Les Blancs et les Bleus (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en onze tableaux

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Châtelet, le 10 mars 1869.

 

Personnages

 

SAINT-JUST

PICHEGRU

EULOGE SCHNEIDER

LE GÉNÉRAL EISEMBERG

HOCHE

UN VIEILLARD

FARAUD

FALOU

SPARTACUS

TÉTREL

YOUNG

FENOUILLOT

RAOUL

STÉPHEN

MONNET

AUGEREAU

COCLÈS

ABATUCCI

DOMERC

LE GÉNÉRAL PERRIN

PROSPER LENORMAND

JACQUEMIN

EILDEMANN

MAÎTRE NICOLAS

TITUS

UN CRIEUR PUBLIC

UN JEUNE HOMME

UN AIDE DE CAMP

UN SOLDAT

CLOTILDE BRUMPT

MADAME TEUTCH

CHARLES NODIER

GERTRUDE

UNE MÈRE

LA DÉESSE RAISON

UN JEUNE COLLÉGIEN

UNE FEMME DU PEUPLE

ÉTIENNETTE

OFFICIERS

SOLDATS

HOMMES et FEMMES DU PEUPLE

Etc.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

L’auberge de la Lanterne, à Strasbourg.

Magnifique cuisine de province avec une grande cheminée, une immense table sur laquelle mangent les maîtres et les domestiques. Des cabinets à gauche et à droite ; grand escalier au fond, montant aux chambres du premier étage ; grande porte donnant sur la rue par un pan coupé.

 

 

Scène première

 

MADAME TEUTCH, COCLÈS

 

MADAME TEUTCH, appelant pendant que huit heures sonnent au coucou.

Hé, l’Endormi ! hé, l’Endormi !

COCLÈS, sortant de dessous le manteau de la cheminée.

D’abord, je ne m’appelle plus l’Endormi ; c’était bon sous le tyran, où on n’était pas libre de se choisir un nom. Je m’appelle Coclès.

MADAME TEUTCH.

Eh bien, Coclès, prends ta lanterne et va-t’en voir à l’hôtel de la Poste si la diligence de Besançon est arrivée. L’accusateur public, le citoyen Euloge Schneider, a fait retenir ici une chambre pour le fils d’un de ses amis qui arrive ce soir. Tu demanderas le citoyen Charles, un petit jeune homme de quatorze à quinze ans, et tu l’amèneras ici.

COCLÈS.

Il n’aurait donc pas pu y venir tout seul, ici ?

MADAME TEUTCH.

Il paraît que non, puisque je te l’envoie chercher.

COCLÈS.

Ah !... Voyez donc le temps : il pleut à ne pas mettre un aristocrate à la porte.

MADAME TEUTCH.

Tu n’es pas encore parti ?

COCLÈS.

Non ! sans compter que, s’il ne me plaisait pas de partir, je ne partirais pas.

MADAME TEUTCH.

Tu ne partirais pas ?

COCLÈS.

Je connais les Droits de l’homme !

MADAME TEUTCH.

Eh bien, moi, je vais t’apprendre ceux de la femme.

Elle lui donne un soufflet.

COCLÈS.

Citoyenne Teutch !...

 

 

Scène II

 

MADAME TEUTCH, COCLÈS, AUGEREAU

 

AUGEREAU, entrant.

De la rébellion contre ta maîtresse, citoyen l’Endormi ?

COCLÈS.

De la rébellion ! peut-on m’accuser de cela ?

AUGEREAU.

Comment, misérable ! tu oses lever la main sur la respectable citoyenne Teutch ?

COCLÈS.

Mais non, au contraire, puisque c’est elle qui l’a baissée sur moi.

AUGEREAU.

J’ai bien entendu le soufflet.

COCLÈS.

Et moi, je l’ai bien senti.

AUGEREAU.

Allons, pas de réplique ! va chercher le citoyen Charles, et prends bien garde qu’il ne se mouille les pieds en route. C’est un fils de famille.

COCLÈS.

Et s’il fait exprès de marcher dans le ruisseau ?...

AUGEREAU, avec un geste moitié menaçant, moitié comique.

Jarnidieu !...

COCLÈS, sortant en courant.

Faites donc des révolutions, voilà à quoi ça sert !

 

 

Scène III

 

MADAME TEUTCH, AUGEREAU

 

MADAME TEUTCH.

Toujours là au moment où on a besoin de lui, comme dans les contes de fées.

Elle veut lui passer le bras autour du cou.

Oh ! amour d’homme !

AUGEREAU.

Citoyenne Teutch, respect à l’uniforme ! ne compromettez pas le 72e de ligne, où j’ai l’honneur d’être sergent-major. Ces démonstrations exagérées sont bonnes pour le tête-à-tête, porte close et rideaux fermés.

MADAME TEUTCH.

Bah ! est-ce que nous ne sommes pas seuls, mon beau sergent ?

AUGEREAU.

Et les gens qui passent, donc ! Ah ! ton auberge est bien nommée : l’auberge de la Lanterne, citoyenne Teutch ! on y voit aussi bien du dehors au dedans que du dedans au dehors.

MADAME TEUTCH.

Mais, voyons, qu’est-ce que ça pourrait vous faire quand on tiendrait quelques petits propos sur notre inclination respective ? Il me semble, au bout du compte, que c’est sur moi qu’ils retomberaient.

AUGEREAU.

Allons donc, citoyenne Teutch ! Les gens qui ne rendraient pas justice à vos mérites physiques diraient que je me fais entretenir par l’auberge de la Lanterne, ce qui, nuisant à ma considération, pourrait nuire à mon avancement.

MADAME TEUTCH.

Qui pourrait dire cela ?

AUGEREAU.

Les mauvaises langues.

MADAME TEUTCH.

Il est vrai que, depuis un an que tu bois, manges et dors dans mon hôtel, tu ne m’as jamais demandé ton compte.

AUGEREAU.

Citoyenne Teutch, la République est pauvre, ce qui fait qu’elle oublie mensuellement de nous payer notre solde. Quand elle nous payera notre solde, je te payerai mon compte.

MADAME TEUTCH.

Et j’attendrai tant qu’il te plaira, mon petit Pierre.

AUGEREAU.

Citoyenne Teutch !

MADAME TEUTCH.

Eh bien, qu’y a-t-il encore ? AUGEREAU. Il y a que votre passion vous aveugle tellement, que vous ne voyez pas la patrouille qui passe et que vous oubliez de me donner à souper.

MADAME TEUTCH.

Tiens, méchant garçon, il est là, ton souper !...

Elle le fait entrer dans un cabinet à gauche. Augereau l’enveloppe dans le rideau et l’embrasse au front.

Enfin !

AUGEREAU, frisant sa moustache.

J’aime le mystère, moi !

Il entre en chantant.

Vive le vin, vive l’amour !

 

 

Scène IV

 

MADAME TEUTCH, UN PORTE-BALLE, descendant l’escalier

 

LE PORTE-BALLE, à demi-voix.

Madame Teutch ! madame Teutch !

MADAME TEUTCH.

Que me voulez-vous mon brave homme ?

LE PORTE-BALLE.

Je veux vous payer.

MADAME TEUTCH.

Vous ne me devez rien.

LE PORTE-BALLE.

Madame Teutch, vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites en ne me reconnaissant pas.

MADAME TEUTCH.

Quel plaisir cela peut-il vous faire, mon bon ami ?

LE PORTE-BALLE.

Cela prouve que je suis bien déguisé. Le voyageur du numéro 7.

MADAME TEUTCH.

Le général Perrin !

LE PORTE-BALLE.

Une bonne âme vient de me prévenir que je devais être arrêté cette nuit, et vous voyez... je prends mes précautions. Combien vous dois-je ?

MADAME TEUTCH.

Pour un jour et une nuit que vous êtes resté chez moi ? Une vieille connaissance comme vous, en vérité, cela n’en vaut pas la peine.

LE PORTE-BALLE.

Voilà un assignat de cent francs ; payez-vous, bonne madame Teutch, et donnez le reste à vos domestiques.

MADAME TEUTCH.

Ainsi, vous partez, vous quittez la France ?

LE PORTE-BALLE.

Peste ! je n’ai pas envie de me laisser couper le cou, comme Custine et Houchard. – Adieu, madame Teutch, ne m’oubliez pas dans vos prières.

MADAME TEUTCH.

Non, mon brave monsieur Perrin, non...

LE PORTE-BALLE, reparaissant.

À propos, cachez mon sabre et mon chapeau, qui pourraient vous compromettre.

MADAME TEUTCH.

Soyez tranquille.

Il disparaît par la porte latérale.

 

 

Scène V

 

MADAME TEUTCH, COCLÈS et CHARLES NODIER, entrant par la porte du fond

 

COCLÈS.

Citoyenne Teutch ! citoyenne Teutch !

CHARLES, courant au feu.

Oh ! le bon feu !

COCLÈS.

Tenez, le voilà, votre voyageur !

MADAME TEUTCH.

Où est-il ?

COCLÈS.

Dans la cheminée.

MADAME TEUTCH, courant à Charles.

Oh ! le pauvre petit ! pourquoi grelotte-t-il ainsi, et pourquoi est-il si pâle ?

COCLÈS.

Dame ! citoyenne, je crois qu’il grelotte parce qu’il a froid, et qu’il est pâle parce que, comme il ne fait ni ciel ni terre, il s’est, en traversant la place du Marché, emberlificoté les jambes dans la guillotine ; et ça lui a fait un effet !... Dame ! un enfant...

MADAME TEUTCH.

Et il ne vous est rien arrivé autre chose ?

COCLÈS.

Oh ! si fait, nous avons rencontré le citoyen Tétrel... vous savez, le directeur de la poste aux chevaux, et sa patrouille ; ils nous ont crié : « Qui vive ? » Ma foi, il pleuvait si fort, que nous avons, au lieu de répondre, enfilé la ruelle du Lycée, et nous voilà.

MADAME TEUTCH.

C’est bien ; je n’ai plus besoin de toi, imbécile !

COCLÈS.

C’est mon pourboire, n’est-ce pas ?... Merci, bourgeoise !

CHARLES.

Non, mon ami, ton pourboire, le voici.

COCLÈS.

Peste ! de la monnaie blanche... Depuis un an que je n’en ai pas vu, ça me fait plaisir d’en revoir.

AUGEREAU, du cabinet.

Holà ! la maison !...

COCLÈS.

Dites donc, patronne...

MADAME TEUTCH.

Eh bien ?

COCLÈS.

C’est vous, la maison, n’est-ce pas ?

MADAME TEUTCH.

Oui.

COCLÈS.

Eh bien, voilà le citoyen Augereau qui vous appelle.

MADAME TEUTCH.

Va à tes chevaux et laisse-nous tranquille !

COCLÈS, en s’en allant.

Ne t’inquiète pas, citoyen Augereau, tu vas être servi.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, MADAME TEUTCH, AUGEREAU, sur le seuil du cabinet

 

MADAME TEUTCH, à Augereau.

Que veux-tu, citoyen ?

AUGEREAU.

Je vois bien ma chope de bière, mais je ne vois pas ma bouteille de vin.

MADAME TEUTCH.

Toute la cave, mon beau sergent !... toute la cave !

AUGEREAU.

Doucement, mes amours ! toute la cave, ce serait trop pour une fois ; bouteille à bouteille, je ne dis pas.

MADAME TEUTCH, appelant.

Catherine !... Catherine !...

CATHERINE, se montrant sur l’escalier.

Me voilà, citoyenne.

MADAME TEUTCH.

Une bouteille de bordeaux à M. Augereau.

AUGEREAU.

Merci...

MADAME TEUTCH.

Attendez donc que je vous dise !...

AUGEREAU.

Quoi ?

MADAME TEUTCH.

Le général Perrin, qui occupait le numéro 7, vous savez ?

AUGEREAU.

Oui.

MADAME TEUTCH.

Eh bien, il vient de se sauver déguisé en porte-balle.

AUGEREAU.

Cela ne m’étonne pas : il était accusé, du temps qu’il était en garnison à Mayence, d’avoir voulu vendre Mayence à l’ennemi.

MADAME TEUTCH.

Cela ne me regarde pas ; il avait l’habitude de loger chez moi, toutes les fois qu’il passait à Strasbourg. Il y a logé hier comme d’habitude, il a inscrit son nom sur le registre des voyageurs, il est resté vingt-quatre heures, il a payé, il est parti, Dieu le conduise !

Prenant la bouteille des mains de Catherine.

Tenez, voici votre bouteille de bordeaux, ne dites plus rien.

Catherine entre dans le cabinet avec Augereau.

 

 

Scène VII

 

MADAME TEUTCH, CHARLES, GERTRUDE

 

GERTRUDE.

Eh bien, est-il arrivé, notre jeune homme ?

MADAME TEUTCH.

Oui ; tenez... le voilà qui se chauffe.

Elle entre aussi dans le cabinet.

GERTRUDE.

Il est gentil tout de même...

À Charles.

Citoyen Charles, je viens, de la part du citoyen Euloge Schneider, m’informer si vous êtes arrivé et si vous avez fait un bon voyage.

CHARLES.

Dis au citoyen Schneider que je suis bien reconnaissant de la peine qu’il se donne ; que le voyage a été excellent, et qu’avec sa permission, j’irai demain lui faire visite.

GERTRUDE.

Ce serait un hasard si vous le trouviez ; aussi vous attendra-t-il demain à dîner.

CHARLES.

À quelle heure, s’il te plaît ?

GERTRUDE.

À deux heures. Ne vous faites pas attendre... Je vous préviens que le citoyen Schneider ne rentre pas toujours de bonne humeur. – Adieu, citoyenne Teutch...

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME TEUTCH, CHARLES

 

MADAME TEUTCH, sortant du cabinet.

Galant comme un berger !

Revenant à Charles.

Mon petit ami, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

CHARLES.

Volontiers, citoyenne.

MADAME TEUTCH.

Ce serait d’abord de faire un bon petit souper.

CHARLES.

Oh ! quant à cela, non, merci... Nous avons dîné à Erstein, je n’ai pas la moindre faim ; j’aimerais mieux me coucher, je sens que je ne me réchaufferai complètement que dans mon lit.

MADAME TEUTCH.

Eh bien, on va vous le bassiner, votre lit ; puis, quand vous serez dedans, on vous donnera une bonne tasse de lait ou de bouillon.

CHARLES.

Du lait, si vous voulez bien.

MADAME TEUTCH.

Du lait, soit !... En effet, pauvre petit, c’est à peine au monde et ça court les grands chemins... tout seul, comme un homme... Ah ! nous vivons dans un triste temps !

Allant à la planche où sont suspendues les clefs.

Voyons cela, voyons cela... Le numéro 5... Non, la chambre est trop grande et la porte ferme mal, il aurait froid, le mignon... Le numéro 9... Non, c’est une chambre à deux lits. Ah !... le numéro 7, que vient de quitter le général Perrin.

CHARLES.

Le général Perrin ?

MADAME TEUTCH.

Oui.

CHARLES.

De Besançon ?

MADAME TEUTCH.

 Je crois qu’oui.

CHARLES.

Je le connais, c’est un ami de mon père. Et vous dites qu’il est parti ?

MADAME TEUTCH.

Ma foi, il sortait par cette porte-là tandis que vous entriez par celle-ci.

CHARLES.

J’en suis fâché, j’aurais voulu le voir.

MADAME TEUTCH.

Il est trop tard, mon petit ami...

À elle-même.

C’est ça qui lui convient : un grand cabinet avec une bonne couchette garnie de rideaux pour le garantir des courants d’air ; une jolie cheminée qui ne fume que quand il pleut, avec un Enfant Jésus dessus : ça lui portera bonheur...

Elle embrasse Charles.

Catherine !... Catherine !...

CATHERINE, dans le cabinet d’Augereau.

Citoyenne ?

MADAME TEUTCH.

Viendras-tu, quand on t’appelle ?

CATHERINE, paraissant.

C’est le citoyen Augereau qui m’embrasse.

MADAME TEUTCH.

Citoyen Augereau !...

AUGEREAU.

Calomnie, citoyenne Teutch ! calomnie !...

CATHERINE, se frottant le visage.

Qu’y a-t-il, notre maîtresse ?

MADAME TEUTCH.

Il y a, citoyenne, que, la première fois que tu te laisseras embrasser par les voyageurs, tu auras affaire à moi.

CATHERINE, qui a vu madame Teutch embrasser Charles.

Et le citoyen Charles, ce n’est donc pas un voyageur ?

MADAME TEUTCH.

C’est un enfant, citoyenne, un enfant qui m’est recommandé... Voyons, va préparer le 7 pour ce chérubin-là, et choisis-lui des draps bien fins et bien secs pendant que je vais lui faire un lait de poule.

CATHERINE.

Le 7, est-ce qu’il n’est pas occupé ?...

Catherine allume une bougie et sort.

MADAME TEUTCH.

Justement, celui qui l’occupait vient de partir...

À Charles.

Savez-vous pourquoi je vous donne le 7, mon enfant ?

CHARLES.

Oui, citoyenne, j’ai entendu ce que tu disais dans ton monologue.

MADAME TEUTCH.

Monologue ! Jésus Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?... Est-ce encore un mot révolutionnaire ?

CHARLES.

Non, citoyenne, c’est un mot français composé de deux mots grecs, monos, qui veut dire seul, et logos, discours.

MADAME TEUTCH.

Vous savez le grec, à votre âge, citoyen ?

CHARLES.

Oh ! très peu, citoyenne, et c’est pour l’apprendre beaucoup mieux que je viens à Strasbourg.

MADAME TEUTCH.

Vous venez à Strasbourg pour apprendre le grec ! et avec qui, mon Dieu ?

CHARLES.

Avec le citoyen Euloge Schneider, qui vous avait prévenue de mon arrivée et qui vient de m’envoyer inviter à dîner.

MADAME TEUTCH.

Ah ! mon pauvre enfant, si vous ne comptez que sur lui pour apprendre le grec...

CHARLES.

Pourquoi ne me l’apprendrait-il pas, puisqu’il était professeur à Bonn ? C’est qu’il ne le voudrait pas ; il sait le grec comme Démosthènes.

MADAME TEUTCH.

Parce qu’il n’aura pas le temps.

CHARLES.

Et que fait-il donc ?

MADAME TEUTCH.

Vous me le demandez ?

CHARLES.

Certainement, que je vous le demande.

MADAME TEUTCH, à voix basse.

Eh bien, il coupe des têtes !

CHARLES.

Il coupe... des têtes ?...

MADAME TEUTCH.

Ne savez-vous pas qu’il est accusateur public ? Ah ! mon pauvre enfant, votre père vous a choisi là un drôle de professeur de grec.

CHARLES.

Mon père ne savait pas cela quand il m’a envoyé ici. Par bonheur, je ne suis pas recommandé qu’à lui seul...

Il fait un pas vers l’escalier.

MADAME TEUTCH.

Eh bien, où allez-vous donc ?

CHARLES.

Je vais à ma chambre.

MADAME TEUTCH.

Vous ne la trouverez pas.

CHARLES.

Bon ! c’est le numéro 7, dont le lit a des rideaux et dont la cheminée ne fume que les jours où il pleut. Dites donc, citoyenne, il doit joliment y fumer aujourd’hui ! Bonsoir et bonne nuit, madame Teutch.

Il sort.

MADAME TEUTCH, le suivant des yeux.

Mais quel amour d’enfant !...

 

 

Scène IX

 

MADAME TEUTCH, AUGEREAU, TÉTREL, HUIT HOMMES DE PATROUILLE, DOMESTIQUES

 

TÉTREL.

Deux sentinelles à cette porte, une à celle-ci... Que personne ne sorte !

MADAME TEUTCH.

Ah ! c’est vous, citoyen Tétrel... Qu’avez-vous donc ?

TÉTREL.

J’ai que je cherche deux grosses épaulettes accusées de trahison.

AUGEREAU, sortant de son cabinet.

Deux grosses épaulettes, ce n’est pas encore moi.

TÉTREL.

Non, citoyen Augereau ; c’est quelqu’un qui a fait son chemin plus vite que toi, quoiqu’il n’ait peut-être pas ton mérite. – Allons, citoyenne Teutch, ton registre.

MADAME TEUTCH.

Le voilà.

TÉTREL, lisant.

« Le citoyen... le citoyen... le citoyen général Perrin, numéro 7. » Celui que nous cherchons est ici.

AUGEREAU.

Buisson creux !...

TÉTREL.

Que veux-tu dire ?

AUGEREAU.

Que vous arrivez trop tard... Délogé depuis une heure.

TÉTREL.

Allons donc !...

AUGEREAU.

Quand je vous le dis... Douteriez-vous, par hasard, de la parole d’honneur du sergent-major Augereau ?

TÉTREL.

Non ; mais, en attendant, quatre hommes vont monter au numéro 7, visiter les chambres, fouiller les armoires, sonder les matelas.

