Les Coteaux (DE VILLIERS)
Sous-titre : les marquis friands
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en janvier 1665.
Personnages
THERSANDRE, homme de qualité, amant de Lucille
MÉLINTE, mère de Lucille
LUCILLE
CLIDAMANT, marquis et amant de Lucille
LÉANDRE, comte
VALÈRE, marquis
ORONTE, chevalier
DAMIS, maître d’hôtel de Thersandre
ERGASTE, valet de Thersandre
CRISPIN, valet de Clidamant
La scène est dans une salle, au logis de Thersandre.
Scène première
THERSANDRE, DAMIS
THERSANDRE.
Tu me blâmes à tort de ce que je tiens table :
Apprends que des plaisirs c’est le plus agréable,
Et, si tu veux enfin que je m’explique mieux,
Apprends que ce plaisir plaît aux ambitieux ;
Que je n’en trouve point aujourd’hui qui l’égale,
Qu’en l’aimant je fais voir que j’ai l’âme royale,
Et qu’en montrant par là ma générosité,
De tous nos courtisans je me vois respecté :
Tu sais qu’ils ont pour moi beaucoup de complaisance,
Qu’en cent occasions j’ai vu leur déférence,
Que je règne sur eux, et qu’enfin, cher Damis,
Ils ne viennent chez moi qu’en esclaves soumis ;
Qu’aux moindres de mes gens sans cesse ils font caresse.
DAMIS.
On ne le peut nier, et même je confesse.
Qu’ils font encore plus ; mais après tout, Monsieur,
Chez eux vôtre cuisine est en fort bonne odeur,
Et près beaucoup de gens tenant lieu de mérite,
Elle est cause souvent qu’ils vous rendent visite.
Ces Messieurs, bien instruits en l’art de deviner,
Se trouvent justement à l’heure du dîner :
En louant vos vertus, ils se mettent à table ;
Pendant tout le repas vous êtes adorable,
Puis, le dîné fini, ces esprits inconstants
S’en vont en d’autres lieux railler à vos dépens.
THERSANDRE.
Je sais que...
DAMIS.
Vous m’avez permis de vous tout dire ;
Je vois ce qui se passe, et veux vous en instruire,
Puisque vous ne pouvez vous-même discerner
Vos amis d’avec ceux qui viennent pour dîner.
THERSANDRE.
Je ne connais que trop de quoi l’homme est capable :
Je sais qu’on m’aime moins que l’on ne fait ma table ;
Mais voulant l’ignorer, je n’examine pas
Les discours que l’on tient en suite du repas.
Suffit que, tant qu’il dure, un chacun me révère,
Que chacun à l’envi s’efforce de me plaire,
Et que chacun enfin me paye son écot,
Par un conte agréable ou par quelque bon mot.
Ce n’est pas qu’entre ceux qui viennent à ma table
Je ne puisse trouver quelque ami véritable :
J’en connais deux ou trois, et les y fais venir
Pour avoir le plaisir de les entretenir.
DAMIS.
Pour traiter des amis, fait-on tant de dépense ?
Et...
THERSANDRE.
Je soutiens par là l’éclat de ma naissance,
Et, donnant à manger selon ma qualité,
Je goûte la douceur de me voir respecté.
DAMIS.
Si vôtre amour dépense autant que vôtre table,
Je crois vôtre ruine un mal inévitable ;
Car enfin je vois trop qu’avecque tant d’ardeur...
THERSANDRE.
J’avouerai que Lucille a su gagner mon cœur.
DAMIS.
Mais si vous conservez tant d’ardeur dans votre âme,
Parlez, et vous verrez approuver vôtre flamme :
La mère de Lucille en apprenant...
THERSANDRE.
Je veux
Avant de lui parler faire approuver mes vœux,
Et qu’aux ardents transports de mon amour extrême
La beauté que je sers se rende d’elle-même.
DAMIS.
Mais ne savez-vous pas, Monsieur, que Clidamant
Pour la même beauté soupire ouvertement,
Et qu’on n’est pas longtemps sans payer la tendresse
De ceux dont la naissance égale la richesse ?
THERSANDRE.
Ce rival a du bien et de la qualité ;
Mais, Damis, après tout, ce n’est qu’un éventé,
Et quelque ardeur enfin qui règne dans son âme
Il mérite trop peu pour alarmer ma flamme.
Lucille a trop d’esprit pour approuver son feu,
Et jamais de sa bouche il n’en aura l’aveu.
DAMIS.
Quand Lucille serait à sa flamme contraire,
Ne la pourrait-il pas obtenir de sa mère ?
THERSANDRE.
Ayant un grand procès elle en veut voir la fin,
Avant que de sa fille ordonner du destin.
DAMIS.
Vous la pourriez, Monsieur, servir dans cette affaire.
THERSANDRE.
Mon amour doit assez m’obliger à le faire :
À ce charmant objet je l’ai déjà promis,
Et quand il sera temps j’emploierai mes amis.
Mais pour rêver en paix à sa beauté divine,
J’entre en mon cabinet jusqu’à ce que l’on dîne.
DAMIS.
