Les Bêtes raisonnables (MONTFLEURY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1661.

 

Personnages

 

CIRCÉ

ULYSSE

DIPUS, courtisan changé en cheval

AGLAPHEMOS, docteur changé en âne

CÉPHISE, changée en biche

PHILIPIN, valet de Dipus, changé en lion

 

La scène est dans l’Île enchantée de Circé.

 

 

Scène première

 

ULYSSE

 

Quitte ces lieux, Ulysse, où ton cœur abattu

Aux charmes de Circé fait céder ta vertu ;

Il est temps de revoir te chère Pénélope.

Sors de ce labyrinthe où l’amour t’enveloppe,

De cette île enchantée où cent monstres divers,

Te font appréhender un semblable revers.

Tel pour avoir servi son amoureuse flamme...

Mais Circé vient.

 

 

Scène II

 

CIRCÉ, ULYSSE

 

CIRCÉ.

Ulysse est bien pensif.

ULYSSE.

Madame,

L’ennui que je ressens de vous abandonner,

Vous devrait empêcher de vous en étonner,

Les destins ont rendu mon départ nécessaire,

Il faut partir.

CIRCÉ.

Crains-tu si peu pour me déplaire ?

Ton bonheur n’est-il pas dans cette île parfait ?

N’y possèdes-tu pas tous les biens à souhaits ?

Mon cœur n’est pas un bien qui te puisse suffire ?

Tu veux m’abandonner.

ULYSSE.

Quoi que vous puissiez dire,

Jamais un bien présent ne nous rend satisfaits,

La crainte et le désir, par de divers effets,

Jusque dans l’avenir emportant nos pensées,

Nous cachent le présent et les choses passées,

Et font que l’on voit moins, dans cet état contraint,

Les biens dont on jouit que les maux que l’on craint.

CIRCÉ.

Quelle craint en ces lieux te peut troubler ? demande,

Souhaite, parle, agis, et si tu veux, commande,

Et ne me quitte point.

ULYSSE.

Que ces pleurs ont d’appas !

Cessez de les verser, ou ne vous fâchez pas,

Si plutôt que de voir de si charmantes larmes,

Ma fuite garantit ma vertu de leurs charmes

Mais, ô Dieux, quels objets se présentent à moi !

Ici se présentent quatre animaux.

CIRCÉ.

Ces animaux jadis se sont vus comme toi.

Cet Âne que tu vois était Docteur ; la Biche

Était femme d’un Grec qui fut jadis fort riche,

Le Lion fut Valet, le Cheval Courtisan,

Qui fut de la vertu le premier Partisan,

Je les ai transformés.

ULYSSE.

Que leur malheur me touche !

Madame, vous pouvez d’un mot de votre bouche,

Faire changer leur sort.

CIRCÉ.

Il est vrai je le puis.

ULYSSE.

Au nom de notre amour dissipez leurs ennuis.

CIRCÉ.

Ne faut-il que cela pour contenter Ulysse ?

J’y consens, il n’est rien que pour toi je ne fisse,

Tu pourras leur parler dans peu fort librement,

Je vais les envoyer ici dans un moment,

Tels qu’ils étaient avant cette métamorphose,

Mais.

ULYSSE.

Quoi ?

CIRCÉ.

Tu dois aussi me promettre une chose.

Autrement je ne puis t’accorder un tel point, 

C’est à condition qu’ils ne changeront point,

Si leur cœur n’y consent.

ULYSSE.

Elle a trop de justice,

Pour n’y pas consentir.

CIRCÉ.

Tu vas les voir Ulysse.

 

 

Scène III

 

ULYSSE, seul

 

Quoi que ces lieux soient beaux, et leur séjour charmant,

Rien ne peut différer mon départ d’un moment,

Vous avez beau pleurer et répandre des larmes,

Mercure m’a donné de quoi vaincre vos charmes.

Mais ceux que ses efforts dans cette île ont changés.

À ma compassion se sentant obligés,

Pour me tirer d’ici sans rien faire connaître,

Pourront bien me servir mais j’en vois un paraître.

 

 

Scène IV

 

LE DOCTEUR, ULYSSE

 

LE DOCTEUR.

Devenir homme ! ô Dieux ! quel comble de malheurs,

Qui pourrait s’empêcher de répandre des pleurs ?

Quel fatal contretemps !

ULYSSE.

Cesse de les répandre,

Écoute auparavant ce que je veux t’apprendre,

Si ton cœur n’y consent tu ne saurais changer.

LE DOCTEUR.