MADAME TEUTCH.

Ah ! citoyens, citoyens, je vous en prie... Je viens à l’instant même de donner la chambre à un petit jeune homme bien doux, bien gentil, qui n’a rien à faire avec le général Perrin.

TÉTREL, à ses hommes.

Au numéro 7 ! et faites-moi descendre le jeune homme bien doux, bien gentil, que je l’examine.

MADAME TEUTCH.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu, ils vont lui faire une frayeur à lui tourner le sang.

TÉTREL.

Il est donc bien nerveux, ton protégé, citoyenne Teutch ?

Allant à l’escalier.

Ah çà ! faudra-t-il que je monte moi-même ?...

LES HOMMES DE LA PATROUILLE.

Nous voilà... nous voilà...

Ils font descendre Charles avec le chapeau du général Perrin sur la tête et son sabre au côté.

UN HOMME DE LA PATROUILLE, poussant Charles.

Avance à l’ordre, général Perrin.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, CHARLES

 

TÉTREL.

Que signifie cette plaisanterie ?

UN HOMME DE LA PATROUILLE.

Nous avons trouvé ce citoyen-là monté sur une table, avec ce chapeau sur la tête et ce sabre au côté.

MADAME TEUTCH, à part.

Le chapeau et le sabre du général Perrin !

CHARLES.

La glace était trop haute. J’ai voulu voir comment je serais en militaire : j’ai mis ce sabre à mon côté, ce chapeau sur ma tête, et je suis monté sur une table.

TÉTREL.

Désarmez-le.

AUGEREAU.

Oh ! ce ne sera pas difficile.

TÉTREL.

Connais-tu le général Perrin, jeune louveteau ?

CHARLES.

D’abord, je ne suis pas un louveteau. Je suis le fils d’un homme qui vaut certainement mieux que vous.

TÉTREL, levant le poing.

Hein !

AUGEREAU.

Pas de gestes, citoyen Tétrel.

Tétrel regarde Augereau de travers.

C’est comme ça, que veux-tu ! Quand on a un si beau sabre au côté, on le tire contre des gens qui ont des sabres... et l’on n’assomme pas les enfants à coups de poing.

TÉTREL.

Connais-tu le général ?

CHARLES.

Oui, je le connais : il est de Besançon, c’est un ami de mon père.

TÉTREL.

C’est bien ; voilà tout ce que l’on voulait savoir, beau jouvenceau. Conduisez le citoyen Charles à la prison des Célestins. Demain, il sera fait plus ample informé.

MADAME TEUTCH.

Oh ! mon pauvre petit Charles en prison ! – Citoyen Tétrel, permets au moins que je lui fasse porter un lit.

TÉTREL.

Allons donc ! et les autres coucheraient sur la paille !... où serait l’égalité ?

CHARLES.

Rassure-toi, citoyenne Teutch, une nuit est bientôt passée.

MADAME TEUTCH.

Mais demain... demain...

CHARLES.

Demain, je serai mis en liberté. Il y a un décret de la Convention qui défend de poursuivre les enfants pour crime politique avant seize ans ; et comme je n’en ai que quatorze, que je n’ai ni tué ni volé, je suis tranquille. Adieu, citoyenne Teutch... – Merci, citoyen Augereau.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, hors CHARLES

 

TÉTREL.

Citoyenne Teutch, as-tu d’autres voyageurs dans ton hôtel ?

MADAME TEUTCH, tremblant.

Oui, citoyen Tétrel, encore un.

TÉTREL, haut.

Le citoyen Augereau, peut-être ?

AUGEREAU.

Non, je ne voyage pas, moi, je permane...

TÉTREL.

Qui, alors ?

MADAME TEUTCH.

Il ne m’a pas dit son nom.

TÉTREL.

Il ne t’a pas dit son nom ! L’ordonnance veut que tous les voyageurs soient inscrits sur les registres dans les vingt-quatre heures qui suivent leur arrivée.

AUGEREAU.

C’est vrai... Mais comme il n’y a que quatre heures que celui-là est arrivé, il lui en reste vingt pour faire sa déclaration.

TÉTREL.

Il y a du mystère là-dessous, je veux savoir ce soir comment il se nomme.

MADAME TEUTCH.

Je ne sais pas s’il est chez lui... Envoie-le chercher toi-même, citoyen Tétrel... Je te préviens qu’il n’a pas l’air tendre du tout. Ça fait froid dans le dos quand il parle.

TÉTREL.

Le numéro de sa chambre.

MADAME TEUTCH.

Numéro 11.

TÉTREL.

Que deux de vous aillent dire au voyageur du numéro 11...

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LE VOYAGEUR

 

LE VOYAGEUR, entrant par la droite et montant lentement l’escalier.

Qui me demande ici ?

TÉTREL.

Moi !

LE VOYAGEUR.

Que désires-tu ?

TÉTREL.

Savoir qui tu es.

LE VOYAGEUR.

De quel droit ?

TÉTREL.

Du droit de ma volonté.

LE VOYAGEUR.

Qui es-tu toi-même ?

TÉTREL.

Tétrel, le président de la Propagande.

LE VOYAGEUR.

Je n’ai pas affaire à vous ; tâchez de ne pas avoir affaire à moi.

TÉTREL.

Allons, pas tant de difficulté. Ton nom ?

LE VOYAGEUR.

Tu veux le savoir ?

Il s’approche de Tétrel et lui dit son nom tout bas. Tétrel fait un mouvement.

Et maintenant, sur ta tête, que ce nom ne sorte pas de ta bouche jusqu’à demain avant midi.

Tétrel fait vivement le salut militaire.

TÉTREL.

Portez armes !... présentez armes !... Portez armes !...

Les soldats obéissent, le voyageur remonte l’escalier.

Par file à gauche, marche !...

Il se remet à la tête de sa patrouille et sort vivement, sans dire un mot.

AUGEREAU.

Il paraît qu’il a son paquet, le citoyen président de la Propagande ; il n’y a pas de mal à cela.

Le voyageur, qui s’est arrêté sur l’escalier jusqu’à ce que Tétrel et ses hommes soient sortis, rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XIII

 

MADAME TEUTCH, AUGEREAU

 

MADAME TEUTCH.

Eh bien ?...

AUGEREAU.

Eh bien ?...

MADAME TEUTCH.

Qui cela peut-il être ?

AUGEREAU.

Le diable m’emporte si je m’en doute, par exemple.

MADAME TEUTCH.

À moins que ce ne soit le général Pichegru, qui ne devait arriver que demain.

AUGEREAU.

Allons donc ! le général Pichegru a le double de l’âge de celui-ci.

MADAME TEUTCH.

En tout cas, il paraît que c’est un personnage important, et je vais le recommander à mes gens afin qu’il ne manque de rien.

AUGEREAU.

Pardon, pardon, citoyenne Teutch ! auparavant, mon café et mon petit verre d’eau-de-vie... Vous savez que, quand je n’ai pas pris mon gloria, je ne suis pas un homme.

MADAME TEUTCH.

Catherine !...

CATHERINE.

Voilà, citoyenne ! voilà !...

MADAME TEUTCH.

Le café et le petit verre du citoyen Augereau.

On les lui donne. Elle les porte dans le cabinet.

Voici, citoyen Augereau.

CATHERINE, un instant seule.

En voilà un qui est gâté !

On entend le galop d’un cheval de poste avec des grelots. Un postillon aux couleurs de la République saute à bas du cheval, à la porte.

 

 

Scène XIV

 

CATHERINE, UN POSTILLON

 

LE POSTILLON.

Hé ! l’Endormi ! va tenir mon cheval. Allons donc ! tu bâilleras demain.

COCLÈS, à part.

En voilà un qui ne se gêne pas. C’est à faire pleurer les sans-culottes.

Haut.

C’est bon, on va le tenir, votre cheval, monsieur l’aristocrate.

LE POSTILLON, appelant.

Hé ! la maison ! Un verre de vin de Moselle.

Frappant avec son fouet sur la table.

Est-ce que tout le monde est mort ici ?...

 

 

Scène XV

 

CATHERINE, LE POSTILLON, MADAME TEUTCH, sortant du cabinet d’Augereau

 

MADAME TEUTCH.

Si le feu est à la maison, dites-le tout de suite. C’est donc toi, beau postillon, qui fais tout ce tapage-là.

LE POSTILLON, regardant autour de lui et levant son chapeau.

Silence !

MADAME TEUTCH.

Jésus Dieu ! c’est vous, monsieur Raoul ?

RAOUL.

Oui, c’est moi. M’êtes-vous toujours dévouée, madame Teutch ?

MADAME TEUTCH.

Pour que je cessasse de l’être, il me faudrait oublier que je dois tout à votre famille, monsieur Raoul. Mais comment avez-vous pu venir de ce côté du Rhin, vous qui êtes émigré, qui vous battez contre la République ?...

RAOUL.

La mère de Clotilde Brumpt se meurt. Le comte doit passer le Rhin cette nuit de son côté pour lui faire ses adieux ; ma présence peut être nécessaire, ne fût-ce que pour le défendre. J’ai reçu une lettre de Clotilde, et je suis venu.

MADAME TEUTCH.

Et à quoi puis-je vous être bonne, monsieur Raoul ?

RAOUL.

Je ne puis aller prendre un cheval à la poste aux chevaux, qui est tenue par ce misérable Tétrel... S’il me reconnaissait, je serais perdu. Je ne puis faire les six lieues qui me restent à faire avec le cheval que j’ai, qui est déjà fourbu ; j’ai pensé que vous auriez un cheval frais à me donner, et que je ne pouvais pas m’adresser à une créature plus discrète et plus dévouée que vous... Me suis-je trompé ?

MADAME TEUTCH.

Non, vous ne vous êtes pas trompé ; si je n’en avais pas, j’en volerais un pour vous. Oui, j’en ai un, mon bon monsieur Raoul. Ça aura peut-être le trot un peu dur, mais ça ne vous laissera pas en route... – L’Endormi ! mets la selle au Cuirassier, fais-lui manger double mesure d’avoine.

L’ENDORMI, à part.

Le Cuirassier ?... Je vais lui donner le Dragon... C’est le carcan des postillons.

À la cantonade.

Holà ! Caracalla qui caracole !

Il sort.

RAOUL.

Merci, madame Teutch ; je vais avec lui pour le presser. D’ailleurs, dans l’écurie, je suis mieux caché, et j’ai moins de chance d’être reconnu qu’ici.

MADAME TEUTCH.

Dieu vous garde, monsieur Raoul ! et mettez bien mes respects aux pieds de toute la sainte famille.

RAOUL.

Encore une fois, merci, chère madame Teutch !... Mais qu’est-ce que cela ?

MADAME TEUTCH.

En effet !

RAOUL.

Écoutez donc ! on dirait une fusillade du côté du pont de Kehl.

On entend crier dans les rues : « Alarme, alarme ! »

Ah ! par ma foi, voilà qui est bien heureux, cela va m’aider à sortir de Strasbourg. – Adieu, madame Teutch, adieu !

CRIS dans la rue.

Aux remparts ! aux remparts ! L’ennemi !

Quelques-uns de ceux qui courent ont des torches, des fusils. On voit passer des estafettes au galop.

AUGEREAU, sortant de son cabinet.

L’ennemi ! où est-il ?

MADAME TEUTCH.

Au pont de Kehl... Seigneur mon Dieu ! si nous allions être pris d’assaut ! Ne me quittez pas, monsieur Augereau !

AUGEREAU.

Mon fusil... mille baïonnettes !

MADAME TEUTCH.

Mon Dieu ! qu’est-ce que ça peut être ?

AUGEREAU, chargeant son fusil.

C’est ce soudard d’Eisemberg qui avait les avant-postes de Kehl, et qui se sera laissé surprendre.

Les tambours battent la générale. Cris « Aux remparts ! » Augereau disparaît avec les gens qui passent et qui crient. Scène de tumulte dans la rue. On entend le galop de plusieurs chevaux.

La voix d’EISEMBERG.

Gare, gare ! Der Teufel !

 

 

Scène XVI

 

MADAME TEUTCH, EISEMBERG, FUYARDS, LES DOMESTIQUES, puis LE VOYAGEUR

 

Un cavalier s’arrête à la porte de l’hôtel. Il saute à bas de son cheval ; il est sans chapeau, enveloppé d’un manteau qui, en s’ouvrant, laisse voir qu’il n’a que son pantalon et sa chemise. Il jette la bride aux mains de Coclès et entre, son sabre entre ses dents. Sur le seuil, il prend son sabre et le remet au fourreau.

EISEMBERG, entrant.

Vents et tonnerre, en voilà une poursuite !

Il va à la cheminée, s’assied à califourchon sur une chaise et se réchauffe.

MADAME TEUTCH, s’approchant.

Ah ! Dieu du ciel ! comment ! c’est toi, citoyen général ?

EISEMBERG, brutalement.

Oui, c’est moi !... Après ?

MADAME TEUTCH.

Que s’est-il passé ?

EISEMBERG.

Il s’est passé que je me suis laissé surprendre à Kehl comme un imbécile, et que, si la porte ne s’était pas refermée à temps, l’ennemi entrait avec nous dans la ville.

Deux autres cavaliers arrivent : l’un est en hussard et n’a que sa pelisse et son pantalon, il est blessé au bras ; l’autre, en dragon, sans casque, avec son uniforme à demi boutonné.

TOUS DEUX, ensemble.

Le général est-il ici ?

EISEMBERG.

Ah ! c’est toi, Briffaut ; il paraît que tu as attrapé une égratignure ?

BRIFFAUT.

Ce n’est rien.

EISEMBERG.

Et toi, Fleury ?

FLEURY.

Un coup de sabre au front... Qui était de grand’garde, mon général ?

EISEMBERG.

Le capitaine Rossignol.

FLEURY.

Eh bien, à votre place, je le ferais fusiller carrément, il ne l’aurait pas volé.

EISEMBERG.

Ce n’est pas la peine : les Prussiens s’en sont chargés.

Pendant ce temps-là, sept ou huit autres cavaliers sont arrivés de la même manière et sont allés se ranger devant le feu, autour de leur général.

Les autres savent que c’est ici le point de ralliement, n’est-ce pas ?

BRIFFAUT.

Oui, général.

EISEMBERG.

Holà ! citoyenne Teutch, à souper pour dix-huit ou vingt personnes.

MADAME TEUTCH.

Mais, Seigneur Dieu ! je n’aurai jamais assez à manger pour tant de monde.

EISEMBERG.

Bah ! nous ne serons pas difficiles, nous savons bien que nous n’étions pas attendus.

On entend le canon dans le lointain.

BRIFFAUT.

Entendez-vous les autres, général ?

EISEMBERG.

Oui, ils se cognent, tandis que nous nous chauffons.

MADAME TEUTCH, appelant.

Catherine ! Gretchen ! Coclès !...

FLEURY.

Attendez, madame Teutch, nous allons vous donner un coup de main...

Tous se mettent à la besogne, ouvrent les armoires, tirent des assiettes, des verres, et placent le tout sur la table.

EISEMBERG, prenant le bout de la table.

Sacrebleu ! citoyenne, il fait meilleur ici qu’à Kehl !

FLEURY.

A-t-on jamais vu de pareils brigands ?... Réveiller de braves gens au milieu de leur premier sommeil !

BRIFFAUT.

Ma foi, moi qui ne dormais pas, ils m’ont dérangé bien désagréablement.

EISEMBERG.

Le général en chef m’avait dit : « Faites-vous tuer à la tête du pont de Kehl plutôt que de le laisser passer aux Prussiens. »

BRIFFAUT.

Eh bien ?

EISEMBERG, riant.

J’y ai pensé trop tard, quand j’ai été de l’autre côté du pont.

FLEURY, riant.

Nous sommes prêts à attester, général, que c’est votre cheval qui vous a emporté.

Depuis le commencement du souper, le voyageur du n° 7 a paru sur l’escalier, d’où il écoute tout ce qui se dit.

EISEMBERG.

Le fait est que je lui dois une belle chandelle, à mon cheval ; sans lui, je boirais de l’eau et je mangerais un morceau de pain sec dans quelque mauvais corps de garde prussien, au lieu de manger les oies grasses et de boire le vin de la citoyenne Teutch ; mais comme nous n’en sommes pas moins bons citoyens pour avoir pris une panique, citoyens, buvons à la Ré...

LE VOYAGEUR, du haut de l’escalier.

Assez de blasphèmes !

EISEMBERG, se retournant vers lui.

Hein ?...

LE VOYAGEUR.

J’avais entendu dire qu’il existait des hommes assez misérables pour fuir devant l’ennemi ; mais je ne savais pas qu’il y en eût d’assez éhontés pour railler leur propre fuite.

EISEMBERG, se levant ; tous se lèvent.

Qui es-tu, pour oser nous parler ainsi ?

LE VOYAGEUR.

Je suis celui qui vient vous dire : À partir de ce moment, l’armée du Rhin, sous le double commandement de Hoche et de Pichegru, non-seulement ne fuira plus, mais ne reculera plus devant l’ennemi. Partout où je serai, on ira en avant, et l’échafaud, marchant à ma suite, se chargera de rallier les fugitifs... Ah ! vous manquez à votre devoir, vous ne vous gardez pas, vous vous laissez surprendre comme des conscrits ! vous fuyez comme des mercenaires ! On vous a dit de vous faire tuer d’un côté du pont, et vous y pensez quand vous êtes arrivés à l’autre bout ! enfin, quand vous vous arrêtez, c’est dans une auberge, à moitié nus, non pas pour faire face à l’ennemi, mais pour boire, pour manger, pour ajouter à votre déshonneur !

EISEMBERG.

Je t’ai demandé qui tu étais ; encore une fois, je te demande qui tu es. Réponds !

LE VOYAGEUR.

Je suis celui que la Convention a chargé de veiller sur la gloire de la nation et sur l’honneur de la patrie. Je suis celui que la France a envoyé à sa frontière pour dire à l’ennemi : « Tu n’iras pas plus loin. » Je suis celui, enfin, qui a reçu droit de vie et de mort sur les traîtres et les lâches, et qui, tous tant que vous êtes, vous envoie au tribunal révolutionnaire comme des lâches et des traîtres... Je suis Saint-Just !...

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

Une vaste salle. Porte au fond. Portes latérales et grande fenêtre à balcon. Saint-Just, devant une glace, est occupé à mettre sa cravate. Un secrétaire écrit près de lui.

 

 

Scène première

 

SAINT-JUST, TITUS

 

SAINT-JUST, achevant de dicter.

« Sera condamné à mort... »

TITUS, répétant.

« Condamné à mort. »

SAINT-JUST.

Mets cet arrêté avec les autres, je le signerai tout à l’heure. Écris !... « Citoyen représentant et ami, une supplique de mon petit village de Blérancourt m’apprend qu’il est menacé de perdre un marché qui le fait vivre. S’il y a une question d’argent là-dessous, je te donne l’autorisation de faire vendre ma maison, mon jardin et les trente arpents de terre que je possède sur la commune. C’est toute ma fortune ; mieux vaut que je sois ruiné et que tout un village vive. Si je ne meurs pas pour la République et qu’un jour tu n’aies pas de pain à partager avec moi, j’entrerai, comme journalier, chez l’homme qui aura acheté mes terres. Fais sans retard, sans observation, et comme je dis. Fraternité. 

« SAINT-JUST. »

Il signe. À son secrétaire.

Mets l’adresse : « Au citoyen Robespierre, rue Honoré, numéro 334, chez le citoyen Duplay, menuisier. »

« Au comité de salut public.

« Citoyens

« Je suis arrivé hier au soir à Strasbourg. J’ai trouvé la ville, je ne dirai pas déchirée par deux partis, mais décimée par deux hommes. L’un est le chef de la Propagande Tétrel, l’autre est l’accusateur public Euloge Schneider. J’aurai les yeux sur ces deux hommes. Si je les crois utiles à la gloire de la France, je les encouragerai ; si, au contraire, je les trouve aveugles et nuisibles, frappant au hasard et sans discernement, ne distinguant pas la faute du crime, je les étoufferai, comme Hercule au berceau étouffa les deux serpents. »

On entend des rumeurs dans la rue.

VOIX du dehors.

Saint-Just !... Saint-Just ! Justice ! audience ! audience !

SAINT-JUST.

Qu’est-ce que cela ? Vois, Titus.

TITUS.

Il y a un rassemblement sous tes fenêtres, citoyen. On demande justice ; tout un peuple veut te parler.

 

 

Scène II

 

SAINT-JUST, TITUS, MADAME TEUTCH, ouvrant la porte

 

MADAME TEUTCH.

Moi d’abord, citoyen Saint-Just.

SAINT-JUST.

Tiens, c’est ma bonne hôtesse de la Lanterne.

MADAME TEUTCH.

