Les Barmécides (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 11 juillet 1778.

 

Personnages

 

AARON RACHID, calife de Bagdad, de la race des Abassides

SÉMIRE, princesse ommiade

AMORASSAN, vizir

BARMÉCIDE, ancien favori d’Aaron

SAËD, émir

NASSER

ILCAN

ÉMIRS

GARDES

 

La scène est à Bagdad.

 

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À M. LE COMTE DE SCHOWALOW,

Conseiller intime de sa majesté l’impératrice de Russie, et son chambellan actuel, directeur-général des banques d’assignations de l’empire, chevalier de l’ordre de Sainte-Anne, etc.

 

MONSIEUR LE COMTE,

Il y a longtemps que je vous dois un hommage public de reconnaissance. C’est à vous seul que je suis redevable des bontés dont m’honore un grand prince, l’amour et l’espérance du vaste empire dont il est l’héritier. L’amitié dont vous m’avez donné tant de témoignages n’est point cette protection froide et inattentive d’un grand qui, sans aimer les arts, a la prétention de s’y connaître et l’air de s’y intéresser. Cette amitié est, comme votre âme, tendre et courageuse. L’amour des lettres est en vous un sentiment vrai, un besoin digne d’un esprit aussi élevé que le vôtre. Elles remplissent vos loisirs sans rien dé rober à de plus grands travaux, et tandis que vous présidiez à ce code de législation qui doit faire le bonheur des sujets de Catherine II, l’Épître à Ninon n’était qu’un amusement de cette plume facile et gracieuse, qui, dans vos mains semble être celle du Français le plus aimable et le plus spirituel ; et ce qui n’a été pour vous qu’un délassement à la cour de Pétersbourg, eût suffi pour faire la réputation d’un des beaux esprits de notre capitale.

L’ouvrage que j’ai l’honneur de vous offrir vous appartient encore par un titre plus particulier. Si je suis parvenu à lui ôter quelques-uns des défauts qu’on y a remarqués, je le dois à vos conseils. Vous m’avez donné le courage de remettre la main à cette tragédie, à ce plan dont j’avais eu tant de peine à arranger les ressorts ; et si j’ai réussi à leur donner plus de jeu et plus d’effet, vos connaissances et votre goût ont servi à développer les leçons du public, et à éclaircir pour moi le jour de la représentation.

Ces Arabes, qui m’ont fourni le sujet de ma tragédie, ne doivent pas non plus vous être in différents. Cette nation, dans le temps de sa splendeur, et à l’époque où les arts fleurissaient chez elle, présente plus d’un rapport avec la vôtre. Elle était conquérante et magnifique : vous retracez aujourd’hui ses fêtes et ses triomphes. De Pétersbourg à Casan, vous donnez le plus grand à spectacle : vous réunissez la magnificence et la pompe orientale à l’urbanité européenne ; et c’est chez vous que semble se réaliser ce que l’on a imaginé sur Aboulcasem, et ce que l’on raconte de Barmécide. Permettez-moi, monsieur le comte, au sujet de ce dernier, de distinguer ce que j’ai pris dans l’histoire, et ce que j’ai imaginé. Les faits sont intéressants ; ces sortes de discussions plaisent à votre goût, et votre amitié m’y in vite.

La famille des Barmécides est célèbre dans l’histoire d’Orient. Giafar, le Barmécide, ou fils de Barmec, était vizir du calife Aaron Rachid, l’un des plus illustres souverains de son temps, et celui qui contribua le plus, ainsi que son fils Almamon, au progrès des lettres chez les Arabes. Aaron aimait beaucoup Barmécide, et jouissait avec plaisir des agréments qu’il trouvait dans la société de ce ministre. Il avait une sœur très aimable, près de qui il passait les moments que lui laissait le soin des affaires publiques. Ces deux personnes étaient ce qu’il aimait le mieux ; il eût voulu les réunir auprès de lui, et goûter à la fois les douceurs de leur commerce et le plaisir de rassembler, près de son trône, ce qu’il avait de plus cher ; mais les mœurs de son pays ne permettaient pas que Barmécide pût paraître devant la sœur du calife. Pour lever cet obstacle, il prit le parti de la lui donner en mariage ; mais, comme il se faisait un point de religion qu’aucun sujet ne mêlât son sang à celui d’Ali, qui était sacré chez les Arabes, il exigea de Barmécide la promesse de n’user jamais des droits du mariage. Barmécide s’y engagea. Il n’avait pas encore vu l’épouse qu’on lui destinait. Quand il la connut, son cœur réclama contre l’engagement qu’il avait pris. Il le trouva cruel et injuste. L’amour et la nature lui parurent des droits plus sacrés que sa promesse ; mais malheureusement il ne put cacher les suites d’un commerce d’autant plus délicieux, peut-être, qu’il était secret et défendu. Le calife, quoique rempli d’ailleurs d’excellentes qualités, était d’un caractère violent, porté à la colère et à la vengeance, et l’habitude du pouvoir suprême ne lui avait pas appris à réprimer ses mouvements. Il condamna Barmécide à la mort, et suivant l’abominable usage, trop commun dans les états despotiques, il enveloppa la famille entière dans la proscription. L’officier, chargé de cet ordre barbare, vint l’annoncer à Barmécide. Le ministre, qui connaissait le caractère impétueux de son maître, et qui le croyait capable d’un retour sur lui-même, crut qu’il pouvait encore lui rester un moyen de sauver sa vie. « Va, dit-il à l’officier, va dire au calife que tu as exécuté ses ordres, et que Barmécide est mort. Peut-être le moment de la colère sera passé, et aura fait place à celui du repentir. S’il se reproche sa barbarie envers un sujet qu’il a tant aimé, tu auras à ses yeux le mérite d’avoir prévu ses remords et de lui avoir épargné un crime, tu lui diras que Barmécide est vivant. Si, au contraire, il m’a condamné sans retour, s’il te demande ma tête, viens la chercher ; elle est prête. » L’Arabe consentit à tout : il se présenta devant le calife, et lui annonça que son ministre n’était plus. L’implacable Aaron demande sa tête. L’officier alors va la chercher, et l’apporte aux pieds du calife. Quarante Barmécides furent égorgés, et l’épouse de cet infortuné favori, enfermée dans une étroite prison, y succomba bientôt à ses chagrins.

Cependant le calife, quand sa vengeance fut satisfaite, commença à ressentir des regrets et des remords. Il avait perdu les deux plus chers soutiens de sa vie. Cette perte devenait à tout moment plus douloureuse. Il tomba dans une mélancolie profonde, et cherchant à éloigner un souvenir funeste, il défendit qu’on prononçât devant lui le nom de Barmécide, et que sa mémoire fût honorée par aucun éloge ni par aucun monument. C’était commander l’ingratitude. Barmécide avait répandu beaucoup de bienfaits, et on l’avait même surnommé le généreux, nom qui, chez une nation naturellement généreuse, semblait annoncer que Barmécide avait porté cette vertu au plus haut degré. Aussi trouva-t-il de la reconnaissance même après sa mort. Un poète arabe entre autres, qui avait eu part à ses bien faits, vint s’asseoir à la porte du palais d’Aaron, et chanta des vers qu’il avait faits à la louange de Barmécide. Ce prince en fut bientôt informé. Il était à table. Il ordonna qu’on fit venir le poète devant lui, et lui demanda pourquoi il osait contrevenir à ses ordres ? Seigneur, répondit l’Arabe, le roi des rois est bien puissant ; mais il y a quel que chose de plus puissant. – Eh quoi ! dit le calife étonné ? Les bienfaits, répond le poète. Aaron fut frappé de cette repartie. Il prit une très belle coupe d’or qui était sur la table, et la donna au poète. Puisque tu es si reconnaissant, lui dit-il, c’est moi que tu dois chanter à-présent. Aaron est devenu ton bienfaiteur ; mets son nom à la place de celui de Barmécide. L’Arabe en prenant le vase leva les mains au ciel : Ô Barmécide ! s’écria-t-il, comment veut-on que je t’oublie ? Voilà encore un présent que je te dois. Je ne connais rien au-dessus de cette réponse.

Ces traits sont ce qu’il y a de plus curieux et de plus intéressant dans les historiens orientaux, concernant la famille des Barmécides. Je n’ai pris de ces évènements que ce qu’il m’en fallait pour fonder ma pièce, et tout ce qu’on vient de lire n’en est que l’avant-scène. L’amitié du calife pour son ministre, le mariage de Barmécide, sa proscription, son caractère et celui d’Aaron, voilà tout ce que j’ai conservé ; le reste est d’invention.

On prétend que j’ai été au-delà de la vraisemblance, et que la générosité de Barmécide est hors de la nature. Peut-il, dit-on, venir sauver son meurtrier et celui de toute sa famille ? À Dieu ne plaise que je fasse à l’humanité cette injure, de croire jamais que cette vertu soit au-dessus d’elle. Malheur à qui ne concevra pas que lorsqu’on a été livré vingt ans au supplice de haïr. on puisse sentir enfin qu’il n’y a qu’une vengeance douce, celle de pardonner. Je demande que l’on se souvienne qu’Aaron est un grand homme ; qu’il a commis une faute horrible, suite malheureuse des abus du despotisme ; qu’il en a conservé des remords, effets naturels de sa grandeur d’âme ; que Barmécide a été nommé généreux chez une nation généreuse : qu’on pèse toutes ces idées, et qu’on se mette à la place de Barmécide, lorsqu’il reçoit l’avis de la conspiration ; osera-t-on affirmer qu’il est impossible qu’il prenne le parti que je lui fais prendre ? Si on l’affirmait, j’ai une réponse péremptoire, le cri des hommes rassemblés. Le morceau qui contient le développement des motifs de Barmécide a toujours excité un transport unanime. Pourquoi ? c’est qu’il ne dit pas un mot qui ne soit vrai, qu’il n’exprime pas un mouvement qui ne se trouve dans tous les cœurs bien nés. Jamais un sentiment faux ne sera accueilli avec enthousiasme par les hommes réunis. Le spectacle est la preuve de cette vérité, et, comme a dit si heureusement Gresset,

C’est là que l’on entend le cri de la nature.

C’est cet endroit que j’attendais pour juger si je m’étais trompé sur l’idée première de mon ouvrage, et quand je vis l’effet qu’il produisit à la première représentation, malgré tout le bruit qui troubla le quatrième acte, je commençai à croire que je n’avais pas perdu mon temps. Tous les défauts que j’avais aperçus, pouvaient se corriger, et je ne doutais pas du cinquième acte.

Mais, dit-on encore, il sacrifie son fils pour sauver Aaron. Non, il ne le sacrifie pas. Il tient la seule conduite raisonnable qu’il puisse tenir. Il commence par mettre le calife hors de danger, en lui faisant passer l’écrit qui lui révèle la conspiration des Ommiades. Le vizir n’est point nommé dans cet écrit. Il peut avoir tout le temps et tout le mérite du repentir. Ce repentir ne suffirait pas, sans doute, pour lui assurer sa grâce ; mais le fils de Barmécide, présenté au pied du trône d’Aaron par ce même Barmécide à qui le calife est redevable de son salut, peut-il craindre jamais d’être envoyé au supplice ? Après ce qu’on sait des remords d’Aaron et de la générosité de Barmécide, la grâce d’Amorassan est-elle douteuse ? Et quel moment pour ce magnanime vieil lard, si son fils ne s’y refusait pas ? Cela est si vrai, que, sans l’incident de la mort du prince Aménor, il n’y aurait point de cinquième acte, parce que le dénouement serait nécessaire et prévu, et que personne ne formerait le moindre doute sur le pardon qu’Amorassan doit obtenir. Aussi rien n’était plus essentiel que de trouver un moyen de mettre Amorassan en péril, même en le faisant reconnaître pour fils de Barmécide.

C’est ici que l’on a pu remarquer toute l’injustice de mes ennemis. Ils ont crié tous ensemble : Aaron est Auguste, Amorassan est Cinna. Auguste pardonne, Aaron pardonne, donc c’est la même chose. Telle est la logique de la haine. Gusman pardonne aussi dans Alzire : Gusman est-il Cinna ? Je laisse aux gens de bonne foi à examiner quel rapport il peut y avoir pour les caractères ou la situation, entre Auguste et le calife : d’un côté, un vieil usurpateur, accoutumé au sang et au crime, qui pardonne par politique ; de l’autre, un monarque vraiment grand, qui a été coupable un jour, et qui s’est repenti toute sa vie, qui se trouve entre son vizir, complice d’une conspiration contre lui, et meurtrier de son fils, et ce même héros dont il pleurait la mort, qu’on a dérobé à sa vengeance, et à qui seul il est redevable de son salut. Entre de si grands crimes et de si grands bienfaits, quel parti prendra-t-il ? À quoi ressemble cette situation ? À quoi ressemble celle de Barmécide venant révéler la conjuration, et la révélant à celui qui en est le chef, et qui est son fils ? À quoi ressemble celle d’Amorassan dans la scène du second acte, avec Aaron ? celle de ce même Amorassan, au quatrième acte, entre son père qui veut l’entraîner au pied du trône, et Sémire qui l’appelle à son armée ? S’il peut y avoir quelque mérite à trouver aujourd’hui des situations neuves, si ce mérite demande grâce pour les défauts, je ne suis pas surpris que l’envie le conteste ; mais, quand on veut être juste, est-ce bien elle qu’il faut consulter ?

A-t-elle mieux rencontré, lorsqu’elle a prétendu qu’il n’était pas naturel que ce calife, que l’on peint si fier et si terrible, souffre les discours d’Amorassan, et ne les punisse pas ? Certes, quand elle a fait un pareil reproche, elle a bien méconnu le cœur humain. Oui, sur tout autre objet, Aaron n’aurait pas entendu la moitié de ce qu’il entend, et le despote se serait bientôt fait connaître ; mais songez qu’Amorassan a touché l’endroit sensible, qu’il a mis, pour ainsi dire, la main dans la blessure de ce cœur qui saigne depuis si longtemps. Aaron, surchargé du poids d’un long remords, ne résiste pas à la première occasion qu’on lui offre de le faire connaître. Le mot qui demandait à sortir de son âme, il le prononce enfin. C’est ainsi que la nature est faite, surtout dans les grands cœurs ; et cette scène est peut-être la plus théâtrale de toute la pièce.