Je respire à ces mots, et suis hors de danger.

ULYSSE.

Quel danger ?

LE DOCTEUR.

Quel danger d’être parmi le monde ?

Plutôt qu’y retourner que le ciel me confonde !

Je sais ce qu’en vaut l’aune et n’y retourne plus.

ULYSSE.

Qui peut autoriser un semblable refus ?

LE DOCTEUR.

Si pour m’autoriser l’exemple peut suffire,

J’en ai deux mille en mains que je vais te décrire,

Mon sort te semblera si beau, si glorieux,

Que tu verras qu’il fut envié par les Dieux.

Jupin, de tous les Dieux le premier et le Maître

Envia les plaisirs attachés à cet être

Et trouva notre sort si charmant et si beau.

Qu’il se changea lui même une fois en Taureau !

Et Junon souhaitant une forme nouvelle,

Voulut paraître un jour nourrice de Sémèle.

Tout le reste des Dieux a voulu se changer,

Apollon en Pasteur et Mercure en Berger,

Bacchus en Marinier, Diane en chat, Mercure

En la forme d’Ibis a changé sa figure :

Jupiter en Bélier a paru, ce dit-on,

Pallas parut en vieille, et Vénus en poisson,

Bacchus parut en Bouc, Junon parut en vache,

Apollon en Corbeau, mais à quoi je m’attache ;

Dire tant de raisons, user de tant de mots,

C’est vouloir sans sujet altérer mon repos,

Un homme tel que toi d’esprit aussi malade,

Aurait pris tout cela pour une Mascarade.

ULYSSE.

Mais quoi ? ce sont des Dieux : ils font ce qui leur plaît.

LE DOCTEUR.

Mais pour être éclairci quitte ton intérêt,

Chaque Dieu mille fois en une autre nature,

De celles qu’il aimait a changé la figure,

Daphné par Apollon fut changée en laurier,

Io le fut en Vache. Et l’on ne peut nier

Que Proserpine même, avec sa blonde tresse,

Par le Seigneur Pluton fut changée en Diablesse,

Et je crois que Pluton fit fort facilement,

Et sans aucun effort ce dernier changement ;

Car l’on assurer que la double traîtresse,

Étant Femme elle était du moins demi-diablesse.

ULYSSE.

Pourquoi tant mépriser le destin des humains ?

LE DOCTEUR.

M’en demander la cause, et pourquoi je m’en plains ?

C’est pour le peu d’état que le plupart des hommes,

Font des habiles gens dans le Siècle où nous sommes,

Il n’est point de science à qui quelque lourdaud,

Faisant le bel Esprit, n’attribue un défaut,

Tels, faisant les Catons et les grands Politiques,

Les nomment des poisons et des Pestes publiques,

Sans même en excepter Mathématicien,

Philosophe, Orateur, ou bien Géotien,

Grammairien, Docteur, Theurgien, Cosmimètre,

Astronome, Devin, Médecin, Géomètre,

Métoposcope, Poète ou Chiromancien,

Alchimiste, Astrologue, ou Géomancien,

Et pour une raison, et meilleure et dernière,

Sans une exception pour moi péculière.

ULYSSE.

Les plaisantes raisons que vous m’alléguez là !

LE DOCTEUR.

Ergo, ce syllogisme est fait en barbara :

Je soutiens et conclus, dans le siècle où nous sommes,

Qu’il vaut mieux mille fois être ânes que d’être hommes.

ULYSSE.

Quel était ton emploi devant un tel malheur ?

LE DOCTEUR.

Dites plutôt bonheur.

ULYSSE.

Bonheur soit.

LE DOCTEUR.

De Docteur.

ULYSSE.

Et depuis qu’en ces lieux Circé changea ton Être,

En quel autre animal t’a-t-elle fait paraître ?

LE DOCTEUR.

En Âne qui...

ULYSSE.

Suffit, je m’étais bien douté,

Que le raisonnement que tu m’as apporté.

Ne pouvait pas venir d’un autre qu’un Âne.

LE DOCTEUR.

Je maintiens ma raison et bonne et diaphane.

ULYSSE.

Mais te changer en Âne ?

LE DOCTEUR.

Oui, t’en étonnes-tu ?

ULYSSE.

Un animal abject, stupide, sans vertu.

Ma surprise en ces lieux se trouve sans seconde.

LE DOCTEUR.

Comment s’en étonner, il en est tant au monde !

