Les Almanachs (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte, en prose et en vers.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 7 janvier 1753.

 

Personnages

 

ORONTE, bon bourgeois

ÉLISE, nièce d’Oronte

GÉLASTE, l’Almanach des Dames

ARGANT, Mathieu Laensberg

ALCIDOR, l’Almanach de Cour

FROSINE, suivante d’Élise

FRONTIN, Valet d’Alcidor

L’ALMANACH SUISSE

 

La Scène est dans une Ville de Province, chez Oronte.

 

 

Scène première

 

ALCIDOR, ÉLISE, FROSINE

 

ALCIDOR.

Our, belle Élise, puisque parmi tant de jeunes gens aimables qui se trouvent ici, j’obtiens quelque préférence sur votre cœur, il n’est rien que je n’ose entreprendre.

ÉLISE.

Vos intentions sont si légitimes, et je les vois accompagnées de tant de mérite, qu’il me serait difficile de les désapprouver.

FROSINE.

Laissez-là les protestations d’amour ; songez donc, Monsieur, à votre travestissement ; et à exécuter l’idée originale que vous venez de projeter.

ALCIDOR.

Mais, Frosine, redis-moi donc encore comment Oronte, comment l’oncle de la charmante Élise a pu se laisser prévenir d’une façon si extraordinaire.

FROSINE.

Le désir d’être savant, est ce qui a frappé son imagination. Après avoir passé les premières années de sa vie dans le négoce, après avoir amassé de gros biens (ce qui est pourtant la véritable science,) il a voulu devenir universel. Le moyen d’y réussir ! le cerveau déjà suranné, cerveau rempli de chiffres, de calculs, de lettres, de correspondances, il gémissait sous le poids de son entreprise, et dépérissait tous les jours. Enfin, l’heureux temps est venu, on les Livres ont été réduits en petits Dictionnaires, et de petits Dictionnaires en Almanachs : son désespoir a cessé. Les Almanachs lui ont paru un élixir qui satisfaisait à sa soif dévorante. Les Almanachs sont des Dieux à sa fantaisie, il pousse la folie jusqu’à les personnifier. J’ai ouï dire que les fictions d’Ovide, et les rêveries des Cabalistes avaient contribué à augmenter son extravagance. Enfin, quand des Almanachs de toutes les couleurs et de coutes les espèces sont rangées sur la cheminée, il croit être en pleine Académie, il croit être au Lycée, au Portique ; et la Bibliothèque du jour de l’an est pour lui la chose la plus délicieuse qui soit sur la terre.

ÉLISE.

Jugez, Alcidor, de ma situation, et si dans un délire semblable, mon oncle peut être occupé du soin de mon établissement !

ALCIDOR.

Oh ! Monsieur votre oncle mérite bien le petit tour que j’ai résolu de lui jouer.

ÉLISE.

Je ne puis m’empêcher d’en rire ; Frosine va vous trouver tout ce qui sera nécessaire.

FROSINE.

Je l’ai déjà préparé : ne vous amusez donc pas davantage, ne manquez pas l’occasion ; si vous laissez passer le temps des étrennes, la pièce vaudra moins de moitié.

 

 

Scène II

 

FRONTIN, ALCIDOR, ÉLISE, FROSINE

 

FRONTIN.

Ma foi, Monsieur, votre projet est éventé, et l’on vous vole votre idée.

ALCIDOR.

Que veux-tu dire ?

FRONTIN.

Dans une ville telle que celle-ci, tout se sait bien plus aisément qu’à Paris, et puisque votre heureuse étoile vous y avait conduit en garnison, il fallait y être plus discret.

ÉLISE.

Comment donc ?

FROSINE.

Voilà qui est bien malheureux !

ALCIDOR.

Mais, je n’ai parlé à personne.

FRONTIN.

Il faut bien que vous ayez parlé, puis que Gélaste est déjà tout prêt, et qu’il va venir ici dans l’instant ; bien plus, tous les Officiers du régiment sont autant d’Almanachs parlants, dansants, gesticulants, qui viennent faire leur cour à Monsieur Oronte.