Les nobles affamés qui dedans peu viendront,
À l’heure du dîner vous en retireront.
THERSANDRE.
Ah ! que si tu voulais aujourd’hui m’en défaire !...
DAMIS.
Mon esprit ne saurait comprendre ce mystère,
Ni deviner pourquoi vous avez ordonné.
DAMIS.
Que l’on vous apprêtât un superbe dîné.
THERSANDRE.
Si tu ne le sais pas, apprends donc que Mélinte
Doit, avec la beauté dont mon âme est atteinte,
Venir dîner ici ; que je leur dis hier,
Voyant de les servir qu’elles m’allaient prier,
Que je n’écoutais point chez elles leur prière,
Et voulais que céans elles la vinssent faire...
Si tu les vois venir, tu m’en avertiras.
DAMIS.
Reposez-vous sur moi, je n’y manquerai pas.
Scène II
DAMIS, seul
J’approuve le beau feu qui règne dans son âme,
Puisque Lucille est belle et digne de sa flamme.
Pour sa mère, elle l’aime un peu trop tendrement ;
Mais cet amour leur nuit, et cet objet charmant,
Contraignant par devoir son geste et sa parole,
Fait croire qu’elle est vaine et que sa mère est folle.
Scène III
DAMIS, ERGASTE
ERGASTE.
Mélinte avec sa fille...
DAMIS.
Hé bien ! fais-les monter.
ERGASTE.
J’y cours. Mais les voici.
DAMIS, à part.
Qui pourrait résister
Contre de tels appas ?
Scène IV
MÉLINTE, LUCILLE, DAMIS
MÉLINTE.
Ne puis-je voir Thersandre ?
DAMIS.
Vous le verrez, Madame, et je lui vais apprendre
Que vous êtes ici.
MÉLINTE.
Vous nous obligerez.
Scène V
MÉLINTE, LUCILLE
MÉLINTE.
Mais dites-moi donc quand vous vous corrigerez.
Elle se redresse elle-même.
Tenez-vous droite là, c’est ainsi qu’il faut être,
Et si l’on n’a cet air, l’on ne saurait paraître.
LUCILLE.
Mais quoi, faut-il ?...
MÉLINTE.
Ainsi, vous êtes cent fois mieux.
Adoucissez encor vôtre voix et vos yeux,
Gardez-vous de tenir vos épaules si hautes,
Et ne retombez plus dans de pareilles fautes ;
Mais qu’avec tout cela l’on voie un air posé,
Qui ne soit point contraint et qui paroisse aisé.
LUCILLE.
Je ne suis point contrainte, et je la dois paraître,
Faisant par vos conseils tout ce qu’il faut pour l’être.
On nous jouera, Madame, et toutes ces façons...
MÉLINTE.
Vous avez bonne grâce à faire des leçons ;
Vôtre esprit sur ce point manque bien de lumière :
Vous fais-je, dites-moi, faire une façonnière ?
LUCILLE.
Non, mais...
MÉLINTE.
Qui vous oblige donc à vous fâcher ?
De quoi vous plaignez-vous ? Vous fais-je déhancher ?
Je fais tout le contraire, et quand je vous oblige
D’être bien droite, alors mon discours vous afflige.
LUCILLE.
Madame, je ferai tout ce que vous voudrez.
MÉLINTE.
Vous ferez toujours bien quand vous m’obéirez.
LUCILLE.
Je ne puis ignorer que j’y suis obligée.
MÉLINTE.
Mais que vous paraissez aujourd’hui négligée !
Toutes vos actions marquent trop de langueur,
Rien ne vous sied du tout, et vôtre teint fait peur ;
Vous n’avez point bon air, et je suis fort surprise,
Avec de tels habits de vous voir si mal mise.
Renversez-vous, ma fille, et faites des tétons.
LUCILLE.
Je suivrai vos avis et dois les trouver bons.
Dites-moi cependant, vôtre cœur pour Thersandre
N’aurait-il point conçu quelque sentiment tendre ?...
En se redressant.
Et... Mais il vient. Lucille !...
LUCILLE.
Eh bien !
MÉLINTE, en se redressant encore.
Songez à vous.
Scène VI
MÉLINTE, LUCILLE, THERSANDRE, ERGASTE, DAMIS
THERSANDRE, à Ergaste.
Un cœur peut-il tenir contre des traits si doux ?
LUCILLE, à sa mère.
Madame, croyez-vous que toutes ces grimaces
Et que cet air contraint donnent beaucoup de grâces ?
MÉLINTE, à Thersandre.
Vous voyez que je tiens tout ce que je promets.
THERSANDRE.
Par là de vos bontés je connais les effets.
LUCILLE, à part.
Bien que j’aime à le voir, le cœur me bat, je tremble.
THERSANDRE.
Quand nous aurons dîné nous sortirons ensemble,
Et, pour bien m’acquitter de ce que j’ai promis,
J’irai solliciter, avec vous, mes amis.
LUCILLE.
Cela se peut nommer servir de bonne grâce.
THERSANDRE.
Ah ! croyez qu’il n’est rien que pour vous je ne fasse.
MÉLINTE, bas à Lucille, en se redressant.
