Les Deux capitaines (Thomas SAUVAGE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 4 mai 1824.

 

Personnages

 

MONSIEUR GODARD, bourgeois de Paris

ERNESTINE, sa fille

MONSIEUR MORIN, bourgeois d’Évreux

FIRMIN, son valet

FRANVAL, capitaine de hussards, neveu de Morin

GÉRARD, créancier de Franval

CLAUDE, valet de Godard

 

La scène se passe à Paris chez M. Godard.

 

Le Théâtre représente un salon ; des portes de chaque côté et au fond.

 

 

Scène première

 

FIRMIN, seul, parlant à la cantonade, à droite

 

Oui, Monsieur, il sera ici dans un instant.

En scène.

 Voilà un mariage qui, s’il enchante le papa, ne plaira peut-être pas beaucoup à la fille !... de quoi diable aussi M. Morin vieux, goutteux, quinteux, s’avise-t-il de se marier ?

Air : Vaudeville des Amazones.

Mon pauvre maître amoureux intrépide,
Croit que pour lui doit s’arrêter le temps ;
À la jeunesse il découvre une ride
Et s’imagine avoir toujours vingt ans !
Tel un marin, abandonnant la plage,
Sur le tillac d’un léger bâtiment,
Croit loin de lui voir s’enfuir le rivage,
Quand c’est lui seul qu’entraîne le courant.

 

 

Scène II

 

FIRMIN, FRANVAL

 

FRANVAL entrant avec précaution par la porte à gauche.

J’ai demandé au portier, M. Godard... tâchons à présent de ne pas le rencontrer et de parler à Ernestine.

FIRMIN.

Ah ! mon dieu, qu’est-ce que je vois là ?

FRANVAL.

Comment, c’est toi l... toi, ici, déserteur !

FIRMIN.

Je vous ai quitté, monsieur, j’ai abandonné votre service... bien malgré moi... car je vous aimais tendrement ; mais, que voulez-vous ? quand il n’y a plus de vivres au camp, il faut bien aller marauder.

FRANVAL.

C’est pour cela ?

Air : Le briquet frappe la pierre.

Si ma fortune est défunte,
Ma bonne humeur ne l’est point ;
Même elle augmente en un point,
C’est que ceux à qui j’emprunte
S’en amusent les premiers ;
J’ai même, ces jours derniers,
J’ai fait rire trois huissiers !
Que me reste-t-il sur terre ?
Ma folie et ma gaîté ;
La seule propriété
Dont je n’ai pu me défaire ;
Car je ne les aurais plus
Si l’on prêtait là-dessus.

FIRMIN.

À qui le dites-vous, monsieur ?

FRANVAL.

Ah çà ! en quelle qualité te trouves-la dans cette maison ?

FIRMIN.

En qualité d’ambassadeur ; je précède mon nouveau maître. Depuis quatre jours je suis au service d’un riche vieillard qui vient pour s’unir à la fille de M. Godard.

FRANVAL.

Il ne l’épousera pas.

FIRMIN.

Comment ? savez-vous ?...

FRANVAL.

Il a un rival.

FIRMIN.

Cela ne nous effraye pas.

FRANVAL.

Et ce rival, c’est moi.

FIRMIN.

C’est différent.

FRANVAL.

Puisque tu es presque de la maison, il faut que tu me serves... tu es un adroit fripon...

FIRMIN.

Ah ! monsieur, pendant que j’ai été à votre service, j’ai si peu exercé, que je suis entièrement rouillé.

FRANVAL.

Écoute : une circonstance extraordinaire se présente... je possède cinquante louis... j’ai gagné hier à l’écarté... eh bien ! ils sont à toi, si tu peux me fournir les moyens de voir Ernestine.

FIRMIN.

Un moment, monsieur ; sachons si ma délicatesse me permet de m’intéresser à vous... vos vues sont-elles honnêtes ?...

FRANVAL.

Oui, mon cher, je veux faire une fin.

Air : de Julie.

Pour être à l’abri de l’orage,
Pour éviter maint fâcheux créancier,
Pour être heureux, enfin pour être sage
Chacun le dit, il faut se marier ;
Mainte folie ai faite en ma jeunesse,
Qui me menait à rien, c’est un grand tort !
Faisons cette dernière encor,
Puisqu’elle mène à la sagesse.

FIRMIN.

Eh bien ! sortez, avant que vous n’ayez été aperçu, je vous demande un instant pour réfléchir, inventer... et dans dix minutes je suis chez vous.

FRANVAL, lui donnant sa carte.

Tiens, voilà ma nouvelle demeure... j’ai eu des raisons pour quitter l’ancienne.

FIRMIN.

Je les devine.

FRANVAL.

Je suis à présent à l’Écu d’Orléans.

FIRMIN.

Précisément l’hôtel où mon nouveau maître est descendu... allez, vous aurez bientôt de mes nouvelles... on vient, sortez par le petit escalier.

Franval sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

FIRMIN, MORIN, entrant par le fond

 

FIRMIN.

Justement, c’est mon maître.

MORIN.

Eh bien ! Firmin, tu as vu M. Godard ?...

FIRMIN.

Moi, oui ; quant à lui, c’est différent, il ne m’a pas vu... Il n’y voit pas... vous êtes sûr de lui plaire,

À part.

il serait à désirer que la fille fût aussi aveugle !

MORIN.

Qu’est-ce que vous dites donc, M. Firmin ?

FIRMIN, à part.

Tâchons de le dégoûter du mariage.

Haut.

Mademoiselle Ernestine, monsieur, est une jeune personne vive, étourdie, qui a toujours eu ses volontés pour loi.

MORIN.

Dans mon château il en sera de même.

FIRMIN.

Dans votre château ! s’y plaira-t-elle ? Tenez, quand on a été jolie femme à Paris, on ne veut pas l’être ailleurs... et puis dans les bals, les soirées, les spectacles, elle a été entourée de jeunes gens.