Ânes dedans le Ville, Ânes dans le Faubourg,

Ânes dans le Province, Ânes dedans la Cour,

Ânes dedans les champs, Ânes aux Compagnies,

Ânes dedans les Bals, Ânes aux Comédies,

Ânes fort négligés, Ânes fort ajustés,

Mélancolique, gais, sérieux, éventés ;

Ânes dans les Barreaux, Ânes dans les Écoles,

Ânes dans les Effets, Ânes dans les paroles,

Ânes dedans la Chaise aux Universités,

Ânes petits et grands, bâtés et non bâtés,

Ânes sans changement et sans métamorphose,

Enfin Ânes partout ; je ne vois autre chose.

C’est pourquoi j’aime mieux être bêtifié,

Que d’être Homme...

ULYSSE.

Ce fou devrait être lié,

De tout raisonnement cet homme est incapable,

À son dam. Celui-ci sera plus raisonnable,

Et comme il me paraît un peu moins avisé,

De le persuader il sera plus aisé.

 

 

Scène V

 

PHILIPIN, ULYSSE

 

PHILIPIN.

Qui Diable m’a rendu ma première figure ?

Je ne suis plus Lion, ah l’étrange aventure !

J’ai beau me regarder, il n’est rien si certain,

Je l’étais toutefois encore ce matin.

ULYSSE.

C’est à moi que tu dois une faveur si grande.

PHILIPIN.

À vous Monsieur ?

ULYSSE.

À moi.

PHILIPIN.

Le Diable vous le rende.

Mais comme donc à vous ? êtes vous l’héritier

De la belle Circé. savez-vous le métier ?

Avez-vous acheté sa charge de Sorcière ?

ULYSSE.

Que cet Homme est grossier, qu’il a peu de lumière !

PHILIPIN.

Puisque vous avez eu tant de bonté pour moi,

Et que vous m’avez mis dans l’état que je vois,

Par une faveur grande, illustre, et peu commune,

Eh ! de grâce, Monsieur, faites m’en encore une :

Que je retourne en Bête.

ULYSSE.

Ah discours ennuyeux !

PHILIPIN.

Qui peut faire un plaisir en peut bien faire deux.

Faut-il tant de façons ?

ULYSSE.

Mais quoi, perfide traître,

Préférer les plaisirs attachés à cet être

Aux charmantes douceurs ?

PHILIPIN.

Mais, Monsieur, s’il vous plaît,

De grâce laissez là le monde comme il est.

ULYSSE.

Te faire une faveur, c’est donc te faire injure ?

PHILIPIN.

Je me trouve, Monsieur, fort bien de ma nature ;

Que je ne change point.

ULYSSE.

Quoi tu peux mépriser...

PHILIPIN.

Monsieur, ne songez point à me désabuser.

Ce serait temps perdu.

ULYSSE.

La plus parfaite image,

De la Divinité son plus parfait ouvrage ?

PHILIPIN.

L’honnête Homme, Monsieur, comme on dit aujourd’hui,

Ne se mêla jamais des affaires d’autrui.

À part.

Je croyais que ce fut un homme, c’est un Diable,

Il faut bien qu’il le soit.

ULYSSE.

Un Chef-d’œuvre admirable

Peut donc être à tes yeux un objet de mépris ?

L’homme dont la valeur est sans borne et sans prix,

Te semble moins heureux que l’état d’une Bête ?

PHILIPIN.

Mais, Monsieur.

ULYSSE.

Qui peut donc t’avoir mis à la tête

Un si bas sentiment du destin des humains ?

PHILIPIN, à part.

Je jetais mon bonnet par-dessus les moulins...

ULYSSE.

Que dis-tu ?

PHILIPIN.

Qu’il est vrai ! je tremble à lui répondre.

ULYSSE.

Pour te le mieux montrer, et pour te mieux confondre,

Un homme raisonnable est sans ennui, sans soi.

PHILIPIN.

Tout au moins, s’il est vrai, le menteur n’est pas loin.

Savez-vous bien Monsieur, que quand j’étais du monde,

J’étais Valet ?

ULYSSE.

Et bien.

PHILIPIN, à part.

La peste le confonde.

Il ne me laisse pas achever.

ULYSSE.

Bien poursuis.

PHILIPIN.

Savez-vous bien Monsieur ce qu’à présent je suis.

ULYSSE.

Bête.

PHILIPIN.

C’est votre honneur, je suis Lion, la Bosse,

Si vous saviez Monsieur comme diable je rosse

Mon Maître, dont Circé fit un jour un Cheval.