Droite ! Regardez-moi.
LUCILLE, à part.
Quelle contrainte, ô Dieu !
THERSANDRE.
De peur des importuns abandonnons ce lieu :
Nous ne pourrons là-haut être vus de personne.
MÉLINTE.
C’est tout ce que je veux ; vôtre raison est bonne.
THERSANDRE.
Là de votre procès nous pourrons librement...
DAMIS.
Montez donc, car l’on va servir dans un moment.
THERSANDRE, en se retournant.
Des coureurs de repas sauras-tu me défaire ?
DAMIS.
Sans vous embarrasser, Monsieur, laissez-moi faire.
THERSANDRE.
Je t’en laisse le soin.
Scène VII
DAMIS, seul
Je vais jouer un tour
Dont on pourra garder la mémoire à la cour.
Ces beaux écornifleurs qui vont ici paraître
Ne se contentent pas de ruiner le maître ;
Ils font tort aux valets et les font enrager,
En ne leur laissant pas souvent de quoi manger.
Il le faut avouer, l’on est bien misérable
Lorsque l’on a pour maître un homme qui tient table,
Et l’on doit bien pester contre les gens de cour
Qui veulent, à dîné, manger pour tout le jour :
Cette mode me nuit, et souvent elle est cause
Que je vois avorter ce que je me propose.
Dans ma chambre j’avais deux de mes amis hier,
Et je ne pus jamais avoir un plat entier,
Ceux qui vinrent ayant, suivant leur destinée,
Mangé hier à dîné pour toute la journée.
Je ne m’en plaindrais pas s’ils nous laissaient en paix,
Mais ils font quereller officiers et valets,
Il faut chercher leur goût et non celui du maître ;
Mais quand même de tous on le pourrait connaître
Les satisferait-on, s’il n’est point de ragoûts
Qui plaisent à la fois à cent différents goûts ?
Dans ce qu’un aime doux, l’autre veut de l’épice...
Scène VIII
DAMIS, ERGASTE
ERGASTE.
Dites-moi, s’il vous plaît, irai-je dire au suisse
Qu’il renvoie tous ceux qui voudront voir Monsieur ?
DAMIS.
Non, car je les veux voir.
ERGASTE.
Mais...
DAMIS.
Hé, quoi.
ERGASTE.
Mais j’ai peur
Que Monsieur ne me gronde.
DAMIS.
Ah ! qu’on me laisse faire.
Mais écoute, avec toi je veux mener l’affaire :
Tantôt en querellant... Mais je vois Clidamant ;
Pour m’en divertir mieux je le laisse un moment.
Scène IX
CLIDAMANT, ERGASTE
CLIDAMANT.
Servira-t-on bientôt ?
ERGASTE.
Je n’en sais rien.
CLIDAMANT.
Je meure
Si je ne suis sorti du Louvre à près d’une heure !
J’ai refusé cent gens qui voulaient m’entraîner,
Jugeant bien que céans je pourrais bien dîner ;
Mais je suis bien surpris de n’y trouver personne.
ERGASTE.
Ici la compagnie est souvent assez bonne,
Et... Mais voici quelqu’un.
Scène X
CLIDAMANT, LÉANDRE, ERGASTE
CLIDAMANT.
Ah ! comte, c’est donc toi !
LÉANDRE.
A-t-on dîné céans ?
CLIDAMANT.
Tu viens dîner, je crois ?
LÉANDRE.
Oui, sans doute.
CLIDAMANT.
Tant mieux, nous dînerons ensemble.
ERGASTE, à part.
Pour nous faire plaisir la noblesse s’assemble.
LÉANDRE.
Étant chez mes amis à l’heure du repas,
Je croirais les fâcher si je n’y mangeais pas.
ERGASTE, à part.
Allons trouver Damis, car je brûle d’apprendre
Ce que je puis pour lui.
CLIDAMANT.
Que fit hier Léandre ?
LÉANDRE.
Je fus hier dîner chez un de mes amis,
Et mangeai d’un potage aux oignons blancs farcis.
CLIDAMANT.
Aux oignons blancs farcis ! peste, il est admirable !
J’en ai vu l’inventeur.
LÉANDRE.
Il aimait bien la table.
CLIDAMANT.
Aux oignons blancs farcis !
LÉANDRE.
Tu les aimes, je crois ?
CLIDAMANT.
Je puis bien les aimer : c’est un manger de roi.
LÉANDRE.
Nous mangeâmes encor certain canard sauvage.
CLIDAMANT.
Tout de bon ?
LÉANDRE.
Oui.
CLIDAMANT.
Cela vaut mieux que le potage.
LÉANDRE.
Tu Dieu, tu t’y connais : ils sont tout à fait bons,
Et l’on en trouve moins que l’on ne fait d’oignons.
CLIDAMANT.
Je ne sais que trop bien que l’on n’en trouve guères.
LÉANDRE.
Un homme seul en France a de ces canardières :
Ils lui viennent d’Hollande.
CLIDAMANT.
Ils sont donc hollandais ?
LÉANDRE.
Oui, mais en peu de temps, ils deviennent français.
