Le Philanthrope (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 19 février 1724.

 

Personnages de la Comédie

 

PHILANDRE, Ami de tout le Monde

DURAMINTE, Femme de Philandre

HORTENSE, Fille de Philandre et de Duraminte

LISIMON, Amant d’Hortense

CLARINE, Suivante de Duraminte

L’ÉTRILLE, Cocher de Philandre

FASTIDAS, Prodigue

FORMICIN, Avare

RONDIN, Sincère à contretemps

DOUILLET, Oisif

JASMIN, Laquais de Philandre

PLUSIEURS LAQUAIS de Fastidas, Personnages muets

 

Personnages du Divertissement

 

UN PRODIGUE

UN AVARE

UN JOUEUR

UN INDISCRET

UN FLATTEUR

UN AMOUREUX de lui-même

UN IVROGNE

PLUSIEURS AUTRES PERSONNAGES de divers caractères chantants et dansants

 

La Scène est à Paris dans la Maison de Philandre.

 

 

Scène première

 

LISIMON, CLARINE

 

CLARINE.

En vérité, Monsieur, vous avez eu bien tort de ne m’avoir pas mise plutôt dans vos intérêts ; je vous aurais conseillé de ne pas tant différer à demander Hortense en mariage.

LISIMON.

Que veux-tu, ma chère Clarine ; ce n’est que depuis huit jours que j’ai le bonheur de la connaître ; son père a toujours été depuis à la Campagne, et j’attendais son retour pour faire la démarche que je vais faire aujourd’hui.

CLARINE.

Mais Hortense devait bien vous avertir que sa Mère était la Maîtresse, et que son Père ne suivait que ses volontés.

LISIMON.

Comme nous n’avons pu encore nous voir qu’en secret et rarement, les moments m’ont paru trop précieux pour les employer, à autre choie qu’à lui parler de mon amour ; et depuis quatre jours que je n’ai pu jouir de cet avantage, je suis dans des inquiétudes mortelles.

CLARINE.

Et c’est apparemment ce qui vous a obligé aujourd’hui, Hortense et vous, de vous adresser à moi. Vous en aviez besoin, entre nous ; car depuis quatre jours les choses ont bien changé de face, Hortense qui n’avoir qu’un bien médiocre, a tout d’un coup reçu une augmentation de dot de cent mille écus de la part d’un Oncle qui a fait fortune aux Indes.

LISIMON.

J’en avais déjà entendu parler.

CLARINE.

Oui, mais vous ne savez pas que sur cette nouvelle, il se présente aujourd’hui des épouseurs en foule : et qu’il ne vous sera plus si aisé à présent d’obtenir Hortense, que lorsque vous étiez plus riche qu’elle.

LISIMON.

Mais, Clarine, on m’a assuré que Philandre son Père arrivait ce matin de la Campagne. Si je prévenais mes Rivaux en m’offrant à lui à son arrivée ?

CLARINE.

Et de quoi cela vous avancerait-il ? Il vous accepterait d’abord pour gendre, comme il ferait cent autres qui se présenteraient. Oh, je vois bien que vous ne connaissez pas le caractère de mon Maître. Sa philosophie ou plutôt sa folle est de vouloir ne se chagriner de rien, et d’éviter toutes les occasions de chagriner les autres ; et ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle l’ami de tout le monde.

LISIMON.

Ce n’est pas un grand défaut que cette bonté d’âme.

CLARINE.

Oui, s’il n’outrait pas les choses, et si dans la crainte qu’il a de déplaire aux hommes il n’excusait pas souvent en eux des défauts, et mêmes des vices condamnés par toute la terre. Car enfin, son trop d’indulgence ne laisse pas de lui donner un grand ridicule dans le monde ; mais-le plaisant qu’il y a, c’est que nous lui voyons en même temps approuver deux excès contraires. Ce qui fait dire à bien des gens que c’est une espèce de fou, qui par ses paradoxes continuels, semble vouloir combattre et détruire toutes les opinions communes.

LISIMON.

Mais si on lui faisait un véritable affront, le souffrirait-il tranquillement ?

CLARINE.

Je pense bien que non, et je le crois sensible au point d’honneur autant qu’un autre ; mais il ne le place pas où la plupart des gens le veulent placer. Par exemple ; un jour sa Femme voulant pousser sa patience à bout, feignit d’en aimer un autre, et s’efforça de lui donner les plus cruels soupçons de sa vertu ; elle me détacha vers lui pour savoir de quelle manière il prenait la chose ; comme je m’efforçais de mon côté de lui persuader qu’il était dans le cas des maris infortunés, et qu’il devait venger son honneur outragé, il me répondit tranquillement qu’il ne se sentait pas d’humeur à se chagriner d’un mal qu’il n’avait pas fait, et qu’il ne trouvait pas plus de honte pour un honnête homme à avoir une femme infidèle, qu’une montre qui n’irait pas juste.

LISIMON.

C’est prendre assez bien les choses.

CLARINE.