Il m’appelait toujours traitre, fourbe, animal,

Et me mettais souvent du bois sur les épaules ;

Mais à présent, par bien sans me servir de gaule,

Je vous le fais driller.

ULYSSE.

Cesse de discourir,

Et pars avecque moi.

PHILIPIN.

J’aimerais mieux périe,

Je suis bien à présent bâti d’autre manière,

Que je n’étais jadis, car la belle Sorcière,

M’a dans mon changement, fait présent en ami,

Qu’une queue à peu près de trois pied et demi.

Lorsque je veux dompter quelques Bêtes cruelle

Je vous les sangles avec.

ULYSSE.

Ces raisons sont fort belles.

PHILIPIN.

Faites donc que je sois fortuné jusqu’au point,

D’être Bête Monsieur, et de ne changer point.

ULYSSE.

D’où te peut donc venir cette vision bleue ?

PHILIPIN.

Si vous saviez, Monsieur, la vertu de ma queue.

ULYSSE.

Ha le fâcheux bouffon ! cesse de raisonner,

Et me dis promptement si tu veux retourner

En Grèce.

PHILIPIN.

Non Monsieur, j’en mourrais de tristesse.

ULYSSE.

Qui peut t’en empêcher ?

PHILIPIN.

Lorsque j’étais en Grèce,

La plus lâche poltron, le plus efféminé,

M’a fait trembler de peur ; mais le chance a tourné,

Car maintenant c’est moi qui fait trembler les autres.

ULYSSE.

Quoi tu peux préférer de tels destins aux nôtres ?

Des Bêtes sans raison ?

PHILIPIN.

Parlez-en comme il faut,

Monsieur, que savez-vous quel est votre défaut

Tel est Bête souvent qui ne pense pas l’être,

Avec votre destin, votre sort, et votre être,

Vous me la baillez belle.

ULYSSE.

En est-il de plus fou

Que ce dernier ?

PHILIPIN.

Monsieur ?

ULYSSE.

Que veux-tu ?

PHILIPIN.

Savez-vous,

Pourquoi partout le monde on inventa le mode

De se faire servir ?

ULYSSE.

C’est qu’elle est fort commode.

PHILIPIN.

Il vous en faut, ma foi, de la commodité,

Est-il après cela chez vous de l’équité ?

Non, car les animaux, les plus débiles mêmes ;

Qui valent mieux que vous, se servent bien eux-mêmes,

Un Lion ne sert point un Lion, un Cheval

Ne sert point un Cheval.

ULYSSE.

C’est notre plus grand mal ;

D’être toujours contraints d’avoir à notre suite

Des Brutaux, des Coquins, sans soin et sans conduite.

Des Traîtres, ne sont bons qu’à noyer.

PHILIPIN, à part.

On n’est jamais blâmé que par ceux du métier.

ULYSSE.

Je veux, en quatre mots, sans parler de services,

De tous les animaux te faire voir les vices,

Afin que ton esprit, connaissant leur défaut,

Puisse dans ce moment en juger comme il faut :

Le Tigre est trop cruel, l’Ours est trop plein de rage,

Le Sanglier affreux aime trop le carnage,

Le Cheval est trop fier, le Renard est trop fin,

Le Loup est carnassier, le Singe trop badin,

Le Lion trop fougueux, et l’Âne trop stupide,

L’Éléphant trop pesant, le Lièvre trop timide,

Le Chameau, comme on sait, est trop vindicatif,

Le Bouc est trop vilain, et le Cerf trop craintif ;

Il n’est point d’animaux sans des défauts semblables,

Tous sont des Monstres enfin.

PHILIPIN.

Et les Hommes tous Diables.

Pour mieux répondre encor, chacun des animaux

N’a jamais pour le plus qu’un seul de ces défauts ;

Mais s’il m’en souvient, les hommes, ce me semble,

Ont pour le plus souvent tous les vices ensembles

Tel est larron, cruel, traître, fou, babillard,

Rusé, méchant, fougueux, fourbe, badin, paillard ;

Tel autre est orgueilleux, imposteur, homicide,

Tel autre cauteleux, et flatteur, et timide,

Tel autre médisant, et fait le fanfaron,

Tel autre grand causeur, mercenaire et poltron,

Tel autre est rapporteur, incommode, bizarre,

Tel autre téméraire, importun, fat, avare,

Sans compter tous les sots dont je ne parle pas.

Pour toutes ces raisons je m’en vais de ce pas ;

Adieu, Monsieur.

ULYSSE.

Nommer cette faveur petite ?

Tu ne mérites pas...

PHILIPIN.

