Les Comédiens (Casimir DELAVIGNE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 6 janvier 1820.

 

Personnages

 

DERVILLE

DALLAINVAL

GRANVILLE, riche héritier

LORD PEMBROCK

VICTOR, jeune auteur

FLORIDORE, jeune premier

BELROSE, valet

BLINVAL, père noble

BERNARD, confident

MADAME BLINVAL, grande coquette

MADEMOISELLE ESTELLE, soubrette

LUCILE, ingénue

 

La scène se passe à Bordeaux. Le théâtre représente un foyer très élégant.

 

 

PROLOGUE

 

DERVILLE lit une affiche, DALLAINVAL étudie un rôle

 

Le théâtre représente une place publique.

DERVILLE.

« SECOND-THÉÂTRE-FRANÇAIS. Aujourd’hui la première représentation des Comédiens, comédie en cinq actes, en vers... »

Parbleu ! j’ai peine à en croire mes yeux ; cela ne se conçoit pas, et je suis d’une colère...

DALLAINVAL.

Eh, mais ! monsieur, si vous daigniez parler plus bas... ou vous promener plus loin.

DERVILLE.

Comment, c’est vous, mon cher Dallainval !

DALLAINVAL.

C’est Derville, notre ancien camarade. Eh ! mon cher, on ne vous a pas vu depuis votre représentation de retraite.

DERVILLE.

Morbleu ! je suis enchanté de vous trouver ! Quand je suis en colère, je n’aime point à me fâcher tout seul et vous allez faire ma partie. Vous connaissez l’ouvrage qu’on donne ce soir, cette pièce des Comédiens ?...

DALLAINVAL, froidement.

Oui... j’étudiais là mon rôle.

DERVILLE.

Comment, vous avez consenti à y jouer ?

DALLAINVAL.

Pourquoi donc pas ?

DERVILLE.

Certes, voilà du nouveau !

DALLAINVAL.

Eh bien ! n’en demandez-vous pas tous les jours ? Ne répétez-vous pas sans cesse que tous les sujets de comédie sont épuisés, qu’il n’y a plus de caractères ? Vous voyez cependant que celui du Comédien reste encore à traiter !

DERVILLE.

Vous allez donc dire de nous bien du mal ?

DALLAINVAL.

Non pas... Une comédie n’est pas un libelle, et nous garderons les égards et les ménagements...

DERVILLE.

J’entends... Que ne le disiez-vous tout de suite ? C’est une satire où nous nous ferons des compliments...

DALLAINVAL.

Encore moins !... C’est pour le coup qu’on s’égaierait à nos dépens...

DERVILLE.

Eh bien ! morbleu ! que direz-vous donc ?

DALLAINVAL.

Eh, mais !... la vérité !... Un tableau fidèle doit tout peindre !... le bon et le mauvais côté. Chez nous aussi il est de rares vertus et d’estimables qualités ; et vous le savez de reste, tel que le public applaudit comme homme de talent, nous l’estimons comme honnête homme, nous qui le connaissons mieux. On parle de nos rivalités, mais on ne dit pas que toute rivalité cesse dès qu’il faut secourir un camarade... que l’on nous a vus contribuer de nos soins, de nos efforts, de nos faibles talents, pour payer la dette de l’amitié, et prouver qu’aux jours du malheur les artistes sont tous frères, comme les arts qu’ils cultivent !...

DERVILLE.

À la bonne heure ! Si toute la pièce est ainsi, je pense, comme vous, qu’on a raison de la donner, et ce soir je vous réponds que je ne céderai à personne ma place au balcon.

DALLAINVAL.

Un instant... Je ne prétends pas non plus dissimuler nos côtés faibles ! Nous avons bien aussi nos petits travers ; et au fait, quand toutes les classes de la société ont leurs ridicules... je ne vois pas pourquoi nous n’aurions pas aussi les nôtres, pourquoi l’on voudrait établir pour nous une loi d’exception. Dieu merci, il n’y a plus dans l’État de corps privilégiés !... aussi je ne vous cache pas qu’il pourrait bien être question dans la pièce nouvelle de nos petits démêlés, de nos prétentions dramatiques, de nos tournées départementales.

DERVILLE.

Comment, vous parlez de tournées départementales et d’artistes voyageurs ?

DALLAINVAL.

Sans doute.

DERVILLE.

Des couronnes de province ?... et des petits vers de l’endroit ?...

DALLAINVAL.

Un peu.

DERVILLE.

J’y suis... je comprends enfin ! Ce n’est pas nous... c’est le voisin que vous attaquez... c’est bien ! C’est charmant, et nous allons reconnaître tous les portraits.

DALLAINVAL.

J’en suis fâché pour votre pénétration, mais vous ne reconnaîtrez personne.

DERVILLE.

Et qui donc peindrez-vous ?...

DALLAINVAL.

L’espèce en général... et non les individus ; et je vous préviens d’avance que, depuis le père noble jusqu’au souffleur, tout sera de fantaisie.

DERVILLE.

De fantaisie !... de fantaisie ! Vous avez beau dire, vous ne m’empêcherez pas, moi, de faire des allusions, si cela me plaît.

DALLAINVAL.

Vous en empêcher !... Eh ! qui le pourrait ? On imprimerait aujourd’hui le chapitre de Gil Blas sur les comédiens, que chacun voudrait reconnaître tous les personnages. Mais nous protestons d’avance ; nous nous défendons de toute interprétation maligne ; si vous y trouvez des allusions, c’est vous qui les aurez faites... et, si j’ai sur vous quelque pouvoir, regardez-y à deux fois...

DERVILLE.

Oh ! nous verrons... je ne promets rien... et puisque vous êtes décidés à n’épargner personne, depuis le souffleur jusqu’au père noble, passe pour ces messieurs, je renonce à les défendre ; mais ces dames ?...

DALLAINVAL.

Ces dames !... ces dames sont fort aimables, et nous savons surtout le respect qu’on leur doit... Régnant par les grâces et les talents... chéries, adorées, environnées d’hommages... elles ont tant de qualités brillantes sur lesquelles on peut les louer, qu’elles-mêmes nous abandonneront volontiers quelques légères imperfections, quelques petits caprices qui les rendent encore plus piquantes ! Les ombres ne déparent point un tableau ; au contraire, elles le font ressortir... et nous mettrons si peu d’ombres...

DERVILLE.

Que ce sera clair comme le jour... Je vois cela d’ici...

DALLAINVAL.

Mais non, mon cher, un demi-jour, et pas autre chose !

DERVILLE.

Et vous croyez que cette pièce-là sera bonne ?

DALLAINVAL.

Nous l’avons reçue ; et, si on la trouve mauvaise, ce sera un chapitre de plus à ajouter à celui de nos erreurs ; mais en tout cas, j’en suis certain, le public nous saura gré de l’intention.

DERVILLE.

Et vous croyez que les comédiens la joueront ?...

DALLAINVAL.

Oui, monsieur.

DERVILLE.

Et qu’ils la joueront bien ?

DALLAINVAL

Du moins de leur mieux.

DERVILLE.

Un accident et les trois saluts d’usage n’en suspendront pas la représentation ?

DALLAINVAL.

Non, certes.

DERVILLE.

Eh bien ! puisque rien n’est sacré pour vous, je vous déclare, moi, que je vais convoquer le ban et l’arrière-ban des artistes de la capitale, ceux qui sont retirés depuis vingt ans, ceux mêmes de votre théâtre qui ne sont pas ce soir en activité de service, ceux enfin de tous les théâtres de la banlieue : je reviens à leur tête jouer mon rôle au parterre, et je puis vous certifier que ce ne sera pas un rôle muet. Adieu.

DALLAINVAL, au public.

Messieurs les gens de cour, messieurs les avocats, messieurs les médecins, financiers, huissiers, praticiens, bourgeois de tous les rangs et de tous les états, messieurs les maris, classe nombreuse et respectable, et vous, mesdames, dont on adore, tout en les maudissant, les tendres faiblesses et les aimables caprices, vous tous, que depuis trois siècles nous avons le privilège d’amuser à vos dépens, permettez-nous de vous amuser ce soir aux nôtres. Bien que notre camarade Derville regarde sa profession comme sacrée, je crois qu’il y va de notre gloire de ne pas être les seuls épargnés, et qu’un corps dont Molière a fait partie ne saurait être déshonoré par quelques ridicules qui tiennent aux hommes et non à la profession qu’ils exercent. D’ailleurs, messieurs, l’ouvrage que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous est une espèce de proclamation, un manifeste dramatique que nous vous adressons ; car, attaquer les abus, c’est prendre, autant que possible, l’engagement de s’en garantir.

Il sort.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

GRANVILLE, assis auprès d’une table, un journal à la main

 

Pour m’introduire ici ce moyen n’est pas mal ;

Non, ma foi... relisons l’article du journal.

« Grande terreur chez nos puissances dramatiques ! On assure que le ministère, jaloux d’étendre aux départements certaines mesures que la décadence de l’art avait rendues nécessaires dans la capitale, vient de nommer un inspecteur général des théâtres de province. Ce personnage redoutable doit, dit-on, parcourir nos principales villes, et se présenter sous un nom supposé chez nos comédiens pour juger par lui-même des abus qui peuvent appeler l’attention de l’autorité... »

En me donnant pour lui j’en saurai davantage.

Qui me peut démentir ?... Personne. Allons, courage !

Je connais mon théâtre, et veux en amateur

Jouer à mon profit le rôle d’inspecteur.

 

 

Scène II

 

GRANVILLE, LORD PEMBROCK

 

PEMBROCK, en entrant.

À travers les détours de ces corridors sombres,

J’ai cru m’ensevelir dans le séjour des ombres :

Que béni soit le jour qui me luit à la fin !

GRANVILLE.

Eh ! c’est milord Pembrock ! Quel est l’heureux destin

Qui, rendant à mes vœux sa grâce britannique,

L’a conduite à Bordeaux dans le foyer comique ?

PEMBROCK.

Cher Granville, ah ! bonjour. Vous voilà revenu

Du fin fond du Mogol, où je vous ai connu ?

GRANVILLE.

En parfaite santé, milord, et sans naufrage.

Mais vous, dans un foyer !... Quelque intrigue, je gage ?

PEMBROCK.

Non ; d’un monsieur Bernard je cherche le bureau.

On doit donner ce soir un ouvrage nouveau ;

Le journal que je lis d’avance en fait l’éloge :

Je viens tout bonnement pour louer une loge.

GRANVILLE.

Séjournez-vous longtemps parmi les Bordelais ?

Puis-je espérer, milord...

PEMBROCK.

Je ne suis plus Anglais ;

L’hymen va m’enchaîner loin des brouillards d’Écosse.

GRANVILLE.

Comment donc ?

PEMBROCK.

Ce lien à mon âge est précoce.

De voyager par ton je me suis fatigué ;

Mais je voulais, des arts amateur distingué,

Pour me donner à Londres un vernis littéraire,

Citer vos beaux esprits dans mon itinéraire.

Tandis que mon album, chargé de vers charmants,

Achevait sa moisson dans les départements,

L’amour surprit mon cœur entre Dax et Bayonne :

Je prends racine en France, et fais souche gasconne.

GRANVILLE.

Quoi ! vous vous mariez ?

PEMBROCK.

Le trait qui m’a dompté

Des regards d’une veuve est parti cet été.

Je roulais vers Bayonne, où tendait mon voyage :

Soudain vient à passer un brillant équipage,

Qui, par mon phaéton dans sa course heurté,

Au cri des voyageurs s’abat sur le côté.

J’arrête, et vois descendre une femme expirante ;

Elle tombe sans force aux bras de sa suivante,

L’œil éteint, le front pâle et les cheveux épars.

Moi, qui soutiens toujours l’honneur des Léopards,

Surtout auprès du sexe, en offrant ma voiture

Je tourne un compliment qui d’abord la rassure.

Sa suivante à mon char la conduit par la main ;

Elle allait à Bordeaux, j’en reprends le chemin.

Les plus fières beautés n’ont jamais dans l’Asie

D’un aiguillon si vif piqué ma fantaisie ;

Mes regards, attachés sur ses yeux languissants,

Commençaient à parler du trouble de mes sens :

Mais j’apprends qu’elle est veuve ; elle pleure, et ses larmes

Contre ma liberté sont de mortelles armes.

Je l’invite à l’auberge, en termes délicats,

À tromper sa douleur par un frugal repas :

La baronne consent, car c’est une baronne,

Et la Tamise enfin soupe avec la Garonne.

GRANVILLE.

Vous ailliez donc toujours à conter vos exploits ?

PEMBROCK.

C’est mon faible. À Bordeaux nous arrivons tous trois.

La maison de ma veuve aussitôt m’est ouverte.

De ses parents très jeune elle a pleuré la perte,

Et n’a plus qu’une tante, aimable à cinquante ans,

Qui fut par sa vertu l’exemple de son temps :

J’ai pris pour les charmer les façons du grand monde ;

Fertile en traits heureux qui sentent la Gironde,

J’étonne les Gascons de mes airs étourdis ;

Je ne dis plus goddam, et jure par sandis.

Comme au seul nom d’amour leur fierté s’effarouche,

Enfin le mot d’hymen est sorti de ma bouche.

GRANAILLE.

Dit par un lord, ce mot leur a semblé fort doux ?

PEMBROCK.

Les accords sont signés, je lui rends son époux.

Je vais donc la former, cette adorable chaîne !

Que n’est-ce dès demain ! Mais ma belle inhumaine

Sur mon bonheur futur fait un léger emprunt,

Pour accorder huit jours aux mânes du défunt,

Lequel, étant Français, toutes les nuits l’obsède,

Très courroucé, dit-on, qu’un Anglais lui succède.

Ma veuve, très jalouse, exige sur ma foi

Que pendant tout son deuil je m’enferme chez moi,

Et croit, en m’imposant cette triste huitaine,

De son pauvre baron consoler l’âme en peine.

Elle est femme et timide ; en époux résigné.

Chez moi par un serment je me suis consigné.

GRANVILLE.

Ce soir, si votre grâce est de près surveillée,

On saura...

PEMBROCK.

Je retiens une loge grillée :

Qui diable peut me voir ? Ferai-je une noirceur

En manquant de parole à mon prédécesseur ?

Je suis, vous le savez, littérateur dans l’âme,

Et l’amour doit céder quand Apollon réclame.

Mais ce monsieur Bernard, qu’on a dû prévenir,

Tranchant du grand seigneur, tarde bien à venir.

GRANVILLE.

Nos messieurs du théâtre ont tous ce privilège.

J’attends depuis une heure un ami de collège,

Le Crispin de la troupe.

PEMBROCK.

Eh ! mais, par quel hasard

Avez-vous donc quitté votre oncle Balthasard ?

D’intendant près de lui vous remplissiez l’office,

Et ce fut par vos soins qu’il me rendit service.

GRANVILLE.

Il vivait au Mogol en forban retiré,

Quand il fut par la mort surpris contre son gré :

La faculté du lieu le traita, Dieu sait comme !

Ils étaient trois docteurs, et pourtant...

PEMBROCK.

Le pauvre homme !

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

GRANVILLE.

Qu’il mourût.

Maints convoiteurs de biens se tenaient à l’affût,

Et voulaient, dans l’espoir de happer l’héritage,

De son dernier soupir s’emparer au passage ;

Mais un rayon d’en haut le vint illuminer :

Quoiqu’il fût plus enclin à prendre qu’à donner,

Sur son lit de douleur un reste de tendresse,

Ranimant ses esprits glacés par la vieillesse,

Lui fit signer un acte à ses derniers moments

Qui me semble un chef-d’œuvre en fait de testaments.

PEMBROCK.

Un chef-d’œuvre, pourquoi ?

GRANVILLE.

Par la raison très claire

Qu’il me fait de son bien unique légataire.

PEMBROCK.

Excellente raison !

GRANVILLE.

Je dus, quand j’héritai,

Pour remplir du mourant l’expresse volonté,

M’informer à Bordeaux de sa nièce Lucile,

Auprès d’un vieux parent dont elle est la pupille,

De l’artiste Bernard confident par état,

Et qui ne risque rien de mourir intestat,

Car il n’a pas le sou. Mon oncle, article seize,

Me la choisit pour femme, au cas qu’elle me plaise ;

Sinon de la doter il m’impose la loi.