Il est vrai que, en différant jusqu’au quatrième acte la reconnaissance du père et du fils, j’avais refroidi le troisième, où elle était naturellement attendue, et rendu la marche de ces deux actes languissante ; que je n’avais donné à l’amour d’Amorassan et de Sémire aucun développement, aucun effet ; et qu’en général, dans ces deux actes, les situations étaient plus indiquées qu’approfondies. Aidé de vos lumières, et instruit par l’expérience de la scène, je crois avoir fait disparaître ces fautes. En mettant la reconnaissance au troisième acte, je crois avoir rendu la situation du père et du fils plus intéressante, et leur avoir donné une expression plus pathétique. Au quatrième, Amorassan n’avait que de l’emportement ; je lui ai donné plus de sensibilité. Il marque davantage tout ce qu’il doit lui en coûter d’avoir à combattre la nature au moment où il devrait en jouir. À l’égard de l’amour, la rivalité d’Aménor et du vizir tient dans la pièce la place qu’elle y devait occuper, et j’ai tâché que Sémire aimât Amorassan, comme une princesse détrônée, qui veut remonter sur le trône de ses pères, peut aimer un jeune héros fait pour être son vengeur. Enfin, il me semble que la marche de la pièce est aujourd’hui beaucoup plus rapide, que les motifs sont plus nets et mieux expliqués, et que l’ouvrage a le degré d’intérêt dont il était susceptible. Ce n’est pas sans doute cet intérêt entraînant, cet attendrissement qui ne peut naître que d’une grande passion ; c’est celui qui résulte de grands caractères dans des situations frappantes, et de ce genre d’admiration qui émeut l’âme, et peut faire tomber quelques larmes douces. C’est le genre qui plaît surtout aux belles âmes, aux esprits élevés, et, quoique l’amour ait bien des charmes, il ne faut pas qu’il règne seul sur la scène.

Dans les arts, monsieur le comte, votre nation en est à une époque bien plus heureuse que la nôtre. Vous êtes dans la ferveur des premières jouissances, et nous en sommes à l’abus, à la satiété, à la corruption. Vous me faisiez l’honneur de m’écrire, il y a quelques années, que nous avions à Paris deux littératures bien distinctes. Rien n’est plus vrai, mais la bonne devient tous les jours moins nombreuse, et la mauvaise croît tous les jours en force et en méchanceté. Sans doute on a raison de dire que l’envie est de tous les temps, et que toujours la médiocrité a été l’ennemie du talent. Mais comment se dissimuler tout le mal qu’a produit cette multitude d’écrivains, si prodigieusement augmentée depuis le dernier siècle, qui a fait des arts, de l’esprit et de l’imagination, un commerce de papier ? Comment ne pas voir tout ce que la littérature a perdu, en devenant librairie ? La foule des concurrents, en multipliant les rivalités, a envenimé les haines, et fait naître de nouveaux scandales, inconnus au siècle passé. N’est-ce pas un des fléaux du nôtre, que cette quantité de journaux, la plupart nécessairement voués à la médiocrité, quelques-uns entièrement consacrés à l’esprit de parti ? Madame Deshoulières composait un mauvais sonnet contre la Phèdre de Racine. Aujourd’hui les diffamations remplissent l’Europe ; les libelles calomnieux parcourent les deux hémisphères, et se répètent et retentissent en échos innombrables, qui frappent des oreilles avides, avant que la vérité, qu’on daigne à peine écouter, ait eu le temps de se faire entendre.

Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi,

disait Despréaux, en badinant. Aujourd’hui ce n’est plus une plaisanterie. Depuis que quelques écrivains, abusant de la philosophie, ont alarmé la religion et les puissances, ce mot sacré de religion est devenu un signal de ralliement pour les fripons, les sots et les hypocrites, et une arme dans leurs mains pour attaquer impunément tout ce qui a quelque mérite et quelques succès. L’auteur le plus décrédité a pour dernière ressource de se faire apôtre. C’est en criant à l’impiété qu’on prend la défense des mauvais vers, et l’on repousse la critique en criant au blasphème. La haine n’a plus de pudeur, et la calomnie n’a plus de frein. Ce n’est plus seulement l’ouvrage qu’on décrie ; c’est l’auteur que l’on veut noircir, et l’on met à nuire tout l’art et l’esprit qu’on n’a pas pour composer. La malignité publique semble encourager les calomniateurs. S’ils sont confondus vingt fois, à peine y fait-on quelque attention ; mais si les cent yeux d’Argus, qui veillent pour la haine, surprennent dans l’écrivain honnête, dans l’homme de talent, le tort le plus léger, alors toutes les voix le grossissent et l’exagèrent comme à l’envi, et le plus longtemps qu’il est possible on perpétue, on renouvelle les triomphes de la méchanceté.

De tous les écrivains dont la persécution a trou blé les jours et les travaux, nul, j’ose le dire, n’a eu plus d’ennemis à combattre, et n’a essuyé une guerre plus lâche et plus cruelle. Du palais de Pétersbourg, où S. A. I. monseigneur le grand duc et l’auguste épouse qu’il a pleurée, daignaient avec vous représenter le comte de Warwick, quand vous vîntes dans cette capitale, vous vîtes l’auteur en butte à des ennemis forcenés, d’autant plus redoutables qu’ils étaient plus vils, et qui me haïssaient d’autant plus qu’ils sentaient que j’a vais plus de droits de les mépriser. Vous les avez vus s’occuper sans relâche à défigurer également dans leurs libelles et mon caractère et mes ouvrages, annoncer tout haut le projet d’anéantir, s’il leur était possible, celui qu’ils désespéraient d’intimider ou d’abattre ; employant à la fois et les rumeurs orageuses et les sourdes menées ; s’emparant de tous les papiers publics, pour me diffamer à volonté ; toujours prêts à nier tous les succès, ou du moins à les empoisonner ; se distribuant les moyens de nuire, et se relayant pour combattre ou à découvert ou sous le masque, dans l’espérance qu’il me serait impossible de faire face partout, parce qu’en supposant que j’en eusse le temps et la force, le public qui ne s’ennuie jamais d’entendre calomnier un homme, se dégoûte aisément de l’entendre se justifier.

J’ai résisté pourtant jusque ici ; et le succès de ce dernier ouvrage m’a fait voir qu’il y avait toujours une partie du public qui ne se laissait pas séduire. C’est celle-là qui à la longue entraîne tout le reste. C’est pour elle que je travaille ; c’est pour lui plaire que je m’efforce de corriger, autant qu’il est possible, et mes ouvrages et moi même. Vos bontés me soutiennent et me consolent, et, tant que vous m’aimerez, mes ennemis, quoi qu’il arrive, ne me pourront pas tout ôter.

J’ai l’honneur d’être, avec un respect aussi sincère que ma reconnaissance,

MONSIEUR LE COMTE,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

DE LA HARPE.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un lieu souterrain lugubrement éclairé, sépulture de la famille des Abassides. On distingue sur un des côtés du théâtre un monument séparé. C’est celui du ministre Barmécide.

 

 

Scène première

 

AMORASSAN, NASSER

 

NASSER.

Tandis que sur Bagdad la nuit répand ses ombres,

Que cherche Amorassan dans ces demeures sombres ?

Seigneur, dans ce séjour que je ne connais pas,

Quels obscurs souterrains m’ont conduit sur vos pas ?

AMORASSAN.

Ah ! le trouble a rempli mon âme impatiente.

J’embrasse en frémissant l’espoir qu’on me présente.

Saëd veut me parler : ce vertueux mortel,

Qui de mes premiers ans prit un soin paternel,

M’annonce qu’il est temps que sa voix me confie

Un secret dont dépend le destin de ma vie :

Ce n’est que dans ces lieux qu’il sera révélé.

Mais toi, que leur aspect paraît avoir troublé,

Ne reconnais-tu pas cet asile funèbre ?

Contemple ce tombeau d’un ministre célèbre,

De ce grand Barmécide, illustre infortuné,

Favori de son maître et par lui condamné.

Cet empire a longtemps gémi de la disgrâce,

Qui dans un même arrêt enveloppa sa race.

Tout périt, et trop tard le calife éclairé

Sentit que le courroux l’avait trop égaré.

Il connut le remords et pleura ses victimes ;

Il voulut apaiser ces ombres magnanimes.

Dans ces grands monuments des princes ses aïeux,

Il plaça le tombeau d’un héros malheureux :

Tribut tardif et vain d’un repentir si juste !

Révère, ainsi que moi, ce monument auguste,

Ces pompes de la mort, qui montrent à la fois

Et les retours du sort et les fautes des rois.

NASSER.

Excusez ma surprise ; en voyant ces retraites,

Qui tiennent au palais par des routes secrètes,

J’ai méconnu d’abord cet asile sacré,

Où par d’autres chemins je suis jadis entré.

Hélas ! dans ces tombeaux de la race abbasside,

Qui n’a pas honoré l’ombre de Barmécide ?

Qui n’a pas quelquefois arrosé de ses pleurs

Ces restes d’un héros, ces débris des grandeurs ?

Sa mémoire, en nos cœurs sans cesse retracée,

Après vingt ans de deuil ne s’est point effacée.

Elle vivra toujours ; on n’oubliera jamais

Ce nom de généreux, acquis par des bienfaits,

Ce génie indomptable et fait pour tout conduire,

Qui présida longtemps au sort de cet empire.

Sa mort, qui coûte encor des larmes à nos yeux,

Seule a flétri d’Aaron le règne glorieux.

De tant de cruauté comment fut-il capable ?

AMORASSAN.

Aaron, sans doute, est grand ; son règne est mémorable,

Et je ne lui veux point refuser les tributs

Qu’on doit à ses talents ainsi qu’à ses vertus.

Il a voulu tout voir, tout juger, tout connaître.

Loin de ces courtisans faits pour tromper leur maître,

Se cachant dans la foule, il a plus d’une fois

Cherché la vérité qu’on éloigne des rois.

Ce trône était fondé sur le droit de la guerre ;

L’Arabe enthousiaste a subjugué la terre,

Et la destruction suivit ses étendards ;

Il foula sous ses pieds les monuments des arts ;

Aaron les releva du sein de la poussière ;

Il n’a point des talents redouté la lumière :

Il voit qu’à son empire ils servent de soutien,

Et que l’homme qui pense est meilleur citoyen.

Telle est sa politique, et déjà dans l’Asie

Ses mains ont rallumé le flambeau du génie.

Dans ses brillants travaux des Arabes instruits

Des sages de la Grèce ont connu les écrits,

Ont cultivé les arts, ornements de la vie,

Et mesuré la terre à nos lois asservie.

De la gloire d’Aaron tels sont les plus beaux traits ;

Mais quel contraste, ami, de rigueurs, de bienfaits !

On l’admire, on le craint ; et soit que la colère

Emporte malgré lui son âme trop altière ;

Soit qu’il aime à fonder sur la sévérité

L’appareil imposant de son autorité ;

Soit plutôt que ce rang de maître de la terre,

Toujours fait pour corrompre un heureux caractère,

Même à des cœurs bien nés inspire ces dédains,

Ce mépris et des droits et du sang des humains ;

Quoi qu’il en soit, Aaron, que la gloire couronne,

Fait trembler devant lui la cour qui l’environne.

Tout frémit, tout s’abaisse à son premier coup d’œil ;

Né souverain des rois il en a tout l’orgueil.

On est trop criminel dès qu’on peut lui déplaire,

Et tout sang est abject aux yeux de sa colère.

Tel est Aaron, habile à vaincre, à gouverner,

Le plus grand des mortels, s’il savait pardonner.

Moi-même près de lui, voisin du rang suprême,

Qu’il comble de faveurs, qu’il honore et qu’il aime ;

Qu’il aime !... je l’ai cru du moins jusque aujourd’hui :

C’est toujours en tremblant que j’approchai de lui.

Je n’éprouve que trop combien il faut le craindre.

NASSER.

Vous, seigneur, du calife auriez-vous à vous plaindre ?

Vous, à tous nos émirs justement préféré !

Vous, favori sans faste, et ministre adoré !

Sur les fiers Turcomans votre victoire illustre

De l’empire d’Ali relève encor le lustre.

Déjà tout l’Orient tourne les yeux vers vous,

Et le prince Aménor n’en est que trop jaloux.

De Barmécide, un jour, vous atteindrez la gloire.

AMORASSAN.

Crains de me voir en tout rappeler son histoire.

Du sein de la misère et de l’obscurité,

Au même rang que lui depuis deux ans monté ;

Élevant comme lui tous les vœux de mon âme,

Vers un objet sacré qu’on refuse à ma flamme ;

Son exemple aujourd’hui peut-être est mon arrêt.

NASSER.

Avez-vous cru qu’Aaron mît aux mains d’un sujet

Le dernier rejeton de la race ommiade ?

Il craint un tel hymen, tout me le persuade.

Il craint que quelque jour on ose profiter

Des droits...

AMORASSAN.

Lui ! que dis-tu ? qu’a-t-il à redouter ?

Je sais, ainsi que toi, qu’aux aïeux de Sémire,

La famille d’Aaron ravit jadis l’empire ;

Que les enfants d’Ali, fortunés oppresseurs,

Renversèrent d’Omar les premiers successeurs.

Mais des feux qu’alluma cette longue querelle,

Aaron sut étouffer la dernière étincelle.

De la race abbasside il affermit les droits ;

De ce monarque heureux le règne et les exploits

Ont à cette grandeur par le temps confirmée

Mis le sceau de la gloire et de la renommée.

Loin de craindre Sémire, Aaron dans son palais

A sur ses jeunes ans répandu des bienfaits.

Sémire jusque ici n’était point condamnée

À ne porter jamais les voiles d’hyménée :

Et moi, je l’avouerai, dans un jour de bonheur,

Rapportant dans ces murs le titre de vainqueur,

Pressé de demander le prix de mes services,

J’osai tout hasarder sous ces brillants auspices ;

Et d’une voix tremblante et d’un front incliné,

Sur les marches du trône humblement prosterné,

Toujours plein de l’objet où mon amour aspire,

J’en ai cru cet amour, et j’ai nommé Sémire.

Quel regard foudroyant le calife a lancé !

« Abjure, m’a-t-il dit, un espoir insensé.

« Pour un sang ennemi ta tendresse m’offense.

« Cet hymen d’un sujet n’est point la récompense.

« Quiconque ose y prétendre a de plus grands projets,

« Et le sort de Sémire est un de mes secrets. »

À ces mots, prononcés du ton le plus sévère,

Partis du trône auguste où l’on juge la terre,

Je suis resté sans force et la mort dans le sein.

Le calife à mes yeux s’est dérobé soudain,

A laissé ns mon cœur ces cruelles atteintes :

Dans celui de Saëd je cours verser mes plaintes.

