Les Amours du Soleil (Jean DONNEAU DE VISÉ)
Tragédie en machines en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en 1671
Personnages du Prologue
APOLLON
LES NEUFS MUSES
L’AMOUR
Personnages de la Tragédie
LE SOLEIL
ORCHAME, Roi de Perse
LEUCOTHOÉ, sa fille
CLITIE, Nymphe, Fille de Thétis, et de l’Océan
PALMIS, confidente de Leucothoé
NÉRICE, confidente de Clitie
THÉASPE, Prince persan
VÉNUS
LA JALOUSIE, sous la forme de Pallas
L’ENVIE, sous la forme de Mercure
TROIS FURIES
LA DISCORDE, sous la forme de Junon
ÉOLE, accompagné de VENTS
MIRSA, Capitaine des Gardes
L’AMOUR
SUITE DU ROI
LE SOMMEIL, personnage muet
LE SILENCE, personnage muet
LE REPOS, personnage muet
AU LECTEUR
Toute la France sait que l’on a vu représenter sur le Théâtre du Marais des Pièces en Machines, dont l’éclat et la magnificence ont fait quelquefois douter aux Étrangers, que des Particuliers eussent pu faire une si grande dépense. L’Andromède, La Toison d’Or, et la Sémélé, sont les trois dernières Pièces de Spectacle qui aient paru sur ce superbe Théâtre. Ce n’est pas que depuis quelques années, on n’en ait vu beaucoup dans le même Lieu, auxquelles on a donné le nom de Pièces de Machines, bien qu’elles ne le méritassent pas tout à fait. Celle des Amours du Soleil ne doit pas être mise au nombre de ces dernières, puisque jamais aucune Troupe du Marais n’a fait voir un si grand Spectacle, et que celle qui l’occupe aujourd’hui a voulu montrer qu’elle était capable de soutenir une grande dépense, et faire en même temps perdre le souvenir des dernières Pièces qu’elle a représentées, qui ne pouvaient justement être appelées Pièces de Machines, et à qui l’on a donné ce nom qu’à cause de quelques ornements qui les faisaient paraître avec plus d’éclat que les Pièces unies. Je crois que l’on ne doutera point de la grandeur du Spectacle de celle des Amours du Soleil, puisqu’il y a huit changements magnifiques sur le Théâtre d’en bas, et cinq sur celui d’en haut, et que toutes ces superbes Décorations sont accompagnées de vingt-quatre tant Vols que Machines volantes ; ce qui ne s’est jamais vu en si grande nombre dans aucune Pièce. Les Machines sont considérables par trois choses, par leur grandeur, par la surprise des Spectacles qu’elles produisent, et par l’invention étant certain qu’on n’en a jamais fait qui aient produit de pareils effets, et que l’on en voit plusieurs qui occupent toute la face du Théâtre. Le sujet de cette Pièce est tiré du quatrième Livre des Métamorphoses d’Ovide. Le Soleil ayant découvert l’adultère de Vénus avec Mars, cette Déesse outragée dans son amour, voulut en être vengée par l’Amour, et le rendit amoureux de Leucothoé, Fille d’Orchame Roi de Perse. Cette nouvelle passion obligea le Soleil d’abandonner Clitie Fille de Thétis et de l’Océan, qu’il avait tendrement aimée. Il prit la forme de la Mère de cette Princesse, pour entrer dans sa Chambre : et Orchame l’ayant appris par Clitie, il suivit les mouvements d’une cruauté qui lui était ordinaire, et fit enterrer sa Fille toute vive. Ainsi Vénus fut vengée par la douleur que la perte de cette Princesse fit sentir au Dieu du Jour. Le Soleil indigné contre Clitie, ne la voulut plus voir, et son regret la fit bientôt après mourir en langueur. Il les changea toutes deux, la Princesse en l’Arbre qui produit l’Encens, et Clitie en Souci ou Tournesol, pour marquer qu’elle était morte de souci, et qu’elle avait toujours eu les yeux tournés vers lui, même après en avoir été quittée. Voilà ce qu’en dit Ovide, et cette Fable fournit tous les caractères ; on y voit un Père cruel, une Princesse tendre, une Amante abandonnée, et qui conserve néanmoins son amour ; un Dieu embarrassé, et une Déesse qui veut se venger, et qui après avoir fait prendre de l’amour à Apollon, veut qu’il perde ce qu’il aime sans cesser de l’aimer. Tout cela sans y rien ajouter ni diminuer, fournit la matière d’un très ample sujet. Aussi n’y ai-je ajouté qu’un Prince Persan qui est amoureux de Leucothoé. J’ai pourtant évité deux choses qui sont presque dans toutes les Pièces de Machines où il y a de semblables Amants ; je veux dire que je n’ai point fait de Scènes du Dieu avec son Rival, et qu’Apollon ignore qu’il aime la Princesse ; et elle ne l’apprend elle-même que dans le cours de la Pièce. La seconde que j’ai évitée, c’est de faire la Princesse promise à cet Amant par ses parents ; de manière qu’il n’y a rien dans cette Tragédie qui ressemble à toutes les Pièces de Spectacle que l’on a vues, soit à l’égard du sujet, soit à l’égard des Machines. Quoiqu’il soit ordinaire de voir une Amante abandonnée, comme Clitie, la manière honnête dont elle en use avec Apollon, ne laisse pas de faire voir quelque chose de nouveau dans son caractère, puisqu’on voit peu d’Amantes délaissées, dont les emportements ne soient mêlés de choses qui outragent un Amant, au lieu que les siens sont seulement amoureux, et qu’on peut dire qu’ils font voir tout ce que la plus violente passion peut produire dans le cœur d’une Femme. Elle a raison d’en user de la sorte, puisqu’un Dieu n’est pas si coupable qu’un autre, lorsqu’il quitte une Mortelle. Je la fais donc outrée d’amour pour Apollon, malgré son infidélité. Je suis en cela Ovide ; et quelque violente passion que je lui donne, on ne peut me blâmer de la faire trop aimer, puisqu’il faut qu’elle meure d’une langueur amoureuse. Apollon ne pouvant se défendre de conserver de l’estime pour une Personne qui l’aime si tendrement, encor qu’elle en soit quittée, on ne doit pas s’étonner s’il en a beaucoup pour elle. Cette estime donne beaucoup d’alarmes à Leucothoé, qui est une Princesse douce, dont la tendresse n’est toutefois pas moins forte que celle de Clitie ; elles paraissent pourtant d’un caractère opposé, parce que la tendresse de Clitie doit être plus animée, à cause qu’elle est quittée. Je laisse au Père son caractère cruel, d’autant qu’il est nécessaire pour finir la Pièce. Je laisse à Vénus sa haine, parce que c’est cette haine qui fait mouvoir toutes les Machines. Jupiter prend le parti d’Apollon, et ruine souvent tous les artifices de Vénus ; mais ce n’est qu’avant qu’elle ait triomphé ; car un Dieu ne défait point ce qu’un autre a fait, mais il peut agir pour servir ceux dont il prend le parti, et les faire avertir de ce qui se passe. On a souvent vu des Dieux les uns contre les autres, et prendre des partis différents ; les Poèmes de l’Antiquité en sont pleins. Ainsi ce combat de Dieux contre Dieux, est autorisé, et il rend les Machines justes. Elles sont nécessaires, parce que Vénus qui fait tout mouvoir, n’agit que par là ; et qui les ôterait, détruirait tout le sujet, puisqu’elles font tous les incidents. Rien ne dément la Fable dans la fin de la Pièce, non plus que dans le commencement ; et l’on peut dire qu’il n’y a rien qui n’en soit, puisque tous les caractères en sont tirés, particulièrement celui de Clitie qui fut aimée du Soleil, qui en fut quittée, qui, bien qu’abandonnée, eût toujours les yeux sur son Amant, qui mourut de langueur, et qui fut métamorphosée en Girosol
PROLOGUE.
L’ouverture du théâtre fait voir des rochers des deux côtés, et dans le milieu le Mont Hélicon avec ses deux croupes, sur l’une desquelles est le cheval Pégase, qui ayant ses ailes étendues, et n’étant appuyé que sur un pied, semble prêt à s’envoler. Un air serein paraît entre ces deux croupes, qui fait un éloignement à perte de vue. Toute cette montagne est de grandeur naturelle, et même en relief ; et l’on n’en doutera pas, puisque les neuf Muses sont dessus, accompagnées d’Apollon qui est au milieu d’elles. Rien ne fut jamais si naturel que cette montagne ; et les arbres en sont si bien détachés, qu’il semble que la nature n’ait rien produit de si beau. Apollon commence le Prologue, et dit aux Muses qu’il faut qu’il les quitte pour aller voir Leucothoé qui règne depuis peu sur son cœur. Les Muses lui témoignent leur chagrin de son départ, et la crainte qu’elles ont qu’il ne les abandonne, quand il sera arrêté par l’Amour. Apollon leur répond que l’Amour a besoin des Muses, et que leurs vers aident souvent aux Amants à faire des conquêtes. Les Muses en demeurent d’accord, et ajoutent qu’Apollon n’a pas besoin de leur secours pour plaire, qu’elles tiennent de lui tout ce qu’elles savent, et qu’elles ne seront plus considérées s’il les abandonne. Ce Dieu leur fait connaître qu’elles ne peuvent être abandonnées, que leur gloire croîtra toujours, et que les Dieux doivent donner à la France un grand Roi qui doit faire des choses étonnantes pour elles, qui fera refleurir les sciences et les beaux-arts, et qui récompensera le mérite de tous ceux qui en auront. Il les invite de donner tous leurs soins à travailler pour sa gloire, de le placer par avance au Temple de Mémoire, et de le mettre au-dessus de tous les demi-Dieux. Les Muses répondent, qu’elles le peindront si bien dans leurs ouvrages, que le portrait ne s’en perdra jamais. Apollon leur fait voir qu’elles n’ont jamais eu de matière si belle que celle que leur fourniront les exploits de ce grand Roi, qu’il sera le plus parfait modèle que l’on puisse donner aux monarques, et que ses neveux auront quelque jour peine à croire ce qu’en rapportera l’Histoire la plus modeste. Les Muses promettent de travailler pour lui avec plaisir. Apollon leur dit adieu, et s’envole sur un nuage, et les Muses disparaissent. L’Amour sort d’une des premières ailes du théâtre, nonchalamment couché sur un nuage ; et demande à Apollon s’il va bien aller voir sa Maîtresse, sans l’avoir consulté. Cela donne lieu à une scène pleine de raillerie, dans laquelle chacun essaie de faire valoir qu’il est plus puissant que l’autre. L’Amour se plaint de ce qu’Apollon a découvert à tous les Dieux les amours de Mars avec sa Mère, et le menace de s’en venger ; mais il ne lui dit pas de quelle manière il en tirera vengeance ; et pour l’embarrasser, il l’assure qu’il sera aimé de la Beauté dont il est épris, mais que sa Mère sera pourtant vengée. Ensuite l’Amour s’envole d’un côté, pendant qu’Apollon est porté de l’autre par le nuage qui le soutient. On doit remarquer que l’Amour se détache du sien, qui se retire dès que ce Dieu s’envole, et que ce vol est plus surprenant, que s’il était enlevé sur le même nuage.
ACTE PREMIER.
De grandes allées de pins et de cyprès, toutes remplis de statues de marbre blanc, font la décoration du premier acte, et le Ciel paraît dans l’enfoncement comme on le voit au lever de l’aurore. Le Roi de Perse paraît dans ce jardin avec un des Princes de sa Cour. Il lui dit que puisque tous les secrets de l’État lui sont déjà connus, il lui en veut confier un autre qui regarde la Princesse sa fille. Théaspe (c’est le nom de ce Prince) paraît d’autant plus surpris, qu’il aime secrètement cette Princesse. Le Roi lui fait connaître qu’ils doivent s’éloigner pour découvrir ce qu’il lui veut faire voir. Clitie paraît dans le même jardin avec Nérice sa confidente, au moment que le Roi en sort. Cette confidente veut empêcher cette Nymphe d’aller plus loin, en lui disant qu’elle voit quelqu’un. Clitie ne laisse pas d’avancer ; et en lui découvrant le sujet qui l’a fait venir dans ce jardin, elle lui fait connaître qu’elle ne saurait cesser d’aimer Apollon, encore qu’elle n’en soit plus aimée. Cette scène fait connaître son caractère. Palmis, confidente de Leucothoé, paraît dans le même jardin, et ne trouvant point le Dieu du Jour qu’elle cherche, elle fait une scène avec Clitie, qui l’interroge sur les amours de ce Dieu et de la Princesse. Clitie se retire voyant venir sa Rivale. La Princesse demeure avec sa confidente, et lui fait connaître l’état de son âme, et les maux qu’elle craint, et qui semblent lui être prédits par les songes fâcheux qu’elle fait souvent. Palmis lui conseille d’aller dans l’antre du Sommeil pour s’en éclaircir. Le temps se couvre, et un nuage sombre les oblige à s’éloigner. Le Ciel s’ouvre, et le Soleil en sort dans un char tout brillant, et tel qu’Ovide le dépeint, avec des roues d’or, et des rayons d’argent, traîné par quatre chevaux blancs qui soufflent du feu. Il est sur un amas de nuages que les chevaux foulent, et ces nuages s’élèvent encor autour du char et autour du Soleil. Cette brillante machine éclairée de cent lumières, s’avançant lentement, le Soleil fond un gros nuage obscur qui paraît à l’un des côtés du théâtre vers le devant. On en voit peu à peu les nuages se dissiper, en se détachant tantôt par morceaux et tantôt par bandes, qui font de longues traînées de nuages, entre lesquelles de petits jours laissent voir la clarté du Soleil. Ce gros nuage descend toujours à mesure que le Soleil s’avance ; et quand il est à terre, Vénus qui était enveloppée dans celui que le Soleil a dissipé, reste à découvert. Ce Dieu descend de son char, et par un mouvement surprenant ce char s’en retourne d’où il est venu. Apollon fait une scène avec Vénus, mêlée de raillerie. Cette Déesse en se séparant d’avec Apollon, fait connaître que c’est la haine et la vengeance qui l’amènent ; et quand elle s’est retirée, ce Dieu fait connaître aussi qu’il se doute qu’elle cherche à se venger de lui. La Princesse voyant le temps serein, revient dans le même lieu ; elle trouve le Dieu du Jour, il lui parle de sa passion avec beaucoup de chaleur ; et la Princesse sans lui avouer la sienne, lui laisse deviner qu’elle en sent beaucoup. Elle témoigne qu’elle craint qu’il ne soit encor touché des charmes de Vénus ou de Clitie qu’il a aimées. Ce Dieu la rassure et l’avertit de se défendre des pièges de Vénus qu’il ne croit descendue en terre, que pour traverser leur amour. La Princesse paraît moins alarmée de ce que Vénus peut faire contre elle, que de la crainte qu’elle a d’être surprise par son père, dont elle découvre l’humeur cruelle. Elle l’aperçoit en ce moment, il ne paraît qu’à dessein de la surprendre, ne s’étant retiré que pour cela à l’ouverture de cet acte. Apollon commande aux brouillards de l’entourer. Il s’en élève un fort épais, qui enveloppe le Soleil, et se dissipe, sans qu’on sache ce que ce Dieu est devenu. La Princesse se retire à la faveur du brouillard. Cette aventure surprend le Roi et le Prince, qui n’avançant qu’à mesure que ce brouillard se dissipe, ne trouvent plus personne. Le Prince s’emporte contre ce Rival inconnu, et le Roi qui ignore son amour, attribue ses emportements à l’excès du zèle qu’il a pour lui. Il parle de faire mourir sa fille. Ce Prince l’en détourne, le prie de ne point éclater, et lui promet qu’il tâchera d’apprendre le nom de l’Amant de la Princesse. Le Roi lui en laisse tout le soin, et se retire.
ACTE SECOND.
Une grande allée d’arbres verts découpés à jour, prend la place de la décoration du premier acte, et l’œil peut à peine en découvrir le bout. Vénus y fait une scène avec Théaspe, où elle lui déclare qu’elle vient pour traverser les amours d’Apollon, et de la Princesse de Perse ; et que la Discorde, l’Envie, et les autres Filles d’Enfer, serviront son courroux. Elle lui exprime le plaisir que donne la vengeance, et lui dit qu’il rencontrera quelques moments heureux, quand elle travaillera pour se venger ; et elle le quitte avec résolution de faire voir bientôt des effets de son ressentiment. Théaspe a de la peine à croire que la Princesse puisse cesser d’aimer un si grand Dieu que le Soleil. Il aperçoit Clitie, et tâche de l’animer contre Apollon, en lui conseillant de le brouiller avec sa nouvelle Maîtresse. Mais il ne la trouve pas disposée à suivre des conseils qui sont autant pour lui, que pour elle ; de manière qu’il se retire assez mal satisfait. Il la laisse avec sa confidente, avec qui elle fait une scène touchant l’état de son cœur. La Princesse la surprend comme elle soupire, et l’excès de l’amour que Clitie ressent pour Apollon, fait que cette Amante se trahit elle-même, en engageant par le bien qu’elle dit de lui, sa Rivale à l’aimer davantage. Elle s’en repent en la voyant partir. Apollon vient un moment après, et paraît surpris de trouver Clitie où il croyait trouver la Princesse. Cette triste Amante ne s’emporte point contre lui ; elle ne le traite point d’infidèle, et lui fait seulement voir l’excès de sa passion, et se retire après lui avoir fait une peinture touchante de tout ce qu’elle sent. Il en est attendri, mais il oublie cette renaissante ardeur à la vue de la Princesse qui se plaint de ce qu’il soupire après avoir vu Clitie. Il la rassure, et se retire pour n’être point vu de Théaspe qui cherche la Princesse. Ce Prince fait dans cette scène ce qu’il a promis au Roi dans le premier acte ; et quoique cette Princesse n’eût jamais voulu lui faire connaître qu’elle s’apercevait de son amour pour elle, et qu’elle eût fait toute chose pour en éviter une déclaration, il la met en état de lui dire elle-même qu’elle en est aimée. Cette Princesse le prie de ne point découvrir à son père qu’elle aime le Soleil ; ce qui embarrasse beaucoup le Prince. La Jalousie paraît à un des côtés du théâtre sous l’habit de Pallas, portée par un amas de nuages, aussi bien que l’Envie qui paraît de l’autre côté sous l’habit de Mercure, portée par des nuages aussi qui produisent un effet, et jettent un éclat qu’on n’a point encor vu au théâtre. Elles conseillent toutes deux à cette Princesse de ne plus aimer le Dieu du Jour, et même de ne lui parler jamais, et s’en retournent par un vol croisé. Théaspe qui se doute que c’est un artifice de Vénus, veut tâcher de profiter de l’occasion ; mais il n’en trouve pas la Princesse plus favorable à ses vœux. Elle se retire pour songer à ce qu’elle doit faire, ne voulant point prendre de conseil du Rival du Soleil.
ACTE TROISIÈME.