MORIN.

En aurait-elle distingue quelqu’un ?

FIRMIN.

Oh ! elle en a distingué plusieurs, et il est possible que la comparaison ne soit pas à votre avantage.

MORIN.

Pourquoi donc pas, M. Firmin ? pour peu que mademoiselle Ernestine ait du jugement...

FIRMIN.

Comment ! monsieur, vous croyez ?...

MORIN.

Oui, oui, certainement, je crois...

Air : Du partage de la richesse.

En raisonnant ainsi, je pense,
C’est faire preuve de bon sens ;
Je conçois peu la préférence
Que l’on accorde aux jeunes gens ;
Oui, savoir plaire est un art véritable,
Et de l’apprendre ils n’ont pas eu le temps !
On doit être bien plus aimable
Quand on l’est depuis cinquante ans.

FIRMIN.

Le raisonnement est fort, monsieur... Cependant jusqu’à présent, les femmes ont préféré les jeunes gens aux vieillards, c’est un préjugé, j’en conviens ; mais comme il se pourrait que mademoiselle Ernestine n’eut pas la tête assez forte, le jugement assez formé... je crains bien...

MORIN.

Tu as peut-être raison... et tes craintes m’effraient. L’idée seule de mon âge, la gravité de ma mise peuvent me nuire auprès d’elle ; mais écoute donc... si...

FIRMIN.

Eh bien ?...

MORIN.

Oui... je suis encore assez frais, je me tiens droit, je n’ai aucune infirmités sauf la goutte : mais on l’a à tout âge, et avec du régime je ne m’en sens presque pas... si je m’habillais...

FIRMIN.

En jeune homme, peut-être ?

MORIN.

Juste ! j’ai un neveu capitaine dans un régiment de hussards, en garnison dans je ne sais quelle ville, mauvais sujet qui ne m’écrit que pour me demander de l’argent, et qui a cessé de le faire parce que je ne lui répondais pas... je prends son nom.

FIRMIN.

Attendez, monsieur ; une bonne idée en fait toujours venir une autre ; pour ajouter quelque chose à votre plan, je vous donne un oncle.

MORIN.

Un oncle ! pourquoi faire ?

FIRMIN.

N’attend-on pas M. Morin ici ?

MORIN.

Je compte mettre Godard dans la confidence.

FIRMIN.

Gardez-vous-en bien ! lui qui ne donne sa fille à un vieillard, que, pour qu’elle ait un époux raisonnable et sensé !

MORIN.

Si je m’écrivais une lettre qui me servit d’introduction ?

FIRMIN.

L’oncle est beaucoup mieux, il vous présente au papa Godard, fait votre éloge et vous cède ses droits.

MORIN.

Oui... mais... Firmin, je réfléchis... me déguiser ainsi... l’idée est un peu folle.

FIRMIN.

C’est une idée qui vaut... cinquante louis... pour moi ! elle a fait le succès de vingt comédies, pourquoi ne réussirait-elle pas encore aujourd’hui ?

Air : Dieu ! le bel art que l’art de la coiffure (Perruquier et Coiffeur).

À son valet que monsieur laisse faire,
Et dans ces lieux bientôt il reviendra ;
Jeune, bienfait, sémillant militaire,
Personne enfin ne le reconnaîtra.

MORIN.

Si promptement, pourras-tu ?

FIRMIN.

Je le jure !
Monsieur Morin connait bien peu Paris ;
Habits, chevaux, parents, maisons, voiture,
Ici l’on a de tout à juste prix.

Ensemble

FIRMIN.

À son valet que monsieur, etc.

MORIN.

À son valet ton maître laisse faire, etc.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

GODARD, ERNESTINE, CLAUDE

 

Ils entrent par la porte de droite.

GODARD.

Avance-moi mon fauteuil, Claude, et puis va-t’en...

Claude sort.

eh bien !... eh bien ! encore personne ! Ah ! mon ami Morin, mon ami Morin, vous êtes en retard !

ERNESTINE, à part.

Puisse-t-il ne venir jamais !

GODARD.

Eh bien ! ma fille, ta toilette est faite ?...

ERNESTINE.

Non, mon père...

GODARD.

Comment ? non !... ne t’avais-je pas recommandé ?...

ERNESTINE.

Hélas ! mon père, ce M. Morin, je ne le connais pas ; ses manières, ses habitudes, son caractère, sans doute fort opposés aux miens.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

N’employez pas votre pouvoir
Si votre fille vous est chère ;
Prendre un mari sexagénaire
Autant vaudrait n’en pas avoir ; (bis.)
Avec lui rien ne m’encourage
À former ce lien chéri. (bis.)
J’aime beaucoup le mariage,
Mais je veux avoir un mari.

Et songez que M. Morin est trois fois plus âgé, que moi.

GODARD.

C’est justement ce qui m’a décidé en sa faveur... Vois ce que sont les jeunes gens à présent... Ce Linvil, par exemple, qui t’avait demandée en mariage... ai-je eu tort de te le refuser ?

ERNESTINE.

Non, mon père, il ne me convenait pas plus qu’à vous... mais tous les jeunes gens ne lui ressemblent pas.

GODARD.

Les exceptions sont si rares que, dans la crainte de ne pas en rencontrer une, il faut renoncer à la chercher. Enfin, je me fais d’autant moins scrupule de ne pas m’arrêter à tes objections, que ton cœur est libre... tu n’as fait aucun choix.

ERNESTINE, à part.

Ah ! si j’osais lui dire !

Haut.

Air : de l’Angélus.

Mon cœur, vous le savez, hélas !
Toujours dédaigna l’imposture,
Je crois bien que je n’aime pas,
Pourtant je n’en suis pas bien sûre. (bis.)
L’amour brave prudence et soin
Dans sa course rapide et vive...
Et quand on croit qu’il est bien loin,
Voilà que soudain il arrive !

GODARD.

J’entends quelqu’un ; c’est sans doute lui ; je te le répète, ma fille, vas à ta toilette.