Il m’écoute, il m’anime, il ose m’assurer

Qu’ici tous mes malheurs se peuvent réparer,

Et qu’il va dans mes mains mettre ma destinée.

À tant de mouvements mon âme abandonnée

N’embrasse aucun parti, ne sait où s’arrêter.

Ciel ! est-ce là l’accueil dont j’ai dû me flatter ?

Je dédaigne aujourd’hui jusqu’à ma propre gloire ;

Et la voix de ce peuple, et ces chants de victoire,

Ne peuvent étouffer cet accent de douleur

Que l’amour malheureux jette au fond de mon cœur.

NASSER.

Est-il si malheureux alors qu’on le partage ?

Si du moins de vos feux on accepte l’hommage,

Si Sémire a daigné...

AMORASSAN.

Sais-je jusqu’à ce jour

Се que doit de Sémire attendre mon amour ?

Tout laisse dans mon âme et le doute et la crainte.

Sémire, qu’en ces lieux entourait la contrainte,

N’a pu même d’abord, parmi tant de témoins,

Distinguer mes regards et démêler mes soins.

Je l’entendais louer mon zèle et mes services.

Je trouvai, je saisis des instants plus propices.

Des malheurs de sa race un sentiment profond

D’une ombre de tristesse obscurcissait son front.

Mais j’y voyais briller, une héroïque audace,

Et cette fermeté qui sied à la disgrâce.

Tombant à ses genoux, plein de trouble et d’ardeur,

J’attestai tous les droits qu’elle avait sur mon cœur.

« Si le sort, me dit-elle, eût épargné Sémire,

« Du monde à son époux elle eût donné l’empire.

« Mais l’amour a souvent triomphe du destin,

« Et le sort d’un héros est toujours dans sa main. »

Elle n’en dit pas plus, et depuis son silence

A dû... J’entends du bruit. Saëd ici s’avance.

Je dois lui parler seul : va m’attendre, Nasser.

 

 

Scène II

 

AMORASSAN, SAËD

 

SAËD.

Mon fils ; souffrez encor ce nom qui m’est si cher ;

Souffrez que je rappelle avec quelle tendresse

J’ai moi-même en ces murs formé votre jeunesse.

Ce n’est pas qu’à vos yeux je tire vanité

Des soins que du ciel même a bénis la bonté.

Votre grandeur sans doute est son heureux ouvrage,

Celui de vos vertus et de votre courage.

Mais puisque Amorassan a cru jusqu’à ce jour

À mes faibles bienfaits devoir quelque retour,

Qu’il sache que pour lui j’ai fait bien davantage ;

J’ai su lui réserver un plus brillant partage ;

Et je me tiens heureux, s’il recueille le prix

De mes travaux secrets pour lui seul entrepris.

AMORASSAN.

Eh ! quel nouveau bienfait faut-il donc que j’espère ?

C’est vous qui jusque ici me tenez lieu de père.

Vous m’avez par degrés approché de la cour.

Mon nom fut par vous seul porté dans ce séjour,

Où, contre les vertus incessamment armée,

L’envie en obscurcit jusqu’à la renommée.

C’est par votre crédit que le titre d’émir

M’a servi de chemin jusqu’au rang de vizir ;

Et quoi qu’eût fait mon bras pour défendre l’empire,

Pouviez-vous jusque-là vous flatter de conduire

Un obscur orphelin dans la guerre enlevé,

Un enfant de tribut, pour servir élevé ?

SAËD.

Vous ! un enfant obscur ! ah ! ne croyez pas l’être.

L’Orient vit jadis son bienfaiteur, son maître,

Dans le mortel fameux qui vous donna le jour ;

Il fut de cet empire et l’arbitre et l’amour.

Que dis-je ? si la gloire a pour vous tant de charmes,

Si, quand vos jeunes mains ont essayé des armes,

Je vis étinceler en vos yeux enflammés

Ces désirs inquiets à peine encor formés,

Cet instinct d’un héros qu’agite et que tourmente

Le premier sentiment de sa grandeur naissante ;

Croyez qu’un feu si beau, si prompt à se montrer,

Fut puisé dans un sang que l’on doit adorer.

Croyez qu’Amorassan ne peut avoir pour père

Que l’un de ces mortels séparés du vulgaire,

Et dans qui la nature offre aux yeux des humains

Le pouvoir de ses dons et l’effort de ses mains.

Son nom tiendra de vous une splendeur nouvelle ;

Il fut dans votre place, il est votre modèle.

AMORASSAN.

Ciel ! quels pressentiments s’élèvent dans mon cœur !

À ces traits réunis, à ces titres d’honneur,

En regardant les tombeaux.

Je croirais... Mais, hélas ! la vérité cruelle

Éteint de cet espoir la lumière infidèle.

Dans la proscription tout fut enveloppé ;

Tout tomba sous le glaive, et rien n’est échappé.

SAËD.

Ah ! le ciel, en ôtant un grand homme à la terre,

Veut rendre quelquefois sa perte moins amère.

Il permet qu’avec lui tout ne soit pas frappé ;

Qu’un des siens se dérobe à l’oppresseur trompé,

Et croisse auprès de lui dans une nuit profonde,

Pour le punir un jour et pour venger le monde.

AMORASSAN.

Je vous en crois à peine, et mon esprit confus

N’ose pas...

SAËD.

Ce tombeau vous en dit encor plus.

AMORASSAN.

C’en est trop, et ce mot de mes destins décide.

SAËD.

Amorassan...

AMORASSAN.

Eh bien ?...

SAËD.

Est fils de Barmécide.

AMORASSAN.

Je le sens au désir que j’eus de l’imiter.

Mais est-il bien possible ? et comment me flatter ?...

SAËD.

Je devais ma fortune aux dons de votre père ;

Et lorsque, possédé d’un amour téméraire,

Bravant toutes les lois, par un nœud clandestin,

À la nièce d’Aaron il unit son destin,

Vous avez su, seigneur, de quel courroux terrible

S’enflamma ce calife aux affronts si sensible,

Indigné qu’un sujet, par ce coupable oubli,

Osât mêler son sang avec le sang d’Ali.

C’est moi qui fus chargé des ordres homicides

Qui livraient au trépas quarante Barmécides.

Je crus pouvoir sauver de ce carnage affreux

D’une illustre maison le chef trop malheureux.

Je marche à son palais, suivi de mon escorte ;

J’ordonne à mes soldats d’en investir la porte.

L’entre seul ; je lui dis l’ordre que j’ai reçu,

Et le noble projet que mon cœur a conçu.

Fuis, lui dis-je. Un esclave à-peu-près de son âge,

Assez semblable à lui de taille et de visage,

Semblait s’offrir à moi pour remplir mon dessein ;

Sous le tranchant du sabre il expira soudain.

Je le couvre aussitôt des habits de son maître.

Alors à mes soldats j’ordonne de paraître ;

Et tandis que déjà des souterrains obscurs

Conduisaient Barmécide au-delà de ces murs,

Je montre de ce corps la tête séparée,

Que le sang et la mort avaient défigurée.

« J’ai commencé, leur dis-je, et le vizir n’est plus.

« Accomplissez d’Aaron les ordres absolus.

« Frappez, exterminez une race perfide,

« Et qu’il ne reste rien du nom de Barmécide. »

À ces mots, mes soldats, que trompait ma fureur,

Du sacrifice affreux consommèrent l’horreur.

Le fer moissonna tout. Devant Aaron portées.

Les têtes des proscrits lui furent présentées.

De ces objets sanglants il détourna les yeux ;

Il parut détester ce spectacle odieux ;

Et l’Euphrate cacha dans ses profonds abymes

Mon heureux artifice et mes tristes victimes.

AMORASSAN.

Ah ! tyran trop barbare ! ami trop généreux !

Mon cœur est déchiré de ton récit affreux.

Ô mon père !...

SAËD.

En fuyant un séjour si funeste,

« De mes enfants, dit-il, sauve au moins le seul reste.

« Tu feras plus pour moi que de m’avoir sauvé. »

Hors des murs de Bagdad vous étiez élevé.

Je courus dans l’asile où croissait votre enfance,

D’un sang si malheureux tendre et frêle espérance.

Ceux qui vous nourrissaient, tremblants à mon abord,

Vous mirent en mes mains, en pleurant votre sort.

Ils pensaient que, d’Aaron ministre trop fidèle,

Je poursuivais sur vous sa vengeance cruelle,

Et l’on crut aisément ce bruit qui fut semé.

Caché dans ma maison, inconnu, renfermé,

Vous trompiez tous les yeux et viviez sans alarmes.

Bientôt, épouvanté du succès de nos armes,

L’Arabe du désert envoya ces enfants

Qu’en tribut au calife il donne tous les ans.

De sa soumission chargé d’offrir ces gages,

Je vous mis dans le rang de ces jeunes otages.

Amené dans nos camps, le bruit de vos exploits,

Près d’Aaron chaque jour appuyé par ma voix,

Malgré vos concurrents et leur brigue importune,

Vous prépara dès lors cette haute fortune,

Dont vous seul avez pu ne vous point éblouir ;

Mais votre père, hélas ! n’en pouvait plus jouir.

Aux bords de la Syrie, en des lieux solitaires,

Il espérait cacher ses jours et ses misères.

A peine il y parvient que, cédant au malheur,

À tant de coups mortels qu’avait sentis son cœur,

Il succombe, il se voit au terme de sa vie ;

Et tandis qu’en ses murs, honteux de sa furie,

Aaron lui consacrait ces pompeux monuments,

Ces vains honneurs des morts qui trompent les vivants,

Un Arabe inconnu m’apporta cette lettre.

Lisez. C’est en vos mains qu’il est temps de remettre

Ce gage unique et cher qu’un ami m’a laissé,

Cet écrit, le dernier que sa main ait tracé ;

Elle vous est connue, et votre ministère

Dut souvent sous vos yeux mettre ce caractère.

Il lui remet une lettre.

AMORASSAN.

Ah ! je le reconnais, et ces traits si chéris

Semblent se faire entendre à mes sens attendris.

Il lit.

« Je touche, cher Saëd, à mon heure dernière,

« Et lange de la mort est vers moi descendu.

« Peut-être qu’en mourant je n’ai pas tout perdu,

« Et s’il me reste un fils, il vengera son père. »

Ah ! Dieu !

SAËD.

Tel est l’espoir qui consolait sa mort ;

Cet espoir fut le mien. Chargé de votre sort,

D’un regard paternel protégeant votre enfance,

Je vis avec vos ans croître mon espérance.

Pleurant sur mon ami, sur tant d’assassinats

Commis avec horreur, mais commis par mon bras,

J’abhorrai le tyran, et cet ordre sinistre

Qui de ses cruautés m’avait fait le ministre.

Je voyais près de moi s’élever un vengeur,

À mes soins confié, promis à ma douleur,

Qui, de ce grand secret digne dépositaire,

Réparerait un jour mon crime involontaire.

Enfin, j’ose tenter, à l’aide de son bras,

Ces révolutions qui changent les états.

C’est peu de ce qu’il doit à son père, à moi-même,

En s’acquittant vers nous, il obtient ce qu’il aime...

Vous allez tout savoir : attendez en ces lieux

Les spectacles nouveaux qui vont frapper vos yeux.

 

 

Scène III

 

AMORASSAN, seul

 

Que m’annonce Saëd ? À quoi dois-je m’attendre ?

Ce mot mystérieux, que j’ose à peine entendre,

Dans la nuit de mon sort jette un rayon d’espoir.

Est-il vrai qu’en suivant le plus sacré devoir,

En apaisant ton ombre, ô héros que j’admire !

Je pourrais ?... Mais que vois-je ?

 

 

Scène IV

 

AMORASSAN, SAËD, SÉMIRE, TROUPE DE CONJURÉS qui se répand sur la scène

 

Sémire paraît la dernière.

SÉMIRE.

Oui, c’est moi, c’est Sémire,

Qui, connaissant ton nom, sur ta foi doit compter,

Que ton cœur a choisie, et qu’il peut mériter.

Du secret de tes jours Saëd vient de t’instruire.

L’oppresseur odieux que je prétends détruire,

L’ennemi de mon sang, fut le bourreau du tien.

Ce mortel généreux, ton sauveur, ton soutien,

Éclairé par sa haine, en mon âme a su lire ;

Et le même dessein qui le guide et m’inspire

A joint nos intérêts et nos ressentiments.

Vois ces vastes tombeaux, ces tristes monuments :

Ils n’ont pas expié le sang de l’innocence :

Ils ont servi du moins à cacher la vengeance.

Tous ces chefs sont à nous : le soudan de Damas

N’attend que le signal pour marcher aux combats,

On s’apprête à changer le destin de la terre :

Je vais savoir enfin si Sémire t’est chère.

Aaron a refusé de m’unir avec toi :

Oseras-tu prétendre à m’obtenir de moi ?

Réponds.

AMORASSAN.

D’Amorassan dès longtemps adorée,

Pouvez-vous me dicter une loi plus sacrée,

Que de venger mon père et de vivre pour vous ?

SÉMIRE.

Le calife demain va tomber sous nos coups.

D’un jour, d’un jour encor mon espoir se diffère.

Aménor doit, dit-on, s’éloigner de son père ;

Et l’élite des chefs, l’élite des soldats,

Du prince dans l’Asie accompagne les pas.

Tout le reste, par toi conduit dans les batailles,

Est en ce même instant au pied de nos murailles.

Enivrés de ta gloire et fiers de tes exploits,

Sans doute ils sont tout prêts à recevoir tes lois.

Tout dépend de toi seul : réponds-moi d’une armée

Sous un vizir qu’elle aime à vaincre accoutumée.

Marche contre Aménor, triomphe d’un rival.

AMORASSAN.

D’un rival ! lui !

SÉMIRE.

Bientôt ce mystère fatal

Va se manifester aux yeux de tout l’empire.

Oui, c’est le fils d’Aaron qu’on destine à Sémire.

Va combattre pour moi : tu ne peux hésiter

Entre elle et les tyrans que tu dois détester ;

Et vainqueur d’Aménor, vainqueur de l’Abbasside,

À l’Orient surpris annonce Barmécide.

Viens joindre dans Bagdad, en présence des cieux,

Les droits de ton courage aux droits de mes aïeux.