ALCIDOR.

Ô Ciel !... mais, ne nous désespérons point ; s’il m’est impossible d’arrêter leur impétuosité, je tâcherai du moins de l’emporter sur eux.

FRONTIN.

Je vois venir Monsieur Oronte ; allez, je vais rester avec lui pour donner un petit véhicule à son extravagance. Le voilà qui médite.

 

 

Scène III

 

ORONTE, FRONTIN

 

ORONTE.

Il est étonnant combien je découvre tous les jours de choses que l’on regarde comme incroyables, et qui cependant sont possibles !

FRONTIN.

Assurément.

ORONTE.

Eh ! comment savez-vous cela ? Vous autres, qui n’avez ni science, ni lecture, vous ne pouvez pas en être instruits comme moi.

FRONTIN.

Oh ! sans science, c’est le bon sens qui nous fait voir cela clair comme le jour.

ORONTE.

Parlez à la plupart du monde de ces découvertes, on vous traitera de fou, d’extravagant.

FRONTIN.

Ce ne serait pas moi qui tiendrait de pareils discours.

ORONTE.

Jusqu’à Nostradamus, ils tourneront tour en ridicule.

FRONTIN.

Damus nostra, cum nostra Damus : ils ont tort.

ORONTE.

Dites-leur que tout est animé, ou peut le devenir ; parlez-leur des Sylphes, et de tous les autres Esprits qui remplissent : la Nature, ils vous regarderont comme un ignorant.

FRONTIN.

Oh ! à l’égard des Sylphes, j’ai eu, en ma vie, plus de cent coups de fouets qui me tombaient, sans y penser, sur le dos, et j’ai découvert depuis que c’étaient ces Messieurs qui se divertissaient à mes dépens.

ORONTE.

Je le crois.

FRONTIN.

Je vous dirai bien plus ; j’ai entendu, de mes propres oreilles, des Castors du Canada se plaindre d’être obligés de passer les mers pour venir ici couvrir tant de sottises.

ORONTE.

Cela se peur fort bien.

FRONTIN.

Monsieur, quand vous marierez Mademoiselle votre nièce, ne la donnez qu’à bonne enseigne. N’allez pas l’unir à rien de grossier. Il faut que cela soit tout esprit, et du singulier.

ORONTE.

Oh ! là-dessus, je sais à quoi m’en tenir, et l’on ne me trompera pas. Croirais-tu qu’il a paru un livre, il ya quelque temps, où il est démontré que toi et moi, nous ne sommes que des animaux marins.

FRONTIN.

Diable !

ORONTE.

Marins, marins.

FRONTIN.

Eh ! bien... je ne savais pas celui-là, par exemple.

ORONTE.

Je pourrais citer cent preuves.

FRONTIN.

Il faudrait être insensé pour ne pas convenir que ce qui est esprit peut paraître sous mille formes différentes ; et je sais de bonne part que plusieurs Génies, qui sont amoureux de Mademoiselle votre nièce, et qui savent le cas que vous faites.des Almanachs, doivent se présenter sous cette forme devant vous.

ORONTE.

Ils doivent se présenter !... que me dis-tu là ?

FRONTIN.

Rien n’est plus certain.

ORONTE.

Il faut avouer... mais, qu’est-ce que j’entends ?

Symphonie.

 

 

Scène IV

 

GÉLASTE, l’Almanach des Dames, ORONTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Voilà, ma foi, l’Almanach des Dames. Que de pompons ! que de parure !

ORONTE.

Voilà qui est merveilleux !

FRONTIN, bas à Oronte.

C’est un de ces Génies amoureux, comme je vous ai dit ; mais tenez-vous sur vos gardes, et n’allez pas jeter votre nièce à la tête.

ORONTE.

Voyons, voyons un peu. Parle, mon petit Almanach ; parle, mon ami.

L’ALMANACH des Dames.