Ernestine sort par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

GODARD, FIRMIN, MORIN, grotesquement accoutré en capitaine de hussards, même uniforme que Franval, grandes moustaches noires

 

FIRMIN, à Morin.

Allons, Monsieur, du courage ! songez à l’habit que vous portez.

GODARD, courant l’embrasser.

Eh ! le voilà donc enfin ce bon, ce cher Morin !

MORIN, à Firmin.

Il me reconnaît.

GODARD.

Ah ! mon Dieu ! je me trompe... cet habit militaire... Pardon, Monsieur, j’attendais mon ami Morin, et mes mauvais yeux...

FIRMIN.

L’erreur n’est pas grande, Monsieur, vous vous adressiez à un autre lui--même ; en un mot, vous avez, devant vous, son neveu.

GODARD.

Le neveu de Morin ! Monsieur, soyez le bien venu... Mais, est-ce que je ne le verrai pas ? lui serait-il arrivé quelqu’accident ?

FIRMIN.

Non, Monsieur, nous le précédons de quelques instants... il devrait même être déjà ici.

GODARD.

Je me rappelle qu’il m’a souvent parlé, dans ses lettres, de son neveu, le capitaine... à telles enseignes, qu’il se plaignait quelquefois de votre conduite ; il paraît que vous en faisiez de bonnes...

MORIN.

Je puis vous assurer que je suis bien différent du portrait que vous faisait de moi mon oncle.

FIRMIN.

Air : Il faut de la discrétion (Bachelier de Salamanque).

Il vous l’a sans doute dépeint
Comme une assez mauvaise tête,
Un joueur, même un libertin...
La métamorphose est complète !
En sage, vivant à l’écart,
Il est rangé, sobre, économe,
Enfin vous voyez un. vieillard
Sous l’habit d’un jeune homme.

GODARD.

Tant mieux, Monsieur, tant mieux ; pourvu que cette conversion soit sincère et durable.

MORIN.

Le projet que mon oncle a formé, et qu’il doit vous communiquer, vous prouvera qu’il y compte.

GODARD.

Ah !... quel est ce projet ?

MORIN.

Il veut vous prier de transporter à son neveu votre bienveillance, et de le charger, à sa place, du bonheur de l’aimable Ernestine.

GODARD.

Comment ?... il renonce à ma fille !... Ah ! voilà qui est assez singulier, par exemple !

FIRMIN.

Mais, le voici lui-même qui pourra vous expliquer ses intentions. 

GODARD.

Oui, oui, nous allons nous entendre.

 

 

Scène VI

 

GODARD, MORIN, FERMIN, FRANVAL en vieux, avec les habits que portait Morin à la Scène III

 

GODARD, l’embrassant.

Mon vieil ami !

FRANVAL, GODARD.

Air : Contredanse du Diable à Quatre.

Ami, quel plaisir de se revoir
Après une si longue absence !
Ami, quel plaisir de se revoir,
Ta présence
Comble mon espoir !

GODARD.

Dans cette vie où par maint orage,
En chemin nous sommes désunis,
Qu’il est doux à la fin du voyage,
De s’appuyer sur de vieux amis !

ENSEMBLE.

Ami, quel plaisir, etc.

FRANVAL.

Ah ! çà, où est ma nièce ?... Ah ! voilà mon neveu...

Reconnaissant Morin.

Ciel ! mon oncle !

MORIN.

Mon neveu !

FIRMIN.

La rencontre est singulière !

Bas à Morin.

Dame, vous ne me dites pas son nom.

GODARD.

Tu t’es fait devancer par ton neveu... je t’en fais compliment... il est, dit-on, tout-à-fait changé, ce n’est plus ce jeune officier dont tu avais, tant à te plaindre ?

FRANVAL.

Il est vrai ; ceux qui ont vu Franval autrefois, ne le reconnaîtraient pas aujourd’hui ; cependant, entre nous, je le crois un peu hypocrite.

Air : Il me faudra quitter l’Empire.

Avec chagrin je vois qu’il se déguise,
Chacun peut errer ici-bas ;
Mais tout s’excuse avec de la franchise,
Aussi morbleu je ne me cache pas ! (bis.)
La modestie au fond pourtant me touche,
Sur le bien que j’ai fait déjà,
Sur l’argent que ma main prêta,
Je défierais que l’on ouvrit la bouche,
Mais, mes défauts chacun vous les dira.

GODARD.

Autant que j’en puis juger, sais-tu que tu n’es pas vieilli du tout ?... il est encore très vert !

FIRMIN.

Effet de vos lunettes, Monsieur.

GODARD.

C’est possible ; mais c’est qu’il a vraiment l’air d’un jeune homme ! Ah ! monsieur Franval, si, comme c’est l’usage, vous comptez sur la fortune de l’oncle pour rétablir vos affaires, vous attendrez longtemps ; l’oncle paraît d’humeur à enterrer le neveu... Ah ! ah ! ah !

MORIN, à part.

Il va me porter malheur.

GODARD.

Tu n’en es que moins excusable à mes yeux, de me faire une proposition comme celle dont tu as chargé ton neveu.

FRANVAL.

Comment ça ?

GODARD.

Renoncer à ma fille sans la connaître !... ah ! ce n’est pas bien, mon cher Morin ; mais, ce n’est pas encore fait... nous en reparlerons.

FRANVAL.

Oui, certainement nous en rappellerons.

MORIN.

Mais, je ne la vois point paraître.

FIRMIN.

Ne vous en plaignez pas, Monsieur ; car j’en suis sûr...

Air : de la folie après Regnard.

Elle augmente encor ses attraits,
Par les talents d’une habile soubrette.

MORIN.

Pour un futur à quoi bon ces apprêts ?

FIRMIN.

Peut-on se passer de toilette ?
Dans un désert, à se parer
La beauté trouve encor des charmes ;
Et sans avoir de combats à livrer,
Elle aime à rester sous les armes.

