il ne nous en faut pas tant pour faire mille folies.

ARMAND, continuant.

« Mon frère, le major Blinval, est arrivé de Strasbourg... » Blinval, mon meilleur ami !

LORANGE.

Je viens de le rencontrer, il compte déjeuner avec vous.

ARMAND.

Je serai ravi de l’embrasser.

Il lit.

« C’est vis-à-vis de lui surtout, qu’il faut de la prudence. Depuis mon veuvage, nous nous étions promis de ne pas nous marier, et de passer nos jours dans les douceurs de l’amitié fraternelle... »

LORANGE.

Oui, serment de veuve.

ARMAND, continuant.

« Songez, Armand, que vous m’avez juré sur l’honneur d’être discret, et que, dussé-je en mourir, tout serait rompu si vous manquiez à votre parole... »

CLÉMENTIE.

Eh ! mais, est-ce qu’elle ne viendra pas elle-même lever mes arrêts ?

LORANGE.

Ah ! Monsieur, j’ai en toutes les peines du monde à l’y décider... comment, Lorange, me disait-elle, moi, paraître dans un hôtel garni, chez un garçon !... Je lui ai fait remarquer d’abord que ce garçon n’était qu’un capitaine de hussards.

ARMAND.

Son amant !

LORANGE.

Et bientôt son époux.

ARMAND.

Enfin, elle viendra ?

LORANGE.

Oui, Monsieur, avec.les veuves, il n’y a que manière de faire envisager les choses.

ARMAND, lui sautant au cou.

Ah ! mon cher Lorange ! tu es un garçon charmant ! vite, donne-moi mon habit.

LORANGE.

Oui, Monsieur.

ARMAND, s’habillant.

Elle viendra ! me voilà payé de tous mes sacrifices !... tends du bruit...c’est elle sans doute, J’entends du bruit... c’est elle sans doute.

LORANGE, allant regarder à la porte.

Bon ! il est de trop bonne heure.

Revenant bien vite.

C’est Monsieur Blinval.

ARMAND.

Son frère !... chut !... cache vite ce portrait...

Lorange cache le portrait dans le cabinet à droite ; Blinval paraît dans le fond.

 

 

Scène IV

 

ARMAND, LORANGE, BLINVAL

 

Blinval est en uniforme comme Armand.

BLINVAL.

Eh ! le voilà !

ARMAND, l’embrassant.

C’est toi, mon ami ! je suis enchanté...

BLINVAL.

Ou diable es-tu donc venu te loger ? dans un quartier perdu... je craignais de ne pas te rencontrer... mais ton portier m’a dit que tu ne sortais jamais.

ARMAND, à part.

Maudit bavard !

Haut.

Il exagère... Je sors beaucoup moins... Je m’occupe, je réfléchis...

BLINVAL, riant.

Tu réfléchis ! toi, l’étourdi le plus aimable du régiment... tiens, je parie que je devine ton secret.

ARMAND.

Je n’ai pas de secret... ne va pas t’imaginer...

BLINVAL.

J’y suis te dis-je... il s’agit d’une gageure... tu dois rester un mois, deux mois sans bouger de chez-toi... et comme tu es passablement indiscret, on t’aura fait promettre aussi de n’en rien dire.

ARMAND, souriant.

Il y a bien quelque chose comme cela... mais je t’en prie, ne va pas me trahir

BLINVAL.

À une condition.. nous serons de moitié.

ARMAND.

Comment, de moitié ?

BLINVAL.

Oui, nous partagerons le prix de la gageure.

ARMAND.

Non pas...

BLINVAL.

Allons donc, entre camarades, cela se partage toujours... est-ce que tu es intéressé par hasard ?

ARMAND, riant.

Très intéressé.

BLINVAL.

D’honneur, je ne le reconnais plus... Ah ! ça, ta gageure ne te défend pas de me donner à déjeuner ?

ARMAND.

Non, sans doute. Lorange, va chercher le déjeuner.

BLINVAL.

Du vin, surtout, mon ami, du vin ! vous vivez en vraie chartreux... votre cave doit être excellente.

LORANGE, sortant.

Vous allez être servis.

 

 

Scène V

 

ARMAND, BLINVAL

 

BLINVAL.

Il me tardait d’être seul avec toi. J’ai aussi mon secret.

ARMAND.

En vérité !

BLINVAL.

Mais je suis plus confiant. Je puis compter sur ton amitié ?

ARMAND.

Plus que jamais, mon cher Blinval.

BLINVAL.

Avant tout, donne-moi ta parole d’honneur que ma sœur ne saura pas un mot de ce que je te dirai ; c’est un point important.

ARMAND, à part.

Clémentine !

Haut.

Je te le jure... tu sais qu’entre militaires.

BLINVAL.

N’ajoute rien.

ARMAND.

Quel est donc ce grand secret ?

BLINVAL.

Mon cher Armand, tu vas rire dans ma folie. Je suis amoureux.

ARMAND.

Amoureux, toi ?

BLINVAL.

Oh ! mais amoureux... à en perdre la tête.

ARMAND, étourdiment.

Ah ! que c’est heureux !

BLINVAL.

Heureux !... dis donc qu’il y a de quoi se pendre ! si tu savais dans quelle position je me trouve...

ARMAND.

Je devine... un rival, un père, une mère, une tante... on veut sacrifier la jeune personne...

BLINVAL.

Justement.

ARMAND.

Tu as promis à ta belle de l’épouser ?

BLINVAL.

J’ai fais mieux que ça.

ARMAND.

Comment.

BLINVAL, à voix basse.

Je suis marié.

ARMAND.

Marié !

BLINVAL.

Secrètement.

ARMAND.

Surcroît de bonheur !

BLINVAL.

Chut ! mon ami, j’entends ton valet.

 

 

Scène VI

 

ARMAND, BLINVAL, LORANGE, portant une petite table avec le déjeuner

 

LORANGE.

Messieurs, c’est un déjeuner de garnison.

ARMAND.

Dépêche-toi...

LORANGE, bas à son maître.

Songez le renvoyer de bonne heure, Madame Saint-Hilaire ne tardera pas.

ARMAND, bas.

Silence !

BLINVAL.

Allons à table.

LORANGE, bas à son maître.

Ne le faites pas trop boire, au moins ; il ne s’en irait plus.

ARMAND.

C’est bon ; laisse-nous.

Lorange sort.

 

 

Scène VII

 

BLINVAL, ARMAND

 

Ils déjeunent.

ARMAND.

Quoi, mon cher Blinval, sérieusement, tu es marié ?

BLINVAL, soupirant.

Hélas ! oui...

ARMAND, riant.

Tu m’apprends cela comme une catastrophe... Est-ce que ta femme n’est pas jolie ?

BLINVAL.

Charmante !

ARMAND.

Son caractère ?

BLINVAL.

Des plus heureux ! c’est un mélange de douceur, d’esprit, d’ingénuité...

ARMAND, lui sautant au cou.

Ah ! tu n’imagines pas le plaisir que tu me fais !

BLINVAL, étonné.

Bah ! et pourquoi ?

ARMAND.

Ah ! c’est que...

S’arrêtant tout court et à part.

Diable ! et mon secret.

BLINVAL.

Eh ! bien ?

ARMAND.

Ah ! c’est que... je prends tant d’intérêt à tout ce qui te touche... et puis tu feras un excellent époux... moi, je te l’ai toujours dit, tu étais né pour le mariage.