Si de pareils desseins n’ont rien qui t’épouvante,

Reçois sur ce tombeau la main de ton amante ;

Elle est à toi. Je sais qu’Aaron depuis longtemps

Accumula sur toi des honneurs éclatants ;

Mais tu sais trop aussi ce qu’il en faut attendre,

Et de ce haut degré jusqu’où l’on peut descendre ;

Et peut-être après tout, malgré tant de faveur,

En montrant Saëd.

Cet ami de ton père est ton vrai bienfaiteur.

Décide-toi, prononce, et mets dans la balance

Les droits qu’Aaron prétend sûr ta reconnaissance,

Et de l’autre côté, ton père, ses malheurs,

Et la cendre des tiens, Sémire et des vengeurs.

AMORASSAN.

Ah ! Sémire !... entouré de tant d’ombres sanglantes,

Poursuivi, menacé par leurs voix gémissantes,

Quand je lis mon devoir écrit dans ces tombeaux,

Moi, je pourrais trahir le sang de ce héros !

De mon père immolé démentir l’espérance,

Le vœu de son malheur, le cri de sa vengeance !

Ah ! je l’entends encor, je l’entends dans mon cœur ;

Il commande à mon bras, il arme ma fureur ;

Et vous seule aux horreurs qu’on présente à ma vue

Vous mêlez du bonheur l’image inattendue !

De combien de faveurs vous daignez m’honorer !

Au sang du roi des rois vous pouvez préférer

Le dernier rejeton d’une race proscrite !

Barmécide est à vous ; ce nom que je mérite,

Ce nom, et tout l’amour dont je suis transporté,

Vous sont de sûrs garants de ma fidélité.

Il n’est rien que pour vous mon ardeur ne hasarde.

SAËD.

Demain de ce palais je commande la garde.

C’est l’instant de frapper, il doit être attendu.

Vous sur la fin du jour dans votre camp rendu,

Au signal qu’en ces murs on vous fera paraître,

Montrez à vos soldats Barmécide et leur maître,

L’Ommiade vengé, l’Abbasside détruit.

AMORASSAN.

Je cède à vos conseils et j’en attends le fruit.

Mais jusqu’à ce moment, ce cœur qui sait peu feindre,

En présence d’Aaron pourra-t-il se contraindre ?

Pourrai-je, encor tout plein de tant d’atrocités,

Commander à mes sens devant lui révoltés ?

Ah ! veille sur un fils : que ton ombre attentive

Renferme dans mon sein la vérité captive.

Ô père infortuné ! je m’abandonne à toi.

À Sémire.

Sa tombe est notre autel : recevez-y ma foi.

Le destructeur des miens, et ses dons que j’abjure,

Peuvent-ils balancer l’amour et la nature ?

Que dis-je ? en ce jour même, objet de son courroux,

Pour prix de mes exploits, il m’arrachait à vous,

Que du sein de la mort et dans leurs mausolées

Des héros de mon sang les cendres consolées

Entendent les serments que je fais dans vos mains ;

Et vous, vengeance, amour,, droits sacrés des humains,

Ô vous, dieux des grands cœurs et des mortels sensibles,

Dieux qui nous animez, rendez-nous invincibles.

Ils sortent tous ensemble.

 

 

ACTE II

 

La scène est dans le palais du calife, jusqu’au cinquième acte.

 

 

Scène première

 

AMORASSAN, SÉMIRE

 

SÉMIRE.

Oui, rival superbe enfin s’est expliqué.

Déjà de mon hymen le moment est marqué.

Le calife en ces lieux m’ordonne de l’attendre.

Ses ordres devant toi doivent se faire entendre,

Et son fils qui bientôt va s’éloigner de nous,

Doit recevoir demain le nom de mon époux.

Aménor a daigné m’en instruire lui-même ;

J’ai dans cet entretien vu son orgueil extrême.

Au nom d’Amorassan m’observant de plus près,

Dans mes yeux, sur mon front, il cherchait mes secrets.

J’ai trompé les efforts de son adresse vaine,

Et j’ai su lui cacher mon amour et ma haine.

J’ai promis d’obéir à des ordres sacrés,

Dès que la voix d’Aaron les aurait déclarés.

J’attends sans m’émouvoir ces ordres que je brave ;

Ce jour, ce jour passé, je ne suis plus esclave ;

Et le père et le fils, ces maîtres odieux,

Vont à notre vengeance être immolés tous deux.

AMORASSAN.

Je vois trop d’où naissait la haine envenimée

Dans le sein d’Aménor sans cesse ranimée.

Il avait de mon cœur lu le secret fatal.

L’amour n’échappe pas au regard d’un rival.

Voilà ce qui cent fois m’attira sa colère ;

Mon rang et mon crédit à la cour de son père

Ne furent qu’un prétexte à ses emportements :

Sa fierté nous cachait d’autres ressentiments.

Mais j’ai trop dévoré le mépris et l’outrage.

L’amour, de tant de honte affranchit mon courage.

Ces despotes altiers, capables d’avilir

Même jusqu’aux talents qui les ont pu servir,

Ne m’accableront plus de leur affreux empire ;

Je servirai contre eux la nature et Sémire.

Ah ! trompé par le sort, quand mon bras fut l’appui

Du tyran qu’avec vous je combats aujourd’hui,

Mes exploits à vos yeux n’ont été que des crimes ;

Je vais porter enfin des coups plus légitimes.

Comment, par quel bonheur au-dessus de mes vœux,

Le défenseur d’Aaron a-t-il fixé vos yeux ?

Parlez : de tant d’horreurs mon âme encor troublée,

Ne peut que par vous seule être ici consolée.

Encouragez ce cœur, en butte à tant de coups,

Qui ne reçoit de lois que d’un père et de vous.

SÉMIRE.

Saëd me révéla ton nom et ta naissance,

Me fit voir son élève armé pour ma défense.

Tes exploits dont le bruit a rempli ce séjour,

Me montraient le héros que me gardait l’amour.

Je rendis grâce aux cieux dont le pouvoir nous guide,

De m’offrir pour vengeur un fils de Barmécide. 

Et quelle fut ma joie, alors que dans ces lieux

Tes timides regards, tes soins respectueux,

M’apprirent à la fois mon triomphe et ta flamme !

Que la contrainte, hélas ! dont gémissait mon âme,

Irritait mon amour prêt à répondre au tien !

Tes succès, chaque jour, mon plus cher entretien,

Tes lauriers qu’à mes pieds apportait la victoire,

Et ta jeunesse encore, embellissant ta gloire,

Tout enchantait Sémire, et t’assurait son cœur,

Et l’amant m’est encor plus cher que le vengeur.

AMORASSAN.

Ah ! ce cœur, désormais le seul bien de ma vie,

Ce cœur sent-il, hélas ! tout ce qu’il sacrifie ?

Un trône !...

SÉMIRE.

Que dis-tu ? quoi ! sans me dégrader,

À cette offre honteuse aurais-je pu céder ?

Ah ! quand sur moi l’amour aurait pris moins d’empire,

Un changement si lâche est-il fait pour Sémire ?

Avais-tu bien conçu ses vœux et ses projets ?

Seule d’un long malheur j’ai porté tout le faix ;

J’ai voulu renverser l’un et l’autre Abbasside,

Leur enlever l’appui d’un guerrier intrépide,

De leur chute certaine en faire l’instrument,

Et dans Bagdad soumis couronner mon amant.

Voilà par quels moyens dignes de mon courage,

Je veux de ma maison réparer le naufrage ;

Et je préférerais à des desseins si grands,

La main d’un ennemi, les dons de mes tyrans !

Je pourrais m’exposer à la honte éternelle

De trahir des amis armés pour ma querelle,

De trahir et ma gloire et le choix de mon cœur !

Va, le trône sans toi n’est pour moi qu’un malheur.

Au nœud qui nous unit s’il faut que je renonce,

La mort est mon arrêt, et ma voix le prononce.

Jusques-là j’appartiens à la vengeance, à toi,

Et tu ne me dois rien que d’aimer comme moi.

On ouvre, et dans ces lieux le calife s’avance :

Aurai-je encor longtemps à souffrir sa présence ?

Toi, commande à ton trouble.

AMORASSAN.

Il paraît ! je frémis.

 

 

Scène II

 

LE CALIFE, AMORASSAN, SÉMIRE, ILCAN, SUITE

 

LE CALIFE.

Madame, dans ces lieux vous avez vu mon fils.

Je lui donne une épouse, et son cœur l’a choisie.

Des antiques débats qui troublèrent l’Asie,

Les feux longtemps nourris sont éteints pour jamais.

Mais il restait encore en mon propre palais,

Du malheur des vaincus une trace dernière ;

Je la veux effacer : de mon règne prospère

Je veux faire sentir la paix et la douceur,

Même à ceux que peut-être a blessés sa splendeur ;

Vous ne m’envierez pas ce bonheur où j’aspire,

D’unir les deux maisons qui partageaient l’empire,

Et de voir mes bienfaits, par cet heureux accord,

Réparer envers vous les outrages du sort.

SÉMIRE.

Poursuivez vos desseins, et goûtez-en la gloire.

Des malheurs de mon sang j’ai gardé la mémoire,

Ils règlent mes devoirs, ils en dictent la loi.

Surtout ils m’ont appris tout ce que je vous dois.

Ne croyez pas, seigneur, que jamais je l’oublie.

LE CALIFE.

Ma dernière espérance est donc enfin remplie ;

Allez ; demain mon fils, au comble de ses vœux,

Quittera ces remparts sous cet auspice heureux.

À Ilcan.

Et vous, de cet hymen que la pompe s’apprête.

Au peuple de Bagdad annoncez-en la fête.

 

 

Scène III

 

LE CALIFE, AMORASSAN, GARDES, au fond du théâtre

 

AMORASSAN, à part.

Ciel !

LE CALIFE.

De cet entretien je t’ai fait le témoin.

Eh bien, Amorassan ! juge si j’étais loin

D’approuver aujourd’hui tes projets sur Sémire.

Bien mieux qu’elle ne croit, dans son cœur j’ai su lire.

J’ai vu qu’elle y pouvait encore entretenir

De ses malheurs passés un sombre souvenir.

Des peuples d’Orient l’ordinaire inconstance

Peut-être y nourrissait un reste d’espérance.

Je sais que dès longtemps, sur le trône affermi,

J’aurais pu m’affranchir d’un si faible ennemi ;

Mais moi-même en ces lieux j’élevai son jeune âge,

Et le cœur aisément s’attache à son ouvrage.

Sémire, dans le rang dont je la fais jouir,

Ne regrettant plus rien, ne peut plus me haïr.

À l’amour de mon fils j’en. dois l’heureuse idée.

J’ai vu des mêmes feux ton âme possédée :

Mais je ne pense pas qu’une autre ambition

Ait égaré ton cœur et séduit ta raison.

AMORASSAN.

Qui ! moi !

LE CALIFE.

Ton âme est fière, et ne peut se contraindre,

Mon fils de tes hauteurs croit avoir à se plaindre.

Il est jeune et bouillant : il voudrait près de moi

Partager le fardeau de ton illustre emploi.

Je pardonne aisément ces fougues de son âge,

Qui marquent un cœur noble, et tiennent au courage.

Je ne m’offense point qu’un fils, mon héritier,

Aux travaux paternels se veuille associer.

Aménor quelque jour, du moins j’aime à le croire,

Sentira de mon rang et le poids et la gloire.

Toi, respecte le sien, songe qu’il est mon fils.

AMORASSAN.

Moi ! seigneur ! chaque jour en butte à ses mépris,

Je vois de nos destins quelle est la différence ;

Qu’il est quelques heureux qu’au jour de leur naissance

Le ciel marqua du sceau des enfants préférés ;

Qu’un nom cher aux humains d’avance a consacrés,

Et qui, dans leur berceau trouvant des diadèmes,

Ont été dispensés d’être grands par eux-mêmes ;

Lorsque d’obscurs mortels laissés dans l’abandon,

S’ils reçurent un cœur au-dessus de leur nom,

Consacrent aux travaux leur généreuse audace,

Et n’ont point d’autres droits pour se mettre à leur place,

Et sortir de la foule où tout est confondu,

Que l’éclat des talents, la gloire et la vertu.

LE CALIFE.

Ces titres chers au trône en fondent la puissance,

Et le ciel dans nos mains en mit la récompense.

Je sais ce que tu vaux, et je veux que mon fils

D’un sujet tel que toi connaisse tout le prix.

Il a fait de mon règne une étude assidue,

Et de ma politique il conçoit l’étendue.

Je veux vous rapprocher. Dans mes vastes états,

À l’exemple d’un père, il va porter ses pas.

Je n’ai point imité les despotes d’Asie :

Dans l’ombre d’un palais, loin de cacher ma vie,

J’ai voulu me montrer à des peuples nombreux ; 

L’aspect du souverain est un bonheur pour eux.

On m’a reçu partout avec reconnaissance ;

La fraude et l’injustice ont fui de ma présence.

Mon fils saura sans doute illustrer à son tour

Le sceptre que ses mains doivent porter un jour.

Je ne souffrirai point qu’une vaine querelle

Le prive des secours que lui promet ton zèle.

Dans une injuste haine il n’est pas affermi ;

Le rival des talents n’en est point l’ennemi.

Accompagne ses pas : que ton heureuse adresse

S’efforce de gagner sa facile jeunesse.

À suivre tes conseils il faut l’accoutumer ;

Et, même en l’éclairant, il faut t’en faire aimer.

AMORASSAN.

Ce fils, votre héritier, que l’univers contemple,

A pour guide et pour loi son cœur et votre exemple,

Et n’aura pas besoin que j’aille sur ses pas,

Lui prodiguer des soins qu’il ne désire pas.

Quel en serait le prix ? que pourrais-je prétendre ?

Des princes que l’on sert quel sort faut-il attendre ?

Le maître envers l’esclave a le droit d’être ingrat.

Dans le rang de vizir j’ai défendu l’état.

Ce rang, je l’avouerai, me pèse et m’épouvante.

J’en voudrais rejeter la charge trop pesante.

Je voudrais...

LE CALIFE.

Que dis-tu ?

AMORASSAN.

Quelquefois à la cour,

Le prix d’un long service est perdu dans un jour.

C’est là que la faveur, toujours trop recherchée,

N’est qu’un piège funeste où la mort est cachée.

Je voudrais, si je puis, me soustraire aux malheurs

Signalés trop souvent sur mes prédécesseurs.

On a vu leur fortune au plus haut point montée

Finir par la disgrâce...

LE CALIFE.

Et s’ils l’ont méritée ?

AMORASSAN.

Méritée !...

LE CALIFE.

Oui, sans doute.

AMORASSAN.