Un jardin fait la décoration de cet acte, et il est si magnifique et si surprenant, que l’on n’en a jamais vu un si beau sur la scène. Je ne m’arrêterai point à le décrire, afin de laisser à l’auditeur le plaisir de la surprise. Vénus y rencontre Clitie, qu’elle excite à perdre sa Rivale ; et se retire ne trouvant pas cette Nymphe disposée à suivre ses conseils. Clitie dit à sa confidente, qu’elle connaît bien que Vénus voulait se servir d’elle pour se venger d’Apollon. Elle fait une scène avec la Princesse, qui lui dit les mêmes choses qu’elle avait dessein de lui dire. Clitie qui croit de loin apercevoir Apollon, se retire, pour aller le joindre ; et laisse cette Princesse avec sa confidente. Un moment après, trois Femmes qu’on ne peut prendre que pour des Divinités, paraissent dans trois nuages, que la clarté de plus de cent lumières enfermées dans chacun, fait briller extraordinairement. Ces trois nuages viennent de trois côtés, et remplissent non seulement toute la face du théâtre, mais ils occupent encor une partie des ailes. Ils sont faits d’une manière toute nouvelle, et l’on n’en a point encor vu de si brillants ; mille petits jours qui sont entre les roulements, faisant paraître une clarté qui pourrait seule éclairer tout le théâtre et toute la salle, s’il n’y avait point d’autre lumière. Les trois Personnes qui sont sur ces nuages, donnent des avis à la Princesse qui jettent son esprit dans de nouveaux embarras ; et ces trois machines s’élevant lentement pour s’en retourner, laissent voir à mesure qu’elles remontent, trois Furies qui excitent la curiosité du spectateur, et qui tiennent chacune en une main un flambeau allumé, et plusieurs serpents dans l’autre. Elles n’ont pour coiffures que des serpents autour de la tête, leur habillement est une longue robe noire, toute semée de flammes, avec une ceinture de plusieurs serpents. Ces Furies disent à la Princesse, que celles qui viennent de parler, étaient des fantômes qu’elles animaient par l’ordre de Vénus ; mais que l’ordre de la Déesse étant exécuté, elles viennent par le commandement de Jupiter lui dire ce qu’elles ont fait contre elle, et l’avertir que celles qui lui ont aussi donné des conseils quelque temps auparavant, étaient la Jalousie et l’Envie, sous l’habit et la forme de Pallas et de Mercure. Ce qu’elles disent ensuite, montre qu’elles peuvent faire de semblables messages ; et je puis ajouter à ce qu’elles disent, qu’elles ne sont pas toujours employées pour faire du mal, comme quelques-uns se persuadent. Virgile marque qu’elles sont devant le trône de Jupiter, pour voir s’il se veut servir d’elles. Pausanias dit qu’Oreste qui les vit noires quand il devint fol, les vit blanches quand il revint en son bon sens. Aussi dit-on qu’il les apaisa s’étant acheminé à Argos, suivant le conseil de Pallas, et qu’il les nomma du mot Grec, Eumenia, qui signifie bienveillance, mansuétude, et bénignité ; et c’est pourquoi elles ont retenu le nom d’Euménides. Toutes ces choses sont plus que suffisantes pour autoriser ce que je leur fais faire, qui, à le bien prendre, n’est point tout à fait un bien, puisque l’avertissement qu’elles donnent nuit à Vénus, et que c’est plutôt avouer par force le mal qu’elles ont fait, que rechercher d’elles-mêmes à rendre service. Quand elles ont achevé de dire à la Princesse ce que Jupiter leur a ordonné de lui faire savoir, elles tombent aux Enfers. La Princesse témoigne qu’elle n’est pas moins embarrassée qu’auparavant, et en dit les raisons. Apollon qui a tout su, par ordre de Jupiter son Père, tâche de remettre son esprit. La Discorde paraît sous l’habit et la figure de Junon, et veut empêcher la Princesse de croire ce que les Furies lui ont dit. Apollon assure la Princesse que ce n’est point Junon, et prie Jupiter de le faire connaître. Jupiter paraît dans le Ciel ; et après avoir découvert que c’est la Discorde qui parle sous la forme de Junon, il lance la foudre. Le char se brise en morceaux qui se séparent, et paraissent enflammés au milieu de l’air. Ils se perdent de tous côtés, et la Discorde tombe dans une des ailes du théâtre. Il ne s’est jamais rien fait de si hardi, ni de si surprenant que cette machine ; et le même char qui paraissait tout brillant, tant il est enrichi, paraît en un clin d’œil tout en feu et en pièces, sans que le spectateur puisse découvrir comment se font des choses si extraordinaires. Si cette machine donne beaucoup de gloire au machiniste, celui qui est dedans le char, et dont dépend une partie de l’exécution, n’en a pas moins ; et si l’auteur osait, il dirait que son invention doit être comptée pour quelque chose. Il est à remarquer, qu’encor que la Discorde soit foudroyée, elle n’est pas anéantie ; et que Jupiter ne lance la foudre que pour briser son char, afin de montrer par là qu’elle n’est point Junon. Il la peut faire tomber de la sorte, puisqu’il l’a une autre fois précipitée des Cieux, après qu’elle eût jeté la Pomme d’Or aux Noces de Pelée et de Thétis ; il a bien aussi précipité Vulcain et le Sommeil ; et il y a même des exemples qu’il a foudroyé des Dieux. Mais ce n’est pas ici un lieu pour en parler, retournons à la Princesse, dont les bontés de Jupiter devraient avoir remis l’esprit : néanmoins elle n’est guère plus satisfaite ; et l’humeur cruelle de son père l’empêche de goûter tranquillement le plaisir d’être aimée. Elle quitte Apollon, parce qu’elle craint le retour de son père, et qu’il ne la trouve avec ce Dieu. Il n’est pas longtemps seul. Clitie qui était allée par un autre endroit pour le joindre, l’aperçoit un peu avant que la Princesse sorte d’avec lui, et attend qu’elle se soit éloignée pour lui donner de nouvelles marques de sa passion. Il fait voir son embarras, et se retire ; et Clitie fait connaître à sa confidente qu’elle l’aimera toujours, et qu’elle va tout faire pour remplir la volonté du Destin, qui semble avoir résolu qu’elle recherche toujours à le voir.
ACTE QUATRIÈME.
La décoration représente l’antre du Sommeil. Elle est remplie d’un nombre infini de songes, sous diverses figures ; et l’on ne peut rien imaginer qu’on n’y trouve. On y voit des ports de mer, des Bacchantes, des géants, des nains, des vieillards, des ruines, des vases, et cuvette d’or et d’argent, des batailles, des oiseaux, des plantes, des fleurs, des incendies, des personnes qui dorment et qui rêvent. On y voit aussi des villes, des sacrificateurs, des lions, des tigres, des paons, et généralement tout ce que l’on peut imaginer, puisqu’ils représentent les songes, et qu’il n’y a rien qu’on ne puisse songer. Ce surprenant théâtre est l’un des plus habiles hommes de France, et qui a la main la plus hardie pour la détrempe. L’on n’en doutera pas, quand on saura qu’il est de celle de M. Prat, et qu’il s’est surpassé lui-même. Ce théâtre doit exciter beaucoup de curiosité, et une journée entière ne peut suffire pour le bien considérer. On peut dire qu’il en renferme seul plus de trente, puisqu’un arbre, ou une colonne, ou une statue, ont jusques ici fait seuls une décoration. Je dis seuls, parce qu’étant redoublés, c’est toujours la même chose : mais il n’en est pas de même de celui-ci, puisque l’on voit quelque chose de nouveau dans chaque châssis. Vers le bout du théâtre, le Sommeil est couché sur un lit d’ébène. Il a une longue robe blanche qui marque le jour, et une noire parsemé d’étoiles qui marque la nuit. Il a de grandes ailes ; il tient une verge à la main, avec laquelle il touche les hommes, et les fait dormir ; et dans l’autre il a une corne. Les poètes en donnent la raison : mais ce n’est pas ce qu’on recherche ici. Je dirai pourtant, pour me justifier, d’avoir mis un antre du Sommeil en Perse, qu’Ovide en met près les Monts Cimmériens, Homère en l’Île de Lemnos qui est dans la Mer Égée, Stace entre les Peuples d’Éthiopie, et l’Arioste en Arabie. Si l’on doute dans lequel de ces quatre endroits se trouve l’antre du Sommeil, on peut bien douter de cinq, ou s’il s’en trouve dans tous ces lieux-là, il y en peut aussi avoir en Perse. La Princesse dont la venue en cet antre était préparée dans les autres actes, vient avec Palmis : mais à peine a-t-elle fait son invocation, qu’elle entend un terrible tonnerre non seulement sur le théâtre, mais encor par toute la salle : les vents la traversent ; et l’un vient d’un côté, pendant que l’autre va de l’autre. Celui qui vient sur le théâtre, fait plusieurs tours en rond comme un tourbillon, et se perd dans les airs. Ensuite le Sommeil et le Silence, et le Repos, qui l’accompagnaient, s’évanouissent : le lit du Sommeil s’abîme, et le théâtre change en un désert. Le tonnerre recommence quelque temps après, puis le Ciel s’ouvre, et l’on en voit sortir Éole, accompagné de plusieurs vents sur des nuages enflammés. Il fait entendre à la Princesse, que par l’avis des Dieux, Jupiter n’approuve plus son amour, et que c’est pourquoi le Sommeil n’a point voulu l’entendre. Ce nuage se sépare en trois : Éole va sur le cintre ; et les autres nuages qui portent les vents, l’un à droite, et l’autre à gauche. Cette surprenante machine parle assez d’elle-même, sans qu’il soit besoin d’en exagérer la beauté, qui n’a rien que de nouveau. Cet acte est si rempli de machines et de vols, qu’il y a beaucoup de pièces entières où l’on n’en trouve pas tant. Le spectateur ne sait d’abord où jeter la vue ; et tout ce qui se passe devant, derrière, et à côté de lui, a de quoi l’occuper ; et il voit des choses coup sur coup, qu’il n’a pas le temps de les compter, et qu’il lui doit rester un désir extrême de les revoir. Théaspe trouve la Princesse dans le désert, et lui en dit les raisons. Elle le reçoit froidement, et ne se peut résoudre à l’aimer, encor qu’elle croie perdre Apollon. Elle se retire, et lui défend de la suivre. Il en est au désespoir. Vénus vient qui lui raconte par quels moyens elle a fait tout ce qui s’est passé, et comment Éole l’a servie à la prière de Junon, qui hait tous les enfants de Jupiter, et qui a longtemps poursuivi Latone sa Mère. Théaspe se retire, et Vénus et Apollon font une scène de raillerie, où ils ont tour à tour l’avantage. Vénus le quitte, en lui disant, qu’encore que tous ses desseins soient découverts, il lui reste encore un moyen de se venger. Clitie qui ne peut vivre sans le voir, oblige ce Dieu à se plaindre, et à lui faire connaître qu’il lui reste beaucoup de tendresse pour elle. Il dépeint l’état confus de son âme, et paraît plus touché que dans les deux scènes qu’elle a faites avec lui. Il ne faut pas s’en étonner ; on résiste une fois ou deux, quand on a pris une forte résolution ; mais cela ne fait pas qu’on soit toujours insensible. Les troubles du cœur d’Apollon ne donnent qu’un faux espoir à cette malheureuse Nymphe ; et tout ce qu’il lui dit n’empêche pas qu’elle ne connaisse que la Princesse est toujours la plus forte dans son cœur. Elle se retire avec ce chagrin ; et Apollon qui demeure seul, fait connaître l’état de son âme ; puis sort pour aller rassurer l’esprit de la Princesse, et lui dire que tout ce qu’elle a vu dans l’antre du Sommeil, n’est qu’un effet de la vengeance de Vénus.
ACTE CINQUIÈME.
Encor que l’on ait vu dans les actes précédents, de différents endroits, des jardins du Roi de Perse, pour l’embellissement desquels l’art et la nature semblaient avoir épuisé leurs merveilles ; il faut néanmoins qu’ils le cèdent à la beauté de celui qui fait la décoration de cet acte. Un nombre infini de statues différentes, de fontaines, et de vases remplis de fleurs en confusion, et tout ce qui peut se voir dans un jardin, se rencontre dans celui-ci. Le théâtre est fermé par plusieurs arcades qui composent un berceau, au bout duquel on découvre un parterre rempli de figures. Entre toutes les arcades qui forment ce berceau, on voit quantité de termes qui portent sur leurs têtes des corbeilles d’or pleines d’un nombre infini de fleurs différentes, dont la vivacité réjouit la vue. Peut-être que quelqu’un s’étonnera de ce qu’il y a tant de jardins dans cette pièce ; mais on est en Perse dans les jardins, comme on est ici dans des appartements, et les Rois y donnent audience aux Ambassadeurs. De plus, Apollon aurait été découvert, s’il eût été voir souvent la Princesse dans le palais ; et quoiqu’il la voie dans des jardins, il lui marque même que de crainte d’être découverts, ils ne se voient pas toujours dans des mêmes endroits. Je pourrais alléguer d’autres raisons, mais je fatiguerais la patience du lecteur, qui cherche ici autre chose. C’est dans ce lieu que je viens de décrire qu’Apollon veut obliger la Princesse de demeurer quelque temps. Elle lui fait connaître qu’elle n’y peut demeurer, parce qu’elle craint le retour de son père, ou que la Reine sa mère n’aille dans son appartement, comme elle y va quelquefois à ces heures-là. Apollon dit un vers à part qui prépare ce qu’il fait dans la suite, sans qu’on le puisse deviner. La Princesse alarmée du dernier entretien qu’il a eu avec Clitie, lui fait connaître qu’elle appréhende qu’il ne retourne à elle. Clitie qui survient, l’embarrasse aussi ; mais il s’en démêle adroitement, et les laisse ensemble. Clitie qui ne s’abuse pas, fait tout ce qu’une Amante interdite, troublée, et qui n’espère plus rien, est capable de faire ; et la Princesse qui craint d’en être touchée, se retire. Clitie demeure quelque temps seule, et ce qu’elle dit justifie ce qu’elle vient de faire. Théaspe tout transporté de jalousie, lui vient dire qu’Apollon empêchant par un pouvoir divin, que la Reine n’allât voir la Princesse sa fille dans sa chambre, il en a pris la forme et le nom, afin de la voir sans être découvert. Apollon prépare cela dès l’ouverture de l’acte. Le Roi arrive ; et Clitie dont la jalousie ne garde plus de mesures, apprend cette aventure au Roi qui en savait déjà une partie, et qui avait appris en chassant, des gens d’alentour, qu’on voyait souvent le Soleil descendre autour de son palais. Ce monarque donne ordre bas à son Capitaine des Gardes, pour la faire enterrer vive. Il s’étend ensuite sur le crime de sa fille, et dit cet ordre qu’il vient de donner. L’on ne doit pas s’étonner de cette cruauté, son caractère étant fondé partout où l’on parle de lui. Le Prince veut aller au secours de la Princesse ; mais le Ciel s’ouvre, et Vénus portée par son Étoile, lui dit d’arrêter, et lui apprend que la Princesse a perdu la vie, encore qu’elle fût innocente, et qu’elle a pris soin que ceux qui avaient ordre de la faire mourir, ne désirassent pas son trépas. Elle fait connaître qu’ayant trouvé dans Orchame, une âme à la cruauté préparée, elle l’a facilement porté à se défaire de sa fille, et que c’est le dernier coup qu’elle gardait à Apollon, et dont il ne se doutait pas. Elle fait voir le plaisir qu’elle a de publier elle-même qu’elle est vengée, afin que l’on ne doute pas que la mort de Leucothoé est son ouvrage. Les nuages l’enveloppent, et Théaspe donne des marques d’un furieux désespoir ; et le Roi qui ne savait pas son amour, l’apprend par là. On vient dire que Clitie est morte de douleur, à cause que le Soleil ne voulait plus la voir, parce que le rapport qu’elle avait fait à Orchame, de l’entrevue de ce Dieu avec cette Princesse, était en partie cause que ce cruel père l’avait fait enterrer vive ; et c’est en effet pourquoi il l’a fait mourir dans la fable. Si j’avance sa mort de quelques jours, j’ai fait plus qu’Ovide pour la préparer, puisque j’ai parlé partout de sa langueur. Comme le même confirme la mort de la Princesse, Théaspe s’abandonne entièrement au désespoir ; et apostrophant le Soleil, il lui dit qu’il devait faire quelque chose pour lui marquer son amour, et la faire revivre. Quelque temps après, les nuages s’éclaircissant pour laisser voir le palais du Soleil, tout le théâtre se change en un théâtre de nues, et la porte d’argent du palais de ce Dieu paraît comme Ovide la dépeint. La mer est gravée dessus ; et Neptune avec tous les Dieux Marins, et les Tritons et le Zodiaque, se voient tout autour. Cette riche porte qui semble d’argent étant ouverte, laisse voir le palais du Soleil soutenu de plusieurs colonnes d’or, dont les bases et chapiteaux sont de la même matière et l’on peut dire avec justice, que l’on n’a jamais rien vu dans le Marais qui ait approché de ce grand spectacle. On aperçoit d’abord sur des amas de nuages, les Heures, les Jours, et les Mois, qui ont coutume d’accompagner le Soleil ; et le Temps paraît au milieu avec sa faux et son horloge. On voit de grandes clartés qui semblent les détacher, et qui sont de brillants éloignements, dont on n’a point encor vu sur aucun théâtre. Ces nuages sont à l’entrés du palais du Soleil, fait par le même qui a peint le théâtre des songes et le Mont Hélicon. Il est de l’ordre dorique. Les voûtes sont à arêtes et de lapis, avec plusieurs enrichissements. Le trône du Soleil est demi-octogone, et tout couvert de pierres précieuses qui jettent un éclat qui surprend le spectateur. Les quatre Saisons vêtues comme on les dépeint, sont assises sur les marches de ce trône, et accompagnent le Soleil qui est assis dedans. Il déclare ce qu’il a dessein de faire pour la Princesse et pour Clitie. L’Amour paraît ensuite à l’entrée de son palais. Il dit à Apollon qu’il est satisfait d’avoir vengé sa Mère, et qu’il peut désormais aimer sans craindre qu’il lui soit contraire. En finissant ces paroles, il s’envole en se précipitant ; puis il va dans le cintre, en se relevant tout d’un coup, lorsqu’on croit qu’il va s’arrêter à terre. Ce vol est extraordinaire, et l’on n’en a jamais vu de semblable.
PROLOGUE
Scène première
APOLLON, LES MUSES
APOLLON, sur le Parnasse au milieu des Muses.
Malgré les plaisirs innocents
Qu’avec vous je goûte sans cesse,
Muses, pour quelque temps il faut que je vous laisse,
Et je vais, entraîné par des désirs pressants,
Voir une charmante Princesse,
Dont les attraits trop puissants
Ont fait naître en mon cœur une forte tendresse.
La Princesse de Perse est cet objet vainqueur
Pour qui le Dieu des vers soupire ;
Je ne suis plus à moi, je vis sous son empire,
Enfin Leucothoé dispose de mon cœur.
PREMIÈRE MUSE.
Que nous aurons de peine à souffrir votre absence !
DEUXIÈME MUSE.
Et qu’avecque peu d’espérance
Nous attendrons votre retour,
Quand vous serez arrêtés par l’Amour !
TROISIÈME MUSE.
Nous serons longtemps délaissées :
L’Amour qui pourra tout sur vous,
Vous retenant dans des liens si doux,
De votre souvenir nous serons effacées.
APOLLON.
Ah n’appréhendez rien de lui,
Vous lui servez souvent à conquérir des âmes,
Et par vos chansons aujourd’hui
Il allume beaucoup de flammes.
QUATRIÈME MUSE.
Il est vrai que nos vers ont de rares secrets,
Et font faire aux Amants de merveilleux progrès.
CINQUIÈME MUSE.
Mais Apollon n’en a que faire :
Quand de quelque Beauté son cœur sera charmé,
Et qu’il aura dessein de plaire,
Il se verra d’abord aimé.
Notre art n’augmente point l’éclat qui l’environne ;
Tout ce que nous savons, nous le tenons de lui ;
Et si ce Dieu nous abandonne,
Nous allons tout perdre aujourd’hui.
APOLLON.
Vous ne serez jamais abandonnées,
Votre gloire croîtra toujours,
Rien n’en pourra borner le cours :
C’est un ordre des Destinées ;
Et même dans quelques années
Les Dieux doivent donner à la France un grand Roi,
Qui doit faire pour vous encore plus que moi.
Ce monarque à qui rien ne doit être impossible,
Vous saura garantir des insultes de Mars,
Et vous verrez refleurir vos beaux Arts
Sous son règne doux et paisible.
Par lui vos dignes Nourrissons
Auront de leurs travaux de dignes récompenses ;
On lui verra donner le prix à vos Chansons,
Et celui qu’on doit aux Sciences.
Mes Sœurs, vous pouvez donc par un soin glorieux
Dès aujourd’hui travailler pour sa gloire,
Le placer par avance au Temple de Mémoire,
Et le mettre au-dessus de tous les demi-Dieux.
SIXIÈME MUSE.
Si nous en recevons de si grands avantages,
Pour reconnaître ses bienfaits,
Nous le peindrons si bien dans nos fameux Ouvrages,
Que le portrait ne s’en perdra jamais.
APOLLON.
Vous n’avez jamais eu de matière si belle
Que vous en fourniront ses glorieux exploits ;
Vous le verrez le plus parfait modèle
Que l’on puisse donner aux Rois ;
Et ses neveux auront quelque peine à croire
Ce qu’en rapportera la plus modeste Histoire.
Travaillez donc pour lui toutes à vos emplois.
SEPTIÈME MUSE.
Nous le ferons même avec allégresse.
APOLLON.
Je vous quitte, le temps me presse,
Je ne puis demeurer plus longtemps en ce lieu ;
Je vais voir ma belle Princesse,
Il faut nous séparer, Adieu.
Apollon vole jusques au milieu du théâtre. Le Parnasse disparaît ; et l’Amour couché sur un nuage, arrête Apollon, qu’un autre nuage soutient aussi.
Scène II
APOLLON, L’AMOUR
L’AMOUR.
Où court avec tant de vitesse
Le Dieu qui fait briller le jour ?
Sans avoir consulté l’Amour,
Ose-t-il bien aller voir sa Maîtresse ?
APOLLON.
Je ne consulte rien que l’ardeur qui me presse.
L’AMOUR.
Le trépas de Python dont ton bras fut vainqueur,
Te donna tant de vaine gloire,
Qu’après une telle victoire
Tu ne crus rien d’égal à ta valeur,
Et tout rempli d’orgueil, tu bravas ma puissance :
Mais la belle Daphné, dont ton cœur fut épris
T’apprit bientôt comment je traite qui m’offense,
Et me vengea de toi par ses cruels mépris.
APOLLON.