On a arrêté chez moi, citoyen Saint-Just, un pauvre petit enfant de quatorze ans qui était arrivé il y a une heure à peine et qui n’avait commis d’autre crime que de coucher dans la chambre qu’avait occupée le général Perrin. Il m’est confié par ses parents de Besançon, et mon devoir est de venir te demander de le faire relâcher, ou tout au moins de l’interroger bien vite pour t’assurer de son innocence.

SAINT-JUST.

Et qui l’a fait arrêter ?

MADAME TEUTCH.

Le citoyen Tétrel, celui qui voulait te faire arrêter toi-même.

SAINT-JUST, à son secrétaire.

Écris l’ordre d’amener le prisonnier devant moi. – Citoyenne Teutch, tu porteras cet ordre à la prison, et, puisque tu t’intéresses à cet enfant, tu veilleras à ce qu’on me l’amène le plus tôt possible.

MADAME TEUTCH.

Merci, citoyen ! Ah ! pauvre cher enfant ! J’espère bien qu’il ne couchera pas deux nuits de suite sur la paille.

SAINT-JUST, à madame Teutch.

Citoyenne, dis, en t’en allant, que tous ceux qui auront à parler au citoyen Saint-Just peuvent monter ; ses audiences sont publiques. – Titus, veille à ce que chacun passe à son tour.

Titus sort derrière madame Teutch. Saint-Just s’assied à la table et signe les décrets qu’il vient de rendre.

 

 

Scène III

 

SAINT-JUST, TITUS, puis divers groupes de GENS DU PEUPLE

 

Entre d’abord un groupe de deux personnes composé du père et de la mère ; ensuite, un autre groupe de huit personnes composé du père, de la mère et de cinq garçons et filles de dix-huit à vingt ans ; enfin, un troisième groupe composé de deux pères, deux mères et plusieurs enfants.

SAINT-JUST.

Que voulez-vous ? que demandez-vous ?

PREMIER GROUPE.

Justice !

SAINT-JUST.

Pour qui ?

PREMIER GROUPE.

Pour notre père.

DEUXIÈME GROUPE.

Pour notre grand-père.

TROISIÈME GROUPE.

Pour notre aïeul.

SAINT-JUST.

Contre qui, justice ?

PREMIER GROUPE.

Contre l’accusateur public Schneider, qui a condamné à mort un vieillard de quatre-vingts ans.

SAINT-JUST.

Qu’avait fait ce vieillard ?

UN HOMME.

Il va te le dire lui-même. On le conduisait à l’échafaud. Il devait être exécuté ce matin ; mais le peuple n’a pas voulu qu’un pareil acte de barbarie s’accomplît, il a forcé les gendarmes à amener la charrette devant ta porte, elle est en bas.

SAINT-JUST.

Titus, fait monter le condamné. – Alors, ce vieillard, c’est votre tige à tous, et vous n’êtes que les branches du même arbre ?

PREMIER GROUPE.

Oui, citoyen, nous sommes ses enfants, ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, UN VIEILLARD aveugle, appuyé sur l’épaule d’UN DE SES FILS, MADAME TEUTCH rentre, accompagnée de CHARLES et d’UN GENDARME

 

Le Secrétaire leur fait signe de s’asseoir et d’assister sans bruit à la scène qui va se passer. Les trois groupes se sont réunis autour du Vieillard. Saint-Just, qui a son chapeau sur la tête, salue.

L’HOMME qui a déjà parlé.

Mon père, vous êtes devant le représentant du peuple Saint-Just.

LE VIEILLARD.

Qu’est-ce qu’un représentant du peuple ? C’est la première fois que j’entends donner ce titre-là ! Est-ce le bailli ? est-ce le maire ? est-ce le bourgmestre ?

L’HOMME.

C’est plus que tout cela, mon père : c’est l’homme qui peut disposer de votre vie, ou vous accorder votre grâce, ou ratifier votre mort.

LE VIEILLARD.

Qui lui a donné ce droit-là ?

L’HOMME.

La Révolution.

LE VIEILLARD.

La Révolution !... Depuis que je suis devenu aveugle... et il y a longtemps déjà... tout est rentré pour moi dans la nuit... Qu’est-ce que la Révolution ?

SAINT-JUST.

Je vais te le dire, vieillard. La Révolution, c’est la proclamation des droits de l’homme, l’égalité des citoyens, l’abolition des privilèges, le droit pour tous, la justice pour tous.

LE VIEILLARD.

Si le droit et la justice existaient pour tous, nous ne serions pas ici, moi en condamné, et mes enfants en suppliants. Du temps que je n’étais pas aveugle, nous avions les huissiers qui saisissaient nos meubles, qui les vendaient, quand nous ne payions pas les gabelles, et les recors qui nous conduisaient en prison si la vente de nos meubles ne suffisait pas à acquitter ce que nous devions au roi ; mais les chaînes et l’échafaud n’étaient que pour les crimes, et l’on ne nous condamnait pas à mort pour avoir suivi le beau précepte de l’Évangile : Aime ton prochain comme toi-même !

SAINT-JUST.

Et tu as été condamné à mort pour avoir suivi ce précepte ?

LE VIEILLARD.

Oui !

SAINT-JUST.

Qu’as-tu donc fait ?

LE VIEILLARD.

Je revenais de puiser de l’eau à la rivière, car, tout aveugle que je suis, j’ai, grâce à un de mes enfants ou de mes petits-enfants, deux bons yeux qui voient à la place des miens ; j’entends une voix qui me dit : « Je meurs ! de l’eau ! j’ai soif ! » Je m’approche en tendant ma cruche au mourant ; il boit, me remercie et meurt. Voilà mon crime !

SAINT-JUST.

Impossible !

LE VIEILLARD.

Ce blessé était un Autrichien ; il parlait allemand, je l’avais pris pour un fils de l’Alsace. Et d’ailleurs, j’aurais su qu’il était Autrichien, que je lui aurais donné mon eau tout de même.

SAINT-JUST.

Et voilà ton crime ?

LE VIEILLARD.

Voilà mon crime !

SAINT-JUST.

Vieillard, je voudrais avoir une couronne de chêne à t’offrir ; c’est à tes compatriotes de te la donner. Tu as bien fait ! un homme blessé n’est plus un ennemi ; un homme qui meurt devient le compatriote de tous, puisque nous devons tous mourir. Tu es libre.

LE VIEILLARD.

Libre !

SAINT-JUST, s’approchant du Vieillard.

Vieillard, bénis-moi.

LE VIEILLARD.

Je te bénis, jeune homme, car, à ta voix, je reconnais que tu ne dois pas avoir trente ans encore, et je te bénis, non pas parce que tu me sauves la vie – ce peu qui me reste de jours ne valait pas la peine d’être regretté –, je te bénis parce que tu viens de faire un acte de justice et une sainte action !

Le Vieillard sort au milieu de tous ses enfants.

SAINT-JUST, resté un instant pensif.

Et quand on pense qu’ils allaient abattre ce chêne, dont l’ombre s’étend sur trois générations.

 

 

Scène V

 

SAINT-JUST, MADAME TEUTCH, CHARLES, TITUS

 

MADAME TEUTCH.

Citoyen Saint-Just ?

SAINT-JUST.

Ah ! oui, c’est vrai ; voilà l’enfant dont tu m’as parlé ?

MADAME TEUTCH.

Oui, citoyen.

SAINT-JUST.

Laisse-moi l’interroger.

Il fait de la main signe à madame Teutch de s’éloigner. À Charles.

Viens ici ! Pourquoi pleures-tu ? As-tu peur de moi ?

CHARLES.

Je pleure, non pas que j’aie peur de toi, mais ce que je viens de voir m’a fait pleurer. Pourquoi aurais-je peur de toi ? Je suis innocent, et l’on dit que tu es juste.

SAINT-JUST.

Tes parents sont-ils émigrés ?

CHARLES.

Mon père préside le tribunal de Besançon ; mon oncle est chef de bataillon.

SAINT-JUST.

Quel âge as-tu ?

CHARLES.

Quatorze ans.

SAINT-JUST.

C’est ma foi vrai, il a l’air d’une petite fille.

Il fait asseoir Charles.

Mais enfin, tu avais fait quelque chose pour qu’on t’arrêtât ?

CHARLES.

J’ai occupé la même chambre qu’avait occupée le général Perrin ; on m’a trouvé dans sa chambre, on m’a arrêté... Par malheur, j’ai avoué que je le connaissais, attendu qu’il est de Besançon comme moi, et que mon père m’a dit que, même au péril de la vie, un homme ne devait pas mentir.

SAINT-JUST.

Tu te crois donc un homme ?

CHARLES.

Je fais mon apprentissage, du moins.

SAINT-JUST.

Et tu as dit à ceux qui sont venus que tu connaissais le général Perrin ?

CHARLES.

Oui... Ils m’ont demandé alors si je savais où il était ; je leur ai répondu que non. Je ne le savais pas, mais je l’aurais su, que j’aurais répondu que non.

SAINT-JUST.

Et tu aurais menti, cette fois-là ?

CHARLES.

Il y a des cas où le mensonge est permis.

SAINT-JUST.

Tu es encore enfant, et par conséquent je ne discuterai pas avec toi cette grande question morale que tu abordes avec toute l’innocence de ton âge. Seulement, je te dirai : Le général Perrin était un traître, et, pour un traître, c’est-à-dire pour la plus misérable chose qu’il y ait en ce monde, ce n’est pas la peine de se parjurer.

CHARLES.

Citoyen Saint-Just, c’était mon compatriote.

SAINT-JUST.

Il y a un sentiment plus saint que le compatriotisme : c’est le patriotisme. Avant d’être citoyen de la même ville, on est enfant de la même patrie. Un jour viendra où la raison aura fait un grand pas, où l’humanité passera avant la patrie elle-même, où tous les hommes seront frères, où toutes les nations seront sœurs... Tu ne savais pas où était le général Perrin, tu ne pouvais pas le dire ; mais si tu l’eusses su, si tu eusses dérobé un traître, un homme qui demain tournera la pointe de son épée contre la France, tu eusses eu tort de te mettre entre lui et le glaive de la loi. Je ne suis pas de ceux qui ont le droit de prêcher d’exemple : étant un des plus humbles serviteurs de la liberté, je la servirai dans la mesure de mes moyens, je la ferai triompher dans la mesure de ma force, ou je mourrai pour elle, c’est toute mon ambition. Qu’est-ce que tu es venu faire à Strasbourg ?

CHARLES.

Je suis venu pour étudier, citoyen.

SAINT-JUST.

Quoi ?

CHARLES.

Le grec.

SAINT-JUST, riant.

Et quel est le savant qui te donne des leçons de grec à Strasbourg ?

CHARLES.

Il ne m’en donne point encore. Je suis arrivé hier et n’ai pas eu le temps de le voir ; seulement, je dîne avec lui ce soir. C’est Euloge Schneider.

SAINT-JUST.

Comment ! Euloge Schneider sait le grec ?

CHARLES.

C’est un des premiers hellénistes de l’Allemagne : il a traduit Anacréon.

SAINT-JUST, se dressant.

Oui, oui, il a traduit Anacréon, et il envoyait à la guillotine un vieillard aveugle qui avait donné à boire à un mourant. Eh bien, soit, va apprendre le grec d’Euloge Schneider ; si je croyais que tu dusses en apprendre autre chose, je te ferais étouffer.

MADAME TEUTCH, courant à l’enfant.

Charles !

Charles lui fait signe de se tranquilliser.

SAINT-JUST.

Ah ! ce sont des marchands de grec comme lui qui perdent la cause de la Révolution ! Ce sont eux qui condamnent à mort un vieillard de quatre-vingts ans, qui mettent trois générations en deuil d’un seul coup ! Et c’est ainsi que ces misérables se flattent de faire aimer la Montagne ?... Ah ! je le jure ! je ferai bientôt justice de tous ces attentats qui mettent chaque jour nos plus précieuses libertés en danger. Une justice exemplaire et terrible est urgente, je la ferai. Ils osent me reprocher de ne pas leur donner assez de cadavres à dévorer : je leur en donnerai ! La Propagande veut du sang : elle en aura ! et, pour commencer, je la baignerai dans celui de ses chefs ! qu’une occasion me fournisse un prétexte, que la justice soit de mon côté, et ils verront ! Maintenant, tu comprends que tu es libre ; seulement, n’oublie pas ce que tu as vu, et si jamais on dit devant toi que Saint-Just n’est pas l’homme de la Révolution, de la liberté et de la justice, dis hautement qu’on a menti !... Adieu !

Charles veut prendre la main de Saint-Just pour la baiser.

Comment t’appelles-tu ?

CHARLES.

Charles Nodier.

SAINT-JUST.

Charles Nodier, grandis, sois honnête homme et bon citoyen !

Il l’embrasse au front.

 

 

Troisième Tableau

 

Chez Euloge Schneider.

Salle à manger, avec cabinet de travail à côté.

 

 

Scène première

 

MONNET, GERTRUDE, puis CHARLES

 

Gertrude achève de mettre le couvert dans la salle à manger. Monnet, assis, lit dans le cabinet à côté. On sonne à la porte.

GERTRUDE.

Ne vous ennuyez pas, citoyen Monnet... Tenez, voilà un convive qui vous arrive.

MONNET.

Je ne m’ennuie jamais quand je suis seul, citoyenne Gertrude.

GERTRUDE, ouvrant à Charles et l’introduisant.

Entre, mon petit ami ! le citoyen Schneider est encore à la Propagande ; mais un de nos convives est arrivé, que tu dois connaître, car il a habité Besançon. Laisse-moi achever de mettre mon couvert et passe dans ce cabinet, tu l’y trouveras.

MONNET, apercevant Charles sur le seuil de la porte.

Mais je ne me trompe pas, c’est mon petit ami Charles.

CHARLES.

Ah ! le citoyen Monnet ! quel bonheur de vous revoir ! Vous n’êtes donc plus prêtre ?

MONNET.

Mon enfant, ce n’était pas ma vocation, c’était la volonté de mes parents qui m’avait poussé vers les ordres. Est arrivé le décret de la Législative qui a annulé les vœux ; j’en ai profité, je me suis fait militaire, et, à la place d’un assez mauvais prêtre que j’eusse offert à Dieu, j’ai offert un assez bon soldat à la patrie.

CHARLES.

Mais qu’as-tu donc au bras ? est-ce que tu es blessé ?

MONNET.

Dans l’échauffourée de cette nuit, une balle m’a effleuré l’épaule.

CHARLES.

Mais que s’est-il donc passé, cette nuit ?

MONNET.

Il s’est passé, mon cher enfant, que Strasbourg a manqué d’être enlevé par surprise.

CHARLES.

Comment cela ?

MONNET.

Le général Eisemberg, avec une brigade, était chargé de garder Kehl ; il s’est laissé surprendre au milieu de son sommeil et s’est sauvé avec tout son état-major, à moitié nu comme lui. Le citoyen Saint-Just les a tous envoyés au tribunal révolutionnaire. Il y en a vingt et un à juger.

CHARLES.

Est-ce que tu crois qu’ils seront condamnés ?

On sonne.

MONNET.

Tiens, on sonne !... Entendez-vous, citoyenne Gertrude ? on sonne.

GERTRUDE.

Oui, citoyen Monnet, on y va, on y va !

MONNET, à Charles.

Si c’est Young, nous allons avoir des nouvelles, car, à coup sûr, il aura voulu assister au jugement ; c’est le nouvelliste de son quartier.

GERTRUDE.

Entrez, citoyen Young, entrez !...

 

 

Scène II

 

MONNET, GERTRUDE, CHARLES, YOUNG entre, accroche son manteau à une patère, et pose son chapeau sur la table

 

MONNET.

C’est toi, Young... Eh bien ?...

YOUNG.

Condamnés !

MONNET.

Tous ?...

YOUNG.

Tous !

MONNET.

C’est dur, mais l’exemple profitera.

Montrant Charles.

Un de mes anciens élèves du collège de Besançon qui parle latin comme Cicéron. – Connais-tu le citoyen Young, Charles ? Il est cordonnier et poète tout à la fois. Il fait des souliers comme son confrère d’Athènes qui donnait des conseils à Appelles, et des vers comme Marie-Joseph Chénier.

CHARLES.

Je connais le citoyen de nom : mon père m’a bien souvent parlé de lui ! mais comme, par malheur, il n’est poète qu’en allemand, je ne puis le féliciter que par ouï-dire.

Eildemann entre sans être annoncé, conduit par Gertrude.

 

 

Scène III

 

MONNET, GERTRUDE, CHARLES, YOUNG, EILDEMANN, SCHNEIDER

 

EILDEMANN entre, va droit à la table et se verse un verre de vin.

Si le peuple du marché n’est pas content demain, c’est qu’il ne sera pas raisonnable. Vingt et un coups !... quelle boucherie !

MONNET, à tous.

Vous n’avez pas vu Schneider ? Je commence à être inquiet. Il nous donne rendez-vous à deux heures pour dîner, il en est bientôt trois...

On entend un coup de sonnette furieux.

YOUNG.

Tenez, voilà un coup de sonnette qui sent son maître d’une lieue.

La porte s’ouvre, Schneider paraît, le front ruisselant de sueur et sa cravate relâchée. Il jette son chapeau au bout de la chambre et s’essuie avec son mouchoir.

MONNET.

Mais viens donc, Schneider ! nous étions d’une inquiétude mortelle.

SCHNEIDER.

Vous aviez bien tort, citoyens ! je vous apporte une nouvelle qui va, sinon vous réjouir, du moins vous étonner... Dans huit jours, je me marie.

ENSEMBLE.

Toi !

SCHNEIDER.

Oui, n’est-ce pas ? ce sera un grand événement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche en bouche : « Vous ne savez pas ? Schneider, le professeur de grec à Bonn, le capucin de Cologne, se marie... » Oui ! c’est comme cela ; Young, tu feras l’épithalame ; Eildemann le mettra en musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, le chantera.

À Charles.

Il faudra, par le premier courrier, annoncer cela à ton père, Charles. Viens m’embrasser.

CHARLES.

Voici la lettre qu’il m’avait remise pour toi, citoyen Schneider.

SCHNEIDER.

Donne.

Il ouvre la lettre.

Le grec ? t’apprendre le grec ?... Pauvre Nodier, il se croit encore à nos heures de jeunesse et de tranquillité. J’ai bien autre chose à faire que de t’apprendre le grec. Il faut que je fasse couper la tête à Tétrel, ou qu’il me la fasse couper. Ton père me dit que tu as une seconde lettre pour Pichegru ?

CHARLES.

Oui, citoyen.

SCHNEIDER.

Eh bien, porte-la-lui demain sans perdre un instant. La place n’est pas sûre près de moi ; demande à Eildemann, à Monnet et à Young si, chaque fois qu’ils me quittent, ils ne portent pas la main à leur tête pour savoir si elle tient toujours à leurs épaules.

MONNET.

Mais enfin, avec qui te maries-tu ?

SCHNEIDER.

Je n’en sais ma foi rien encore, et ça m’est bien égal. J’ai envie d’épouser ma cuisinière, ce sera d’un bon exemple pour la fusion des classes.

YOUNG.

Mais que t’est-il donc arrivé, voyons ?

SCHNEIDER.

Oh ! presque rien, si ce n’est que j’ai été interpellé, interrogé et accusé... Oui, accusé !...

EILDEMANN.

Où cela ?

SCHNEIDER.

À la Propagande.

MONNET.

Ah ! c’est un peu fort ! une société que tu as créée !

SCHNEIDER.

N’as-tu pas entendu dire qu’il y avait des enfants qui tuaient leur père ?

YOUNG.

Mais par qui as-tu été attaqué ?

SCHNEIDER.

Par Tétrel !... Comprenez-vous ce démocrate qui a inventé le luxe du sans-culottisme, qui a des fusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs de lys dessus, des haras comme un prince, qui est on ne sait pourquoi l’idole de la populace strasbourgeoise, peut-être parce qu’il est doré comme un tambour-major ! Il me semblait cependant que j’avais donné des garanties, moi... Eh bien, non, l’habit du commissaire rapporteur n’a pu faire oublier le froc du capucin ni la soutane du chanoine. Qui donc a immolé à la liberté plus de victimes que moi ? Ne viens-je pas de faire tomber en moins d’un mois vingt-six têtes ? Combien en veulent-ils donc, si ce n’est pas assez ?

MONNET.

Calme-toi, Schneider, calme-toi.

SCHNEIDER.

C’est qu’en vérité, c’est à en devenir fou, entre la Propagande, qui me dit : « Pas assez ! » et Saint-Just qui va me dire : « Trop ! » Hier, j’ai encore fait arrêter six de ces chiens d’aristocrates ; aujourd’hui, quatre. On ne voit, dans Strasbourg et ses environs, que mes hussards de la mort. J’ai, il y a deux nuits, fait arrêter un émigré qui a eu l’audace de passer le Rhin dans une barque de contrebandiers et qui est venu à Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-là, par exemple, il est sûr de son affaire. Je comprends maintenant une chose : c’est que les événements sont plus forts que les volontés, et que, s’il est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre de l’Écriture, déchirent et écrasent les peuples sur leur passage, c’est qu’ils sont poussés par cette puissance irrésistible et fatale qui déchire les volcans et précipite les cataractes...