Pouvais-je de son or faire un meilleur emploi ?

Échappé pour Lucile aux fureurs de Neptune,

J’apportais à ses pieds mon cœur et ma fortune ;

J’apprends, pour mes amours funeste pronostic,

Qu’elle fait par son jeu les beaux jours du public.

Enfin, moi, son futur, hier je ne l’ai vue

Qu’en payant au bureau ma première entrevue.

PEMBROCK.

Comment la trouvez-vous ?

GRANVILLE.

L’aimable objet, morbleu !

Que d’esprit, de candeur ! quel naturel ! quel feu !

PEMBROCK.

Je ne vous défends pas de lui rendre justice ;

Mais auriez-vous dessein d’épouser une actrice ?

GRANVILLE.

Non... je ne sais, milord ; ou plutôt j’en conviens,

Admis chez ces messieurs, sans parler de mes biens,

Je veux étudier ses mœurs, son caractère,

Dont il n’est pas prudent de juger du parterre.

Le tableau, vu de près, blesse-t-il mes regards.

Je me nomme un matin, je la dote et je pars ;

J’embrasse une entreprise en naufrages féconde,

Et, pour me consoler, cours découvrir un monde.

Si, malgré ses beaux yeux, Lucile a résisté

À deux grands ennemis, plaisir et pauvreté,

Je l’enlève au théâtre, en un mot je l’épouse,

Et l’enchaîne au destin d’un nouveau La Pérouse.

 

 

Scène III

 

GRANVILLE, LORD PEMBROCK, BERNARD

 

BERNARD.

Au bureau, m*a-t-on dit, où j’arrive un peu tard,

Un gentilhomme anglais cherchait monsieur Bernard.

PEMBROCK.

Seriez-vous ?...

BERNARD.

Oui, milord, c’est ainsi qu’on me nomme.

GRANVILLE, à part.

Ah ! mon cousin Bernard a l’air d’un bien brave homme !

BERNARD, à Pembrock.

Il faut être à son poste ; un inspecteur, dit-on,

De Paris à dessein parti sons un faux nom,

Doit s’introduire ici sans se faire connaître.

GRANVILLE, à part.

Passer pour l’inspecteur me semble un coup de maître.

BERNARD.

Hâtons-nous, s’il vous plaît.

PEMBROCK.

Cher Granville, au revoir.

GRANVILLE.

Je compte bien, milord, vous rencontrer ce soir.

 

 

Scène IV

 

GRANVILLE

 

Ce folâtre Pembrock, il est toujours le même ;

Je me défie un peu de la beauté qu’il aime ;

Son amour-propre anglais, souvent humilié,

Dans les tours qu’on lui joue est toujours pour moitié.

Mais quoi ! déjà midi ! Je plains fort la personne

Exacte au rendez-vous qu’au théâtre on lui donne.

 

 

Scène V

 

GRANVILLE, BELROSE

 

GRANVILLE.

Je te revois enfin, mon vieil ami Lebrun.

BELROSE.

Lebrun, pour un artiste, est un nom trop commun ;

Je m’appelle Belrose.

GRANVILLE.

Eh bien, Belrose passe.

Te souvient-il, mon cher, qu’autrefois dans la classe

Tu te mêlais déjà de déclamation ?

Ton instinct t’y portait.

BELROSE.

Dis ma vocation.

GRANVILLE.

Te voilà donc acteur : c’est un métier fort triste.

BELROSE.

En nous parlant, vois-tir, le mot propre est artiste.

GRANVILLE.

Artiste si tu veux ; si bien que ton appui

Peut m’impatroniser dans la troupe aujourd’hui.

BELROSE.

Tu le feras chasser avec ignominie :

La troupe ! eh ! d’où viens-tu ? Dis donc la compagnie.

GRANVILLE.

À tout propos, morbleu ! veux-tu me contrôler ?...

Je n’ai qu’à dire un mot, mon cher, tu vas trembler.

BELROSE.

Quel est ce mot terrible ?

GRANVILLE.

Écoute : on vous menace

D’un coup d’autorité dont le seul bruit vous glace.

BELROSE, étonné.

C’est vrai : Paris vers nous détache un inspecteur

Qui doit porter dans l’ombre un œil observateur,

Et pour venger les droits de l’art en décadence

Foudroyer nos talents dans sa correspondance.

Serais-tu par hasard...

GRANVILLE.

Oui ; chut !

BELROSE, avec effusion.

Je le revois,

Cet excellent ami ! va, je pensais à toi :

En lisant ton billet j’ai pleuré de tendresse.

GRANVILLE.

Je te crois, sois prudent.

BELROSE, bas.

J’approuve ton adresse.

Je puis te découvrir d’effroyables abus,

Si tu veux à Paris protéger mes débuts.

GRANVILLE.

Soit ; mais tu vas tout dire.

BELROSE.

Ah ! qu’à cela ne tienne.

GRANVILLE, à part.

Voyons s’il pousse loin la charité chrétienne.

BELROSE.

Tous les emplois sont nuls, hors celui des valets.

GRANVILLE.

Que tu tiens ?

BELROSE.

J’ose dire, avec quelque succès.

Nos affaires vont mal ; parmi nous, comme à Rome,

Alors pour dictateur on choisit un grand homme,

Et Floridore, élu dans ce besoin urgent,

Est chef d’un comité qu’on nomme dirigeant.

De ce conseil des cinq ton serviteur est membre,

Et gouverne l’état d’avril jusqu’en septembre.

Floridore a du sens, des lumières, du goût ;

Il a tout, il sait tout, il se vante de tout.

Fièrement retranché dans sa froide importance,

Il vous parle toujours à dix pas de distance,

Arrange son maintien, calcule un geste, un mot :

Voilà son beau côté ; du reste, c’est un sot.

GRANVILLE.

Ce début-là promet.

BELROSE.

Oh ! pour madame Estelle...

GRANVILLE.

Je ne la connais pas.

BELROSE.

La chose est naturelle ;

Elle obtint par faveur un congé de deux mois

Qu’un arrêt du conseil prorogea jusqu’à trois.

Elle rentre ce soir : soubrette du théâtre,

Elle aspire aux bravos du parterre idolâtre.

C’est peu : vive en intrigue et coquette à l’excès,

Elle aime tous les arts, poursuit tous les succès.

Protège les auteurs, arrange les querelles,

Rend visite aux journaux pour les pièces nouvelles.

Dans ses brusques écarts désolant vingt rivaux,

Elle cherche un époux et par monts et par vaux.

Son automne s’approche, et Lisette a la rage

De couvrir d’un contrat les péchés du bel âge.

GRANVILLE.

Fort bien.

BELROSE.

Plus d’un hymen fut par elle ébauché ;

Mais pour un œil de femme est-il rien de caché ?

Une dame Blinval, notre grande coquette,

Déjoue incessamment les projets de Lisette,

Et donne aux trahisons un tour original

Qu’on n’a pas pu prévoir dans le code pénal.

Son esprit inventif par instinct se fatigue

À rêver aux moyens d’éventer une intrigue.

Elle épousa Blinval à dix-sept ans au plus.

Il était jeune alors ; ô regrets superflus !

Ce jeune et beau Rodrigue est aujourd’hui don Diègue :

Aux honneurs du soufflet son âge le relègue.

Ces tranquilles époux, d’un commun sentiment,

En se voyant toujours vivent séparément :

Ils ne se parlent plus depuis leur mariage ;

Aussi dit-on partout qu’ils font très bon ménage.

GRANVILLE.

Et que dit-on de toi ?

BELROSE.

Moi, qui je suis le meilleur,

On me trouve brouillon et quelque peu railleur.

GRANVILLE.

Fi ! l’éloge est modeste, et pour toi j’en appelle...

Attends... il me souvient... si l’affiche est fidèle,

J’ai vu quelque autre nom... Vous avez parmi vous

Certain monsieur Bernard ?

BELROSE.

C’est un homme fort doux ;

Il est du chef d’emploi la troupe auxiliaire,

Dans Racine Eurybate, Ergaste dans Molière ;

De la location il porte le fardeau

Et frappe les trois coups au lever du rideau.

GRANVILLE.

Mais tu ne me dis rien d’une jeune Lucile

Dont le renom s’étend aux deux bouts de la ville.

BELROSE.

Oh ! oh ! c’est un sujet rare, excellent, parfait.

GRANVILLE.

Bah !

BELROSE.

Prodige inouï, dont je suis stupéfait.

Lucile a de l’esprit, un talent qu’on admire,

De la beauté, vingt ans, et pas de cachemire.

GRANVILLE.

Vraiment ?

BELROSE.

C’est à confondre !

GRANVILLE.

Ah ! je veux t’embrasser.

BELROSE.

Notre Agnès a l’honneur de vous intéresser ?

GRANVILLE.

Infiniment.

BELROSE.

Tant pis.

GRANVILLE.

Pourquoi ?

BELROSE.

Tu me fais peine.

GRANVILLE.

D’où vient ?

BELROSE.

C’est très fâcheux.

GRANVILLE.

Quoi ?

BELROSE.

La chose est certaine.

GRANVILLE.

Mais...

BELROSE.

Elle aime un auteur.

GRANVILLE.

Diable ! je viens trop tard.

BELROSE.

C’est, dit-on, de l’aveu de son tuteur Bernard.

BLINVAL, dans la coulisse.

« Fuyez donc, retournez dans votre Thessalie. »

GRANVILLE.

À l’autre !

BELROSE.

C’est Blinval. La chronique publie

Qu’il a fait à Paris un début malheureux.

GRANVILLE.

Eh ! que m’importe, à moi !

BELROSE.

C’est un esprit haineux.

GRANVILLE.

Mon Dieu ! dis-moi plutôt...

BELROSE.

Mannequin politique,

Prôneur très roturier de la noblesse antique,

Les nobles, sous Pépin, lui sont assez connus ;

À dater du roi Jean, rien que des parvenus.

Quand on reprit Mérope, il sentit quelque honte

De prêter son visage au soldat Polyphonte,

Et tremblait d’avoir dit d’un air séditieux :

« Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux. »

 

 

Scène VI

 

GRANVILLE, BELROSE, BLINVAL

 

BLINVAL, un livre à la main.

« Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense ;

« Je veux moins de valeur et plus d’obéissance...

« Fuyez, je ne crains pas votre impuissant courroux... »

BELROSE.

Salut au roi des rois : comment vous portez-vous ?

GRANVILLE.

Pourquoi donc l’arrêter ?

BELROSE, bas.

Moi, c’est amitié pure ;

Je voudrais m’assurer de sa mésaventure.

BLINVAL, tristement.

Bonjour.

BELROSE, à Granville.

Il a l’air sombre, on l’aura bafoué.

À Blinval.

Paris est-il content ? Avons-nous bien joué ?

BLINVAL.

On sait comme je pense, on m’en a fait un crime.

BELROSE.

Quoi ! de l’opinion vous seriez la victime ?

BLINVAL.

Hélas !

BELROSE.

Ce bon Blinval ! ah ! j’en suis désolé.

BLINVAL.

Sur leurs premiers talents je m’étais modelé :

Pâle, roulant des yeux, effaré, hors d’haleine,

J’allongeais de grands bras, je parcourais la scène ;

Bref, j’ai frappé du pied, crié, gesticulé...

BELROSE,

Et qu’a fait le public ?

BLINVAL.

Le public m’a sifflé.

BELROSE.

Opinion, parbleu !

BLINVAL.

Je conviens, à leur gloire,

Que trois ou quatre fois j’ai manqué de mémoire.

Ils sifflent sans égard, dès qu’ils sont mécontents ;

À quoi servira donc qu’on ait des sentiments ?

GRANVILLE.

Le public, dont l’arrêt punit ou récompense,

S’informe comme on joue, et non pas comme on pense.

BLINVAL.

Monsieur, depuis vingt ans je soutiens qu’il a tort ;

À Belrose.

C’est là mon grand débat avec votre Victor,

Dont vous donnez ce soir une pièce nouvelle.

Monsieur est sou ami, puisqu’il prend sa querelle,

GRANVILLE.

Je ne l’ai jamais vu.

BLINVAL.

C’est trop heureux, ma foi.

Ne le voyez jamais.

GRANVILLE.

Puis-je savoir pourquoi ?

BLINVAL.

Au goût du métromane il joint l’humeur d’Alceste ;

Tout se peint à ses yeux d’une couleur funeste,

Et cet orgueil chagrin, qui n’a jamais plié.

Des égards qu’il nous doit se croit humilié.

Jamais d’un mot flatteur sa voix ne nous caresse ;

Sa franchise parfois frise l’impolitesse.

Je lui demande un jour, après Agamemnon,

Ai-je été bien sublime ? il m’a répondu : Non.

C’était fort déplacé. Par ce ciel que j’atteste...

BELROSE.

Revenez sur la terre.

BLINVAL.

Eh bien ! je le déteste

Franchement, bonnement ; et je serai vengé,

Car Bernard doit ce soir lui donner son congé.

GRANVILLE.

Vous dites... ?

BELROSE.

Du conseil doyen et secrétaire,

Pour vos yeux exercés il n’est point de mystère.

Donnez-nous sur Lucile une explication.

Elle aime ce Victor ?

BLINVAL.

Comment ! de passion.

GRANVILLE.

De passion !

BLINVAL.

C’est sûr.

BELROSE, à Granville.

Le cœur de nos déesses

N’est pas inaccessible aux humaines faiblesses.

BLINVAL.

Quand elle débuta, ce fut la pauvreté

Qui réduisit Bernard à cette extrémité.

Le début fut brillant ; mais, chose assez commune,

Sans enrichir l’actrice, il fit notre fortune.

Victor la vit, l’aima, parut, et, s’il vous plaît,

Lucile en raffola, tout sauvage qu’il est.

En vain nos Céladons lui peignaient leur martyre,

Sa conduite jamais n’éveilla la satire ;

Et ce couple amoureux habite innocemment

Les hautes régions du plus pur sentiment.

Bernard, importuné de leur longue tendresse,

N’a pu contre leurs vœux défendre sa faiblesse ;

Mais à nos deux amants, qu’il a promis d’unir,

Il veut qu’un beau succès assure un avenir.

Voici le jour fatal ; dressé chez le notaire,

Le contrat n’attend plus que l’aveu du parterre.

Ce soir chute complète ; et comme je rirai

De voir par le public le contrat déchiré !

Quel plaisir !... Mais, bonjour, Clytemnestre m’appelle,

Je suis dans un accès de bonté paternelle ;

J’arrange pour demain mes tragiques douleurs ;

Je vois, j’entends ma fille et sens couler mes pleurs.

 

 

Scène VII

 

GRANVILLE, BELROSE

 

GRANVILLE.

Il pleure ses enfants de Mycène ou de Rome,

Et veut un mal de diable à ce pauvre jeune homme.

Voyez le bon apôtre ! Ah ! ton monsieur Blinval

Fait tant qu’il m’intéresse au sort de mon rival.

Tu connais son ouvrage ; eh bien donc, que t’en semble ?

BELROSE.

C’est une comédie en cinq actes.

GRANVILLE.

Je tremble.

BELROSE.

L’intrigue est assez forte et la pièce a du fonds ;

Mais c’est bien gai...

GRANVILLE.

Tant mieux !

BELROSE.

Tant pis !

GRANVILLE.

Tu me confonds.

BELROSE.

Mon cher, au goût du jour nous devons nous soumettre,

Et le siècle en riant croirait se compromettre.

GRANVILLE.

Eh bien ! moi, sans courir après un trait malin,

Je te le dis tout net : j’ai vu Londres et Berlin ;

Je trouve à nos auteurs un air de Germanie ;

On se perd dans les cieux, chacun vise au génie ;

Pour ces penseurs profonds le rire est trop bourgeois.

Et leur comique est gai comme l’Esprit des Lois.

BELROSE.

Tu vas citer Regnard et ton ami Molière ;

De nos jours la morale est beaucoup plus sévère.

GRANVILLE.

Nos aïeux, au théâtre oubliant leurs travaux,

Pour aimer plus à rire étaient-ils moins moraux ?

Je sais, et j’en suis fier, que le siècle où nous sommes

Peut citer quelques noms après mes deux grands hommes ;

Mais notre goût exquis, mortel aux grands talents,

N’ouvre qu’un cercle étroit à leurs pas chancelants.