Il est vrai qu’à mes vœux elle fut inflexible ;
Mais en la rendant insensible
Tu te fis pour le moins autant de mal qu’à moi ;
Et quoi que tu me puisses dire,
Puisque ce fut un cœur de moins sous ton empire,
Ce fut une perte pour toi.
L’AMOUR.
Quand on contente sa vengeance,
On est toujours satisfait ;
Et l’on ne compte pas la perte que l’on fait,
Lorsqu’elle sert à punir une offense.
J’en dois venger une autre, et je me souviens bien
De ce qu’a fait le Dieu de la Lumière,
Quand tout le Ciel par son moyen
Avecque Mars a découvert ma Mère ;
Et l’Amour ne pardonnant rien,
Tu dois craindre encor ma colère.
APOLLON.
Je devais donc obscurcir ma lumière,
Pour cacher les amours de Vénus et de Mars :
Mais quel mal pourrais-tu me faire ?
Tu n’es pas assez fort pour manier tes dards,
Je m’en servirais mieux, et n’ai pas ta faiblesse ;
Et la défaite de Python
Marquant ma force et mon adresse,
Fait voir qu’on doit trembler au seul bruit de mon nom.
L’AMOUR.
Il est vrai que souvent on a vu sous tes armes,
Aussi bien que Python, expirer des Mortels :
Mais j’attaque les Dieux, et fais aux plus cruels
Plus répandre en un jour de larmes,
Qu’on ne brûla jamais d’encens sur tes Autels.
Je suis à craindre en ma colère,
Les coups saignent longtemps qui partent de mes traits :
Mais je veux qu’on me considère
Moins par le mal que je puis faire,
Que par tant de biens que je fais.
APOLLON.
L’Amour sait bien causer.
L’AMOUR.
Je sais faire autre chose,
Et toi-même tu le sais bien ;
Et plus d’une métamorphose
T’a dû faire savoir si je ne pouvais rien,
Et si quand je suis en colère...
APOLLON.
Mais dis-moi, petit téméraire,
T’oses-tu comparer à moi ?
Ne suis-je pas en tout un Dieu plus grand que toi ?
On donne en mon honneur des Jeux et des Spectacles,
Je suis le Souverain de Delphe et de Claros,
Je commande à Patare, et dedans Ténédos,
Et rends chez les Mortels les plus fameux Oracles ;
Je suis Père du Jour, tout ne vit que par moi ;
Et si tous les matins je ne sortais de l’Onde,
Les ténèbres sans cesse obscurciraient le Monde,
Et porteraient partout l’effroi ;
J’ai le premier inventé la Musique,
Et cet Art si divin de composer des Vers ;
Jupiter est mon Père, et dans tout l’Univers...
L’AMOUR.
Et c’est donc là l’honneur dont Apollon se pique ?
Il a sujet de se vanter :
Un Fils d’une Mortelle, et du grand Jupiter,
A sans doute un grand avantage,
Et qui lui doit servir en mille lieux :
Mais avec des Mortels cet honneur se partage,
Aussi bien qu’avec des Dieux.
Ce grand pouvoir encor de faire les Journées,
De régler les Saisons, et le cours des Années,
Et tout ce qui fait ton emploi,
Est un ordre des Destinées,
Qui de tout temps est établi sans toi :
Mais avec ce pouvoir peux-tu voir dans les âmes ?
Tes rayons si vantés percent-ils dans les cœurs ?
Et le secours de tes neufs Sœurs
Te peut-il assurer un succès à tes flammes ?
Et quand tout l’univers vivrait dessous ta loi,
Peux-tu te faire aimer sans moi ?
Je dompte quand je veux l’orgueil de la plus fière,
Je fais aimer les plus grands Conquérants,
Et le flambeau qui m’éclaire
Allume plus de feux que ta lumière.
APOLLON.
Oui, mais chacun te met au nombre des Tyrans ;
On souffre trop sous ton empire,
Sans cesse on y languit, sans cesse on y soupire ;
Tu ne fais que du mal, c’est là tout ton emploi,
Et Mars est moins cruel que toi.
Quand ce Dieu furieux ravage tant de terres,
Qu’il porte partout la terreur,
Il ne fait bien souvent qu’entretenir des guerres
Dont l’Amour est le seul auteur.
L’AMOUR.
D’où vient donc que ton cœur soupire,
Puisque je fais du mal en tant de lieux ?
Et pour quoi voit-on tous les Dieux
Reconnaître mon empire,
Et lorsqu’en terre un bel œil les attire,
Descendre souvent des Cieux ?
Je ne suis pas si cruel que l’on pense ;
Et quand on a reconnu ma puissance,
On goûte souvent des douceurs :
Mais aussi lorsque l’on m’offense,
Je fais souffrir de cruelles douleurs,
Et ne songe qu’à la vengeance.
Tu le sais, je me suis déjà vengé de toi,
Quand tu t’attiras ma colère ;
Et je veux en vengeant ma Mère,
Te faire plus souffrir que je n’ai fait pour moi.
Je ne dois point avec un soin extrême,
Quand on a pris plaisir à m’outrager,
Épier les moments propres à me venger ;
Dans mes fers, tôt ou tard, on se jette soi-même.
APOLLON.
Quoique pressé de m’en aller,
Pour savoir ton dessein, je t’ai laissé parler.
Je vais en Perse attendre les miracles
Que tu feras pour te venger ;
Fais naître à mes désirs tous les jours des obstacles,
Tu ne saurais mieux m’obliger,
Je ne cherche que de la gloire,
Et je veux vaincre avec honneur ;
Dans une facile victoire
On doit trop à son bonheur.
L’AMOUR.
Ce discours est adroit, mais Apollon s’abuse,
S’il prétend me tromper par une telle ruse.
J’en sais là-dessus plus que toi :
Si tu ne le crois pas, ton erreur est extrême ;
Qui veut tromper l’Amour, se peut tromper soi-même ;
Le meilleur est toujours de s’en fier à moi :
Mais laissons ce discours, va-t’en chez ta Maîtresse,
Tu brûles de la voir, elle a mêmes désirs ;
Mais un cruel chagrin, une sombre tristesse,
Suivront de bien près tes plaisirs.
Souviens-toi que par toi Vénus fut outragée ;
Tu seras toutefois aimé
De la Beauté qui t’a charmé,
Et ma Mère aujourd’hui sera pourtant vengée :
Adieu, tu connaîtras un jour
Que tout est possible à l’Amour.
L’Amour s’envole sans son nuage ; et Apollon toujours porté par le sien, va du côté dont l’Amour est parti.
ACTE I
Scène première
LE ROI, THÉASPE, SUITE
LE ROI, à sa Suite.
Rentrez dans le palais.
À Théaspe.
Vous, demeurez ici,
Prince. Vous me voyez accablé de souci,
Et vous saurez bientôt quel sujet l’a fait naître.
Oui, tout ce qui le cause, à vos yeux va paraître ;
Les secrets de l’État vous étant connus tous,
Celui-ci ne doit pas être caché pour vous ;
Cet important secret regarde la Princesse,
Dont je ne puis assez condamner la faiblesse.
THÉASPE, à part.
Saurait-il que je l’aime ?
Haut.
Ah, Seigneur, croyez-vous...
LE ROI.
Prendre ses intérêts, c’est aigrir mon courroux ;
Et quand je la condamne, on ne peut la défendre.
THÉASPE.
Ah, Seigneur, contre vous l’oserais-je entreprendre ?
LE ROI.
Éloignons-nous un peu, vous apprendrez pourquoi
Scène II
CLITIE, NÉRICE
NÉRICE.
Je vois quelqu’un, sortons.
CLITIE.
Ah n’importe, suis-moi ;
À cette heure Apollon vient trouver la Princesse,
Il vient entretenir sa nouvelle Maîtresse,
Et moi je le viens voir.
NÉRICE.
Vous devez éclater.
CLITIE.
Nérice, mon dessein n’est pas de m’emporter :
Lorsqu’on agit ainsi, l’on doit être assurée
Qu’à toute autre Maîtresse on sera préférée :
Mais quand j’en dois douter, ce serait me trahir,
Et travailler moi-même à me faire haïr :
Lorsqu’on voit qu’un Amant s’échappe de sa chaîne,
Par sa seule douceur il faut qu’on le ramène ;
Cette douceur l’accuse, il se blâme en secret,
Il combat, et ne peut s’échapper qu’à regret ;
Mais on lui fait plaisir sitôt qu’on le querelle,
Et l’on achève enfin de le rendre infidèle.
NÉRICE.
Ah vous l’aimez encor, puisque vous craignez tant.
CLITIE.
Oui, je l’aime toujours, bien qu’il soit inconstant.
Je crois qu’on ne saurait condamner ma tendresse,
Et qu’on peut bien aimer un grand Dieu sans faiblesse ;
Et ce qui doit encor excuser mon ardeur,
C’est que du même Dieu j’ai possédé le cœur.
Ainsi ma flamme doit être toujours égale ;
Et sans examiner l’esprit de ma Rivale,
Ni ses puissants attraits qui peuvent tout charmer,
Je me veux toujours faire un plaisir de l’aimer.
Nérice, qui ne peut aimer qu’autant qu’on l’aime,
N’aime que faiblement, ou n’aime que soi-même ;
Une amour violente, une sincère ardeur,
Ne saurait tout d’un coup se changer en froideur ;
Et ce n’est pas avoir l’âme bien enflammée,
Que de ne plus aimer dès qu’on n’est plus aimée.
Dans ce temps seulement la constance paraît,
Le véritable amour par là se reconnaît,
Et c’est aussi par là que je ferai paraître
L’amour que dans mon cœur Apollon a fait naître ;
Rien ne peut l’égaler cette puissante amour
Qui me fera peut-être expirer quelque jour ;
D’un feu si violent je me sens consumée,
Dois-je mourir, hélas ! sans être encor aimée ?
NÉRICE.
Fille de l’Océan, et digne de l’amour
Du jeune et charmant Dieu qui dispense le jour,
Croyez que des Persans l’orgueilleuse Princesse
Ne vous pourra longtemps dérober sa tendresse.
CLITIE.
Voici Palmis, qui sait seule tous ses secrets.
NÉRICE.
Il semble qu’elle soit dedans vos intérêts.
Scène III
CLITIE, NÉRICE, PALMIS
PALMIS, sans la voir.
Je cherche en vain ce Dieu, puisque l’on voit l’Aurore,
Que ses faibles rayons laissent paraître encore.
CLITIE.
Sans me faire languir, dis-moi, chère Palmis,
L’espoir à mon amour est-il encor permis ?
PALMIS.
Pour un Dieu qui vous quitte, ayez moins de faiblesse.
CLITIE.
Mais crois-tu qu’Apollon aime bien la Princesse ?
PALMIS.
Oui.
CLITIE.
La voit-il souvent, et crois-tu qu’en son cœur
Leucothoé ressente une aussi forte ardeur ?
PALMIS.
Je le crois.
CLITIE.
Leurs discours sont-ils remplis de flammes ?
Voit-on bien par leurs yeux jusqu’au fond de leurs âmes ?
Brillent-ils d’une ardeur qui les rende perçants ?
Ou leurs regards sont-ils tendres et languissants ?
PALMIS.
L’amour qui les unit, a tant de violence,
Qu’il se fait remarquer même par leur silence :
Ils ne peuvent parler ; mais on juge à les voir,
Qu’ils en ont le désir, au défaut du pouvoir
Qu’ils brûlent au moment qu’ils paraissent tranquilles,
Et qu’un excès d’amour les rend presque immobiles.
D’une pareille ardeur leurs cœurs étant touchés,
À se considérer leurs yeux sont attachés ;
Et pendant cette extase où paraissent leurs âmes,
De leurs yeux pleins de feu partent des traits de flammes ;
Et dans cet éloquent et muet entretien,
Leurs cœurs disent beaucoup, lorsqu’ils ne disent rien.
CLITIE, se tournant vers Nérice.
Leur flamme est mutuelle, hélas !
PALMIS.
Quand la Princesse
Par d’amoureux regards a fait voir sa tendresse ;
Son cœur qui veut aussi s’expliquer à son tour,
Par de tendres soupirs exprime son amour ;
Et celui d’Apollon dont l’ardeur est extrême,
Par mille autres soupirs y répond tout de même.
Ce Dieu lui dit enfin les troubles de son cœur ;
La Princesse rougit dès qu’il parle d’ardeur,
Elle baisse les yeux, il se tait, et soupire,
Et cette Amante entend tout ce qu’il lui veut dire.
Quand ces deux Amants sont ensemble à soupirer,
On voit qu’ils ne voudraient jamais se séparer ;
Et quand ce Dieu charmant a quitté la Princesse,
Pour le voir plus longtemps, et montrer sa tendresse,
Elle le suit des yeux, et soupire tout bas,
Et tant qu’elle le voit, ne se retourne pas.
Ensuite elle paraît quelque temps interdite,
Tant elle a de douleur, quand ce grand Dieu la quitte ;
Elle m’en parle après, mais d’un air qui fait voir
Que son cœur...
CLITIE.
C’est assez, tu m’en fais trop savoir.
PALMIS.
Je me tais.
CLITIE.
Mais crois-tu qu’elle lui soit fidèle ?
PALMIS.
Un Dieu doit n’allumer qu’une flamme immortelle.
CLITIE.
Et c’est aussi pourquoi je puis toujours l’aimer,
Sans que de mon amour on me doive blâmer :
Mais quand il est auprès de l’objet de sa flamme,
Et qu’il lui veut montrer tout ce que sent son âme,
Lorsqu’il me voit venir, paraît-il agité ?
S’émeut-il ? tourne-t-il ses yeux de mon côté ?
Ma Rivale paraît, ôtons-nous de sa vue.
PALMIS, à part.
Elle ne la peut voir, sans se sentir émue.
Je viens, comme on m’a dit, de lui faire savoir
Qu’elle doit étouffer tous ses restes d’espoir.
Scène IV
LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Hé bien, n’as-tu point vu le Dieu de la Lumière ?
PALMIS.
Non, et dans ce jardin vous êtes la première.
LA PRINCESSE.
Hé quoi, tu n’as point vu l’aimable Dieu du Jour ?
PALMIS.
Ce désir de le voir, marque beaucoup d’amour.
LA PRINCESSE.
Si tu veux bien juger de l’état de mon âme,
Par tout ce que je sens apprends qu’elle est ma flamme ;
Je suis toujours chagrine, et je crains que ce Dieu
Ne brûle pour Clitie encor du même feu ;
Je ne la saurais voir sans me sentir émue,
Je me trouble à son nom de même qu’à sa vue,
Sa joie et sa douleur me causent du souci,
Et je voudrais toujours voir mon Amant ici.
Rien ne me divertit, quoi que je puisse faire ;
Sans le Dieu des saisons, rien ne me saurait plaire ;
Quand j’en entends parler, je sens une rougeur
Qui fait voir au dehors les troubles de mon cœur :
Mais hélas ! je la sens déjà sur mon visage ;
Pour t’apprendre ma flamme, en faut-il davantage ?
PALMIS.
Pourquoi, puisque ce Dieu cause tous vos désirs,
Ne l’a-t-il encor su que par vos seuls soupirs ?
LA PRINCESSE.
Qui se rend en un jour, n’est jamais bien aimée,
Son ardeur refroidit l’âme la mieux charmée,
Et toujours un Amant se peut imaginer
Qu’un cœur sitôt épris, se rend sans se donner,
Et que quelques raisons d’intérêt ou de gloire
Font qu’il triomphe avant que d’avoir la victoire.
Ce facile triomphe a pourtant des appas ;
L’Amour en est content, mais le cœur de l’est pas.
PALMIS.
Lorsqu’on a pour un Dieu cette prompte tendresse...
LA PRINCESSE.
Un Dieu, comme un mortel, blâme notre faiblesse,
Je voulais que d’abord ma froideur l’enflammât,
Je voulais qu’à m’aimer son cœur s’accoutumât,
Je voulais qu’il s’en fît une telle habitude,
Qu’il ne pût l’oublier qu’avec inquiétude.
Par là je me voulais assurer son ardeur,
Afin d’être toujours maîtresse de son cœur ;
Je lui voulais laisser le temps de me connaître,
Je voulais à ses feux laisser le temps de croître ;
Des feux bien établis sont souvent plus constants ;
Et quand on aime bien, on aime plus longtemps.
PALMIS.
Je vois bien qu’en aimant chacun a sa maxime.
LA PRINCESSE.
Je lui voulais pour moi voir une forte estime
Qui pût me faire encor régner dedans son cœur,
Quand son feu n’aurait plus sa première chaleur :
Qui de sa passion fait voir la violence,
Sans laisser établir beaucoup de confiance,
D’estime et d’amitié, perd tout en un moment,
Dès que l’amour s’éteint dans le cœur d’un Amant :
Mais celle qui d’un cœur s’est pu rendre maîtresse,
Par une longue estime, et pleine de tendresse,
N’a jamais le chagrin de ne régner qu’un jour,
Tant cette estime sert à soutenir l’amour.
PALMIS.
Quoi, Madame, est-il vrai que l’Amour puisse apprendre,
Dès qu’il règne en un cœur, ce que je viens d’entendre ?
LA PRINCESSE.
Ah, malgré ses leçons, les songes que je fais
M’apprennent que mes maux ne guériront jamais.
Je n’ai point de repos, mon âme inquiétée
Est d’un songe nouveau chaque nuit agitée ;
Je suis toute tremblante encore à mon réveil.
PALMIS.
Il faut que nous allions vers le Dieu du Sommeil,
Il pourra vous tirer de votre inquiétude ;
Son antre est ici près dans une solitude.
LA PRINCESSE.
Puisqu’en Perse sans temple on adore les Dieux,
Nous irons vers le soir.
PALMIS.
Quoi, dans ces sombres lieux...
LA PRINCESSE.
Que crains-tu ? Mais tâchons d’éviter ce nuage,
Il semble menacer d’un grand et prompt orage.
PALMIS.
C’est pourquoi le Soleil ne paraît point.
LA PRINCESSE.
Hélas !
S’il était bien ardent, ne le verrais-je pas ?
Scène V
LE SOLEIL dans son char, et VÉNUS cachée dans une Nue.
Il sort du globe dans un char, tout brillant et tel qu’Ovide le dépeint. Les roues sont d’or, et les rayons d’argent. Il est traîné par quatre chevaux blancs qui soufflent du feu. Il paraît sous un amas de nuages que les chevaux semblent fouler. Les nuages s’élèvent encor autour du char et autour du Soleil ; et au lieu que le Soleil ait des rayons autour de la tête, Ils paraissent dans le nuage qui l’environne, comme s’ils étaient causés par l’éclat de son visage. Cette brillante machine s’avançant lentement, le Soleil fond un gros nuage obscur qui paraît à un des côtés du théâtre vers le devant. On en voit peu à peu les nuages se dissiper, en se détachant tantôt par morceaux, et tantôt par bandes, qui font de longues traînées. Ce gros nuage descend toujours à mesure que le Soleil avance ; Et quand il est à terre, Vénus qui était enveloppée dans le nuage que le Soleil a dissipé, reste à découvert. Le Soleil descend de son char, qui par des mouvements extraordinaires fait un tour sur le Théâtre, et s’en retourne.
APOLLON, en avançant dans son char.
Que j’ai d’impatience, et que l’amour me presse
De revoir en ces lieux ma charmante Princesse !
Depuis que je ressens une amoureuse ardeur,
J’accuse tous les jours ma course de lenteur.
Mais quel sombre nuage ! il n’est pas ordinaire ;
Et depuis que mon char roule sur l’hémisphère,
Je n’en ai point encor vu de cette épaisseur,
Ni qui résistât tant à ma vive chaleur.
De mes chevaux ardents la plus brûlante haleine,
Et mes plus forts rayons ne le percent qu’à peine ;
Mais je crois que dans peu je pourrai réussir,
Et je vois qu’il commence enfin à s’éclaircir.
Si, comme je le crois, ceci cache un mystère,
Il n’est rien que mon feu ne pénètre et n’éclaire ;
Quelqu’un dans cette nue était enveloppé,
Voyons, car ce nuage est presque dissipé ;
C’est Vénus. Vous craigniez sans doute d’être vue ;
Mais Déesse, il n’est point d’assez épaisse nue
Pour vous cacher longtemps ; et la Mère d’Amour,
Par ses brillants appas, répand partout le jour.
Si d’abord mes rayons ont percé le nuage,
Vos yeux par leur éclat, ont fait bien davantage,
Ils ont tout dissipé, ces adorables yeux,
Qui font tant soupirer de Mortels et de Dieux.
VÉNUS.
Si j’eusse fait dessein de n’être pas connue,
J’eusse empêché mes yeux de dissiper la nue.
APOLLON.
Pourquoi donc vous cacher pour venir ici-bas ?
VÉNUS.
Pour certaines raisons que vous ne saurez pas.
APOLLON.
Je suis pourtant discret, et je sais bien me taire.
VÉNUS.
Rien n’est si bien caché, qu’Apollon ne l’éclaire.