BLINVAL.

Allons, tu me disais le contraire, il y a six mois... tu pestais contre le mariage.

ARMAND, vivement.

Contre le mariage !... moi !... contre les maris, c’est possible... mais le mariage, mon ami, c’est le nœud le plus respectable, le plus doux... celui que l’on ne saurait contracter assez tôt pour son bonheur, pour le repos des familles... la morale... la...

BLINVAL.

Fort bien... mais tu ne sais pas mon embarras ?

ARMAND, gaiement.

Non... conte-moi donc ton embarras,

BLINVAL.

Nous nous étions promis, ma sœur et moi, de ne pas nous quitter, de ne prendre aucun engagement... elle va être furieuse...

ARMAND, toujours très gai.

Pas du tout... j’arrangerai cela ; je m’en charge.

BLINVAL.

Prudent négociateur... tu oublies déjà que tu m’as promis le secret.

ARMAND.

Quoi, tu ne veux pas que je lui dise ?...

BLINVAL.

Non, parbleu ! j’ai ta parole, Armand, et je ne plaisante pas là dessus.

ARMAND.

Mais avec un mot, il serait si facile de tout concilier.

BLINVAL.

Non, te dis-je : Clémentine déteste le mariage ; elle a tous les hommes en horreur !

ARMAND, souriant.

Ah ! tous !

BLINVAL.

Mon dieu, tu ne la connais pas bien ; c’est un sage, un philosophe.

ARMAND.

Philosophe !... eh ! bien, moi, je te réponds qu’elle sera charmée du parti que tu as pris.

BLINVAL.

Aurais-tu quelque raison de penser ?...

ARMAND.

Non, non, c’est une idée.

À part.

Ah ! maudit serment ! la langue me démange...

Haut.

Ah ! ça, dis-moi ; les parents de ta femme ?...

BLINVAL.

Autre embarras. Ma Lucile dépend d’un tuteur, ancien colonel, qui est même créancier succession, et qui s’avise d’aimer sa pupille.

ARMAND.

Comment diable !...

BLINVAL.

De vouloir l’épouser.

ARMAND.

L’épouser ! un tuteur ! qu’elle immoralité !

BLINVAL.

Lucile est d’un caractère timide ; elle n’ose avouer à son tuteur un mariage formé sans son aveu ; elle redoute ses emportements ; mais je crains aussi que ma sœur... voilà pourtant ce beau mariage dont tu me félicites.

ARMAND.

Ta femme est-t-elle à Paris ?

BLINVAL.

Oui : près d’une tante qui loge à cent pas d’ici. Les persécutions auxquelles Lucile est exposée m’ont forcé de quitter brusquement Strasbourg... Ah ! ça, voyons, que me conseilles-tu ?

ARMAND.

C’est tout simple ! il faut prendre les moyens doux... conduire ta femme chez ta sœur, obliger le colonel à reconnaître votre mariage, et s’il fait le récalcitrant... au bois de Vincennes.

BLINVAL, haussant les épaules.

Une affaire, un éclat scandaleux ! décidément, mon pauvre ami, tu as perdu la tête.

 

 

Scène VIII

 

BLINVAL, ARMAND, LORANGE, accourant

 

LORANGE, bas à son maître.

Monsieur ! Monsieur, Madame de Saint-Hilaire.

ARMAND, à part.

Clémentine ! oh ! mon dieu !

LORANGE.

Je l’ai fait entrer dans le petit salon...

BLINVAL.

Qu’as-tu donc ?

ARMAND.

Pardon, mon ami, une visite que je n’attendais pas sitôt...

BLINVAL, souriant.

Une visite !... ah ! fripon ! je vous maintenant pourquoi tu n’as pas voulu me mettre de moitié dans ta gageure.

ARMAND.

Ne crois pas... c’est... c’est un créancier qui veut absolument me parler.

BLINVAL.

Un créancier ! parbleu ! qu’il entre ; nous sommes faits aux manières de ces animaux-là.

ARMAND.

Oh ! celui-ci ne ressemble point aux autres ; je lui dois beaucoup d’égards... et s’il faut te l’avouer, c’est lui qui me retient ici depuis quinze jours.

BLINVAL.

Et tu le ménages... attends, attends ; je me charge de le recevoir. Ouvre la fenêtre, Lorange.

ARMAND.

Y penses-tu ?

LORANGE.

Jolie manière de payer ses dettes.

ARMAND.

Je te remercie de ton zèle... mais si tu voulais m’obliger, tu me laisserais seul avec lui.

BLINVAL.

Comment, tu me renvoies, et sans avoir déjeuné.

ARMAND, jetant sa serviette.

Si fait, nous avons déjeuné... Je n’ai plus faim.

BLINVAL, se rasseyant.

Moi, je n’ai pas commencé, et je reste.

ARMAND, à part.

Ah ! mon dieu !

BLINVAL, mangeant.

Lorange, fais entrer l’usurier, que je ne vous dérange pas.

LORANGE, cherchant.

Volontiers, monsieur, aussi bien, je crois qu’il sera enchanté de vous voir.

BLINVAL.

Moi ! est-ce que je le connais ?

LORANGE, avec intention.

Certainement ! vous savez bien, le vieil Arabe...

BLINVAL.

Qui me prêta l’année dernière ?...

LORANGE.

Ces mille écus ?

BLINVAL.

Que je dois encore.

ARMAND, appuyant.

Justement.

BLINVAL, troublé.

Je me sauve... je me sauve... le coquin a peut-être ma lettre de change sur lui... Lorange, mon chapeau, vite... par un autre escalier.

LORANGE.

Venez, monsieur.

BLINVAL, à Armand.

Ne lui dis pas que je suis à Paris au moins... Je cours chez Lucile... Je compte sur ta parole. Discrétion à toute épreuve. Adieu.

Il s’échappe par le fond.

ARMAND.

Je respire.

Il fait signe à Lorange de conduire Clémentine.

 

 

Scène IX

 

ARMAND, seul

 

Ouf ! j’ai pensé me trahir vingt fois... quel rôle insupportable ; moi, qui n’ai jamais su garder mes secrets... m’en voilà deux sur les bras !

 

 

Scène X

 

ARMAND, CLÉMENTINE, conduite par Lorange, qui enlève le déjeuner et sort

 

CLÉMENTINE, entre en riant.

Ah ! ah ! ah ! je ris encore de la frayeur de mon pauvre frère... Me prendre pour un créancier ! se sauver par l’escalier dérobé, quand je tremblais moi-même de le rencontrer.

ARMAND.

Ma foi, c’était le seul moyen de nous en débarrasser. Clémentine, je vous revois enfin. Vous venez donc lever mes arrêts ?

CLÉMENTINE.

Un moment, s’il vous plaît. Les quinze jours ne sont pas expirés.

ARMAND.

Ah ! pour une heure ou deux.

CLÉMENTINE.

Je ne vous ferai pas grâce d’une minute. J’ai voulu seulement m’assurer en passant que vous n’aviez enfreint aucune condition du traité.

ARMAND.

Aucune, je vous le jure... Car je me suis ennuyé.

CLÉMENTINE.

Ingrat, je vous écrivais tous les jours.

ARMAND.

Oui, pour me parler morale, sagesse... Jamais un mot d’amour.

CLÉMENTINE.