Que ne devons nous point aux Belles !
Bien loin de l’emporter sur elles,
De tous côtés nous leur cédons ;
Et si nous avons en partage
Quelqu’agrément, quelqu’avantage,
C’est d’elles que nous les tenons.

ORONTE.

Cela n’est pas mal.

L’ALMANACH des Dames.

Nous leur devons la politesse,
Le bon goût, la délicatesse,
Les façons et les sentiments.
De deux beaux yeux le doux langage
Dans un jour instruit davantage
Que tous les livres en dix ans.

ORONTE.

Allons, courage.

L’ALMANACH des Dames.

Tous les ressorts de notre adresse
Ne sont rien, près de leur finesse.
Tout les seconde, tout leur sert ;
Et la femme la moins habile
Se rire d’un pas difficile
Mieux que l’homme le plus expert.

ORONTE.

Continuez, mon petit ami.

L’ALMANACH des Dames.

Moins vaines que nous, plus discrètes
Sur l’article des amourettes,
On ne les voit point éclater.
Celle qui cède à la tendresse
N’ajoute point à la faiblesse
Le sot plaisir de s’en vanter.

ORONTE.

Comment donc ! comment donc !

L’ALMANACH des Dames.

Une longue et pénible étude
Ne peut nous donner l’habitude 
Ni l’aménité de leur ton.
Ce sexe en esprit nous surpasse,
Et l’on compte sur le Parnasse 
Neuf Muses pour un Apollon.

ORONTE.

Je demeure étonné, et cela me passe. Il me restait encore des doutes sur les opinions que les Savants m’ont révélées ; mais, ma foi, à présent j’en suis certain.

FRONTIN, bas à Oronte.

Méfiez-vous toujours de quelque supercherie.

ORONTE.

Oh ! c’est ce que je veux savoir. Dis-nous un peu, mon ami : tu as, sans doute, été amoureux ?

FRONTIN, à Oronte.

Il fait signe que oui.

ORONTE.

Fais-nous un peu le portrait de celle qui a su te plaire.

L’ALMANACH des Dames.

Ses yeux charmants miroirs d’une belle âme,
De la douceur sont le charmant séjour.
Il en sort une vive flamme
Qui charme et surprend tour à tour.
Chacun de leurs regards est un trait pour l’Amour ;
Les fleurs de son beau teint à Cypris font injure,
Leur incarnat et leur blancheur,
Présent de la seule nature,
Sont le siège de la fraîcheur.

Sa belle bouche, où l’on admire
L’éclat du plus parfait émail,
Fait passer l’aimable sourire
Entre l’ivoire et le corail.

De l’odeur qu’elle exhale ; une âme est pénétrée ;
Et c’est-là que Zéphyr, au coucher du Soleil,
Vient chercher ces parfums et cette haleine ambrée,
Dont la Reine des fleurs s’embaume à son réveil.

ORONTE.

Il est charmant ! il est charmant ! et si ce Génie-là me demande sincèrement ma nièce en mariage, je crois que je ne pourrais pas la lui refuser.

FRONTIN.

Je ne sais que vous dire. Il a quelque chose de fade, et je crois que vous trouverez mieux que cela.

L’Almanach des Dames se retire, pendant que Frosine entre.

 

 

Scène V

 

FROSINE, ORONTE, FRONTIN

 

FROSINE.

Eh ! Monsieur, quelle affluence ! jamais on n’a vu tant d’Almanachs ! L’Almanach des Beaux Arts, l’Almanach de Finance, l’Almanach du Cœur et de l’Esprit ; il y en a un, entr’autres, qui m’a fait une peur effroyable ; je n’aurais jamais fini, si je voulais tous les nommer, et votre maison ne pourra pas y suffire.

ORONTE.

Mais, je ne peux pas les recevoir tous à la fois.

FRONTIN.

Eh ! vraiment non : voulez-vous qu’ils viennent étouffer ici Monsieur ?

ORONTE.