APOLLON.
Je crois que vous venez chercher quelque Chasseur,
Dont les jeunes attraits ont touché votre cœur.
VÉNUS.
Pour un charmant Mortel, j’ai l’âme un peu blessée,
Et vous m’obligerez d’avoir cette pensée.
APOLLON.
On sait bien que Vénus aime facilement,
Et qu’elle a chaque jour quelque nouvel Amant.
VÉNUS.
Peut-on être constante alors que l’on est belle,
Et faire vanité d’être toujours cruelle ?
Mais n’allez pas au moins découvrir mon amour,
Et ne me faites pas encor le même tour
Que vos chagrins Jaloux vous firent entreprendre,
Lorsqu’avec le Dieu Mars vous me fîtes surprendre.
APOLLON.
N’avais-je pas raison de me venger de vous ?
Mais, Déesse, on doit tout pardonner aux Jaloux.
VÉNUS.
La Princesse de Perse ayant touché votre âme,
Vous ne vous plairez plus à traverser ma flamme.
APOLLON.
Oui, tout Dieu que je suis, j’adore ses appas ;
Mais faites que l’Amour ne me desserve pas.
VÉNUS.
Je doute que pour vous je puisse beaucoup faire ;
L’Amour n’est pas toujours d’accord avec sa Mère.
APOLLON.
Mais lui parlerez-vous au moins en ma faveur ?
VÉNUS.
Je parlerai de vous, et même avec chaleur.
APOLLON.
Que ne vous dois-je point, obligeante Déesse !
VÉNUS.
Je parlerai de vous, et tiendrai ma promesse ;
Mais je vous incommode, et vous venez chercher
La charmante Beauté qui vous a su toucher.
À part en s’en allant.
Adieu. Tu ne sais pas encor ce qui m’amène,
Tu crois que c’est l’amour, mais c’est plutôt la haine,
C’est même contre toi qu’elle doit éclater.
Scène VI
APOLLON, seul
De son ressentiment je dois tout redouter,
Elle le cache en vain, je l’ai trop outragée,
Elle est femme, et voudra sans doute être vengée.
Scène VII
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS
PALMIS.
Ce nuage est passé.
LA PRINCESSE.
Je vois le Dieu du Jour.
APOLLON.
Princesse, vous voyez un Dieu tout plein d’amour,
Un Dieu qui vous aima sitôt qu’il vous eût vue,
Et dont toute l’ardeur vous doit être connue.
Quoique de toutes parts sur ce vaste Univers
Je doive incessamment avoir les yeux ouverts,
Ils ne sont occupés qu’à regarder sans cesse
Les charmes tout-puissants de ma belle Princesse,
Et je voudrais n’avoir à dispenser le jour
Qu’aux lieux où je puis voir l’objet de mon amour.
Je parais plus matin souvent sur l’Hémisphère,
Et me rends chez Thétis plus tard qu’à l’ordinaire,
Et je ne fais ainsi tant durer la clarté,
Que pour voir plus longtemps votre illustre beauté.
Cependant croirait-on que voyant tant de flamme,
Vous me cachiez toujours si je règne en votre âme,
Et n’ayez pas encor voulu me l’assurer ?
Vos soupirs, et vos yeux, me disent d’espérer ;
Mais encor que l’Amour par là se fasse entendre,
Votre bouche pourrait encor mieux me l’apprendre.
LA PRINCESSE.
Comme en amour les yeux jouissent les premiers,
Ils ne se doivent pas expliquer les derniers.
APOLLON.
Ah ce n’est pas assez que ce muet langage.
LA PRINCESSE.
Au Dieu de la Lumière en faut-il davantage ?
APOLLON.
Lorsque l’on s’aime bien, on ne peut trop parler
De la pressante ardeur dont on se sent brûler.
Quand deux cœurs sont charmés, et que chacun soupire,
On ne peut jamais trop se le dire et redire ;
Jamais de vrais Amants ne peuvent s’en lasser,
Ils trouvent de la joie à le recommencer :
C’est là tout le plaisir des âmes bien charmées,
Lorsque d’un feu pareil elles sont enflammées ;
Et lorsqu’à se le dire on a passé des mois,
On croit le dire encor pour la première fois.
On n’y consomme pas seulement des journées,
À se le dire qu’on s’aime on passe des années,
Et dans certains moments, pour en convaincre mieux,
On l’assure du cœur, de la bouche, et des yeux.
LA PRINCESSE.
L’air dont vous en parlez, et vos yeux pleins de flamme,
Font voir que ce plaisir touche souvent votre âme.
APOLLON.
Ah ! si je le pouvais goûter avecque vous,
Il n’aurait jamais eu pour moi rien de si doux.
Ma Princesse, parlez, et que de votre bouche
J’apprenne s’il est vrai que mon amour vous touche.
LA PRINCESSE.
Ah ne me pressez point, hélas !
APOLLON.
Vous rougissez !
LA PRINCESSE.
Cette prompte rougeur vous en apprend assez.
APOLLON.
Que votre bouche donc achève de m’instruire.
LA PRINCESSE.
Mon visage en dit plus qu’elle n’en pourrait dire ;
La bouche ne dit pas toujours la vérité,
Mais le visage parle avec sincérité,
Et par ses mouvements il fait toujours connaître
Ce qu’on voudrait souvent empêcher de paraître.
APOLLON.
Ah pour moi votre cœur est faiblement épris,
Si vos blâmez vos yeux de ce qu’ils m’ont appris.
LA PRINCESSE.
Je ne sais pas encor s’ils méritent du blâme,
Mais je songe à Clitie, et je crains que votre âme...
Vous m’entendez assez, ses charmes sont bien doux.
APOLLON.
Ah ! Princesse, croyez que je n’aime que vous.
LA PRINCESSE.
Mais vous aimiez Vénus, cette Déesse est belle,
Et vous aimez peut-être encor cette Immortelle.
APOLLON.
Depuis que je la fis surprendre avecque Mars,
Tous ses charmes n’ont point attaché mes regards ;
Par là de ses mépris je sus tirer vengeance.
Je crains qu’elle n’ait pas oublié cette offense,
Et que voulant de moi se venger à son tour,
Elle ne soit ici pour troubler notre amour :
Dans un nuage épais elle vient de descendre ;
Des pièges de Vénus saurez-vous vous défendre ?
Ma Princesse, parlez.
LA PRINCESSE.
Aimez-moi toujours bien,
Et pour nous désunir, Vénus ne pourra rien.
APOLLON.
Que me demandez-vous ? Ignorez-vous ma flamme ?
Ah, Princesse, on n’en peut trouver plus dans une âme ;
Et vous me demandez encor de vous aimer,
Quand vos divins appas m’ont si bien su charmer.
LA PRINCESSE.
Quand vous m’en assurez, n’en fais-je pas de même ?
Demander de l’amour, c’est dire que l’on aime.
APOLLON.
Ah demandez-en donc souvent, et que nos cœurs
Par ces tendres souhaits s’expliquent leurs ardeurs.
LA PRINCESSE.
Quand on s’est pu résoudre à rompre le silence,
On dit ce que l’on sent plus souvent qu’on ne pense.
APOLLON.
Ah quand on le dirait mille fois en un jour,
Ce serait encor peu pour des cœurs pleins d’amour.
LA PRINCESSE.
Mais ma crainte toujours me présente mon père,
Sa cruauté me fait redouter sa colère,
Dans mes songes souvent je crois qu’il me surprend :
Mais hélas ! je le vois. Dieux, que mon trouble est grand !
Le Roi et Théaspe paraissent, et se parlent bas, en examinant Apollon et la Princesse.
APOLLON.
Ne vous alarmez point, ma divine Princesse :
Brouillards, entourez-moi. Que votre crainte cesse.
Un brouillard fort épais s’élève, entoure Apollon, et se dissipe, sans qu’on sache ce que ce Dieu est devenu.
LA PRINCESSE, à Palmis.
Pendant que ce brouillard nous cache, éloignons-nous.
Scène VIII
LE ROI, THÉASPE
THÉASPE.
Ah vous aviez sujet d’avoir tant de courroux :
Approchons-nous, Seigneur. Mais quelle épaisse nue !
LE ROI.
Elle les a trop tôt dérobés à ma vue.
Tout ceci me surprend, est-ce un enchantement ?
THÉASPE.
Mais l’avez-vous bien vu, ce criminel Amant ?
LE ROI.
Me serai-je trompé ! Non, non, j’ai vu le même
Qui brûle pour ma Fille, et que je crois qu’elle aime ;
Ils jouissaient tous deux d’un paisible entretien :
Mais tout est dissipé, je n’aperçois plus rien.
THÉASPE.
Il mourra de mes coups, ce jeune téméraire.
Seigneur, votre intérêt excite ma colère,
Et sa témérité ne se saurait souffrir.
LE ROI.
Et je les veux aussi faire tous deux périr.
THÉASPE.
Ah, Seigneur, vous devez épargner votre Fille.
LE ROI.
Non, son amour fait trop de honte à sa Famille.
THÉASPE.
C’est sur l’Amant que doit tomber votre courroux ;
Dans peu vous le verrez accablé de mes coups.
LE ROI.
Prince, vous faites voir, en montrant tant de zèle,
Qu’on ne saurait trouver un Sujet si fidèle.
THÉASPE.
Mes mouvements aussi sont plus que d’un Sujet :
Mais pour bien réussir enfin dans un projet,
Que pour tout découvrir, Seigneur, je viens de faire,
Et qui fera sans doute éclaircir ce mystère,
Il faudrait que tantôt, sans lui témoigner rien
Ni de votre courroux, ni de notre entretien,
Je susse adroitement de la Princesse même
Quel est l’heureux Amant...
LE ROI.
Oui, par ce stratagème,
Des secrets de son cœur vous serez éclairci.
Pour cacher nos chagrins, éloignons-nous d’ici.
ACTE II
Scène première
VÉNUS, THÉASPE
THÉASPE.
Apollon, dites-vous, adore la Princesse ?
Ah ! que je suis à plaindre, adorable Déesse !
VÉNUS.
Vous l’aimez ?
THÉASPE.
Oui je l’aime et l’aimerai toujours.
VÉNUS.
Sachez donc que je viens traverser leurs amours,
Et qu’Apollon m’ayant lâchement outragée,
De ce Dieu que je hais, je veux être vengée.
On verra dans ce jour ma haine triompher ;
La Discorde, l’Envie, et les Filles de l’Enfer,
Serviront mon courroux, et l’on verra peut-être...
Mais c’est assez, le temps vous fera tout connaître.
THÉASPE.
Quoi ! Vénus dont partout on vante la douceur,
A de tels sentiments abandonne son cœur ?
VÉNUS.
Ah ! quand on ne saurait oublier une offense,
De quelque humeur qu’on soit, on aime la vengeance.
Si lorsque dans l’amour tout rit à nos désirs,
Ce succès fait sentir mille et mille plaisirs :
Lorsque l’on peut tirer une vengeance pleine
On en sent encor plus du succès de la haine ;
Et les plus doux plaisirs que l’on goûte en aimant,
Ne se font pas au cœur sentir si vivement.
THÉASPE.
Pendant que tout entier votre cœur s’abandonne
Aux sensibles plaisirs que la haine vous donne,
Votre fier ennemi dont le cœur est charmé,
Goûte tranquillement le plaisir d’être aimé.
VÉNUS.
Comme c’est dans l’amour que je fus outragée,
C’est par l’Amour aussi que je serai vengée :
C’est pourquoi j’ai voulu qu’Apollon fût charmé,
J’ai voulu qu’il goûtât le plaisir d’être aimé ;
Il en sentira mieux les effets de ma haine,
Et ce sont ses plaisirs qui causeront sa peine :
Et pour m’en bien venger, je veux qu’à l’avenir
Il n’ait de son amour qu’un cruel souvenir ;
Et je prétends enfin que ses plaisirs finissent.
C’est ainsi que Vénus, et que son Fils punissent.
THÉASPE.
Je puis donc espérer.
VÉNUS.
Le temps vous fera voir
Si votre cœur devra nourrir beaucoup d’espoir.
Cependant agissez, parlez à la Princesse,
Tâcher de la toucher, montrer votre tendresse,
Vous pourrez rencontrer quelques moments heureux,
Quand ma haine agira pour traverser leurs feux.
Scène II
THÉASPE, seul
Pour ne m’en pas saisir, je ressens trop de flamme ;
Mais toujours Apollon régnera dans son âme,
C’est un Dieu trop aimable, et qui met tout en feu.
Ah ! faut-il que je trouve un Rival en un Dieu ?
Que vois-je ! Est-ce Clitie ? Oui sans doute, c’est elle.
Scène III
CLITIE, THÉASPE, NÉRICE
THÉASPE.
Je crois que vous venez chercher un infidèle,
Et venez reprocher au plus grands des ingrats,
L’injustice qu’il fait à vos divins appas.
Nymphe, vous le devez, et ce Dieu le mérite,
Quand pour Leucothoé l’Infidèle vous quitte.
Vous devez traverser cette naissante ardeur,
Afin de l’obliger à vous rendre son cœur ;
Et s’il vous reste encor pour lui quelque tendresse,
Vous devez le brouiller avec cette Princesse,
Et vous venger par là, si vous ne l’aimez plus,
Des injustes mépris que vous avez reçus.
CLITIE.
Tout ce que font les Dieux est toujours équitable.
THÉASPE.
Hé quoi ! vous excusez un traitement semblable ?
CLITIE.
Prince, j’ai mes raisons pour ne pas éclater,
Et jamais contre lui je ne veux m’emporter.
THÉASPE.
Vous êtes trop soumise, et d’une humeur trop douce.
Ah ce n’est pas ainsi qu’un mépris se repousse.
CLITIE.
Je crois ne devoir pas en user autrement.
THÉASPE.
Et doit-on épargner un infidèle Amant ?
CLITIE.
Mais pourquoi voulez-vous, Seigneur, que je m’emporte ?
À m’en solliciter, quelle raison vous porte ?
THÉASPE.
Votre intérêt tout seul.
CLITIE.
J’en saurai prendre soin.
THÉASPE.
Je crois que mes conseils...
CLITIE.
Je n’en ai pas besoin :
C’est avecque l’Amour que mon cœur en veut prendre,
Et dessus ce sujet je ne veux rien entendre.
THÉASPE.
Je dois avec l’Amour vous laisser consulter ;
Il conseille trop bien, vous devez l’écouter.
Scène IV
CLITIE, NÉRICE
NÉRICE.
Pour Apollon encor votre tendresse est forte,
Et sur tous ses mépris je vois qu’elle l’emporte :
Mais tant qu’on vous verra demeurer en ces lieux,
Et que vous souffrirez qu’Apollon à vos yeux
Étale son amour à la Beauté qu’il aime,
Croira-t-on que pour lui votre amour soit extrême ?
CLITIE.
Je ne saurais montrer mon amour en fuyant ;
J’aime Apollon, et veux mourir en le voyant :
Mes yeux vers cet Amant seront tournés sans cesse,
Sans cesse il connaîtra l’excès de ma tendresse ;
Et quand dans mes regards il verra mon ardeur,
Mes yeux seront contents au défaut de mon cœur.
Il se dira peut-être en voyant mon martyre,
Tout ce que mon dépit devrait alors lui dire ;
Lui-même il se fera des reproches secrets,
Dans le fond de son cœur prendra mes intérêts,
Et malgré tout l’excès de sa nouvelle flamme,
Ma vue excitera des troubles dans son âme.
NÉRICE.
Et tous ces troubles-là doivent avoir pour vous,
Malgré votre malheur, quelque chose de doux.
CLITIE.
Comme toujours l’amour se nourrit d’espérance,
J’espère encore beaucoup en ma persévérance.
Quoique ces deux Amants brûlent du même amour ;
Peut-être qu’ils pourront se brouiller quelque jour,
Et qu’alors Apollon oubliant la Princesse,
Se sentira pour moi sa première tendresse,
Et me rapportera d’un air tendre et confus
Son cœur, qu’il lui rendrait, s’il ne me trouvait plus.
Mais quand je ne ferai, pour en tirer vengeance,
Qu’alarmer ma Rivale ici par ma présence,
Et leur faire souvent étouffer des soupirs,
J’aurai le doux plaisir de troubler leurs plaisirs.
Je sais bien qu’Apollon lui jure qu’il l’adore ;
Mais malgré cet amour j’ai son estime encore :
Ses assiduités qu’il partage entre nous,
Font goûter quelque joie à mon esprit jaloux,
Et volant à leurs feux tout le temps qu’il me donne,
Font que l’on doute encor si ce Dieu m’abandonne.
NÉRICE.
La Princesse paraît.
CLITIE.
Mon cœur se trouble, hélas !
Le sien est satisfait, et le mien ne l’est pas.
Scène V
LA PRINCESSE, CLITIE, PALMIS, NÉRICE
LA PRINCESSE.
Nymphe, vous soupirez.
CLITIE.
Vous le voyez, Madame,
Je viens ici rêver au malheur de ma flamme :
Mais vous qui dans un Dieu possédez un Amant,
Vous y venez rêver plus agréablement.
LA PRINCESSE.
Un Dieu pourrait m’aimer ?
CLITIE.
Apollon vous adore.
LA PRINCESSE.
Moi, dites-vous ?
CLITIE.
Oui, vous.
LA PRINCESSE.
J’en dois douter encore.
CLITIE.
Comme il ne voit en vous que de puissants appas...
LA PRINCESSE.
Il peut les remarquer, et ne les aimer pas :
Mais dessus son cœur ils auraient quelque empire,
Dès qu’il m’aime, faut-il que pour lui je soupire ?
CLITIE.
Si sans montrer d’amour, ce grand Dieu peut charmer,
Quand il aime, peut-on s’empêcher de l’aimer ?
On ne voit point de cœurs qui s’en puissent défendre,
Et l’on n’attend jamais qu’il aime pour se rendre :
En lui tout est aimable, il a le cœur de Mars
Il fait incessamment fleurir tous les beaux Arts,
Auprès d’une maîtresse il est soumis en maître,
Et sans être moins Dieu, l’Amant se fait paraître ;
Il est et l’un et l’autre ; et son divin aspect,
En imprimant l’amour, imprime le respect ;
Il gagne tous les cœurs par un charmant sourire ;
Quoiqu’on le craigne, on l’aime, et sans cesse on l’admire,
Il a l’air engageant, et plein de majesté,
Et sans abaissement, il a de la bonté ;
Il est... Mais j’en dis trop, vous l’apprendrez vous-même :
Et connaîtrez assez ce Dieu, puisqu’il vous aime ;
Il pénètre les cœurs, et les touche si bien,
Que toujours son portrait restera dans le mien.
Que vous êtes heureuse hélas ! d’en être aimée !
Et que vous en devez avoir l’âme charmée !
On ne saurait jamais se lasser d’admirer
Tous les charmes divers qui le font adorer.
Ah ! quand je songe à lui, ma passion redouble,
J’en sens toute la force, et tout mon cœur se trouble.
Que vous êtes, Princesse, heureuse de charmer
Un Dieu dont les regards peuvent tout enflammer !
LA PRINCESSE.
Ce Dieu n’a pas encor pu savoir de ma bouche,
Quoiqu’il m’aime beaucoup, si son amour me touche :
Mais après tout le bien que vous me dites de lui,
Je crois que je l’en puis assurer aujourd’hui.
Je vais donc lui promettre une constante flamme,
Je vais l’aimer enfin, et de toute mon âme ;
Et je vais dire même à ce grand Dieu du Jour,
Que c’est à vos bontés qu’il devra tant d’amour.
Scène VI
CLITIE, NÉRICE
CLITIE.
Ah qu’ai-je fait ! Je viens de me trahir moi-même :
Mais peut-on s’empêcher de louer ce qu’on aime,
Et d’en parler enfin avec quelque chaleur,
Quand le portrait en est bien gravé dans le cœur ?
Scène VII
CLITIE, NÉRICE, APOLLON
APOLLON.
Ma Princesse est ici... Mais j’aperçois Clitie,
Et crains que son amour en haine convertie...
Il fait deux ou trois pas pour s’en aller, et se retourne.
Elle m’a vue.
CLITIE.
Je vois l’aimable Dieu du Jour,
Et vais auprès de lui faire agir mon amour.
Enfin vous me quittez, j’en suis trop assurée,
Et la flamme des Dieux est de peu de durée ;
Je n’en murmure point, et ne m’attendais pas
Qu’un Dieu brûlât toujours pour mes faibles appas ;
Et c’est aussi pourquoi dans mon amour extrême
Tous mes emportements tournent contre moi-même.
Quand j’ai su que mes yeux cessaient de vous charmer,
Je n’ai point souhaité de ne vous plus aimer ;
Et quoiqu’enfin ce coup me dût être bien rude,
Je ne l’ai point traité de lâche ingratitude.
Ce calme qu’en un autre on prendrait pour froideur,
Ne peut marquer en moi qu’un grand excès d’ardeur ;
Il fait voir que cherchant à ne vous pas déplaire,
Je crains de voir sur moi tomber votre colère.