La morale ! eh ! morbleu ! la morale en alarmes

Doit-elle à tout propos crier, prendre les armes ?

Les mœurs sur le théâtre ont pour nous mille appas ;

Mais courez nos salons, et vous n’en trouvez pas.

Quand nous applaudissons la plus fade équivoque,

D’un trait joyeux et franc notre bon ton se choque

Et ne pardonne pas un écart de gaieté

Au feu d’un esprit vif par sa verve emporté ;

Des sots de tous les rangs la ferveur politique

Transforme le parterre en arène publique ;

Attaquez nos penseurs, vos vers sont trop méchants ;

Bernez-vous un marquis, la noblesse est aux champs.

L’auteur intimidé perd son indépendance,

Le naturel s’enfuit, l’art tombe en décadence ;

L’ennui règne, et j’enrage, à ne rien déguiser,

De voir que les Français ont peur de s’amuser.

BELROSE.

Oh ! quand la politique en discutant l’inspire,

Un homme en dit toujours plus qu’il n’en voulait dire.

GRANVILLE.

Le pauvre esprit ! jamais tu ne prendras l’essor ;

Mais tu peux m’être utile, et je t’estime encor.

Dans le tripot comique il faut que je me lance :

Floridore est ici, voyons son excellence.

Tu vas me présenter.

BELROSE.

Oui.

GRANVILLE.

Comme un débitant.

BELROSE.

Réfléchissons un peu sur ce point important :

Ce titre éveillera plus d’une jalousie.

Va, crois-moi, sois auteur.

GRANVILLE.

J’aime mieux...

BELROSE.

Fantaisie !

Toi débutant, chacun te suit d’un œil d’effroi ;

Auteur, aucun de nous ne prendra garde à toi.

Prenant un rouleau de papier sur la table.

Le manuscrit te manque... Ah ! prends...

GRANVILLE.

Quoi ?

BELROSE.

Prends, te dis-je.

GRANVILLE.

Mais c’est du papier blanc !

BELROSE.

Allons, prends, je l’exige.

Il te faut un ruban... celui de Figaro ;

Tiens... La rosette... bon.

GRANVILLE.

Tu me perdras, bourreau !

Si quelqu’un lit la pièce...

BELROSE.

Eh ! sois sans crainte aucune ;

J’en reçois vingt par mois, et je n’en lis pas une.

Attention ! j’entends notre jeune premier ;

Son asthme le trahit du bas de l’escalier.

 

 

Scène VIII

 

GRANVILLE, BELROSE, FLORIDORE, LAURENT, UN TAILLEUR, UN HABITUÉ, GARÇONS DE THÉÂTRE

 

GRANVILLE, à Belrose.

Dis donc, c’est un vieillard.

BELROSE.

Non, pardieu, je te jure ;

Mais c’est un amoureux de jeunesse un peu mûre.

FLORIDORE, au tailleur.

Deux vestes à fleurs d’or et deux habits complets.

À l’habitué.

Vous m’entendez, allez. Voici vos dix billets ;

Mais faites, s’il vous plaît, mon affaire en personne.

Toi, prépare, Laurent, les vers et la couronne

Que le public charmé doit jeter de ta main

À l’acteur de Paris qui paraîtra demain.

À sa suite.

Sortez.

BELROSE.

Souffrez, mon cher, qu’ici je vous présente

Un de mes bons amis que la gloire tourmente.

Un homme de talent qui fait des vers moraux ;

Docteur en droit romain et maître ès Jeux floraux.

Il a dans un écrit commenté les trois codes,

Et lance des extraits dans le journal des modes.

Génie universel ! Il m’a dit ce matin

Qu’il veut nous réunir dans un pompeux festin ;

Il n’ose l’avouer, mais d’avance il s’honore

De posséder chez lui le brillant Floridore.

GRANVILLE, à part.

Que dit-il ?

FLORIDORE, à Granville.

Tout Bordeaux veut m’avoir à dîner ;

Je n’ai point dans un mois un seul jour à donner...

Mais demain je suis libre.

BELROSE.

Ô faveur sans seconde !

À Granville.

Hem !... comme je te sers.

GRANVILLE, à Belrose.

Que le ciel te confonde !

À Floridore.

Monsieur, je suis ravi...

BELROSE.

C’est conclu pour demain.

À Floridore.

Il invite en auteur et sa pièce à la main.

FLORIDORE.

On ne peut pas douter qu’elle ne soit fort belle.

GRANVILLE.

Monsieur, le sentiment est le genre où j’excelle :

Le comique du cœur.

FLORIDORE, avec un sourire d’approbation.

Voici le manuscrit ?

GRANVILLE.

Oui, monsieur.

Floridore prend le papier.

BELROSE.

Quelle verve ! et comme c’est écrit !

GRANVILLE.

Tais-toi !

BELROSE.

Vous y verrez un jeune homme, un Valère,

Vingt-cinq ou vingt-six ans ; ce rôle doit vous plaire.

FLORIDORE.

D’avance je le crois.

BELROSE.

Donnez-nous vos avis.

GRANVILLE.

Tais-toi donc.

BELROSE.

À la lettre ils seront tous suivis.

FLORIDORE.

Je vous les donnerai.

BELROSE.

La feuille est assez large :

Faites-nous le plaisir de les écrire en marge.

GRANVILLE.

J’enrage.

FLORIDORE.

Je ne puis vous accorder ce point :

Je donne mes avis et ne les écris point.

BELROSE, bas à Granville.

Et pour cause.

FLORIDORE fait un pas pour sortir et revient. À Belrose.

À propos, je n’accuse personne ;

Mais depuis un bon mois qu’elle a quitté Bayonne,

Estelle m’a prié d’assembler le conseil :

Nous manquons trois sur cinq ; qu’un scandale pareil

À Granville.

N’ait pas lieu dans une heure ; adieu. J’ai l’honneur d’être.

 

 

Scène IX

 

GRANVILLE, BELROSE

 

GRANVILLE.

Parle, quel est ton but ? que t’ai-je donc fait, traître ?

BELROSE.

Suis-je si criminel de rire à ses dépens ?

GRANVILLE.

Tu t’amusais aux miens.

BELROSE.

Allons, je me repens.

Il ne te lira pas, mon Dieu ! sois donc tranquille.

GRANVILLE.

Eh ! que n’invitais-tu chez moi toute la ville ?

BELROSE.

T’ai fait très prudemment, par deux bonnes raisons ;

Tu nous observes tous, et nous nous amusons.

Le Champagne éclaircit de terribles mystères ;

J’invite de ta part tous nos sociétaires.

GRANVILLE.

Un moment !

BELROSE.

Nous serons les deux amphitryons :

Tu feras les frais ; moi, les invitations.

Sois dans une heure ici. Comme un auteur que j’aime,

Je veux au comité te présenter moi-même.

L’auteur chez qui l’on dîne est sûr d’un beau succès ;

Qui dîne avec son juge a gagné son procès :

Tout s’arrange en dînant dans le siècle où nous sommes,

Et c’est par les dîners qu’on gouverne les hommes.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BERNARD, VICTOR

 

VICTOR.

Non, ne le croyez pas, je me tiendrais infâme

Si ce honteux espoir avait séduit mon âme.

BERNARD.

On a, mon cher Victor, des amis, des parents...

VICTOR.

Je pourrais mendier les applaudissements !

BERNARD.

L’usage est votre excuse.

VICTOR.

Ah ! fi ! c’est un scandale.

BERNARD.

De ses admirateurs sans peupler une salle,

On doit tout doucement préparer le succès.

Vous pouvez disposer de quarante billets ;

Je les ai demandés.

VICTOR.

Et moi, je les refuse.

BERNARD, lui présentant les billets.

Usez de votre droit.

VICTOR, les déchirant.

Voilà comme j’en use.

BERNARD.

Mais vous extravaguez.

VICTOR.

Je vois avec mépris

Ces triomphes d’un jour achetés ou surpris,

Des beaux esprits du temps les manœuvres savantes,

Ces bruyants alliés, ces machines vivantes,

Dont l’auteur appuyant son mérite en défaut

Contre tout un public prend un succès d’assaut.

Eh quoi ! j’ai dévoré les dégoûts, les outrages,

J’ai consumé mes nuits à polir mes ouvrages,

Pour que vingt malheureux par mon or soudoyés

Chatouillent mon orgueil de leurs bravos payés !

Et c’est ce bruit flatteur qu’on nomme une victoire !

Un cœur né généreux poursuit une autre gloire.

Je confie au public mes plus chers intérêts ;

Mais en les respectant j’attendrai ses arrêts.

Malheur à l’esprit vain qui, dans l’ardeur de plaire,

Se dérobe aux rigueurs d’un juge qui l’éclaire !

Le parterre abusé n’est dupe qu’un instant ;

L’auteur s’est pris lui seul dans les pièges qu’il tend :

Trompé sur ses écarts, il doit faillir encore,

Et, retombant sans cesse aux défauts qu’il ignore,

Laisse d’un beau talent l’espérance avorter,

En volant des succès qu’il eût pu mériter.

BERNARD.

L’honneur exagéré va droit au ridicule.

Pour réformer nos mœurs vous prenez la férule.

Vous débutez, Victor ; dans ce pas hasardeux,

Aurez-vous pour soutien un journaliste ou deux ?

VICTOR.

Non.

BERNARD.

Et si par hasard leur plume vous déchire ?

VICTOR.

C’est un malheur.

BERNARD.

Chez eux allez vous faire écrire.

VICTOR.

Non.

BERNARD.

On voit bien son juge.

VICTOR.

Eh ! non, mille fois non.

Parlez, qu’importe au mien mon visage ou mon nom ?

Quand je viens l’attendrir, c’est un sot s’il m’écoute ;

Il est vil s’il se vend, lâche s’il me redoute.

Un bon ouvrage enfin tue un mauvais journal.

Moi, j’irais caresser jusqu’en son tribunal

Quelque arbitre du goût dont la feuille éphémère

Distille les poisons d’une censure amère ;

Au bon sens, au bon droit donne un plat démenti ;

Pour juger un auteur consulte son parti ;

Aigrit nos passions et dénonce à la France

L’écrit qu’il n’a pas lu, mais qu’il flétrit d’avance !

Voilà donc les faux dieux que je dois encenser !

Ah ! croyez-moi, leurs traits ne peuvent m’offenser.

Qu’ils soient mes ennemis, que leur courroux m’accable,

Qu’ils me déchirent, soit : leur haine est honorable.

Il est, n’en doutez pas, il est d’autres censeurs,

Du talent méconnu courageux défenseurs,

Qui lui prêtent leur voix avant qu’il la réclame,

Qui ne trafiquent point de l’éloge ou du blâme,

Et, gardant pour le vice une juste fureur,

Des travers de l’esprit se moquent sans aigreur.

Je rends trop de justice à ces rares mérites

Pour les importuner de mes lâches visites.

Si je cueille un laurier par la gloire avoué,

Je ne connaîtrai point celui qui m’a loué.

Au moins je pourrai dire : Il écrit ce qu’il pense.

Est-il quelques chagrins que ce mot ne compense,

Qu’il ne fasse oublier, qu’il ne change en plaisirs ?

Tel est le but constant qu’embrassent mes désirs :

Inestimable bien, honneur digne d’envie,

Que je paierai trop peu du repos de ma vie.

BERNARD.

J’aime ces sentiments, ils sont beaux ; mais enfin

Avec beaucoup d’honneur on peut mourir de faim.

Lucile est mon trésor, mon espoir, ma famille ;

Moins tendrement peut-être un père aime sa fille.

Vous voulez nous ravir cet excellent sujet :

Bien que dans un mari j’approuve ce projet,

Je veux que mon enfant vive, ne vous déplaise,

Sinon dans l’opulence, au moins fort à son aise.

Puisque vous tenez tant à ce chien de métier,

Ayez donc un succès, un succès plein, entier,

Que prône le public et le journal lui-même :

Autrement point d’hymen, c’est là ma loi suprême.

Je retourne à mon poste, où sans doute on m’attend

À Lucile qui entre.

Ah ! viens ! de ton Victor je ne suis pas content,

Il exagère tout. C’est à toi, ma Lucile,

De fléchir, s’il se peut, cet esprit indocile.

Je te laisse avec lui.

 

 

Scène II

 

LUCILE, VICTOR

 

LUCILE.

Qui vous a donc fâchés ?

Qu’avez-vous fait ?

VICTOR.

Moi ? rien.

LUCILE.

Quoi ! vous me le cachez !

Il peut avoir des torts, mais il est notre père ;

Il est le mien du moins.

VICTOR.

Mon Dieu ! je le révère.

Pourquoi prend-il plaisir à me désespérer ?

LUCILE.

Bon !

VICTOR.

Il veut m’avilir.

LUCILE.

Lui !

VICTOR.

Me déshonorer.

LUCILE.

Allons !

VICTOR.

Jusqu’à l’intrigue il veut que je descende.

De ma carte aux journaux que je porte l’offrande.

LUCILE.

Nos actions souvent démentent nos conseils :

Jamais, s’il eût suivi des préceptes pareils,

L’emploi des confidents n’eût borné sa carrière ;

Il serait riche, heureux, il aurait part entière ;

Mais, comme des journaux il ne fut pas prôné.

Le premier débutant l’a toujours détrôné.

VICTOR.

C’est peu : sur votre sort sa prudence inquiète

Mêle à mon espérance une terreur secrète.

Si notre hymen pour vous n’était pas fortuné !

De cet astre ennemi sous lequel je suis né

Si vous sentiez un jour la fatale influence !

Que puis-je vous offrir ? à peine de l’aisance.

Votre amant envers vous ne saurait s’acquitter.

Vous rendra-t-il jamais ce qu’il vous fait quitter ?

Vous verrai-je, à vingt ans, renoncer sans tristesse

À ces brillants plaisirs qui vous cherchent sans cesse,

À l’encens d’une cour, aux vœux de tant d’amants,

À ce bruit si flatteur des applaudissements ?

LUCILE.

Je l’avouerai tout bas, j’aime qu’on m’applaudisse.

De quel prix vous payez ce léger sacrifice !

Je vous devrai ce bien que j’ai tant regretté,

D’un sort indépendant la douce obscurité,

Un titre, le bonheur dont jouit une mère,

Qui vaut bien des bravos la trompeuse chimère.

VICTOR.

Mon aimable Lucile !

LUCILE.

Et qu’il me sera doux

D’aller vous applaudir, d’être fière de vous !

VICTOR.

Non, il n’est point d’ennui, de chagrin si farouche,

Que ne puisse adoucir un mot de votre bouche.

Mais ne nous flattons pas d’un trop charmant espoir,

LUCILE.

Pourquoi ?

VICTOR.

Qui sait, grand Dieu ! quel sort m’attend ce soir ?

Sous l’effort des sifflets si ma pièce succombe,

C’en est fait, je vous perds ; je suis mort si je tombe.

LUCILE.

Jugez de mes tourments, Victor, et plaignez-moi :

Aux regards du public déguisant mon effroi,

Prête à verser des pleurs, il me faudra sourire...

Mon rôle est excellent, je crains de le mal dire.

VICTOR.

Fût-il cent fois mauvais, dit par vous il plaira.

LUCILE.

Lorsque je paraîtrai, comme mon cœur battra !

VICTOR.

Quel moment pour tous deux ! Encor si nul obstacle

N’ajourne mon supplice en changeant ce spectacle !

Ciel ! je crois voir l’affiche en proie aux curieux

D’une bande traîtresse épouvanter leurs yeux.

Je ne sais quel démon à ma perte conspire :

Quel que soit mon projet, quelque but où j’aspire,

Mes vœux par le destin semblent contrariés :

Si je vous haïssais nous serions mariés.

Qu’on vante les vertus du beau siècle où nous sommes !

J’ai cherché vainement un appui chez les hommes.

Orphelin, sans secours et partout repoussé,

Je suivais malgré moi mon penchant insensé ;

Nul ne m’a soutenu d’un regard d’indulgence.

Abandonné par eux à ma fière indigence,

Seul, j’ai conçu ma pièce avec rage et douleur ;

C’était un sujet gai, pour comble de malheur.

Mais puis-je comparer ces chagrins domestiques

À ceux que me gardaient vos sénateurs comiques ?

Traitent-ils d’assez haut l’auteur qui les nourrit ?

Font-ils languir assez un pauvre manuscrit ?