Plaignez-vous, je vous le conseille. Je fais de la morale dans mes lettres, et je viens voir un garçon, un officier de hussards... Ah ! mon dieu ! mon dieu que deviendrais-je si quelqu’un me surprenait ici ?

ARMAND.

Que pouvez-vous craindre ? n’êtes-vous pas avec votre époux ?

CLÉMENTINE.

Pas encore, monsieur.

ARMAND.

Pardonnez-moi. Vous m’avez promis votre main aussitôt cette grande épreuve terminée. Je ne vous ferai pas grâce d’une minute.

CLÉMENTINE, souriant.

Vous m’effrayez ! quoi, sérieusement, vous vous aviseriez de devenir raisonnable, de vous corriger de vos défauts ?

ARMAND.

Vous le voyez... Je vous parais peut-être un peu gauche dans mon nouveau rôle... C’est tout simple, la sagesse, la raison, tout cela me semble si singulier... Mais c’est égal, je suis totalement changé. Plus de jeu, plus de duels...

CLÉMENTINE.

Eh ! bien, vous me désespérez.

ARMAND.

Comment ?

CLÉMENTINE.

Oui, monsieur, je suis outrée contre vous, contré moi-même, quand je vous proposai cette épreuve bizarre, je ne voulais qu’échapper à vos persécutions ; je m’attendais que tout en promettant des merveilles, le naturel l’emporterait, et qu’au bout d’un quart d’heure vous auriez déjà fait mille extravagances. Pas du tout, monsieur, pour la première fois, j’avise de jouer le peut Caton, le héros de roman, d’être docile, fidèle, esclave de mes volontés... ah ! c’est insupportable !

ARMAND, riant.

D’honneur, le reproche est nouveau. Qu’auriez vous donc dit, si j’eusse manqué à ma promesse ?

CLÉMENTINE.

J’aurais dit... j’aurais dit que vous étiez un traître, un inconstant, un homme affreux ! un homme... comme ils sont tous, ou à peu de chose près... Mais il ne s’agit pas Monsieur, de ce que j’aurais dits... c’est de moi qu’il est question, de mon embarras. Comment m’excuser auprès de mon frère ?

ARMAND, légèrement.

De votre frère !... Oh ! que cela ne vous inquiète pas ! il sera enchanté.

CLÉMENTINE, vivement.

Enchanté, lui !... et de quoi, je vous prie ?... Pauvre Blinval ! il ne pense qu’à moi, j’en suis sûre... il fuit l’amour, et se prive de tout attachement, pour se consacrer entièrement à sa sœur... il va m’en vouloir à la mort.

ARMAND.

Mon Dieu, non.

CLÉMENTINE.

Je vous dis qu’il sera furieux... Il est d’une sévérité là dessus.

ARMAND, étourdiment.

C’est ce qui vous trompe ; il a tout à fait changé de manière de voir. Apprenez enfin, qu’il vient de m’avouer...

À part.

Aye ! Aye !... Et mon autre secret... J’ai une fureur de parler...

CLÉMENTINE.

Eh bien ?

ARMAND, embarrassé.

Oui... Il vient de m’avouer... Oh ! c’est que nous avons beaucoup parlé de vous.

CLÉMENTINE.

Comment ?... lui auriez-vous dit ?...

ARMAND.

Rien, rien du toute. C’est lui, au contraire, qui ma laissé entrevoir... n’est-à-dire, il prévoit que votre cœur...

CLÉMENTINE.

Ah ! mon dieu !... Vous vous serez trahi ; j’en étais sûre.

ARMAND, vivement et embarrassé.

Non, non, ce n’est pas cela... il n’a aucun soupçon... C’est que, voyez-vous, il m’a confié son embarras...

CLÉMENTINE.

Son embarras !

ARMAND.

Je veux dire ses inquiétudes pour l’avenir...

À part.

Je ne m’en tirerai jamais.

Haut.

Et alors, comme son intention... dans le cas ou vous prendriez un parti... est de ne pas vous contraindre... C’est ce qui fait que... si vous vous expliquiez franchement avec lui... les choses s’arrangeraient le mieux du monde.

CLÉMENTINE, riant.

En vérité, mon cher Armand, je finirai par vous croire amoureux tout de bon. Voilà un quart d’heure que vous déraisonnez comme un ange.

 

 

Scène XI

 

ARMAND, CLÉMENTINE, LORANGE accourent

 

LORANGE.

Eh ! vite, Madame, sauvez-vous.

CLÉMENTINE.

Qu’est-ce donc ?

LORANGE.

On dirait que c’est un fait exprès ; M. Blinval vient de rentrer brusquement à l’hôtel.

CLÉMENTINE.

Ah ! mon dieu ! je suis perdue !

LORANGE.

Il parle à notre vieux portier ; mais je suis sûr qu’il va monter.

ARMAND.

Qui peut le faire revenir si tôt ?

CLÉMENTINE.

C’est vous, monsieur ; ce sont vos indiscrétions. Vous aurez éveillé les soupçons... il m’aura peut-être aperçue... Qu’elle imprudence à moi !

ARMAND.

Je vous jure qu’il est à cent lieues de se douter...

CLÉMENTINE.

Comment m’échapper maintenant ?

LORANGE.

L’escalier dérobé est à votre service, Madame.

CLÉMENTINE.

L’escalier dérobé... quelle extrémité ! Ah qu’on est malheureuse d’aimer un fou ! ou finit par imiter toutes ses extravagances. Lorange, conduis-moi donc par l’escalier dérobé...

ARMAND, la suivant.

Au moins, songez que je vous attends pour me délivrer. Je ne puis sortir sans votre aveu.

CLÉMENTINE.

Laissez-moi, Monsieur... C’est vous qui êtes cause de tout cela ; je vous déteste ; je ne veux plus vous voir... Allons, je reviendrai à deux heures, pour vous rendre votre liberté.

ARMAND, de même.

Si vous vouliez me permettre de dire un mot à Blinval ?

CLÉMENTINE.

Non, Monsieur, non ; je vous le défends. L’épreuve dure encore ; songez-y-bien.

LORANGE.

Il monte... Sauvons-nous ?

Clémentine sort de côté avec Lorange.

 

 

Scène XII

 

ARMAND, seul

 

Au diable les secrets et la discrétion ! il faut me taire avec l’un, me taire avec l’autre. Morbleu ! ma position est piquante... C’est qu’avec leur belle délicatesse, ils peuvent rester dix ans sans vouloir s’expliquer...

 

 

Scène XIII

 

ARMAND, BLINVAL, très agité

 

ARMAND.

Te voilà déjà de retour !

BLINVAL.

Mon cher Armand, je suis au désespoir ! j’ai besoin de toute ton amitié...

ARMAND.

Que t’est-il donc arrivé ?

BLINVAL.

Pauvre. Lucile !

ARMAND.

Eh bien ?

BLINVAL.

Son tuteur vient de lui faire une scène affreuses. Ne pouvant expliquer ses refus, il a décidé que le contrat serait signe aujourd’hui même. Quand je suis arrivé, il était déjà allé chercher le notaire.

ARMAND.

Ah ! diable ! le vieux Colonel est expéditif.

BLINVAL.

Lucile se désole... moi, je perds la tête.

ARMAND.

Allons, allons, je vois qu’il faut que je m’en mêle. Vous sentez-vous le courage de tenir tête du tuteur ?

BLINVAL.