Éclats de rire.

Bah ! qu’est-ce que la vie, après tout ? un cauchemar éveillé ! Est-ce la peine qu’on s’en occupe tant qu’il dure, et qu’on le regrette quand il s’en va ?... Ma foi, non !... Mettons-nous à table ! Valeat res ludicra, n’est-ce pas, Charles ?

Ils s’asseyent.

YOUNG, s’asseyant.

Et en quoi cela te force-t-il de te marier dans huit jours ?

SCHNEIDER.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais le plus beau ! Est-ce qu’ils ne me reprochent pas mes orgies et mes débauches ! Oh ! mes orgies, parlons-en ; pendant trente-quatre ans de ma vie, je n’ai bu que de l’eau et mangé que du pain noir ; c’est bien le moins qu’à mon tour je mange du pain blanc et morde dans de la viande. Mes débauches ! s’ils croient que c’est pour vivre comme un anachorète que j’ai jeté le froc aux orties ! ils se trompent. Eh bien, il y a un terme moyen à tout cela : c’est que je me marie. Je serai, tout aussi bien qu’un autre, fidèle époux et bon père de famille, que diable ! si toutefois le citoyen Tétrel m’en laisse le temps.

EILDEMANN.

As-tu fait choix, au moins, de l’heureuse fiancée que tu admets à l’honneur de partager ta couche ?

SCHNEIDER.

Bon ! du moment que c’est une femme que je cherche, le diable m’en enverra une.

YOUNG.

À la santé de la future épouse de Schneider, et, puisqu’il a pris le diable pour procureur, que le diable la lui envoie au moins riche et belle !

TOUS LES CONVIVES, se levant.

Hourra pour la femme de Schneider !

 

 

Scène IV

 

MONNET, CHARLES, YOUNG, EILDEMANN, SCHNEIDER, GERTRUDE

 

GERTRUDE, ouvrant la porte.

Il y a là une citoyenne demandant à parler au citoyen Euloge pour affaire pressée.

SCHNEIDER.

Bon ! je ne connais pas d’affaire plus pressée que de continuer le dîner qui est commencé. Qu’elle revienne demain.

GERTRUDE.

Je le lui ai dit ; mais elle a répondu que, demain, ce serait trop tard.

SCHNEIDER.

Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt, alors ?

UNE VOIX, dans l’antichambre.

Parce que cela m’était impossible, citoyen. Laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, je t’en supplie !

SCHNEIDER, faisant signe à Gertrude de venir à lui.

Est-elle jeune ?

GERTRUDE.

Ça peut avoir dix-huit ans.

SCHNEIDER.

Jolie ?

GERTRUDE.

Oh ! la beauté du diable !

YOUNG.

Tu entends, Schneider, la beauté du diable. Maintenant que nous savons d’où elle vient, il ne s’agit plus que de s’assurer qu’elle est riche, et voilà ta fiancée toute trouvée.

À Gertrude.

Ouvre, Gertrude, et sans faire attendre ; la belle enfant doit être de ta connaissance : elle vient de la part du diable.

CHARLES.

Et pourquoi pas de la part de Dieu ?

YOUNG.

Parce que notre ami Schneider est brouillé avec Dieu et très  bien, au contraire, avec le diable ; je n’en sais pas d’autre raison.

MONNET.

Et puis parce qu’il n’y a que le diable qui exauce aussi vite les prières qu’on lui adresse.

SCHNEIDER.

Eh bien, qu’elle entre donc !

 

 

Scène V

 

MONNET, GERTRUDE, CHARLES, YOUNG, EILDEMANN, SCHNEIDER, CLOTILDE DE BRUMPT

 

CLOTILDE.

Citoyens, lequel de vous est le commissaire de la République ?

SCHNEIDER, sans se lever.

Moi, citoyenne.

CLOTILDE.

J’ai à te demander une grâce d’où ma vie dépend.

SCHNEIDER.

Il ne faut pas que la présence de mes amis t’inquiète : par goût et par état, ce sont des admirateurs de la beauté. Voilà mon ami Eildemann, qui est musicien.

CLOTILDE.

Je connais sa musique et sais par cœur son Ariane dans l’île de Naxos.

Eildemann s’incline.

SCHNEIDER.

Voici mon ami Young, qui est poète.

CLOTILDE.

Je connais ses vers, quoiqu’ils me soient moins familiers que la musique d’Eildemann.

SCHNEIDER.

Enfin, voici mon ami Monnet qui n’est ni poète ni musicien, mais qui a des yeux et un cœur et qui est tout disposé, je le vois dans son regard, à plaider d’office ta cause.

CLOTILDE.

Je remercie du fond du cœur le citoyen Monnet.

SCHNEIDER.

Quant à mon jeune ami Charles, ce n’est encore, tu le vois, qu’un écolier, mais déjà assez savant pour conjuguer le verbe aimer dans trois langues. Tu peux donc t’expliquer devant eux, à moins que ce que tu as à me dire ne soit assez intime... pour nécessiter le tête-à-tête.

Schneider se soulève sur sa chaise, tend la main à Clotilde pour lui indiquer le cabinet.

CLOTILDE, vivement.

Non, non, monsieur.

Se reprenant.

Pardon, citoyen, ce que j’ai à te dire ne redoute ni la lumière, ni la publicité !

SCHNEIDER.

Alors, prend un siège.

CLOTILDE.

Merci ; il convient aux suppliantes d’être debout.

SCHNEIDER.

En ce cas, procédons régulièrement. Je t’ai dit qui nous étions, dis-nous qui tu es.

CLOTILDE.

Je m’appelle Clotilde Brumpt.

SCHNEIDER.

De Brumpt, tu veux dire ?

CLOTILDE.

Il serait injuste de me reprocher un crime qui précédait de trois ou quatre cents ans ma naissance.

SCHNEIDER.

Tu n’as pas besoin de m’en dire davantage ; je sais ce que tu viens faire ici.

Clotilde fléchit le genou ; Schneider soulève le voile dont elle est enveloppée.

Oui, oui, tu es belle, et tu as surtout la beauté des races maudites, la grâce et la séduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pour nous laisser séduire par des Hélène ou des Roxelane. Ton père est coupable, ton père conspire, ton père mourra !

CLOTILDE, s’écriant.

Ah ! non, non, mon père n’est point un conspirateur.

SCHNEIDER.

S’il ne conspirait pas, pourquoi a-t-il émigré ?

CLOTILDE.

Il a émigré parce que, appartenant au prince de Condé, il a cru devoir suivre son maître dans l’exil ; mais, fils pieux, comme il a été serviteur fidèle, il n’a pas voulu combattre contre la France, et, depuis deux ans qu’il est proscrit, son épée n’est pas sortie une seule fois du fourreau.

SCHNEIDER.

Que venait-il faire en France, et pourquoi a-t-il traversé le Rhin ?

CLOTILDE.

Hélas ! mon deuil te le dit, citoyen commissaire ! Ma mère était mourante de ce côté-ci du fleuve, à quatre lieues à peine. L’homme dans les bras duquel elle avait passé vingt années heureuses de sa vie attendait avec anxiété un mot qui lui rendît l’espoir ; chaque message lui disait : « Plus mal, plus mal ! plus mal encore !... » La nuit passée, il n’y put tenir, il se déguisa en paysan et traversa le fleuve avec un batelier. Sans doute la récompense promise tenta ce malheureux : Dieu lui pardonne ! il dénonça mon père, et, cette nuit même où il était rentré chez nous, il fut arrêté. Demande à tes agents à quel moment : au moment où ma mère venait de mourir ! Ah ! si jamais une rupture d’exil fut pardonnable, c’est celle que commet un mari pour dire un dernier adieu à la mère de ses enfants. Tu me diras, je le sais bien, que la loi est positive et que tout émigré qui rentre sur le sol de la France mérite la peine de mort. Oui, s’il y rentre la ruse dans le cœur ou les armes à la main, pour conspirer et pour combattre, mais non pas lorsqu’il y rentre pour plier les genoux devant un lit d’agonie.

SCHNEIDER.

Citoyenne Brumpt, la loi n’est pas entrée dans toutes ces subtilités sentimentales ; elle a dit : « Dans tel cas, dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine de mort. » L’homme qui se met dans le cas prévu par la loi, connaissant la loi, est coupable ; or, s’il est coupable, il doit mourir.

CLOTILDE.

Non, s’il est jugé par des hommes et si ces hommes ont un cœur.

SCHNEIDER.

Un cœur ! est-ce que tu crois que l’on est toujours maître d’avoir un cœur ? On voit bien que tu n’as pas entendu ce dont on m’accusait aujourd’hui à la Propagande : justement d’avoir un cœur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu crois que mon rôle ne serait pas plus facile et plus agréable, voyant une belle créature comme toi à mes pieds, de la relever, de sécher ses larmes, que de lui dire brutalement : « Tout est inutile, et vous perdez votre temps ? » Non : par malheur, la loi est là, et les organes de la loi doivent être inflexibles comme elle... La loi n’est pas une femme ; la loi, c’est une statue de bronze tenant une épée d’une main et une balance de l’autre. Rien ne doit peser dans les plateaux de cette balance, que l’accusation d’une part, et de l’autre la vérité ; rien ne doit détourner la lame de cette épée de la ligne terrible qui lui est tracée. Demain, je partirai pour Plobsheim, l’échafaud et l’exécuteur me suivront. Si ton père n’a point émigré, s’il n’a point furtivement traversé le Rhin, si l’accusation est injuste, enfin, ton père sera mis en liberté. Mais si l’accusation que ta bouche confirme est vraie, après-demain, sa tête tombera sur la place publique de Plobsheim.

CLOTILDE.

Ainsi, tu ne me laisses aucun espoir ?

SCHNEIDER.

Aucun !

CLOTILDE, se levant.

Alors, un dernier mot.

SCHNEIDER.

Dis.

CLOTILDE.

Non ! à toi seul.

SCHNEIDER, s’avançant vers le cabinet.

 Alors, viens !

Clotilde marche la première. Il la suit, il entre dans le cabinet et referme la porte derrière lui. Gertrude sert le champagne.

CLOTILDE.

Pour que tu me pardonnes la dernière tentative que je vais faire près de toi, citoyen Schneider, il faut que tu te dises que j’ai attaqué ton cœur par tous les moyens honnêtes et que tu les as repoussés ; il faut que tu te dises que je suis au désespoir, et que, n’ayant pu réussir par mes prières et mes larmes, l’argent...

Schneider fait un mouvement dédaigneux.

Je suis riche, ma mère est morte, j’hérite d’une fortune immense qui est à moi, à moi seule, citoyen Schneider ; je peux disposer de deux millions ; j’en aurais quatre, que je te les offrirais ; je n’en ai que deux, les veux-tu ? Prends-les et sauve mon père !

SCHNEIDER, lui posant la main sur l’épaule.

Demain, j’irai, comme je te l’ai dit, à Plobsheim ; tu viens de me faire une proposition, je t’en ferai une autre.

CLOTILDE, avec hauteur.

Tu dis ?

SCHNEIDER.

Je dis que, si tu veux, tout pourra s’arranger.

CLOTILDE.

Si cette proposition tache en un point quelconque mon honneur, il est inutile de me la faire.

SCHNEIDER.

Non, en rien.

CLOTILDE.

Alors, tu seras le bienvenu à Plobsheim.

Elle sort du cabinet, salue vivement les convives et sort.

 

 

Scène VI

 

MONNET, GERTRUDE, CHARLES, YOUNG, EILDEMANN, SCHNEIDER

 

SCHNEIDER, revenant à la table et se versant un plein verre de vin.

 Avec ce vin généreux, buvons à la citoyenne Clotilde Brumpt, fiancée de Jean-Georges-Euloge Schneider.

Tous répètent le toast. À Gertrude.

Ai-je des hussards de planton ?

GERTRUDE.

Deux.

SCHNEIDER.

Qu’on aille me chercher maître Nicolas.

GERTRUDE.

C’est inutile d’envoyer chez lui : il attend vos ordres dans la cuisine.

SCHNEIDER.

Qu’il entre.

CHARLES, voulant s’en aller.

Citoyen Schneider...

SCHNEIDER.

Reste donc, je n’ai rien de caché pour mes amis.

MONNET, à Charles.

Regarde bien ce monsieur-là.

 

 

Scène VII

 

MONNET, GERTRUDE, CHARLES, YOUNG, EILDEMANN, SCHNEIDER, MAÎTRE NICOLAS

 

SCHNEIDER.

Demain, à neuf heures, nous partons.

NICOLAS.

Pour quel pays ?

SCHNEIDER.

Pour Plobsheim.

NICOLAS.

Nous nous y arrêterons ?

SCHNEIDER.

Vingt-quatre heures.

NICOLAS.

Combien d’aides ?

SCHNEIDER.

Deux !... Tout est en état ?

NICOLAS.

Belle question !... Attendrai-je à la porte de Kehl, ou viendrai-je te prendre ici ?

SCHNEIDER.

Tu viendras me prendre ici, à neuf heures précises.

NICOLAS.

C’est bien !

Il fait un mouvement pour sortir.

SCHNEIDER.

Attends ! tu ne sortiras pas sans que nous ayons trinqué ensemble.

NICOLAS, s’inclinant.

Soit, pour l’honneur.

Schneider verse du vin rouge dans un verre.

Je ne bois pas de vin rouge.

SCHNEIDER.

C’est juste, à cause de la couleur ; tu es donc toujours nerveux, citoyen Nicolas ?

NICOLAS.

Toujours.

SCHNEIDER prend une bouteille de vin de Champagne et la passe à Nicolas.

Tiens, décapite-moi cette citoyenne-là.

Schneider rit, mais seul ; les autres essayent de l’imiter. Nicolas reste sérieux. Il tire un couteau de sa poche, le passe plusieurs fois sur le goulot de la bouteille, puis, d’un coup sec de ce couteau, fait sauter le cou, le bouchon et les fils de fer de la bouteille. Le vin s’en élance comme d’un cou tranché. Nicolas verse à tout le monde, mais il n’y a que cinq verres pleins sur les six, celui de Charles est vide. Eildemann, Schneider, Monnet, Young choquent leurs verres contre celui de Nicolas en criant : « Vive la nation ! » Mais, dans le choc, le verre de Schneider se brise. Quelques gouttes de vin restaient dans la bouteille ; Schneider la prend par le goulot et la porte à sa bouche ; mais les aspérités du verre lui coupent les lèvres.

Mille tonnerres !...

Il brise la bouteille à ses pieds.

NICOLAS.

Toujours pour demain à la même heure ?

SCHNEIDER.

Oui, et va-t’en au diable !...

Il porte à sa bouche son mouchoir, qu’il retire plein de sang, et se laisse tomber sur une chaise. Eildemann et Young vont à lui pour lui porter secours.

CHARLES, retenant Monnet par le pan de son habit.

Qu’est-ce donc que maître Nicolas ?

MONNET.

Tu ne le connais pas ?

CHARLES.

Comment veux-tu que je le connaisse ? Je suis à Strasbourg depuis hier seulement.

MONNET.

C’est l’homme le plus connu de la ville.

Monnet passe la main sur le cou de Charles.

CHARLES.

Est-ce que ce serait... ?

MONNET, à voix basse.

Le bourreau !

CHARLES, désignant Schneider.

Et que va-t-il faire, lui, avec le bourreau, à Plobsheim ?

MONNET.

Il te l’a dit : il va se marier... c’est son témoin !...

 

 

ACTE III

 

 

Quatrième Tableau

 

Le cabinet de travail de Pichegru.

Entrée à gauche. Fenêtre tenant toute la largeur du fond.

 

 

Scène première

 

PICHEGRU, ABBATUCCI, DOUMERC, FARAUD, OFFICIERS et SOLDATS

 

Pichegru est courbé sur une carte d’Allemagne. Plusieurs de ses officiers travaillent autour de lui à de petites tables, avec des soldats de planton tout prêts à porter leurs ordres.

FARAUD entre et fait le salut militaire.

Pardon, mon général, mais c’est un envoyé du ministère de la guerre qui arrive de Paris à franc étrier.

PICHEGRU.

Fais entrer !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, PROSPER LENORMAND

 

PROSPER, couvert de boue comme un homme qui a fait une longue route.

Le citoyen général Pichegru ?

PICHEGRU.

C’est moi !

PROSPER, lui donnant un papier.

De la part du citoyen ministre de la guerre.

Tous les jeunes gens qui travaillent autour de Pichegru lèvent la tête. Chacun attend avec anxiété.

PICHEGRU, en lisant la dépêche.

Bonnes nouvelles, mes enfants ! nous allons marcher à l’ennemi ; l’armée de la Moselle est réunie à l’armée du Rhin. Hoche est nommé général en chef des deux armées.

ABBATUCCI.

Mais vous, général ?

PICHEGRU.

Moi, je serai général de l’armée du Rhin sous les ordres du général Hoche.

DOUMERC.

Mais Hoche est un enfant, général.

PICHEGRU.

Un enfant de génie, citoyen ! que Dieu le fasse vivre, et vous verrez.

À Prosper.

Le général Carnot ajoute, citoyen Lenormand, qu’il désire que je vous attache à mon état-major et que je vous donne l’occasion de vous distinguer dans la campagne qui va s’ouvrir. À partir d’aujourd’hui, vous êtes mon officier d’ordonnance.

Aux jeunes gens qui l’entourent.

Citoyens, vous me ferez plaisir en traitant le citoyen Lenormand en bon camarade.

À Prosper.

Tu dois mourir de faim et de fatigue, fais-toi donner à souper et un lit.

PROSPER.

Merci, général ; mais pardon, est-il vrai que le citoyen Saint-Just soit en mission à Strasbourg ?

PICHEGRU.

Il est arrivé avant-hier.

PROSPER.

Je serai bien heureux de le revoir, c’est mon plus ancien camarade. Nous sommes nés dans le même village, et nous avons fait nos études dans le même collège. C’est lui qui m’avait recommandé au général Carnot, et le général Carnot s’est souvenu de la recommandation, puisqu’il m’a envoyé à toi. Je crois pouvoir te dire, citoyen général, que si tu as quelque chose à demander au représentant Saint-Just, tu ne pourras choisir un intermédiaire qui lui soit plus agréable que moi.

PICHEGRU.

On ne demande rien à Saint-Just : on fait son devoir. Saint-Just est sombre et inflexible comme le Destin. Fais-toi donner à déjeuner et... bon appétit !

PROSPER.

Merci, général ; mais je commencerai par me mettre au lit, je suis brisé de fatigue.

PICHEGRU.

Comme tu voudras.

Prosper sort. Pendant les derniers mots de cette scène, Charles a attendu à la porte, se faisant montrer Pichegru par Faraud.

 

 

Scène III

 

PICHEGRU, ABBATUCCI, DOUMERC, CHARLES, FARAUD, LES OFFICIERS

 

PICHEGRU.

Qu’est-ce encore ?

FARAUD.

Mon général, c’est un jeune citoyen qui demande à entrer dans les grenadiers.

PICHEGRU.

Diable ! il faudra une bonne recommandation pour cela !

CHARLES.

J’ai celle de mon père, général.

PICHEGRU, lisant la lettre que lui donne Charles.

Comment ! tu es le fils de mon brave et cher ami ?...

CHARLES, l’interrompant.

Oui, citoyen général.

PICHEGRU.

Il me dit qu’il te donne à moi ?

CHARLES.

Reste à savoir si vous acceptez le cadeau ?

PICHEGRU, le regardant.

Que veux-tu que je fasse de toi, voyons ?...

CHARLES.

Ce que vous voudrez !

PICHEGRU.

On ne peut faire de toi un soldat, en conscience : tu es trop jeune et trop faible.

CHARLES.

Citoyen général, je ne croyais pas avoir le bonheur de te voir sitôt : mon père m’avait donné une lettre pour un autre de ses amis, qui devait me tenir au moins un an auprès de lui, pour m’apprendre le grec.

PICHEGRU, riant.

Ce ne serait pas Euloge Schneider, je suppose ?

CHARLES.

Si fait !

PICHEGRU.

Eh bien ?...

CHARLES.

Eh bien, il paraît, citoyen général, qu’Euloge Schneider va se marier !...

PICHEGRU.

Se marier ?... – Entendez-vous la nouvelle, citoyens ? Euloge Schneider se marie. Qui diable peut épouser un pareil homme ?...

CHARLES.

Une femme qui y est forcée, probablement ! Pardon, général, mais, pour en revenir à la lettre de mon père...