TOUS.

Et sans avoir de combats à livrer,
Elle aime à rester sous les armes.

GODARD.

Il a raison... je vais la chercher, et j’espère que sa vue te fera changer de résolution.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

FIRMIN, FRANVAL, MORIN

 

MORIN, à Firmin.

À présent que M. Godard est parti, tu vas périr sous le bâton.

FIRMIN.

Un moment, Monsieur, je vous jure, sur l’honneur, que j’ignorais entièrement votre parenté.

FRANVAL.

Avouez, mon oncle, que le hasard vous sert on ne peut mieux.

MORIN.

Comment cela, Monsieur ?

FRANVAL.

Puisque vous voulez faire des folies, ne vaut-il pas mieux que votre neveu en soit le témoin qu’un étranger ?

MORIN.

Il vous sied bien, Monsieur, de juger ma conduite.

FRANVAL.

Ah ! mon oncle, songez que vous êtes sur un mauvais terrain, et que, par mon habit et ma position, j’ai un grand avantage sur vous.

Air : De peur d’accident à mon âge (des Courtisans).

Vous faites donc vos petites fredaines ?
Vous ne pourrez, cher oncle, maintenant
Comme jadis, vous courroucer des miennes,
Car je le vois, morbleu ! c’est dans le sang
Si l’on savait tout cela dans le monde,
Que dirait-on ?

MORIN, le menaçant.

Coquin !... je te réponds.

FRANVAL.

Ne craignez pas pourtant que je vous gronde,
Vous les avez, j’aime peu les leçons.

MORIN.

Il faut filer doux, j’ai besoin de lui... Écoute, mon ami, M. Godard m’a promis sa fille...

FRANVAL, l’interrompant.

Bien ! je prends votre place.

MORIN.

Oui, pour dire que tu la cèdes à ton neveu Franval...

FRANVAL.

À moi !

FIRMIN.

Non... à ton neveu, que je représente.

FRANVAL.

Ah ! ah !

MORIN.

Tu joueras ton rôle le plus décemment possible ; moi grâces à certaine corbeille que j’attends, à mon extérieur agréable et à cet habit, je séduirai ma future.

FIRMIN.

Pourquoi pas, monsieur ? vous êtes charmant sous cet uniforme.

MORIN.

Il faut en convenir, Messieurs, votre habit fait les trois quarts de votre mérite auprès des femmes... si je suis content de toi, après la noce, tu peux compter que je ne serai point ingrat.

FRANVAL.

Allons, mon oncle, j’y consens...

À part.

aussi bien, il me ferait éconduire.

MORIN.

Tu vas me rendre maintenant ma bourse, mes papiers qui sont restés dans mes poches.

FIRMIN.

Silence ! voici M. Godard.

 

 

Scène VIII

 

MORIN, FRANVAL, GODARD, ERNESTINE, FIRMIN

 

GODARD.

Mon cher ami, je te présente mon Ernestine ; ma fille, le voilà, ce bon Morin.

ERNESTINE, à part.

Comment... c’est là ?

GODARD.

Un ami de trente ans.

ERNESTINE, à part.

Quelle ressemblance !

GODARD.

Je te présente aussi M. Franval, son neveu.

ERNESTINE, à part.

Franval !

MORIN, à part.

C’est ici qu’il faut se montrer.

GODARD.

Officier distingué, capitaine de hussards à vingt-cinq ans.

MORIN.

Et un fier luron, je m’en vante !

FIRMIN, bas à Morin.

Allons, Monsieur, jetez-vous à ses genoux.

Il pousse Morin qui tombe ridiculement aux pieds d’Ernestine.

Air : Vaudeville de Michel et Christine.

Dans cette modeste posture,
Vous voyez un guerrier soumis,
Qui n’a jamais, je vous le jure,
Tremblé devant les ennemis.

MORIN.

Je suis aimable, et pour ne rien omettre,
Je suis de plus sans le moindre défaut ;
Je suis enfin le mari qu’il vous faut...
Si vous voulez bien le permettre.

Bas à Firmin.

Maintenant, va chercher la corbeille.

FIRMIN.

Oui, Monsieur... pour porter le dernier coup.

Il aide Morin à se relever et sort.

 

 

Scène IX

 

MORIN, FRANVAL, GODARD, ERNESTINE

 

GODARD.

Jeune homme, vous êtes trop impétueux !... je veux savoir avant tout si Morin persiste à vous céder ses droits sur le cœur de ma fille.

FRANVAL, à part.

Si je pouvais instruire Ernestine !

MORIN, bas à Franval.

Fais lui un conte.

GODARD.

Parle franchement.

FRANVAL.

Tu le veux... écoute. Franval s’est trouvé dans plu sieurs réunions où tu conduisais la fille ; il l’a vue et n’a pu résister à tant de charmes !... il s’est efforcé de lui faire connaître par ses regards l’amour qu’elle lui avait inspiré... mais peut-il se flatter de s’être fait entendre ?... Il commençait à se livrer au désespoir, lorsque, rencontrant son oncle à Paris, il apprit que lui seul s’opposait à son bonheur, touché de son amour, en bon oncle il consentit à l’introduire chez toi... et maintenant Franval attend son arrêt de la bouche et de celle de Mademoiselle.

MORIN.

Oui, Monsieur, voilà la vérité...

À Franval.

bien ! très bien !

GODARD.

Allons, puisque tu persistes... Voyons, Ernestine, vous n’objecterez pas ici le grand âge... vous qui trouvez les vieillards si désagréables !

MORIN, à part.

Ah ! que j’ai bien fait de me déguiser en jeune homme !

GODARD.

J’espère qu’un mari de vingt-cinq ans vous conviendra !

ERNESTINE.

Si ce qu’a dit monsieur des sentiments de monsieur Franval est vrai...

FRANVAL, vivement.