Lucile ne peut s’y résoudre.

ARMAND...

Alors, il faut le fuir... vite, un enlèvement.

BLINVAL.

Un enlèvement !

ARMAND.

Ah ! parbleu ! on ne peut pas te blâmer... Un mari qui enlève sa femme... C’est d’un très bon exemple.

BLINVAL.

Eh ! mon dieu, mon ami, c’est déjà fait.

ARMAND.

En vérité ?

BLINVAL.

Lucile m’attend à quelques pas d’ici, dans une voiture ; mais je ne sais où la conduire.

ARMAND.

Chez ta sœur.

BLINVAL.

Non ; tu sais bien que je ne puis pas.

ARMAND.

Eh bien ! chez moi.

BLINVAL.

Chez toi !

ARMAND.

C’est le plus sage. Je t’offre ce petit salon qui me sert d’atelier. On ne viendra pas la chercher chez un garçon.

BLINVAL.

À merveille ! je te l’amène sur le champ.

ARMAND.

Surtout, ne dis rien à mon portier ; il est si bavard, si curieux !

BLINVAL.

C’est entendu... je cours chercher Lucile. Ah ! mon cher Armand, tu me sauves la vie !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ARMAND, seul

 

Je les tiens... l’excellente idée ! Clémentine va revenir... elle les surprendra... Il faudra qu’on s’explique, qu’on se pardonne mutuellement... Et sans avoir trahi ma promesse, sans avoir compromis un seul de mes secrets, j’assure le bonheur de Blinval, de Lucile, celui de Clémentine... Le mien. Ma foi, le hasard ne pouvait mieux me servir ! les voici.

 

 

Scène XV

 

ARMAND, BLINVAL, LUCILE

 

Lucile est vêtue d’une robe blanche et porte un voile nous son bras. Armand ferme la porte du fond avec un verrou.

BLINVAL.

Ne craignez rien, chère Lucile.

LUCILE.

Je suis encore toute tremblante.

ARMAND.

Rassurez-vous, Madame ; vous êtes chez le meilleur ami de Blinval.

LUCILE, à Blinval.

Mais je ne vois pas votre sœur... Vous m’aviez pourtant promis...

BLINVAL.

Clémentine n’était pas prévenue, chère Lucile... Elle ignore notre mariage ; et cette première entrevue nous aurait embarrassés tous trois ; j’irai bientôt l’instruire. L’important était d’abord de vous mettre en sûreté.

ARMAND.

Sans doute... Mais dites-moi, Madame, êtes-vous bien certaine de n’avoir pas été suivie ? votre tuteur...

LUCILE.

Je ne sais... Il devoit venir me chercher précisément à l’heure où Blinval m’a décidée à le suivre. Ma fuite doit causer une rumeur...

ARMAND.

Tant mieux ; j’aime le bruit, et surtout à désoler les tuteurs.

LUCILE.

Comment, tant mieux ? mais je suis perdue, s’il découvre ma retraite ! il m’a semblé tout à l’heure que l’on observait notre voiture, et je tremble...

On frappe en dehors.

On frappe !

ARMAND, bas.

Chut !

On frappe encore.

BLINVAL, bas.

Si c’était...

ARMAND.

Ne bougez pas, je vais savoir...

 

 

Scène XVI

 

ARMAND, BLINVAL, LUCILE, FLAMANT, en dehors

 

FLAMANT.

Monsieur le capitaine ! monsieur le capitaine !

ARMAND.

C’est mon damné portier !

Haut.

Que veux-tu ?

FLAMANT, en dehors.

Ouvrez vite, M. le capitaine ! n’y a pas de temps à perdre... je suis plus d’à moitié mort !...

BLINVAL.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LUCILE.

Mon tuteur a peut-être reconnu la maison... S’il étoit monté jusqu’ici !

FLAMANT, très haut.

Mon capitaine ! ça presse...

LUCILE, effrayée.

Où me cacher ?

ARMAND.

Vite, dans mon atelier.

BLINVAL, la conduisant.

C’est cela.

ARMAND.

Ne dites mot ; je me charge de tout.

Lucile se cache et tire la porte sur elle. Armand va ouvrir.

 

 

Scène XVII

 

ARMAND, BLINVAL, LUCILE, FLAMANT

 

FLAMANT, regardant de tous côtés.

C’est singulier, est-ce qu’ils l’ont fait envoler ?

ARMAND.

Voyons, que me veux-tu ?

FLAMANT, regardant toujours.

Ah Monsieur ! une aventure ! un tapage ! je ne sais pas si j’aurai la force de vous raconter...

BLINVAL.

Qu’est-ce donc ?

FLAMANT, montrant Blinval.

Attendez, attendez... C’est Monsieur qui vient de descendre d’une voiture de place, et qui m’a tant recommandé de ne laisser monter personne.

ARMAND.

Oui, eh bien ?

FLAMANT, cherchant des yeux.

Pardon, Monsieur n’était pas seul ?

ARMAND, impatienté.

Si fait, Monsieur était seul.

FLAMANT, d’un air d’intelligence.

Ah ! permettez... j’ai de bons yeux, et j’ai très bien distingué une jeune personne qui se glissait comme ça, le long de l’escalier... ça m’avait tout l’air d’une cousine.

ARMAND.

Finiras-tu, bourreau ? qu’est-ce que cela fait à ce que tu as à me dire ?

FLAMANT.

Je suis bien aise de vous prouver que je ne suis pas de ces portiers qui laissent tout passer sans rien voir.

ARMAND.

Pour dieu ! dépêche-toi donc.

FLAMANT.

M’y voici, capitaine : il n’y avait pas deux minutes que la voiture de Monsieur était partie, qu’il est entré dans ma loge, un grand bel homme, un peu sec... comme moi, les cheveux gris, et une paire de moustaches !... Ah ! quelles moustaches ! quoi ! j’étais en train de tailler les souliers de l’épicier du coin... en voyant ces moustaches... j’ai coupé les oreilles de travers.

BLINVAL, bas à Armand.

C’est le tuteur !

ARMAND, de même.

Tu crois ?

FLAMANT, les observant.

C’est le papa, n’est-ce pas ? je m’en étais douté... il était dans une colère... dame ! c’était bien naturel.

ARMAND.

Bien naturel ! et pourquoi ?

FLAMANT.

Pourquoi ? c’est ce que je me suis demandé... mais vous entendez bien que ce pauvre cher homme n’était pas en colère pour rien.

ARMAND.

Quelle patience !

BLINVAL.

Enfin que t’a t’il dit.

FLAMANT, l’imitant.

« Ils sont ici... » qu’il a fait comme ça, avec une grosse voix, « ils sont ici, corbleu ! il faut qu’on me les trouve !... réponds, maraud ! réponds, ou par la mort ! » À ce début-la, moi, d’abord, les souliers me sont tombés des mains... « Ah ! ah ! tu fais l’étonné, je crois... parle ou je t’assomme. »

ARMAND.

Eh bien ?

FLAMANT.

Comme Monsieur m’avait donné de l’argent pour me taire, j’ai d’abord voulu nier... – Tu en as menti, effronté coquin !... – Mais, Monsieur, je vous proteste... – Tu as reçu tout à l’heure un officier de hussards, avec une jeune personne... la voiture s’est arrêtée devant cette maison ; on les a vus descendre. – Mais, monsieur... – Ah ! drôle ! tu veux raisonner... À ces mots ; il a un sa canne...