PICHEGRU.

Que préfères-tu ? retourner près de ton père, ou rester près de moi ?

CHARLES.

Rester près de toi, général.

PICHEGRU.

Eh bien, alors, je t’attache comme secrétaire à l’état-major. Sais-tu monter à cheval ?

CHARLES.

Je dois dire, général, que, comme écuyer, je ne suis pas tout à fait de la force de Saint-Georges.

PICHEGRU.

Tu apprendras...

On entend un bruit de trompettes.

Qu’est-ce que c’est que cela ?...

Tout le monde se lève et court à la fenêtre.

UN CRIEUR, à cheval, au milieu de deux trompettes, dans la rue.

Au nom du comité de salut public, le citoyen Saint-Just ordonne :

1° Que tout soldat ou tout officier qui se déshabillera, soit de jour, soit de nuit, devant l’ennemi, sera puni de mort.

2° Que tout fantassin qui reculera sur le champ de bataille, autrement que pas à pas et en faisant face à l’ennemi, sera puni de mort.

3° Que tout cavalier qui tournera le dos à l’ennemi, autrement que pour porter un ordre de son chef, sera puni de mort.

Strasbourg, le 24 frimaire an II de la République une et indivisible.

Les trompettes s’éloignent en sonnant.

ABBATUCCI.

Ah çà ! mais il devient fou, le citoyen Saint-Just.

DOUMERC.

C’est le général Eisemberg qui nous vaut cela, avec sa panique du pont de Kehl, où ils se sont tous laissés surprendre en chemise.

PICHEGRU.

Dans tous les cas, tenez-vous pour avertis : le citoyen Saint-Just ne plaisante pas avec ses arrêtés.

ABBATUCCI.

Comme il y a plus d’un mois que nous ne nous sommes déshabillés, il ne nous sera pas difficile d’obéir à cette partie de l’ordonnance.

PICHEGRU.

Ni aux autres non plus, je l’espère, citoyens, puisqu’elles ordonnent de ne pas fuir.

Faraud entre, remettant à Pichegru un billet sur lequel sont écrites quelques lignes sans signature.

Je ne te connais pas au régiment, toi !...

FARAUD.

Arrivé d’hier, mon général, volontaire parisien.

PICHEGRU.

Répondant au nom... ?

FARAUD.

De Faraud.

PICHEGRU.

C’est bien... J’aime à connaître mes hommes par leur nom...

Après avoir lu.

Qu’est-ce que cela, citoyens ? quelqu’un qui, en excellent latin, me demande un quart d’heure d’audience.

Tirant sa montre.

Nous avons encore une demi-heure avant le déjeuner ; veuillez me laisser seul avec cet original.

Les jeunes gens sortent.

Doumerc, je te recommande le citoyen Charles.

À Faraud.

Fais entrer !

 

 

Scène IV

 

PICHEGRU, STÉPHEN

 

Stéphen entre. Il est coiffé d’un bonnet de poil de renard, est habillé d’une espèce de peau de chèvre passée au cou comme une chemise et serrée à la taille par une ceinture de cuir ; les manches d’une chemise de laine rayée passent par les ouvertures de cette cuirasse qui est lacée dans le dos et dont le poil est tourné en dedans. De longues bottes lui montent jusqu’aux genoux. Cheveux blonds, moustaches couleur de lin. Pichegru va à lui et le regarde.

PICHEGRU.

Hongrois ou Russe ?

STÉPHEN.

Polonais.

PICHEGRU.

Alors, exilé ?

STÉPHEN.

Pis que cela !

PICHEGRU.

Pauvre peuple, si brave et si malheureux !

Pichegru tend la main à Stéphen.

STÉPHEN.

Attendez !... Avant de me faire cet honneur, il s’agit de savoir si je le mérite.

PICHEGRU.

Tout Polonais est brave ; tout exilé a droit à la poignée de main d’un patriote.

STÉPHEN, tirant un petit sachet de sa poitrine.

Connaissez-vous Kosciuszko ?

PICHEGRU.

Qui ne connaît le héros de Dubienka !...

STÉPHEN.

Alors, lisez !

PICHEGRU prend le billet et lit.

« Je recommande à tous les hommes luttant pour l’indépendance et la liberté de leur pays ce brave, fils de brave, frère de brave ; il était avec moi à Dubienka... THADDÉE KOSCIUSZKO. » Vous avez là un beau brevet de courage, monsieur ! Voulez-vous me faire l’honneur d’être mon aide de camp ?

STÉPHEN.

Je ne vous rendrais pas assez de services et me vengerais mal ; or, ce qu’il me faut, à moi, c’est la vengeance.

PICHEGRU.

Quels sont ceux dont vous avez à vous plaindre particulièrement ? Sont-ce les Russes, les Autrichiens ou les Prussiens ?

STÉPHEN.

De tous trois, puisque tous trois oppriment et dévorent ma malheureuse patrie.

PICHEGRU.

D’où êtes-vous ?

STÉPHEN.

De Dantzick. Je suis du sang de cette vieille race polonaise qui, après l’avoir perdu en 1308, l’a reconquis en 1454.

PICHEGRU.

Ton nom ?

STÉPHEN.

Stéphen Moïnski.

PICHEGRU.

Et tu veux être espion ?

STÉPHEN.

Appelez-vous espion l’homme sans peur qui, par son intelligence, peut faire le plus de mal à l’ennemi ?...

PICHEGRU.

Oui.

STÉPHEN.

Alors, je veux être espion.

PICHEGRU.

Tu risques, si tu es pris, d’être fusillé.

STÉPHEN.

Comme mon père !

PICHEGRU.

Ou pendu.

STÉPHEN.

Comme mon frère !

PICHEGRU.

Le moins qui te puisse arriver, c’est d’être bâtonné.

STÉPHEN.

Comme je l’ai été !

PICHEGRU.

Rappelle-toi que je t’offre une place dans l’armée comme lieutenant, ou près de moi comme officier interprète.

STÉPHEN.

Et moi, citoyen général, rappelez-vous que, m’en trouvant indigne, je la refuse ; en me condamnant, ils m’ont mis au-dessous de l’homme : eh bien, c’est d’en bas que je frapperai.

PICHEGRU.

Soit... Maintenant, que désires-tu ?

STÉPHEN.

De quoi acheter d’autres vêtements, et vos ordres.

PICHEGRU coupe avec des ciseaux une bande d’assignats à son registre et la lui donne.

Tiens.

STÉPHEN.

Vos ordres, maintenant.

PICHEGRU, lui posant la main sur l’épaule.

Écoute-bien ceci.

STÉPHEN.

J’écoute.

PICHEGRU.

Je suis prévenu que l’armée de la Moselle, commandée par Hoche, fait sa jonction aujourd’hui, demain au plus tard. Cette jonction faite, nous attaquerons Wœrth, Frœschwiller et Reichshoffen. Eh bien, il me faut connaître le chiffre des hommes et des canons qui défendent ces places, ainsi que les positions les meilleures pour les attaquer. Tu seras aidé par la haine que nos paysans et nos bourgeois alsaciens portent aux Prussiens.

STÉPHEN.

Vous rendrai-je ces renseignements ici ou en campagne ?

PICHEGRU.

Viens dans trois jours où je serai.

STÉPHEN.

J’irai, mais je vous reverrai d’ici là.

Il sort.

 

 

Scène V

 

PICHEGRU va ouvrir la porte aux jeunes gens de son état-major, ils entrent, DOUMERC lit un journal, FALOU, CHARLES, ABBATUCCI

 

PICHEGRU.

Que lisez-vous là, Doumerc ?

DOUMERC.

Le Moniteur, général ; il y a de bonnes nouvelles de Toulon. Il paraît que nous sommes en chemin de le reprendre.

PICHEGRU.

Voyons cela !

Rumeurs croissantes, grand bruit venant du fond, battements de tambours.

Qu’est-ce que cela ?

Chaque officier court à son sabre. Pichegru appelle un chasseur qui passe.

Hé ! Falou !...

FALOU.

Mon général ?...

PICHEGRU.

Que se passe-t-il donc ? Est-ce que l’ennemi attaque encore ?

FALOU.

Non, mon général : c’est le général Eisemberg que l’on conduit à la guillotine avec tout son état-major. Pour prouver que leur fuite d’hier n’était qu’une panique et qu’ils n’ont pas peur de la mort, ils ont demandé à aller à pied à l’échafaud.

PICHEGRU.

Ils ont bien fait... Mais est-ce que c’est la route que suivent ordinairement les condamnés ?

DOUMERC.

Non, général ; mais on a jugé à propos de vous faire, ainsi qu’à nous, les honneurs de ce spectacle instructif.

Quatre tambours passent avec des roulements sourds, puis huit cavaliers de front, puis les condamnés à pied, l’uniforme sur l’épaule.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LES CONDAMNÉS, EISEMBERG, puis SAINT-JUST

 

Pichegru, qui a fait un mouvement en avant, veut se reculer en apercevant le général Eisemberg.

EISEMBERG.

Reste, Pichegru, et écoute-moi...

Tous les jeunes gens se découvrent.

Pichegru, je vais à la mort et je te laisse avec bonheur au faîte de la gloire où ton courage t’a porté. Je sais qu’au fond du cœur tu rends justice à notre bravoure et fais la part d’une surprise de nuit sur les âmes les mieux trempées. C’est pourquoi je voudrais te prédire en te quittant une fin meilleure que la mienne. Mais garde-toi de cette espérance. Houchard et Custine sont morts, je vais mourir, Beauharnais va mourir. Tu mourras comme nous. Le peuple, auquel tu as donné ton bras, n’est pas avare du sang de ses défenseurs, et si le fer de l’étranger t’épargne, sois tranquille, tu n’échapperas pas à celui des bourreaux. Adieu, ami !... – Et maintenant, marchez, vous autres !

Pichegru ferme la fenêtre et reste appuyé contre elle. Le bruit des tambours diminue. Chacun exprime par son attitude la sensation qu’il éprouve.

PICHEGRU.

Qui de vous sait le grec ? Je donne ma plus belle pipe de Cummer à celui qui me dira quel est l’auteur grec qui parle des prophéties des mourants.

FALOU, à part.

Quel malheur que je ne save pas le grec !

PICHEGRU.

Eh bien ?

CHARLES.

Je sais un peu le grec, général, mais je ne fume pas du tout.

PICHEGRU.

Alors, je te donnerai autre chose et qui te fera plus de plaisir qu’une pipe.

CHARLES.

Eh bien, général, c’est Aristophane, dans un passage qui, je crois, peut se traduire ainsi : « L’esprit des sibylles est dans ceux qui vont mourir. »

PICHEGRU.

Bravo ! Demain ou après, tu auras ce que je t’ai promis, en attendant que j’aie ce que tu m’annonces... Maintenant, enfant, je n’ai plus qu’un désir, c’est que Hoche arrive bien vite et que nous n’ayons plus à assister à toutes ces tueries de place publique.

SAINT-JUST, paraissant.

Tu vas être servi à souhait, général : Hoche arrive à l’instant même, et je suis aise d’assister à votre entrevue.

PICHEGRU.

Pourquoi cela, citoyen représentant ?

SAINT-JUST.

Parce qu’à mon avis, on te fait une injustice en te mettant sous les ordres de Hoche. Or, j’ai voulu juger par moi-même de ce que je puis attendre de votre bonne intelligence.

PICHEGRU.

On entend sonner les trompettes. À tout son État-Major.

Citoyens, n’oubliez pas que c’est notre général en chef que nous avons l’honneur de recevoir.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, HOCHE et son ÉTAT-MAJOR

 

HOCHE, entrant et apercevant Pichegru, met le chapeau à la main ; tout son État-Major en fait autant.

Général, la Convention a commis une erreur : elle m’a nommé, moi, soldat de vingt-cinq ans, général en chef des deux armées du Rhin et de la Moselle, oubliant que c’était un des plus grands hommes de guerre de notre époque qui commandait celle du Rhin. Cette erreur, je viens la réparer, général, en me mettant sous vos ordres et vous priant de m’apprendre le rude et difficile métier de la guerre. J’ai l’instinct, vous avez la science ; j’ai vingt-cinq ans, vous en avez trente-trois ; vous êtes Miltiade, je suis à peine Thémistocle ; mais l’oreiller sur lequel vous êtes couché m’empêche de dormir ; je vous demande une part de votre lit.

Il se tourne vers ses officiers.

Citoyens, voilà votre général en chef. Au nom du salut de la République et de la gloire de la France, je vous prie, et, au besoin, je vous ordonne de lui obéir comme je lui obéirai moi-même.

Tout l’État-Major s’incline en signe d’adhésion.

Je jure obéissance, pour toutes les choses de la guerre, à mon aîné, à mon maître, à mon modèle, l’illustre général Pichegru !

HOCHE.

Votre main, général ?

PICHEGRU.

Dans mes bras.

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

SAINT-JUST.

Que les généraux de toutes les armées conservent un pareil accord entre eux, et la France n’aura rien à craindre de nos ennemis... Vive la nation !...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, PROSPER

 

PROSPER, dans la coulisse.

Il est ici, j’ai reconnu sa voix.

SAINT-JUST.

C’est la voix de Prosper, mon meilleur ami, que je n’ai pas revu depuis le collège...

PROSPER, se jetant dans ses bras.

Mon cher Saint-Just !...

SAINT-JUST.

Ah ! malheureux !... malheureux que tu es !...

DOUMERC, à part.

Qu’y a-t-il donc ?

ABBATUCCI, montrant Prosper à moitié habillé.

Déshabillé devant l’ennemi...

PROSPER.

Eh bien, ne me reconnais-tu pas ? As-tu oublié notre jeunesse, nos études, et toute une amitié d’enfance, enfin ?...

SAINT-JUST.

Au contraire, et c’est parce que je me souviens de tout cela que j’ai faibli un instant.

PROSPER.

Comment ?...

SAINT-JUST.

Ce matin, j’ai publié un décret par lequel je punis de mort tout homme qui, en face de l’ennemi, sera surpris sans uniforme, même pendant son sommeil. Vous avez entendu, citoyens. Qu’on emmène ce malheureux, et que justice soit faite !

Prosper regarde un instant Saint-Just, qui baisse les yeux, détourne la tête, puis fait de la main signe qu’on l’emmène. Prosper va de lui-même jusqu’à la porte, au milieu d’un profond silence.

PICHEGRU, s’avançant.

Saint-Just, un mot !...

SAINT-JUST.

Pour quoi faire ?...

PICHEGRU.

Pour t’empêcher de commettre un crime. J’affirme que ton ami Prosper Lenormand ignorait le décret qui a été publié ce matin pendant son sommeil.

PROSPER.

Je le jure !...

SAINT-JUST, tendant les bras à son ami.

Eh ! malheureux, que ne le disais-tu ?...

PROSPER.

On aurait cru que moi, ton ami, j’avais peur.

Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre.

SAINT-JUST, tendant la main à Pichegru, tout en embrassant son ami.

Pichegru, je te dois les plus heureux moments de ma vie !

 

 

ACTE IV

 

 

Cinquième Tableau

 

L’intérieur de la chambre de Clotilde de Brumpt. Un angle de la chambre formant cabinet est converti en une chapelle où brûlent des cierges. Clotilde travaille à une échelle de corde.

 

 

Scène première

 

CLOTILDE, puis ÉTIENNETTE

 

CLOTILDE, seule.

J’ai passé la nuit en prières et au travail. Puisse Dieu permettre, si les prières ont monté jusqu’à lui, que le travail ait un résultat. Étiennette a promis de m’amener ce matin le fils du concierge de la prison où est enfermé mon père. Je ne sais quelle influence elle peut avoir sur ce jeune homme, mais elle m’a répondu de lui.

On entend du bruit.

Est-ce toi, Étiennette ?

ÉTIENNETTE, paraissant.

Oui, mademoiselle. L’échelle est-elle finie ?

CLOTILDE.

Je l’achève. Jacquemin est-il là ?

ÉTIENNETTE.

Il me suit.

CLOTILDE.

Fais-le entrer.

ÉTIENNETTE.

Entrez, Jacquemin.

 

 

Scène II

 

CLOTILDE, ÉTIENNETTE, JACQUEMIN

 

CLOTILDE, à Jacquemin.

Vous devinez d’avance l’objet de notre entretien, n’est-ce pas ? mon père est en prison, menacé de mort pour avoir traversé le Rhin ; ma mère se mourait, vous le savez encore, puisque, hier, tout le village l’a conduite au cimetière. Je me désespérais quand cette chère enfant

Elle indique Étiennette.

s’est approchée de moi et m’a dit : « Madame, il y a un homme qui peut sauver votre père ; cet homme a un bon cœur et un bon esprit ; c’est le fils du geôlier Jacquemin. » Quel prix mettez-vous au salut de mon père ?

JACQUEMIN.

Citoyenne, je ne voudrais pas faire d’une bonne action une affaire d’argent, mais je ne voudrais pas non plus que mon père, perdant sa place à cause de moi, mourût dans la misère. J’aime Étiennette, et c’est à cet amour que je sacrifierai mon devoir, car, en laissant échapper M. le comte de Brumpt, je trahirai le pays qui me paye. Je me charge de faire tenir au prisonnier une lime et cette échelle de corde. Appréciez vous-même, citoyenne, ce que vaut le dévouement que je voudrais vous offrir pour rien.

CLOTILDE.

Je ferai à votre père une pension de deux mille francs, et vous donnerai à vous, ou plutôt à Étiennette, puisque vous voulez recevoir la somme de ses mains, dix mille francs en argent.

JACQUEMIN, s’inclinant.

C’est plus que je n’eusse demandé, citoyenne : je vais emporter cette échelle. Étiennette va me donner une lime, pour qu’on ne me voie pas en acheter une. Une fois le comte hors de prison, le reste vous regarde.

On frappe à la porte.

CLOTILDE, tressaillant.

Qui peut frapper à cette heure ?

Étiennette et Clotilde se regardent.

JACQUEMIN.

Il serait dangereux qu’on me vît ici, mademoiselle, et surtout à une pareille heure. Que Étiennette me conduise donc par quelque corridor où je ne rencontre personne.

ÉTIENNETTE, désignant le cabinet de gauche.

Entrez dans cette chambre ; j’irai vous y prendre quand j’aurai vu qui a frappé.

Elle court à la porte de la rue en criant.

Voilà ! voilà !

Clotilde tombe sur une chaise, s’essuie le front, ouvre un livre et fait semblant de lire.

ÉTIENNETTE, reparaissant.

Mademoiselle, c’est M. Raoul de Gransay.

CLOTILDE.

Juste ciel ! c’est la Providence qui l’envoie. Fais-le entrer.

 

 

Scène III

 

CLOTILDE, ÉTIENNETTE, JACQUEMIN, RAOUL DE GRANSAY

 

CLOTILDE.

Raoul !

RAOUL.

Clotilde !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

CLOTILDE.

Que venez-vous faire ici ? Je vous croyais en sûreté de l’autre côté du Rhin.

RAOUL.

Je viens vous aider à sauver votre père.

CLOTILDE.

Vous avez appris l’arrestation du comte ?

RAOUL.

Hier ! Et comme, dans ces jours de terreur, il n’y a pas loin de la prison à l’échafaud, je suis accouru.

CLOTILDE, à Étiennette.

Étiennette, fais vite sortir Jacquemin, et surtout qu’il ne se doute pas que Raoul est arrivé.

RAOUL, aux genoux de Clotilde.

Oui, me voilà, me voilà, Clotilde ! Donnez-moi donc votre front, resté si beau et si pur au milieu de nos alarmes. Puis dites-moi ce que vous avez déjà fait pour essayer de venir en aide à votre père, afin que nous voyions ce qui nous reste à faire.

CLOTILDE.

Où avez-vous appris son arrestation ?

RAOUL.

À Strasbourg, où j’étais retourné en vous quittant l’autre nuit, et où j’étais caché chez cette bonne madame Teutch, à l’hôtel de la Lanterne : grâce à elle, j’ai trouvé deux hommes dévoués et une barque. Il ne s’agit que de tirer votre père de la prison ; un quart d’heure après, il sera en sûreté. Et d’abord, qui l’a fait arrêter, des trois pouvoirs qui se disputent Strasbourg ?

CLOTILDE.

Schneider.

RAOUL.

C’est le pire des trois. J’espère que vous n’avez fait aucune démarche près de ce misérable !

CLOTILDE.

Au contraire, je l’ai vu.

RAOUL.

Il est venu ici ?

CLOTILDE.

C’est moi qui suis allée chez lui.

RAOUL.

Vous, Clotilde, dans la maison de cet infâme ? vous, seule avec lui ?

CLOTILDE.

Je n’ai pas été un instant seule avec lui.

RAOUL.

Quelles propositions a-t-il osé vous faire ?

CLOTILDE.

C’est moi, et non pas lui, qui ai abordé les propositions.