Eh ! que diantre ! comment donc faire ?

FRONTIN.

Laissez. Je vais dire à ces Messieurs qu’ils attendent, et que vous irez leur parler ; je tâcherai même de renvoyer ceux que je trouverai trop importuns... mais Mathieu Laensberg, qui paraît, mérite bien d’avoir lui seul une audience.

Frontin rentre.

 

 

Scène VI

 

ARGANTE, Mathieu Laensberg, ORONTE, FROSINE

 

ORONTE.

Celui-ci à l’air caustique et mordant.

FROSINE.

Mais, Monsieur, si je ne le voyais, je n’aurais jamais cru qu’il y eût des Génies qui prissent ainsi différentes formes, ni qu’un Almanach pût être animé. Ce Mathieu Laensberg m’a bien l’air d’être encore un rival, et d’en vouloir à Mademoiselle votre nièce.

ORONTE.

Il faut voir, il faut écouter.

L’examinant.

Il n’a pas l’air petit Maître.

MATHIEU LAENSBERG.

Un petit Maitre de Lutèce.
Est chose unique en son espèce ;
Dans sa chambre tous les matins,
Cloué près d’un miroir, avec un peigne en main,
Rien n’est égal au soin qu’il fait paraître
Pour arranger sa tête proprement ;
Mais cette tête ingrate agit bien autrement,
Elle ne sert qu’à déranger son maître.

ORONTE, riant.

Ha ! ha ! il en veut aux jeunes gens.

MATHIEU LAENSBERG.

Le coq d’un clocher est l’image
De la plupart des jeunes gens.
Toujours guindés vers un nuage,
Et tournant sans cesse à tous vents,
Il ne s’agit dans leur langage
Que de la pluie et du beau temps.

ORONTE.

Ne vous gênez point, continuez, dites nous la vérité.

MATHIEU LAENSBERG.

La Vérité partit un jour
D’Amiens son antique séjour,
Pour faire le tour de la France ;
Mais, chacun lui tournant le dos,
La fièvre lui prit à Coutance ;
Elle alla mourir à Bordeaux.

ORONTE.

Ah ! il en veut aussi aux Gascons.

MATHIEU LAENSBERG.

Pour n’entendre point de Gascon
Vanter ses biens et ses Ancêtres,
Pour ne point voir sur l’Hélicon
Des compagnons se croire maîtres,
Pour ne point voir jeunes Laïs
Donner le change à de vieux Reitres,
Pour ne point voir des étourdis
Jeter leur bien par les fenêtres,
Pour ne point voir un faux Marquis
Éloigner ses parents champêtres,
Pour ne point voir certains maris
Céder bonnement leur logis,
Quand un autre en connaît les êtres,
Pour ne point voir nos bons amis
Devenir inconstants et traîtres,
Depuis le premier de Janvier
Jusques au dernier de Décembre,
Il faut vivre en particulier,
Et ne point sortir de sa chambre.

ORONTE, en riant.

Mais, mais, voilà une Centurie qui dit bien des choses.

FROSINE, à Oronte.

Il vous fait signe qu’il voudrait s’allier à vous, et qu’il voudrait avoir votre nièce.

ORONTE, à Mathieu Laensberg qui continue ses gestes.

Oui, oui, oui ; mais il faut du temps pour se déterminer là-dessus, il faut prendre conseil.

MATHIEU LAENSBERG, paraissant fâché.

Si dans les lunaires climats,
Comme Arioste le rapporte,
Zéphir sur ses ailes emporte
Tout ce que l’on perd ici bas ;
Sans doute en ces vastes campagnes,
Dont les bords nous sont inconnus,
On trouve deux ou trois montagnes.
De conseils et de temps perdus.

ORONTE.

Oh ! tout doucement ; dans ces fortes d’affaires on ne va pas si vite.

FROSINE, à Oronte.

Il fait signe qu’il s’en console.

ORONTE, riant.

Oui.

FROSINE.