ARMAND.

Sa canne !

FLAMANT, se frottant le bras.

Ah ! quelle canne ! longue et avec des nœuds... moi, qui ne suis pas fait au feu...vous sentez que cela m’a tout bouleversé.

ARMAND.

Mais tu n’as rien avoué ?

FLAMANT, se frottant toujours.

Écoutez donc... quand on est accablé de questions aussi pressantes... Pour le dérouter...j’ai dit qu’il n’y avait dans la maison qu’un capitaine de hussards, nommé Monsieur Armand, et qu’il était sorti depuis une heure. – Monsieur Armand, qu’il a dit : Oui, c’est bien cela ; j’avais déjà pris mes informations sur la maison... il est ressorti !... c est une ruse... n’importe ; nous nous verrons !... Là dessus, il s’est mis à écrire sur un carré de papier...

ARMAND, poussé à bout.

Enfin, butor ?

FLAMANT.

Butor ! c’est justement ce que ce Monsieur m’a dit... Tiens, butor, qu’il m’a fait, porte cela ; je vais attendre la réponse au café qui est au bourde la rue. Ah ! à ce mot de butor... la moutarde m’est montée au nez... je l’ai regardé comme ça... d’un air... et je lui ai répondu : Ça suffit, Monsieur... voilà que j’y monte tout de suite...

BLINVAL.

Peste !

FLAMANT.

Dame, c’est que je suis vif aussi, quand je m’y mets !

ARMAND.

Et cette lettre ?

FLAMANT.

La voici.

ARMAND.

Eh ! donne donc... c’est par là qu’il fallait commencer.

Il ouvre la lettre.

Nous allons voir.

FLAMANT, s’approchant.

Oui, nous allons voir... l’écriture est diablement difficile à déchiffrer... ce sont des pieds de mouches.

ARMAND.

Hein ? comment le sais-tu ?

FLAMANT, embarqué.

Ah ! je sais... c’est-à-dire... j’ai vu en montant...

ARMAND.

Fort bien... éloignez-vous un peu, Monsieur Flamant.

Il lit bas avec Blinval.

FLAMANT, à part.

Mais ou diable l’ont-ils donc cachée ?

BLINVAL, bas à Armand.

Le colonel Clainville... c’est bien lui...

ARMAND.

Chut !... contiens-toi.

FLAMANT, regardant le cabinet.

Ah ! je devine.

Il va regarder par le trou de la serrure.

ARMAND, à Flamant qui regarde toujours.

Eh ! bien ! eh ! bien ! M. Flamant ! qu’est-ce que c’est ?

FLAMANT, embarrassé.

Rien, Monsieur... c’est que j’ai cru que vous m’appeliez...

ARMAND, d’un ton sec.

Laissez-nous.

FLAMANT.

Oui, mon capitaine...

À part.

Oh ! en voilà une bonne !... cachée avec deux jeunes gens... courons vite raconter ça au domestique du numéro six, et à la fruitière d’à-côté.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

BLINVAL, FLAMANT, ensuite LUCILE

 

ARMAND.

C’est un cartel, et d’un style tout à fait galant... il paraît que le bonhomme est encore vert.

Il pose le billet sur sa table.

LUCILE, qui a entendu les derniers mots, sortant du cabinet.

Un cartel ! un cartel !

BLINVAL.

Lucile !

LUCILE.

Je suis perdue ?... Ah ! Blinval ! je vous en conjure ; n’y allez point... par pitié, ne me quittez pas !...

ARMAND.

Quel enfantillage ! mais c’est une misère... figurez-vous qu’on le bat tous les jours, et on ne se tue jamais ; c’est reçu... et puis, vous n’avez rien à craindre... c’est moi qui vais me battre.

BLINVAL.

Comment, toi ?

ARMAND.

Parbleu ! le cartel n’est-il pas à mon nom ?

BLINVAL.

Oui, mais je ne souffrirai pas...

ARMAND.

Il serait plaisant, celui-là... quand tu as eu des affaires, je t’ai laissé te battre sans m’en mêler ; je n’ai pas été sur tes brisées... que diable ! laisse-moi les miennes.

BLINVAL.

C’est une erreur... et c’est à moi de répondre au colonel.

ARMAND.

Je t’en supplie, mon ami, laisse-moi me battre... voilà quinze jours que je vis de privations ; j’ai besoin de me dissiper un peu.

BLINVAL.

Tu te moques de moi ! allons, le colonel m’attend.

ARMAND.

Un instant ; je te suis... que je te serve au moins de second.

BLINVAL.

À la bonne heure.

LUCILE, se désolant.

Fatale imprudence ! que vais-je devenir ?

ARMAND, mettant son épée.

Ne craignez donc rien, il ne se battra pas, je vous en réponds. Cachez vous dans mon atelier et attendez notre retour.

LUCILE.

Ah ! j’y mourrai d’inquiétude.

ARMAND.

Écoute donc, Blinval ; je fais une réflexion. Ne m’as tu pas dit que le colonel était créancier de la succession recueillie par ta femme ?

BLINVAL.

Oui, une dizaine de mille francs, environ.

ARMAND, avec joie.

Dix mille francs ! Ah ! quel bonheur ! justement, je les ai là en billets.

Il lui donne un portefeuille.

prends-les, mon ami.

BLINVAL.

Eh ! que veux-tu que j’en fasse ?

ARMAND, à voix basse, et lui serrant la main.

Blinval, tu dois le payer avant tout ; on ne sait que ce qui peut arriver.

BLINVAL, le comprenant.

Armand, mon ami ! ah ! je te reconnais là.

LUCILE, les observant.

M. Armand... vous me faites trembler...

ARMAND, reprenant sa suite.

Eh ! non, Madame ; c’est une petite précaution...

Bas à Blinval.

parce qu’enfin, si nous le tuons, par hasard... il faut avoir les procédés de son côté...

Haut.

Mais les choses n’iront pas si loin ; reposez-vous sur moi... j’entends Lorange... eh ! vite, rentrez.

LUCILE.

Veillez bien sur Blinval.

ARMAND, la conduisant.

Je vous en réponds.

BLINVAL.

Silence, chère Lucile.

ARMAND, poussant la porte vitrée.

Ah ! Ah ! la porte ne ferme point... c’est égal ; pas un mot... je vais donner quelque commission à Lorange pour l’éloigner... Chut ! le voici.

 

 

Scène XIX

 

BLINVAL, FLAMANT, LUCILE, LORANGE

 

LORANGE.

Monsieur, je venais vous avertir...

ARMAND.

C’est bon ! donne-moi mon chapeau.

LORANGE.

Vous sortez ?

ARMAND.

Pour une demi-heure tout au plus.

LORANGE, bas.

Y pensez-vous ? et la défense ?

ARMAND, bas.

Tais-toi.

LORANGE, de même.

Madame Saint-Hilaire...

ARMAND.

Silence !

LORANGE, bas.

Prenez garde, Monsieur, les rechutes sont pires que les maladies...

ARMAND, bas.

Tais-toi, te dis-je. Je serai revenu avant qu’elle n’arrive,

À part.

et puis c’est pour son frère ; c’est pour l’obliger.

BLINVAL.

Allons, Armand, l’heure nous presse.

ARMAND.

Me voici ; Lorange !

LORANGE.

Monsieur ?