On m’a souvent nommé

Un grand homme, un héros que vous aviez aimé.

Un arrêt qui tomba sur sa famille entière,

Par une affreuse mort finit son ministère ;

Cependant tout l’empire atteste ses vertus,

Et l’on ne flatte pas un pouvoir qui n’est plus.

LE CALIPE, après un moment de surprise et de silence.

À ce discours hardi je veux bien faire grâce.

Je n’aurais pas pensé qu’on eût jamais l’audace

De parler devant moi d’un sujet condamné,

Ni de me reprocher l’ordre que j’ai donné.

J’ai peine à concevoir l’intérêt qui t’anime...

Eh bien ! puisque ta bouche a nommé ma victime,

Je descends jusqu’à faire à l’un de mes sujets

Un aveu que sans toi je n’aurais fait jamais.

Oui, je fus une fois ingrat, cruel, injuste :

Mais tu connais peut-être un monument auguste

Qu’au nom de Barmécide on m’a vu consacrer :

Tous les jours j’y descends, et c’est pour y pleurer.

AMORASSAN.

Vous ! ah, Dieu !

LE CALIFE.

Tu t’émeus, je vois couler tes larmes.

Va, ne te livre pas à ces sombres alarmes.

Compte plus sur un cœur peu sujet à changer,

Qui même devant toi, sait ainsi se juger.

Que dis-je ? Barmécide en toi semble revivre ;

C’est le modèle heureux que Bagdad te voit suivre.

Toi qui veux me quitter, qui redoutes son sort,

Toi seul, de son trépas pour m’ôter le remord,

Va, remplis tous les vœux de l’état, de ton maître.

Avec tant de talent si le ciel t’a fait naître,

Peux-tu te renfermer dans un honteux repos,

Pour tromper tes destins et flétrir tes travaux ?

Une oisive retraite est-elle ton partage ?

Tu parles de repos dans la force de l’âge !

Ah ! l’homme vertueux, alors que dans ses mains

Le ciel mit en dépôt le bonheur des humains,

Loin de leur dérober les jours de sa jeunesse,

Ranime en leur faveur sa tremblante vieillesse.

Il ne succombe point sous un si noble faix,

Et ses derniers moments sont encor des bienfaits.

Je vais tout disposer pour l’hymen de Sémire.

Toi, vizir, si l’amour prit sur toi trop d’empire,

Répare cette erreur, il le faut, et rends-toi

Tout entier à la gloire et tout entier à moi.

 

 

Scène IV

 

AMORASSAN, seul

 

Ses remords m’ont troublé, mon âme s’est émue,

J’ai senti ma vengeance un moment suspendue.

Peut-être de ma haine il devenait vainqueur,

Si tout le sang des miens n’eût crié dans mon cœur.

Que dis-je ? un nouveau trait me frappe et me déchire,

Pour combler tous mes maux, il veut m’ôter Sémire.

Il veut à mon rival...

 

 

Scène V

 

AMORASSAN, NASSER

 

NASSER.

Aux portes du palais,

Où l’hymen d’Aménor et ses pompeux apprêts

Ont attiré déjà la foule répandue,

Un vieillard inconnu s’est offert à ma vue.

Il veut vous révéler des secrets importants.

Son aspect m’a frappé, ses traits sont imposants.

Sur son front vénérable une sombre tristesse

Creusa profondément les plis de la vieillesse,

Et l’on voit qu’à regret il traîne dès longtemps

La chaîne du malheur et le fardeau des ans.

AMORASSAN.

Allons, dans peu d’instants tu pourras l’introduire.

Mais quels sont les secrets dont il prétend m’instruire ?

Le plus affreux de tous, hélas ! est révélé.

Quand pourra-t-il sortir de ce cœur désolé ?

Sensible avec excès aux bienfaits, aux offenses,

L’Arabe à ses vertus égale ses vengeances,

Prodigue avec transport son sang pour un ami,

Se baigne avec plaisir au sang d’un ennemi.

Tel est Amorassan : tu sais sa destinée :

Qu’avec lenteur, ami, coule cette journée !

Que j’attends cette nuit, ce moment, ce signal,

Où libre, et m’échappant de ce séjour fatal,

J’irai le fer en main, appelant la victoire,

Retrouver dans mon camp mes titres et ma gloire !

Je rentrerai terrible au sein de ces remparts ;

Le sceptre tombera devant mes étendards ;

Mais ce sceptre n’est pas le trésor où j’aspire ;

Il en est un plus cher : c’est la main de Sémire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BARMÉCIDE, seul

 

Ô fortune, ô puissance, à qui tout doit céder !

Palais où près du trône on m’a vu commander,

Lieux qu’a remplis ma gloire, hélas ! et ma disgrâce !

Tombeau de mon bonheur, ainsi que de ma race !

Il m’était donc prescrit de vous revoir encor !

Enseveli vingt ans dans la nuit de la mort,

Barmécide, oublié dans un coin de l’Asie,

Devait donc en sortir pour sauver sa patrie !

Pour sauver... qui ! grand Dieu... non, je n’hésite pas.

Ah ! puisque le hasard a jeté sur mes pas

D’un forfait ignoré le favorable indice,

Je n’en saurais douter, la fortune propice,

Qui m’a tiré deux fois des portes du trépas,

M’a choisi pour veiller au sort de ces climats.

En faire le bonheur fut jadis mon partage.

Allons, jusques au bout, défendons mon ouvrage.

Hélas ! mes traits flétris sont ici méconnus.

Bagdad depuis longtemps croit que je ne suis plus.

On est loin de penser qu’il reste un Barmécide.

De la gloire à l’oubli le passage est rapide.

On ne prononce plus mon nom dans ce palais ;

Et la cour est livrée à d’autres intérêts.

Que nous laissons de nous des traces passagères !

Et qu’on foule aisément les cendres les plus chères !

Ah ! du moins quelque espoir me reste en ce séjour,

Et Saëd, m’a-t-on dit, y voit encor le jour.

Je vais donc le revoir après vingt ans d’absence !

Mon cœur impatient demandait sa présence.

S’il a sauvé mon fils, ô ciel ! si ta faveur

A secondé ses soins...

 

 

Scène II

 

BARMÉCIDE, SAËD

 

BARMÉCIDE.

C’est lui, c’est mon sauveur !

Cher Saëd ! est-ce toi que Barmécide embrasse ?

De mes maux, dans tes bras, le souvenir s’efface,

Ô mon ami !

SAËD.

Tu vis ! ô toi, que j’ai pleuré !

Ô de mes longs regrets objet toujours sacré !

Cruel ! tu m’abusais !

BARMÉCIDE.

Hélas ! je crus moi-même

Toucher, en t’écrivant, à mon heure suprême.

Mais le sort me trompait, et je ne pus mourir.

L’homme a, plus qu’il ne croit, la force de souffrir,

J’abjurai pour jamais au fond de la Syrie

Tous les nœuds qui pouvaient m’attacher à la vie,

Il a fallu pourtant, par un ordre des cieux,

Après un long exil, revenir en ces lieux.

L’espoir d’avoir un fils, cette idée encor chère,

Fut celle que mon cœur entretint la dernière.

M’aurait-elle trompé ?

SAËD.

Non, rends grâces aux cieux,

Qui conservaient pour toi ce dépôt précieux.

Ton fils...

BARMÉCIDE.

Puis-je le voir et l’embrasser sur l’heure ?

Guide vers lui mes pas, et que mes yeux...

SAËD.

Demeure,

Demeure, ô mon ami ! connais tout ton bonheur.

Héritier de ton nom, il l’est de ta grandeur.

Oui, ta place est la sienne.

BARMÉCIDE.

Ô surprise ! ô tendresse !

SAËD.

Au chemin des honneurs j’ai guidé sa jeunesse.

J’ai fait bien plus encor : apprends que dans ce jour

Les plus grands changements vont marquer ton retour,

Je puis à mon ami m’ouvrir sans défiance ;

La réserve avec toi ne serait qu’une offense ;

Et tu dois, quand le ciel daigne ici te guider,

Partager des desseins qu’il paraît seconder.

Oui, depuis que d’Aaron la barbare injustice

Me rendit, malgré moi, de ses fureurs complice,

Qu’au sang des tiens mon bras, malgré moi, s’est baigné,

Mon cœur à ce tyran n’a jamais pardonné.

Mes projets, si longtemps tramés dans le silence,

Semblaient, pour éclater, attendre ta présence,

De la race ommiade un digne rejeton

Prête à nos grands desseins tout l’éclat de son nom.

Ton fils, que dans ces murs ramenait la victoire,

Apprit de moi son sort et ta fatale histoire.

Armé par la nature, il a donné sa foi

À Sémire qu’il aime, à mes amis, à moi.

L’Orient, cette nuit, change de destinée,

Et la race abbasside à son tour détrônée,

Va rendre à l’ommiade et ses droits et son rang.

Oui, ton fils va régner, il va venger son sang,

Et ta présence encor va, sous d’heureux auspices,

Consacrer aujourd’hui ces justes sacrifices.

Tu ne me réponds rien ! il semble que l’effroi

Ait glacé tous tes sens interdits devant moi !

Sans doute que ce lieu rappelle à ta pensée

De tes affreux revers l’image retracée.

Tu frémis de revoir ce funeste séjour.

Eh ! qui peut en effet y causer ton retour ?

Parle.

BARMÉCIDE.

Toi-même ici tu frémiras peut-être.

Tu sauras tout... Bientôt le vizir va paraître.

SAËD.

Quoi ! saurait-il déjà ?

BARMÉCIDE.

Non, j’ai fait demander

Un entretien secret qu’il daigne m’accorder.

J’exige de toi-même une grâce dernière.

J’ai des raisons encor de lui cacher son père.

Ne me découvre pas. Va : dans cet entretien,

Je veux lire en son cœur avant d’ouvrir le mien.

Tu sens, puisqu’à mon fils j’en cache le mystère,

Qu’à tout autre encor plus mon retour doit se taire.

Qu’on m’ignore, il le faut : va, je pourrai du moins

D’un prix digne de moi reconnaître tes soins.

Je n’en peux dire plus : il suffit : le temps presse ;

Il en faut profiter.

SAËD.

Tu le veux, je te laisse.

Peut-être, je l’avoue, avais-je mérité

De remettre en tes bras le fils qui t’est resté ;

Peut-être à ton ami cette joie était due :

Je consens, s’il le faut, qu’elle soit suspendue.

C’est à toi, quand le sort enfin te rend à nous,

De hâter des moments pour tous les trois si doux.

 

 

Scène III

 

BARMÉCIDE, seul

 

Que d’horreurs à la fois s’assemblent sur ma tête !

N’est-il donc point de terme où le malheur s’arrête.

Saëd ! mon fils !... Ô Dieu ! que me réservais--tu ?

Dans quel abyme affreux tu conduis la vertu !

Ah ! si tu m’inspiras des projets magnanimes,

Veux-tu de mes devoirs me faire ici des crimes ?

Mais quoi ! si je succombe en de pareils moments,

De quoi m’auront servi l’infortune et les ans ?

Allons : ils entendront la voix de Barmécide.

À leurs destins communs c’est moi seul qui préside,

Et peut-être aujourd’hui, quand je leur suis rendu,

Tout mon pouvoir sur eux n’est pas encor perdu.

On vient. Souffre, nature, un moment de contrainte.

Commande à tes transports, à ta joie, à ta crainte ;

Mais parle au cœur d’un fils et tâche à l’émouvoir.

 

 

Scène IV

 

AMORASSAN, NASSER, au fond du théâtre, BARMÉCIDE

 

AMORASSAN, à Nasser.

C’est là cet inconnu qui demande à me voir !

De ses traits, comme toi, j’admire la noblesse.

À Barmécide.

Quel motif devant moi peut guider ta vieillesse ?

Que viens-tu m’annoncer ?

BARMÉCIDE.

Pardonnez à ce soin ;

Mais j’espérais, seigneur, vous parler sans témoin.

AMORASSAN, à Nasser.

Laisse-nous.

Nasser sort.

 

 

Scène V

 

AMORASSAN, BARMÉCIDE

 

BARMÉCIDE.

Il s’agit de prévenir un crime.

J’espère que pour prix du zèle qui m’anime,

Jusqu’au trône d’Aaron vous conduirez mes pas.

Seigneur, sur le chemin de Mossoul à Damas,

Sous un toit solitaire où je vivais tranquille,

Un Arabe est venu demander un asile.

Dans sa route saisi des douleurs de la mort,

Il paraissait toucher au terme de son sort.

Mais près de succomber, d’une voix affaiblie,

« Je suis puni, dit-il, le ciel m’ôte la vie.

« J’ai servi d’instrument à d’horribles forfaits.

« S’il en est temps encor, préviens-en les effets.

« Va, révèle un complot qui menace l’empire.

« L’Abbasside est trahi ; l’Ommiade conspire.

AMORASSAN.

Qu’entends-je ? et tu viendrais !...

À part.

Juste ciel ! je frémis.

BARMÉCIDE.

« Aaron est sous le glaive, et ses jours sont proscrits,

« Poursuit-il ; sauve-les : montre-lui cette lettre,

« Qu’au soudan de Damas j’ai promis de remettre.

« Par ces coupables traits le crime est avéré,

« Trop heureux qu’en mourant le mien soit réparé ! »

Il expire à ces mots : dans ce péril extrême,

Je n’ai voulu, seigneur, me fier qu’à moi-même.

J’ai marché vers Bagdad : mon zèle et mon ardeur

Ranimaient de mes ans la débile lenteur.

Aux yeux du grand Aaron j’aurais voulu paraître :

Mais un temps précieux se fût perdu peut-être

Avant que l’on admît pour la première fois

Un sujet inconnu devant le roi des rois.

Vous, placé près de lui, soutien de sa couronne,

Qui contemplez de près l’éclat qui l’environne,

Qui de tant de faveurs comblé jusque aujourd’hui,

Seriez frappé des coups qu’on doit porter sur lui,

Vous remplirez sans doute une juste espérance,

Et je vais sur vos pas, admis en sa présence,

Déposer à ses pieds l’écrit accusateur,

Qui d’un complot affreux va lui montrer l’auteur.

AMORASSAN.

Ne peux-tu dans mes mains remettre cet indice ?

BARMÉCIDE.

J’ose attester ici, seigneur, votre justice.

C’est au calife seul qu’il doit être remis.

C’est là ce qui m’amène et ce que j’ai promis.

Voulez-vous m’envier ma juste récompense ?

Hélas ! vous seul avez toute sa confiance.