CLIDAMANT.
Quand ils veulent venir on les reçoit en France ?
LÉANDRE.
Oui.
CLIDAMANT.
Mais achève-moi ce dîné d’importance.
LÉANDRE.
Par des morceaux exquis le goût y fut flatté,
Il y fut réveillé, chatouillé, délecté,
Et, pendant le repas, les plus friandes langues
Sur la bonté des mets firent mille harangues ;
Avec bien du plaisir chacun les savoura,
Avec étonnement chacun les admira,
Et l’on fut moins surpris de la magnificence.
Que de trouver tant d’ordre avec tant d’abondance.
Mais comme nous croyions voir finir ce repas
Nous vîmes tout à coup servir de nouveaux plats,
Tout remplis de ragoûts à tel point délectables
Qu’on en sert rarement sur les meilleures tables
Ce service nouveau l’appétit excita,
Ou plutôt des ragoûts la saveur l’irrita,
Et ce friand repas nous fit assez connaître ;
Qu’à traiter nôtre ami devait être un grand maître
Puisque cent mets nouveaux, dont la bonté surprit,
Firent naître et mourir cent fois nôtre appétit.
CLIDAMANT.
Les vins délicieux furent de la partie ?
LÉANDRE.
Nous en bûmes de bon de la Côte-rôtie,
Et nous eûmes encor de plusieurs autres vins
À qui l’on peut donner le surnom de divins ;
Mais des vins, ah ! des vins ! mais des vins agréables,
Piquants et délicats, puissants et délectables !
CLIDAMANT.
De chacun de ces vins dirais-tu bien le nom ?
LÉANDRE.
Oui dà de Saint-Laurent, d’Ays et de Mascon,
De Saint-Mesmin, d’Arbois, de Rheims, de l’Hermitage.
CLIDAMANT.
Tous ces vins valent mieux que ton canard sauvage.
LÉANDRE.
Je ne crois pas qu’on puisse en boire de meilleurs.
Ensuite on nous donna quantité de liqueurs :
L’on but d’un hypocras, mais dont le musc et l’ambre
Par leur subtile odeur parfumèrent la chambre.
Mais quoi, par ce souris voudrais-tu le nier ?
CLIDAMANT.
Je crois qu’il était bon, s’il était de Renier,
Sans cela, peuth !
LÉANDRE.
Marquis, il en était sans doute,
Et du meilleur qu’il eût.
CLIDAMANT.
Il se peut.
LÉANDRE.
Mais écoute :
Le vin d’Espagne était...
CLIDAMANT.
Choisi chez Boucingo.
LÉANDRE.
On l’avait fait venir exprès de Saint-Malo ;
Il était naturel, et je crois que...
CLIDAMANT.
Mais, comte,
Ne vois-je pas Valère avec le jeune Oronte ?
Scène XI
CLIDAMANT, LÉANDRE, VALÈRE, ORONTE
CLIDAMANT, à Valère.
Ah ! c’est donc toi, marquis ?
LÉANDRE, à Oronte.
Chevalier, c’est donc toi ?
ORONTE.
Oui.
VALÈRE.
Pour dîner céans je l’amène avec moi.
Certes à l’entraîner j’ai bien eu de la peine :
Ce jeune chevalier a l’humeur un peu vaine,
Et ne se peut lasser de parler contre ceux
Qui, sans être priés, mangent hors de chez eux
Mais de quoi parliez-vous ? ne le peut-on apprendre ?
CLIDAMANT.
Nous parlions d’un repas que fit hier Léandre.
VALÈRE.
Mais encore étiez-vous sur des ragoûts nouveaux ?
ORONTE.
Clidamant s’entretient toujours de bons morceaux.
CLIDAMANT.
Comme toi, chevalier, je n’y suis pas novice :
Tu connais la bécasse, et tu sais que la cuisse
En est le bon morceau ; cependant l’autre jour
Tu fis rire de toi quelques gens de la cour,
Quand, par une façon de servir bien nouvelle,
Loin d’en servir la cuisse, on t’en vit servir l’aile.
ORONTE.
Ne disais-je pas bien ? tu sais les bons morceaux.
LÉANDRE.
Tu pourrais dire encor qu’il sait les bons coteaux,
Et...
VALÈRE.
Sa délicatesse en tout est incroyable.
ORONTE.
Quand ton goût trouverait un coq-dinde admirable,
Tu le désavouerais, est-il pas vrai, marquis ?
CLIDAMANT.
Mon goût ne connaît rien que des morceaux exquis,
Et s’il osait vouloir de semblables viandes...
LÉANDRE.
Ces morceaux seraient bons pour des langues friandes,
Valère, qu’en dis-tu ?
VALÈRE.
Rien, sinon que je crois
Que les coqs-dindes sont des ortolans bourgeois.
CLIDAMANT.
Ce sont des ortolans où l’on a de quoi mordre.
LÉANDRE.
Les bourgeois seulement qui sont du dernier ordre
En mangent aujourd’hui.
ORONTE.
Vous êtes délicats,
Et de si gros morceaux ne vous nourriraient pas.
VALÈRE.