Bon, il poussa l’extravagance bien plus loin ; voyant que je le plaignais : Il me soutint qu’en ces occasions les galants étaient plus à plaindre que les maris ; que les soins et les peines qu’ils se donnaient pour ravir le bien d’autrui, prouvaient que ce bien là leur manquait pour être heureux ; et que les maris au contraire avaient souvent de trop de ce que les autres n’avaient pas assez.

LISIMON.

Tu me donnes-là une plaisante idée de son caractère. Mais parle-moi d’Hortense. Crois-tu que son changement de fortune n’aura pas changé ses sentiments pour moi !

CLARINE.

Oh pour cela non, je vous assure ; et lorsque ce matin elle m’a parlé de vous pour la première fois, c’était avec toutes les marques d’estime et de tendresse... Mais la voici qui vous les exprimera mieux que je ne pourrais faire.

 

 

Scène II

 

LISIMON, HORTENSE, CLARINE

 

HORTENSE.

Ah Lisimon, quel plaisir pour moi de vous trouver ici. Clarine vous a-t-elle appris le bonheur qui m’est arrivé depuis que je ne vous ai vu ?

LISIMON.

Ah Madame ! appelez-vous cette augmentations de fortune un bonheur, lorsqu’elle me fait naître un nombre de rivaux des plus redoutables ?

HORTENSE.

N’êtes-vous pas sur de mon cœur ?

LISIMON.

Oui ; mais si j’en crois Clarine, vous n’êtes pas maîtresse de votre main ; et d’ailleurs je perds le plaisir que je concevais de vous sacrifier le peu de bien que je possède, et de vous voir tenir tout de moi.

HORTENSE.

Et vous m’enviez cet avantage à moi, qui ne souhaitais cette fortune considérable que pour vous en faire part ?

CLARINE.

Voilà de part et d’autre les plus beaux sentiments du monde ; mais venons au fait. Je ne conseille pas à Monsieur de vous demander en mariage, que tous ses rivaux n’aient été refusés ; il n’est point connu ici ; il se donnera auprès de Madame votre mère quel caractère il voudra, et prendra un chemin tout opposé à celui que les autres auront pris pour se faire congédier. J’ai déjà une idée en tête que je vous communiquerai dans le temps.

LISIMON.

Mais si avant ce temps, l’un de mes rivaux allait être accepté.

CLARINE.

Soyez sur que Madame n’en acceptera aucun.

LISIMON.

Mais pourquoi ?

CLARINE.

Parce que sûrement Monsieur les acceptera tous. Ne vous ai-je pas déjà fait concevoir que c’était un homme qui ne pouvait refuser personne, qui ne voulait point trouver de défauts dans autrui ; Et sa femme au contraire, soit par tempérament, soit par malice, tâche d’en découvrir dans tout le monde. Examinez-vous bien auparavant que de vous offrir. Quelle est par exemple votre passion dominante ?

LISIMON.

Peux-tu me le demander ? l’Amour. J’adore l’aimable Hortense ; que pourra condamner Madame sa mère dans cette passion !

CLARINE.

Oh ! bien des choses vraiment. Elle examinera d’abord votre manière d’aimer. Si vous aimez trop, elle craindra que vous ne deveniez mari jaloux ; si vous aimez faiblement, elle appréhendera que vous ne soyez mari commode. Ainsi des deux côtés hors de cour et de procès, et vos offres déclarées nulles. Mais je l’entends, retirez-vous, je vous rejoindrai dans un moment.

 

 

Scène III

 

CLARINE, seule

 

Ces pauvres enfants, cela me fait pitié, et indépendamment du présent considérable que Lisimon vient de me faire, je me sens toute l’inclination possible à lui rendre service.

 

 

Scène IV

 

DURAMINTE, CLARINE

 

DURAMINTE.

Ah Messieurs les Épouseurs vous n’avez qu’à venir vous présenter, je vous attends de pied ferme ; tant que ma fille n’a eu que sa beauté en partage aucun n’a remué, et maintenant qu’elle a cent mille écus en mariage, vous venez de toutes parts vous offrir en foule. Oh j’y regarderai d’aussi près que vous ; à présent que me voilà en état de choisir, on n’obtiendra ma fille qu’à bonnes enseignes.

CLARINE.

Ma foi, Madame, ce sera fort bien fait d’éplucher tous ces petits Messieurs-là, et de les examiner à fond sur leur bien, sur leur figure, sur leur conduite.

DURAMINTE.

Et surtout sur leurs caractères. Ils savent que mon mari arrive ce matin de sa maison de campagne ; et je ne doute point que tous ceux dont on m’a déjà parlé, ne viennent aussitôt lui demander sa fille en mariage ; mais je les veux tous passer en revue les uns après les autres, et sur le moindre défaut que j’y découvrirai, au rebut, au rebut. Heureuse si quelqu’un d’eux me pouvait fournir l’occasion d’entrer en dispute avec mon mari.

CLARINE.

Hé Madame ! sans vous attacher à vouloir quereller avec votre Époux, n’avez-vous pas dans votre maison assez d’autres sujets dignes de votre colère ? des Valets étourdis et fripons ; un Cocher ivrogne, des Chevaux rétifs : N’en est-ce pas assez pour donner carrière à votre humeur pétulante, sans me compter moi, qui suis peut-être la plus obstinée Soubrette que vous puissiez jamais rencontrer.