Ah ! mademoiselle, pourriez-vous en douter ? 16.6

 

 

Scène X

 

MORIN, FRANVAL, GODARD, ERNESTINE, FIRMIN, apportant une riche corbeille de mariage

 

FIRMIN.

Mademoiselle, on apporte à l’instant cette corbeille pour vous.

ERNESTINE.

Ah ! qu’elle est jolie, mon père, voyez donc !

GODARD.

Elle est charmante !... mais, ma fille, tu ne peux l’accepter sans savoir de quelle part elle te vient.

FIRMIN.

Je crois pouvoir, sans indiscrétion, vous apprendre que c’est M. Morin d’Évreux qui vous l’envoie.

À Morin.

C’est cela, n’est-ce pas ?

MORIN, bas.

À merveille !

Haut.

Oui, Mademoiselle, c’est moi seul...

GODARD, à Morin.

Ah ! çà, Monsieur, qu’est-ce que ça signifie ? Voulez vous vous attribuer une galanterie qui, d’après le rapport de ce valet, est ure nouvelle attention de mon vieil ami ?... Morin, je te reconnais bien là !

MORIN, à Franval, à part.

J’enrage ! Dis donc au moins quelque chose pour moi,

FRANVAL.

Recevez, Mademoiselle, ce faible témoignage de la reconnaissance d’un oncle, pour le bonheur que vous promettez à son neveu.

GODARD, à Franval.

Eh bien ! tu ne l’embrasses pas ?

ERNESTINE.

Mon père...

MORIN, bas à Franval.

Je te le défends !

GODARD, poussant Franval.

Allons donc, que de cérémonies !

FRANVAL, à Morin.

C’est pour ne pas vous trahir.

MORIN.

Ah çà ! et moi, beau-père ?

GODARD.

Ah ! vous, jeune homme, c’est différent, vous n’avez pas fait de présent, d’abord.

MORIN.

Mais songez donc que c’est ma future.

GODARD.

Eh bien ! après le contrat, mon ami, après le contrat.

On apporte une table servie.

Ah ! voici le déjeuner. À table, mes amis. Morin à côté d’Ernestine ; vous, capitaine, auprès de moi... J’ai fait monter du Champagne, et je veux vous en verser.

MORIN, à part.

Le vieux fou ! Avec son Champagne, il va me donner ma goutte.

On se met à table dans l’ordre suivant de droite à gauche : Morin, Godard, Ernestine, Franval, Firmin reste debout et sert.

GODARD.

Un hussard doit boire sec.

MORIN.

Oui, je bois sec... si l’on veut ; mais depuis la réforme que j’ai mise dans ma conduite, je me suis interdit le Champagne.

GODARD.

Bah ! laissez donc ; donnez-moi votre verre.

MORIN, se défendant.

Non, c’est impossible ; je craindrais, si je m’écartais sur un seul point de mon régime... de mon système, veux-je dire, de me laisser aller sur tout le reste... et après ça, on ne sait pas...

GODARD.

Quel singulier garçon !

Voyant Franval qui avale un verre de Champagne.

Tenez, regardez votre oncle, voilà un bon convive.

FRANVAL.

Air : Vaudeville de Figaro.

J’en conviens, pour mille causes,
Au repas je fais honneur ;
Teint de lys, lèvres de roses...
Mets choisis... œil enchanteur.
Vins exquis... combien de choses,
Dont une seule suffit
Pour donner de l’appétit !

 

 

Scène XI

 

MORIN, FRANVAL, GODARD, ERNESTINE, FIRMIN, GÉRARD.

 

GÉRARD, s’avançant lentement.

J’ai l’honneur de saluer l’honorable société.

FRANVAL, à Firmin.

C’est Gérard, mon créancier.

FIRMIN, à Franval.

C’est moi qui lui ai fait dire de venir ici.

À Gérard.

Que voulez-vous, mon cher ?

GÉRARD.

Parler à M. Franval.

FIRMIN, le conduisant à Morin.

Le voici.

GÉRARD, étonné.

Ah ! c’est là...

FIRMIN.

Oui, c’est là mon maître.

Bas.

tenez bon et vous serez payé.

GODARD, bas à Franval.

Dis donc, Morin, c’est quelque créancier.

FRANVAL.

Oui, ça m’en a tout l’air.

GÉRARD, hésitant.

Je suis désespéré, Monsieur, d’être obligé de venir vous relancer jusqu’ici, mais... voilà deux jours que votre billet est échu ; et comme vous n’êtes jamais chez vous, il faut bien vous chercher ailleurs... J’espère que vous allez me solder.

MORIN.

Eh ! que diable venez-vous me chanter ?... je ne dois rien.

GÉRARD.

Comment, vous ne devez rien !

GODARD.

Point de bruit voyons ce billet !...

Lisant.

Il est bien signé de vous, M. Franval... il faut le payer.

MORIN.

Ah ! le coquin ! quinze cents francs !

GODARD.

Vous faites des dettes, et vous ne payez pas.

MORIN.

Si fait.

À part.

Je suis pris !

Il cherche dans ses poches.

FIRMIN.

Oui, cherche ! quinze cents francs ne se trouvent pas comme ça dans la poche d’un capitaine de hussards.

À Franval.

Tenez, si vous m’en croyez.

Air : Vaudeville du Procès.

Pour terminer tous ces débats,
Vous, monsieur, payez ce brave homme.

FRANVAL.

Je le voudrais... mais je n’ai pas.

FIRMIN.

Oui, Vous devez avoir cette somme
Dans un portefeuille.

FRANVAL, après avoir cherché.

Oui, vraiment.

MORIN, à part.

C’est le mien ! ah ! le coup est rude.

FRANVAL.

Je croyais n’avoir pas d’argent.

FIRMIN, à part.

Ce que c’est que l’habitude.

FRANVAL, à Morin.

Allons, mon neveu, payez ; mais c’est la dernière fois...

GODARD, passant les billets à Morin.

Il faut bien passer quelque chose à la jeunesse.