Les gens qui comme nous mangent en bonnes tables,
N’entendent point parler de viandes semblables.
CLIDAMANT.
Je sais comme on y sert.
LÉANDRE.
Tu le sais ?
VALÈRE.
Je le crois.
LÉANDRE.
Voyons s’il le sait bien.
CLIDAMANT.
Je le veux, par ma foi.
LÉANDRE.
Ariston ?
CLIDAMANT.
D’Ariston la table est raisonnable.
VALÈRE.
Et de Lisandre ?
CLIDAMANT.
Elle est tout à fait pitoyable.
LÉANDRE.
Et de Crispe ?
ORONTE.
Peut-on ignorer son trépas !
CLIDAMANT.
Celui-là tenait table et ne la tenait pas :
Quoi qu’il traitât fort bien, il se donnait au diable
Qu’il n’avait jamais eu dessein de tenir table.
Bien qu’aux honnêtes gens son logis fut ouvert,
L’on ne trouvait chez lui jamais plus d’un couvert ;
Sa table cependant était tout à fait bonne,
Et chacun y mangeait, sans qu’il priât personne.
VALÈRE.
Cléonime ?
CLIDAMANT.
L’on voit peu chez lui de perdreaux :
Il n’en mange jamais alors qu’ils sont nouveaux ;
Il hait ceux de campagne et n’en veut que de ville.
Jamais en bons morceaux lieu ne fut si stérile.
LÉANDRE.
Et des pois verts nouveaux, en mange t-il ?
CLIDAMANT.
Lui, bon ! Il n’en mange jamais qu’à cinq sols le litron.
ORONTE.
Les nouveautés chez lui n’étant pas en usage,
Par là, mon cher marquis, il fait voir qu’il est sage.
CLIDAMANT.
Ceux qui les mangent chers passent donc pour des fous ?
ORONTE.
Je crois qu’ils valent moins à cent francs qu’à cinq sous :
Les pois précipités naissent de pourriture,
Et l’art les fait venir plus tôt que la nature.
CLIDAMANT.
Dussent-ils dans mon corps se pourrir mille fois,
Je prétends en manger avant tous les bourgeois.
ORONTE.
Les repas de grand prix sont bien plus agréables,
Et la cherté des mets les rend plus délectables.
VALÈRE.
À ce plaisant discours que répons-tu, marquis ?
CLIDAMANT.
Que je ne veux jamais dîner à juste prix.
LÉANDRE.
Voilà d’un vrai marquis le parfait caractère.
CLIDAMANT.
Pour le bien soutenir je fais toujours grand’chère.
ORONTE.
Tu la fais, il est vrai, sans dépenser ton bien.
CLIDAMANT.
L’on a double plaisir quand on dîne pour rien :
Tous ceux chez qui je mange ont une joie extrême ;
Par là, je les oblige et m’oblige moi-même.
LÉANDRE.
Mégaste traite mieux que tous ceux d’aujourd’hui.
CLIDAMANT.
Oui, mais les gens d’esprit ne mangent point chez lui.
VALÈRE.
De Filante à bon droit la table est estimée.
J’y mangeai l’autre jour. d’une sauce gommée,
Avecque des dindons.
CLIDAMANT.
D’où ?
VALÈRE.
Du pré Saint-Gervais.
CLIDAMANT.
Ah ! que n’étais-je là ! Je n’en trouve jamais.
LÉANDRE.
Chez Cléarque, dit-on, la table est sans pareille.
CLIDAMANT.
Chacun voit son buffet ainsi qu’une merveille,
Son linge est admirable, il traite proprement ;
Mais le dîner contraint de manger sobrement.
VALÈRE.
Ormain traite-t-il bien ?
CLIDAMANT.
De très mauvaise grâce,
Et les chapons chez lui sentent fort la bécasse.
VALÈRE.
Je le crois ; mais parlons du fameux Arimant.
CLIDAMANT.
L’on mange et boit chez lui délicieusement.
VALÈRE.
Il a bien du mérite.
CLIDAMANT.
Il veut avoir des gardes,
Qui puissent, ce dit-il, à coups de hallebardes,
Chasser ceux qui chez lui viennent souvent dîner,
Ayant assez de bien pour en pouvoir donner.
ORONTE.
Mais écoute, marquis, sais-tu bien que Thersandre
Pour te mettre dehors aurait raison d’en prendre ;
Que chacun dit tout haut que tu fais assez mal
De venir si souvent manger chez ton rival,
Et que ton procédé, qu’on peut nommer étrange...
CLIDAMANT.
Puisqu’il est mon rival, il faut que je le mange,
Et je ne trouve pas qu’on s’en doive étonner.
VALÈRE.
Mais j’aperçois Damis.
Scène XII
CLIDAMANT, ORONTE, VALÈRE, LÉANDRE, DAMIS
CLIDAMANT.
Hé bien ! va-t-on dîner ?
DAMIS.
Je ne le puis savoir, car je viens de la ville.
LÉANDRE.
Je sens déjà la faim qui m’échauffe la bile.
VALÈRE.
Depuis longtemps Thersandre est de mes grands amis ;
C’est un homme d’honneur, et je crois que Damis...