Je renonce au mérite ;

Je ne mérite rien, Monsieur, assurément.

Il sort.

ULYSSE.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

Mais j’aperçois Circé.

 

 

Scène VI

 

CIRCÉ, ULYSSE

 

CIRCÉ.

Qu’à fait l’adroit Ulysse ?

À combien de cette île a-t-il rendu service ?

ULYSSE.

À pas un jusqu’ici : dans leur aveuglement

Ils préfèrent leur être au nôtre.

CIRCÉ.

Assurément

Ulysse n’a pas fait agir son éloquence.

ULYSSE.

Mon cœur est si surpris de leur extravagance,

Qu’il doute que Circé, dans un tel changement,

Leur ait, avec leur corps, rendu leur jugement.

CIRCÉ.

Ulysse, ce reproche est trop plein d’injustice,

Je consens à tes yeux que le Ciel me punisse,

Si tu ne les as vus, dans ce même moment,

Tel que le Ciel les fit avant leur changement.

ULYSSE.

Il les fit donc bien fous !

CIRCÉ.

C’est une maladie,

Dont beaucoup sont atteints pendant toute leur vie,

Mais ce Docteur ?

ULYSSE.

Les Dieux voulant vous obliger

Connaissant bien qu’en Âne on le devait changer,

Y travaillèrent tous, sans doute, par avance.

CIRCÉ.

Cessons de raisonner sur leur extravagance,

Pour t’ôter tout sujet de te plaindre de moi,

Je veux faire en ce jour encor plus pour toi,

Je vais t’en envoyer deux autres, et ta peine,

Peut-être cette fois ne sera pas si vaine.

ULYSSE.

Que vos rares bontés...

CIRCÉ.

Lorsque l’on aime bien,

Il est bien malaisé que l’on refuse rien.

 

 

Scène VII

 

ULYSSE, seul

 

Ceux qui viennent seront plus traitables peut-être,

Car pour moins, je sais bien qu’ils ne peuvent pas l’être.

 

 

Scène VIII

 

ULYSSE, CÉPHISE

 

ULYSSE.

Si je ne suis déçu, je vois quelqu’un venir ;

C’est une femme, ô Dieux ! je veux l’entretenir.

Si je peux obliger...

CÉPHISE.

J’ai changé de figure ;

De biche que j’étais je suis femme, et je jure

Que je ne sais à qui l’avantage en est dû.

ULYSSE.

À moi, Madame.

CÉPHISE.

À toi ? de quoi te mêles-tu ?

M’avoir tiré d’un être agréable, paisible,

Doux, charmant, sans ennuis !

ULYSSE.

Ce reproche est sensible

À qui n’a prétendu que de vous obliger.

CÉPHISE.

Tu crois donc m’obliger en me faisant changer ?

ULYSSE.

Sans doute, car enfin quelles douceurs cet être

Peut-il avoir pour vous ?

CÉPHISE.

Tu ne les peux connaître.

ULYSSE.

Si j’ignore les biens qu’ici vous possédez,

Du moins connais-je bien tous ceux que vous perdez.

Est-il rien de plus heureux que l’état d’une Femme ?

Quels soucis, quels ennuis peuvent troubler son âme ?

C’est une sexe qui fut de tout temps adoré,

Aimé, chéri de tous, estimé, révéré,

Plein d’esprit, plein de feu, galant, parfait, sincère,

Sans vanter sa beauté, car elle est ordinaire.

Ce beau sexe qui fait, par cent charmes divers,

Le plus belle moitié de ce vaste Univers,

De toutes les faveurs que le Ciel nous a faites

Est seul incomparable.

CÉPHISE.

Ah ! trêve de fleurettes !

ULYSSE.

Sa vertu, sa prudence et sa discrétion

Causent à tous moments notre admiration.

Les Hommes les plus fiers, épris de tant de charmes,

Cèdent avec plaisir et mettent bas les armes,

Et plus ou moins vos cœurs ont la bonté pour eux,

Plus ou moins leurs destins leur semblent bienheureux.

De tous les immortels les plus parfaits ouvrages

N’ont rien de comparable à ces grands avantages.

Sans ce sexe, qui peut tout charmer, en ce jour,

L’homme n’eut jamais su ce que c’est que l’amour ;

Il faut, pour être heureux, être épris de sa flamme :

Un Homme sans amour est un corps privé d’Âme,

Et comme ce beau sexe entre tient notre amour,

Sans lui rien ne pourrait nous conserver le jour.

CÉPHISE.