ARMAND.

J’ai une commission très importante.

À part.

Où diable l’enverrai-je ?

LORANGE.

Je suis prêt, Monsieur.

ARMAND.

Tu iras rassembler mes créanciers.

LORANGE.

C’est fait. Monsieur ; il y en ‘a déjà deux ou trois qui attendent dans ma chambre.

ARMAND.

Ah ! alors tu iras...

LORANGE.

Où donc, Monsieur ?

ARMAND, rapidement.

Où tu voudras... mais ne reste pas ici.

BLINVAL.

Surtout ne laisse entrer personne dans ce salon.

ARMAND.

Entends-tu bien ? personne.

BLINVAL.

Pas de curiosité.

ARMAND.

Pas d’indiscrétion ! S’il t’échappe un seul mot sur tout ceci, je te chasse.

À Blinval.

Viens mon ami.

Ils sortent.

 

 

Scène XX

 

LORANGE, seul, très étonné

 

Qu’est-ce que tout ça signifie ?... ne laisser entrer personne... pas d’indiscrétion... parbleu ! je n’aurai pas grand mérite à me taire, le ne sais rien... Je défierais le diable de me faire commettre quelque gaucherie... je vous demande un peu s’il y a moyen d’y tenir ? Toujours des secrets dans cette maudite maison...Au moment de sortir victorieux d’une épreuve de quinze jours de sagesse... s’aviser d’aller courir les aventures... s’exposer à perdre en un moment le fruit d’un siècle de patience ! Pourvu que cela ne l’entraîne pas trop loin, et qu’il soit de retour avant que Madame Saint-Hilaire... Ah ! mon dieu ! je crois que je l’entends, sur l’escalier... Oui, vraiment, c’est bien elle... Notre vieux portier la conduit... Que dire ?... Comment excuser mon maître ?... Allons, Lorange ; allons, mon ami : c’est ici qu’il faut du génie.

 

 

Scène XXI

 

LORANGE, CLÉMENTINE, FLAMANT

 

FLAMANT.

Oui, Madame, Monsieur Armand vient de sortir, il n’y a pas deux minutes.

CLÉMENTINE.

Mais cela n’est pas possible... Vous vous trompez, sans doute !

FLAMANT.

V’là monsieur Lorange, son valet, qui pourra vous en apprendre davantage. Monsieur Lorange ! Monsieur Lorange !

LORANGE, se retournant.

Ah ! Madame, c’est vous... Mille pardons... J’étais occupé à ranger ces papiers...

CLÉMENTINE.

Est-il vrai qu’Armand soit sorti ?

LORANGE, embarrassé.

Madame...

CLÉMENTINE.

Ne mens pas !... Mon pauvre Lorange, je vois que tu mets déjà ton esprit à la torture.

LORANGE, à voix basse.

Madame, je vais vous expliquer tout à l’heure... Cela ne doit nullement vous inquiéter.

FLAMANT.

Il semble que ça soit un fait exprès... Monsieur le capitaine qui n’a pas quitté sa chambre depuis quinze jours... C’est que Madame ne l’aura pas fait prévenir de sa visite.

LORANGE, à part.

S’il entame la conversation, nous sommes perdus !

FLAMANT.

Madame est probablement la parente de Monsieur le capitaine... Asseyez-vous donc, je vous prie.

LORANGE, poussant Flamant.

Et de quoi vous mêlez-vous ? Monsieur Flamant ? Allez raccommoder vos souliers au lieu d’espionner sans cesse.

FLAMANT.

Espionner, moi ! Par exemple, on ne peut pas me faire ce reproche-là. Il n’y a personne de moins curieux que moi... Madame désire-t-elle attendre ici le retour du capitaine ?

CLÉMENTINE, s’asseyant.

Oui... Je suis curieuse de savoir...Il ne tardera pas à rentrer sans doute ?

LORANGE.

Non, Madame.

FLAMANT.

Ah ! C’est-à-dire... Permettez... je les ai vus monter dans une voiture de place... et j’ai entendu qu’ils disaient au cocher qu’ils le prenaient à l’heure, et quand on prend une voiture à l’heure, ça n’annonce pas l’intention de ne faire qu’une course.

LORANGE, à part.

Oh ! l’enragé !...

CLÉMENTINE, à Flamant.

Comment ! Armand n’était donc pas seul ?

FLAMANT, d’un air de confidence.

Non, Madame, il était avec une autre personne...

CLÉMENTINE, troublée.

Une autre personne !

LORANGE.

Allez au diable ! parleur impitoyable. Il ne serait pas heureux qu’il n’eût dit tout ce qu’il voit et tout ce qu’il ne voit pas.

FLAMANT.

Ah ! ça, Monsieur Lorange !

LORANGE, en colère.

Sortez, encore une fois. Ce n’est pas ici votre place.

FLAMANT.

Vous êtes un malhonnête, entendez-vous ? oui, un malhonnête, un brutal...

LORANGE.

Et toi, un curieux, un bavard qu’a le ciel puisse confondre !

FLAMANT.

Un bavard !... Qu’est-ce que j’ai donc dit, s’il vous plaît ? Ai-je été dire à Madame que Monsieur le capitaine avait reçu ce matin toutes sortes de visites ?

CLÉMENTINE.

Comment.

FLAMANT, continuant.

Ai-je parlé du portrait en question ?

CLÉMENTINE.

Un portrait !...

FLAMANT, continuant.

De la dame voilée ?... de la figure de fantaisie... de la colère du colonel... de la lettre du père de la jeune personne ?

LORANGE.

Il extravague.

CLÉMENTINE, à Flamant.

Expliquez-vous, je vous en prie.

FLAMANT.

Non, Madame, ce n’est pas moi qui m’amuse à parler sur les secrets des autres... ce que l’on me confie, c’est là.

LORANGE, furieux.

Sortiras-tu langue de vipère ?

FLAMANT.

Oui, Monsieur Lorange... je sors.

À part se frottant les mains.

Là... je ne suis pas fâché de lui avoir rivé son clou... Ça va faire du tapage... V’là déjà la dame qui fait des yeux... Son compte sera bon.

Il sort.

 

 

Scène XXII

 

CLÉMENTINE, LORANGE

 

CLÉMENTINE.

Eh ! bien, Lorange, m’expliquerez-vous enfin ce que cela signifie ? votre grande colère contre ce pauvre homme.

LORANGE.

Madame, c’est que je ne puis souffrir que l’on calomnie mon maître...

CLÉMENTINE, ironiquement.

Ah ! sans doute, on le calomnie... après toutes ses promesses, ses serments... où est-il donc enfin ?

LORANGE.

Mon dieu ! soyez sure que s’il avait pu se dispenser... Mais une affaire de famille, l’arrivée subite de son oncle...

CLÉMENTINE.

Tu me trompes.

LORANGE.

Madame...

CLÉMENTINE.

Lorange, tout ceci n’est pas clair. Ton embarras augmente... J’aime Armand, j’en conviens... je l’aime plus que je ne croyais ; mais je ne puis supporter l’idée d’être trahie.

Lui donnant une bourse.

Allons, parle, ne crains rien, ou est-il ?

LORANGE, prenant la bourse.