RAOUL.

Que lui avez-vous offert ?

CLOTILDE.

Ma fortune !...

RAOUL.

Et il a refusé ?...

CLOTILDE.

Il m’a dit qu’il me ferait connaître ses intentions.

RAOUL.

Et vous n’avez pas entendu reparler de lui ?...

CLOTILDE.

Non.

RAOUL.

Il y a quelque chose de sombre sous ce silence... Mais me voici, je veillerai sur vous. Je ne vous quitte plus, j’ai trop souffert depuis notre séparation !

 

 

Scène IV

 

CLOTILDE, RAOUL, ÉTIENNETTE, entrant vivement, elle a la figure toute bouleversée

 

CLOTILDE.

Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il, Étiennette ?

ÉTIENNETTE.

Ah ! mademoiselle, on dit que M. Schneider et ses hussards de la mort ont couché au village d’Eschau, qui n’est qu’à deux lieues d’ici.

RAOUL.

Il vous tient parole, Clotilde, il vient vous dicter ses conditions. Vous aviez tenté quelque chose pour la fuite de votre père, n’est-ce pas ? Où en étiez-vous ?

CLOTILDE.

J’ai acheté le fils du geôlier ; il a dû remettre à mon père une échelle de corde que j’ai passé la nuit à faire, et lui remettre aussi une lime pour scier ses barreaux. La nuit prochaine, il devait s’évader.

RAOUL.

La nuit prochaine, il sera trop tard.

CLOTILDE.

Que faire, mon Dieu ? que faire ?

RAOUL.

Tout pour avancer, pour activer cette fuite.

CLOTILDE.

Raoul !

RAOUL.

Le nom du fils du geôlier ?

CLOTILDE.

Jacquemin.

RAOUL.

Jacquemin... Bien... Que Dieu nous protège tous !

Il sort.

CLOTILDE, à Étiennette.

Est-ce qu’il y a eu quelque exécution au village d’Eschau ?

ÉTIENNETTE.

Non ; mais comme les chemins sont en mauvais état, et que la charrette qui conduit l’échafaud s’y était embourbée, Schneider a fait retomber la faute sur le maire et l’adjoint du pauvre village : pendant une heure, ils sont restés attachés aux deux piliers de la guillotine.

CLOTILDE.

Qu’espérer d’un pareil homme ?

ÉTIENNETTE.

Ah ! mon Dieu ! on entend du bruit du côté de la prison.

Elle court à la fenêtre.

Mademoiselle ! oh ! mademoiselle ! ce n’est pas possible !

CLOTILDE.

Quoi ?

ÉTIENNETTE.

Ça ne peut pas être lui !...

CLOTILDE.

Mais qui ?...

ÉTIENNETTE.

Votre père !... Regardez...

CLOTILDE, courant à la fenêtre.

Oui, c’est lui ! mon père... libre !... libre !... Je cours...

La porte du fond s’ouvre. Schneider paraît, un bouquet à la main.

 

 

Scène V

 

CLOTILDE, SCHNEIDER, ÉTIENNETTE

 

Étiennette sort sur un geste de Schneider.

SCHNEIDER.

Citoyenne, ce sont les plus belles fleurs que j’ai pu trouver le 27 frimaire, c’est-à-dire le 16 décembre, car je ne te crois pas très familière avec le nouveau calendrier ; le 16 décembre, c’est ce que j’ai trouvé de mieux ; et, comme Tarquin, j’ai été obligé de me promener dans plusieurs jardins et dans pas mal de serres, avant de trouver à abattre, du bout de ma baguette, les roses et les lilas qui composent ce bouquet.

CLOTILDE.

Ce bouquet est une merveille, citoyen Schneider, et ces fleurs, si parfumés et si riantes, me sont un témoignage des intentions avec lesquelles tu as abordé cette maison.

Elle lui désigne un siège.

SCHNEIDER.

Mes intentions sont celles d’un homme à qui tu as ouvert un nouvel horizon... pendant la visite que tu lui as faite hier. Je m’étais souvent demandé, belle Clotilde, à quoi tiennent les destinées humaines et comment le chant d’un oiseau ou le vol d’un papillon peuvent influer sur notre existence... Être bon, être mauvais, tout cela dépend de la façon dont on est entré dans la vie. Il s’agit, tout en marchant les yeux bandés, de choisir le bon chemin... J’y suis entré par la porte de la misère et du travail ; au lieu de voir, comme devant les riches et les heureux, les obstacles s’aplanir devant moi, j’ai eu à les combattre et à les surmonter. La fable des sept têtes de l’hydre, toujours coupées, toujours renaissantes, a été pour moi une sombre et sévère vérité. Il est doux et facile de prier quand on sait que la prière aura un résultat ; mais prier une idole de marbre qui restera sourde à vos prières !... on se lasse à la fin, lorsque, cette idole, on peut la briser... Alors, à la moindre résistance, le mot Je veux vient à la bouche...

CLOTILDE.

Même quand tu parles à une femme ?...

SCHNEIDER.

Ai-je seulement le temps de voir à qui je parle ?... Crois-tu que je me fasse illusion sur la vie que je mène et sur les résultats qu’elle doit avoir ? Attaqué que je suis, si je n’attaque pas... pour vivre, il faut que je tue... On dit que je suis cruel... Je me défends, voilà tout... Je n’avais jamais aimé, jamais songé au mariage, au bonheur d’être père, d’être époux... Tu ne diras pas que j’avais prévu cet enchaînement de circonstances... Ta mère tombe malade... ton père, en émigration, rentre en France pour la voir une dernière fois. Il est pris, conduit en prison ; tu viens pour me demander sa grâce ; je te vois... un sentiment inconnu s’éveille dans mon cœur... Le voilà, ce bonheur que j’ai toujours cherché : être aimé d’une jeune fille pure, chaste, noble... moi, aimé quand je suis laid, odieux, vieux avant l’âge ? est-ce qu’il y a chance que je sois aimé ?... Qui me fera un autre visage comme à Éson ? qui m’apprendra ces douces paroles à l’aide desquelles on verse dans un autre cœur le trop-plein du sien... Quand je lui dirai que je l’aime, elle rira... Eh bien, non, j’aime mieux qu’elle pleure, j’aime mieux qu’elle tremble, j’aime mieux qu’elle me haïsse ; mais qu’elle soit à moi, je fais alors ce que j’ai fait, une chose infâme, je le sais bien... Ma vie n’est-elle pas infâmée déjà !... Je lui dis : « J’irai te voir... » Je dresse l’échafaud sous sa fenêtre.

Il ouvre la fenêtre, Clotilde jette un cri de terreur à la vue de l’échafaud.

CLOTILDE.

Ah ! mon père !

SCHNEIDER.

Je viens, et je lui dis : « Demain, tu seras ma femme... ou, là, à l’instant, sous tes yeux, la tête de ton père va tomber. »

CLOTILDE.

Moi, ta femme ? Mon père aimera mieux mourir.

SCHNEIDER.

Aussi est-ce toi que je charge de lui transmettre mon désir : ta piété filiale t’inspirera, Clotilde... Mon crime compte sur tes vertus. Eh bien ?

CLOTILDE, très calme.

Vous avez raison... c’est le seul moyen.

SCHNEIDER.

Et à quand fixes-tu le jour de notre union ?

CLOTILDE.

Par bonheur, la loi nouvelle nous dispense de tout délai, et ce que j’ai à te demander n’est qu’un caprice d’orgueil.

SCHNEIDER.

Parle !...

CLOTILDE.

J’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à sa fiancée ; ce n’est pas à Plobsheim, c’est-à-dire dans un pauvre village d’Alsace, que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à la femme qu’il aime et qu’il a choisie.

Elle se lève.

Je veux que le peuple me reconnaisse pour l’épouse de Schneider et ne me prenne pas pour sa maîtresse. Demain, à telle heure que tu voudras, nous partirons pour Strasbourg, et je te donnerai ma main, devant les citoyens, les généraux et les représentants.

SCHNEIDER.

Je le veux bien ; je veux tout ce que tu voudras, mais à une condition.

CLOTILDE.

Laquelle ?

SCHNEIDER.

C’est que ce n’est pas demain que nous partirons, mais aujourd’hui.

CLOTILDE.

Impossible. Il va être onze heures et demie, et les portes de la ville ferment à trois.

SCHNEIDER.

Elles fermeront à quatre, alors.

CLOTILDE.

Il faut faire tout ce que vous voulez.

SCHNEIDER, tendant la main à Clotilde.

Venez, Clotilde.

CLOTILDE.

Le temps seulement de prendre un talisman de famille sans lequel les jeunes filles ne se marient pas chez nous.

Pendant que Schneider va fermer la fenêtre, Clotilde tire d’un petit coffret placé sur la table un poignard qu’elle tient à la main quand Schneider revient vers elle.

 

 

Sixième Tableau

 

Un paysage de neige le plus pittoresque possible.

Dans un coin du théâtre, un paysan habillé en bûcheron achève de nettoyer une espèce de carré long pour en faire un bivouac. Au milieu du silence le plus profond, on voit s’avancer cinq ou six cavaliers portant le costume de chasseurs et sept ou huit fusiliers à pied. Ils viennent en éclaireurs pour sonder la forêt.

 

 

Scène première

 

FALOU, à cheval, FARAUD, à pied, STÉPHEN, déguisé en bûcheron

 

STÉPHEN.

Chut !

FALOU.

Qui vive ?...

STÉPHEN.

Chut !...

FALOU.

Qui vive ?...

STÉPHEN.

Par ici, citoyen Falou.

FALOU.

Allons, bon ! voilà que je suis connu dans le canton ! Qu’est-ce que tu fais là ?

STÉPHEN.

Moi ? Je prépare le bivouac du général.

FALOU.

De quel général ?

STÉPHEN.

Du général Pichegru, donc !

 

 

Scène II

 

FALOU, FARAUD, STÉPHEN, PICHEGRU et son ÉTAT-MAJOR

 

Vers la fin de la scène précédente, l’État-Major du général s’est approché à cheval. On y retrouve tous les jeunes gens qu’on a vus dans le cabinet du quartier général à Strasbourg.

PICHEGRU.

Pied à terre, messieurs !

Tout l’État-Major entre sans bruit, comme l’ont fait les éclaireurs.

Tiens, il me semble que voilà une excellente place pour notre bivouac.

STÉPHEN.

Si le général la trouve bonne, je serai bien content.

PICHEGRU.

Et c’est toi qui as préparé cette place ?

STÉPHEN.

Oui, mon général !

PICHEGRU.

Pour moi ?

STÉPHEN.

Ne la trouvez-vous donc pas bien choisie, à l’abri du vent, avec la vue de toute la plaine, une échappée sur le village de Dawendorff.

PICHEGRU.

Tu savais donc que je devais passer par ici ?

STÉPHEN.

Vous le voyez bien, puisque je vous attendais là. Maintenant, il ne fait pas chaud, si vous allumiez un peu de feu ?

PICHEGRU.

Et si l’ennemi voit le feu ?

STÉPHEN.

Il n’y a pas de danger, nous sommes dans un fond.

PICHEGRU.

Tu as donc été ingénieur ?

STÉPHEN.

Ingénieur ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Il sort.

PICHEGRU, bas, à un de ses aides de camp.

Ne perdez pas de vue cet homme... Il s’agit de chercher un peu de bois sec ; vous ne serez pas plus fâchés que moi de vous réchauffer, n’est-ce pas ? Seulement, par ce temps-ci, il sera peut- être difficile d’en trouver.

STÉPHEN, rentrant et apportant une brassée.

En voilà, général, et qui va flamber comme des copeaux.

PICHEGRU.

Je parie que tu as du feu maintenant ?

STÉPHEN.

Je n’en ai pas, mais ce n’est pas difficile à trouver !

PICHEGRU, à ses aides de camp.

Faites placer les sentinelles perdues, et, sous peine de mort, que pas une ne fasse feu, à moins d’y être forcée par l’ennemi.

On emmène une dizaine d’hommes à pied, parmi lesquels Faraud, tandis que chacun choisit un campement.

Quelqu’un de vous s’est-il occupé de la cantine ?

Les Officiers se regardent.

ABBATUCCI.

Vous n’avez pas donné d’ordre, général.

PICHEGRU.

Tu sais bien que je ne donne jamais d’ordre pour cela ; chacun prend pour lui, il en reste toujours pour les autres.

LES OFFICIERS, les uns aux autres.

As-tu quelque chose, camarade ?

UN OFFICIER.

Ma foi, non !

PICHEGRU.

As-tu quelque chose, Charles ?

CHARLES.

Moi, général, j’ai deux pommes ; si vous en voulez une ?

PICHEGRU.

Eh bien, citoyens, il faudra se contenter d’une goutte d’eau-de-vie. Appelez la déesse Raison !...

On entend répéter les appels : « Déesse Raison !... Déesse Raison !... »

UNE AUTRE VOIX.

Où est la déesse Raison ?

FALOU.

Aux volontaires de l’Indre !

On entend appeler encore.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES LA DÉESSE RAISON

 

LA DÉESSE.

Me voilà, général ; que désirez-vous ?

PICHEGRU.

Déesse, on a oublié les provisions, de sorte qu’il s’agit de souper avec un petit verre et une pipe de tabac. Ceux qui auront encore faim après ce somptueux repas serreront la boucle de leur culotte...

LA DÉESSE.

Eh bien, mon petit Faraud, où est-il donc ?

FALOU.

Il est en faction.

À Stéphen.

Mais que diable fais-tu donc ?

STÉPHEN.

Je vous dressais une table, général.

PICHEGRU.

Pour quoi faire, une table ?

STÉPHEN.

Pour manger donc !

PICHEGRU.

Manger quoi ?

STÉPHEN.

Ah ! voilà ! Je me suis dit : « Le général ne pense jamais à lui qu’après avoir pensé aux autres ; il est capable d’avoir oublié la cantine ; ma foi, je vais à tout hasard lui commander un jambon et un bon pâté : s’il a oublié son souper, on y aura pensé pour lui. »

PICHEGRU.

Et ce pâté ?

STÉPHEN.

Le voilà !

PICHEGRU.

À défaut de pain, nous avons la croûte !

STÉPHEN.

Non pas, voilà du pain. Oh ! oh ! on pense à tout !

PICHEGRU.

Excepté à du vin ?

STÉPHEN.

Ah ! ça, j’avoue que je n’ai pas jugé utile d’en faire provision.

ABBATUCCI.

Malheureux !

STÉPHEN.

Parce que je me suis dit comme ça : « Il y a le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins qui va passer sur la route au point du jour, avec sa voiture et ses échantillons ; le général s’entendra avec lui...

Bruit de grelots.

Et tenez, tenez, voilà les grelots de son cheval. Dites à deux ou trois de ces messieurs de vous l’amener, il ne demandera pas mieux que de vous faire une livraison.

PICHEGRU, à quelques Officiers.

Allez, citoyens, allez...

À Charles.

Il me semble que j’ai vu cet homme quelque part, ou plutôt que j’ai entendu sa voix. Te le rappelles-tu, toi ?...

CHARLES.

Non, mon général.

PICHEGRU, à lui-même.

Est-ce que ce serait ?... Oui, c’est Stéphen !

Haut.

Ma foi ! déesse Raison, ce sera pour le dessert ; seulement, si tu veux avoir ta part du pâté, ne t’éloigne pas trop.

LA DÉESSE.

Convenu, général.

Elle sort.

FENOUILLOT, dans la coulisse.

Citoyens, citoyens, où me conduisez-vous ?

UNE VOIX, dans la coulisse.

Au général !

FENOUILLOT, dans la coulisse.

À quel général ?

LA VOIX, dans la coulisse.

Au général Pichegru.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, FENOUILLOT

 

FENOUILLOT, paraissant.

Ah ! général !

PICHEGRU.

Eh bien, qu’arrive-t-il, citoyen Fenouillot ?

FENOUILLOT.

Comment, tu sais mon nom ?

PICHEGRU.

Et ta profession, même. Tire-nous quelques échantillons de ta carriole, des meilleurs.

DOUMERC.

Inutile, général, on y a songé.

PICHEGRU, à Fenouillot.

Alors, fais-nous le plaisir de souper avec nous.

FENOUILLOT.

Ah ! général, c’est trop d’honneur.

PICHEGRU.

Tu viens de Dawendorff ?

FENOUILLOT.

Oui, général.

PICHEGRU.

Et les Prussiens ne t’ont pas bu tout ton vin ?

FENOUILLOT.

Il ne s’en est pas fallu de beaucoup.

PICHEGRU.

Et comment diable as-tu été te fourrer dans les griffes de ces messieurs ?

FENOUILLOT.

J’ai été arrêté par un parti de Prussiens qui s’apprêtaient à vider mes échantillons sur la route ; par bonheur, un officier arriva qui me conduisit au général en chef. Je croyais en être quitte pour la perte de mes cent cinquante bouteilles d’échantillon, et j’en étais d’avance consolé, lorsque le nom d’espion commença à circuler ; à ce mot-là, vous comprenez, général, que je dressai l’oreille et que, ne me souciant pas d’être fusillé, je me réclamai du chef des émigrés.

PICHEGRU.

Le prince de Condé !

FENOUILLOT.

Je me serais réclamé du diable !... On me conduisit au prince, je lui montrai mes papiers, je répondis franchement à ses questions, il goûta mon vin, il vit que ce n’était pas du vin de malhonnête homme, et déclara à MM. les Prussiens qu’en ma qualité de Français, il me retenait comme son prisonnier.

PICHEGRU.

Et votre prison fut dure ?

FENOUILLOT.

Pas le moins du monde : quoique, je l’avoue, quand hier la nouvelle de la prise de Toulon est arrivée, n’ayant pu, comme bon Français, cacher ma joie, le prince, avec lequel je causais en ce moment, m’ait congédié de fort mauvaise humeur.

PICHEGRU.

Comment !... que dites-vous là ? que Toulon a été repris aux Anglais ?

FENOUILLOT.

Oui, général.

PICHEGRU.

Et quel jour ?

FENOUILLOT.

Le 19.

PICHEGRU.

Nous sommes aujourd’hui le 22, impossible ; que diable ! le prince de Condé n’a pas de télégraphe à sa disposition.

FENOUILLOT.

Non ! mais il a la poste aux pigeons, et les pigeons font seize lieues à l’heure. J’ai vu, aux mains du prince de Condé, le petit billet attaché à l’aile de l’oiseau ; le billet était petit, mais écrit très fin, de sorte qu’il contenait quelques détails.

PICHEGRU.

Et ces détails, les connaissez-vous ?

FENOUILLOT.

Le 19, la ville s’était rendue ; le même jour, une partie de l’armée assiégeante y était entrée, et le soir, par ordre d’un commissaire de la Convention, on avait fusillé deux cent treize personnes.

PICHEGRU.

Et c’est tout ?

FENOUILLOT.

C’est tout. À propos, est-ce que c’est vrai, citoyen général, ce que disait le duc de Bourbon, en faisant le plus grand éloge de vous ?

PICHEGRU.

Il est bien aimable, le duc de Bourbon ! que vous disait-il ?

FENOUILLOT.

Il me disait que c’était son père, le prince de Condé, qui vous avait donné votre premier grade.

PICHEGRU.

C’est vrai.

ABBATUCCI.

Et comment cela, général ?

PICHEGRU.

Je servais comme simple soldat au corps royal d’artillerie, lorsqu’un jour, le prince, qui était présent aux exercices du polygone de Besançon, s’approcha de la pièce qui lui semblait la mieux servie ; mais, dans le moment où le canonnier l’écouvillonnait, le coup partit et lui enleva un bras. Le prince m’attribua cet accident en m’accusant d’avoir mal fermé la lumière avec le pouce. Je le laissai dire ; puis, pour toute réponse, je lui montrai ma main ensanglantée. J’avais le pouce déchiré, renversé, presque détaché de la main... Voici la cicatrice... Le prince, en effet, me fit sergent.

Charles, sous prétexte de regarder la main de Pichegru, la lui baise.

Que fais-tu donc, Charles ?

CHARLES.

Moi ? rien ! je vous admire !

PICHEGRU.

Abbatucci, veillez à ce que rien ne manque aux soldats. Il serait difficile de leur donner le superflu. Tâchez de leur donner le nécessaire.

Aux autres Officiers.

Vous connaissez tous, citoyens, les régiments avec lesquels vous avez l’habitude de combattre, vous savez ceux sur lesquels vous pouvez compter ; rassemblez leurs officiers à l’ordre, et dites-leur que j’écris aujourd’hui au comité de salut public que, dans trois jours, il n’y aura plus un ennemi sur la terre de France ; qu’ils se souviennent d’une chose, c’est que ma tête répond de ma parole !

 

 

Scène V

 

PICHEGRU, FENOUILLOT

 

PICHEGRU.

Et maintenant, à nous deux, citoyen.