Quels dédains protecteurs ! quelle étrange indolence l

Ils ont pendant six ans lassé ma patience ;

Quand par grâce à la fin je suis représenté,

Un jour peut me ravir ce qui m’a tant coûté ;

Et j’attendrai dix ans, dix ans avec ma honte

L’honneur de me laver d’une chute si prompte !

LUCILE.

Eh bien ! au célibat nous voilà condamnés,

Pour dix ans tout au moins. Courage.

VICTOR.

Ah ! pardonnez

LUCILE.

Paix ! on vient.

 

 

Scène III

 

LUCILE, VICTOR, BELROSE

 

BELROSE.

J’étais sur de vous trouver ensemble.

Ici, dans un instant, le comité s’assemble.

VICTOR.

Quand répétera-t-on ?

BELROSE.

Vos affaires vont mal.

La pièce est aux arrêts chez le censeur royal.

VICTOR.

Qu’ai-je dit ?

LUCILE.

Qu’un censeur est un homme terrible !

VICTOR.

Allons, je cours parler à ce juge inflexible.

Dans peu je vous revois.

LUCILE.

Je vais étudier.

 

 

Scène IV

 

BELROSE, tirant un papier de sa poche

 

J’ai, ma foi, très bien fait de les congédier.

Une lettre perdue au pied d’une coulisse !

Ce doit être du beau... Si de quelque malice...

Ah ! madame Blinval !... Son démon familier,

Pour désoler quelqu’un, semble me l’envoyer.

 

 

Scène V

 

MADAME BLINVAL, BELROSE, puis BLINVAL

 

BELROSE.

Accourez, du scandale ! une épître amoureuse.

MADAME BLINVAL.

Pour qui ?

BELROSE.

L’adresse manque. Oh ! ma main scrupuleuse

Ne se permettrait pas de briser un cachet.

MADAME BLINVAL.

Je vous approuve fort ; il faut eue discret.

Lisons.

BELROSE, qui a ouvert la lettre.

« Je me soumets, belle veuve ; je m’imposerai huit jours d*une retraite austère. Huit jours passés sans vous voir seront pour moi un siècle de souffrance ; mais, après ce délai, nul obstacle ne doit retarder notre mariage et mon bonheur. Permettez qu’un cachemire rouge et un brillant, que j’ai rapportés des Grandes-Indes, accompagnent ma lettre. Aux termes où nous en sommes, vous ne pouvez refuser ces bagatelles, qui sont les premiers présents de noce de votre tendre amant et futur époux.
« LORD PEMBROCK. »

Découvrez-vous celle de nos sultanes

Où peuvent s’adresser ces douceurs anglicanes ?

MADAME BLINVAL.

C’est Estelle.

BELROSE.

Vraiment ?

MADAME BLINVAL.

Du moins j’en ai l’espoir.

BELROSE.

Mais...

MADAME BLINVAL.

Il faut les brouiller à ne plus se revoir.

BELROSE.

Voilà bien le souhait d’une honnête personne !

MADAME BLINVAL.

Détrompons son milord.

BELROSE.

Oh ! que vous êtes bonne !

MADAME BLINVAL.

Son talent assez mince est pour moi sans danger ;

Mais sa vogue m’irrite, et je veux m’en venger.

BELROSE.

Bravo ! que la vengeance est douce aux belles âmes !

C’est le plaisir des dieux et le bonheur des femmes.

Ici Blinval entre sans prendre garde à sa femme, et s’assied auprès d’une table pour travailler.

Sommes-nous bien certains qu’Estelle soit l’objet ?...

MADAME BLINVAL.

Oui, mon pressentiment est un avis secret.

Je suis son ennemie, elle en aura la preuve :

Elle se targue bien du bonheur d’être veuve.

BLINVAL, se levant et saluant.

Ne vous gênez donc pas, ma femme ; grand merci !

MADAME BLINVAL.

C’est vous !... Que j’ai de joie à vous revoir ici !

BELROSE.

Tiens, Blinval ! c’est charmant !

MADAME BLINVAL, à Belrose.

Floridore s’avance,

Estelle l’accompagne, observons tout : silence !

BELROSE.

Bien vu. Retranchons-nous dans notre dignité,

Et couvrons nos projets d’un air de comité.

 

 

Scène VI

 

MADAME BLINVAL, BELROSE, BLINVAL, FLORIDORE, ESTELLE

 

Blinval est assis près de la table, qui est couverte de papiers ; Floridore au milieu de la scène, dans un fauteuil ; les autres sont placés à ses côtés sur des chaises.

FLORIDORE.

La séance est ouverte.

MADAME BLINVAL, à Belrose.

Heim !... regardez Estelle.

Le cachemire rouge...

BELROSE.

Et le brillant.

MADAME BLINVAL.

C’est elle.

FLORIDORE, avec dignité.

Votre intérêt commun n’emprunte point ma voix

Pour tracer le tableau d’une caisse aux abois,

Ou, se rangeant aux vœux d’un public débonnaire,

Presser de nos travaux la lenteur ordinaire.

Il est bon dans les arts d’avancer pas à pas ;

Le public est plaisant de ne le sentir pas.

Il s’agit aujourd’hui d’un dîner, d’une fête,

Où veut nous réunir un monsieur fort honnête,

Un ami de Belrose, opulent, quoique auteur :

Le fait ne s’est pas vu de mémoire d’acteur.

Je n’ose régler seul ce qu’il convient de faire,

Et soumets au conseil cette importante affaire.

BELSORE.

Sans livrer le projet à la discussion,

Je crois qu’il doit passer par acclamation.

TOUS.

Appuyé !

FLORIDORE, à un domestique en grande livrée, qui entre.

Que veut-on ?

LE LAQUAIS.

Monsieur Victor demande

S’il pourrait vous parler.

FLORIDORE.

Un moment ; qu’il attende !

Nous sommes occupés d’objets très sérieux.

Le laquais sort.

ESTELLE, se levant.

Messieurs, avec douleur je vous fais mes adieux.

J’ai d’un engagement subi le rude empire,

Je m’y soumets encor ; dans huit jours il expire ;

D’après nos règlements je reprendrai mes droits.

Et j’assiste au cons ;’il pour la dernière fois.

MADAME BLINVAL, bas à Belrose.

Dans huit jours !

ESTELLE.

Ma santé se dérange et s’altère.

Je vais m’ensevelir dans le fond d’une terre,

Occuper mes loisirs par des soins bienfaisants,

Et veiller sur les mœurs de mes bons paysans.

MADAME BLINVAL.

Quoi ? nous quitter si loi ! Est-ce agir en amie ?

ESTELLE.

Contre un tel coup mon âme est à peine affermie ;

Mais il le faut, ma chère.

FLORIDORE.

Il suffit, et Blinval

En fera son rapport au conseil général.

Que répondre à Florbel, messieurs, sur sa lecture ?

De notre négligence on prétend qu’il murmure.

Vous étiez si pressés de partir l’autre fois

Qu’on n’a pas eu le temps de recueillir les voix.

ESTELLE.

Il se plaint ? Les auteurs sont d’une humeur étrange.

BLINVAL.

Voici l’opinion du bonhomme Lagrange.

FLORIDORE.

Lisez.

BLINVAL.

« La surdité qui me prend par instants

« M’a fait perdre plus d’un passage ;

« Mais quelques auditeurs m’ont paru mécontents.

« Je crois pouvoir juger l’auteur sur leur visage ;

« Mon refus motivé, c’est qu’un homme à vingt ans

« Ne peut pas faire un bon ouvrage. »

FLORIDORE.

Savez-vous qu’à son âge il juge encor très bien ?

BELROSE.

Pour un sourd.

BLINVAL.

Trois refus en comprenant le mien,

Florbel est philosophe et dit ce qu’il faut taire :

J’ai donné sur sa joue un soufflet à Voltaire.

MADAME BLINVAL.

Je refuse, le style est par trop familier.

BERNARD, passant doucement la tête entre les deux battants de la porte.

Pardon, monsieur Victor m’engage à vous prier...

FLORIDORE.

C’est nous persécuter d’une étrange manière.

Qu’il nous laisse, on ne peut terminer une affaire.

Bernard se retire.

BELROSE.

Pour la réception j’ai donné mon scrutin.

BLINVAL.

De la petite Emma voici le bulletin :

« Pour moi la langue est tout ; au plus rare mérite

« Je ne puis sur ce point pardonner un écart ;

« Je vote le rejet et le motive ; car

« Cette ouvrage est très mal écrite. »

On rit.

BELROSE.

Ce scrutin compte-t-il ?

FLORIDORE.

Messieurs, respect aux droits :

Qu’on sache écrire ou non, l’on a toujours sa voix.

BLINVAL, comptant les bulletins.

En ce cas, refusé.

BELROSE.

Ma foi, c’est grand dommage :

Je trouvais du bon, moi, dans ce mauvais ouvrage !

FLORIDORE, à Blinval.

Aussi répondrons-nous qu’il est fort bien écrit ;

Des détails très heureux... infiniment d’esprit...

De l’observation... des mœurs...

BELROSE.

En conséquence,

Nous refusons la pièce.

FLORIDORE.

Eh mon Dieu ! patience.

Mais...

ESTELLE.

L’auteur va pâlir à ce terrible mais.

FLORIDORE, à Blinval.

De ces restrictions qui n’offensent jamais...

Un dénouement brusqué... quelques réminiscences...

L’entente de la scène... et puis les circonstances...

C’est un jeune homme enfin qu’il faut encourager.

UN LAQUAIS.

Monsieur Granville.

FLORIDORE.

Entrez...

BELROSE, à l’assemblée.

C’est le noble étranger

Qui nous traite demain.

 

 

Scène VII

 

MADAME BLINVAL, BELROSE, BLINVAL, FLORIDORE, ESTELLE, GRANVILLE

 

Tout le monde se lève et salue profondément.

FLORIDORE, à l’assemblée.

Vous voyez en personne

L’auteur de certains vers dont la beauté m’étonne.

GRANVILLE.

Eh quoi !...

FLORIDORE.

J’ai lu votre acte et j’en suis enchanté.

BELROSE, à part.

Par exemple, c’est fort !

GRANVILLE.

Combien je suis flatté !...

À Belrose.

Se moque-t-il de moi ?

FLORIDORE.

J’aime votre Valère...

Frappant sur le manuscrit.

Ah ! c’est vraiment très bien !

BELROSE.

Bravo ! comme il s’enferre !

ESTELLE, à Floridore.

Auriez-vous par hasard retenu quelques vers ?

FLORIDORE.

De très bons... Je pourrais les citer de travers :

J’ai lu rapidement.

BELROSE.

Mais, moi, je me rappelle

À Granville.

Cette tirade... Eh ! oui.

GRANVILLE, à Belrose.

Je ne sais pas laquelle.

Aux comédiens.

Ma muse aux grands sujets se monte sans effort ;

Mon style n’est pas gai, messieurs ; mon style est fort :

Thalie a dans mes vers un air tout romantique,

Et donne même un peu dans la métaphysique.

Boileau, timide auteur, qui n’a pas toujours tort,

Sur un point seulement est avec moi d’accord :

Je foule aux pieds le sac où Scapin s’enveloppe ;

J’ai puisé dans Shakespeare, dans Schiller et dans Lope ;

Si le genre sévère a pour vous des appas.

Lisez ma comédie, et vous ne rirez pas.

BLINVAL.

L’avis de Floridore est peur vous un grand titre ;

Floridore est du goût un infaillible arbitre.

GRANVILLE, s’inclinant.

Monsieur...

ESTELLE.

Il rend justice à votre beau talent.

GRANVILLE, saluant.

Madame...

MADAME BLINVAL.

Il l’admire...

GRANVILLE, saluant.

Ah !

BELROSE.

L’ouvrage est excellent !

GRANVILLE.

Mon ami...

BLINVAL.

C’est juge.

ESTELLE.

Reçu de confiance.

GRANVILLE.

Ah ! mesdames, messieurs !

 

 

Scène VIII

 

MADAME BLINVAL, BELROSE, BLINVAL, FLORIDORE, ESTELLE, GRANVILLE, BERNARD, VICTOR, un manuscrit à la main

 

VICTOR.

J’ai perdu patience :

Pardonnez, le temps presse.

BERNARD, timidement.

Oui, quand répétons-nous ?

FLORIDORE.

Mon Dieu ! nous n’attendions que votre pièce et vous.

VICTOR.

Alors veuillez me suivre...

Victor sort le premier, Blinval le suit, Floridore donne la main aux deux dames.

BELROSE, bas à Granville.

Eh bien ?

GRANVILLE.

J’ai peur de rire.

FLORIDORE.

Partons.

GRANVILLE, à Bernard, en le suivant.

Monsieur Bernard, j’ai deux mots à vous dire.

 

 

Scène IX

 

BELROSE

 

Ce pauvre Floridore ! Ah ! je m’en veux ; c’est mal.

Une fois en faveur au théâtre royal,

Je prétends le servir en ami de collège...

Il est assez mauvais pour que je le protège.

Allons les retrouver.

 

 

Scène X

 

BELROSE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur...

BELROSE.

Qu’est-ce ?

LE LAQUAIS.

Un Anglais

Cherche monsieur Bernard, qu’il ne trouve jamais.

Il est venu tantôt retenir en personne

Une loge grillée, et veut qu’on la lui donne :

Il la demande en vain. Que faire ? tout est pris.

BELROSE.

Les noms des amateurs par ordre étaient inscrits ;

Le sien ?

LE LAQUAIS.

Milord Pembrock.

BELROSE, tirant la lettre de sa poche.

Pembrock ! ô Providence !

La belle occasion de les mettre en présence !

Pour Estelle et pour lui l’entretien sera doux,

Et c’est avant la noce un plaisant rendez-vous.

Milord sans le savoir entrera dans mes vues ;

Courons le voir : vivat ! ce soir je vais aux nues ;

Mes débuts dans un mois, demain pompeux festin,

Aujourd’hui grand scandale ! Allons, saute, Frontin !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

GRANVILLE

 

Ils répètent la pièce, et je viens de l’entendre ;

Je veux être pendu si j’y puis rien comprendre.

L’un gronde entre ses dents, l’autre rit aux éclats ;

On crie, on s’interrompt, l’auteur peste tout bas...

Moi, j’admirais de près ma charmante cousine.

Bernard en dit un bien... Elle est, ma foi, divine !

Belrose, dont l’avis ne peut être suspect,

En parle avec éloge et même avec respect.

Mais Victor m’inquiète, et j’entends qu’on l’oublie ;

Quand j’offre un million, refuser est folie.

Lucile a du bon sens... Je la croyais ici...

Ah ! ce pauvre Victor, je le plains !... La voici...

 

 

Scène II

 

GRANVILLE, LUCILE

 

LUCILE.

J’espérais au foyer trouver madame Estelle ;

Mais je ne la vois pas... Pardon !

GRANVILLE.

Mademoiselle,

Puis-je vous demander si l’on dispute encor ?

LUCILE.

Tout le monde à la fois, jusqu’à monsieur Victor.

Enfin madame Estelle est ma seule espérance.

GRANVILLE.

Ces débats sont fréquents, selon toute apparence ?

LUCILE.

C’est ainsi qu’en répète.

GRANVILLE.

Avec ce même accord ?

LUCILE.

Oui.

GRANVILLE.

C’est plus fatigant que je n’ai cru d’abord.

LUCILE, faisant un mouvement pour sortir.

Permettez...

GRANVILLE.

Un moment, écoulez-moi, de grâce :

À part.

Ma déclaration quelque peu m’embarrasse...

Voulez-vous m’honorer d’un regard ?... Les beaux yeux !...

Je vais vous étonner : me trouvez-vous bien vieux ?

LUCILE.

Que veut dire monsieur ?...

GRANVILLE.

Parlez ; un long voyage

A dû brunir mon teint et creuser mon visage ;

Mais j’ai trente-six ans.

LUCILE.

Je ne devine pas.

GRANVILLE.

Les voyages sur mer n’ont pour vous nul appas ?

LUCILE.

Non, monsieur.

GRANVILLE.