Laissez-le, vous n’y perdez pas ; il vous faut quelque chose de plus fin.

MATHIEU LAENSBERG.

Les décorations dont brille l’Opéra
Aux Spectateurs ne semblent belles
Qu’en de-çà de l’Orchestre, et jamais au-delà.
L’hymen est à peu près comme elles ;
Beau, quand de loin nous le voyons,
Souvent il nous déplaît, passé les violons.

Il rentre.

 

 

Scène VII

 

ORONTE, FROSINE

 

ORONTE.

Il est divertissant.

FROSINE.

Tant qu’il vous plaira, il a fait là des réflexions qui ne sont point du tout obligeantes pour vous, et avec tout son mérite, à votre place, je serais son très humble serviteur. Mais songez-vous qu’une compagnie nombreuse vous attend ?

ORONTE.

Oui, et j’entends que l’on murmure.

FROSINE.

Paraissez donc du moins pour tâcher de la contenter : j’irai vous rejoindre dans l’instant ; car on pourrait vous jouer quelque tour, et vous ne devez pas céder à toutes les propositions que l’on pourrait vous faire. 

Oronte rentre. Elle se met à rire.

Ha, ha, ha.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, FROSINE

 

ÉLISE.

Ah ! Frosine, malgré la prodigieuse faiblesse de mon oncle, je crains bien qu’il ne démêle tout ce manège de notre part. Mon oncle est né avec de l’esprit.

FROSINE.

Vous vous moquez, Mademoiselle ; sur ces articles-là sa prévention ne lui permet pas de rien distinguer. Il disait encore ce matin à Frontin qu’Almanach est un mot Arabe, qui signifie âme de toutes choses.

ÉLISE.

Si jamais il découvrait qu’Alcidor...

FROSINE.

Mais qu’Alcidor se hâte donc ; pour peu qu’il tarde, il pourrait arriver, dans tout ceci, que la plaisanterie ne tournerait pas en notre faveur.

ÉLISE.

Je compte qu’il va paraître ; il ne lui a pas été possible de faire plus de diligence depuis que ses camarades ont découvert son idée ; il a fallu qu’il changeât son projet de travestissement.

 

 

Scène IX

 

ORONTE, FRONTIN, ÉLISE, FROSINE

 

ORONTE, à la coulisse.

Sortez, sortez, Messieurs, s’il vous plaît : que diantre ! vos caresses sont un peu trop violences. Ils m’ont tous entouré, et j’ai cru qu’ils allaient m’étrangler, surtout ce vilain Almanach du Diable, qui a des griffes étonnantes, et qui vous pince sans rire.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, j’en ai l’âme toute trou blée ; vous avez vu les efforts que j’ai faits pour le faire sortir ; il s’est tant débattu qu’il a laissé tomber plusieurs de ses feuilles : je les ai ramassées... cela sent terriblement le fiel !

FROSINE.

Donne, donne ; le papier ne me fait pas peur.

Regardant une feuille.

Oh ! oh ! voilà un nommé Monsieur Derval qui est assez mal accommodé.

ORONTE.

Lis donc, Frosine, lis ; n’y a-t-il pas quelques caractères hiéroglyphiques ?

FROSINE.

Oh ! je ne m’en embarrasse pas.

Lisant.

On vient d’annoncer à Derval
Qu’un de ses amis est très mal.
Ira-t-il lui rendre visite ?
Oui ; mais avant qu’il s’en acquitte,
Il faudra, pour avoir la cervelle en repos,
Qu’il fasse un tour à ses chevaux.
Il faudra qu’il écrive à deux de ses amies,
Pour un petit souper galant.
Il faudra dépêcher Champagne ou l’Allemand
Pour deux loges de Comédies.
Il faudra, chez le Vernisseur,
Aller voir décorer un vis-à-vis très leste
Il faudra qu’il aille Brodeur
Faire voir un dessein de veste.
Il faudra qu’il entende encor,
Au milieu de la Cour, un petit air de cor.

Cela est assez malin !