Ce me doit être assez pour être au désespoir,
Que dessus vous mes yeux n’aient plus aucun pouvoir ;
Mais je vous aimerai malgré votre inconstance,
Et vous serez touché de ma persévérance.
Lorsque de quelque objet vous devenez Amant,
L’amour que vous donner dure éternellement ;
D’abord d’un si grand Dieu l’âme est toute remplie,
Et quoiqu’il change après, jamais on ne l’oublie.
Oui, dès qu’Apollon aime, il sait si bien charmer,
Qu’il charme pour le temps qu’il cessera d’aimer.
APOLLON.
Hélas !
CLITIE.
C’est ce qui fait que mon âme enflammée
Du brillant Dieu du Jour sera toujours charmée.
APOLLON.
Ah, Nymphe, c’est assez, il n’était pas besoin
De m’étaler vos feux avecque tant de soin ;
Je sais bien que pour moi votre amour est extrême.
CLITIE.
Que ne me dites-vous que le vôtre est de même :
Mais quand vous le diriez, je connais trop hélas !
Que la Princesse seule a pour vous des appas.
Quoi, ce cœur qui devait m’être toujours fidèle,
Ce cœur, qui me jurait une amour immortelle,
Le croirait-on ? ce cœur me manque enfin de foi :
Mais las ! est-il bien vrai qu’il ne soit plus à moi ?
Répondez. J’en apprends assez par ce silence ;
D’une fidèle ardeur ah quelle récompense !
Hélas ! qui l’aurait cru, qu’un cœur si bien charmé...
Non, vous vous contentiez seulement d’être aimé,
Vous n’aviez point l’amour que vous faisiez paraître,
Votre infidélité me le fait trop connaître.
Encor si je trouvais, en me voyant trahir,
Les sensibles douceurs qu’on goûte à bien haïr,
Ces cruelles douceurs soulageraient ma peine :
Mais mon cœur ne saurait avoir pour vous de haine :
Il se sent trop épris du charmant Dieu du Jour,
Et plus vous l’outragez, plus il sent son amour.
Mais je vous parle en vain de ce que sent mon âme,
Je ne vous touche point avecque tant de flamme ;
Non, vous ne m’aimez plus, quelle froideur hélas !
Pourquoi me la montrer, en ne m’écoutant pas ?
APOLLON.
Je vous plains.
CLITIE.
Je craignais cette pitié cruelle
Qui ne fait voir en vous qu’un Amant infidèle.
Que vous avez bientôt oublié les moments
Où l’Amour nous causait tant d’aimables tourments !
Qu’alors en nous jurant de nous aimer sans cesse,
Nos deux cœurs faisaient voir de joie et de tendresse !
Que de brûlants soupirs ils ont alors poussés...
Mais vous ne m’aimez plus, ces moments sont passés.
Qu’ai-je fait qui me rende envers vous si coupable ?
Ai-je manqué d’amour, ou suis-je moins aimable ?
Je suis toujours la même, et telle est mon ardeur.
Mais je ne saurais plus souffrir votre froideur,
Adieu, je n’ai pas dit tout ce que sent mon âme ;
Mais croyez que pour vous elle est toute de flamme.
Scène VIII
APOLLON, seul
Que tu me punis bien, Amour, d’être inconstant !
J’aime, et je suis aimé, mais sans être content.
Quand je vois tant d’amour avec tant de mérite,
Mon cœur se sent encor tout plein de ce qu’il quitte.
Quoi, je quitte Clitie, et puis cesser d’aimer
Un objet dont l’amour m’a si bien su charmer ?
Non, non, je veux l’aimer d’une ardeur éternelle ;
Mais la Princesse hélas ! ne fut jamais si belle.
Scène IX
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Vous avez vu Clitie, et soupirez hélas ?
APOLLON.
Je viens de soupirer, et ne m’en défend pas ;
Mais je n’ai soupiré qu’en voyant ma Princesse.
LA PRINCESSE.
Je crains que pour Clitie un reste de tendresse...
APOLLON.
Je l’estime beaucoup, mais je n’aime que vous.
LA PRINCESSE.
Cette estime suffit pour rendre un cœur jaloux :
On vous verra pour moi quelques ardeurs légères ;
Et tant que dureront ces amours passagères,
Votre cœur cessera d’adorer ses attraits,
Mais son règne pourtant ne finira jamais.
Voilà pourquoi je veux comme elle être estimée,
Et j’aime mieux l’être enfin, que d’être aimée ;
Un partage pareil est toujours glorieux,
Et je veux plaire au cœur encore plus qu’aux yeux.
Lorsque cette estime est une fois établie,
On ne se brouille plus, jamais on ne s’oublie,
De même qu’en s’aimant on se voit chaque jour,
Et souvent cette estime a fait tort à l’amour.
APOLLON.
Ah ! Princesse, croyez que quand l’amour m’anime,
Qu’avecque mon amour vous avez mon estime.
LA PRINCESSE.
Cette durable estime est tout ce que je veux ;
Elle est plus que l’amour, et ne peut-être à deux.
APOLLON.
Mais...
LA PRINCESSE.
Mais une Beauté de la sorte estimée,
Règne autant dans un cœur, qu’une Maîtresse aimée.
APOLLON.
Mais quoi, lorsque pour vous je cesse de l’aimer,
Voulez-vous que je cesse de l’estimer ?
Ce serait tout d’un coup lui faire trop d’injure.
LA PRINCESSE.
Sous cette estime-là cependant l’amour dure.
Mais Théaspe paraît, il ne vous a point vu,
Éloignez-vous. De peur je sens mon cœur ému,
Je dois l’appréhender, il est tout pour mon père.
Scène X
THÉASPE, LA PRINCESSE, PALMIS
THÉASPE.
Je crains de lui parler, et ne dois plus me taire ;
Il est temps que mes feux... Quelle témérité !
LA PRINCESSE.
Théaspe, votre esprit paraît bien agité.
THÉASPE.
Hélas !
LA PRINCESSE.
Qu’avez-vous donc ?
THÉASPE.
Alors qu’un cœur soupire,
Quoiqu’on ne dise rien, c’est souvent beaucoup dire.
Amant d’une Beauté qu’en admire en ces lieux,
Et dont l’éclat répond à celui de vos yeux,
Je n’avais pas osé lui parler de ma flamme,
Je la tenais toujours renfermée en mon âme,
Et de mes seuls regards la mourante langueur
Lui parlait chaque jour de ma discrète ardeur.
Quand j’étais sur le point de rompre le silence,
La crainte et le respect me tenaient en balance,
Et ma timidité me servant beaucoup mieux,
Lui parlait de ma flamme aussi bien que mes yeux :
Je ne faisais jamais rien qui lui plût déplaire,
J’étudiais ses yeux avant que de rien faire,
Je ne parlais jamais, que je ne susse bien
Que ce que je dirais ne déplairait en rien :
Enfin je prétendais avecque cette adresse,
Avant que de parler, mériter sa tendresse,
Et je croyais que plutôt je m’en ferais aimer,
Si je trouvais le moyen de m’en faire estimer.
LA PRINCESSE.
Mais êtes-vous bien sûr aussi que cette Belle
Ait lu dedans vos yeux que vous brûliez pour elle ?
THÉASPE.
Quand je la regardais, elle baissait les siens,
Et ses regards craignaient de rencontrer les miens.
LA PRINCESSE.
Cette crainte marquait une âme un peu blessée.
THÉASPE.
Ah j’étais satisfait qu’elle sut ma pensée ;
Et comme je n’avais alors aucuns Rivaux,
Je croyais que le temps ferait finir mes maux.
J’étais entre la crainte et l’espoir, quand son père,
Qui de tous ses secrets me fait dépositaire,
M’a fait voir avec elle un Rival plein d’amour
Qui paraissait brillant comme le Dieu du Jour :
D’un mouvement jaloux l’âme d’abord saisie,
Mes transports ont fait voir beaucoup de jalousie ;
Alors son père a cru dans sa vive douleur,
Que pour ses intérêts j’avais tant de chaleur.
LA PRINCESSE.
Qu’est devenu l’Amant ?
THÉASPE.
Sans se laisser connaître,
D’abord qu’il nous a vus, il a su disparaître ;
L’Amante a fait de même, et fuyant promptement,
Elle s’est dérobée au premier mouvement
D’un père dont l’humeur est barbare et cruelle,
Et qui n’eut pas manqué de s’emporter contre elle.
Alors, quoiqu’irrité, j’ai craint que son courroux
Ne devint trop funeste à des charmes si doux,
Et je l’ai conjuré d’arrêter sa colère,
Et de me laisser seul éclaircir ce mystère,
Parce que je croyais pouvoir adroitement
Savoir de cet objet le nom de son Amant,
Et j’espérais enfin avec ce stratagème
Servir et mon amour, et la Beauté que j’aime.
Je la venais chercher, lorsqu’on m’a découvert
Toute la vérité d’un secret qui me perd,
Et qu’on m’a fait savoir qu’un Dieu tout plein de charmes
Est le même Rival qui causait mes alarmes.
Je ne sais que résoudre en un si grand malheur,
Le père est délicat sur le fait de l’honneur ;
Dans la punition il sera trop barbare,
Il n’écoutera point une Beauté si rare,
Et sans considérer qu’elle aime un Immortel,
Il trouvera toujours son amour criminel :
Mais d’un autre côté si je cache leur flamme,
Que de cruels chagrins déchireront mon âme !
Loin de me soulager, j’augmenterai mon mal,
Et ne travaillerai qu’à servir mon Rival.
Dans un tel embarras, que résoudre et que faire !
LA PRINCESSE.
Ah, Seigneur, gardez-vous de le dire à mon père.
THÉASPE.
Mon respect jusqu’ici m’avait fait vous cacher
Que vos divins appas avaient su me toucher ;
Et si vous ne veniez vous-même de le dire,
Ma bouche n’eut jamais osé vous en instruire.
LA PRINCESSE.
Je dois louer beaucoup votre discrétion :
Mais pour m’assurer mieux de votre passion,
Seigneur, encore un coup, empêchez que mon Père
Ne découvre l’amour du Dieu de la Lumière.
THÉASPE.
Mais je dois réponse.
LA PRINCESSE.
Ah soyez généreux.
THÉASPE.
Mais pour l’être, faut-il que je sois malheureux ?
LA PRINCESSE.
Quoi, comptez-vous pour rien le bonheur de me plaire ?
THÉASPE.
Puisque vous le voulez... Mais las ! que vais-je faire ?
Quoi ? servir mon Rival.
LA PRINCESSE.
Ah vous aimez donc mieux
M’exposer au courroux d’un père furieux.
THÉASPE.
De cette lâcheté me croyez-vous capable ?
Non, non, j’aime mieux être à jamais misérable,
Et sans aucun espoir adorer vos appas.
Mais Mercure paraît.
LA PRINCESSE.
Je vois aussi Pallas.
Scène XI
LA PRINCESSE, THÉASPE, PALMIS, PALLAS et MERCURE assis sur des nuages opposés
PALLAS.
Princesse, nous venons te dire,
Que si tu ne cesses d’aimer
Le grand Dieu qui pour toi soupire,
Et dont l’éclat a trop su te charmer,
Tu seras exposée à des peines cruelles,
Et qui seront même éternelles :
Mais ce n’est pas assez que d’étouffer l’amour
Qui te doit causer tant de peines,
Il faut qu’après avoir brisé tes chaînes,
Tu ne parles jamais au jeune Dieu du Jour.
MERCURE.
La Déesse de la Prudence
Te vient te donner des avis
Qui dès ce jour doivent être suivis,
Si tu ne veux du Ciel éprouver la vengeance.
Pour te les confirmer, le grand Maître des Dieux
M’a fait exprès sortir des Cieux.
Ils s’en retournent par un vol croisé.
Scène XII
LA PRINCESSE, THÉASPE, PALMIS
THÉASPE.
Hé bien, Princesse, enfin que prétendez-vous faire ?
Apollon pourra-t-il encor longtemps vous plaire ?
LA PRINCESSE.
Quel cruel embarras ! C’est le plus beau des Dieux,
Il sait toucher les cœurs aussi bien que les yeux.
THÉASPE.
Mais...
LA PRINCESSE.
Mais n’espérez pas, quand le Ciel me menace,
Pouvoir de ce grand Dieu remplir jamais la place.
THÉASPE.
Vous l’aimerez toujours ce cher Amant ?
LA PRINCESSE.
Hélas !
Quand je vois son amour, puis-je ne l’aimer pas ?
THÉASPE.
Songez...
LA PRINCESSE.
Tout me fait peur ; mon âme inquiétée
De divers mouvements est assez agitée.
THÉASPE.
Si votre cœur encor...
LA PRINCESSE.
En un trouble pareil,
Du Rival d’Apollon je ne prends point conseil.
ACTE III
Scène première
VÉNUS, CLITIE, NÉRICE
VÉNUS.
Oui, cette passion lui doit être fatale,
Et vous devez enfin perdre votre Rivale,
Ou l’obliger du moins à ne jamais revoir
Un Dieu qui de vos yeux a connu le pouvoir.
Apollon qui conserve encore dans son âme
Des restes mal éteints de sa première flamme,
Viendra peut-être alors, par un heureux retour,
Vous rapporter un cœur brûlant pour vous d’amour ;
Et s’il ne le fait pas, votre flamme outragée
Triomphera du moins, en se voyant vengée.
CLITIE.
Ah ! l’on ne peut jamais goûter tranquillement
L’indigne et faux plaisir d’outrager un Amant.
Tant que je n’aurai point mérité sa colère
Par des emportements qui pourraient lui déplaire,
J’espérerai toujours de voir un jour son cœur
Brûler encor pour moi de sa première ardeur :
Mais dès que j’aurai fait éclater ma vengeance,
Je ne devrai jamais conserver d’espérance.
VÉNUS.
Qui s’emporte, se plaint, et perd ce qui lui nuit,
Travaille bien souvent avecque plus de fruit.
Ces transports pleins d’amour, ces haines obligeantes,
Marquent beaucoup d’amour, et sont plus convaincantes
Que toute la douceur et la tranquillité
D’un cœur qui souffre tout sans paraître agité,
Et n’osant jamais repousser une injure,
Souffre patiemment les mépris d’un Parjure.
CLITIE.
Ah j’aime mieux devoir le retour d’un Amant
À son amour tout seul, qu’à mon emportement.
VÉNUS.
Vous avez dans vos feux trop de délicatesse ;
Mais craignez qu’Apollon ne quitte la Princesse,
Et que vous soupçonnant de l’aimer faiblement,
Ce Dieu ne veuille plus vous servir en Amant.
Scène II
CLITIE, NÉRICE
CLITIE.
Apollon qui connaît la grandeur de ma flamme,
Sait que je ne suis pas tranquille au fond de l’âme :
Les conseils de Vénus ont leurs motifs secrets,
Et lorsqu’elle paraît prendre mes intérêts,
Elle sert son courroux, et prétend que je serve
La haine qu’en secret on sait qu’elle conserve
Pour le Dieu des Saisons, dont les perçants regards
Découvrirent ses feux avecque le Dieu Mars :
Mais je risquerais trop, en servant sa colère,
Et j’ai pris un dessein à ses avis contraire.
Tu vas me condamner, Nérice ; mais hélas !
Pour servir son amour, que ne ferait-on pas ?
Je veux qu’à l’avenir qu’avecque la Princesse
Une étroite amitié... Tu blâmes ma faiblesse.
NÉRICE.
Vous avez vos raisons.
CLITIE.
Un cœur vraiment charmé
Doit se servir de tout pour voir l’objet aimé.
Ne pouvant autrement voir le grand Dieu que j’aime,
Je le verrai par là chez ma Rivale même ;
Sous des prétextes faux j’irai souvent la voir.
NÉRICE.
Cette Princesse aussi peut s’en apercevoir ;
Mais...
En lui montrant la Princesse.
CLITIE.
Ah je n’y suis pas encor bien résolue,
Et toujours mon dépit se réveille à ma vue.
Conseille-moi.
Clitie et Nérice se parlent bas.
Scène III
CLITIE, NÉRICE, LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE, à Palmis, sans voir Clitie et Nérice.
Palmis, le conseil en est pris.
Quoique de ses appas il ne soit plus épris,
Sa froideur ne va point jusqu’à l’indifférence ;
Et s’il ne la peut voir jamais qu’en ma présence,
Et que notre amitié produise ces effets,
Je ne devrai pas craindre alors tant que je fais.
PALMIS.
Je la vois.
CLITIE, à Nérice.
Je veux donc lui parler la première.
À la Princesse.
Hé bien, avez-vous vu le Dieu de la Lumière,
Princesse, et sait-il bien à quel point vous l’aimez ?
LA PRINCESSE.
Oui, Nymphe ; mais enfin puisque vous l’estimez,
Et puisque ce grand Dieu vous estime de même,
Et que vous savez bien qu’il m’aime, et que je l’aime,
Lions-nous d’amitié toutes deux aujourd’hui,
Pour avoir le plaisir de nous parler de lui.
N’y consentez-vous pas ?
CLITIE.
Je le veux bien, Princesse ;
Ensemble nous pourrons parler de lui sans cesse.
LA PRINCESSE.
Nymphe, votre partage est meilleur que le mien ;
Quand on est estimée, on ne doit craindre rien,
Le temps détruit l’amour, et nous ne voyons guères
Qu’on plaise encor alors qu’on n’a plus de quoi plaire.
L’amour ne vieillit point, et pour être inconstants,
La plupart des Amants n’attendent pas ce temps ;
Quelque ardeur qu’on nous montre, au temps elle est sujette,
Et rien ne dure tant qu’une estime parfaite.
Si j’étais sûre encor qu’en cessant de m’aimer,
Apollon prit plaisir à me bien estimer,
Que j’eusse même rang que vous dedans son âme,
Je me consolerais de voir finir sa flamme.
CLITIE.
Quoi, lorsque d’Apollon vous possédez le cœur,
Que l’éclat de vos yeux cause tout mon malheur,
Qu’il me quitte pour vous, et n’en n’aime point d’autre,
Mon partage est meilleur, dites-vous, que le vôtre ?
LA PRINCESSE.
Je ne le croirais pas, si le grand Dieu du Jour
Devait brûler pour moi d’une éternelle amour.
CLITIE.
Devez-vous en douter avecque tant de charmes,
Et devez-vous avoir de si grandes alarmes ?
LA PRINCESSE.
Si j’ai quelque appas, d’autres n’en ont pas moins,
Et l’on aime les Dieux sans qu’ils rendent de soins :
C’est ce qui fait souvent qu’on en voit d’infidèles,
Et c’est pourquoi leurs cœurs vont de Belles en Belles.
CLITIE.
Ainsi vous croyez donc que quelque autre Beauté
Vous ravira le cœur que vous m’avez ôté ?
LA PRINCESSE.
Nous devons empêcher que ce malheur n’arrive,
Et que quelque autre objet toutes deux ne nous prive,
Vous d’une estime forte, et moi de son amour,
Et ne s’empare enfin de son cœur quelque jour :
Comme mes intérêts je veux prendre les vôtres,
Peut-être qu’Apollon en pourrait aimer d’autres
Qui ne les prendraient pas.
CLITIE.
Je dois peu m’étonner
De l’amour qu’à ce Dieu vous avez su donner,
Puisque par un effet de bonté sans égale
Vous savez attirer le cœur d’une Rivale,
Qui devrait vous haïr, et faire contre vous
Éclater justement sa haine et son courroux :
Mais puisqu’enfin le Dieu pour qui mon cœur soupire
Devait d’un autre objet reconnaître l’empire,
Princesse, j’aime mieux qu’il vous rende des soins,
Qu’à d’autres qui pourraient les mériter bien moins.
LA PRINCESSE.
Puisque vous me montrer une amitié sincère,
Apprenez-moi par où vous avez su lui plaire.
CLITIE.
Je n’aimais qu’Apollon, le Dieu ne m’était rien ;
Et s’il toucha mon cœur, par là je pris le sien.
LA PRINCESSE.
Mais encor...
CLITIE.
Vous avez des charmes qu’on admire ;
Et pour plaire beaucoup, cela vous doit suffire.
LA PRINCESSE.
Quand on a des appas, on plaît facilement :
Mais il faut plus pour bien attacher un Amant,
Et souvent par l’esprit, l’air, l’humeur, les manières...
CLITIE.
Je ne puis là-dessus vous donner de lumières.
Bas à Nérice.
Mais je vois Apollon, suivons partout ses pas.
À la Princesse.
Sachez qu’on plaît toujours, quand on a des appas :
Mais puisque ce moyen ne peut vous satisfaire,
Je vous laisse chercher d’autres secrets de plaire.
Scène IV
LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Apollon est toujours le maître de son cœur,
Et je crois qu’elle cherche à troubler notre ardeur ;
Elle aura ce plaisir plutôt qu’elle ne pense,
Avec elle le Ciel paraît d’intelligence.