C’est dommage ; et si, par aventure,

Un marin dont l’esprit ne fut pas sans culture,

Grand voyageur, bien franc, tourné dans ma façon,

Ayant mes traits, mon air, honnête homme et garçon,

De mon âge à peu près, d’un joyeux caractère,

Tombait dans ce foyer de quelque autre hémisphère,

Et, jurant à vos pieds l’amour le plus constant,

Appuyait son aveu d’un million comptant,

Vous offrait un hôtel, un brillant équipage...

LUCILE.

Je ne saurais, monsieur, comprendre ce langage ;

Souffrez...

GRANVILLE.

Non pas, un mot doit calmer votre effroi.

Votre tuteur m’approuve ; au moins écoutez-moi.

Dans ce maudit foyer tout prête à l’équivoque ;

J’explique en l’achevant un discours qui vous choque.

Ce voyageur, c’est moi ; son portrait, c’est le mien,

Et c’est avec son nom qu’il vous offre son bien.

LUCILE.

Cette preuve d’estime et me touche et m’honore.

Le monde, je le vois, me rend justice encore ;

Mais l’accueil du public a passé mes désirs.

Mes devoirs, grâce à lui, sont pour moi des plaisirs ;

Contente de mon sort, heureuse près d’un père,

Je ne peux...

GRANVILLE.

Je suis franc : seriez-vous moins sincère ?

Expliquons ce refus : certain monsieur Victor

A surpris votre cœur et me fait un grand tort.

LUCILE.

Je suis fière, il est vrai, de l’amour qu’il m’inspire :

Son talent...

GRANVILLE.

Ah ! talent dont on ne peut rien dire,

Qui n’est pas bien prouvé.

LUCILE.

Qui doit l’être ce soir,

Qui le sera, monsieur.

GRANVILLE.

C’est ce qu’il faudra voir.

Un poète !

LUCILE.

Il est loin d’être millionnaire ;

Alors, pour bien des gens, c’est un homme ordinaire ;

Qu’il le soit à vos yeux, rien de plus naturel :

Il n’offre pas d’écrin, d’équipage, d’hôtel :

Non, mais je l’aime.

GRANVILLE.

Eh ! c’est cet amour dont j’enrage,

Pour qui j’aurais cent fois donné mon héritage.

Que vous manquerait-il si j’étais votre époux ?

Si vous m’aviez aimé...

LUCILE.

Je n’eusse aimé que vous.

GRANVILLE.

Grand merci pour Victor ! D’une mer turbulente

Il va sur un théâtre affronter la tourmente.

Quelle audace ! Malgré son mérite et vos vœux,

Je crains fort qu’il n’échoue.

LUCILE.

Il sera malheureux,

Et je l’en chérirai, s’il se peut, davantage.

GRANVILLE.

Mais, affranchi par là du serment qui l’engage.

Votre tuteur enfin...

LUCILE.

Je connais mon devoir ;

Mon tuteur sait aussi jusqu’où va son pouvoir,

A sur mes sentiments l’autorité suprême ;

Mais je n’en dois, monsieur, répondre qu’à lui-même.

Elle fait une révérence et sort.

 

 

Scène III

 

GRANVILLE

 

Eh bien ! de son refus je suis tout stupéfait !

Avec emportement.

Préférer un Victor !... qui me vaut bien, au fait.

Monsieur le légataire, allons, point de faiblesse ;

Je saurai si Victor mérite sa tendresse.

 

 

Scène IV

 

GRANVILLE, BELROSE

 

BELROSE.

Tiens, c’est toi ! tu vas rire.

GRANVILLE.

Eh ! de quoi ?

BELROSE.

C’est charmant.

Tu vas bien t’amuser. Une veuve, un amant...

GRANVILLE.

S’agit-il, par hasard, de Victor, de Lucile ?

BELROSE.

Non, non, c’est une histoire...

GRANVILLE.

Eh ! laisse-moi tranquille !

Intrigue, mon enfant, si tel est ton plaisir ;

Pour chagriner autrui je n’ai pas de loisir.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BELROSE

 

Chagriner, chagriner ! quel mauvais caractère !

On ne rirait de rien. Milord vendra, j’espère ;

Estelle aussi... Faut-il me mêler aux débats ?

Belrose, mon ami, ne vous exposez pas :

Une femme en colère est toujours respectable.

Des orages du cœur je me défie en diable ;

On épargne l’amant ; c’est pour les indiscrets

Que la grêle est à craindre et qu’il pleut des soufflets.

 

 

Scène VI

 

BELROSE, PEMBROCK

 

BELROSE.

Entrez, milord, entrez, c’est par ici.

PEMBROCK.

De grâce,

D’où me connaissez-vous ? ce procédé me passe ;

Me céder votre loge !

BELROSE.

Attendez un moment,

Et vous serez surpris bien agréablement.

PEMBROCK.

Volontiers ! mais, ravi de tant de complaisance,

Je veux faire avec vous plus ample connaissance.

BELROSE.

C’est trop d’honneur !

PEMBROCK.

Non pas ; un préjugé français

Longtemps pour vous, messieurs, fut injuste à l’excès.

Quand un comédien unit, en Angleterre,

Aux dons d’un beau talent un noble caractère,

Il peut prétendre à tout, partout il est admis ;

Nous nous honorons tous d’être de ses amis ;

Et c’est le moins qu’on doive aux travaux qu’il s’impose,

À l’esprit délicat que ce grand art suppose,

Aux rares qualités dont l’ensemble enchanteur

Trouble, étonne, attendrit, captive un spectateur,

Arrache une jeunesse ardente et désœuvrée

Aux dangereux loisirs d’une longue soirée...

BELROSE, à part.

Qui peut la retenir ?

PEMBROCK.

Quand on y veut songer,

Que de tentations le doivent assiéger !

S’il oppose à leur charme un courage exemplaire,

Est-il pour l’honorer un trop noble salaire ?

Londres n’en connait point, et naguère à sa voix

Garrick suivit Shakespeare dans le tombeau des rois.

BELROSE.

Paris fait moins pour nous.

Il part.

Je ne vois pas Estelle.

PEMBROCK.

Mais loin de se régler sur un pareil modèle,

De faire comme vous, si c’est un intrigant,

Un brouillon...

BELROSE.

Ah ! milord...

PEMBROCK.

À Londres on en voit tant...

Alors ce n’est plus lui, c’est son talent qu’on aime ;

Et s’il perd notre estime, il le doit à lui-même.

BELROSE.

Milord...

À part.

Je viens pour rire, et j’attrape un sermon.

À Pembrock.

Mais que peut faire Estelle ? Oh ! je la vois. Pardon.

 

 

Scène VII

 

PEMBROCK, BELROSE, ESTELLE

 

BELROSE prend la main d’Estelle et la conduit en causant près de Pembrock.

Je voulais avec vous me concerter d’avance,

Et je vous attendais pour la reconnaissance.

ESTELLE.

C’est milord !

PEMBROCK.

C’est ma veuve !

BELROSE.

Ah ! mon Dieu ! quoi, vraiment ?

Que je suis donc fâché... c’est bien innocemment...

Mais je crains de gêner un si doux tête-à-tête.

À part.

Il faut que tout le monde ait sa part de la fête ;

Courons les avertir.

 

 

Scène VIII

 

ESTELLE, PEMBROCK

 

ESTELLE.

Puis-je en croire mes yeux ?

Quoi ! vous ici, milord ?

PEMBROCK.

Vous, baronne, en ces lieux !

Voilà donc la douleur où vous étiez livrée !

ESTELLE.

C’est donc là cette foi que vous m’aviez jurée !

PEMBROCK.

Madame, expliquons-nous, sans larmes, sans fureurs :

Comment vous trouvez-vous dans un foyer d’acteurs ?

ESTELLE.

Moi ?...

PEMBROCK.

Cherchez des raisons qui me puissent confondre.

ESTELLE.

Il ne faudrait qu’un mot !

À part.

Je ne sais que répondre.

PEMBROCK.

Et comment ce monsieur, qui vient de nous quitter,

Sur un rôle avec vous peut-il se concerter ?

ESTELLE, à part.

J’y suis !

PEMBROCK.

Votre embarras malgré vous se décèle.

ESTELLE.

Connaissez-vous l’auteur de la pièce nouvelle ?

PEMBROCK.

Non. Que m’importe ? Ici qui peut vous amener ?

ESTELLE.

Rougissez donc, ingrat, de m’oser soupçonner.

PEMBROCK.

Je ne souffre que trop à vous croire parjure ;

Achevez.

ESTELLE.

Je m’adonne à la littérature.

PEMPROCK.

Vous !

ESTELLE.

La pièce est de moi.

PEMBROCK.

Vous auteur !

ESTELLE.

Eh ! milord,

Quelle femme aujourd’hui ne brigue un si beau sort ?

En vain l’autorité d’un ridicule usage

Confinait nos talents dans les soins d’un ménage :

Le Pinde est envahi par des femmes auteurs ;

Devant nous la morale abaisse ses hauteurs ;

Notre génie embrasse et peinture et musique,

Et dans ses profondeurs sonde la politique.

Des rigueurs du public j’osais braver l’écueil ;

Je vous apparaissais, dans mes rêves d’orgueil,

Aux acclamations d’un parterre unanime,

Comme un astre, écartant la nuit de l’anonyme ;

Je vous voyais surpris, stupéfait, enchanté.

Je n’ai rien fait, ingrat, pour la postérité ;

L’amour seul me guidait au temple de Mémoire ;

Oui, je voulais en dot vous apporter ma gloire,

Et vous suivre à l’autel le front ceint de lauriers.

PEMBROCK.

Quoi ! la pièce qu’on donne...est-il vrai ?...vous seriez...

Se peut-il ? vous auteur ! Je ne me sens pas d’aise :

J’aimais sans le savoir la Sapho bordelaise.

ESTELLE.

Mais quand je vois ma gloire en horreur à vos yeux...

PEMBROCK.

Comment ?

ESTELLE.

Tout son éclat me devient odieux.

PEMBROCK.

Mais écoutez-moi donc.

ESTELLE.

Ô funeste délire !

Qui pensa me couler le soûl bien où j’aspire !

PEMBROCK.

De grâce...

ESTELLE, entrainant Pembrock.

Adieu, lauriers ! Venez.

PEMBROCK.

Mais...

ESTELLE.

Je le veux :

Que m’importe de plaire à nos derniers neveux ?

C’est de vous, de vous seul, que je veux être aimée ;

Je dois vous immoler jusqu’à ma renommée ;

Je vous la sacrifie... En vain vous résistez...

À part.

Venez... Je suis perdue !

 

 

Scène IX

 

PEMBROCK, ESTELLE, VICTOR, FLORIDORE, MADAME BLINVAL

 

VICTOR, à Estelle.

Ah ! madame, arrêtez !

Je suis abandonne, trahi par tout le monde ;

Qu’au moins dans ce débat votre voix me seconde.

Prenez mes intérêts, j ose vous en prier.

PEMBROCK, bas à Estelle.

Quel est ce monsieur-là ?

ESTELLE, bas à Pembrock.

C’est un jeune premier

Haut à Victor.

Qui débute. L’ouvrage, en vous faisant connaître,

À mon faible talent eût fait honneur peut-être.

Le sort, qui m’interdit un espoir si flatteur,

Frappe du même coup et l’artiste et l’auteur.

Je ne puis rien pour vous.

VICTOR.

Ô Dieu !

PEMBROCK, à Estelle.

Qui vous oblige ?...

ESTELLE, l’entraînant.

Non, c’en est fait ! venez, je le veux, je l’exige.

 

 

Scène X

 

VICTOR, FLORIDORE, MADAME BLINVAL

 

VICTOR.

Aurais-je dû m’attendre à ce retour soudain !

MADAME BLINVAL.

S’il la fait milady, j’en mourrai de chagrin !

VICTOR, à madame Blinval.

Madame, par pitié... la pièce est affichée.

MADAME BLINVAL, lui rendant son rôle.

Faites jouer Lucile, on n’en est pas fâchée ;

Mais qu’elle brille seule ! oh ! cela n’est pas bien.

Ajoutez à mon rôle, ou retranchez du sien.

Elle sort.

VICTOR, à Floridore.

Monsieur...

FLORIDORE, lui rendant son rôle.

Épargnez-vous des frais de rhétorique ;

Cheveux gris dans les vers me semble prosaïque ;

Cheveux gris déplairait à tous les bons esprits ;

Et je ne dirai pas, monsieur, mes cheveux gris.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

VICTOR, puis GRANVILLE

 

VICTOR.

Ciel ! est-il dans le monde un sort plus misérable ?

GRANVILLE, à part.

Pour sonder notre auteur l’instant est favorable.

À Victor.

Vous vous trouvez, je crois, dans un grand embarras ?

VICTOR.

Tout arrogants qu’ils sont, ils parleraient plus bas,

Si certain inspecteur, dont on craint la présence,

Voulait prendre en pitié ma juste impatience.

GRANVILLE, bas avec intention.

Peut-être est-il ici ?

VICTOR.

Quoi !

GRANVILLE.

Brisons sur ce point.

Je prétends vous servir, mais je ne dirai point

Comment ces chers messieurs sont dans ma dépendance.

VICTOR.

Je le comprends ! Comptez sur ma reconnaissance.

GRANVILLE.

Je mets à ce service une condition.

VICTOR.

Laquelle ?

GRANVILLE.

Je tiens fort à mon opinion :

Blinval est à mon sens un profond politique...

VICTOR.

Ce n’est pas mon avis ; mais parlez.

GRANVILLE.

Je m’explique :

Grâce à lui, dans vos vers j’ai saisi quelques traits,

Quelques allusions et même des portraits...

VICTOR.

Enfin...

GRANVILLE.

Qui blesseraient plus d’un grand personnage.

VICTOR.

Et, si je les retranche, on jouera mon ouvrage ?

GRANVILLE.

Sans doute.

VICTOR.

En refusant peut-être je suivrai

Un sentiment d’honneur qu’on trouve exagéré.

L’excès peut tout gâter, tout, même la sagesse :

J’en conviens le premier ; mais c’est une faiblesse,

C’est une lâcheté, dont je me punirais,

D’immoler ma pensée aux plus chers intérêts.

Courage ! en écrivant mettez-vous à la gène :

Pour ne blesser personne où donc placer la scène ?

Parlez ; comment tromper ces gens à l’œil si fin,

Plus méchants mille fois que l’auteur n’est malin,

Ces amis obligeants prêts à donner l’alerte ?

Il faudrait la placer dans une île déserte.

GRANVILLE.

Eh ! ne peut-on, sincère avec timidité,

Pour l’offrir sans péril farder la vérité ?

VICTOR.

Un faiseur de romans, dont la verve est glacée,

Peut par de vains détours énerver sa pensée,

Et, perdu dans le vague avec nos grands esprits,

Des brouillards d’Albion obscurcir ses écrits ;

Du théâtre français les muses plus sincères

De ce vague innocent ne s’accommodent guères.

Puis-je vous arracher ou le rire ou les pleurs,

Quand d’un tableau hardi j’efface les couleurs,

Quand ma main, trop timide à peindre la nature,

Masque la vérité des traits de l’imposture ?

Le théâtre avant tout veut de la vérité.

Au sommet de son art si Molière est monté,

C’est qu’il fut toujours vrai, toujours peintre fidèle

Plus d’un portrait chez lui fit pâlir le modèle.

GRANVILLE.

Croyez-moi, pardonnez au pauvre genre humain.

Laissez là le théâtre ; et, l’épée à la main,

N’entrez pas comme un fou dans la littérature.

En style descriptif chantez l’agriculture ;

À la femme du maire adressez un sonnet,

Ou sur la bienfaisance une épître au préfet.

C’est ainsi qu’on parvient, et les grands à leurs tables

Disent : Ce garçon-là fait des vers admirables.

On boit à vos succès, on vous fête, on vous rit ;

Voilà ce que j’appelle exploiter son esprit.

Mais vous voulez fronder, et qui donc ? l’hypocrite,

L’orgueilleux, le menteur, le fat, le parasite ?

Ces travers surannés dont vous vous courroucez,

Thalie en fait justice et les a terrassés.

Tout va-t-il déclinant dans ce siècle prospère ?

Et trouvez-vous le fils plus méchant que son père ?

VICTOR.

Les hommes d’aujourd’hui valent bien leurs aïeux ;

Mais je puis les railler s’ils ne valent pas mieux.

Le ridicule manque ! Ah ! qu’il naisse un Molière :

Notre âge à son génie offre une ample matière.