Élevé, par son choix, dans un poste si beau,

Vous n’avez pas besoin d’un mérite nouveau.

Vous en êtes aimé. Puissiez-vous toujours l’être !

Laissez, laissez, seigneur, approcher de leur maître,

Ceux qui, loin de ses yeux, dans la foule perdus,

Ont fait pour lui des veux qu’il n’a pas entendus.

AMORASSAN.

As-tu vécu toujours éloigné de sa vue ?

BARMÉCIDE.

Plût au ciel !

AMORASSAN.

Que dis-tu ? Ton âme s’est émue.

Es-tu né dans ces murs ?

BARMÉCIDE.

Bagdad est mon pays.

AMORASSAN.

Quel est ton nom ?

BARMÉCIDE.

Seigneur... j’en avais un jadis,

Je n’en ai plus.

AMORASSAN.

Comment !

BARMÉCIDE.

Longtemps mort à la gloire,

Je dus en étouffer jusques à la mémoire.

Eh ! que me servirait de vous le confier ?

D’autres s’en souviendront, mais je dois l’oublier.

AMORASSAN, à part.

Il va nous perdre tous, et vient m’offrir sa tête !

Quel pouvoir me retient, et quel charme m’arrête ?

À Barmécide.

Donne-moi cet écrit ; il le faut, je le veux.

BARMÉCIDE.

Quel est donc l’intérêt qui s’oppose à mes vœux ?

Êtes-vous contre moi le défenseur du crime ?

Vous combattez en vain le devoir qui m’anime.

Vous n’aurez cet écrit qu’en me perçant le sein.

AMORASSAN, mettant la main sur son poignard.

Sauvons Sémire et moi. D’un seul coup... quel dessein ?

Non, ma main s’y refuse, et mon cœur en frissonne :

Vieillard, éloigne-toi... Quelle horreur m’environne !

BARMÉCIDE.

Malheureux ! savez-vous ?... Vous menacez en vain.

Le fer, si je le veux, tombe de votre main.

J’arrête vos complots ; je puis, je dois le faire,

Et c’est ainsi du moins qu’eût pensé votre père.

AMORASSAN.

Mon père ! que dis-tu ? Quoi ! tu sais qui je suis !

D’un héros malheureux, quoi ! tu connais le fils !

Parle. De la vertu je vois en toi l’image,

Ton front en a l’empreinte et ta voix le langage.

Tu viens servir Aaron : tu le vois en danger :

Tu n’as pas, comme moi, ta famille à venger.

Achève.

BARMÉCIDE.

Sous vos pas voyez s’ouvrir l’abyme.

Toujours la trahison conduit de crime en crime.

Vous en prépariez un le plus affreux de tous.

Frémissez.

AMORASSAN.

Ah ! poursuis.

BARMÉCIDE.

Bien différent de vous,

Si votre père ici, du fond de la Syrie,

Du meurtrier des siens venait sauver la vie,

Barmécide à ce trait serait-il reconnu ?

AMORASSAN.

Qu’entends-je ? quel soupçon ! quel mystère imprévu !...

Mais non... puis-je oublier ?...

BARMÉCIDE.

Vous craignez de répondre !

AMORASSAN.

Tu parles de mon père ! il va seul te confondre.

Regarde ce billet : vois si je suis son fils :

Sa main, sa propre main l’avait tracé jadis.

Tu n’opposes plus rien à ce terrible gage ?

BARMÉCIDE.

Eh bien ! si le malheur égara son courage ?

Si le ciel a permis qu’il pût s’en repentir ?

Vous attestez sa main : s’il vient la démentir ?

AMORASSAN.

Lui ! que dois-je penser ? et quel trait de lumière 

Vient...

BARMÉCIDE.

Eh ! quel autre ici braverait ta colère ?

Quel autre, en arrêtant tes projets égarés,

Aborderait sans crainte un chef de conjurés ?

Qui peut de ses forfaits absoudre l’Abbasside ?

Qui peut lui pardonner, excepté Barmécide ?

AMORASSAN.

Barmécide ! grand Dieu ! l’ai-je bien entendu ?

Mon cœur, entre la joie et la crainte éperdu,

Doute de son bonheur, se trouble, se rassure...

Regardant Barmécide.

Dans ses yeux, dans mon sein je cherche la nature.

Est-ce un père ? est-ce lui ? lui que j’avais perdu ?

BARMÉCIDE.

Qu’allais-tu faire, hélas ! le ciel te l’a rendu.

AMORASSAN.

Ah ! c’est lui ; c’est mon père... à quel remords en proie !

Quoi ! j’ai pu contre vous !...

BARMÉCIDE.

Ne trouble point ma joie.

Mon fils ! quand tu croissais dans ce fatal séjour,

Mes yeux n’ont pas joui des fruits de mon amour.

Je n’ai pas dans mes bras élevé ta jeunesse ;

Mais ce jour où le ciel te rend à ma vieillesse,

Rassemble dans mon cœur les tendres mouvements

Dont un exil cruel m’a privé si longtemps.

C’est pour toi, pour toi seul, que mon âme ravie

Retrouve un sentiment qui l’attache à la vie ;

Et de mes yeux éteints tu fais couler des pleurs,

Dont je n’espérais plus connaître les douceurs.

Mais ce n’est point assez, et ce moment prospère

Te rend à la vertu, s’il te rend à ton père.

Le crime est médité, mais il n’est pas commis...

Je veux sauver Aaron, je veux sauver mon fils.

AMORASSAN.

Aaron ! quoi les forfaits que ce nom vous retrace,

Dans votre âme, ô mon père ! ont-ils donc trouvé grâce ?

Quoi ! c’est vous qui venez...

BARMÉCIDE.

Aaron fut inhumain,

Et ma voix contre toi le défendrait en vain.

Frappé de tant de coups dans ma famille entière,

Expirant dans l’exil au sein de la misère,

Hélas ! mon dernier cri vers toi fut adressé ;

Du sang de tous les miens ce billet fut tracé.

La mort à mes regards alors était offerte.

Le ciel me retira de la tombe entr’ouverte.

J’ai vécu, j’ai haï : crois-moi, mon fils ; longtemps

J’ai nourri dans mon sein d’affreux ressentiments.

Quel en était le fruit ? Altéré de vengeance,

Tourmenté de ma haine et de son impuissance,

D’une noire fureur épuisant tous les vœux,

Et d’imprécations importunant les cieux,

J’ai consumé mes jours dans l’éternel passage,

De la douleur muette aux éclats de la rage,

Et tout ce vain courroux vers le ciel exhalé,

Retombait tristement sur ce cœur accablé.

Voilà quel fut mon sort. Souvent dans ma retraite,

La renommée encor, trop fidèle interprète,

Venait porter d’Aaron la gloire et les exploits,

L’éclat de ses succès, l’équité de ses lois,

Me racontait son règne admiré dans l’Asie ;

Ces honneurs odieux aigrissaient ma furie.

Plus il devenait grand, plus j’étais malheureux.

Ô combien j’ai souffert ! quel fardeau douloureux

D’avoir un ennemi que le monde révère,

Et de s’indigner seul du bonheur de la terre !

Enfin, quand cet Arabe eut remis dans ma main

Cet écrit qui d’Aaron contenait le destin,

Je vis briller alors un rayon de lumière.

À ma haine lassée il n’importait plus guère

Qu’Aaron après vingt ans, frappé loin de mes yeux,

Quelques instants plutôt rejoignît ses aïeux.

Mais employer pour lui ces restes d’une vie

Qu’il voulut m’arracher, qu’il croit m’avoir ravie !

Mais arrêter le bras prêt à percer son sein !

À peine, mon cher fils, j’eus conçu ce dessein,

Mon âme si longtemps dans ses chagrins plongée,

Pour la première fois se sentit soulagée.

Cette âme respira du tourment de haïr,

Et ma vieillesse encore espéra de jouir.

D’un sentiment si doux je savourai les charmes.

Dans mes yeux desséchés je retrouvai des larmes,

Et ranimant ce cœur par les maux abattu,

Je me sentis revivre au sein de la vertu.

AMORASSAN.

Et c’est là le mortel dont il fit sa victime !

Combien en ce moment vous augmentez son crime !

Ce crime trop présent à mon cœur déchiré...

BARMÉCIDE.

Quoi ! veux-tu le punir, quand il est réparé ?

Immoler un grand homme à ta vengeance impie !

Il n’a commis qu’un crime, et son règne l’expie.

AMORASSAN.

Il est vrai ; vous pouvez en vanter la splendeur.

Mais songez que vous-même avez fait sa grandeur ;

C’est à vous qu’il doit tout : son règne est votre ouvrage.

BARMÉCIDE.

J’oserai l’avouer : j’en accepte l’hommage.

Il est digne de moi : tu veux me le ravir !

Ce que ton père a fait tu veux l’anéantir !

Détruire mes travaux, attenter à ma gloire !

Quand les regrets d’Aaron honorent ma mémoire...

AMORASSAN.

Je ne le puis nier : oui, de son repentir

Le tribut éclatant ne peut se démentir.

Je vous dirai bien plus : hélas ! aujourd’hui même,

Indigné, furieux, plein d’une horreur extrême,

Malgré moi, devant lui tout mon cœur a parlé ;

J’ai nommé Barmécide, et ses pleurs ont coulé.

BARMÉCIDE.

Je suis bien malheureux ! je n’ai point vu ses larmes.

Souffre, souffre du moins que j’y trouve des charmes.

Laisse-moi signaler aux yeux de mon pays,

Ce nom de généreux que j’ai porté jadis.

Ce jour me suffira pour rendre à ma mémoire

Ce que vingt ans d’oubli m’ont dérobé de gloire.

Après ce dernier trait, mes destins sont remplis,

Et je mourrai content entre les bras d’un fils.

AMORASSAN.

D’un fils ! et songez-vous que vos soins magnanimes

De ce fils, de Saëd vont faire vos victimes ?

Croyez-vous que si tôt mon cœur ait oublié

Tous les nœuds dont l’amour et l’honneur m’ont lié ?

BARMÉCIDE.

Toi-même, penses-tu que Barmécide abjure

Les lois de l’amitié, les lois de la nature ?

Que j’aille aveuglément immoler à la fois

L’ami qui me sauva, le fils que je lui dois ?

Ma générosité ne sera point flétrie.

Mais à l’ingrat Aaron pardonnant sa furie,

Quand je viens à la mort l’arracher aujourd’hui,

Conçois-tu bien quels droits Barmécide a sur lui ?

Il est des temps marqués par des efforts suprêmes,

Où la vertu commande aux souverains eux-mêmes ;

Et de ce que j’ai fait il n’est qu’un digne prix,

La grâce de Saëd, et celle de mon fils.

C’est à moi de prescrire, et j’en ai la puissance,

Aux sujets le remords, au maître la clémence.

Ce triomphe inouï que rien ne doit troubler,

Seul de tant de malheurs pouvait me consoler.

Viens ; à le partager ma tendresse t’invite ;

Je t’ai d’un libre aveu laissé tout le mérite.

Ton nom n’est point tracé dans ce funeste écrit.

Viens : qu’Aaron, par ma voix, de ses dangers instruit,

Retrouve en même temps dans ton retour sincère

Le repentir du fils et les vertus du père. 

AMORASSAN.

Mon père ! ah ! concevez quels combats douloureux,

Élevés à la fois dans ce cœur malheureux !

Ce n’est que d’aujourd’hui que j’ai pu me connaître,

Que je sais qui je suis, et quel sang m’a fait naître.

J’ai juré cette nuit, au milieu des tombeaux,

À mes parents tombés sous le fer des bourreaux,

À vous, dont le grand nom m’imposait plus encore,

J’ai juré par l’amour, à celle que j’adore,

De venger ma famille et l’objet de mes feux,

De rétablir Sémire au rang de ses aïeux ;

Je dois dans sa querelle engager mon armée ;

Je vous retrouve, hélas !... ma tendresse charmée

Jouit avidement de vos jours conservés,

Proscrits par le calife, et malgré lui sauvés.

Mais quand je vais changer, d’une main triomphante,

Le sort de l’Orient, et celui d’une amante ;

Lorsque son cœur au mien s’est voulu confier,

Qu’il faut choisir entre elle et votre meurtrier,

Moi ! que je l’abandonne et que je la trahisse !

Par cette lâcheté, moi ! que je m’avilisse !

Non, n’espérez jamais...

BARMÉCIDE.

C’est assez, je t’entends,

Et je vois ta faiblesse et tes égarements.

Dans l’âme de mon fils, je vois quelle puissance

Détruisit le devoir et la reconnaissance.

Va, d’un projet si noble occupé dans ce jour,

Je ne m’abaisse pas à combattre l’amour.

L’amour s’oppose en vain à mon triomphe insigne ;

Si de le partager je ne te vois plus digne,

J’en dois gémir, hélas ! mais le ciel dans mon sein

N’aura pas vainement mis un si beau dessein.

Aaron est en péril, et sa perte est certaine.

Le plus pressant devoir est celui qui m’amène.

Sûr de ce que je puis, je vais auprès d’Aaron,

En prévenant ton crime, assurer ton pardon.

Dieu ! sur le sang des miens, sur des cendres si chères,

J’ai versé devant toi des larmes solitaires !

Mais si toi-même, hélas ! guidais mes pas tremblants,

Si tu ne tendais pas un piège à mes vieux ans,

Dieu ! rends-moi pour un jour, avant qu’ici j’expire,

L’ascendant que jadis j’avais dans cet empire.

Arme de ta puissance un vieillard désarmé,

Et montre enfin ce cœur tel que tu l’as formé.

À Amorassan.

Je vais remplir ici le devoir qui m’anime.

Rien ne m’arrête plus. Va préparer le crime,

Je vais le prévenir.

AMORASSAN.

Non, demeurez, hélas !

BARMÉCIDE.

Laisse-moi : c’en est fait.

AMORASSAN.

Je ne vous quitte pas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SÉMIRE, SAËD

 

SÉMIRE.

Ciel ! que m’avez-vous dit ? quelle alarme soudaine !

Quoi ! le sort dans ces murs aujourd’hui le ramène,

Pour perdre des amis qui voulaient le venger !

Victime du calife, il vient le protéger !

Saëd, est-il possible ?

SAËD.

Il est trop vrai, madame.

Oui, ce maître cruel règne seul sur son âme.

De la gloire d’Aaron constant admirateur,

En lui, de cet empire il chérit la grandeur.

Le soin de son salut est le seul qu’il embrasse.