Gérard sort.

 

 

Scène XII

 

MORIN, FRANVAL, GODARD, ERNESTINE, FIRMIN, CLAUDE

 

Claude remet une lettre à Godard.

GODARD.

Attend-on la réponse ?...

CLAUDE.

Non, Monsieur ; mais on vous prie de lire de suite.

Il sort.

GODARD.

Vous permettez, mes amis.

Il lit bas.

Ah ! ah ! M. Franval, c’est encore de vous qu’il s’agit ici !

FRANVAL.

De m... de mon neveu ?

MORIN.

De moi !

GODARD.

Oui, Tenez, lisez vous-même.

MORIN, il prend la lettre, et n’y voyant pas, il fouille dans la sabretache, à part.

Ce coquin de Firmin, qui n’a pas mis mes lunettes dans le... ridicule... essayons pourtant.

Il lit.

« Monsieur, quoique vous m’ayez refusé la main de mademoiselle votre fille, je n’en prends pas moins d’intérêt à son bonheur ; j’apprends que le capitaine Franval l’aime et fait tout pour l’obtenir ; mais, si quelques étourderies de jeunesse m’ont fait exclure, j’espère que vous ne prendrez pas pour gendre le plus mauvais sujet du régiment. »

À part.

Le panégyrique est complet... il me fait une belle réputation !

FRANVAL.

Point de signature ?

GODARD, regardant la lettre.

Non.

FRANVAL.

Vous savez jusqu’à quel point on peut accorder sa confiance à une lettre anonyme ?

GODARD.

Sans doute, mais j’en appelle à toi même, Morin... ne serais-je pas coupable si, avant de donner ma fille à ce jeune homme, je ne prenais pas des informations ?...

MORIN, à Franval.

Défends-toi donc pour mon honneur.

FRANVAL.

Ma foi, puisque lu me demandes mon avis, je pense que des informations sont inutiles... qu’est-ce qui a plus d’intérêt à vous éclairer sur Franval, que son rival ?... Cette lettre est de lui, de Linvil...croyez donc tout ce qu’il dit... Franval aime la table ? bon convive, il te fera bonne compagnie ; il a été volage en amour ! avant de nous fixer il faut bien chercher celle qui nous convient ; pour le jeu... c’est une passion terrible !... je ne saurais la pardonner ; cependant un officier en garnison n’est-il pas parfois excusable d’aller tenter la fortune ?... d’ailleurs il te l’a dit, et je puis en répondre pour lui, il est tout-à-fait changé. L’amour que mademoiselle a fait naître dans son cœur, est la seule passion qui y règne maintenant.

MORIN, bas à Franval.

À la bonne heure donc.

À Godard.

Oui, monsieur... je vous jure.

GODARD.

Ah ! n’ajoutez rien, mon cher, laissez-le faire ; il plaide votre cause avec une chaleur !... Eh bien ! Ernestine, as-tu assez de confiance aux promesses du neveu, pour le préférer à l’oncle ?... je ne te cache pas que la plus grande satisfaction que tu pusses me donner, serait de forcer ce brave Morin à faire ton bonheur.

FRANVAL

Ah ! Godard, tu cherches à l’influencer, ce n’est pas bien... Franval a la parole ; cependant, comme je serais : fâché aussi que mademoiselle se repentit de son choix ; laisse-moi un instant seul avec elle, elle me confiera ses doutes, ses craintes, et si je ne parviens pas à les détruire... alors...

GODARD.

Eh bien ! soit...

MORIN.

Comment ! y pensez vous ?

GODARD.

Air : Vaudeville de M. Vautour.

Pourquoi donc cet éclat !

MORIN.

Le laisser avec elle !

GODARD.

Trouverez-vous, ingrat,
Un meilleur avocat !
Vous révolter ainsi,
Lorsque des oncles ce modèle
Déploie autant de zèle
Que s’il n’agissait que pour lui !...
Ici, monsieur, je veux
Le laisser avec elle !
Qu’est-il besoin sur eux
D’avoir toujours les yeux ?

FRANVAL.

Mon cher, ici tu peux
Me laisser avec elle !
Je recevrai bien mieux
De son cœur les aveux ?

MORIN.

Ah ! le tour est affreux !
Rester seul avec elle ?
Caché près de ces lieux
Sur lui j’aurai les yeux !

FRANVAL, remettant un billet à Firmin.

Fais remettre ceci à Linvil... j’attends ici la réponse.

Tout le monde sort, excepté Franval et Ernestine.

 

 

Scène XIII

 

FRANVAL, ERNESTINE

 

FRANVAL.

Pourquoi faut-il, mademoiselle, qu’ayant, pour la première fois, l’occasion de vous parler, je ne puisse en profiter... on nous écoute.

ERNESTINE.

Je pense, monsieur, que vous n’avez rien à me dire que tout le monde ne puisse entendre.

FRANVAL.

Air : Di piacere mi balza, (de la Gazza ladra).

Point de colère ;
Ici, ma chère,
C’est pour vous plaire,
Que l’amour ;
Oui, l’amour
Inventa ce détour.

ERNESTINE.

User d’adresse !
Quoi, la sagesse,
Quoi la vieillesse
À ces détours,
En amours,
Ont-elles donc recours ?
Dans votre ivresse,
D’aimer sans cesse
Tendre promesse
Vous me ferez ;
Mais, je le gage,
Bientôt volage !
Malgré votre âge,
Vous changerez.

Reprise.

ERNESTINE.

Oui, ma colère
Doit se taire ;
C’est pour me plaire
Que l’amour,
Oui l’amour
Inspire ce détour.

FRANVAL.

Point de colère ;
Ici, ma chère,
C’est pour vous plaire
Que l’amour,
Oui, l’amour
M’inspira ce détour.

ERNESTINE.

Peut être devais-je suivant l’avis et le goût de mon père préférer un vieillard respectable... mon bonheur serait certain, mon repos plus assuré... qu’en pensez-vous, Monsieur, vous qui vous êtes chargé de lever tous mes doutes ?