Tout change ; reproduits sous mille aspects divers,

Nos travers chaque jour enfantent des travers.

Vous voulez enchaîner le démon qui m’inspire :

Soit, mais de la raison rétablissez l’empire,

Réformez les abus, ne peuplez nos salons

Que de sages sans morgue, et non pas de Catons ;

Corrigez, s’il se peut, ce noble atrabilaire,

Pour qui l’honneur n’est rien s’il n’est héréditaire ;

D’un pouvoir qu’ils servaient ces détracteurs outrés,

Encor meurtris des fers dont ils se sont parés ;

Ramenez au bon sens la mère de famille

Qui gouverne l’État et néglige sa fille.

Estimons l’étranger sans rire à nos dépens ;

Aimons les nouveautés en novateurs prudents :

Que le littérateur se tienne dans sa sphère ;

Qu’il vise à l’Institut, et non au ministère :

Confondez les partis, et qu’il n’en reste qu’un,

Non le vôtre ou le mien, celui du bien commun.

Alors fronder nos mœurs n’est plus qu’un vain délire ;

À chanter nos vertus je consacre ma lyre ;

Heureux si je fais dire à la postérité

Qu’en vantant mon pays je ne l’ai point flatté !

GRANVILLE.

S’il ne vous tombe pas, par un hasard unique,

Quelque succession de l’Inde ou de l’Afrique,

Dans un lieu trop souvent aux poètes fatal,

Vous pourrez de Gilbert mourir collatéral.

VICTOR.

Ah ! si dans son cercueil Gilbert peut nous entendre,

Quelle ardeur de rimer doit tourmenter sa cendre !

Un instinct généreux, que je ne puis dompter,

Dans ces temps corrompus me pousse à l’imiter.

J’affronte son destin, je l’accepte en partage :

Vertu, gloire, malheur, c’est un noble héritage.

GRANVILLE, à part.

Son fanatisme, au moins, est celui du talent,

De l’honneur !

 

 

Scène XII

 

VICTOR, GRANVILLE, BERNARD, LUCILE

 

VICTOR, à Bernard qui lui rend son rôle.

Vous aussi ! vous ! et dans quel moment !

BERNARD.

J’ai des intentions vraiment très pacifiques ;

Mais à qui désormais adresser mes répliques ?

VICTOR.

Eh ! ne deviez-vous pas contre eux vous révolter,

Faire parler mes droits ?

BERNARD.

Il faudrait disputer :

C’est pénible ; et pour peu que l’on ait l’âme bonne...

VICTOR.

Quand on est bon pour tous, on ne l’est pour personne.

Votre bonté ne veut, ne fait, n’empêche rien.

Mon Dieu ! soyez méchant, et faites-moi du bien.

BERNARD, à Lucile.

Viens, suis-moi, mon enfant ; jamais je ne querelle.

LUCILE, les larmes aux yeux.

Adieu, monsieur Victor.

VICTOR.

Adieu, mademoiselle.

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

VICTOR, GRANVILLE

 

VICTOR, tombant dans un fauteuil.

Elle fuit ; c’en est fait, allons, j’ai tout perdu.

GRANVILLE.

Pourquoi ? soyons d’accord, et tout vous est rendu...

Voyons, dans vos refus persistez-vous encore ?

VICTOR.

Toujours, monsieur.

GRANVILLE.

Tenez, ce mot-là vous honore,

À part.

Et je veux... Mais partons, car je l’embrasserais.

 

 

Scène XIV

 

VICTOR

 

Vous avez sur ma tête épuisé tous vos traits,

Ô destins ennemis ! et me voilà tranquille ;

Après un moment de silence.

Je n’ai plus rien à perdre... Ah ! Lucile ! Lucile !

Que d’affronts en un jour, et comme ils m’ont traité !

Ils rejettent ma pièce avec indignité...

Il se lève.

Eh bien ! j’en suis content. Elle eût fait leur fortune.

Que pour la demander leur sénat m’importune ;

Je veux leur dire à tous : Vous êtes des ingrats !

Il jette tous les rôles dans le foyer.

Je refuse à mon tour, vous ne la jouerez pas.

Muses, que j’honorai d’un culte si funeste,

Ce cœur trempé par vous désormais vous déteste.

Parcourant le théâtre à grands pas.

Et toi, théâtre, adieu : que maudit soit le jour

Où je te confiai ma gloire et mon amour !

Adieu, je t’abandonne aux discordes fatales,

Aux serpents de l’envie, au démon des cabales ;

Loin d’eux et loin de toi je cours chercher la paix,

Et quitte ce foyer pour n’y rentrer jamais.

Il sort précipitamment.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

BELROSE, MADAME BLINVAL

 

BELROSE.

Dieu ! quels flots d’amateurs ! quel bruit ! quelle recette !

Si le spectacle tient, la chambrée est complète.

Notre affiche sans bande étale à fous les yeux

De l’ouvrage nouveau le titre radieux.

Les bureaux vont s’ouvrir, et nos braves cohortes

Dans leur camp retranché se rangent près des portes.

Vous jouez, m’a-t-on dit ?

MADAME BLINVAL.

C’est faiblesse, j’ai tort ;

Mais comment résister aux prières d’un lord ?

BELROSE.

Quoi ! ce seigneur anglais vous a rendu visite ?

MADAME BLINVAL.

Il sait m’apprécier ; je lui crois du mérite.

Mon talent lui plaît fort ; d’ailleurs il s’est chargé

De mes débuts à Londres, à mon premier congé.

BELROSE.

Pour l’intérêt d’autrui son ardeur est extrême ;

Chez moi, comme chez vous, il s’est rendu lui-même.

Pour trouver Floridore il m’a quitté trop tard ;

Mais il a vu Lucile et converti Bernard.

Il connaît donc Victor ?

MADAME BLINVAL.

Non.

BELROSE.

Comment ! il intrigue,

À courir tout Bordeaux par plaisir se fatigue,

Il perd auprès de nous ses discours et ses pas,

Pour un auteur sans nom et qu’il ne connaît pas ?

Quel saint amour de l’art, quel démon littéraire

Tourmente, à nos dépens, cet honnête insulaire ?

MADAME BLINVAL.

C’est Estelle.

BELROSE.

Vraiment ?

MADAME BLINVAL.

Chut ! il m’a tout conté.

C’est une horreur, mon cher, c’est une indignité.

Il croit qu’elle est baronne et même auteur comique,

Que nous représentons son œuvre dramatique.

BELROSE.

Voyez-vous !... Mais alors je ne puis concevoir

Que cette noble veuve ose jouer ce soir.

MADAME BLINVAL.

Autre mystère. On dit que votre ami Granville

L’a vue, a dit trois mots ; à ses ordres docile,

Elle jouera.

BELROSE, à part.

J’y suis. Motus sur l’inspecteur !

MADAME BLINVAL.

Mais, pour se délivrer d’un fâcheux spectateur,

Elle a fait grand fracas du danger qu’elle affronte :

Tomber devant milord, elle en mourrait de honte.

Le public jouira du fruit de ses travaux,

Si milord pour ce soir veut bien quitter Bordeaux,

S’enfermer ici près dans ce petit domaine...

Où nous avons dîné le jour de ma migraine.

Honteuse d’une chute ou fière d’un succès,

Elle ira lui porter sa joie ou ses regrets.

Mais la pièce sifflée (et c’est ce qu’elle espère),

Tous deux le lendemain partent pour l’Angleterre.

Notre Anglais s’est soumis, non sans de grands débats ;

Il cède, il promet tout, sa foi ne suffit pas ;

On veut le voir partir, on ferme la portière,

Et puis, fouette cocher ! À peine à la barrière,

Mille noires terreurs assiègent son cerveau :

Si l’on ne donnait pas le chef-d’œuvre nouveau !

Les acteurs balançaient, il faut qu’il les décide,

Il n’y peut plus tenir : soudain on tourne bride,

Et milord dans Bordeaux, en prenant un détour,

Comme un conspirateur rentre au déclin du jour.

Il court chez l’un, chez l’autre, il promet, il supplie,

Parle au nom du public, des beaux-arts, de Thalie,

De la postérité, triomphe, et fait si bien

Qu’on va jouer Victor, qui n’y comprendra rien.

BELROSE.

Eh quoi ! vous n’avez pas, d’un esprit charitable,

À Pembrock, en douceur, conté toute la fable ?

MADAME BLINVAL.

J’ai fait mieux : je prépare une scène d’effet,

Qui doit être pour lui du plus vif intérêt.

Milord est connaisseur : la belle circonstance

Pour juger du talent des actrices de France !

Il voulait repartir, et je l’ai retenu :

De nous signaler tous le moment est venu,

Ai-je dit, la victoire est sûre, incontestable ;

Mais prêtez-nous, vous-même, une main secourable.

Je le presse, il s’enflamme et prend trente billets

Qui, délivrés par lui, porteront l’ordre exprès

D’applaudir, d’entasser éloge sur éloge,

Au premier bruit flatteur échappé de sa loge.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

BELROSE.

Je vous admire.

MADAME BLINVAL.

Au moins,

La nouvelle entrevue aura quelques témoins.

Vous les figurez-vous, se voyant face à face :

Pembrock tout effaré, qui crie et qui menace,

Qui siffle...

BELROSE.

Eh ! mais Victor ?

MADAME BLINVAL.

Qu’y faire ? c’est fâcheux,

Dans son second ouvrage il sera plus heureux.

BELROSE.

Je l’ai fait prévenir de se rendre au théâtre.

Viendra-t-il ?

MADAME BLINVAL.

Pourquoi pas ?

BELROSE.

Il est opiniâtre ;

Il va se retrancher dans ses grands sentiments.

MADAME BLINVAL.

Il boude ? les auteurs sont comme les amants ;

Eussions-nous tous les torts que leur fierté nous prête,

Quand nous leur pardonnons, la paix est bientôt faite.

Mais tenez, la voilà : qu’ai-je dit ?

BELROSE.

Oui, ma foi !

MADAME BLINVAL.

Je ne puis lui parler, je n’ai qu’une heure à moi :

Je cours à ma toilette.

 

 

Scène II

 

BELROSE

 

Oh ! la bonne figure !

Toutefois cet air sombre est d’assez triste augure.

 

 

Scène III

 

BELROSE, VICTOR

 

VICTOR.

Pourquoi m’avoir écrit ? dites, que me veut-on ?

BELROSE.

Si vous vous en doutiez, vous changeriez de ton.

L’exorde est un peu brusque.

VICTOR.

Il est ce qu’il doit être :

J’ai pris ces lieux en haine et rougis d’y paraître.

BELROSE.

Et cependant ce soir votre ouvrage est donné.

VICTOR.

À ne pas le souffrir je suis déterminé.

BELROSE.

Comprenez-vous le sens de ce que vous me dites ?

VICTOR.

Encor des pourparlers, des débats, des visites !

Je me lasse à la fin.

BELROSE.

Mais vous touchez au but.

VICTOR.

Non, j’essuierais de vous quelque nouveau rebut,

Quelque affront...

BELROSE.

Eh ! pour Dieu ! souffrez qu’on vous annonce

Que...

VICTOR.

J’ai pris mon parti, c*en est fait, j’y renonce.

BELROSE.

C’est de lui maintenant que l’obstacle viendra.

Un seul mot !

VICTOR.

C’est en vain.

BELROSE.

Ah ! comme il vous plaira.

Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je me relire.

VICTOR.

Voyons, saurai-je enfin ce que vous voulez dire ?

BELROSE.

Que vous seriez puni si je ne disais rien !

Il faut en convenir, le ciel vous veut du bien ;

Tout le monde à présent sous vos drapeaux s’enrôle,

Et d’un commun accord redemande son rôle ;

Et cela, s’il vous plaît, par intérêt pour vous.

VICTOR.

Voilà qui me surprend.

BELROSE.

Ainsi nous jouons tous.

Il faudra seulement décider Floridore.

VICTOR.

Devant lui vous voulez que je m’abaisse encore ?

BELROSE.

Qui, moi ? je ne veux rien.

VICTOR.

Et vous avez raison.

BELROSE.

Tenez ferme, parbleu ! ne cédez pas.

VICTOR.

Oh ! non...

Et comment voulez-vous d’ailleurs qu’on le décide ?

BELROSE.

Il faudrait l’aborder d’un air doux et timide.

VICTOR.

Bien débuter. Après.

BELROSE.

Vous excuser un peu,

Et même le flatter sur son goût, sur son jeu.

VICTOR.

Son jeu ! quand il répète il me met au martyre ;

Son goût ! mes plus beaux vers sont ceux qu’il veut proscrire

Le bourreau.

BELROSE.

Lui céder, par le traité de paix,

Ces vers qui sont fort bons, mais qu’il trouve mauvais.

VICTOR.

Morbleu ! j’entre en fureur !

BELROSE.

Contenez votre bile.

Floridore s’avance avec monsieur Granville.

Vous pouvez d’un seul mot fixer votre destin ;

Dois-je aller endosser mon habit de Frontin ?

Eh bien ! oui... n’est-ce pas ? Adieu donc, je vous laisse.

Surtout de la douceur.

 

 

Scène IV

 

VICTOR

 

Dieu ! quelle est ma faiblesse !

À caresser un fat forçons-nous un moment :

Ma gloire et mon amour, tout mon sort en dépend.

 

 

Scène V

 

VICTOR, GRANVILLE, FLORIDORE

 

VICTOR, à Floridore.

Est-ce trop présumer de votre complaisance

Que d’implorer de vous un moment d’audience ?

FLORIDORE, à Granville.

Vous permettez ?

GRANVILLE.

Comment !

FLORIDORE.

Veuillez donc vous asseoir,

Granville s’assied et les observe.

Je suis à vous.

À Victor.

J’écoute.

VICTOR, se contenant à peine.

On m’a donné l’espoir

Qu’oubliant des débats que moi-même j’oublie...

FLORIDORE.

De quoi donc s’agit-il ? de votre comédie ?

Je ne la jouerai pas.

VICTOR.

Observez cependant

Que les bureaux, monsieur, s’ouvrent dans un instant.

FLORIDORE.

Comment donc ! sur l’affiche on n’a pas mis de bande ?

VICTOR.

Non, le public attend.

FLORIDORE.

Que le public attende.

Je ne la jouerai pas.

VICTOR.

Si...

FLORIDORE.

J’y suis résolu.

VICTOR.

Si je sacrifiais ce qui vous a déplu.

FLORIDORE.

Mon rôle, j’en suis sur, ne fera pas fortune.

VICTOR.

Pourquoi ?

FLORIDORE.

Pour cent raisons.

VICTOR.

Je n’en demande qu’une.

FLORIDORE.

Si j’en veux jusqu’au bout détailler les défauts,

Je ne finirai pas...

VICTOR.

Mais encore ?...

FLORIDORE.

Il est faux.

Je prête au ridicule enfin dans votre ouvrage.

VICTOR, se laissant emporter par degrés.

Ce n’est pas vous, monsieur, mais votre personnage.

FLORIDORE.

Tenez ; d’an bout à l’autre il le faudra changer.

VICTOR.

Y songez-vous, ô ciel !

FLORIDORE.

C’est à vous d’y songer.

En tout cas, il ne peut qu’y gagner, ce me semble.

VICTOR.

Valût-il cent fois mieux, que deviendra l’ensemble ?

FLORIDORE.

Ce n’est pas mon affaire.

VICTOR, hors de lui.

Eh ! c’est la mienne, à moi.

À quel titre, après tout, par quelle étrange loi,

Usurpant sur mon sort un pouvoir despotique,

M’osez-vous en tyran dicter votre critique ?

Quand je vous lus ma pièce, elle obtint votre voix ;

Il fallait exercer la rigueur de vos droits.

Ai-je demandé grâce ? Un éloge unanime

Sur vos scrutins flatteurs consigna votre estime.

Les démentirez-vous, et votre jugement

Balancera-t-il seul le commun sentiment ?

Ce qui vous parut bon vous semble pitoyable ;

Votre humeur peut changer, mais l’art reste immuable ;

Mais des torts de l’auteur l’ouvrage est innocent.

Vous redoutez pour vous le revers qui m’attend :

Ne peut-on siffler l’un sans déshonorer l’autre ?

C’est mon ouvrage enfin qu’on donne, et non le vôtre.