Des avis de tantôt je ne sais que penser,
Tous les Dieux irrités la veulent traverser,
Et j’ai de mon malheur tant de tristes présages...
Le Ciel s’ouvre, et l’on voit de tous côtés paraître de gros nuages, sur lesquelles on voit trois Femmes : dont l’éclat éblouit ; et la Princesse poursuit, pendant qu’ils s’avancent jusqu’au milieu du Théâtre.
Quelles Divinités brillent dans ces nuages ?
Viennent-elles encor augmenter mes ennuis,
Ou me tirer enfin des troubles où je suis ?
Je crains tout, et ne sais que penser.
PALMIS.
Mais, Madame,
Lorsque pour les Mortels les Dieux ont de la flamme,
Leur amour cause-t-il toujours tant d’embarras ?
Pour moi, j’aimerais mieux qu’un Dieu ne m’aimât pas.
Scène V
LA PRINCESSE, PALMIS et TROIS PERSONNES qui sont sur les nuages
PREMIÈRE PERSONNE.
Princesse, nous venons vous dire
Que tantôt Mercure et Pallas
N’avaient pas dessein de vous nuire,
Par leurs conseils que vous ne suivez pas :
Et que si votre âme incertaine
Balance encor à suivre des avis,
Que vous devriez avoir déjà suivis,
Le Ciel vous fera voir des effets de sa haine.
DEUXIÈME PERSONNE.
Vous devez renvoyer Apollon dans les Cieux,
Et ne prétendre plus à l’honneur de lui plaire ;
Ou bientôt contre vous les Dieux
Feront éclater leur colère.
TROISIÈME PERSONNE.
Reconnaissez quelles sont les bontés
De trois grandes Divinités
Qui viennent ici pour vous dire
Les secrets du céleste Empire.
LA PRINCESSE.
Quelles Divinités sont-ce donc que je vois,
Dont la tendre pitié s’intéresse pour moi ?
PREMIÈRE PERSONNE.
Ne cherchez point à nous connaître,
Aux yeux de votre Amant nous craignons de paraître :
Nous vous servirons mieux, en nous cachant ainsi,
Et nous ne voulons pas qu’il nous découvre ici.
DEUXIÈME PERSONNE.
Suivez donc nos avis fidèles,
Que votre cœur s’y rende sans combats,
Ou redoutez des peines bien cruelles.
PREMIÈRE PERSONNE.
Si nous n’étions pas immortelles,
Ces nuages ainsi ne nous soutiendraient pas.
Tous les nuages se retirent.
LA PRINCESSE.
Est-ce une illusion ? Je me sens toute émue.
Le Théâtre paraît encor rempli de trois Furies, avec leurs habillements ordinaires, et des flambeaux à la main ; ce qui cause une grande surprise, parce qu’on ne les voit pas venir. La Princesse poursuit.
Mais quels affreux objets viennent frapper ma vue ?
Scène VI
LA PRINCESSE, PALMIS, LES FURIES
PREMIÈRE FURIE.
Arrêtez de la part du grand Maître des Dieux,
Et louez ses bontés extrêmes,
En apprenant par nous, que ceux qui dans ces lieux
Viennent de paraître à vos yeux,
Étaient fantômes vains animés par nous-mêmes,
Par l’ordre exprès d’une Divinité :
Mais son ordre à présent étant exécuté,
Nous venons vous instruire
De ce que contre vous
Nous avons fait pour servir son courroux ;
Et Jupiter encor nous force de vous dire
Que celle qui tantôt semblait exprès des Cieux,
Pour vous donner des conseils, descendue dans ces lieux,
Sous l’habit de Pallas, étaient la Jalousie ;
Et qu’en même temps l’Envie
Sous celui de Mercure a su tromper vos yeux.
Encor qu’un Dieu n’ait pas le pouvoir de défaire
Ce que son pareil a fait,
Il peut donner avis, et détourner l’effet
Du mal qu’un autre Dieu veut faire.
Depuis longtemps en Terre, et dans les Cieux,
Les Dieux prennent parti contre les autres Dieux :
Et le Souverain du Tonnerre
Voyant que vous aimez son Fils,
Saura punir vos ennemis,
Soit dans le Ciel, ou sur la Terre.
Il vous serait honteux de porter d’autres fers ;
Aimez toujours ce Dieu, méprisez tous les Hommes...
Adieu, vous voyez qui nous sommes,
Puisque nous rentrons aux Enfers.
Elles tombent aux Enfers.
Scène VII
LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Dans un malheur si grand, ah ! Palmis, que ferai-je ?
Du Ciel, ou de l’Enfer, auquel enfin croirai-je ?
Peut-être, que le Ciel qui condamne mon feu,
Veut se venger de moi, d’oser aimer un Dieu,
Et par de tels avis veut rassurer mon âme,
Pour mieux punir après ma téméraire flamme.
Ainsi j’ai des ennuis que je ne puis bannir,
Ainsi mon trouble croît lorsqu’il devrait finir,
Et les maux où le Ciel par ses avis me plonge,
Me font voir des effets de tout ce que je songe.
Allons, Palmis, allons dans l’Antre du Sommeil.
PALMIS.
Apollon vient.
LA PRINCESSE.
Hélas ! mon trouble est sans pareil.
Scène VIII
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS
APOLLON.
Je viens de tout savoir par l’ordre de mon père ;
Il est pour nous.
LA PRINCESSE.
Oui, mais Vénus nous est contraire,
Ses charmes tout-puissants captivent bien des Dieux,
Et par là son pouvoir est grand dedans les Cieux :
Une Belle peut tout avec tant de charmes ;
Pour me nuire, l’Enfer lui prêtera des armes,
Et je ne pourrai pas aisément démêler,
D’elle, ou de Jupiter, qui me fera parler.
Je respecterai ceux qui voudront me détruire,
Je suivrai les conseils de qui me voudra nuire,
Et dans le même temps je rejetterai ceux
Que me fera donner le Monarque des Dieux.
Que n’ai-je encor mon cœur ! je serais moins à plaindre,
Du Ciel et de l’Enfer je n’aurais rien à craindre ;
Rendez-le moi ce cœur, et cessez de m’aimer.
APOLLON.
Ah cessez donc, Princesse, aussi de me charmer ;
Mais vous ne le pouvez, mon amour est extrême,
Et je vous aimerai toujours malgré vous-même ;
On me verra malgré l’Enfer, et tous les Dieux,
Reconnaître toujours le pouvoir de vos yeux ;
Et je vous aimerais encor malgré mon Père,
Quand ce Maître des Dieux me deviendrait contraire ;
Les obstacles feront redoubler mon ardeur,
Et vous ferez toujours maîtresse de mon cœur :
Mais sans vous alarmer, Princesse, l’un et l’autre,
Gardez toujours le mien, et me laissez le vôtre.
LA PRINCESSE.
Quand on s’est pu résoudre à faire don d’un cœur,
Et qu’on le redemande après à son vainqueur,
C’est lui faire paraître une amour assez tendre ;
On ne demande point un cœur qu’on peut reprendre.
Que vois-je ?
Scène IX
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS, LA DISCORDE sous la forme de Junon, et dans un Char semblable à celui de la Déesse
LA DISCORDE.
C’est Junon, c’est la Reine des Cieux,
Que tu vois paraître en ces lieux,
Et qui vient elle-même
Te détromper de ton erreur extrême,
Et t’avertir que son Époux
Dont tu dois craindre le courroux,
N’a jamais approuvé ta flamme ;
Et que ceux qui t’ont dit de conserver l’amour
Qu’a fait naître dedans ton âme
Le Dieu qui dispense le jour,
Feignaient d’approuver ta tendresse,
Pour te perdre avec plus d’adresse,
Et n’étaient point envoyés en ces lieux
Par le grand Monarque des Dieux.
Comme on pourrait encor te faire entendre
Que de la Déesse Junon
J’emprunte et la forme et le nom,
Et que je cherche à te surprendre,
J’ai bien voulu, pour t’ôter tout soupçon,
Te parler devant Apollon,
Qui sait bien qui je suis, et pourra te l’apprendre.
APOLLON.
Ah ne la croyez pas, ce n’est point là Junon,
Princesse, et l’on vous veut abuser sous ce nom.
LA DISCORDE.
Lâche Fils de Latone, apprends à me connaître.
APOLLON.
Vous la Reine des Cieux ? vous ne la pouvez être.
En regardant le Ciel.
De toutes vos bontés faites-moi voir l’effet,
En détournant le mal qui n’est pas encor fait :
Ce que je vous demande est en votre puissance,
Grand Monarque des Dieux, dont je tiens la naissance.
LA PRINCESSE.
Quel éclat !
Le Ciel s’ouvre, et Jupiter paraît.
Scène X
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS, JUPITER, LA DISCORDE
APOLLON.
Ah c’est lui, c’est le grand Jupiter.
LA DISCORDE.
Fuyons, car son courroux sur moi doit éclater.
JUPITER.
Arrête, toi qu’on voit sans cesse
Troubler les mortels et les Dieux,
Toi qu’on m’a vu chasser des Cieux,
Et qui viens traverser l’amour d’une Princesse,
Discorde, que Vénus fait parler sous le nom
Et sous la forme de Junon.
LA PRINCESSE.
Au grand Maître des Dieux elle n’ose répondre.
JUPITER, en lançant la Foudre.
Voilà le coup que ta témérité
A si justement mérité,
Et par où je dois te confondre.
Le Char se brise en divers morceaux qui se séparent et paraissent enflammés au milieu de l’air. Ils se perdent de plusieurs côtés, et la Discorde tombe dans une des ailes du Théâtre.
APOLLON.
Rendons grâce, Princesse, au Souverain des Dieux.
LA PRINCESSE.
Cent nuages déjà le cachent à mes yeux.
Scène XI
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS
APOLLON.
De Vénus à présent je crains peu la colère.
LA PRINCESSE.
Et moi, je crains toujours le courroux de mon Père,
Votre Rival pourra lui faire tout savoir ;
On ne ménage rien, quand on est sans espoir :
Mais si vous le pouvez, laissez-moi, car je tremble,
Et n’ai point de repos quand nous sommes ensemble ;
Je crains d’être surprise encore avecque vous.
Ah ! si vous m’aimez bien, grand Dieu, séparons-nous.
APOLLON.
Ah ! Princesse, doit-on tant craindre quand on aime ?
LA PRINCESSE.
La crainte bien souvent marque une amour extrême.
APOLLON.
Quoique dans ces Jardins nous soyons quelquefois,
Nous ne sommes jamais dans les mêmes endroits :
Je crois qu’il serait plus aisé de nous surprendre,
Si nous venions toujours au même lieu nous rendre.
LA PRINCESSE.
L’éclat dont vous brillez vous découvre partout.
Adieu.
APOLLON.
Vous me quittez ! Votre cœur s’y résout !
LA PRINCESSE.
C’est avec regret ; et lorsque je vous quitte,
Je sens que contre moi tout mon amour s’irrite ;
Il fait pour m’arrêter, des efforts superflus ;
J’aime mieux vous voir moins, que de ne vous voir plus.
Scène XII
APOLLON, seul
Que de ne me voir plus ! Quand l’amour est extrême,
On ne peut s’empêcher de voir ce que l’on aime ;
L’obstacle qu’on y trouve irrite le désir,
Et fait que l’on se voit avec plus de plaisir,
Qu’avec plus de chaleur on montre sa tendresse.
Scène XIII
APOLLON, CLITIE, NÉRICE
CLITIE.
Voyant que vous étiez avecque la Princesse...
APOLLON.
Ah ne m’en parlez point, Nymphe, si vous m’aimez.
CLITIE.
Je dois bien vous aimer, puisque vous m’estimez.
APOLLON.
J’aurai toujours pour vous une estime si grande...
CLITIE.
Ah l’estime n’est pas ce que l’amour demande ;
Quand on aime, l’on veut être aimée à son tour,
Et l’estime languit, quand elle est sans amour :
Même en m’en témoignant, vous songerez sans cesse
À me quitter, afin d’aller voir la Princesse :
Auprès de moi jamais vous ne serez content,
Votre cœur volera vers elle en me quittant ;
D’un violent amour l’âme alors toute pleine,
Quoique vous m’estimiez vous m’oublierez sans peine ;
Auprès d’une Beauté qui commence à charmer,
On oublie aisément ce qu’on cesse d’aimer :
Elle craindra pourtant, vous dira que votre âme
Conserve encor pour moi quelque reste de flamme,
Et vous lui jurerez cent fois avec chaleur
Qu’elle seule à présent règne dans votre cœur ;
Elle aura du plaisir d’apprendre qu’un Dieu l’aime,
À l’en bien assurer vous en prendrez de même,
Et vous saurez tous deux tirer de doux plaisirs
De ce qui causera ma peine et mes soupirs.
APOLLON.
Ah ne cherchez point tant à vous faire un supplice
CLITIE.
Je voudrais que ce fût avec moins de justice :
Mais de l’air dont je sais que vous touchez les cœurs,
Vous n’allumez jamais que de fortes ardeurs :
Et c’est aussi pourquoi je crois que la Princesse
Doit ressentir pour vous une extrême tendresse :
Mais quand même son cœur n’en ressentirait pas,
Vous seriez satisfait auprès de ses appas.
Les rigueurs d’un objet pour qui l’on sent dans l’âme
Tous les ardents transports d’une naissante flamme,
Plaisent souvent bien plus que l’importune ardeur
D’un autre dont on vient de retirer son cœur.
Pourquoi me venez-vous de reprendre le vôtre ?
Je l’avais mérité peut-être autant qu’une autre.
Ah ! quand mon feu pour vous ne me reproche rien,
Pourquoi m’ôter un cœur qui faisait tout mon bien ?
Vous n’en pouvez avoir de sujet légitime,
Les yeux de ma Rivale ont causé tout mon crime ;
Et, quand vous me fuyez, et me manquez de foi,
Ce sont eux seulement qui parlent contre moi.
N’avez-vous pas assez connu que je vous aime ?
Auriez-vous pu douter de mon amour extrême ?
Vous avez toujours fait ma joie et mes plaisirs,
Et vous avez toujours causé tous mes soupirs ;
D’un véritable amour mon âme est encor pleine,
À l’ardeur de mon feu mon cœur suffit à peine.
Ah ! si vous pouviez bien connaître cette ardeur,
Si vous pouviez bien voir ce que souffre mon cœur,
Si... Mais le vôtre hélas ! est tout à la Princesse.
Ah ! puisqu’il est trop vrai qu’elle en est la Maîtresse.
Et qu’à languir toujours le mien est condamné,
Arrachez-moi l’amour que vous m’avez donné.
APOLLON.
Ah, Nymphe, cachez-moi l’excès de votre flamme,
Vous excitez par là des troubles dans mon âme ;
Mais quels que soient vos maux, il vous doit être doux
De voir qu’un Immortel en souffre autant que vous.
Scène XIV
CLITIE, NÉRICE
CLITIE, en le regardant en aller.
Ses maux causent les miens, puisqu’il ressent les peines
Qu’endure un Inconstant lorsqu’il brise ses chaînes :
Un reste encor puissant de tendresse et d’ardeur
Excite en ce moment des troubles dans un cœur ;
On combat quelque temps, mais la flamme naissante
D’un amour qui s’éteint, est toujours triomphante ;
Et c’est par ce combat qu’un Amant agité
Achève de passer à l’infidélité.
Nérice, puisqu’enfin ma destinée est telle,
Que sans cesse je dois aimer un infidèle,
Et que je dois toujours rechercher à le voir,
Du Destin tout-puissant remplissons le vouloir.
ACTE IV
Scène première
LA PRINCESSE, PALMIS
La Décoration représente l’antre du Sommeil. Elle est remplie d’un nombre infini de Songes sous diverses figures mêlées de toutes sortes d’Oiseaux nocturnes. Le Sommeil est couché sur un Lit d’ébène avec une longue robe noire ; il a une robe blanche par-dessous avec des ailes ; il tient une corne en une main, et une baguette en l’autre. Le Silence est debout au pied de son Lit, et le Repos est assis sur le pied.
LA PRINCESSE.
Nous voici donc enfin dans la Demeure sombre
Du Dieu qui fuit le bruit, et qui n’aime que l’ombre.
Que de Songes divers ici de toutes parts !
Et que d’Oiseaux de nuit occupent les regards !
Ce Dieu qui fut toujours ennemi de la peine,
Est sans cesse couché dessus ce Lit d’ébène ;
Le Repos l’accompagne, et le Silence aussi,
Et les Vents orageux ne soufflent point ici.
Au Sommeil.
Ô toi qu’en mos malheurs nous trouvons secourable,
Qui de tant d’Immortels est le plus agréable,
Qui soulage les Corps par le travail lassés ;
Toi par qui nos ennuis sont quelquefois chassés,
Mais qui souvent aussi par des songes horribles
Nous fait voir un tableau d’aventures terribles,
Et nous fait deviner la fin d’un triste sort,
Sommeil Fils de la Nuit, et Frère de la Mort,
On entend le Tonnerre, et l’on voit les Éclairs non seulement sur le Théâtre, mais encore par toute la Salle.
Fais-moi savoir... Quels Vents ! Quels Éclairs ! Quel Tonnerre !
Les Vents traversent la Salle. L’un vient d’un côté, pendant que l’autre va de l’autre. Celui qui vient sur le Théâtre, fait plusieurs tours en rond comme un tourbillon ; et pendant ce temps la Princesse demeure sans parler. Elle poursuit quand il a cessé.
Les Vents semblent entre eux se faire ici la guerre ;
Tout ceci ne nous peut présager que malheur.
PALMIS.
La crainte me saisit et me glace le cœur.
Madame, éloignons-nous. D’une telle surprise
Mon âme ne sera je crois jamais remise.
LA PRINCESSE.
Ah tout ceci, Palmis, m’alarme autant que toi,
J’en dois avec raison concevoir de l’effroi ;
Et comme ici jamais le bruit ne doit s’entendre,
Ces Vents et ce Tonnerre ont de quoi me surprendre :
Cet orage imprévu doit me faire savoir
Que Vénus sur les Dieux a beaucoup de pouvoir,
Et que pour cette belle et cruelle Déesse
Qui cherche à se venger, tout le Ciel s’intéresse.
Ils servent son courroux, tous ces injustes Dieux,
Et se laissent toucher par l’éclat de ses yeux.
Ah ! pourquoi les voit-on briller de tant de charmes ?
Pourquoi les plus grands Dieux lui rendent-ils les armes ?
S’ils ne la servaient pas, j’aurais bien moins d’ennuis,
Et ne me verrais pas dans l’état où je suis.
Mais sachons du Sommeil, si les songes horribles
Qui me font chaque nuit craindre des maux terribles...
Le Tonnerre recommence.
Qu’entends-je encor ?
Quand le Tonnerre cesse, le Sommeil, le Silence, et le Repos, s’évanouissent.
PALMIS.
Ah Ciel ! ah Princesse ! ce Dieu
Qui fuit toujours le bruit, abandonne ce lieu.
LA PRINCESSE.
Hélas ! c’est à ce coup que je vois tout à craindre.
Que mon malheur est grand, et que je suis à plaindre !
Mon cœur est accablé des plus mortels soucis,
Et rien n’est comparable à mes cruels ennuis :
Je connais que les Dieux ne veulent plus m’entendre,
Et tout ce que je vois suffit pour me l’apprendre.
Ah ! pourquoi d’Apollon ai-je souffert les feux ?
Le Théâtre change en un Désert.
PALMIS.
Madame, nous voilà dans un Désert affreux.
LA PRINCESSE.
Tout ceci me surprend. Que ma frayeur est grande !
PALMIS.
Les Songes ont suivi le Dieu qui les commande.
Retirons-nous ; tout doit ici nous faire peur,
Cet horrible Désert jette de la terreur ;
Je crois de tous côtés voir d’affreux précipices,
Et ma crainte me fait souffrir de grands supplices.
Les Éclairs recommencent.
Ah ! Madame, fuyons. Mais de nouveaux Éclairs
Viennent frapper ma vue, et brillent dans les airs.
Il tonne un coup.
Hélas ! j’entends encor redoubler le Tonnerre.
Il tonne longtemps.
Je crois dessous mes pas sentir trembler la Terre.
Éole paraît sur un nuage, accompagné de plusieurs Vents.
LA PRINCESSE.
Que vois-je ! et de ceci que dois-je enfin penser ?
PALMIS.
Quelque Dieu vient encor pour vous embarrasser.
LA PRINCESSE.
Ah c’est le Roi des Vents ; sans doute c’est Éole.
PALMIS.
Je ne me fierais plus aux Dieux sur leur parole.
Scène II
ÉOLE, LA PRINCESSE, PALMIS
ÉOLE.