FRANVAL.

Je suis trop intéressé dans une pareille résolution pour indiquer le choix que vous devez faire... sans doute votre beauté, l’éclat de vos yeux suffiraient pour rendre à ce vieillard les feux et les transports, que l’âge lui auraient enlevé... mais Franval attend votre arrêt...

Air : De Paris et le Village.

Prononcez le sort de Franval,
Daigner abréger sa souffrance,
Lui préférez-vous son rival ?...
Ô ciel ! vous gardez le silence...
Vous soupirez !

ERNESTINE.

Rassurez-vous.

FRANVAL.

Pour moi ce doute est un martyres...

ERNESTINE.

Vous auriez tort d’être jaloux
De celui pour qui je soupire.

FRANVAL, se jetant à ses pieds.

Serait-il possible !...

 

 

Scène XIV

 

MORIN, GODARD, FRANVAL, ERNESTINE

 

MORIN, entrant brusquement.

En voilà bien une autre, à présent ; tenez, monsieur mon oncle, lisez ça et voyez si vous y comprenez quelque chose.

Il lui remet un billet.

FRANVAL, après avoir lu.

Sans doute, vous avez écrit à Linvil pour qu’il vous rendit raison de sa lettre anonyme.

MORIN.

J’ai écrit... moi !... 

FRANVAL.

Et il vous répond qu’il vous attend... c’est fort bien.

ERNESTINE.

Un duel !

GODARD.

Comment, jeune homme ! y pensez-vous ? venir inquiéter votre oncle en l’instruisant d’une affaire que l’on tient ordinairement secrète.

MORIN.

Puisqu’il faut qu’il s’y trouve.

GODARD.

Vous exigez donc qu’il vous serve de témoin ?

MORIN.

Du tout ; je n’en ai pas besoin, lui, par exemple...

GODARD.

Vous pourriez souffrir qu’il allât à votre place ?

MORIN.

Il ira ou il n’ira pas, ça m’est égal... mais moi, je ne bouge pas d’ici.

Il s’assied dans un fauteuil.

GODARD.

Jeune homme, oubliez-vous que vous êtes français ? que vous portez un uniforme ? que pour un militaire, une partie d’honneur est toujours une partie de plaisir ?

Air : Cet arbre apporté de Provence.

De vos jours que le destin dispose,
À ses coups loin de se dérober,
En riant un soldat les expose...
Et quand vous devriez succomber !
Entre nous, la perte n’est pas grande
Qu’un mauvais sujet soit de côté ;
Qui pourra, je vous le demande,
Le remarquer sur la quantité.

Voyez les cheveux blancs de votre oncle, aurez-vous la barbarie de l’exposer au fer d’un jeune étourdi que vous avez provoqué et à qui vous devez une correction ?... revenez à vous-même ou vous n’aurez jamais ma fille.

MORIN.

Et si je suis tué, je ne l’aurai pas davantage.

FRANVAL.

Voilà, mon cher Godard, ce qui retient mon neveu... mais Franval fera son devoir... ce n’est qu’une simple explication, et bientôt il reviendra réclamer ta promesse et celle de mademoiselle.

MORIN, à part.

Ah ! je commence à ouvrir les yeux. (

FRANVAL.

Air : Vaudeville des Blouses :

Pardonnez-lui cet instant de faiblesse,
Car l’amour seul hélas ! en est l’auteur ;
Jugez combien est grande sa tendresse
Puisqu’elle peut enchaîner sa valeur,
Lorsque l’on a l’espérance flatteuse,
Chère Ernestine, un jour de l’épouser,
La vie alors devient si précieuse
Qu’avec raison on craint de l’exposer ?
Pardonnez-lui, etc.

GODARD.

Pardonnons-lui cet instant de faiblesse,
Car l’amour seul hélas ! en est l’auteur ;
Je vois combien est grande sa tendresse
Puisqu’elle peut enchainer sa valeur. 

MORIN, à part.

Je reconnais un peu tard ma faiblesse,
Tâchons du moins de cacher ma fureur !
De revenir en ces lieux je m’empresse
Pour réparer, s’il se peut mon erreur.

Franval et Morin sortent.

 

 

Scène XV

 

GODARD, ERNESTINE

 

GODARD.

Eh bien ! Ernestine, voilà ces jeunes gens que tu vantes tant !... ah ! corbleu ! de mon temps, nous étions d’autres gaillards !... que dis-tu de ce M. Franval ?... le préfères-tu toujours à son oncle ?

ERNESTINE.

Puisque vous avez la bonté de me laisser maîtresse de mon choix, je vous le répété, M. Franval aura ma main.

GODARD.

Malgré la lettre anonyme, le créancier ?

ERNESTINE.

Ses promesses me rassurent entièrement...

GODARD.

Ah çà ! mais tu es terriblement prévenue en sa faveur... est-ce que tu l’avais aussi remarqué avant qu’il vint ici ?

ERNESTINE.

Oui, mon père.

GODARD.

Voilà un goût bien bizarre !... Ma fois si j’étais femme, je n’aurais jamais distinguer cet homme-là... j’aurais cent fois mieux aimé l’oncle ! Quoique provincial, il n’est point du tout gauche, ni emprunté ; a de l’aisance, de la grâce même dans ses manières ; il a plus de soixante ans, il n’en paraît pas quarante !... une vivacité inconcevable une âme brûlante !... vraiment, je ne te conçois pas.

ERNESTINE.

Quand vous connaîtrez mieux M. Franval, vous verrez que nous pensons absolument de même sur son compte.

 

 

Scène XVI

 

GODARD, ERNESTINE, MORIN

 

MORIN, dans le fond du théâtre.

Profitons de l’absence de mon neveu pour le faire congédier.

Il s’avance.

GODARD, l’apercevant.

Ah ! vous voilà Monsieur !... et votre oncle ?... 