ORONTE.

Oui.

FROSINE.

Oh ! cet Almanach-là ne fera pas de notre goût.

FRONTIN.

Anecdotes sur le Théâtre.

Lisant.

Quelques Auteurs nouveaux, plus qu’on ne saurait croire,
Ont le cœur désintéressé ;
Car ils travaillent pour la gloire
Des bons Auteurs du temps passé.

ORONTE, riant.

Fort bien.

FROSINE.

Comment, Monsieur ; l’Almanach du Diable se met donc du nombre de ces plaintifs amateurs des temps qui ne sont plus ; qui crient sans cesse, que rien ne les satisfait ; qui croient le Soleil éclipsé, quand il luit sur leurs têtes ; et qui, dans les moments les plus florissants, publient que tout tombe en décadence ?

FRONTIN.

Non, non : il faut que vous sachiez que l’Almanach du Diable est contre tout le genre humain ; car voici un article où il le déclare, au contraire, contre ceux qui ne se soumettent pas à la mode.

Lisant.

Pour se faire un état et brillant et commode,
C’est peu d’avoir du goût, de l’esprit, du savoir,
Il faut encore être à la mode.
Nous ne valons qu’autant qu’elle nous fait valoir.
Mais comme il est en elle une inconstance étrange,
Et que tous nos efforts ne peuvent l’arrêter,
Il faut aussitôt qu’elle change,
Changer de même et l’imiter.
Si nous restons toujours dans notre forme antique,
Nous éprouvons bientôt quelque coup de jarnac ;
Nous subissons le fort d’un vieux garde-boutique,

Il regarde Oronte.

Et nous sommes traités comme un vieux Almanach.

ORONTE.

Oh ! mais, il ne faut pas attaquer la vieillesse. Dans tous ceux que je viens de renvoyer, il y en a qui m’ont semblé fort aimables, et dont l’invention m’a paru plaisante. Si j’avais pu faire entrer les uns et renvoyer les autres, je l’aurais fait assurément.

Symphonie douce.

ÉLISE, à Frosine.

Voici le moment, et je tremble.

ORONTE.

Oh ! oh ! voilà une vraie symphonie de Sylphes ! cela annonce quelque chose de doux et d’honnête. C’est peut-être un de ceux que je regrette... mais non ; je n’ai point encore vu celui-là.

 

 

Scène X

 

ALCIDOR, l’Almanach de Cour, vêtu d’une Mante bleue, garnie de fleurs de lys ou d’étoiles d’or, ORONTE, FRONTIN, ÉLISE, FROSINE

 

ORONTE.

Il est d’une agréable figure.

L’examinant.

Comment donc ! il est fort bien relié !

ALCIDOR, à Élise.

Tous les matins vous êtes mon Aurore.
Le Soleil ne me luit que lorsque je vous vois,
Vous êtes au Printemps ma véritable Flore ;
Celle de nos jardins, près de vous, perd ses droits.
Pour éclairer mes pas dans le chemin du Sage,
Vous êtes ma Minerve, et je suis bien guide.
Vous êtes mon Iris dans le temps de l’orage.
Dans un repas vous seriez mon Hébé.
Si, par les droits que l’hymen donne,
Vous étiez ma Vénus sous un ombrage frais,
Je ferais content, et j’aurais
Tout l’Olympe en votre personne.

ORONTE.

Il paraît qu’il aime ma nièce ; mais il ne me déplaît pas. Il parle fort poliment.

FROSINE, à Oronte.

Monsieur, il pourrait y avoir de la fourberie dans tout cela ; il faut un peu l’éprouver.

FRONTIN, à Oronte.

Oui, il faut voir s’il a sincèrement de bonnes intentions.

FROSINE, à Alcidor.

Bel Almanach ! on découvre bien quelles sont vos vues ici : mais Monsieur Oronte n’est peut-être pas aussi riche que vous pourriez le croire.

FRONTIN, à Alcidor.