CLIDAMANT.
Ma foi, son cuisinier est un homme admirable.
Et dedans son métier il est incomparable :
Peste, qu’il entend bien à faire un bon ragoût !
ORONTE.
Il doit bien travailler s’il contente ton goût.
DAMIS.
Je suis ravi de voir si bonne compagnie :
Aujourd’hui sa cuisine est assez bien garnie ;
Les ragoûts qu’il fera ne vous déplairont pas,
Et vous ne vous pourrez plaindre de ce repas.
CLIDAMANT.
Apprêtons-nous, Messieurs, à faire bonne chère.
DAMIS, à part.
Il faut bientôt tirer le plaisir que j’espère.
Haut.
Adieu, je m’en vais voir où le dîner en est.
VALÈRE.
Tu nous avertiras sitôt qu’il sera prêt.
Scène XIII
CLIDAMANT, LÉANDRE, VALÈRE, ORONTE
LÉANDRE.
Je crois qu’en estimant la table de Thersandre
Et celle de Léonte, on ne se peut méprendre.
VALÈRE.
C’est un Coteau.
ORONTE.
Marquis, qui sont donc ces Côteaux ?
VALÈRE.
Ce sont gens délicats, aimant les bons morceaux
Et qui, les connaissant, ont par expérience,
Le goût le plus certain et le meilleur de France.
Des friands d’aujourd’hui c’est l’élite et la fleur.
En voyant du gibier, ils disent à l’odeur
De quel pays il vient. Ces hommes admirables,
Ces palais délicats, ces vrais amis des tables,
Et qu’on en peut nommer les dignes souverains,
Savent tous les coteaux où croissent les bons vins,
Et, leur goût leur ayant acquis cette science,
Du grand nom de Côteaux on les appelle en France.
CLIDAMANT.
Si l’on donne ce nom à tous les délicats
Qui savent avec art goûter les bons repas,
Le nombre en sera grand.
LÉANDRE.
Oui, sans doute.
ORONTE.
Mais, comte, Vous aviez commencé de parler de Léonte.
CLIDAMANT.
Léonte est honnête homme, on dîne bien chez lui,
Et c’est le plus friand des friands d’aujourd’hui.
C’est un homme d’honneur, un homme raisonnable
Et de qui le cœur est aussi grand que la table.
Il sait certain moulin où l’on prend des pigeons,
Mais ce sont des pigeons, des pigeons, mais si bons
Que dans toute la France ils n’ont point de semblables,
Et qu’aux plus friands mets je les crois préférables.
Il connaît les fermiers où sont les bons poulets,
Et s’il était trahi par Messieurs ses valets,
Il leur ferait passer de bien méchantes heures.
Il sait de quel quartier les perdrix sont meilleures ;
Il vous dira d’abord, comme il a le goût fin,
Si telle est de Compiègne ou bien de Saint-Germain.
LÉANDRE.
Qu’il a l’esprit profond !
VALÈRE.
Qu’il est couvert de gloire !
CLIDAMANT.
Il ne sait ce que c’est que de viande noire :
Comme elle n’est pas saine, il n’en veut jamais voir,
Et ses gens sur ce point font fort bien leur devoir.
Ce n’est pas tout encor : cet homme incomparable
Qui sait si bien jouir des plaisirs de la table,
Va, pour goûter les vins, lui-même en tous les lieux
Où l’on en peut trouver des plus délicieux ;
Et puis, par des bontés qui n’ont point de pareilles,
Il fait en sa présence emplir force bouteilles,
Les met dans son carrosse, et d’un air tout joyeux
Conduit à son logis ce butin précieux.
VALÈRE.
D’y voir souvent Damon c’est à tort qu’on s’étonne :
Il ne doit pas quitter une table si bonne.
LÉANDRE.
Crois qu’il n’en fera rien, puisqu’il est de ces gens
Qui ne mangent chez eux qu’une fois en dix ans,
Et qui jamais enfin ne conçurent l’envie
De donner un repas une fois en leur vie.
CLIDAMANT.
Pour Timante, il en donne, et même de grand cœur,
Mais il prise sa table avecque trop d’ardeur,
Et fait connaître assez qu’il a l’esprit malade
En louant tout chez lui jusques à la salade.
ORONTE.
Quoi, traiter ainsi ceux dont vous mangez le bien !
Rougissez une fois d’un pareil entretien,
Parasites d’honneur, qui dans la France entière
Ne trouvez pas assez de quoi vous satisfaire !
Il n’est que deux coteaux dont vous aimiez le vin ;
D’un endroit seulement vous estimez le pain ;
D’un tel ce sont les fruits, d’un autre la viande.
Votre délicatesse en toute chose est grande ;
Mais vous devriez savoir que, dedans un repas,
L’on ne doit point blâmer ce qu’on ne paye pas,
Que de ceux où l’on mange on ne doit point médire,
Et que c’est mal agir d’en faire une satire.
Cependant vos discours me font paraître assez
Que par là seulement vous les récompensez.
Mais pourquoi mal parler des gens qu’on voit paraître,
Et chez qui, dès ce soir, vous mangerez peut-être ?