Vous m’offririez des monceaux d’or, Madame, que je ne pourrais vous l’apprendre... mais pour vous trahir, il en est incapable... j’en réponds comme de moi-même. Pendant ces quinze jours, il m’a étonné par sa sagesse ; par la plus petite affaire d’honneur ou de galanterie... pas une pensée qui ne fût pour vous... Il ne me parlait que de son bonheur, de son amour, de ses créanciers...

CLÉMENTINE.

De ses créanciers ! ils ne sont donc pas encore payés ?

LORANGE.

Ils vont l’être à l’instant. Les dix mille francs sont là. Madame peut voir si je suis un menteur.

Il ouvre le secrétaire et cherche.

C’est qu’un jeune homme qui paye ses créanciers, c’est une fière preuve d’amour. Eh bien ! je croyais avoir mis le portefeuille... c’est singulier !

CLÉMENTINE.

Les dix mille francs ne se trouvent plus ?

LORANGE, tirant tous les tiroirs avec humeur.

Je les ai vus, il n’y a pas une heure. Ah mon dieu ! est-ce qu’on nous aurait volés ?

CLÉMENTINE.

Fort bien, Armand est sorti et l’argent est parti avec lui.

LORANGE.

Madame, ne croyez pas.

CLÉMENTINE, avec dépit.

Je m’en doutais... Il n’a point changé de conduite, et Monsieur Lorange s’entend avec lui

Apercevant la lettre qu’Armand a laissée sur sa table.

me direz vous-aussi quel est ce billet ?

LORANGE.

Un billet !

CLÉMENTINE, le regardant de loin.

Je vois qu’il n’est pas de mon écriture, et il est aisé de deviner...

LORANGE, souriant.

Ah ! Madame... quelle idée ! je parie que vous vous imaginez que cette lettre est de quelqu’un qui... là... convenez-en.

CLÉMENTINE, regardant toujours le billet.

Moi... je n’imagine rien... je craindrais de rencontrer juste... au surplus, je dois respecter les secrets de sa correspondance... ce billet est ouvert, il est vrai, mais il n’en est pas moins sacré.

LORANGE.

Eh ! mon dieu, Madame, je vois que vous mourez d’envie de le lire. Qu’à cela ne tienne... prenez... Oh ! avec mon maître, je ne crains rien.

CLÉMENTINE, prenant le billet.

Non, Lorange.

LORANGE, avec assurance.

Je prends tout sur moi, Madame, lisez, Madame, lisez ; je vous le permets...

CLÉMENTINE.

Au moins, c’est toi qui m’y forces.

LORANGE

Oui, Madame... c’est quelque lettre d’affaire, vous allez reconnaître notre innocence.

CLÉMENTINE, lisant.

« Monsieur, je vous attends avec vos armes. »

LORANGE, à part.

Ouf ! c’est un cartel.

Haut.

Madame, permettez...

CLÉMENTINE.

Avec vos armes !

LORANGE, troublé.

Oui, oui, c’est de notre fourbisseur... c’est que nous remontons nos équipages.

À part.

Ah ! mon dieu !

CLÉMENTINE, continuant.

« Un Officier n’a qu’une manière de réparer ses torts, et lorsqu’il outrage une famille respectable, il faut au moins qu’il en sache défendre sa belle. » Défendre sa belle !

LORANGE, à part.

Je me trouve mal !

CLÉMENTINE, lisant.

« Je compte sur vous. Le colonel Clainville. » De mieux en mieux !

LORANGE, prenant la lettre.

Madame, ce n’est pas possible... le facteur se sera trompé.

Il lit l’adresse.

« À M. Armand, capitaine de hussards. »

Il jette la lettre.

C’est le diable qui s’en mêle.

CLÉMENTINE.

À merveille ! M. Armand... vous me gardiez toutes ces surprises pour le dernier jour... un duel ! un duel ! et pour une femme !... qu’il a séduite, qu’il a trompée comme moi.

LORANGE.

Madame, je veux mourir...

CLÉMENTINE.

Tu prétends encore l’excuser ?

LORANGE.

Non, Madame... je conviens que ce duel... cette femme... mais tout cela ne fait rien...

CLÉMENTINE.

Comment ? cela ne fait rien !

LORANGE.

Je veux dire, Madame, que cela n’empêche pas le capitaine de vous aimer, de n’aimer que vous seule.

CLÉMENTINE.

Oui, quand il va se battre pour une autre... singulière preuve d’amour !... laisse-moi sortir...

S’asseyant.

je ne veux plus le voir... je ne veux plus entendre parler de ni... le perfide ne m’a jamais aimée.

LORANGE, se dépitant.

Ah ! Madame ! pouvez-vous dire... tenez...il y a quelque chose là dessous, que je ne puis expliquer... mais la vérité est que mon maître est innocent, comme je suis honnête homme.

CLÉMENTINE.

Tu vois bien que tu le condamnes toi-même.

LORANGE.

Madame, vous allez me faire commettre une indiscrétion... mais c’est égal, je brave tout pour justifier mon maître. Voulez-vous une preuve qu’il vous adore, qu’il n’est occupé que de vous. Pendant ces quinze jours de retraite, qu’est-ce qu’il a fait ? qu’est ce qui charmait tous ses loisirs ? eh ! bien, Madame, c’était votre portrait.

CLÉMENTINE.

Mon portrait ! que veux-tu dire ?

LORANGE.

Oui, Madame, votre portrait qu’il a peint lui-même de souvenir.

À part.

elle s’adoucit.

Haut.

il est joli ! joli ! et d’une ressemblance... je puis vous le montrer.

CLÉMENTINE.

Serait-il vrai ?

LORANGE.

Il est dans ce cabinet... mon maître voulait vous surprendre.

À part.

Oh ! la bonne idée, que j’ai eue là !

CLÉMENTINE.

Je n’y conçois plus rien.

LORANGE.

Vous allez voir comme il vous aime !

Il va ouvrir la porte du cabinet. On entend un cri. Lorange qui aperçoit une femme, referme la poste tout effrayé.

LORANGE, tremblant.

Ah ! mon dieu !

CLÉMENTINE.

Quel est donc ce bruit ?

LORANGE, de même.

Du bruit !... je n’ai rien entendu.

CLÉMENTINE.

Comment, maraud ! j’ai vu...

LORANGE.

C’est... c’est le mannequin... pour les draperies.

CLÉMENTINE.

Mais on a crié.

LORANGE.

C’est... c’est qu’il a eu peur...

CLÉMENTINE.

Le mannequin ? Ah ! c’en est trop ! je suis lasse de ces impertinences... je veux absolument savoir... Ouvre cette porte sur le champ.

LORANGE, à part.

C’est fait de nous ! et le capitaine qui ne me prévient de rien.

Il ouvre la porte du cabinet. Lucile paraît.

 

 

Scène XXIII

 

CLÉMENTINE, LORANGE, LUCILE

 

CLÉMENTINE.

Une femme !

À part.

Oh ! le monstre !

LUCILE, courant à Clémentine.

Ah Madame ; qu’est-il devenu ? parlez, je vous en conjure.

CLÉMENTINE.

Mademoiselle, je suis fort étonnée.

À part.

Elle est jolie encore ! il y a de quoi perdre la tête !

LUCILE.

Vous m’apportez sans doute de ses nouvelles... ce malheureux combat n’est-il pas terminé ?

CLÉMENTINE, se contraignant.

Ah ! c’est pour mademoiselle qu’e l’on se bat !

LUCILE.

Hélas ! oui...mais ne me cachez rien, je vous en supplie...pourquoi n’est-il pas revenu ?