Il prétend nous sauver, il nous parle de grâce ;

Comme si d’un pardon honteux à recevoir

Le cœur d’un conjuré pouvait nourrir l’espoir.

L’ingrat qui me doit tout contre moi se déclare.

D’un fils que je lui rends à peine il se sépare,

Qu’il s’annonce chargé des plus grands intérêts ;

Il appelle à grands cris les gardes du palais.

Une lettre par vous à Damas adressée,

Par un hasard fatal en ses mains est passée.

Dans celles du calife on vient de la porter.

SÉMIRE.

Ah ! quand sur moi l’orage est tout prêt d’éclater,

Je m’applaudis du moins de l’espoir qui vous reste.

Vous n’êtes point nommé dans cet écrit funeste,

Le vizir ne l’est point, et vous pouvez...

SAËD.

Qui ! moi !

Quand je vous ai servi, quand vous avez ma foi,

Je pourrais au péril abandonner Sémire !

Ce moment précieux peut encor nous suffire.

Je l’ai mis à profit. Nos plus braves amis

De ce nouveau danger déjà sont avertis.

J’offrais, si le vizir en eût cru mon audace,

D’attaquer à l’instant l’ennemi qui menace,

Et d’accabler Aaron par un soudain effort.

Il a frémi ; j’ai vu qu’il ne pouvait encor

Se résoudre à lever une main meurtrière,

Contre son souverain défendu par son père ;

Et l’unique dessein où son cœur s’est porté,

C’est de veiller d’abord à votre sûreté,

De rassembler nos chefs : son bras et leur courage

Peuvent jusqu’à son camp vous frayer un passage ;

Et ces fiers conjurés, que le supplice attend,

Aiment mieux, s’il le faut, périr en combattant.

Mais les moments sont chers, et le péril redouble.

Assurez-vous d’un cœur qui s’effraie et se trouble.

Il va venir, parlez et hâtez son départ.

De Bagdad avec vous s’il franchit le rempart,

Si, montrant aux soldats son épouse opprimée,

À la rébellion il porte son armée,

Après ce premier pas, engagé sans retour,

Il n’a plus de parti que celui de l’amour.

Moi, je cours où son ordre et mon zèle me guide,

Et je reviens suivi d’une élite intrépide,

Dans les chemins sanglants que nous aurons frayés,

Vous conduire à son camp, ou mourir à vos pieds.

 

 

Scène II

 

SÉMIRE, seule

 

Croirais-je en ce péril qu’Amorassan balance ?

Aurais-je sur son cœur assez peu de puissance,

Pour craindre ?... Mais il vient.

 

 

Scène III

 

SÉMIRE, AMORASSAN, NASSER

 

AMORASSAN, à Nasser, au fond du théâtre.

Va, ne perds point de temps.

Qu’ils marchent sur tes pas ; vole, ami, je t’attends.

Nasser sort.

Madame ! ah ! quels assauts le destin nous prépare !

Pardonnez, de mes sens le désespoir s’empare.

Contre ce dernier coup j’étais mal affermi.

Quoi ! je retrouve un père, et trouve un ennemi !

Mon bras allait venger notre commune injure.

L’amour joignait sa voix au cri de la nature ;

Et la nature, ô ciel ! vient s’armer contre moi !

Ce jour qu’a signalé le don de votre foi,

Ce jour de tous les deux a joint la destinée,

Et par tant d’amertume en est empoisonnée !

Et sur Amorassan tant de maux amassés...

Vous sentez ses douleurs : hélas ! vous gémissez !

SÉMIRE.

Je gémis, il est vrai, mais c’est de sa faiblesse,

De l’outrage cruel qu’il fait à ma tendresse,

Du trouble injurieux qu’en son âme a laissé

D’un vieillard affaibli l’héroïsme insensé.

Qu’à son gré, jusqu’au bout il serve son idole ;

Mais qu’à ses préjugés Amorassan m’immole !...

AMORASSAN.

Qui ! moi !

SÉMIRE.

Je ne veux point rappeler aujourd’hui,

Que j’ai tout hasardé, que j’ai tout fait pour lui.

Que j’ai du fils d’Aaron dédaigné la couronne ;

Non, l’effort n’est pas grand, lorsque l’amour l’ordonne ;

Mais, après que ce cœur t’a cherché le premier,

Si le tien pour jamais n’est à moi tout entier...

AMORASSAN.

Ah ! pouvez-vous douter de ce trop juste empire ?

Quand le sort à mes yeux a présenté Sémire,

Les bienfaits du calife, et même ses remords,

Ont-ils pu de l’amour balancer les transports ?

Pour ébranler un cœur que votre voix décide,

Songez qu’il a fallu mon père et Barmécide.

Que dis-je ? et qu’ai-je fait qui dût vous alarmer ?

Je n’ai pas de Saëd, lorsqu’il courait s’armer,

Approuvé les desseins, trop hasardeux sans doute ;

Sous vos pas, sous les miens, il s’ouvre une autre route,

Je marche à la vengeance, en ce moment fatal,

Non comme un conjuré, mais comme un général.

Ici tout se prépare, et vous m’allez connaître.

SÉMIRE.

D’un instant qui s’échappe, à peine es-tu le maître.

Je vois tous les dangers que nous pouvons courir.

À tes regards encor ton père peut s’offrir.

Je ne dis plus qu’un mot : souviens-toi que Sémire

Te donnait en ce jour et sa main et l’empire.

Ces révolutions, qu’on voit dans nos climats,

Ont été trop souvent d’illustres attentats.

Ici tout est pour toi : ta cause est légitime.

La justice elle-même a marqué ta victime.

L’amour arme ton bras, il t’a fait mon soutien,

Et je n’ai plus ici d’autre sort que le tien.

On vient ; et j’aperçois ce vieillard qui s’avance.

Je te laisse.

AMORASSAN.

Ah ! sur moi soyez en assurance.

SÉMIRE.

Dût m’accabler Aaron des traits de son courroux,

Je ne quitte ces murs qu’en suivant mon époux.

Elle sort.

AMORASSAN, voulant la suivre.

À défendre vos jours ma main est toute prête.

Pourquoi nous séparer ? Ne doutez point...

 

 

Scène IV

 

AMORASSAN, BARMÉCIDE

 

BARMÉCIDE.

Arrête.

Nous n’avons qu’un moment, et tu dois m’écouter ;

Voyons si jusqu’au bout tu m’oses résister.

J’ai rempli mon devoir, et ma main protectrice

A sous les pas d’Aaron fermé le précipice.

C’est toi seul, c’est mon fils que je dois désormais

Arracher aux dangers, arracher aux forfaits ;

Non, tu ne suivras point la fureur qui t’entraîne.

Ciel ! en me revoyant peux-tu sentir la haine ?

Aaron va dans l’instant m’appeler devant lui ;

Je n’irai point sans toi : mon fils, daigne aujourd’hui,

Daigne ne point tromper ma plus chère espérance.

Suis-moi, viens obtenir de sa reconnaissance

Le pardon que ton père a mérité pour toi : 

À ses pieds, ô mon fils ! viens tomber avec moi.

AMORASSAN.

Ah ! c’est entre vos bras, c’est dans les bras d’un père,

Que la nature, hélas ! que cette voix si chère,

Cette voix si longtemps étrangère à mon cœur,

Entraînait votre fils, digne d’un tel bonheur.

Vous l’avez repoussé : ce cœur sensible et tendre,

Qu’aux plus doux sentiments ce jour aurait pu rendre,

Vous l’avez déchiré : vous corrompez, cruel,

Le plus beau des présents que m’avait faits le ciel ;

Vous me le ravissez, vous trompez la nature,

Vous l’avez outragée : ah ! cette horrible injure,

Qu’au seul Aaron je dois imputer aujourd’hui,

Est un crime nouveau qui m’arme contre lui.

Il joint à tous ses coups une atteinte dernière !

Une seconde fois il m’enlève mon père !

BARMÉCIDE.

Eh ! c’est toi, c’est toi seul qui veux m’ôter mon fils.

Si tu veux m’obéir, tous mes maux sont finis.

Songe, songe qu’enfin la céleste clémence,

En me rendant à toi, te défend la vengeance :

Elle a su dérober Barmécide au trépas ;

Elle empêcha le crime...

AMORASSAN.

Et ne l’excuse pas.

Eut-il, lorsque Saëd abusa sa furie ;

Et moins d’ingratitude, et moins de barbarie ?

Fut-il moins criminel, alors qu’il fut trompé ?

Autant qu’il le pouvait, Aaron vous a frappé.

Qu’importe qu’au milieu de cet affreux carnage,

Lui-même épouvanté des effets de sa rage,

Dans la foule des morts il n’ait pas recherché

Le héros qu’à l’empire il avait arraché ?

Qu’il n’ait pas parcouru de ses regards avides

Tous ces restes sanglants de tant de Barmécides ?

En a-t-il moins commis le plus grand des forfaits,

Que la voix d’un tyran ait ordonné jamais ?

BARMÉCIDE.

Mais lui-même, frappé de l’horreur qu’il t’inspire,

A montré ses remords aux yeux de tout l’empire.

Tu rends ce témoignage à ses justes douleurs,

Si je t’en crois enfin, toi-même as vu ses pleurs.

AMORASSAN.

Qui donc impunément a proscrit l’innocence ?

Après s’être assouvi d’une injuste vengeance,

Qui n’en a pas senti l’involontaire horreur ?

Quel tyran put jamais échapper à son cœur ?

BARMÉCIDE.

Non, il n’est point tyran, non, mais il fut coupable :

Il le fut une fois : il fut inexcusable.

J’oppose à ses forfaits, j’oppose à tes transports,

Et vingt ans de vertus, et vingt ans de remords ;

Les bienfaits si longtemps répandus sur ta vie...

AMORASSAN.

Ne les rappelez pas ; ils l’ont trop avilie.

Quoi ! par votre assassin ces bienfaits présentés,

Si je m’étais connu, les aurais-je acceptés ?

Votre dépouille, ô ciel ! était donc mon partage !

Et j’ai pu recueillir ce fatal héritage !

L’ami dont les secours ont osé me sauver,

L’objet qui jusqu’à lui me voulut élever,

Voilà mes bienfaiteurs, et je n’en ai plus d’autre.

Ah ! si ce sentiment avait été le vôtre,

De mes justes desseins embrassant la grandeur,

Mon père eût achevé ma gloire et mon bonheur ;

Et, retrouvant en vous mon modèle et mon guide,

J’aurais à mes soldats présenté Barmécide.

Mais, puisque c’est Aaron que vous me préférez,

Frémissez des horreurs que vous seul préparez.

Ou sa perte, ou la mienne, en ce palais s’apprête.

Les moments sont comptés : l’orage est sur ma tête.

Peut-être on va frapper votre fils sous vos yeux ;

Ou le fer à la main, échappé de ces lieux,

Je reviens en vainqueur y porter le carnage ;

S’il faut que votre fils vous trouve à son passage ;

Du tyran contre moi si, vous rendant l’appui,

Vous courez vous jeter entre le glaive et lui ;

Vengeur de tous les miens, dans ce combat funeste,

Alors j’appelle à moi leurs mânes que j’atteste ;

Ils verront Barmécide, outrageant leur tombeau,

Contre son propre fils défendre leur bourreau.

BARMÉCIDE.

Malheureux !jusque-là peux-tu braver ton père ?

Je n’ai donc plus d’espoir ! mes larmes, ma prière,

Tout est donc inutile, et rien ne te fléchit !

De quel bruit effrayant ce palais retentit ?

AMORASSAN.

Voici l’heure qu’il faut que mon sort se décide.

BARMÉCIDE.

Viens, ces bras paternels te serviront d’égide.

AMORASSAN.

Non, croyez-moi, ce fer est un plus sûr recours,

Allez servir Aaron ; je défendrai mes jours.

BARMÉCIDE.

Tes jours sont assurés, si tu voulais m’en croire.

Viens, ta grâce t’attend.

AMORASSAN.

Ma grâce ! la victoire.

BARMÉCIDE.

Contre ton souverain !

AMORASSAN.

Non, contre un meurtrier,

Il se venge en tyran : je me venge en guerrier.

BARMÉCIDE.

Ah ! sois sujet et fils : consens, consens à vivre,

S’il en est temps encor...

 

 

Scène V

 

BARMÉCIDE, AMORASSAN, UN OFFICIER, GARDES

 

L’OFFICIER.

Vieillard, il faut me suivre,

Tel est l’ordre d’Aaron.

BARMÉCIDE, aux gardes.

Oui, j’obéis...

Au vizir.

Hélas !

Je ne puis rien sur toi. Tu ne m’écoutes pas.

Ah ! de quelque côté que tombe la tempête,

Allons, entre vous deux je vais offrir ma tête.

Gardes, conduisez-moi.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

AMORASSAN, seul

 

Vous l’entraînez !... Ô ciel !

À quoi suis-je réduit par un père cruel !

Il m’abandonne, hélas ! mon âme révoltée...

 

 

Scène VII

 

AMORASSAN, NASSER, SUITE DE CHEFS et DE SOLDATS

 

NASSER.

Seigneur, songez à vous : Sémire est arrêtée.

Nous sommes investis : le palais est fermé :

Au bruit de ce péril, Aménor s’est armé.

Saëd vient sur mes pas : cette élite guerrière,

Du palais avec vous peut franchir la barrière.

AMORASSAN.

Ah ! qu’un soin plus pressant doit ici nous toucher !

Sémire est dans les fers ! allons l’en arracher.

Chefs, émirs et soldats, nourris dans les batailles,

Amis, ce vil troupeau qu’enferment ces murailles,

Pourra-t-il soutenir votre invincible effort ?

Enlevons-leur Sémire, immolons Aménor.

Venez : Amorassan, s’il a su vous connaître,

Va sortir de ces murs, pour y rentrer en maître.

 

 

ACTE V

 

La scène est, comme au premier acte, dans les tombeaux des Abassides. Les armes du prince Aménor sont attachées à une pyramide sépulcrale qui indique le monument où il est renfermé.

 

 

Scène première

 

AARON, ILCAN, SUITE

 

AARON.

Mon fils ! ô désespoir ! exécrable attentat !

Ô comble des forfaits ! un perfide, un ingrat,

Dans ton sang, ô mon fils ! plonge sa main parjure.

J’arrose de mes pleurs ta tombe et ton armure.

Ô lugubre trophée ! ô fils que j’ai perdu !

Auprès de tes aïeux je te vois descendu.

Ah ! par quel châtiment il faut qu’un traître expie

Sa noire ingratitude et son audace impie !