Où trouver maintenant l’avantage d’une être,

Si, presque à tout moment, l’Homme s’érige en Maître,

Veut avoir le dessus ? Encore pour cela

Passe.

ULYSSE.

Le beau discours que vous m’alléguez là !

CÉPHISE.

Il est vrai qu’étant Fille, alors que l’on peut plaire,

On a quelque bon temps, mais il ne dure gère,

Et quand le Mariage a conjoint deux Amants,

Une Femme, ma foi, passe bien mal son temps.

Après cinq ou six nuit, bonsoir : la jalousie.

Des Hommes bien souvent brouille la fantaisie ;

Il faut être sujette à ces Hommes brutaux,

Volages, inconstant, parjures, inégaux :

Cela fait enrager.

ULYSSE.

Il est cent mille Femmes

Pour qui tous leurs maris voudraient donner leurs Âmes.

CÉPHISE.

Une autre chose m’embarrasse l’esprit,

Quand de se divertir une Femme a le bruit,

On la tient aussitôt couverte d’infamie,

Mais les Hommes, oui-dà, c’est la galanterie,

Quelle en est la raison ? Et pourquoi devez-vous,

Alors que bon vous semble, avoir cela sur nous ?

Oui tant que l’on vivra de semblable manière,

J’aime mieux mille fois me priver de lumière,

Que de...

ULYSSE.

Si vous aviez un semblable pouvoir,

Vos Maris abusés souvent sans le savoir,

Tireraient des Enfants du sort de la misère,

Sans avoir jamais eu le plaisir de les faire.

Ce sexe dont l’humeur est sans comparaison,

N’agit que par caprice, et jamais par raison,

Qui peut vous obliger à préférer cet être.

À toutes les douceurs que vous savez connaître.

CÉPHISE.

Notre sexe partout devrait être adoré,

Cependant par le vôtre il est contrecarré,

Et l’on dirait souvent à vous entendre dire,

Que les Femmes ne sont que pour vous faire rire.

Les Hommes en tous lieux tranchent des esprits forts,

Il n’est que leur esprit. Il n’est que leurs efforts ;

À les entendre dire : Eh quoi les Amazones,

N’ont-elles pas sans eux bien soutenu leurs trônes ?

Fait trembler des États, des Peuples ? osez-vous

À leurs fameux exploits comparer vos grands coups ;

Semiramis sans eux agrandit Babylone,

Enfin dès ce temps-là pour affermir un Trône,

On prenait une Femme, avez-vous à cela

De quoi répondre ? Non, c’était de ce temps-là

Que les Femmes faisaient bien soutenir les Hommes.

ULYSSE.

Il n’est plus question que du temps ou nous somme.

CÉPHISE.

Mais depuis tout ce temps, à ce que je connais,

Nous avons par ma foi bien perdu de nos droits

Les Hommes redoutant notre valeur extrême,

Ont pour en échapper usé de stratagème,

Et petit à petit ont si bien enjôlé

Notre sexe, qu’il est à présent ravalé.

Ils ont mis dans les mains des Femmes, et des Filles

Au lieu de flèche, et d’arcs des fuseaux, des aiguilles

Et je ne sais encor quels autres instruments,

Pour les mieux amuser ; dis ; est-ce que je mens.

ULYSSE.

Lorsqu’avec une Femme on es en conférence,

On a comme je vois besoin de patience,

Enfin, approchez-vous de la conclusion ?

CÉPHISE.

C’est ainsi qu’on damait jadis votre pion.

ULYSSE.

Mais...

CÉPHISE.

Celles de ce temps trop pleines de franchise,

Ont fait aller si loin l’excès de leur sottise,

Quelles souffrent d’un cœur for content et fort doux,

Que toujours leurs Maris leur donnent du dessous.

ULYSSE.

Voyez le grand malheur !

CÉPHISE.

Les Hommes par envie,

Nous ont depuis ce temps  notre gloire ravie ;

Et en se sont jamais estimés bien heureux

Que leur ambition ne nous ait mis sous eux.

ULYSSE.

Tous ces malheurs sont grands !

CÉPHISE.

Vous en êtes les causes.

ULYSSE.

Je vais en quatre mots vous répondre à ces choses.

Si notre Sexe au vôtre est toujours préféré,

C’est que l’esprit de l’Homme est bien plus éclairé,

Plus solide, plis fort, et moins sujet au change.

CÉPHISE.

Plus éclairé dis-tu ? bon Dieux, la chose étrange

Il en est parmi nous qui plus d’un an durant,

Instruiraient aisément l’Homme le plus savant.