Princesse, ce qui vient d’arriver en ces lieux,
Vous doit assez faire connaître,
Que du Ciel le Souverain Maître,
Qui ne fait rien pourtant sans assembler les Dieux,
N’approuvent plus la flamme que vos yeux
Dans le cœur de son Fils ont dès longtemps fait naître :
C’est par l’avis des Dieux qu’il condamne l’amour
Du Dieu qui fait briller le jour ;
Par l’éclat du Tonnerre il vient de vous l’apprendre ;
Et le Sommeil en fuyant de ces lieux,
Sans vouloir même vous entendre,
Vous a fait voir qu’il suit l’avis des autres Dieux.
Le nuage se sépare en trois ; le milieu va sur le cintre ; et les deux autres sur lesquels sont des vents, vont à droite et à gauche.
Scène III
LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Ah ! Palmis, à ce coup je perds toute espérance,
Tout ce que j’ai vu part d’une grande puissance ;
Le Souverain des Dieux, le puissant Jupiter,
N’approuve plus mon feu, je n’en saurais douter ;
Mon cœur se doit livrer entier à la tristesse.
PALMIS.
Théaspe vient.
Scène IV
THÉASPE, LA PRINCESSE, PALMIS
THÉASPE.
Que vois-je enfin ? C’est la Princesse,
Et je la reconnais à l’éclat de ses yeux.
LA PRINCESSE.
Comment avez-vous su que j’étais en ces lieux ?
THÉASPE.
Lorsqu’un Amant ressent une extrême tendresse,
L’amour l’aide toujours à trouver sa Maîtresse.
LA PRINCESSE.
Ah ! votre jalousie a plus fait que l’amour,
Et vous croyiez ici trouver le Dieu du Jour :
Guérissez votre esprit de cette frénésie,
Vous n’aurez plus sujet d’avoir de jalousie.
THÉASPE.
Hé quoi, vous pourrez donc n’aimer plus mon Rival ?
Ah mon bonheur, Amour, doit être sans égal.
LA PRINCESSE.
Hélas !
THÉASPE.
Vous soupirez ! Ce soupir veut-il dire
Que vous ne l’aimez plus, que votre flamme expire ?
LA PRINCESSE.
Si je ne puis cesser d’aimer ce Dieu charmant,
Je ne souffrirai plus qu’il me voie en Amant.
THÉASPE.
Peut-être que le temps...
LA PRINCESSE.
Croyez-vous que mon âme,
Après l’avoir aimé, brûle d’une autre flamme ?
Ce n’est pas mon dessein, et pour vous faire voir
Que votre cœur ne doit nourrir aucun espoir,
Prince, je vous défends de me jamais rien dire
Qui marque que mes yeux aient sur vous quelque empire,
Et vous ordonne enfin de ne me suivre pas.
Elle s’en va avec Palmis.
Scène V
THÉASPE, seul
Elle n’oubliera point un Dieu tout plein d’appas :
Vénus en travaillant à la rendre infidèle,
Fait qu’elle l’aime encor avecque plus de zèle ;
Et la Mère d’Amour... je crois l’apercevoir.
Scène VI
VÉNUS, THÉASPE
VÉNUS.
Votre Princesse enfin a perdu tout espoir,
Et l’on cesse d’aimer plutôt que l’on ne pense,
Quand l’amour qu’on nourrit ne vit plus d’espérance.
Junon en ce rencontre a servi mon courroux,
Tant elle hait le sang de son volage Époux.
Latone fut longtemps par elle poursuivie,
Et grosse d’Apollon, connut sa jalousie :
Elle a depuis ce temps haï le Dieu du Jour,
Et c’est ce qui la porte à nuire à son amour.
Comme dessus les airs elle est toute puissante,
C’est par là qu’elle vient d’alarmer son Amante,
Qui croit que ce qui vient d’arriver en ces lieux,
Ne part que du pouvoir du Monarque des Dieux.
THÉASPE.
Ah ! quand Junon vous aide à traverser sa flamme,
Si toujours Apollon règne dedans son âme,
Et si cette Beauté ne m’en aime pas mieux,
Que sert à mon amour tout le pouvoir des Dieux ?
Je veux...
VÉNUS.
Quoi, quand pour vous ma haine s’intéresse,
Parlez, que ferez-vous de plus qu’une Déesse ?
THÉASPE.
Excusez mes transports, je ne vois que trop bien
Que ce que je ferais ne servirait de rien.
J’ai pour rival un Dieu, j’adore une Princesse
Qui pour cet Immortel a beaucoup de tendresse :
Elle ne m’aime point, et je n’ose parler
Du feu dont pour un autre elle se sent brûler.
Si je le découvrais, son trop barbare Père
Ferait voir des effets de son humeur sévère ;
Et ce que je ferais pour servir mon amour,
Pourrait à cet objet faire perdre le jour.
Ainsi je n’ose rien pour soulager ma flamme,
Et je la cache enfin dans le fond de mon âme :
Je n’espère qu’en vous dans mon cruel ennui.
Apollon vient.
VÉNUS.
Laissez-moi seule avec lui.
Théaspe s’en va, et Vénus poursuit.
Tout me réussira comme je le souhaite,
Et ma haine sera pleinement satisfaite.
Scène VII
VÉNUS, APOLLON
APOLLON.
Quoi, Vénus seule ici ? Vénus, que les amours,
Les plaisirs, et les jeux, devraient suivre toujours ?
Avouez-le, Déesse, on a beaucoup de peine,
Et l’on souffre beaucoup, quand on a de la haine.
VÉNUS.
Vous croyez que l’amour ait de plus doux appas,
Mais il a des chagrins que la haine n’a pas :
On souffre incessamment, quand l’amour est extrême,
Si l’on n’est pas aimé de même que l’on aime ;
Et l’on a beau languir, et montrer son ardeur,
On ne saurait jamais faire seul son bonheur :
Mais qui sait bien haïr, éprouve le contraire,
Et trouve dans son cœur de quoi se satisfaire ;
Et quand de sa vengeance il se fait des plaisirs,
Sans dépendre d’un autre, il remplit ses désirs ;
Plus il se fait haïr, plus sa vengeance est pleine,
Et c’est par là qu’il sait le succès de sa haine.
APOLLON.
La haine ne saurait à ce point vous charmer ;
Pour savoir tant haïr, Vénus sait trop aimer.
VÉNUS.
Si Vénus en aimant montre une ardeur extrême,
Quand elle a de la haine, elle hait tout de même.
APOLLON.
Quand vous parlez de haine avec tant de chaleur,
Elle est dans votre bouche, et non dans votre cœur.
VÉNUS.
Vénus n’a pas un cœur insensible à l’offense ;
Et quoiqu’elle soit douce, elle aime la vengeance.
APOLLON.
Vous vous vengerez donc ?
VÉNUS.
Vous le saurez un jour.
APOLLON.
Mais vous avez besoin du secours de l’Amour.
VÉNUS.
Ah croyez que mon Fils servira ma colère.
APOLLON.
L’Amour n’est pas toujours d’accord avec sa Mère.
VÉNUS.
S’il n’est pas toujours prêt à servir mon courroux,
Il le sera du moins pour me venger de vous.
APOLLON.
Parlons à cœur ouvert. Je vois ce qui vous porte,
Déesse, à me tenir un discours de la sorte ;
Et pour répondre enfin à vos ardents souhaits,
Je dois de mon dépit vous montrer des effets :
Mais c’est ce qu’Apollon n’a pas dessein de faire,
Vous vous applaudiriez en voyant ma colère ;
Et si vous attendez des transports éclatants,
Déesse, croyez-moi, vous attendrez longtemps ;
Je ne suis pas d’humeur à vous venger moi-même,
Et j’ai pour votre haine une froideur extrême.
VÉNUS.
Cette tranquillité sans doute me surprend,
Et je dois avouer que ce calme est bien grand.
Mais venez-vous ici chercher votre Princesse ?
APOLLON.
Vous avez deviné, je la cherche, Déesse.
VÉNUS.
Tous les Dieux sont contr’elle, elle n’en peut douter.
Et celui du Sommeil, sans vouloir l’écouter,
S’est retiré soudain, et de cette surprise
Son âme, que je crois, n’est pas encor remise.
Dans le même moment on a vu mile Éclairs,
Et les Vents et la Foudre ont grondé dans les airs ;
Éole a fait ensuite entendre à la Princesse
Que le Maître des Dieux blâmait votre faiblesse.
APOLLON.
Hé quoi, troublerez-vous sans cesse notre ardeur, 1
Cruelle ?
VÉNUS.
Oubliez-vous déjà votre froideur ?
APOLLON.
Ce sont là de vos coups, on les connaît sans peine,
Et ce sont les effets qu’a produits votre haine.
VÉNUS.
Si vous vous emportez encor, votre courroux
Remplissant mes désirs, me vengera de vous,
Et je m’applaudirai de voir votre colère.
APOLLON.
Sans l’aide de Junon, ce coup ne s’est pu faire ;
Je le ferai connaître à l’objet de mes vœux,
Et j’espère par là de rassurer ses feux.
VÉNUS.
Ne pouvant vous tromper comme votre Princesse,
J’ai voulu seulement alarmer sa tendresse,
Et par de faux avis jeter dedans son cœur
Des doutes qui pourront refroidir son ardeur.
APOLLON.
Contre nous votre haine a tout mis en usage,
Et vous n’avez plus rien à tenter davantage.
VÉNUS.
Sans le secours du Ciel, ni celui de l’Enfer,
Il me reste un moyen encor pour triompher.
Adieu. Craignez Vénus.
Scène VIII
APOLLON, seul
Je tremble au fonds de l’âme.
Ah qu’il est dangereux d’offenser une Femme !
Mais cherchons ma Princesse, et courons l’assurer
Que...
Scène IX
CLITIE, APOLLON
APOLLON.
Je ne croyais pas ici vous rencontrer.
CLITIE.
L’Amour et le Destin m’ordonnent de vous suivre :
Mais sans vous voir hélas ! Comment pourrais-je vivre ?
Mon cœur ressent toujours pour vous la même ardeur ;
Mais je n’en saurais plus parler avec chaleur,
Ni par d’ardents transports exprimer ma tendresse,
Tant l’excès de mes maux me cause de faiblesse ;
Elle est grande, et déjà je me sens en langueur,
Je n’ai plus rien en moi de vivant que le cœur :
L’amour l’anime encor ce cœur tendre et sincère,
Qui n’a jamais rien fait qui vous ait pu déplaire ;
Il vit pour vous aimer, et cependant hélas !
C’est l’amour aujourd’hui qui cause mon trépas :
Oui, celui qui me fait souhaiter votre vue,
Et de vivre pour vous, est celui qui me tue ;
Ma mort m’épargnera l’éternelle douleur
De vous voir mépriser les troubles de mon cœur ;
Et lorsque je n’ai plus de place dans le vôtre,
Je ne vous verrai point entre les bras d’un autre.
Hélas ! qui l’aurait pu prévoir que votre amour
M’eût causé tant de maux, et m’eût coûté le jour ?
L’excès du mien servait à me tromper moi-même ;
Et comme mon amour était pour vous extrême,
Je croyais que toujours le vôtre dût durer,
Et le mien trop crédule osait me l’assurer.
APOLLON.
Quoi, Nymphe, vous croyez n’être donc plus aimée ?
CLITIE.
De la Princesse hélas ! votre âme est trop charmée ;
Son bonheur est bien grand, et pour l’amour de vous
Je n’ose lui montrer ni haine, ni courroux,
Encor que de Vénus contre vous irritée
À m’en venger aussi je sois sollicitée.
APOLLON.
Que ne vous dois-je point ! et quels remerciements...
CLITIE.
Ah gardez-vous par là d’augmenter mes tourments :
Si vous ne vous sentiez beaucoup d’ardeur pour elle,
Vous me remercieriez avecque moins de zèle.
Hé quoi, me pourrez-vous oublier tout à fait ?
Pourrez-vous oublier un amour si parfait ?
APOLLON.
Si vous pouviez bien voir jusqu’au fond de mon âme,
Vous verriez que je rends justice à votre flamme,
Vous verriez de l’estime avec de la pitié,
Vous verriez de l’amour avec de l’amitié,
Vous verriez de la joie avec de la tristesse,
Et de la force enfin avec de la faiblesse.
Je dois vous estimer, car vous le méritez,
Et j’ai de la pitié, car vous en excitez :
J’ai de l’amour pour vous, que je puis dire extrême,
Et si le votre est grand, le mien est tout de même ;
Je sens beaucoup de joie, et mon cœur est content
De voir que votre amour est pour moi si constant ;
J’ai du chagrin aussi de n’y pouvoir répondre,
Et de voir que vos feux ont de quoi me confondre ;
J’ai de la force enfin lorsque je me résous
De vous aimer toujours, et de n’aimer que vous :
Mais sitôt que je songe à ma belle Princesse,
Ma fermeté chancelle, et cède à ma faiblesse.
Voilà le triste état où sans cesse je suis,
Et les mortels n’ont pas de plus cruels ennuis.
CLITIE.
Je vois trop bien par là les troubles de votre âme,
Mais je n’y connais plus votre première flamme.
APOLLON.
Je parais infidèle avec beaucoup d’ardeur,
Mais je ne le suis pas dans le fond de mon cœur ;
Et lorsque je parais vous quitter pour une autre,
Cet amour qui me fait mieux connaître le vôtre,
Et qui vous donne lieu d’en montrer la grandeur,
Rend à mon feu pour vous de sa première ardeur ;
Et quand tous vos transports raniment ma tendresse,
Vous devez quelque chose enfin à la Princesse.
CLITIE.
Ah ne m’en parlez point, oubliez ses appas ;
Je ne lui devrais rien, si vous ne l’aimiez pas :
Mais vous l’allez quitter, et venez de me dire...
Vous ne répondez-rien ! et votre cœur soupire !
L’oublierez-vous ? Parlez.
APOLLON, à part.
Hélas !
Haut.
Oui, si je puis.
CLITIE.
Je ne verrai jamais la fin de mes ennuis,
Mon cœur sera toujours accablé de tristesse.
APOLLON.
Si vous m’aimez un peu, souffrez-moi ma faiblesse,
Je crois qu’avec le temps j’en pourrai triompher.
CLITIE.
Des feux si violents ne peuvent s’étouffer.
APOLLON.
Le trop cruel Amour qui veut venger sa Mère,
En me faisant souffrir, cherche à la satisfaire.
CLITIE.
Mais croyez-vous enfin être aimé tendrement ?
Qu’on n’aime pas le Dieu beaucoup plus que l’Amant ?
Et que si votre cœur montrait de l’inconstance,
On vous aimât toujours avec violence ?
Il n’appartient qu’à moi de garder tant d’amour ;
Mais cet amour aussi me va coûter le jour,
Et lorsque je vous vois...
APOLLON.
Ah fuyez de ma vue,
Et ne me cherchez plus, si c’est moi qui vous tue ;
Fuyez un inconstant, mais je ne le suis pas,
Quand mon cœur ne saurait oublier vos appas ;
Laissez-moi travailler à leur rendre justice,
Je vais prier l’Amour de m’être moins propice,
En faisant que l’objet qui partage mon cœur,
Et qu’il me fait aimer, me montre moins d’ardeur.
CLITIE.
Puisque vous le voulez, il faut que je vous laisse :
Mais si vous soupirez toujours pour la Princesse,
Si vous me méprisez encor...
APOLLON.
Que ferez-vous ?
CLITIE.
Adieu, gardez de croire un si faible courroux.
Scène X
APOLLON, seul
Rien n’éteindra jamais une flamme si belle.
Qu’il est doux d’être aimé d’un cœur tendre et fidèle !
D’un cœur comme le sien ! Je le suis, et pourtant
J’obéis à l’Amour qui me rend inconstant,
Et qui pour m’accabler, me fait voir le mérite
Et la constante ardeur de celle que je quitte.
Encor si cet objet s’emportait contre moi,
En me représentant mon manquement de foi ;
Si par de fiers mépris éclatait sa colère,
Tous ses emportements me la rendraient moins chère :
Mais ses reproches sont si remplis de douceur,
Que loin de m’offenser, ils me percent le cœur.
Si j’en étais quitté, je serais moins à plaindre,
Mon amour indigné pourrait bientôt s’éteindre,
Et le dépit de voir qu’elle m’eut pu trahir ;
Malgré tous ses attraits, me la ferait haïr ;
Et mon cœur irrité de cette préférence,
Pourrait après tomber dedans l’indifférence.
Jusque là de sa flamme on doit craindre un retour,
Et toujours le dépit marque un reste d’amour :
Mais ce qui rend encor ma peine plus sensible,
C’est moi, qui dans son cœur porte un coup si terrible.
Je la quitte, et par là j’outrage ses appas ;
Mais j’ai beau l’offenser, elle ne me hait pas,
Elle fait voir toujours une égale constance.
Je suis encor surpris de sa persévérance ;
Et quand je vois son cœur plus que jamais charmé,
Je deviens malheureux à force d’être aimé.
Ah ! trop cruel Amour qui me rends infidèle,
Fais qu’elle m’aime moins, ou que je n’aime qu’elle :
Mais si je suis aimé de cet objet charmant,
La Princesse me charme, et m’aime tendrement ;
De l’éclat de ses yeux on ne se peut défendre,
Puisque le cœur d’un Dieu s’en est laissé surprendre.
Courrons donc rassurer son esprit agité
Par les troubles nouveaux où Vénus l’a jeté,
Et lui jurer encor... Hélas ! que vais-je faire ?
En m’y forçant, Amour, que tu sers bien ta Mère !
ACTE V
Scène première
APOLLON, LA PRINCESSE, PALMIS
LA PRINCESSE.
Non, je ne puis ici plus longtemps demeurer.
APOLLON.
Quoi, Princesse, faut-il déjà nous séparer ?
LA PRINCESSE.
Je crains, vous le savez, le retour de mon Père.
APOLLON.
Mais...
LA PRINCESSE.
Je crains plus encor, et la Reine ma Mère
Dans mon appartement peut venir me chercher.
APOLLON, à part.
Le dessein que j’ai pris pourra l’en empêcher.
LA PRINCESSE.
Loin de rester ici quand Apollon m’en presse,
Il est temps qu’à ses yeux je cache ma faiblesse ;
Il retourne à Clitie, et cesse de m’aimer.
APOLLON.
Ah croyez que vos yeux ont trop su me charmer.
LA PRINCESSE.
Les siens ont dessus vous repris tout leur empire ;
Vous la venez de voir, votre cœur en soupire :
Revoir une Beauté qu’on aima tendrement,
Et qui lorsqu’on la quitte, aime encor constamment ;
L’écouter, s’attendrir, soupirer auprès d’elle,
Se reprocher tout bas que l’on est infidèle,
Demeurer interdit, confus, embarrassé,
D’une tendre pitié sentir son cœur pressé,
Et faire en soupirant le portrait de ses peines ;
Si ce n’est pas rentrer dans ses premières chaînes,
C’est du moins faire voir par des vœux trop flottants,
Qu’on voudrait pouvoir être à deux en même temps.
APOLLON.
Les troubles que Clitie a fait naître en mon âme,
Sont dus à la pitié, bien plutôt qu’à sa flamme :
Ses sentiments encor ne vous sont pas connus,
Elle n’a pas voulu vous perdre avec Vénus.
LA PRINCESSE.
Hé quoi ! le Dieu du Jour ne voit pas son adresse ?
Son esprit est du moins égal à sa tendresse ;
Je dois tout redouter d’une telle amitié ;
Elle veut qu’on la plaigne, et veut faire pitié :
Mais plaindre un bel objet, quand il a touché l’âme,
Sans croire encor l’aimer, c’est conserver sa flamme.
APOLLON.
Ah ! croyez que mon cœur est à vous tout entier,
Et que ce même cœur travaille à l’oublier.
LA PRINCESSE.
L’oubli n’est plus oubli, sitôt que l’on y pense :
Et quand pour oublier on se fait violence,
La raison qui le veut, triomphe rarement ;
Un véritable oubli vient insensiblement :
Sans cela c’est en vain qu’un cœur charmé s’y fie ;
Pour oublier, il faut oublier qu’on oublie ;
Et lorsqu’avec le temps l’amour est établi,
C’est le temps seul qui peut nous mener à l’oubli ;
Et quand on a le cœur plein d’un amour extrême,
Plus on veut oublier, plus on sent que l’on aime.
Comme l’amour produit tous ces effets, en vous,
Je sens que du passé mon cœur devient jaloux ;
Et pour rendre le calme à mon âme alarmée,
Je... Mais vous ne pouvez pas ne pas l’avoir aimée.
Encor si votre amour eut fait voir moins d’ardeur,
Si vous l’aviez aimée avec moins de chaleur,
Si... Mais se peut-il bien qu’une aussi forte flamme,
Pour cette grande Nymphe, ait embrasé votre âme ?
L’aimiez-vous d’une ardeur qui ne pût s’oublier ?
Possédait-elle alors votre cœur tout entier ?
Était-il plein d’amour ? et sentiez-vous pour elle
Tout ce qu’on sent alors qu’on doit être fidèle ?
Vos dépits étaient-ils suivis de ces retours
Qui font voir aux Amants qu’ils s’aimeront toujours ?