Non : il ne faut pas vous flatter de trouver ici de grandes richesses ; et Monsieur... n’a pas de bien... en un mot...

ALCIDOR.

Des biens la fatale ivresse
Ne se peur trop éviter.
C’est une grande richesse
Que de n’en point souhaiter.

ORONTE.

Mais on ne peut pas mieux s’exprimer. Oh !... celui-là, celui-là est fort à mon goût.

FROSINE, à Alcidor.

Mais, vous-même, êtes-vous dans une situation aisée ? car souvent l’habit est trompeur.

FRONTIN, à Alcidor.

Avez-vous de quoi faire figure ?

ALCIDOR.

Le bien sans honneur m’importune,
Rien ne m’y saurait attacher.
Je ne veux point d’une fortune
Que l’on puisse me reprocher.

ORONTE.

Oh ! mais, mais voilà un sentiment qui est d’un très honnête homme !

FROSINE, à Oronte.

Laissez-moi faire.

FRONTIN, à Oronte.

Ne vous prévenez pas trop.

FROSINE, à Alcidor.

Ce n’est pas tout. Avez-vous pour Monsieur une sincère estime ? N’auriez vous point écouté de certains bruits que l’on se plaît à faire courir ? car il y a toujours des gens mal intentionnés. 

FRONTIN.

Oui ; par exemple, il y a des gens qui disent que Monsieur est fou.

ORONTE, à Frontin.

Paix donc, ne va pas dire cela.

ALCIDOR.

Sans nous embarrasser du langage imposteur
Que tient le calomniateur,
Soyons toujours ce que nous sommes ;
Notre gloire est dans notre cœur,
Et non dans la bouche des hommes.

ORONTE.

Oh ! pour le coup, il me semble adorable ! il me pénètre l’âme... je ne puis m’en défendre.

ALCIDOR.

Quand j’entends condamner quelqu’un
(Parmi nous rien n’est plus commun)
Sur les fautes dont on l’accuse,
Mon jugement n’est plus si prompt ;
J’en ai tant faites que j’excuse
Celles que tous les autres font.

ORONTE.

Mais rien n’est plus obligeant... Almanach ! Génie ! qui que tu sois, viens çà que je t’embrasse.

Il embrase Alcidor.

FROSINE, bas à Alcidor.

Courage.

FRONTIN, bas à Alcidor.

Emportez la place d’assaut.

ÉLISE, à part.

Ciel !

FROSINE, haut à Alcidor.

Mais enfin Monsieur le Génie, supposé que Monsieur Oronte eût de la bonne volonté pour vous, et qu’il voulut bien vous donner Élise sa nièce en mariage, pourrait on se flatter que vous la rendriez heureuse ?

FRONTIN, à Alcidor.

Oui ; auriez-vous de bonnes manières ?

ORONTE.

Ils ont raison ; car j’ai tant fait d’ingrats ! et quoique je sois encore riche, il m’en a tant coûté !

ALCIDOR.

Quand un arbre est chargé de fruit,
Pour en cueillir, on l’environne.
N’a-t-il plus rien, chacun s’enfuit ;
Dans le moment, tout l’abandonne.
Le sort du riche libéral
Au fort de cet arbre est égal.

ORONTE.

Oh ! je suis bien aise de vous apprendre que mes affaires ne sont point mauvaises, et que j’ai de quoi mériter votre amitié, si vous voulez, Génie aimable, si vous voulez me l’accorder.

ALCIDOR, prenant la main d’Oronte.

Qui peut vivre sans l’amitié ?
D’un solide plaisir c’est la source féconde.
Si de ce nœud charmant notre cœur n’est lié,
Nous tombons sous le poids d’une langueur profonde ;
Vous ôtez le Soleil au Monde,
Si vous en Ôtez l’amitié.

ORONTE.

Allons, il suffit, je ne balance plus...

FROSINE.

À ces sentiments et à cette politesse on reconnaît aisément l’Almanach de Cour.

ORONTE, à Alcidor.