Et savez-vous, monsieur, par quels soins, quels ennuis,

Quel sacrifice entier de mes jours, de mes nuits,

Par quels travaux sans fin, qu’ici je vous abrège,

J’ai payé d’être auteur le fâcheux privilège ?

Ce rôle que proscrit votre légèreté.

Je l’ai conçu longtemps, et longtemps médité.

Ces vers, dont votre goût s’irrite et s’effarouche,

Ne sont pas sans dessein placés dans votre bouche.

Mais non, de juger tout le droit vous est acquis,

Et c’est à tout blâmer que brille un goût exquis.

Jugez donc, sans appel prononcez au théâtre,

Et recueillez l’encens d’une foule idolâtre.

Quand, poussés par l’humeur ou par votre intérêt,

Vous portez au hasard votre infaillible arrêt,

Notre partage, à nous, misérables esclaves,

C’est de bénir vos lois, d’adorer nos entraves,

Et de prendre pour nous en toute humilité

Les affronts d’un sifflet par vous seuls mérité.

FLORIDORE.

C’est éloquent ; d’honneur, le dépit vous inspire :

Ce ton pourrait blesser, s’il ne faisait pas rire.

Vous vous plaignez de nous ; d’où vient ? Le comité

Reçoit votre grand œuvre à l’unanimité ;

Après six ans au plus, par faveur singulière,

Le comité consent à le mettre en lumière.

On répète vos vers, et pendant cinq grands mois

On fatigue pour vous sa mémoire et sa voix.

Un passage déplaît, je demande, j’exige,

Dans son intérêt seul, que monsieur le corrige,

Monsieur prend feu soudain, c’est un bruit, des éclats...

On juge toujours mal quand on n’approuve pas,

Je le sais ; mais pourtant c’est fort mal reconnaître

Les bontés que pour vous on a laissé paraître.

VICTOR.

Vos bontés ? secourez ma mémoire en défaut :

Où sont donc ces bontés que vous prônez si haut ?

Écouter les auteurs qui vous en semblent dignes,

Quel généreux effet de vos bontés insignes !

Un rôle qui vous plaît est par vous accepté ;

Il doit vous faire honneur, n’importe, c’est bonté.

Dans l’espoir qu’un succès doublera vos richesses,

Vous poussez la bonté jusqu’à jouer nos pièces ;

J’eus tort de l’oublier, et vous avez raison :

Je suis ingrat, monsieur, comme vous êtes bon.

FLORIDORE.

Tout beau, monsieur l’auteur ! Comment ? du persiflage !

Nous saurons vous forcer à changer de langage,

Nous verrons qui de nous doit faire ici la loi.

On ne vous jouera pas.

VICTOR.

Qui l’empêchera ?

FLORIDORE.

Moi.

VICTOR.

Vous !

FLORIDORE.

Moi-même, et je cours...

VICTOR, en fureur.

Restez, il faut m’entendre,

À chercher vos mépris m’aurait-on vu descendre

Sans cet espoir secret qu’enfin la vérité

Devait en me vengeant consoler ma fierté ?

Certes, c’est une audace étrange et merveilleuse

Qu’elle ait pu violer votre oreille orgueilleuse ;

Mais quoi que vous fassiez, vous ne la fuirez pas :

Pour vous en accabler, je m’attache à vos pas.

Il le saisit par le bras.

De l’art où vous brillez quand vous plaidez la cause,

Vous nous exagérez les devoirs qu’il impose :

Mais les remplissez-vous ? que sont-ils devenus,

À quoi les bornez-vous, ces devoirs méconnus ?

À promener vos fronts, de couronne en couronne,

Du Midi dans le Nord, du Rhin à la Garonne,

À guider sur le Cours un char bien suspendu,

Signer chez le caissier quand son compte est rendu,

À bâtir des châteaux, à planter des parterres,

À courir mille arpents sans sortir de vos terres,

Et vivant en seigneurs, de la cour éloignés,

À remplir de vous seuls le bourg où vous régnez ?

FLORIDORE.

Monsieur...

VICTOR, le retenant par le bras.

Vous m’entendrez. Oui, par votre indolence

Le théâtre avili marche à sa décadence.

Que de vieux manuscrits, qui sont encor nouveaux,

Dans vos cartons poudreux ont trouvé leurs tombeaux !

Que d’enfants inconnus du vivant de leurs pères,

En paraissant au jour sont nés sexagénaires,

Et, mutilés par vous quand vous nous les offrez,

Réduits à votre taille, énervés, torturés,

Ne rendent à l’oubli, qui soudain les réclame,

Que des corps en lambeaux, sans vigueur et sans âme !

Contre tant de dégoûts, que peuvent les auteurs ?

Désespérés enfin d’un siècle de lenteurs,

Ils ravalent leur muse aux jeux du vaudeville,

Aux tréteaux de la farce où votre orgueil l’exile.

Ainsi périt en eux, dès leurs premiers essais,

Le germe des beaux vers et des nobles succès.

Tout périt ; vous frappez notre littérature

Dans sa gloire passée et sa splendeur future...

Je le sais, ma franchise est un crime à vos yeux,

Je vois que je me perds ; mais j’aime cent fois mieux

Tenir du travail seul une obscure existence,

En creusant un sillon vieillir dans l’indigence,

Sans espoir de repos, de fortune et d’honneur,

Que mendier de vous ma gloire ou mon bonheur.

Adieu.

GRANVILLE, se levant, ramène Victor, et lui dit froidement en montrant Floridore.

Monsieur jouera.

FLORIDORE.

Moi !

VICTOR.

Monsieur ?

GRANVILLE.

Lui, vous dis-je.

FLORIDORE.

Jamais.

VICTOR.

En ma faveur vous feriez ce prodige ?

Quoi ! sans conditions ?

GRANVILLE.

La seule que j’y mets,

C’est de vous assurer si vos acteurs sont prêts.

Pour monsieur, rien ne presse : il entre au second acte.

Allez donc, mais sur l’heure, ou bien je me rétracte.

VICTOR.

J’obéis...

GRANVILLE, lui tendant la main.

Touchez là... mon cher, embrassons-nous.

VICTOR, se jetant dans ses bras.

Ah ! monsieur l’inspecteur, j’étais perdu sans vous.

 

 

Scène VI

 

GRANVILLE, FLORIDORE

 

FLORIDORE.

Qu’entends-je ? Se peut-il ? Mais il est en délire.

GRANVILLE, froidement.

Non pas.

FLORIDORE.

Monsieur serait...

GRANVILLE, avec dignité.

Je n’ai rien à vous dire.

FLORIDORE.

Monsieur l’éprouve assez par nos égards pour lui ;

Près de nous le mérite est le meilleur appui.

Avant d’être connu vous aviez mon suffrage,

L’auteur n’est rien pour moi, je ne vois que l’ouvrage.

GRANVILLE, tirant son manuscrit de sa poche.

J’en ai la preuve en main.

FLORIDORE.

Que le vôtre m’a plu !

À peine je l’avais qu’aussitôt je l’ai lu.

GRANVILLE.

Je rends pleine justice à votre promptitude.

FLORIDORE.

De lire tout ainsi j’ai la bonne habitude.

GRANVILLE.

Quel travail !

FLORIDORE.

Avec moi l’on n’attend pas son tour ;

Lu, présenté, reçu, le tout dans un seul jour ;

Et l’on vient m’accuser !

GRANVILLE.

C’est pure calomnie.

FLORIDORE.

Vous pouvez, d’après moi, juger la compagnie.

Même goût, même tact, même sincérité,

Dans ses décisions même esprit d’équité.

En vain votre croyance un moment fut séduite ;

À d’insolents discours j’oppose ma conduite :

Et si quelque imposteur nous noircit près de vous,

À votre manuscrit nous en appelons tous.

GRANVILLE, lui remettant le manuscrit.

Eh bien ! qu’il vous réponde.

FLORIDORE, l’ouvrant.

Oh ciel ! est-il possible ?

Je suis sûr d’avoir lu...

GRANVILLE.

Mais moi, juge infaillible,

Je suis encor plus sûr de n’avoir rien écrit.

Ah ! ah ! vous pâlissez devant ce manuscrit !

Voilà qui vous confond, et qui prouve, j’espère,

Que vous êtes actif, juste, et surtout sincère.

FLORIDORE.

Monsieur...

GRANVILLE.

Cher président, j’estime qu’avant peu,

Vous et vos conseillers, vous allez voir beau jeu.

FLORIDORE.

Daignez...

GRANVILLE.

Vous êtes pris. De votre république

Vous avez compromis l’orgueil tragi-comique.

Ses membres, grâce à vous, vont être bafoués :

Vous jouez tout le monde, et je vous ai joués.

FLORIDORE.

Mais que vous ai-je fait ?

GRANVILLE.

Et ce brave jeune homme,

Qu’ici pour son talent chacun de vous renomme,

Que chacun persécute, il a beau supplier ;

Comment le traitez-vous ? Comme un mince écolier.

Vous semblez à plaisir lasser sa patience ;

Vous détruisez d’un mot sa plus chère espérance ;

Que vous a-t-il fait, lui ? Je prétends le venger.

FLORIDORE.

Y songez-vous ? ô ciel !

GRANVILLE.

C’est à vous d’y songer.

FLORIDORE.

Vous me perdez, monsieur.

GRANVILLE.

Ce n’est pas mon affaire ;

Vous le disiez tantôt.

FLORIDORE.

Voyons, que puis-je faire ?

Comment vous désarmer ?

GRANVILLE.

Victor vous l’apprendra.

FLORIDORE.

Moi, je consentirais...

GRANVILLE.

Tout comme il vous plaira.

La chose en vaut la peine et j’en verrai l’issue.

Ah ! ma pièce vous plaît ! mais puisqu’elle est reçue,

Dût la troupe eu fureur conjurer contre moi,

Morbleu ! vous la jouerez ou vous direz pourquoi.

FLORIDORE.

Si je ne puis, monsieur, vous prouver mon estime

Qu’en vous sacrifiant un courroux légitime,

Je reprendrai mon rôle.

GRANVILLE.

À la fin, c’est parler.

FLORIDORE.

Dans quelques jours.

GRANVILLE.

Ce soir.

FLORIDORE.

Vous voulez m’immoler,

Sans pitié, sans égards...

GRANVILLE.

Adieu ; cet opuscule

Ne vous couvrira pas d’un petit ridicule.

Je le vais publier, et dans l’avant-propos

En votre honneur et gloire imprimer quatre mots ;

Et je veux que demain tout Bordeaux se régale

Des charmantes douceurs de crier au scandale,

Fasse pleuvoir sur vous cent couplets de chanson,

Qu’un rire inextinguible éclate à votre nom,

Qu’un orchestre inhumain en sifflant vous salue,

Au théâtre, au foyer, sur le Cours, dans la rue,

Et forme en bruits aigus un chorus d’opéra

Dont la fureur des vents jamais n’approchera.

Pour un indifférent l’aventure est commune ;

Mais pour un inspecteur, c’est un coup de fortune,

FLORIDORE.

Ce nom si redouté m’inspire peu d’effroi,

Monsieur ; par la menace on n’obtient rien de moi...

Je jouerai, mais pour vous dont l’estime m’est chère,

Pour un public nombreux qu’avant tout je révère ;

Enfin pour ce Victor, qui n’est pas sans talent,

Une tête de feu !... mais un cœur excellent.

Je l’ai toujours aimé ; je le vois qui s’avance :

Adieu, pour le succès j’ai beaucoup d’espérance.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GRANVILLE, VICTOR, BELROSE, LUCILE, MADAME BLINVAL, ESTELLE, BERNARD

 

LUCILE, à Granville.

Floridore vous quitte ; est-il vrai qu’à vos soins

Nous devrons le bonheur ?...

GRANVILLE.

Je l’espère du moins :

Floridore à vos vœux cesse d’être contraire.

Malheureux ce matin de n’avoir pu vous plaire,

En termes assez durs j’ai reçu mon congé ;

Je vous gardais rancune et je me suis vengé.

VICTOR.

Ah ! ce trait généreux !

GRANVILLE.

Dans une loge en face,

En amateur zélé, je cours prendre ma place.

Il sort.

ESTELLE, à part.

Milord est loin d’ici, je ne redoute rien.

BELROSE, bas à madame Blinval.

Milord est dans sa loge.

MADAME BLINVAL.

Allons, tout ira bien.

Je me sens inspirée.

LUCILE.

Et moi, je perds courage.

BERNARD.

Moi, j’ai tous mes moyens, et mon jeu sera sage.

Regardant à sa montre.

Sept heures vont sonner, dans la salle on attend :

Est-on prêt ?

VICTOR, dans le plus grand trouble.

Oui, frappez.

Bernard sort.

Dans ce dernier moment

Je veux... j’ai mille avis à vous donner encore.

Comment vous enflammer du feu qui me dévore ?

À madame Blinval.

Que votre noble ardeur ne se démente pas ;

Madame, de l’aplomb, surtout point d’embarras.

Lucile, au nom du ciel ! faites tête à l’orage.

À Belrose.

Entrez bien dans l’esprit de votre personnage,

Belrose, du mordant, du nerf, de la chaleur...

Et votre grand couplet, le savez-vous par cœur ?

À Estelle.

C’est sur votre récit que mon espoir se fonde ;

Que votre verve entraine, enlève tout le monde !

On frappe les trois coups.

Sauvez le dénouement... Dieu ! j’entends le signal.

Ils sortent.

Je ne vous retiens plus... Voici l’instant fatal.

Quel silence ! écoutons... Je crois qu’on entre en scène...

Je suis devant mon juge ; ah ! ce n’est pas sans peine !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

VICTOR, LUCILE

 

LUCILE.

Au gré de vos désirs je vois tout succéder,

Et la victoire enfin semble se décider.

VICTOR.

Puisse le dernier acte emporter les suffrages !

Vous passez mon espoir ; par quels soins, quels hommages

Vous payer d’un sucres que je ne dois qu’à vous ?

Non, jamais votre voix n’eut un accent plus doux,

Jamais la passion ne fut plus naturelle.

LUCILE.

Notre amour m’inspirait... Victor, je me rappelle

La scène de l’aveu, que vous redoutiez tant :

J’avais le cœur serré moi-même en l’écoutant ;

L’orchestre était muet, le parterre en balance...

Un murmure enchanteur a rompu le silence.

Je crois l’entendre encor.

VICTOR.

Belrose était troublé ;

Il perdait la mémoire.

LUCILE.

Oui, mais je l’ai soufflé.

Qu’on retient aisément des vers tels que les vôtres !

Je n’ai lu que mon rôle, et je sais tous les autres.

VICTOR.

Que n’êtes-vous mon juge ! Est-il vrai ? quoi ! demain,

Ce soir, dans un moment, j’obtiendrais votre main !

Je devrais tout l’éclat, le bonheur de ma vie,

Ma première couronne, à ma meilleure amie !

Quel charmant avenir embellira des nœuds

Formés par deux amants sous cet auspice heureux !...

Mais, Lucile, où m’emporte une joie insensée ?

Ma sentence peut-être est déjà prononcée.

LUCILE.

Ne tremblez point ; que sert de vous troubler ainsi ?

Imitez-moi...

VICTOR.

Je crois que vous tremblez aussi...

Allons, point de faiblesse, et d’une âme assurée

Défions...

 

 

Scène II

 

VICTOR, LUCILE, BLINVAL

 

BLINVAL.

Floridore a manqué son entrée.

VICTOR.

Je suis perdu, trahi ; c’est une indignité !

Le public...

BLINVAL.

Le public ne s’en est pas douté ;

Mais moi, qui connaissais...

VICTOR.

Que le ciel vous confonde !

LUCILE.

Il m’a fait une peur !

BLINVAL.

Voilà pourtant le monde !

Soyez officieux, rendez service aux gens ;

On en est bien payé !

LUCILE.

Vos avis obligeants

Ne seront pas perdus. J’entre après Floridore ;

De peur qu’un accident ne vous ramène encore,

Je cours jouer ma scène, et j’espère, au retour,

Par un tout autre avis l’obliger à mon tour.

 

 

Scène III

 

VICTOR, BLINVAL

 

BLINVAL.

Je le voudrais aussi ; mais...

VICTOR.

Quoi ? soyez sincère.

Hélas ! je le vois bien, vous ne l’espérez guère.

BLINVAL.

Je suis dans l’embarras... Je crains de vous fâcher.