Et croyez-vous enfin, dans votre ardeur extrême,
Que vous n’en aimeriez jamais d’autre de même ?
Mais je vois ma Rivale, elle vient vous chercher,
Son amour et ses yeux ont de quoi vous toucher.
Scène II
APOLLON, LA PRINCESSE, CLITIE, PALMIS, NÉRICE
CLITIE.
Puisque je vous rencontre avecque la Princesse,
Je dois croire qu’elle a toute votre tendresse,
Et je dois étouffer l’espoir précipité
Qui d’un tendre retour m’avait trop tôt flatté.
Ce dernier coup m’accable, et la triste Clitie,
En perdant tout espoir, va perdre aussi la vie ;
Mais elle expirerait avec quelque plaisir,
Si sa mort vous pouvait arracher un soupir.
APOLLON.
Vivez, Nymphe, vivez, Apollon vous en prie,
Il ne souhaite pas que vous perdiez la vie.
CLITIE, à part.
Il s’attendrit, Amour, fais qu’il revienne à moi.
LA PRINCESSE.
Vous allez me quitter sans doute, et je le vois,
Et mon cœur a sujet d’avoir quelques alarmes,
Lorsque de la pitié votre amour prend les armes.
J’avais le nom de fière, et mon tranquille cœur
Ne s’était jamais vu sous les lois d’un vainqueur ;
Et de l’Amour enfin méprisant la puissance,
Rien ne m’était si cher que mon indifférence,
Quand vous êtes venu ravir ma liberté,
Et troubler mon bonheur et ma tranquillité.
Que vous avais-je fait pour venir me contraindre
À brûler d’une ardeur que rien ne peut éteindre ?
Et deviez-vous, cruel, à ce point me charmer,
Si vous ne croyiez pas devoir toujours m’aimer ?
Ah ! je vais travailler à chasser de mon âme
Tout ce qu’elle a pour vous de tendresse et de flamme :
Mais hélas ! si l’on prend de l’amour aisément,
On ne l’étouffe pas aussi facilement.
APOLLON.
Ah ! que d’un bel objet les larmes sont touchantes !
CLITIE.
Et que sur votre cœur les siennes sont puissantes !
Son amour est bien fort, mais c’est par son ardeur
Que vous devez du mien connaître la grandeur.
Si dans le peu de temps que vous l’avez aimée,
Jusqu’à cet excès vous l’avez enflammée,
Mon cœur que vous avez su charmer plus longtemps
Doit conserver pour vous des feux bien plus ardents.
LA PRINCESSE.
Ah ! sitôt qu’Apollon inspire de la flamme,
De la plus vive ardeur on sent brûler son âme.
APOLLON.
Tout ce qui doit causer le bonheur des Amants,
Et fait tous leurs plaisirs, cause tous mes tourments.
À Clitie.
Votre amour m’attendrit.
À la Princesse.
Je suis touché du vôtre ?
Mais montrez-m’en de grâce un peu moins l’une et l’autre,
Afin que j’abandonne avec moins de douleur...
Ah ! pourquoi toutes deux me montrer tant d’ardeur ?
Quand mon cœur amoureux a plus qu’il ne souhaite,
Je ne saurais avoir qu’une joie imparfaite ;
Ou plutôt quand je suis au comble de mes vœux,
Je n’en saurais goûter, et deviens malheureux.
LA PRINCESSE.
Lorsque pour faire un choix votre amour délibère,
Voit-il que je m’expose à la fureur d’un Père
Qui me sacrifierait sur l’heure à son courroux,
S’il était assuré de tous nos rendez-vous ?
Ils ne vous ont que trop fait savoir ma tendresse ;
Mais aimer un grand Dieu, n’est pas une faiblesse.
CLITIE, à Apollon.
Ah ! que vois-je ? vos yeux attachés sur les siens,
M’apprennent le mépris que vous faites des miens.
APOLLON.
Vous vous plaignez ; mon choix vous fait toutes deux craindre :
Mais cependant c’est moi qui suis le plus à craindre,
Et l’amour dans mon cœur contre l’amour combat ;
Celle qui me perdra, ne perdra qu’un ingrat.
Ce malheur n’est pas grand ; mais le mien est extrême,
Puisqu’il faut que je perde une Beauté que j’aime.
CLITIE.
Ah, si vous le voulez, vous ne la perdrez pas.
APOLLON.
Ayez donc toutes deux moins d’amour et d’appas.
CLITIE.
Si vous vouliez vous rendre à celle dont la flamme
A su de son ardeur mieux convaincre votre âme...
APOLLON.
Le Destin me rappelle, et je dois malgré moi,
Puisqu’il ordonne ainsi, me rendre à mon emploi.
Scène III
CLITIE, LA PRINCESSE, PALMIS, NÉRICE
LA PRINCESSE.
Nymphe, puisque son choix est encor en balance,
Vous devez conserver encor de l’espérance.
CLITIE.
Je ne m’abuse pas, et connais mon malheur ;
Des yeux intéressés lisent au fond d’un cœur.
Apollon qui souvent a vu combien je l’aime,
A voulu m’épargner le déplaisir extrême
De le voir devant moi pour vous se déclarer ;
Et c’est là le sujet qui l’a fait retirer.
Il ne m’aime donc plus, ce Dieu qui m’a charmée,
Ce Dieu que j’aime tant, et qui m’a tant aimée ?
Ah ! je sens dans mon cœur des troubles tous nouveaux,
Et rien n’est comparable à l’excès de mes maux.
Qu’on en souffre de grands, quand on perd l’espérance,
Et que l’amour qu’on sent a tant de violence !
Pour regagner le cœur du charmant Dieu du Jour,
Il n’est rien dont ne soit capable mon amour.
Ah, si vous le vouliez, trop aimable Princesse,
Ce Dieu me ferait voir sa première tendresse ;
Vous ne sauriez encor l’aimer éperdument,
Et votre cœur pourrait l’oublier aisément ;
Il n’a pas encor eu le temps de le connaître,
Et votre ardeur encor ne commence qu’à naître.
LA PRINCESSE.
Hélas !
CLITIE, à part.
Elle me plaint, en voyant tant d’amour.
LA PRINCESSE, à part.
Quoi, ce Dieu pourrait-il m’abandonner un jour ?
CLITIE.
Si pour être toujours maîtresse de son âme,
Il ne m’avait fallu qu’un grand excès de flamme,
J’aurais pu dans son cœur vivre éternellement :
C’est pourquoi vous devez craindre son changement.
Ah ! faut-il que mon cœur ait encor la faiblesse...
Mais je vois que pour moi le vôtre s’intéresse.
LA PRINCESSE, à part.
Elle peut d’Apollon toucher encor le cœur,
Puisqu’elle me contraint à plaindre son malheur.
CLITIE.
Mais je n’en doute plus, votre cœur devient tendre,
D’une pitié trop juste il ne peut se défendre.
LA PRINCESSE.
Il en ressent beaucoup, et vous plaint.
CLITIE.
Quel bonheur !
Il va donc travailler à vaincre son ardeur.
LA PRINCESSE.
Il vous plaint d’autant plus, qu’il ne peut pour vous plaire,
Faire voir moins d’amour au Dieu de la Lumière.
Adieu, votre douleur me ferait trop souffrir,
Et ma présence ici pourrait encor l’aigrir.
Scène IV
CLITIE, seule
Encor qu’en m’abaissant je l’aie en vain pressée
De surmonter l’amour dont son âme est blessée,
J’ai le triste avantage au moins dans ma douleur,
D’avoir tout entrepris pour servir mon ardeur ;
Et puis qu’on ne saurait bien aimer sans faiblesse,
Plus on en montre, et plus on fait voir de tendresse :
Ce qui sert en amour, ne saurait être bas,
Et l’amour a des droits, que la raison n’a pas.
Mais sous mes déplaisirs mon âme est abattue,
Et je sens redoubler la douleur qui me tue :
Si l’excès de mon feu me fait perdre le jour,
Ma Rivale devra me céder en amour ;
Et malgré tout le sien, il faudra qu’elle craigne
Qu’en apprenant ma mort, Apollon ne me plaigne,
Et que poussant alors des soupirs de douleur,
La pitié n’en dérobe autant à son ardeur.
Scène V
CLITIE, THÉASPE
THÉASPE, en entrant tout furieux.
Quoi, sans appréhender le courroux de son Père...
CLITIE.
Que ce Prince paraît transporté de colère !
THÉASPE.
Ah rien n’est comparable à ma juste douleur,
Et mes jaloux transports me déchirent le cœur.
Ah Nymphe !
CLITIE.
Expliquez-vous.
THÉASPE.
Ah ! Qu’une âme saisie
D’une trop violente et juste jalousie,
Souffre de maux cruels, quand l’objet de ses soins...
Ce qui me touche hélas ! ne vous touche pas moins.
CLITIE.
Moi ?
THÉASPE.
Vous. Mon cœur charmé d’un objet adorable...
Je ne saurais parler, tant la douleur m’accable.
CLITIE.
Mais d’où peut provenir cette vive douleur ?
THÉASPE.
Sachez que la Princesse a su toucher mon cœur.
CLITIE.
Hé bien ?
THÉASPE.
Je l’adorais avecque tant de zèle...
CLITIE.
Comment ? avez-vous su qu’au Dieu du Jour fidèle...
THÉASPE.
Ah ne me demandez ni par qui, ni comment,
J’ai su que dans sa chambre elle a vu cet Amant,
Puisqu’un Jaloux jamais ne doit manquer d’adresse
Pour apprendre souvent ce que fait sa Maîtresse.
Je n’en n’ai pas manqué, pour savoir que le Dieu
Dont pour elle avec joie elle a connu le feu,
Par un pouvoir divin, empêchant que sa Mère
Ne vint dedans sa Chambre à son heure ordinaire,
En a lui-même pris et la forme et le nom...
Vous ne savez que trop quelle est leur passion.
CLITIE.
Qu’à la triste Clitie elle sera funeste !
THÉASPE.
Je crains dans ma douleur, de deviner le reste ;
Et quoique de ce coup mon cœur soit abattu,
Je n’ose pas encor soupçonner sa vertu.
Scène VI
LE ROI, CLITIE, THÉASPE, SUITE du Roi
CLITIE.
Ah ! grand Roi, savez-vous l’affront que votre Fille
Vient depuis un moment de faire à sa Famille ?
Et qu’éprise du Dieu qui fait briller le jour...
LE ROI.
Oui, je n’ai que trop su son criminel amour.
CLITIE.
Mes yeux m’ont enlevé tout ce que mon cœur aime :
Mais il faut que je cède à ma douleur extrême ;
Et quand on perd le bien qu’elle m’ôte aujourd’hui,
Après un tel malheur, on doit mourir d’ennui.
Scène VII
LE ROI, THÉASPE, MIRSA, SUITE du Roi
LE ROI, à Mirsa. Il lui parle bas.
Écoutez.
THÉASPE.
Que mon cœur souffre un cruel supplice !
MIRSA.
Mais, Seigneur.
LE ROI.
Mais je veux enfin qu’on m’obéisse.
Scène VIII
LE ROI, THÉASPE, SUITE du Roi
LE ROI.
Clitie est bien instruite, et sait trop leur amour,
Et je viens de savoir dans ces lieux d’alentour,
Qu’on y voit le Soleil souvent ici descendre :
Nous l’avons vu tantôt sans pouvoir le surprendre ;
Et pour n’être point vu, cet Amant a soudain
Fait naître des brouillards par un pouvoir divin.
Ayant de leur amour ces preuves convaincantes,
J’ai dû de ma vengeance en donner d’éclatantes ;
Et je viens d’ordonner que pour punition
D’une trop criminelle et folle passion,
Et dont mon cœur ressent une douleur pressante,
Qu’on enterre ma fille, et même encor vivante.
THÉASPE.
Qu’avez-vous fait, Seigneur ? Ah vous n’y songez pas :
Hé quoi, faire périr un objet plein d’appas !
Clitie en est la cause, et c’est la jalousie
Dont son âme inquiète est sans sujet saisie,
Qui la vient d’obliger, pour servir son ardeur...
Ah ! s’il est encor temps, donnez ordre, Seigneur,
Que l’on n’achève pas un si cruel supplice ;
À votre Fille enfin rendez cette justice ;
Vos ordres ne sont pas peut-être exécutés,
Et je vais empêcher... Mais que vois-je ?
Le Ciel s’ouvre.
Scène IX
LE ROI, THÉASPE, VÉNUS dans son étoile
VÉNUS.
Arrêtez.
La Princesse a perdu la vie,
Et j’ai pris soin de son trépas
Qui vient de remplir mon envie,
D’un seul moment ne se différât pas.
Ayant vu le cœur de son père
Sans tendresse pour elle, et plein de cruauté,
Je l’ai facilement porté
À donner l’arrêt trop sévère
Qui vient d’être exécuté.
Je ne la devais pas traiter en criminelle,
Mais elle l’était pour moi,
Son cœur étant trop fidèle
Au Dieu qui de ses yeux semblait prendre la loi.
Voilà le dernier coup que Vénus outragée
Gardait au Dieu du Jour :
Il a perdu l’objet de son amour,
Et je me vois enfin vengée.
Afin que l’on ne doute pas,
Que de quiconque l’offense,
Vénus sait tirer vengeance,
J’ai moi-même voulu publier ici-bas,
Que ce violent trépas
Est un effet de ma puissance.
Le Ciel se referme.
Scène X
LE ROI, THÉASPE
THÉASPE, regardant l’endroit où Vénus a paru.
Et pour punir le Dieu qui dispense le jour,
Vous avez fait périr l’objet de mon amour.
Je devais dans l’excès de mon ardeur extrême...
Mais las ! qu’aurais-je fait contre un pouvoir suprême ?
Elle devait m’aimer, cette illustre Beauté,
Et rejeter les vœux du Dieu de la clarté ;
Son amour ne pouvait surpasser ma tendresse.
Ah ! que ne m’aimiez-vous, malheureuse Princesse !
J’aurais toujours brûlé pour vos divins appas,
Et mon feu n’aurait point causé votre trépas.
LE ROI.
Qu’entends-je ?
THÉASPE.
Mon amour ne doit point vous surprendre :
D’aimer une Princesse eût-on pu se défendre ?
Et puisqu’elle savait charmer les plus grands Dieux,
Sans en être ébloui, pouvais-je voir ses yeux ?
J’en ai connu trop tôt connu l’éclat et la puissance,
Mais ma fidèle ardeur était sans espérance.
Que les Dieux sont cruels, d’avoir de ses beaux jours
Avec tant de rigueur tranché l’aimable cours !
Mais vous avez plus fait encor que leur colère,
Et l’arrêt est sorti de la bouche d’un père.
LE ROI.
J’ai dû le prononcer avec sévérité,
Quand l’honneur m’en a fait une nécessité.
Loin de me condamner, n’accablez point un père
Qui n’a fait aujourd’hui que ce qu’il a dû faire.
Prince, si vous avez pour moi quelque amitié,
La rigueur de mon sort vous doit faire pitié :
Ne pouvant pas souffrir de honte à ma Famille,
J’ai fait perdre le jour même à ma propre Fille ;
Et lorsque l’on m’apprend qu’elle a fini son sort,
J’apprends son innocence, en apprenant sa mort :
Mais quand on m’en a vu donner l’Arrêt sévère,
Je devais être Juge alors, et non pas Père ;
Et puisqu’elle a paru criminelle à mes yeux,
Si l’on m’a vu faillir, la faute en est aux Dieux ;
Et lorsqu’ils ont causé ce trépas qui me touche,
Ce n’est que leur Arrêt qu’a prononcé ma bouche.
THÉASPE.
Clitie en est aussi la cause, et son rapport
Vous a fait avancer l’Arrêt de cette mort.
Scène XI
LE ROI, THÉASPE, MIRSA, SUITE du Roi
MIRSA.
Elle a causé la sienne, et voyant la colère
Que pour un tel rapport le Dieu de la Lumière
A témoigné contre elle, un grand saisissement
A fait finir ses jours presques en un moment,
Et n’a fait qu’avancer la perte d’une vie
Qu’une langueur mortelle aurait bientôt ravie,
Puisque depuis le temps qu’elle était en langueur,
Elle devait bientôt expirer de douleur.
THÉASPE.
Mais la Princesse enfin, qu’est-elle devenue ?
MIRSA.
Elle est morte, Seigneur.
THÉASPE.
Hélas ! ce mot me tue.
Ce que dans l’univers on voyait de plus beau,
Sera donc pour toujours dans la nuit du tombeau ?
Mais dois-je m’arrêter à d’impuissantes larmes,
Et plaindre seulement cet objet plein de charmes ?
Non, je le dois rejoindre en finissant mon sort,
Et je lui dois prouver mon amour par ma mort.
LE ROI.
Vénus l’a fait périr, et c’est cette Immortelle
Qui m’a fait ordonner une mort si cruelle.
THÉASPE.
Quoi, celle dont les yeux inspiraient tant d’amour,
En victime de haine a donc perdu le jour ?
Et le Dieu qui l’aimait, a souffert que la vie
Ait à cette Princesse été sitôt ravie ?
Ah ! devait-il l’aimer, et la laisser périr ?
Hé comment son amour a-t-il pu le souffrir ?
Ne se devait-il pas opposer à sa perte ?
Et cependant hélas ! Soleil, tu l’as soufferte.
Ah ! si pour elle encor tu sens brûler ton cœur,
Fais quelque chose au nom de ta première ardeur ;
Fais-la revivre enfin, c’est pour toi qu’elle est morte ;
Donne-lui de tes feux une preuve aussi forte.
La porte du Soleil paraît.
Quel éclat ! l’œil à peine en soutient tous les traits ;
C’est le riche portail de son brillant palais,
J’y vois du Dieu Vulcain paraître les ouvrages.
Le Théâtre se change en un théâtre de nuage.
Cet éclat qui s’augmente, écarte les nuages,
Et pour les éloigner, on envoie ici-bas,
Afin qu’à sa lumière ils ne s’opposent pas.
LE ROI.
Parais donc maintenant, grand Dieu de la Lumière,
Et fais-nous voir combien ma Fille te fut chère.
THÉASPE.
Puisque ta passion est cause de sa mort,
Si tu l’aimes encor, prends pitié de son sort ;
Perce de tes rayons la terre qui la couvre ;
Pour l’en faire sortir, fais enfin qu’elle s’ouvre ;
Fais-nous voir des effets d’un pouvoir tout divin ;
Et pour cette Beauté, fais quelque chose enfin.
LE ROI.
Si tu ne l’avais pas si tendrement aimée,
Vénus eut pour la perdre été moins animée,
Le Palais du Soleil s’ouvre.
Mais il m’écoute enfin ; oui, c’est lui que je vois,
Entouré des Saisons, des Heures, et des Mois.
Scène XII
LE SOLEIL, LE ROI, THÉASPE, SUITE du Roi
LE SOLEIL, dans son Palais.
Apprends que si ta fille, et la Nymphe Clitie,
Sont toutes deux mortes pour moi,
Que par une divine Loi
Leur nom vivra toujours, en dépit de l’envie ;
Et que pour faire voir mes feux reconnaissants,
Et chasser la douleur de ton âme affligée,
En l’arbre qui produit l’Encens
La Princesse sera changée,
Et qu’ainsi par un sort pour elle glorieux,
Ce qu’elle produira, montera jusqu’aux Cieux :
Et la Nymphe sera, par un pouvoir suprême,
Aussi changée en une Fleur,
Qui par son mouvement, comme par sa couleur,
Marquera que pour moi son ardeur fut extrême,
Et que de son amour prenant toujours la loi,
Elle eut les yeux toujours tournés vers moi.
LE ROI.
Du souvenir d’un Dieu, ces marques honorables,
À la Postérité les rendra mémorables.
Scène XIII
LE SOLEIL, L’AMOUR, LE ROI, THÉASPE
L’AMOUR dans le Palais du Soleil.
Hé bien, te riras-tu de l’Amour désormais ?
Et n’as-tu pas par ma vengeance
Vu des effets de ma puissance ?
LE SOLEIL.
Quoi, venir me braver jusques dans mon Palais ?
L’AMOUR.
Je puis bien m’applaudir après une victoire.
LE SOLEIL.
Elle n’est pas si grande, et j’ai pour mon honneur
Su métamorphoser celles de qui l’ardeur
Avait si bien touché mon cœur.
L’AMOUR.
Mais en faisant tant pout ta gloire,
Tu n’as rien fait pour ton bonheur :
Étant vengé de toi, mon âme est satisfaite ;
Et si pour quelque objet tu pousses des soupirs
Ta victoire sera parfaite ;
Et loin de troubler tes plaisirs,
L’Amour secondera désormais tes désirs.
Adieu, je vais partout publier ma victoire,
Afin que dans tout l’avenir
On garde le souvenir
De ma puissance, et de ma gloire.
L’Amour s’envole.
THÉASPE.
Hélas ! je n’en perdrai de longtemps la mémoire.