FENOUILLOT.

À nous deux, général.

PICHEGRU.

Jouons cartes sur table !

FENOUILLOT.

Je ne demande pas mieux.

PICHEGRU.

Vous ne vous nommez pas Fenouillot, vous n’êtes pas commis voyageur en vins, vous n’étiez pas prisonnier du prince de Condé, vous êtes son agent !

FENOUILLOT.

C’est vrai, général.

PICHEGRU.

Vous saviez me rencontrer sur votre route, et vous vous êtes fait arrêter tout exprès pour me faire des propositions royalistes, au risque d’être fusillé.

FENOUILLOT.

C’est encore vrai, général.

PICHEGRU.

Mais vous vous êtes dit : « Le général Pichegru est un brave, il comprendra qu’il y a un véritable courage à faire ce que j’ai fait ; il refusera mes propositions, ne me fera peut-être pas fusiller, et me renverra au prince avec son refus. »

FENOUILLOT.

C’est toujours vrai ! Cependant, j’espère qu’après m’avoir entendu...

PICHEGRU.

Après vous avoir entendu, il y a un cas où je vous ferai fusiller, je vous en préviens d’avance.

FENOUILLOT.

Lequel ?

PICHEGRU.

C’est celui où le prince aurait mis un prix à ma trahison.

FENOUILLOT.

Ou à votre dévouement !

Tout en dialoguant, Pichegru a bourré sa pipe.

PICHEGRU.

Tant qu’il y aura un ennemi sur la terre de France, toute négociation avec un prince émigré sera de la trahison.

FENOUILLOT.

En tout cas, général, voici une lettre du prince adressée à vous directement et qui vous fera connaître les intentions de Son Altesse royale.

PICHEGRU.

Fumez-vous, citoyen ?

FENOUILLOT.

Non, général.

PICHEGRU, allumant sa pipe avec la lettre du prince de Condé.

Eh bien, moi, je fume.

FENOUILLOT.

Que faites-vous, général ?

PICHEGRU.

Vous le voyez, citoyen, j’allume ma pipe.

On entend un coup de fusil, puis les sentinelles crient : « Alarme ! alarme ! » en se rapprochant. Tous les officiers qui avaient disparu du bivouac arrivent de tous les côtés pour prendre l’ordre du général.

PICHEGRU, à Fenouillot.

Ta parole de ne pas rejoindre le prince de Condé avant cinq heures du soir ?

FENOUILLOT.

Vous l’avez, général.

Beaucoup de bruit. On amène le volontaire Faraud. Abbatucci et Charles traînent chacun un loup par les pattes.

CHARLES.

Tenez, général, voilà de quoi vous faire deux bons tapis de pieds.

PICHEGRU.

Qu’est-ce que cela ?

ABBATUCCI.

C’est l’ennemi sur lequel vient de tirer votre sentinelle.

PICHEGRU.

Où est-elle, ma sentinelle ?

 

 

Scène VI

 

PICHEGRU, FENOUILLOT, FARAUD

 

FARAUD s’avance.

Voilà, mon général.

PICHEGRU.

Comment ! c’est toi, malheureux, qui donne l’alarme à toute l’armée pour deux ou trois mauvais loups qui tournaient autour de toi ?

FARAUD.

Ah ! général, vous êtes bien bon !... D’abord, ils n’étaient pas deux ou trois, ils étaient une douzaine ; ensuite, ils ne tournaient pas seulement autour de moi, ils voulaient me manger.

PICHEGRU.

Tu devais te laisser dévorer jusqu’au dernier morceau, plutôt que de tirer un coup de fusil.

FARAUD, montrant sa main et sa joue ensanglantées.

Vous voyez qu’ils avaient commencé, les brigands ; mais je me suis dit : « Faraud, si l’on te place là, c’est de peur que l’ennemi n’y passe, et qu’on a compté sur toi pour l’empêcher de passer. »

PICHEGRU.

Eh bien ?

FARAUD.

Eh bien, moi mangé, général, rien n’empêchait plus l’ennemi de passer.

PICHEGRU.

Il a raison, cet animal-là.

FARAUD.

C’est ce qui m’a déterminé à faire feu. La question de sûreté personnelle n’est venue qu’après, parole d’honneur !

PICHEGRU.

Mais ce coup de feu, malheureux, il a pu être entendu des avant-postes ennemis.

FARAUD.

Ne vous inquiétez pas de cela, mon général, ils l’auront pris pour un coup de fusil de braconnier.

PICHEGRU.

Tu es Parisien ?

FARAUD.

Oui ; mais je fais partie du premier bataillon de l’Indre, je m’y suis engagé volontairement à son passage à Paris.

PICHEGRU.

Eh bien, Faraud, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne te représenter à moi qu’avec tes galons de caporal, pour me faire oublier la faute de discipline que tu viens de commettre.

FARAUD.

Et que faut-il faire pour cela, mon général ?

PICHEGRU.

Il faut amener demain, ou plutôt ce soir, à ton capitaine, deux prisonniers prussiens.

FARAUD.

Soldats ou officiers, mon général ?

PICHEGRU.

Mieux vaudrait des officiers, mais on se contentera de deux soldats.

FARAUD.

On fera son possible, mon général.

PICHEGRU.

Déesse Raison, donne un coup à boire à ce poltron, qui nous promet deux prisonniers pour demain.

FARAUD, tendant son verre.

Et si j’allais n’en faire qu’un, mon général ?

PICHEGRU.

Tu ne serais caporal qu’à moitié, et tu ne porterais qu’un galon.

FARAUD.

Non, ça me ferait loucher. Eh bien, ce soir, mon général, vous aurez les deux, ou vous pourrez dire : « Faraud est mort. » À votre santé, mon général !

UNE SENTINELLE, au dehors.

Qui vive ?

Saint-Just paraît.

 

 

Scène VII

 

CHARLES, PICHEGRU, STÉPHEN

 

STÉPHEN, entrant vivement.

Général, voici le représentant du peuple Saint-Just.

Il disparaît.

PICHEGRU.

Par ici, citoyen représentant, par ici ! À quelque heure du jour ou de la nuit que l’on m’annonce ta présence, elle est la bienvenue.

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, PICHEGRU, SAINT-JUST

 

SAINT-JUST.

Il y a longtemps que l’on m’a dit que tu étais celui de nos généraux qui se gardait le mieux la nuit. J’ai voulu savoir si c’était vrai et si mes instructions étaient bien suivies.

PICHEGRU.

Qu’as-tu trouvé ?

SAINT-JUST.

Partout la surveillance la plus exacte et la plus grande obéissance à mes ordres. Maintenant,

S’asseyant, sur un signe de Pichegru.

je te préviens que j’ai écrit à la Convention en lui annonçant ta victoire de demain.

PICHEGRU.

Il eût été plus prudent de n’écrire qu’après.

SAINT-JUST.

Doutes-tu de toi ou de tes hommes ?

PICHEGRU.

Je ne doute ni de moi ni de mes hommes, mais il est permis de douter de la fortune.

SAINT-JUST.

Homme de peu de foi ! Le génie de l’avenir veille sur la France... car la France porte en elle l’indépendance des nations. Décrétons la victoire, et la victoire obéira. Tu sais que je n’ai jamais menti, ne me fais pas mentir. Quand attaques-tu Dawendorff ?

PICHEGRU.

Aussitôt qu’un espion, dans lequel j’ai la plus grande confiance, m’aura transmis les renseignements que j’attends sur la position de l’ennemi.

CHARLES, entrant, à Pichegru.

Pardon, général, un jeune homme, qui dit être sous le poids de la plus vive douleur et trembler pour la femme qu’il aime, demande à vous parler à l’instant même. Il prétend que vous pouvez, d’un mot, faire plus que lui sauver la vie.

PICHEGRU, à Saint-Just.

Permets-tu, citoyen représentant ?

Saint-Just tire le Moniteur de sa poche et se met à lire.

 

 

Scène IX

 

CHARLES, PICHEGRU, SAINT-JUST, RAOUL

 

RAOUL.

Oh ! citoyen général, que tu es indulgent de me recevoir !

PICHEGRU.

Dis vite : d’un moment à l’autre, l’armée peut être obligée de se mettre en marche.

RAOUL.

Je suis émigré. Je ne rentre pas en France pour fomenter la guerre civile, et la preuve, c’est que j’accours à toi, et, plein de confiance dans ta loyauté, je commence par te dire qui je suis.

PICHEGRU.

Je ne te demande pas ton nom ; tu es malheureux, tu souffres, ton nom est homme : que veux-tu ?

RAOUL.

Un misérable, Schneider, a fait arrêter, hier, le père de ma fiancée et l’a mise entre une union infâme avec lui et l’échafaud de son père, dressé devant ses fenêtres. Pour sauver son père, elle s’est faite martyre !... elle a consenti !... Demain, il l’amène à Strasbourg pour l’épouser. J’ai le serment de Clotilde qu’elle ne sera jamais son épouse ; mais quand on voit tous les jours des hommes faiblir, ne peut-on pas craindre la faiblesse d’une femme ? Je suis venu à toi, citoyen général, et je te demande si un pareil crime, si la spoliation du corps et de la fortune se passera sous tes yeux, quand tu as la force, quand tu as l’épée ?

PICHEGRU.

Mon épée n’est pas celle de la justice. C’est celle de la patrie. Ma force m’est donnée contre l’ennemi et non contre mes compatriotes. Je puis, si la fortune me favorise, chasser l’ennemi hors de France. Je ne puis ni ouvrir ni fermer les portes d’une prison. Jeune homme, je te plains, mais je ne puis rien pour toi.

RAOUL.

Je m’attendais à ta réponse ; mais si tu ne peux rien pour moi, il y a à Strasbourg un homme qui peut tout. Cet homme, tu le connais. À défaut d’amitié, vous avez l’un pour l’autre une mutuelle estime. Cet homme est le représentant du peuple Saint-Just.

PICHEGRU.

C’est vrai, celui-là est tout-puissant.

Saint-Just et Pichegru échangent un regard.

RAOUL.

Eh bien, il ne laissera pas sous ses yeux se renouveler le crime d’Appius et de Virginie, il ne laissera pas une pauvre fille sans défense, qui n’a commis d’autre crime que d’être noble, s’ouvrir le cœur pour conserver ce cœur à celui qu’elle aime. Qui sauve un individu a le même mérite, aux yeux du Seigneur, que celui qui sauve un pays. Eh bien, donne-moi une lettre qui m’introduise près de Saint-Just ; dis-lui franchement qui je suis ; dis-lui que je me livre à lui pieds et poings liés ; dis-lui que je lui apporte ma tête, mais qu’il sauve la vieillesse et l’innocence, c’est-à-dire les deux choses les plus respectables de ce monde.

SAINT-JUST, lui touchant l’épaule.

Viens avec moi, jeune homme, je te ferai voir Saint-Just.

RAOUL.

Vous ! Quand ?

SAINT-JUST.

À notre arrivée à Strasbourg.

RAOUL.

Vous savez que vous pouvez tout me demander, ma vie, mon sang, mon âme !

SAINT-JUST.

Tu verras Saint-Just.

RAOUL.

Et nous partons ?...

SAINT-JUST.

À l’instant même !

RAOUL, prenant la main de Pichegru.

Oh ! général...

SAINT-JUST.

Adieu, Pichegru. Tu sais que j’ai écrit à la Convention. – Viens, viens, jeune homme.

Il sort avec Raoul.

 

 

Scène X

 

CHARLES, PICHEGRU, STÉPHEN

 

STÉPHEN.

Général !

PICHEGRU.

Stéphen ! c’était bien lui.

STÉPHEN.

L’ennemi occupe le village de Dawendorff. On peut le tourner par les défilés de Frœschwiller, qui ne sont point gardés. Le prince de Condé loge à la mairie de Dawendorff. Il a avec lui la caisse des émigrés, qui renferme près d’un million en or anglais.

PICHEGRU.

Tu en es sûr ?

Appelant.

Doumerc, faites sonner à cheval.

On sonne à cheval, et le rideau baisse au moment où le corps d’armée se remet en marche.

 

 

ACTE V

 

 

Septième Tableau

 

La fin d’un combat. Dans la mairie d’un petit village de la frontière. Les Français en chassent les Autrichiens et les Prussiens. Le combat se livre autour d’une caisse ferrée que l’ennemi veut tirer à lui et dont les Français veulent s’emparer. Faraud frappe à grands coups sur les défenseurs et finit par s’emparer de la caisse. Les Français entrent par toutes les ouvertures en criant : « Victoire ! victoire ! » On entend en même temps les tambours battant la charge dans la rue, les trompettes sonnant des fanfares. Des cris de « Vive le général Pichegru ! » Faraud est à cheval sur sa caisse, comme Bacchus sur son tonneau.

 

 

Scène première

 

FARAUD, PICHEGRU, entrant, FALOU, SOLDATS, puis ABBATUCCI, DOUMERC et CHARLES

 

PICHEGRU.

C’est ici le quartier général ; prévenez tous les officiers.

Sortent quelques soldats.

Avez-vous vu Hoche ?

PROSPER.

Général, il est de l’autre côté du village, à la poursuite de l’ennemi...

PICHEGRU, à Faraud.

Que fais-tu là, toi ?

FARAUD.

Mon général, je crois que je tiens la caisse.

PICHEGRU.

Quelle caisse ?

FARAUD.

Celle des émigrés : écusson bleu, avec trois fleurs de lys de France.

PICHEGRU.

En as-tu la clef ?

FARAUD.

Oh ! non, ils n’ont pas eu la complaisance de nous la laisser.

PICHEGRU.

Emportez cette caisse.

Deux soldats emportent la caisse.

Deux hommes en sentinelle à côté, et qu’on prévienne le payeur général...

Prosper sort.

FARAUD.

Ah ! pauvre payeur, comme ça va le déranger, lui qui n’a rien à faire depuis six mois !

Il sort.

PICHEGRU, à Abbatucci qui entre.

Rien de grave ? je t’ai vu tomber de cheval.

ABBATUCCI.

Non, mon général : c’est mon cheval qui a été blessé et pas moi.

PICHEGRU.

Et toi, Doumerc ?

DOUMERC.

Une égratignure sur le front, mon colback a paré le coup.

PICHEGRU.

Et Charles, mon petit Charles ? Ohé !

CHARLES, paraissant.

Voilà, mon général.

PICHEGRU, à Charles.

Tu es content, tu as vu le feu ?

CHARLES.

Je croyais que c’était bien plus effrayant que ça...

PICHEGRU, se retournant vers la déesse Raison.

Sais-tu qu’il faudra que je te donne un baril d’honneur ? je t’ai vue aujourd’hui au milieu du feu et de la mitraille, ni plus ni moins qu’un vétéran.

LA DÉESSE.

Bah ! mon général, depuis deux ans, elles me connaissent, les balles. Votre chirurgien-major m’en a extrait une du bras, demandez-lui si j’ai fait la grimace.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, PROSPER, SOLDATS

 

PICHEGRU.

Eh bien, Prosper, a-t-on fait ouvrir la caisse ?

PROSPER.

Oui, mon général, en présence de témoins.

PICHEGRU.

Que contenait-elle ?

PROSPER.

Sept cent soixante-quinze mille francs en guinées anglaises.

PICHEGRU, à Abbatucci.

Combien est-il dû à nos hommes ?

ABBATUCCI.

Cinq cent mille francs à peu près.

PICHEGRU.

Qu’on fasse la paye à l’instant. Ne m’a-t-on pas dit que le bataillon de l’Indre avait horriblement souffert ?

ABBATUCCI.

Oui, général.

PICHEGRU.

On gardera vingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre ; plus, cinquante mille francs pour les besoins de l’armée.

ABBATUCCI.

Et les deux cent mille francs restants ?

PICHEGRU.

Prosper les portera à la Convention, avec les deux drapeaux que nous avons pris.

Abbatucci sort.

Il est bon de montrer que les républicains ne se battent pas pour l’or.

PROSPER.

Merci, mon général ; mais raison de plus pour que j’en finisse avec ce diable de Falou, qui m’a fait cadeau d’un cheval ; je n’ai pas encore pu mettre la main dessus... Ah ! le voilà...

Il sort.

DOUMERC.

Que diable a donc Prosper ?

Dans la rue, cris de « Vive le général ! »

CHARLES.

Qu’est-ce que cela ?

PICHEGRU.

Ce sont nos soldats, à qui on fait la paye !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, FALOU, amené par PROSPER

 

PROSPER.

Enfin, je le tiens ! Pourquoi ne voulais-tu pas venir ?

FALOU.

Mon capitaine, parce que je me doutais que c’était encore pour me dire des bêtises.

PROSPER.

Comment, pour te dire des bêtises ?

FALOU, au général.

Tenez, je vous en fais juge, mon général. Nous chargeons, n’est-ce pas ?... Je me trouve en face d’un officier prussien qui me porte un coup de tête... Je pare prime, je riposte par un coup de pointe, et je lui fais avaler plus de six pouces de lame...

PICHEGRU.

Diable ! tu es généreux quand tu t’y mets...

FALOU.

Il tombe naturellement... Je vois un cheval magnifique qui n’avait plus de maître, et le capitaine qui n’avait plus de cheval : il se débattait comme un diable dans un bénitier, au milieu de cinq ou six aristocrates ; j’en tue un, j’en blesse un autre. « Allons, capitaine, que je lui crie, le pied dans l’étrier ! » Une fois le pied dans l’étrier, le... le reste a été vite en selle, et tout a été dit, quoi !

PROSPER.

Tout n’a pas été dit, car tu ne peux pas me faire cadeau d’un cheval.

FALOU.

Pourquoi donc ? Vous êtes trop fier pour rien recevoir de moi ?...

PROSPER.

Non, et la preuve, ta main !

Ils se donnent la main.

FALOU.

Me voilà payé, et même je devrais vous rendre, mais pas de monnaie !

Il regagne la porte.

PICHEGRU, l’appelant.

Viens ici, mon brave...

Falou se retourne, la main au colback.

Tu es Franc-Comtois ?

FALOU.

Un peu, général.

PICHEGRU.

D’où ?

FALOU.

De Boussières.

PICHEGRU.

Tu as encore tes parents ?

FALOU.

Une vieille grand’mère de quatre-vingts ans.

PICHEGRU.

Et de quoi vit-elle ?

FALOU.

De ce que je lui envoie ; mais comme la République me doit cinq mois de solde arriérée, la bonne femme vit bien mal !... Par bonheur, on dit que, grâce au fourgon du prince de Condé, nous allons être mis au courant. Brave prince ! c’est ma grand’mère qui va te bénir !

PICHEGRU.

Comment, ta mère va bénir un ennemi de la France ?

FALOU.

Est-ce qu’elle s’y connaît ! le bon Dieu sait bien qu’elle radote.

PICHEGRU.

Alors, tu va lui envoyer ta solde ?

FALOU.

On gardera bien un petit écu pour boire la goutte.

PICHEGRU.

Garde tout !

FALOU.

Et la vieille ?

PICHEGRU.

Je m’en charge.

On entend le tambour. « Vive le général ! »

 

 

Scène IV

 

PICHEGRU, HOCHE, UN SOLDAT

 

On entend les trompettes qui sonnent des fanfares et les tambours qui battent au champ.

PICHEGRU.

Ah ! voilà Hoche qui revient de la poursuite de l’ennemi.

Il va à la porte.

Eh bien, mon cher général ?

À l’entrée du général Hoche, tous les assistants se lèvent.

HOCHE, entrant avec ses officiers dans tout le désordre de gens qui viennent de se battre.

Encore deux ou trois coups de collier comme celui-là, et l’ennemi sera hors de France.

PICHEGRU.

Sans compter que nous avons mis la main sur la caisse du prince de Condé et que nous avons fait la paye.

HOCHE.

Morbleu ! faire la paye avec l’argent de l’Angleterre, c’est deux fois bien joué. Pendant ce temps-là, nous avons reconduit ces messieurs les Prussiens et les Autrichiens aussi loin que nous avons pu. Combien de canons et de drapeaux de votre côté ?

PICHEGRU.

Un drapeau et quatre canons. Et vous ?

HOCHE.

Trois canons et un drapeau ; mais ce qui fait votre grande supériorité sur nous, c’est la caisse !

PICHEGRU.

J’ai cru, sauf ton approbation, pouvoir faire prendre vingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre, qui a le plus souffert ; il reste cinquante mille francs, au sujet desquels tu t’entendras avec le payeur ; le reste sera employé à la Convention.

HOCHE.

Gardons les gratifications pour les journées de demain et d’après-demain, qui seront chaudes. J’ai envie de mettre à prix à six cents francs les canons autrichiens ou prussiens qu’on prendra.

PICHEGRU.

Par ma foi, c’est une idée, ne la laisse pas tomber à l’eau.