ULYSSE.

Mais qui ?

CÉPHISE.

Cette Cassandre, à la Ville de Troie

A prédit ses destins, ses malheurs, et sa joie,

De plis, elle a prédit qu’un jour une Sapho,

Deviendrait l’ornement d’un Siècle tout nouveau,

Et qu’aussitôt après une telle naissance,

L’agrément, la vertu, l’esprit, et la science,

Tomberaient en quenouille.

ULYSSE.

Ah ! le plaisant discours !

CÉPHISE.

Oui, j’aime mieux cent fois voir abréger mes jours,

Que de devenir Femme.

ULYSSE.

Ah ! qu’elle est insensée !

CÉPHISE.

D’un si long entretien je me sens offensée,

Adieu.

ULYSSE.

Deux mots encor...

CÉPHISE.

Je vais prier Circé,

De vouloir me changer.

Elle sort.

ULYSSE.

Ô Dieux qui l’eût pensé ?

Être Bête, est-ce donc un si grand avantage ?

Tous ces gens sont bien fous, ou je suis bien peu sage

Il faut bien que Circé ne leur ait pas rendu

Leur esprit mais que dis-je ils n’en ont jamais eue.

Ils sont fous naturels : quelqu’un s’offre à ma vue

Ma peine dans ces lieux ne sera pas perdue,

Si j’en oblige un seul à vouloir conserver,

Le bel être où les Dieux avaient su l’élever !

 

 

Scène IX

 

DIPUS, ULYSSE

 

DIPUS.

Laquais ; où Diable suis-je ? ou bien je n’y vois goutte,

Ou je ne suis plus Bête à présent.

ULYSSE.

Il en doute.

Il vaut bien deux témoins en cette occasion.

DIPUS.

De qui puis-je savoir par quelle Nation

Cette Île est habitée ; ah ! j’aperçois un Homme.

Pouvez-vous m’enseigner comment ce lieu se nomme ?

ULYSSE.

C’est l’Île de Circé ; pour votre changement,

L’amour qu’elle ressent pour moi dans ce moment

L’a causé.

DIPUS.

Vous aimez cette infâme sorcière ?

ULYSSE.

Oui, je l’aime, et de plus, ce n’est qu’à ma prière

Qu’elle vous a remis dans cet être.

DIPUS.

Sais-tu,

Qu’elle n’a jamais su ce que c’est que Vertu ?

ULYSSE.

Les Vertus pour l’amour n’ont que de faibles armes,

Elles sont contre lui sans pouvoir et sans charmes,

Et lorsque nous aimons, nous ne regardons pas,

Pourvu que notre objet ait pour nous des appas,

S’il a tant de vertus ; car pour lors, notre flamme

Exile pour jamais la raison de notre âme,

Et ne consulte rien en cette occasion,

Que notre aveuglement et notre passion.

DIPUS.

Pourquoi m’as-tu remis dans ma forme première ?

ULYSSE.

Pour t’emmener.

DIPUS.

Plutôt je perdrais la lumière.

ULYSSE.

Quelle en est la raison ?

DIPUS.

Sais-tu bien qui je fus ?

ULYSSE.

Non.

DIPUS.

Je fus Courtisan à la Cour de Picus.

ULYSSE.

Cette condition est fort avantageuse,

Et pleine de douceur.

DIPUS.

Dis plutôt malheureuse.

Quoi, je pourrais, après ce qui m’est arrivé,

Retourner à la Cour où je fus élevé,

Où les meilleurs mœurs devenaient corrompues ;

Où toutes les vertus n’étaient jamais connues,

Où, pour tout dire enfin, avec impunité

Se pratiquaient le vice et la méchanceté ?

ULYSSE.

La Cour est l’ornement des endroits qu’elle occupe.

Et le bonheur du Peuple.

DIPUS.

À d’autres, une Dupe

Demeurerait d’accord d’un semblable discours :

Mais je sais le dégât qu’elle cause toujours,

Lorsque les courtisans passent par une Ville.

Le soin qu’on prend pour eux est toujours inutile :

On a beau les servir et les bien recevoir,

Être dans le respect, être dans le devoir,

Oui, par tout le pays qui leur sert de passage,

Ils font un tel dégât, ils font un tel ravage,

Lorsqu’ils sentent venir leur départ à peu près,

Qu’il y paraît toujours près de neuf mois après.

ULYSSE.

Ce désordre ne vient que d’un peu d’affluence

De Peuple curieux, qu’amène leur présence,

De leur train, de leur gens.