Enfin, le ciel est juste, il le livre en mes mains.

ILCAN.

Vous seul pouviez, seigneur, commander aux destins.

L’audacieux vizir, se frayant un passage,

Teint du sang d’Aménor qu’avait frappé sa rage,

Déjà maître du camp, menaçait les remparts.

Les rebelles n’ont pu soutenir vos regards.

Ils ont rougi du crime à l’aspect de leur maître.

Ils n’ont pu balancer entre vous et ce traître ;

Et, tombé dans nos mains, il est chargé de fers.

AARON.

Tu recevras le prix de tes complots pervers,

Monstre que j’ai nourri ! c’est dans ton cœur barbare

Qu’il faut que cette main... Je sens que je m’égare.

Je m’oublie, il est vrai : l’excès de ma douleur

M’abaisse à des transports indignes de mon cœur.

À l’un des chefs de la garde.

Allez, portez mon ordre, et qu’on livre aux supplices

Et Sémire et Saëd, et leurs lâches complices.

Qu’on amène à mes yeux le traître Amorassan.

Le chef sort.

Triste objet des douleurs de ce cœur gémissant,

Sur ta tombe, ô mon fils, qu’il expire en victime.

Son sang est pour ton ombre un tribut légitime.

ILCAN.

Seigneur, cet inconnu dont le zèle éclairé...

AARON.

Va, je n’oublierai pas un devoir si sacré.

Quel contraste ! Placé si près du rang suprême,

Le vizir de mes dons s’arme contre moi-même ;

Et l’obscur citoyen, devenu mon appui,

Sauve les jours d’Aaron qui n’a rien fait pour lui.

Ne laissons point sans prix la vertu secourable.

Par mon ordre appelé, ce vieillard vénérable,

Dans ces premiers instants de tumulte et d’effroi,

N’a pu, jusques ici, paraître devant moi.

Maintenant retiré sous ces voûtes funèbres,

Cachant mon désespoir dans le sein des ténèbres,

L’état où tu me vois n’admet point de témoin.

Ilcan, de m’acquitter il faut prendre le soin.

Va trouver de ma part ce mortel tutélaire ;

Laisse à sa volonté le choix de son salaire,

Que ses vœux, quels qu’ils soient, se trouvent satisfaits,

Ne mets aucune borne à mes justes bienfaits.

Songe que par tes mains c’est moi qui les dispense,

Et qu’on doit reconnaître Aaron qui récompense.

ILCAN.

Seigneur, en ce moment, ce vieillard vertueux,

Attestant à grands cris le ciel et vos aïeux,

Tremblant, pâle, accablé d’un désespoir horrible,

Refusant tous nos soins, à toute offre insensible,

Ne forme qu’un désir, et n’a qu’un seul espoir.

AARON.

En quoi ?

ILCAN.

Que vous daigniez et l’entendre et le voir,

Avant qu’au châtiment on livre les coupables :

C’est tout le prix qu’il veut de ses soins secourables.

Si j’en crois dans ces lieux un bruit déjà semé,

Un bruit que sa douleur n’a que trop confirmé,

D’Amorassan, seigneur, ce vieillard est le père

AARON.

Qui ! lui ! que me dis-tu ? quel étrange mystère ?

ILCAN.

Du crime dans ces murs il apportait l’avis ;

D’aujourd’hui seulement il retrouve son fils.

J’ignore aux conjurés quel nœud secret l’engage ;

Mais il a rencontré Saëd sur son passage,

Et, tombant à ses pieds, tendant vers lui les bras,

Il voulait partager ses fers et son trépas.

Il accusait le sort, trop prompt à le confondre.

Saëd, sans s’émouvoir, et sans lui rien répondre,

Saëd a repoussé ce vieillard malheureux ;

Il lui montrait sa chaîne, et détournait les yeux.

AARON.

Le vizir est son fils ! Je plains son innocence.

Mais qu’attend-il de moi ? quelle est son espérance ?

Quoi qu’il ait fait, Ilcan, se serait-il flatté

Que pour le sang d’un fils il fût quelque traité ?

L’inexorable Aaron est sourd à la prière.

Je punis en monarque, et je me venge en père.

Je conçois les tourments de son cœur paternel ;

Il méritait sans doute un fils moins criminel.

Mais à mon juste arrêt rien ne peut mettre obstacle.

Va, détourne ses pas de cet affreux spectacle.

Ilcan, épargne-lui d’inutiles efforts,

Épargne-moi sa vue : ouvre-lui mes trésors.

J’excepte seulement de ma reconnaissance

Les droits de la justice et ceux de ma vengeance.

Va, mais d’Amorassan qu’on hâte le trépas ;

Tant qu’il verra le jour, je n’en jouirai pas.

Je quitterai ces lieux où sa mort se prépare,

Quand j’aurai vu couler tout le sang du barbare.

C’est ici, sous mes yeux, que l’on doit le verser.

Jusques-là, près de moi que nul n’ose avancer,

N’ose de mes douleurs troubler la solitude.

Ilcan sort.

 

 

Scène II

 

AARON, seul, GARDES au fond du théâtre

 

AARON.

A-t-on jamais plus loin poussé l’ingratitude ?

A-t-on vu signaler avec plus de fureur

Des lâches trahisons la bassesse et l’horreur ?

J’ai de mille bienfaits chargé ce couple impie !

Mes yeux versent des pleurs !... que le sang les expie.

Ombres de mes aïeux, pardonnez ; je pourrais

Des destins ennemis mépriser tous les traits.

La grande âme d’Aaron de tant de coups frappée,

Et s’indigne et gémit d’être à ce point trompée.

Mais quelle voix secrète a parlé dans mon cœur ?

Quel funeste murmure y porte la terreur ?

Je combats vainement cette affreuse pensée ;

Mon âme la repousse, elle en est oppressée.

Oui, voilà le moment que me gardait le sort.

Cachez-moi dans votre ombre, asiles de la mort ;

Cachez à mes regards cette tendre ennemie ;

Éloignez de mon cœur cette voix qui me crie :

« Regarde, Aaron, regarde et vois tous tes forfaits ;

« Contemple cette tombe, et plains-toi désormais. »

Dieu ! contre ta justice il n’est point de refuge.

Tu prends soin de punir ceux qui n’ont point de juge.

Mais, si je suis frappé par le courroux du ciel,

Le bras dont il se sert est-il moins criminel ?

Est-il moins odieux ? ombre plaintive et chère,

Pardonne, ô mon cher fils ! pardonne, si ton père

A pu, du repentir reconnaissant la loi,

Pleurer en ces tombeaux sur un autre que toi !

Si je sens des remords, je punirai le crime.

On vient ; on m’obéit, et voici ta victime.

 

 

Scène III

 

AARON, AMORASSAN, GARDES

 

AARON.

Approche, malheureux, qui par tant de forfaits

As souillé tes honneurs et payé mes bienfaits.

Traître, l’indigne amour que t’inspirait Sémire

À tant d’atrocités a-t-il pu te conduire ?

Aaron de ses bontés te comblant chaque jour,

Avait-il mérité cet horrible retour ?

Réponds.

AMORASSAN.

J’attends la mort, et mon cœur s’y résigne ;

Mais l’oubli des bienfaits est une honte insigne,

Qui ne doit point flétrir mes jours ni mon trépas.

Toi, qui m’oses juger, tu ne me connais pas.

Apprends donc que les maux qu’a faits ta barbarie,

Ont devancé les dons répandus sur ma vie,

Qu’ils les ont surpassés : ce cœur au désespoir,

En cherchant la vengeance, a suivi son devoir.

Mon bras obéissait au cri de la nature,

Et du sang innocent j’apaisais le murmure.

Oui, mon nom seul suffit pour me justifier.

Ce nom... Que vois-je ? ô ciel !

 

 

Scène IV

 

AARON, AMORASSAN, BARMÉCIDE, se débattant au milieu des gardes qui veulent le repousser

 

BARMÉCIDE.

Rien ne peut m’effrayer.

Que je meure avec lui, c’est tout ce que j’espère.

AARON.

Qu’on le laisse approcher.

BARMÉCIDE, se jetant dans les bras d’Amorassan.

Ô mon fils !

AMORASSAN.

Ô mon père !

AARON.

Infortuné vieillard, qui t’amène en ces lieux ?

Que prétends-tu ?

BARMÉCIDE, tombant à ses genoux.

Seigneur, immolez-nous tous deux.

Hélas ! depuis longtemps ma vie est condamnée.

AARON.

Que dis-tu ?

BARMÉCIDE.

Trop longtemps j’ai fui ma destinée.

Achevez-la, seigneur ; joignez deux malheureux.

AARON, à part.

Quels traits ! quel son de voix ! Est-il possible, ô cieux !

Serait-ce un repentir, hélas ! trop légitime,

Qui me montre partout les traits de ma victime ?

Haut.

Approche. Lève-toi... Mais quelle est mon erreur ?

Et d’où vient que j’en crois un rapport si trompeur ?

Eût-il sauvé mes jours ? Cet effort incroyable...

BARMÉCIDE.

Eh ! pourquoi pensez-vous qu’il en soit incapable ?

AARON.

Grand Dieu ! quoi !

BARMÉCIDE.

Par vos coups quand il a tout perdu,

Faut-il encor, seigneur, lui ravir sa vertu ?

AARON.

Ô ciel, dont la puissance à nos destins préside !

Est-ce à moi de revoir, de nommer Barmécide ?

BARMÉCIDE.

En quel moment, hélas !

AMORASSAN.

Oui, voilà le héros

Que tu voulus frapper par le fer des bourreaux,

Dont je vengeais la perte, et dont le sang m’anime.

Ose en le regardant me reprocher un crime.

AARON.

Par quel prodige encor que je ne conçois pas

A-t-on pu de sa tête écarter le trépas ?

BARMÉCIDE.

C’est Saëd qui trompa vos ordres homicides,

C’est lui, qui de vos coups sauva deux Barmécides.

Il conserva le père, il éleva le fils,

L’instruisit à venger tant d’illustres proscrits,

À s’armer contre vous, à s’armer pour Sémire ;

Et moi, caché vingt ans aux confins de l’empire,

Que Saëd croyait mort, et qu’il croyait venger,

Dans mon asile obscur j’ai su votre danger.

Je suis venu moi-même en porter les indices.

De Sémire, il est vrai, j’ignorais les complices ;

Mais en les connaissant je n’ai pas hésité :

J’ai sacrifié tout à votre sûreté.

Le sort a confondu mes vœux et mon attente ;

Il accable aujourd’hui ma vieillesse innocente.

De mon malheureux fils je sais les attentats ;

Mais que ma mort au moins devance son trépas,

Oubliez le service, et punissez les crimes ;

Ce tombeau nous attend : rendez-lui ses victimes.

AARON.

J’ai dû te reconnaître à cet effort si grand ;

Toi seul en es capable. Ô combat déchirant !

De devoirs opposés mon cœur ressent l’empire !

Aux gardes.

Allez, et qu’on amène et Saëd et Sémire.

Dieu protecteur du trône ! ô Roi de tous les rois !

J’ai vu dans ma grandeur l’ouvrage de ton choix.

J’ai cru, je l’avouerai, n’en être pas indigne :

J’en avais cependant terni l’éclat insigne.

J’avais jusqu’à ce jour une faute à pleurer,

Et je n’avais vécu que pour la réparer.

Toi-même as pris ce soin qui passait ma puissance.

Tu m’as vendu bien cher ce don de ta clémence.

Et toi, que j’ai pleuré, respectable héros,

Va, crois que mes regrets ont égalé tes maux.

BARMÉCIDE.

Vous allez les combler ! quelle horreur m’environne !

 

 

Scène V

 

AARON, BARMÉCIDE, AMORASSAN, SÉMIRE, SAËD, ILCAN, GARDES

 

AARON.

Sémire, à qui j’offrais mon fils et ma couronne,

Sémire a-t-elle pu préférer, en effet,

Aux dons du souverain les crimes d’un sujet ?

SÉMIRE.

Je conçois ta surprise, ainsi que ta colère.

Loin de la servitude, et loin de la misère,

Ton cœur à les juger n’est point accoutumé,

Et tu ne connais pas les droits de l’opprimé ;

Use de tous les tiens, je suis en ta puissance.

BARMÉCIDE.

Je tenterais en vain de prendre leur défense.

Mais je l’ai déjà dit, mon sort suivra le leur.

Seigneur, voilà mon fils, et voilà mon sauveur.

Il se place entre Saëd et le vizir.

C’est moi seul qui les perds, et c’est moi qu’ils servirent.

S’ils meurent, dans mes bras il faudra qu’ils expirent.

AARON.

Ô toi, depuis longtemps vengé par mes remords,

Mais qui l’es encor plus par tes nobles efforts !

Tu fais beaucoup pour moi, je l’avoue ; et ton maître,

Grâces à ses malheurs, va t’égaler peut-être.

Montrant le vizir.

Je dois punir en lui le plus grand des forfaits ;

Je dois payer en toi le plus grand des bienfaits.

Si j’écoutai jadis un excès de vengeance,

Il faut, pour l’expier, un excès de clémence.

Vizir, vois dans quel sang ton bras s’était plongé.

Je pardonne, à l’aspect de mon fils égorgé.

BARMÉCIDE.

Ah ! seigneur ! ah ! quel Dieu vous inspire et vous guide !

AARON.

Eh ! pouvais-je punir le fils de Barmécide ?

Toi, par ton repentir et ta fidélité,

Vizir, rends-moi du moins ce que tu m’as ôté.

AMORASSAN.

Ah ! seigneur, de mon cœur vos vertus vous font maître,

Et mon père lui seul avait su vous connaître.

AARON, au vizir et à Sémire.

Vous étiez tous les deux unis pour m’opprimer,

Soyez encore unis, mais du moins pour m’aimer.

SÉMIRE.

Seigneur, votre victoire est entière et certaine,

Et tant de grandeur d’âme a désarmé ma haine.

À vous seul, à jamais, mes jours sont asservis.

AARON.

Lorsque tu me trompas, Saëd, tu me servis.

À Barmécide.

Rien ne s’oppose plus au transport qui m’anime.

Approche de ce cœur, ami rare et sublime.

Mes pleurs étaient cruels, ils sont plus doux enfin ;

Ils coulaient sur ta tombe ; ils coulent dans ton sein.

BARMÉCIDE.

Qu’un Dieu, toujours propice, à vos destins préside !

AARON.

Il veut me consoler, il me rend Barmécide.

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