Et faut-il, de parbleu, qu’après tant de repas ?...
CLIDAMANT.
Jure donc tout à fait, ou bien ne jure pas.
Quand on jure à demi l’on a mauvaise grâce,
Et chacun connaît bien que ce n’est que grimace,
Puisque, loin d’effrayer, l’on fait souvent pitié,
Lorsque d’un jurement on coupe la moitié :
Cela fait tort aux mots, et gâte nôtre langue.
ORONTE.
En te remerciant de ta belle harangue.
LÉANDRE.
Mais personne ne vient, il est temps de dîner.
VALÈRE.
À la fin tout ceci commence à m’étonner.
CLIDAMANT.
Ce long retardement cache quelque mystère.
VALÈRE.
Sachez qu’un dîner maigre est bien longtemps à faire.
CLIDAMANT.
Il est maigre ? la peste !
ORONTE.
Aimes-tu le poisson ?
CLIDAMANT.
En me voyant fâché tu peux juger que non.
VALÈRE.
Moi, j’aime le turbot.
LÉANDRE.
Moi j’aime la barbue.
CLIDAMANT.
Sans doute, chevalier, tu tiens pour la molue ;
Avecque le coq-dinde on peut l’appareiller.
VALÈRE.
Avec bien de l’esprit Clidamant sait railler.
Scène XIV
CLIDAMANT, VALÈRE, LÉANDRE, ORONTE, DAMIS, ERGASTE
ERGASTE, en fuyant devant Damis.
Vous me battre !
DAMIS.
J’en ai le pouvoir de Thersandre.
CLIDAMANT, en arrêtant Damis.
Qu’a fait ce malheureux ? ne le peut-on apprendre ?
DAMIS.
Je veux le châtier, et même devant vous.
LÉANDRE.
Pardonne-lui, de grâce.
VALÈRE.
Et pour l’amour de nous.
DAMIS.
Non, sa faute est trop grande et n’est pas pardonnable
Il lui donne un coup.
Il faut...
ERGASTE.
Ah !
ORONTE.
Que t’a fait ce pauvre misérable ?
VALÈRE.
Quoi ! Damis, devant nous le maltraiter ainsi !
DAMIS.
Si vous lui pardonnez, je lui pardonne aussi.
ERGASTE.
Si j’avais à dessein...
DAMIS.
N’échauffe pas ma bile.
Lorsque vous m’avez vu revenir de la ville,
L’on ne m’avait pas dit que l’on avait dîné
Immédiatement après midi sonné.
Comme avec quelques gens Thersandre avait affaire,
Il a voulu manger plus tôt qu’à l’ordinaire ;
Ce traître était chargé de vous en avertir,
Et...
ERGASTE.
J’avais oublié.
DAMIS.
Tu m’oses repartir ?
LÉANDRE.
Dis-tu vrai ?
DAMIS.
Tout cela n’est que trop véritable.
ORONTE, à part.
Qu’ils sont surpris tous trois !
VALÈRE.
La chose est vraisemblable.
CLIDAMANT.
Ce bourreau de valet nous a joué ce tour ?
DAMIS.
Vous le voyez, Monsieur, c’est un laquais de cour :
Le meilleur n’en vaut rien.
CLIDAMANT.
Par un tel personnage
Nous voir ainsi joués !
DAMIS.
De bon cœur j’en enrage,
Et si de mon dépit vous saviez la moitié,
Peut-être aurais-je part dedans vôtre amitié.
À Ergaste.
Sors de devant mes yeux, ou ma juste colère...
Ergaste sort.
CLIDAMANT.
Ton amitié, Damis, me paraît bien sincère.
VALÈRE.
Nous allons donc chercher à dîner autre part.
CLIDAMANT.
Pour en pouvoir trouver il est un peu bien tard.
LÉANDRE, en prenant sa montre.
Voyons quelle heure il est.
CLIDAMANT, en regardant avec lui.
Hé bien ! comte, quelle heure ?
LÉANDRE.
Plus d’une heure et demie.
CLIDAMANT.
Ah ! c’est trop, ou je meure !
ORONTE, à Clidamant.
Un coq-dinde à présent ne te ferait pas peur.
Mais te fait-on ainsi souvent dîner par cœur ?
CLIDAMANT.
Quoi que tard, je prétends dîner bien à mon aise.
Êtes-vous en carrosse !
ORONTE.
Oui.
CLIDAMANT.
Moi, je suis en chaise.
LÉANDRE.
Et moi pareillement.
VALÈRE.
Il faut donc qu’en ce lieu,
Puisque le temps est cher, nous nous disions adieu.
DAMIS, à part.
Quel plaisir de les voir, que j’aime à les entendre !
Mais allons de ce tour faire part à Thersandre.
Scène XV
CLIDAMANT, LÉANDRE
CLIDAMANT.
Avant que de partir, songeons où nous irons,
Et puis après cela, comte, nous sortirons.
LÉANDRE.
Marquis.
CLIDAMANT.
Sais-tu quelqu’un ?
LÉANDRE.
Allons chez Cléromène.