Puisque le mérite de ma nièce vous a touché, et que vous vous êtes déclaré pour elle, je vous la donne, soyez unis.

ALCIDOR, à Élise.

Y consentirez-vous ?

ÉLISE.

Je le veux bien, puisque mon oncle l’ordonne.

ALCIDOR, à Élise.

Partagez les feux d’Alcidor, ne craignez rien, je ne serai assurément pas pour vous un calendrier ingrat.

ORONTE.

Que dit-il ?

FROSINE.

Il dit qu’il se nomme Alcidor, qu’il a du bien, de la naissance, et qu’il fera tous ses efforts pour rendre votre nièce heureuse.

ORONTE.

Je le compte bien assurément ; ne songeons donc qu’à nous divertir, et à donner audience aux autres Almanachs qui pourraient être mécontents.

FRONTIN.

Un moment, s’il vous plaît. J’ai envie de devenir aussi quelque livre de conséquence. Et toi, qu’en penses-tu, Frosine ?

FROSINE.

Moi ? je voudrais quelque chose de très modeste, de très simple ; et je ne puis être, tout au plus, qu’un journal.

FRONTIN.

À la bonne heure.

 

 

Divertissement

 

L’ALMANACH, boiteux ou Suisse, parlant.

Entrir, entrir présentément ;
Car sti Monsir bon homme Oronte
Vous désire bien grandément.
Camérade, approchir sans honte.

À Oronte.

Entendre vous, dans le moment,
Un petit gosier qui fredonne,
Et Mamésel’l’Etrenn’mignonne
Chantir tant gracieusément ;

Il étend les bras et contrefait le chant gracieux.

Et vous fair’ devant ton personne
Un petit prophétisément.

Air.

LES ÉTRENNES MIGNONNES.

Mon tendre Amant est loin de ce séjour.
Vole, reviens, objet de mon amour.
Ne crains point en partant que le tonnerre gronde,
Ni que les vents soient en fureur ;
Un Almanach toujours flatteur,
Promet à tes désirs les plus beaux jours du monde,
Et cet Almanach est mon cœur.

Vaudeville.

L’ALMANACH DU PLAISIR.

Vous qui chez de jeunes appas
Présentez un tardif hommage,
Tempêtes, brouillards, et frimas,
Seront toujours votre partage.
Prenez de nos Almanachs,
Ils ne vous tromperont pas.

L’ALMANACH DE LA RAISON.

Amant qu’alarme un vain soupçon,
Ton sort est facile à connaître ;
Quand on est jaloux sans raison,
On a bientôt raison de l’être.
Sers-toi de nos Almanachs,
Ils ne te tromperont pas.

MATTHIEU LAENSBERG.

Maris trop bons, chacun connaît
Votre future destinée.
Benin n’est pas loin de benêt,
Dans la carte de l’Hyménée.
Prenez de nos Almanachs,
Ils ne vous tromperont pas.

L’ALMANACH DE PRUDENCE.

Censeur caustique, j’ai grand’peur
Que quelque jour le coup de patte
Que vous donnez avec aigreur,
Ne tombe sur votre omoplate.
Prenez de nos Almanachs,
Ils ne vous tromperont pas.

L’ALMANACH DE MÉDECINE.

Quand Therpsicore languira
De son régime monotone,
Au plus vite on l’égayera,
Par quelque ariette bouffonne.
Sers-toi de nos Almanachs,
Ils ne te tromperont pas.

L’ALMANACH SUISSE.

Moi, pour l’y être un jour du bel air,
Vouloir suivre certaine allure ;
Souvent devenir Jupiter,
À force d’avre été Mercure.
Si prendre ces Almanachs,
Mon foi, ne me trompir pas.

L’ALMANACH DE THALIE, au Public.

Messieurs, vous tenez dans vos mains
Et le bonheur et les désastres.
Vos Jugements sont plus certains
Que ce qu’on croit voir dans les Astres.
Approuvez nos Almanachs,
Ils ne vous tromperont pas.

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