VICTOR.

Qu’est-il donc arrivé ? c’est trop me le cacher.

BLINVAL.

Ah ! çà, du cœur !

VICTOR.

Un bruit de funeste présage

Aurait-il...

BLINVAL.

Jusqu’ici rien n’annonce un orage.

VICTOR.

Ah !

BLINVAL.

J’entends éclater des bravos imprévus,

À mille traits d’esprit que je n’avais pas vus ;

Mais...

VICTOR.

Toujours mais. Voyons, parlez avec franchise,

Dites la vérité.

BLINVAL.

Que voulez-vous qu’on dise ?

Chacun a son avis.

VICTOR.

Et le vôtre en est un.

BLINVAL.

Vous écrivez, mon cher, pour des gens du commun...

Des mœurs qu’on voit partout... rien n’y sent son grand monde ;

Dans votre pièce enfin la bourgeoisie abonde.

Pas un comte, un marquis, pas un petit baron,

Pour ennoblir un peu...

VICTOR.

Chrysale, Ariste, Orgon,

Pour être des bourgeois, sont-ils d’un bas comique ?

Il semble, en écoutant cette absurde critique,

Qu’on déroge au théâtre, et qu’on n’a pas bon air

De rire d’un bon mot, s’il n’est d’un duc et pair.

Intérêt, vérité, naturel sans bassesse,

Voilà pour le public les titres de noblesse.

BLINVAL.

Vous vous fâchez ?

VICTOR.

Non pas !

BLINVAL.

Est-ce ma faute, à moi,

Si votre dénouement m’inspire de l’effroi ?

VICTOR.

Mon dénouement, ô ciel !

BLINVAL.

Je souhaite qu’il passe.

VICTOR.

En quoi vous déplaît-il ?

BLINVAL.

C’est délicat...

VICTOR.

De grâce,

Est-il trop lent, trop froid, ou bizarre, ou brusqué ?

Eh ! parlez donc !

BLINVAL.

Il est... il est... il m’a choqué.

VICTOR.

La raison ?

BLINVAL.

La raison !... je viens de vous la dire.

VICTOR, furieux.

Je n’y tiens plus !

BLINVAL.

Paix, paix, allons, je me retire.

Vous vous fâchez.

VICTOR, brusquement.

Bonsoir.

 

 

Scène IV

 

VICTOR

 

Un éloge est charmant ;

Il enivre un auteur qui l’obtient justement ;

Son talent s’en accroît, tout lui semble possible.

La critique d’un sot est encor plus sensible !

Eh quoi ! mon dénouement qu’on a trouvé si bon...

Il a tort... très grand tort... Dieu ! s’il avait raison !...

J’ai plaint cent fois Damis dans la Métromanie ;

Mais, au fond d’un château quand son mauvais génie

L’abandonne à l’horreur d’un noir pressentiment,

Il est seul, nul fâcheux n’irrite son tourment,

Il n’a dans ses terreurs d’ennemi que lui-même ;

Si son malheur est grand, ma misère est extrême,

Horrible, insupportable : accablé d’embarras,

Pressant l’un, soufflant l’autre, arrêté par le bras,

Pour qu’un indifférent me flatte ou me censure,

Je vois tous les regards poursuivre ma figure.

Comment cacher mon trouble ? où fuir les curieux ?

Eh bien ! regardez-moi, traîtres, de tous vos yeux...

Un pauvre auteur qui tombe est-il une merveille ?

Qu’entends-je ? un bruit sinistre a frappé mon oreille...

Non... ma tête se perd... Ô toi, que ton destin

Pousse pour ton malheur dans ce fatal chemin,

Qui crois le voir semé de lauriers et de roses,

Viens, contemple mon sort, et poursuis si tu l’oses.

 

 

Scène V

 

VICTOR, PEMBROCK

 

PEMBROCK, dans la coulisse.

Je veux entrer, faquins, et c’est trop m’arrêter ;

Je suis milord Pembrock, faut-il le répéter ?

VICTOR.

Encore un importun.

PEMBROCK.

Ah ! je vois un artiste !

Apprenez...

VICTOR, voulant s’en aller.

Pardon, mais...

PEMBROCK.

En vain on me résiste ;

Mon bras s’est exercé sur vos laquais dorés :

J’ai forcé la consigne, et vous m’écouterez.

Voyez la perfidie !...

VICTOR.

Eh ! chacun son affaire.

PEMBKOCK.

C’est elle, j’en suis sûr !

VICTOR.

Qui vous dit le contraire ?

PEMBROCK.

Ah ! vous convenez donc enfin qu’on m’a trompé ?

Achevez ! le seul mot qui vous est échappé

Prouve que rien ici n’est pour vous un mystère :

Vous parlerez.

VICTOR.

Morbleu !

PEMBROCK.

Vous ne pouvez vous taire.

VICTOR.

Est-on plus malheureux ?

PEMBROCK.

Hem ! quelle trahison !

VICTOR.

C’est être assassiné d’une horrible façon !

PEMBROCK.

Horrible ! ah ! oui, monsieur, horrible ! abominable !

VICTOR.

Voulez-vous me laisser, fâcheux impitoyable ?

PEMBROCK.

Nommez-moi la suivante.

VICTOR.

Estelle.

PEMBROCK.

C’est son nom !

Elle est actrice ?

VICTOR.

Eh ! oui ; que serait-elle donc ?

PEMBROCK.

Figurez-vous, monsieur, que, l’œil fixé sur elle,

Je crus pendant longtemps ma lorgnette infidèle ;

Mais au quatrième acte, où, pour tromper Frontin,

L’ingrate dit : Je t’aime, et lui promet sa main,

J’ai reconnu sa voix, ce ton fait pour séduire,

Cet accent de l’amour...

VICTOR, enchanté.

La scène a donc fait rire ?

PEMBROCK.

Pas moi, je vous le jure ; indigné, furieux.

J’ai déserté ma loge et j’accours en ces lieux.

Eût-elle d’Apollon tous les dons en partage,

Puis-je lui pardonner un si sanglant outrage ?

Je veux, je veux la voir ; guidez-moi.

VICTOR.

Pas du tout !

Vous troubleriez son jeu.

PEMBROCK.

Je la suivrai partout,

En criant que l’auteur de la pièce qu’on donne...

VICTOR.

Eh bien ?

PEMBROCK.

En fausseté ne le cède à personne.

VICTOR, furieux.

Ah ! pour le coup !...

PEMBROCK.

Qu’il faut dans les prisons du roi

Lui faire apprendre un peu...

VICTOR, criant.

Mais cet auteur, c’est moi.

PEMBROCK.

Vous ?

VICTOR.

Moi, qui n’entends rien à vos mésaventures,

Et veux avoir raison, monsieur, de vos injures.

PEMBROCK.

Mais c’est une caverne, et jamais les enfers

N’ont conçu...

 

 

Scène VI

 

VICTOR, PEMBROCK, ESTELLE

 

ESTELLE, à Victor.

Venez donc, sur mes trois derniers vers

Je veux vous consulter.

PEMBROCK.

Ah ! vous voilà, traîtresse !

ESTELLE, tombant dans les bras de Victor.

C’est milord, je me meurs !

VICTOR.

Elle tombe en faiblesse !

Ciel ! et mon dénouement !

PEMBROCK.

Manèges superflus !

VICTOR.

À quoi tient un succès !

PEMBROCK, à Estelle.

Vous ne m’y prendrez plus.

ESTELLE, d’une voix éteinte.

Si vous saviez, milord...

VICTOR.

De grâce, après la pièce...

PEMBROCK.

Malgré tous vos détours, je vous connais, princesse.

ESTELLE, se relevant avec dignité.

Eh bien ! tout est rompu, mais je ne prétends pas

Souffrir de vos fureurs les scandaleux éclats.

PEMBROCK.

Quelle audace ! ah ! monsieur, l’auriez-vous bien pu croire ?

VICTOR.

Elle est capable au moins d’en perdre la mémoire.

PEMBROCK.

Le grand mal !

VICTOR.

Tout conspire à me désespérer.

ESTELLE, ouvrant son rôle, à Victor.

Voilà bien, n’est-ce pas, comme je dois entrer ?

VICTOR.

À merveille !

PEMBROCK.

Avant tout, perfide, il faut me rendre...

ESTELLE.

Vos lettres ! oui, milord.

PEMBROCK.

Non pas.

ESTELLE, lisant.

« Veuillez l’entendre,

« Ce fils, de vos vieux jours l’espérance et l’appui ;

« Il est devant vos yeux, il m’écoute, et c’est lui. »

VICTOR, frappant des mains.

Bien ! bien !

PEMBROCK.

C’est une horreur, mais ma vengeance est prête.

VICTOR, à Estelle.

Et dans votre récit...

ESTELLE.

Aucun vers ne m’arrête.

Je cours à ma réplique.

 

 

Scène VII

 

VICTOR, PEMBROCK

 

VICTOR, à Pembrock, qui s’élance pour sortir.

Où voulez-vous aller ?

PEMBROCK.

D’un concert de sifflets je veux la régaler.

VICTOR.

Juste ciel ! arrêtez. Demain, si bon vous semble...

PEMBROCK.

Son récit finira par un morceau d’ensemble :

J’ai trente bons amis...

VICTOR.

Calmez votre courroux.

PEMBROCK.

J’y cours.

VICTOR.

Vous n’irez pas.

PEMBROCK.

Mais quel homme êtes-vous ?

Quand je prétends rester, vous voulez que je sorte ;

Et, quand je veux sortir, vous me fermez la porte !

VICTOR, suppliant.

Ma pièce...

PEMBROCK.

C’est en vain.

VICTOR.

Craignez mon désespoir.

PEMBROCK.

Fût-il cent fois plus grand, je sifflerai ce soir.

VICTOR.

Je ne me connais plus...

PEMBROCK.

Laissez-moi.

VICTOR.

Par saint George,

Si vous faites un pas...

PEMBROCK.

Il me prend à la gorge !

Au meurtre ! à l’assassin !

 

 

Scène VIII

 

VICTOR, PEMBROCK, LUCILE, puis ESTELLE, FLORIDORE, BELROSE

 

LUCILE, accourant.

Succès, succès complet !

PEMBROCK.

Ouf ! s’il était tombé, le bourreau m’étranglait.

VICTOR, à Lucile.

Mon cœur suffit à peine au transport de ma joie.

BELROSE, montrant Pembrock.

Messieurs, je vois un Grec dans les remparts de Troie.

PEMBROCK, en fureur.

Adieu, foyer maudit, et vous, acteurs, auteurs,

Vous tous, qui vous couvrez de masques imposteurs,

Adieu ; je vais chercher quelque cité déserte,

Où jamais le démon n’amène pour ma perte

Fille ou veuve obstinée à me faire enrager,

Ni d’auteur furieux qui me veuille égorger.

Il sort.

BELROSE.

Fussiez-vous par delà les colonnes d’Alcide,

Vous y pourrez encor trouver une perfide.

 

 

Scène IX

 

VICTOR, LUCILE, ESTELLE, FLORIDORE, BELROSE

 

BELROSE, s’approchant d’Estelle d’un air goguenard.

C’était un bon parti ; mais, à défaut d’un lord,

Un garçon très honnête et que j’estime fort...

ESTELLE.

Vous en dites du bien, à coup sûr c’est vous-même.

BELROSE.

Si je me proposais...

ESTELLE.

Mon malheur est extrême ;

Mais il faudrait, je pense, être en horreur aux dieux,

Pour choisir aussi mal, ou ne pas trouver mieux.

Vous, messieurs, pour Bordeaux cherchez une soubrette !

BELROSE, lui offrant la main.

Les gens de milady !... Que milady permette...

Elle sort.

 

 

Scène X

 

VICTOR, LUCILE, FLORIDORE, BELROSE

 

BELROSE.

Elle enrage !

FLORIDORE, à Victor.

Il nous reste à vous féliciter ;

Présentez mie pièce, on va la répéter.

VICTOR.

Mais...

FLORIDORE.

Le tour de faveur, c’est à vous qu’on le donne.

VICTOR.

Non, monsieur, mon bonheur ne doit nuire à personne.

LUCILE.

Bon Victor !

VICTOR.

Et Bernard ?

BELROSE.

D’un air très amical

La cause avec Granville. Agamemnon-Blinval

Vient de se retirer sans tumulte, sans pompe,

En murmurant tout bas que le public se trompe.

À Lucile.

Comme votre succès met sa femme aux abois,

Ils sont sortis d’accord pour la première fois.

Ils s’aiment par vengeance.

 

 

Scène XI

 

VICTOR, LUCILE, FLORIDORE, BELROSE, GRANVILLE, BERNARD

 

BERNARD, à Victor.

Ah ! que je vous embrasse !

Est-il quelque chagrin qu’un si beau jour n’efface ?

La poésie, oui-da, n’est pas un vil métier ;

C’est un art, mais un art qu’on ne peut trop payer.

GRANVILLE, à Victor, en lui montrant ses mains.

Hem ! vous ai-je servi d’une ardeur sans égale ?

Quand pour le soutenir j’ameutais la cabale,

Je prêtais à l’ouvrage un secours superflu :

Que voulez-vous, mon cher ! je ne l’avais pas lu.

BERNARD, mettant la main de Lucile dans celle de Victor.

Elle est à toi.

LUCILE.

Victor !

VICTOR.

Tant de bonheur m’oppresse...

GRANVILLE.

Et moi, qui veux ma part dans la commune ivresse,

De deux cent mille francs je dote les époux.

VICTOR, avec dignité.

Monsieur !

BERNARD.

Il a ce droit.

LUCILE, à Granville.

Qui remercierons-nous ?

GRANVILLE.

Demandez à Belrose.

BELROSE.

Un auteur, un confrère.

GRANVILLE.

Non pas, non ; Floridore est instruit du contraire.

FLORIDORE, s’inclinant.

Monsieur est inspecteur.

GRANVILLE.

Non ; consultez Bernard ;

Il vous dira...

BELROSE, étonné.

Qui diable es-tu donc par hasard ?

GRANVILLE.

Je suis, puisque personne ici ne le devine,

Ce qu’il faut que je sois pour doter ma cousine,

Et l’embrasser.

LUCILE, à Bernard.

Comment ?

BERNARD.

Ne t’ai-je pas parlé...

LUCILE, vivement.

Ah ! d’un mauvais sujet qui s’était exilé...

GRANVILLE, à Lucile.

C’est moi !...

À Victor.

Je t’ai prédit, cher nourrisson du Pinde,

Quelque succession de l’Afrique ou de l’Inde ;

Lui présentant un portefeuille.

Je te l’apporte, tiens...

VICTOR, le refusant.

Eh ! de grâce, un moment.

BERNARD.

Prenez, vous saurez tout, j’ai vu le testament.

Il se fera prier pour être légataire !

BELROSE.

Me voilà, moi, voyons ; je me laisserai faire.

Bernard prend le portefeuille.

FLORIDORE, avec dépit.

Que n’ai-je su plus tôt !...

GRANVILLE.

Veuillez me pardonner ;

Tout n’est que fiction, hormis le déjeuner.

Pour réparer mes torts, j’entends qu’il soit splendide,

Qu’à trois actes pompeux l’allégresse y préside,

Qu’on y verse à grands flots et Champagne et médoc,

Et que madame Estelle y trinque avec Pembrock.

À Victor.

Toi, retiens bien ceci : le talent d’un poète

Avorte dans le monde et croît dans la retraite.

Que d’oisifs du bon ton, ardents à l’inviter,

De frivoles devoirs viendront t’inquiéter !

Ne va pas, amoureux d’un brillant esclavage,

Jouer d’homme amusant le triste personnage,

Te travailler sans fruit à saisir l’à-propos,

Et consumer ta verve en stériles bons mots.

Crains les salons bruyants, c’est l’écueil à ton âge ;

Nous avons trop d’auteurs qui n’ont fait qu’un ouvrage.

Poursuis, soutiens l’honneur de tes premiers essais ;

Qu’en mer, sous l’équateur, j’apprenne tes succès,

Et qu’un jour, comme moi, courant la terre et l’onde ;

La gloire de ton nom fasse le tour du monde.

BELROSE, montrant Victor.

Bornons-nous à l’Europe, et, s’il en fait le tour,

Que dans un bon fauteuil il dorme à son retour !

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