CLIDAMANT.
L’on ne mange chez lui que trois fois la semaine,
Et je ne sais que trop que ce n’est pas son jour.
LÉANDRE.
Qui diable introduisit cette mode à la cour ?
Il nous faut donc aller chez le beau Théomène.
CLIDAMANT.
Mais j’ai mangé chez lui toute cette semaine,
Je voudrois m’en pouvoir empêcher aujourd’hui.
LÉANDRE.
Pour moi, je pourrais bien aller dîner chez lui ;
Toutefois si Doris...
CLIDAMANT.
J’ignore sa demeure,
Car il est délogé. Mais sache qu’à cette heure
On a dîné partout.
LÉANDRE.
Qu’est-ce que nous ferons ?
CLIDAMANT.
Il faut, dès à présent, voir où nous souperons ;
Mais j’enrage.
LÉANDRE.
D’où vient la douleur qui t’accable ?
CLIDAMANT.
Je songe que le soir peu de gens tiennent table.
LÉANDRE.
À la fin tout ceci commence à m’affliger.
Mais si chez toi...
CLIDAMANT.
Chez moi, seul je n’y puis manger.
LÉANDRE.
Mais je prétends aller t’y tenir compagnie.
CLIDAMANT.
Ah ! sortons, car ce lieu rend ma peine infinie.
LÉANDRE.
Attends un peu. Sais-tu, Marquis, où nous irons ?
Allons chez un traiteur et nous y dînerons :
On y sert à toute heure.
CLIDAMANT.
Il est vrai ; mais écoute,
On ne peut en ce lieu manger sans qu’il en coûte,
Et je n’ai point d’argent.
LÉANDRE.
Quoi !
CLIDAMANT.
C’est la vérité.
LÉANDRE.
C’est un mal ordinaire aux gens de qualité :
Je n’en ai point non plus, et je perdis hier...
CLIDAMANT.
Comte,
Manger à nos dépens nous serait une honte :
Allons jusques au soir causer en d’autres lieux ;
Si nous ne dînons point, nous en souperons mieux.
Scène XVI
THERSANDRE, MÉLINTE, LUCILLE, DAMIS
THERSANDRE.
Enfin ils sont sortis, et je te dois apprendre
Que ce tour trop piquant a droit de me surprendre ;
Je ne l’attendais pas, et tu dois avouer
Que de ton procédé je dois peu me louer.
Je ne t’avais pas dit d’en user de la sorte :
Ils ont lieu de se plaindre et la pièce est trop forte.
MÉLINTE.
Mais que vois-je ?
Scène XVII
THERSANDRE, MÉLINTE, LUCILLE, CLIDAMANT, DAMIS
CLIDAMANT.
Qu’on souffre avecque les valets !
Je n’ai porteurs ici, galoches, ni laquais.
Ah ! faut-il qu’en ce lieu plus longtemps je demeure !
En apercevant Thersandre, Mélinte et Lucille.
Mais vous aviez raison de dîner de bonne heure ;
Vos yeux étaient charmés pendant ce doux repas.
Damis a fort bien dit, et ne s’abusait pas :
Avec de tels objets l’on peut avoir affaire.
THERSANDRE.
Sachez que...
CLIDAMANT.
Vous croyez que je suis en colère,
Quand je me réjouis de ce qu’enfin mon cœur
Trouve un juste sujet d’étouffer son ardeur ;
Il adorait Lucille avec trop de constance.
MÉLINTE.
L’on se trompe souvent, et comme l’apparence...
CLIDAMANT.
Je me veux tromper, moi : m’en empêcherez-vous ?
THERSANDRE.
Si...
CLIDAMANT.
Je prétends cesser de faire les yeux doux :
Les exemples d’autrui doivent me rendre sage,
Et, de peur d’accident, je fuis le mariage,
Car s’il m’en arrivait, les critiques du temps
Pourraient impunément railler à mes dépens.
Scène XVIII
THERSANDRE, MÉLINTE, LUCILLE, CLIDAMANT, DAMIS, CRISPIN
CRISPIN.
Vos porteurs sont là-bas, et vous pouvez descendre.
CLIDAMANT.
Adieu, car je craindrais de les trop faire attendre.
Scène XIX
THERSANDRE, MÉLINTE, LUCILLE, DAMIS
MÉLINTE.
Ma fille ne perd rien en perdant cet amant,
Et c’est gagner beaucoup que perdre Clidamant.
THERSANDRE.
Après un tel aveu puis-je croire, Madame ?...
MÉLINTE.
Pour Lucille j’ai su vôtre secrète flamme,
Et si, quand nous aurons fini nôtre procès,
Vous soupirez encor pour ses jeunes attraits,
Nous pourrons en ce temps parler d’un hyménée.
THERSANDRE.
Que je dois aujourd’hui louer ma destinée !
À force de bonheur elle me rend confus.
MÉLINTE.
Ne perdons point de temps en discours superflus ;
Il nous presse, sortons.
THERSANDRE, à Lucille.
Puis-je espérer, Madame ?...
LUCILLE.
Oui, puisqu’avec plaisir j’ai connu vôtre flamme.