Entrée de Faraud.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, FARAUD, avec des galons de papier sur ses manches, suivi de DEUX SOLDATS du bataillon de l’Indre, puis LA DÉESSE RAISON

 

PICHEGRU.

Qu’y a-t-il, Faraud ?

FARAUD, portant la main à son schako.

Mon général, ce sont les délégués du bataillon de l’Indre.

PICHEGRU.

Ah ! oui, qui viennent me remercier, n’est-ce pas ?

FARAUD.

Au contraire, général : ils viennent pour refuser la gratification en question.

HOCHE.

La refuser ?

PICHEGRU.

Et pourquoi ?

FARAUD.

Ils disent comme ça qu’ils n’ont pas fait plus que leurs camarades, et que, par conséquent, ils ne doivent pas avoir plus qu’eux.

PICHEGRU.

Et les morts, refusent-ils aussi ?

FARAUD.

Qui ça ?

PICHEGRU.

Les morts ?...

FARAUD.

On ne les a pas consultés, mon général.

PICHEGRU.

Eh bien, tu diras à ceux qui t’envoient que je ne reprends pas ce que j’ai donné... La gratification que je destinais aux vivants sera distribuée aux pères, mères, frères, sœurs et filles des morts. Avez-vous quelque chose à dire contre cela ?

FARAUD.

Pas la moindre chose, mon général.

PICHEGRU.

C’est bien heureux ! Maintenant, viens ici.

Il regarde les galons de Faraud.

Qu’est-ce que ces sardines-là ?

FARAUD.

Ce sont mes galons de caporal.

HOCHE.

Pourquoi en papier ?

FARAUD.

Parce que nous n’en avions pas en laine, général.

HOCHE.

Et pourquoi t’a-t-on nommé caporal ?

FARAUD.

Le général le sait bien.

PICHEGRU.

Mais non, je ne le sais pas.

FARAUD.

Mais puisque vous m’avez ordonné de faire deux prisonniers.

PICHEGRU.

Eh bien ?

FARAUD.

Eh bien, je les ai faits : deux Prussiens.

PICHEGRU.

C’est vrai, cela ?

FARAUD.

Lisez plutôt. Ah ! j’ai pris toutes mes précautions, allez !

PICHEGRU lit.

« Le fusilier Faraud, de la 2e compagnie du bataillon de l’Indre, a fait deux prisonniers prussiens... » Eh bien, après ?

FARAUD, tendant son autre bras.

Voilà !

PICHEGRU.

« En raison de quoi, sauf l’autorisation du général en chef, je l’ai nommé caporal. » – Ratifiez-vous, Hoche ?

HOCHE.

De grand cœur !

FARAUD, après un temps.

Général, il me reste à vous prier d’être mon témoin...

PICHEGRU.

Ton témoin ! Est-ce que tu te bats ?

FARAUD.

Pis que cela, mon général : je me marie.

PICHEGRU.

Bon ! avec qui ?

LA DÉESSE, survenant.

Avec moi, mon général. Je lui avais promis d’être sa femme le jour où il serait nommé caporal.

PICHEGRU.

Tu n’es pas malheureux, coquin !... la plus jolie et la plus honnête vivandière de l’armée... Et puisque tu m’as pris pour ton témoin, je la dote.

LA DÉESSE.

Vous me dotez, mon général ?

PICHEGRU.

Oui, je te donne un âne et deux tonnelets d’eau-de-vie.

LA DÉESSE.

Un mari et un âne à la fois ?... Ah ! c’est trop, général, c’est trop !

FARAUD.

Ah ! mon général, vous êtes cause que je n’ose plus rien vous demander.

PICHEGRU.

Dis toujours.

LA DÉESSE.

Eh bien, mon général, il faut, sauf votre permission, que la journée finisse comme elle a commencé, par un bal.

FARAUD.

Nous avons fait danser l’ennemi ce matin.

LA DÉESSE.

Nous voudrions bien danser ce soir.

HOCHE.

Alors, comme second témoin, c’est moi qui payerai le bal.

PICHEGRU.

Et la place de la mairie fournira le local. Mais, j’y songe, tu te maries ce soir, et si tu es tué demain ?

FARAUD, regardant la déesse Raison.

Ah ben... d’ici à demain, j’ai de la marge. Je léguerai nos enfants à la patrie.

 

 

Huitième Tableau

 

Une place de village en Alsace. Çà et là, des traces de l’action qui s’y est engagée. Au lever du rideau, roulement de tambours commandé par Spartacus, debout sur une table.

SPARTACUS.

Écoutez la loi ! – Attendu qu’au bivouac il ne se trouve pas toujours un municipal avec du papier timbré et une écharpe pour ouvrir les portes du temple de l’hyménée, moi, Pierre-Antoine Bichonneau, dit Spartacus, tambour-maître du bataillon de l’Indre, je vais procéder à l’union légitime de Pierre-Claude Faraud et de Rose Charleroi, vivandière au 24e régiment.

Spartacus fait exécuter un second roulement.

Approchez, les conjoints ! – En présence des citoyens généraux Lazarre Hoche et Charles Pichegru, assistés du bataillon de l’Indre, du 24e et de tous ceux qui ont pu tenir sur cette place, au nom de la République une et indivisible, indivisible, entendez-vous bien ? c’est une allégorie ! je vous unis et vous bénis.

Spartacus fait exécuter un nouveau roulement pendant lequel deux sergents étendent sur la tête des deux époux un tablier de sapeur.

Citoyen Pierre-Claude Faraud, tu promets à ta femme protection et amour, n’est-ce pas ?

FARAUD.

Parbleu !

SPARTACUS.

Citoyenne Rose Charleroi, tu promets à ton mari constance, fidélité et petits verres à discrétion ?

ROSE.

Oui, je le promets !

SPARTACUS.

Au nom de la loi, vous êtes mariés. Le régiment adoptera vos nombreux enfants ! Les jumeaux sont autorisés... Attendez donc ! ce n’est pas fini...

Un effroyable roulement de tous les tambours se fait entendre ; à un geste de Spartacus, il cesse tout à coup.

Sans celui-là, vous n’étiez pas heureux.

Ballet.

 

 

Neuvième Tableau

 

La place de l’hôtel de ville à Strasbourg. L’hôtel de ville, à droite du spectateur, avec un grand balcon, au-dessus duquel flotte un drapeau noir. À la gauche du théâtre s’élève une estrade ornée de drapeaux tricolores. Trois magistrats sont assis sur cette estrade ; ils ont une table devant eux et un registre sur lequel viennent s’inscrire les enrôlés volontaires. Derrière eux, six tambours et six trompettes. Les trompettes sonnent quand l’enrôlé s’engage dans la cavalerie, les tambours battent quand l’enrôlé s’engage dans l’infanterie. Des groupes de paysans et de paysannes, composés de quinze à vingt personnes, jeunes filles, mères, enfants, vieillards ; puis, au milieu de chaque groupe, quatre ou cinq jeunes gens qui viennent pour s’engager. Chaque groupe porte un drapeau où est inscrit le nom de son village. Les costumes de tous ces groupes sont différents, suivant la mode des villages auxquels ils appartiennent. On lit sur les drapeaux : « Saverne, Phalsbourg, Mutzig, Schlestadt, Badonvilliers. » Groupes de gens de la ville. Augereau est chargé de faire garder les rangs aux volontaires. Aucun d’eux n’a encore l’habit militaire. Mais on remet à chacun une cocarde tricolore au moment où il vient de signer ; cette cocarde, il la fait mettre à son chapeau par sa mère ou sa maîtresse. Puis il reçoit un fusil, un sabre et une giberne, avec lesquels il va prendre son rang. Un groupe de sept à huit mères qui pleurent se tient à petite distance des volontaires qui ont leurs fusils et qui sont commandés par Augereau. Au lever du rideau, une dizaine de volontaires sont déjà enregistrés, et on en est aux deux derniers de Saverne. Après Saverne, un des magistrats se lève et appelle à haute voix Phalsbourg. Le groupe tout entier se rapproche avec des sentiments divers. Les mères pleurent, les pères encouragent les enfants.

 

 

Scène première

 

VOLONTAIRES, FEMMES DU PEUPLE, VIEILLARDS, UN MUNICIPAL, DEUX ASSESSEURS

 

UN VOLONTAIRE.

Voyons, ma mère, ne vois-tu pas ce drapeau noir ? Est-ce qu’il ne dit pas que la patrie est en danger ? Eh bien, ce serait une honte que tout ce qui porte le nom de Français ne se levât pas pour repousser l’ennemi !

Montant sur l’estrade et criant.

Fantassin !...

UNE MÈRE, à son fils.

Mais, malheureux enfant, tu sais bien que tu n’as pas l’âge ; il faut avoir seize ans pour servir la patrie.

L’ENFANT.

Bah ! ma mère, on me dit tous les jours que j’ai l’air d’en avoir dix-huit ; ils ne me demanderont pas mon extrait de baptême, et, pourvu que tu ne me démentes pas, je partirai avec les autres.

LA MÈRE.

Mais moi !... moi !...

L’ENFANT.

Toi, chère mère, ça te fera une bouche de moins à nourrir. N’est-ce pas toi qui travailles pour nous tous ?... Ne dis rien, et laisse-moi partir.

LA MÈRE.

C’est bien facile de dire à une mère : « Ne dis rien !... » quand on n’aime pas sa mère.

L’ENFANT.

Oh ! peux-tu dire cela ?... Va, laisse-moi faire, je reviendrai avec un beau sabre d’honneur.

Il monte sur l’estrade.

LE MUNICIPAL, le regardant.

Quel âge as-tu ?

L’ENFANT.

Dix-sept ans, citoyen municipal.

LE MUNICIPAL.

Tu parais bien jeune pour avoir dix-sept ans. Où sont les parents de cet enfant ?

L’ENFANT.

Je n’ai que ma mère, et si vous lui demandez mon âge, elle ne vous le dira pas. Elle ne veut pas que je parte.

LE MUNICIPAL, plus haut.

Où est la mère de cet enfant ?

LA MÈRE.

Me voilà, citoyen.

LE MUNICIPAL.

Quel âge a-t-il ?

LA MÈRE.

Quinze ans et trois mois.

LE MUNICIPAL.

Tu vois bien que tu ne peux pas servir... Tu n’as pas l’âge.

UN HOMME d’une soixantaine d’années.

Je pars avec lui.

LE MUNICIPAL.

Mais toi, tu es trop vieux.

LE VIEILLARD.

Allons donc, est-ce qu’on est trop vieux tant qu’on peut faire ses dix lieues par jour et porter son fourniment ? Il en faut, des vieux, pour montrer aux jeunes comme on meurt.

L’ENFANT, au Vieillard.

Prends-moi avec toi, citoyen ! prends-moi avec toi !...

LE VIEILLARD.

Donnez-moi cet enfant, je m’en charge. Vous me donnez un écolier, je vous rendrai un héros.

L’ENFANT, sautant au cou du Vieillard.

Oh ! merci, citoyen ! nos cocardes... nos cocardes !...

Ils montent tous deux sur l’estrade, au milieu des applaudissements.

VOIX et CRIS DE FEMMES, dans la coulisse.

C’est un meurtre ! Tu nous prends nos enfants pour les faire égorger.

LES FEMMES, sur la scène.

Qu’est-ce que c’est ?

UNE FEMME.

C’est le citoyen Saint-Just, qui a déclaré la patrie en danger et qui a décrété les enrôlements volontaires.

LES FEMMES.

À bas le citoyen Saint-Just !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, SAINT-JUST

 

AUGEREAU, à Saint-Just, que les femmes injurient.

Dis un mot, citoyen, etc...

SAINT-JUST.

Qu’on laisse faire et dire ces pauvres folles. L’amour maternel leur fait oublier l’amour de la patrie.

UNE FEMME.

Arrière !... Je veux lui parler... Il m’entendra... Tu ne me fais pas peur... Sais-tu ce que c’est que d’avoir élevé son enfant, de l’avoir nourri de son lait, puis de son pain, d’avoir guidé ses premiers pas, de l’avoir vu grandir, en tremblant chaque jour pour sa vie ?... Et tu veux, quand tu viens nous les prendre à vingt ans, dans nos mansardes, dans nos chaumières, que nous les regardions partir les yeux secs et que nous ne maudissions pas celui qui nous les enlève ?... Ah ! cette séparation est un déchirement cent fois plus cruel que celui de l’enfantement... Aussi, va, porte la tête haute... un jour viendra où elle pliera sous le poids de nos malédictions.

TOUS.

Mort à Saint-Just !

SAINT-JUST, sur les marches de l’estrade.

En vérité, vous me faites pitié, créatures faibles et sans raison. Est-ce qu’il n’y a pas une mère plus sainte et plus sacrée que vous toutes ensemble, et qui est avant vous la mère de vos mères et la mère de vos enfants, la France ?

Mouvement.

Ah ! vous voulez, filles parricides, livrer cette mère aux sabres des uhlans, aux lances des Russes, et, bien pis encore, aux caresses infâmes de l’ennemi ? Mais sachez donc, une fois pour toutes, que ce n’est pas pour vous que vous enfantez ! Non, vous enfantez pour la patrie ! Est-ce que je n’ai pas une mère aussi, moi ? Est-ce que vous croyez qu’assis sur les bancs de la Convention, en mission à l’armée, toujours le premier au feu... est-ce que vous croyez que je ne cours pas autant de risques que les enfants que je vous prie, non pas même de donner, mais de prêter à la République ? Embrassez-les, vos enfants, je vous le permets une fois encore. Et vous, enfants, embrassez vos mères et pardonnez-leur, car elles ont manqué de faire de vous de mauvais Français... Embrassez-les, pleurez en les embrassant ; ces larmes sont amères ; mais quand l’ennemi sera chassé du sol sacré de la République, quand vous reviendrez, comme les Grecs de Marathon, une branche de laurier à la main, alors les larmes seront douces, et nul ne sera là pour mettre un terme à vos baisers !...

TOUS.

Il a raison...

Tambours au loin.

SAINT-JUST, qui est redescendu en scène peu à peu.

Et maintenant, entendez-vous ces tambours voilés comme pour une marche funèbre ? c’est la proclamation de la patrie en danger !... Que tous les sentiments se taisent devant ce cri, que toutes les larmes se tarissent ; quand la patrie est en danger, tout est à la patrie !...

TOUS.

Vive Saint-Just !... vive la nation !...

Un Officier d’ordonnance traverse le théâtre au galop de son cheval et s’arrête devant Saint-Just au bas des marches de l’hôtel-de-ville.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Citoyen représentant, l’accusateur public Schneider vient de faire ouvrir la porte de Kehl pour entrer dans Strasbourg avec sa fiancée.

SAINT-JUST.

Impossible !

L’OFFICIER.

Je l’ai vu.

SAINT-JUST.

Nul n’oserait désobéir à un ordre donné par moi, surtout quand la désobéissance entraîne la peine de mort.

L’OFFICIER.

Tu vas en juger toi-même : il s’avance de ce côté, et, dans quelques secondes, il sera ici.

SAINT-JUST.

Que ceux qui voudront assister à un grand acte de justice ne bougent pas de cette place !

Quatre coureurs, vêtus des couleurs nationales, entrent à pied sur la place, précédant la calèche de Schneider. Celui-ci est dans la calèche avec Clotilde richement vêtue. Il a ses cavaliers noirs, les hussards de la mort, pour escorte autour de lui. Saint-Just, pendant ce temps, est rentré dans l’hôtel de ville et est apparu sur le balcon. Un geste de Saint-Just amène la calèche le plus près possible du balcon. Tout à coup, Clotilde ouvre la portière, s’élance à terre, tombe à genoux et crie au milieu d’un silence solennel.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, CLOTILDE, SCHNEIDER, RAOUL

 

CLOTILDE.

Justice, citoyen ! j’en appelle de cet homme à Saint-Just et à la Convention !

SAINT-JUST.

Parle, jeune fille. Qu’a-t-il fait ?... Je t’écoute.

CLOTILDE.

Mon père s’était exilé. Pour dire un dernier adieu à ma mère mourante, il a repassé le Rhin ; Schneider l’a fait arrêter.

SAINT-JUST.

Ton père était émigré, Schneider était dans son droit.

CLOTILDE.

Je suis venue lui demander grâce pour mon père, lui offrir tout ce que je possédais... deux millions : il a refusé.

SAINT-JUST.

Sais-tu, jeune fille, que tu fais un magnifique éloge de cet homme ?

CLOTILDE.

Attends. Le lendemain, il a rendu la liberté à mon père, à la condition que mon père le recevrait chez lui. Il est venu, et, d’avance ayant fait dresser la guillotine devant nos fenêtres, il m’a dit : « Ta main ou la tête de ton père ! »

Mouvement de Schneider.

Ose donc nier !... Alors, je n’ai plus eu d’espoir qu’en toi, j’ai consenti à tout ce qu’il exigeait de moi, mais à la condition qu’il me présenterait d’abord à toi comme sa femme.

SAINT-JUST.

Et pourquoi exigeais-tu cela ?

CLOTILDE.

Pour faire ce que je fais.

Elle se met à genoux.

Pour me mettre à tes pieds, et pour dire : justice !

SAINT-JUST.

Tu m’as demandé justice, et tu vas l’avoir. Mais qu’aurais-tu fait si tu ne m’avais pas trouvé disposé à te la rendre ?

CLOTILDE.

Ce soir, je l’aurais poignardé !

SAINT-JUST.

Raoul, va relever ta fiancée... – Citoyenne, tu es libre. Que ton père, puisqu’il est rentré en France, y reste et fasse sa soumission. Il ne sera pas inquiété. Que désires-tu encore ?

CLOTILDE.

Citoyen, puisque tu m’as accordé tout ce que je demandais de toi, puisque je suis libre d’aller pleurer ma mère, d’aller consoler mon père, je te demande comme dernière faveur la grâce de cet homme.

SAINT-JUST, frappant de son poing la traverse du balcon.

Sa grâce ? la grâce de cet homme exécrable, de ce misérable ? Tu ris, jeune fille ! si je faisais grâce, la justice déploierait ses ailes et s’envolerait pour ne plus redescendre sur la terre ! Arrêtez cet homme.

SCHNEIDER, s’élançant hors de la voiture.

Tête et sang ! m’arrêter, moi !... Est-ce que tu crois que je me laisserai égorger sans me défendre ?... À moi, mes hussards !... m’entendez-vous ?... Rien !... rien !... Trahi... trahi par ces lâches qui m’obéissaient hier !... Eh bien, à toi Saint-Just !

Il tire un coup de pistolet sur Saint-Just.

SAINT-JUST.

Au tribunal révolutionnaire !...

Le peuple se précipite sur Schneider, que l’on entraîne violemment. Tumulte. Vociférations.

TOUS.

Vive Saint-Just.

Défilé des volontaires.

 

 

Dixième Tableau

 

L’avant-garde de l’armée française.

 

 

Scène unique

 

SAINT-JUST, HOCHE, PICHEGRU, FARAUD, FALOU, ÉTAT-MAJOR, SOLDATS

 

SAINT-JUST.

Citoyens, avant le combat, j’ai une communication à vous faire, une bonne nouvelle à vous annoncer.

PICHEGRU.

Citoyen représentant, je te préviens que l’ennemi va commencer le feu.

SAINT-JUST.

Qu’il commence !

On entend, dans ce moment, la détonation d’une batterie de canons. Deux hommes tombent. Lisant.

Le citoyen Dugommier à la Convention nationale.

« Citoyens représentants, Toulon est en notre pouvoir. Hier, nous avons pris le fort Mulgrave et le petit Gibraltar.

Deuxième détonation. Il continue.

À dix heures du soir, les représentants du peuple Barras et Fréron prendront possession de la place au nom de la France. »

Troisième détonation.

STÉPHEN, venant tomber aux pieds de Pichegru.

Général, je meurs pour la France.

PICHEGRU.

Mon pauvre Stéphen !

STÉPHEN.

Ne me plaignez pas, général : mes derniers regards voient la France libre et victorieuse. Vive la France, la seconde patrie des proscrits !

Il meurt.

PICHEGRU.

En avant !

TOUS.

En avant !

SAINT-JUST.

Que nul ne passe la frontière avant moi. En avant !

TOUS.

En avant !

 

 

Onzième Tableau

 

 

Scène unique

 

LES MÊMES

 

Tableau de bataille. Cris de victoire. Saint-Just, prenant un drapeau des mains du porte-drapeau, traverse la petite rivière et va le planter sur la terre bavaroise.

SAINT-JUST.

Ce pas que la France vient de faire au delà de ses frontières, c’est le commencement de sa course à travers l’Europe. Comme elle a franchi ce ruisseau sans nom, elle franchira le Rhin, le Pô et le Danube. Au nom de la liberté, je prends possession de cette terre... Vive la République !

TOUTES LES VOIX.

Vive la République !

La toile tombe sur les premières mesures de la Marseillaise.

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