CLÉMENTINE, ironiquement.

Vous vous trompez... Je ne suis point envoyée par votre chevalier... Je suis au désespoir d’avoir troublé votre solitude. Cependant je me félicite de pouvoir encore vous arracher aux pièges de la séduction, et si vous voulez me suivre, je vais vous rendre à vos parents.

LUCILE.

Non, Madame, non, je ne quitte pas ces lieux que je ne l’aie revu.

CLÉMENTINE.

Mademoiselle !

LORANGE, à part.

Allons, il va y avoir un autre duel ici.

CLÉMENTINE, piquée.

Ah ! c’est fort bien... vous ne démentez pas la bonne opinion que j’ai conçue de votre démarche... et dès le premier moment, je me suis senti un intérêt, une affection pour vous...

À part.

j’étouffe de colère.

Haut.

Contez-moi donc votre roman, je les aime à la folie.

LUCILE, piquée.

Un roman, Madame !... cette expression...

CLÉMENTINE, piquée.

Vous offense !... Pourquoi donc ? Quoi de plus respectable... de plus édifiant que votre position ? On aime, on croit être aimée...rien de plus naturel ; ces Messieurs, aimeraient dix femmes à la fois... ! les parents vous séparent, et pour se rapprocher de son amant, ou brave tous les dangers, toutes les convenances... c’est encore dans l’ordre... enfin, on se trouve cachée chez un garçon, cela ne tire point à conséquence, et il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pour y trouver à redire...

LUCILE, de même.

Madame, si je me cache... je ne suis venue ici qu’avec mon mari... et d’autres n’en pourraient peut-être pas dire autant.

CLÉMENTINE.

Son mari !

LORANGE.

Son mari !

CLÉMENTINE.

Il était marié !

LORANGE, à part, se frappant la tête.

Ah ! bonté divine ! en voici bien d’une autre !

CLÉMENTINE, hors d’elle-même.

Lorange ?

LORANGE, bas.

Ce n’est pas vrai, madame, le capitaine a fait mille sottises dans sa vie... mais pour celle-là...

CLÉMENTINE.

Misérable !

LORANGE, de même.

D’ailleurs, s’il s’est marié... c’est sans mon consentement.

CLÉMENTINE.

Ôte-toi de mes yeux !

LUCILE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

CLÉMENTINE.

Tu étais d’intelligence avec le perfide !

LORANGE.

Moi, madame...

CLÉMENTINE.

Oui, traître !... Mais grâce au ciel, je suis guérie de mon amour... et maintenant, je le hais, je le méprise autant que je l’avais aimé.

LORANGE, se désolant.

Ah ! je crois que l’enfer est dans cette chienne de maison.

 

 

Scène XXIV

 

CLÉMENTINE, LORANGE, LUCILE, FLAMANT, accourant

 

FLAMANT.

Madame !... M. Lorange... Eh ! vite ! vous ne savez pas... ils ont été se battre !... et il y en a un de mort !

TOUS.

Mort !...

Clémentine s’appuya sur une chaise. Lucile tombe accablée sur un fauteuil.

FLAMANT, voyant Lucile.

Ah ! mon dieu ! deux femmes, à présent !

LORANGE.

Il est mort, dis-tu ?

FLAMANT.

Oui, mort... je l’ai vu qui descendait de voiture, il a le bras en écharpe... vous concevez alors qu’il n’ira pas loin.

LORANGE, sortant.

Je cours m’informer.

LUCILE.

Grand dieu ! c’est mon mari !

FLAMANT.

C’est son mari !... eh ! mais, c’est la jeune dame de ce matin... ils sont mariés !

CLÉMENTINE.

Oui, oui... Et le traître osait me parler d’hymen !

FLAMANT.

Ah ! c’est affreux !... par exemple !... Eh ! bien je m’en étais toujours douté... Tenez, tenez, je les entends.

CLÉMENTINE.

Comme je vais le traiter !

FLAMANT.

Je vous le conseille... Faut corriger la jeunesse.

 

 

Scène XXV

 

CLÉMENTINE, LUCILE, FLAMANT, ARMAND, riant aux éclats

 

ARMAND.

Ah ! ah ! ah ! serait-il vrai ?... Vous ici, Clémentine ! avec madame.

Il rit.

Ah ! ah ! ah ! l’entrevue a dû être plaisante, n’est-œ pas ? vous ne vous y attendiez ni l’une ni l’autre.

CLÉMENTINE.

Quelle assurance...

LUCILE, courant à Armand.

Ah ! monsieur... Blinval. Il n’est pas avec vous ?

CLÉMENTINE.

Blinval !... Qu’entends-je ?

ARMAND.

Il me suit... Tout s’est arrangé comme je l’avais prédit, après une petite escarmouche...Et le voilà... Ma foi, il va se trouver en famille.

 

 

Scène XXVI

 

CLÉMENTINE, LUCILE, FLAMANT, ARMAND, BLINVAL, le bras en écharpe, LORANGE le conduisant

 

LUCILE.

Blinval !

CLÉMENTINE.

Mon frère !

BLINVAL.

Clémentine ! par quel hasard ?

ARMAND.

Ah ! c’était-là où je vous attendais.

FLAMAND.

Son frère ! ah ! ça mais, ça s’embrouille... Mo je n’y comprends plus rien.

LUCILE et CLÉMENTINE.

Il est blessé !

BLINVAL.

Une misère...

ARMAND.

Presque rien. Tout juste ce qu’il fallait pour le rendre plus intéressant aux yeux de la belle Lucile.

CLÉMENTINE, regardant Lucile.

Ah ! je devine ! c’est ma sœur ! Pardon, pardon ! comme j’étais injuste !

Elle embrasse vivement Lucile.

FLAMANT.

Sa sœur, à présent... Ils ne s’y reconnaissent plus.

LORANGE.

Ah ! je respire ! sans mentir, Capitaine, j’ai eu une fière peur.

BLINVAL.

Allons, allons, ma chère Clémentine, je vois avec plaisir que nous n’avons rien à nous reprocher. Ta présence chez Armand m’explique tout. Mais pourquoi me cacher votre amour ?

CLÉMENTINE.

Pourquoi me faire mystère de ton mariage ?

ARMAND.

Mes bons amis, c’est votre faute. Tout cela ne serait pas arrivé si vous ne m’aviez pas forcé tous deux de garder votre secret. Deux secrets à la fois ! d’honneur, c’était déjà trop de la moitié.

Gaiement.

Mais enfin, tout est pacifié.

À Lucile.

Le Colonel se rend, et ratifie votre mariage.

À Clémentine.

Blinval n’a connu notre amour que de vous-même. Clémentine, jugez-moi, maintenant, j’attends mon arrêt.

CLÉMENTINE, lui donnant la main.

Armand, vous me rendez mon frère, c’était le meilleur moyen de séduire votre juge.

FLAMANT.

Ah ! je commence à comprendre.

LORANGE.

C’est bien heureux.

FLAMANT.

Oui, oui... Monsieur n’est pas le mari de Madame... Madame est la sœur de Monsieur, et c’est Monsieur alors qui est le mari de... Ah ! mon Dieu ! comme ça va faite du bruit dans le quartier ! Un duel, deux mariage, un coup d’épée...en soignant un peu ça, j’ai de quoi faire jaser les voisines pendant huit jours.

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