DIPUS.

Et n’est-ce pas tout un ?

Le désordre qu’ils sont est-il moins importun ?

Tous les Hommes de Cour dans le siècle où nous sommes,

Ont toujours à leur suite un fort grand nombre d’Hommes :

Si l’on se défait d’un, un autre le reprend.

Leur suite est si nombreuse, et leur train est si grand,

Qu’il occupe souvent plus d’une demi-lieue

Et le désordre enfin vient d’eux ou de leur queue.

ULYSSE.

Alors que l’on le souffre on doit peu s’en fâcher,

Aura-t-il bientôt fait.

DIPUS.

On ne peut l’empêcher,

On a beau leur cacher les Femmes et les Filles,

Dire qu’il ne faut pas diffamer les Familles,

Qu’il faut ne point piller, point causer de malheur,

Éviter le désordre et vivre avec douceur,

Qu’il faut de leur pays observer la Police,

Malgré toutes les Lois et toute leur Justice,

Ces discours et ces soins sont toujours superflus,

La réprimande est vaine, ils passent par-dessus.

ULYSSE.

Si toujours le mépris d’une semblable vie ;

D’y retourner jamais t’a fait perdre l’envie,

Ton cœur dans ce moment ne doit pas mépriser

La raison que j’apporte à te désabuser,

Apprends donc que les Dieux et leurs sacrés Oracles,

Te feront voir la fin de tous ces grands obstacles ;

Qu’ils promettent au monde un Monarque nouveau,

Indomptable, vaillant, vertueux, parfait, beau,

Généreux, et de qui la célèbre alliance,

Mettra toute le terre en bonne intelligence.

Qu’il doit être l’appui des Temples de Thémis ;

Qu’il sera redouté de tous ses ennemis,

Un autre Hercule enfin, qui, né par un miracle,

Ne doit à sa valeur jamais trouver d’obstacle.

Que, pour lors, les vertus banniront de sa Cour,

Les vices enchaînés, pour régner à leur tout.

Enfin ce Mars qu’un jour la terre aura pour Maître,

A fait des envieux même avant de naître.

Pour combler de bonheur ce règne Glorieux,

Un Ministre prudent est promis par les Dieux,

Des les Exploits fameux, les Vertus et la Gloire,

Sont gravés par avance au temple de Mémoire.

DIPUS.

Ah si je le savais je serais consolé !

ULYSSE.

Écoute donc comment l’oracle en a parlé.

DIPUS.

Ne me fais point languir, dépêche de m’apprendre,

Dès ce même moment ce qu’on en peut attendre.

ULYSSE prononce l’Oracle.

ORACLE.

Un prince deux fois couronné,
Rendra son règne fortuné,
Sera craint et chéri sur la terre et sur l’onde,
C’est un arrêt des Dieux. Les Vertus et l’Amour
Sous son beau règle quelque jour,
Rendront la Paix à tout le monde.

Ce Monarque aura pour appuis
Un Ministre digne de lui,
Et le Peuple, en ce temps plus heureux que le nôtre,
Goûtera les douceurs d’un bonheur peu commun,
Puisqu’il aura le bras de l’un,
Et les sage conseils de l’autre.

DIPUS.

Ah ! puisqu’il est ainsi, si tu peux m’obliger,

Jusqu’à forcer Circé de ne me plus changer,

L’espérance que j’ai de voir un tel Monarque,

Ma rendra satisfait, si toutefois la Parque,

Devant un tel bonheur n’abrège point mes jours.

Partons, abandonnons cette Île pour toujours.

ULYSSE.

J’y consens.

 

 

Scène X

 

CIRCÉ, DIPUS, ULYSSE

 

CIRCÉ.

Je sais bien que ce sera sans peine,

Les Dieux l’on résolu, ma résistance est vaine.

Traitre, tu veux partir, et veux me le cacher.

Ah ! si tous me efforts avaient pu empêcher,

J’aurais plutôt troublé l’ordre de la Nature,

Que mon cœur ne se fut vengé de cette injure.

Mais puisque les destins et les Dieux ennemis

M’ont ôté le secours que je m’étais promis,

Sors vite de ces lieux si tu crains ma colère.

Elle sort.

ULYSSE.

De semblables discours ne m’épouvantent guères.

DIPUS.

Je crains avec raison cet esprit furieux.

ULYSSE.

J’ai deux vaisseaux tous prêts, abandonnons ces lieux,

Et ne conservons rien de ces lieux détestables,

Que le seul souvenir des Bêtes Raisonnables.

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