MORIN.

Il ne reparaîtra plus...

ERNESTINE.

Ô ciel !

GODARD.

Aurait-il succombé ?

MORIN.

Rassurez-vous, ce n’est pas ainsi que je l’entends... mais, monsieur Godard, avant que je vous apprenne ce grand secret, promettez-moi de ne pas vous montrer trop sévère. 

GODARD.

Que signifie ?...

 

 

Scène XVII

 

GODARD, ERNESTINE, MORIN, FIRMIN, FRANVAL, en uniforme

 

Ils se tiennent au fond.

MORIN.

Pardonnez à l’amour et à la jeunesse une petite espièglerie.

GODARD.

Au fait, Monsieur, de quoi s’agit-il ?

MORIN.

Épris de Mademoiselle, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, lorsque je sus que mon oncle devait l’épouser, je lui écrivis pour lui demander qu’il me cédât ses droits ; mais, dans mon impatience je n’attendis pas sa réponse, et je priai un jeune officier de mes amis de le représenter.

GODARD.

Comment, Monsieur, vous avez ose introduire chez moi un imposteur !

ERNESTINE, à part.

Il est perdu !

MORIN.

Oui, Monsieur, je suis bien coupable... mais j’espère que voudrez bien m’excuser en faveur de l’aveu ingénu que je viens de vous faire, et des pressantes sollicitations de mon oncle... J’en reçois à l’instant cette lettre par un exprès... Vous connaissez son écriture, ainsi je ne puis-vous en imposer.

GODARD, prenant la lettre.

Voyons.

Il regarde l’écriture. 

Oui, c’est bien de lui.

FRANVAL, à part.

Écoutons.

GODARD, lisant.

« J’allais me mettre en route, mon cher Godard, pour réclamer l’exécution de ta parole et la main de ta fille ; niais je reçois une lettre de mon neveu, qui m’apprend qu’il en est amoureux... Malgré ses folies, je l’aime encore. Consens donc à ce mariage. Après tant de preuves d’amitié que tu m’as déjà données, j’espère que tu ne refuseras pas celle-ci à ton vieil ami... » MORIN.

FRANVAL, se jetant à ses genoux.

Non, Monsieur, vous ne le refuserez pas.

Air : d’un fragment de Leicester.

Ah ! faites droit à cet écrit.

GODARD.

Un capitaine encore ! est-ce croyable ?

FIRMIN.

Oui, mais monsieur est bien véritable,

Montrant Morin.

Celui-ci n’en a que l’habit.

GODARD.

Vraiment, ma surprise est extrême !...
Ici, messieurs, expliquons nous ;
Quel est enfin l’ami que j’aime,
Et qui doit être son époux ?

FRANVAI, FIRMIN, ERNESTINE.

En faveur d’un amour extrême !
Ici, monsieur, pardonnez-nous
Accordez-moi celle que j’aime,
Que je devienne son époux.

MORIN.

Je touchais au bonheur suprême,
J’allais devenir son époux.
Il obtiendra celle que j’aime.
Ah ! rien n’égale mon courroux.

FIRMIN.

Allons, monsieur Morin, il est inutile de feindre.

GODARD.

Comment ! c’est toi ?

MORIN, ôtant ses moustaches.

Oui, mon ami ; c’est moi qui, depuis le matin, suis le jouet de ce mauvais sujet... Mais il n’en est pas encore ou il croyait en venir ; je réclame ta parole... et si ta fille me préfère...

GODARD.

Parle, Ernestine.

ERNESTINE.

Je vous l’ai toujours dit, mon père, quel que soit son costume, c’est toujours M. Franval que je choisis.

GODARD.

Ah ! ah ! ah ! et la corbeille ! et le créancier ! comme j’aurais ri tantôt si j’avais su la métamorphose !

MORIN.

Oui, oui, c’est très gai pour toi ; quant à moi, j’ai fait un voyage inutile.

GODARD.

Comptes-tu donc pour rien le plaisir de revoir un ami.

FIRMIN.

Air : du Verre.

Oui, croyez-m’en, le dieu d’amour
Est trop turbulent pour votre âge !
Bientôt sans espoir de retour
Vous verriez s’enfuir le volage ;
Mais en quittant ce dieu trompeur,
Que du moins la sœur vous console :
L’Amour nous promet le bonheur !
Et l’Amitié tient sa parole.

GODARD.

Oui, mon vieux camarade.

Vaudeville.

Air : du Vaudeville des deux noces.

Malgré la vieillesse ennemie
Nous pouvons être heureux encor.
Contentons-nous dans cette vie
De notre sort. (bis.)

Ce couple intéressant, modeste,
À pour lui l’espoir du plaisir ;
Et maintenant il nous en reste
Le souvenir.

MORIN.

À ma mémoire se retrace
Un temps qui pour moi fut bien doux,
Je me rappelle encor la place
Où j’eus mon premier rendez-vous !
Aux jours heureux de mon aurore,
Je me sens prêt à revenir ;
Mon cher, je suis bien jeune encore...
De souvenir.

FIRMIN.

L’esprit que vous faisiez paraître
Jadis aurait séduit Vénus ;
Vous aviez ce que, mon cher maître,
Vous n’avez plus !
Oui, de cet hymen qui vous tente
Bientôt naîtrait le repentir,
Femme rarement se contente
Du souvenir.

FRANVAL.

Pour déjouer dès leur naissance
Tant de perfides attentats,
Tu possèdes, ô belle France,
Tes fiers soldats !
À leur loyauté l’on peut croire,
Ils laisseront sans le ternir,
De leur nom cher à la Victoire
Le souvenir.

ERNESTINE, au Public.

On est, hélas ! dans cette vie
En butte à bien des accidents,
Aussi jamais le cœur n’oublie
D’heureux instants !
Puisse, dans cette circonstance,
L’auteur, au gré de son désir,
Conserver de votre indulgence,
Le souvenir !

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