DURAMINTE.

Et c’est ce qu’il me faut, que des personnes comme toi, et non pas un mari comme celui que j’ai, le plus flegmatique et le plus indolent de tous les mortels. Ah l’insipide société que celle d’un homme qui ne s’émeut de rien ! J’aimerais mieux je pense, un mari qui s’emportât contre moi jusqu’à me battre, que de n’être jamais contredite : quand je me sens en humeur de quereller, je veux que l’on me donne ma réplique.

CLARINE.

Cela est naturel : mais Monsieur ne vous la donne-t-il pas assez en approuvant ce que vous condamnez ?

DURAMINTE.

Oui ; mais c’est avec un sang froid qui me désespère, et je voudrais du moins qu’il se fâchât.

CLARINE.

Il le faut avouer : vous êtes à plaindre de ce côté-là, depuis dix-sept ans que vous êtes en ménage, n’avoir pu parvenir encore à faire enrager votre mari une seule fois, lorsque mille femmes qui ne vous valent pas, n’ont point tous les jours de plus agréables passe-temps.

 

 

Scène V

 

DURAMINTE, CLARINE, JASMIN

 

JASMIN.

Madame, voilà Monsieur qui vient d’arriver.

DURAMINTE.

Bon, tant mieux, je vais l’attendre ici pour le quereller plus à mon aise. Nous allons voir avec quelle tranquillité d’esprit il apprendra tous les désordres que le hasard a fait arriver dans sa maison depuis son absence. Laisse-nous et donne ordre là bas qu’on fasse monter ici tous ceux qui demanderont à nous parler.

CLARINE, à part.

Allons d’abord trouver nos Amants, et les instruire de ce que j’ai projeté, pour faire donner également le mari et la femme dans le panneau.

 

 

Scène VI

 

PHILANDRE, DURAMINTE

 

PHILANDRE.

Bonjour, ma chère femme ; vous voyez l’homme du monde le plus content. Depuis l’agréable nouvelle que j’ai reçue de votre frère, vous ne sauriez croire combien de bons partis se sont venus offrir à moi pour épouser notre fille Hortense.

DURAMINTE.

Ces gens-là sont bien impertinents : pourquoi vous aller trouver à deux lieues quand je suis à Paris ?

PHILANDRE.

Il ne faut pas les blâmer, ma femme, ils ont crû que j’étais le maître ; et d’ailleurs ils m’ont assuré qu’on les avait tant effrayés de votre humeur, qu’ils tremblaient à se présenter devant vous.

DURAMINTE.

Il faudra pourtant qu’ils y viennent, et l’on n’aura pas ma fille sans mon consentement.

PHILANDRE.

C’est aussi ce que je leur ai die, et ils doivent tous se rendre ici dans ce jour.

DURAMINTE.

Et le quel de tous ces gens-là voudriez-vous accepter pour gendre ?

PHILANDRE.

En vérité ils m’ont paru tous si raisonnables, que je voudrais n’en refuser aucun. Monsieur Clinquant le Poète, et Monsieur Babiole le Musicien, ont composé là-bas un petit Divertissement sur les divers caractères de tous ces prétendants ; ils viendront tantôt vous le faire entendre.

DURAMINTE.

Je crois que cela sera fort beau ; un Divertissement de la composition de Clinquant et de Babiole, dont on a sifflé le dernier Opéra.

PHILANDRE.

Il est vrai qu’il n’a pas été du goût de tout le monde ; mais je n’en estime pas moins ces Messieurs. Savez-vous bien qu’il faut beaucoup d’esprit pour faire un Ouvrage médiocre, et même un mauvais ; et l’on devrait toujours savoir gré aux gens qui travaillent pour nous plaire, quoique le plus souvent ils n’y réussissent pas.

DURAMINTE.

Fort bien : mais il n’est pas question de cela maintenant, et j’ai de jolies nouvelles à vous apprendre. La douceur avec laquelle vous traitez vos domestiques nous a causé de belles affaires pendant votre absence.

PHILANDRE.

Que ferait-ce ? Vous voulez toujours m’effrayez sur un rien.

DURAMINTE.

Hé ! oui, oui, sur un rien. Vous n’avez qu’à commencer à chercher mille écus ; votre butor de Limosin a cassé la glace de votre grand miroir.

PHILANDRE.

Hélas ? le pauvre garçon ne l’a pas fait par malice.

DURAMINTE.

Vraiment je le crois bien, mais la glace n’en est pas moins cassée.

PHILANDRE.

Il doit en être bien mortifié. Croyez moi n’ajoutez point au chagrin qu’il en a, celui d’être accablé de vos reproches.

DURAMINTE.

Comment donc, mes reproches ? je prétends le chasser, et...

PHILANDRE.

Et pourquoi le chasser, s’il vous sert bien d’ailleurs, et s’il est fidèle ? Vous devez être presqu’assurée, que ce Valet ne cassera plus de glaces de miroir, ou du moins qu’il aura plus d’attention à l’éviter qu’un autre que vous prendriez qui n’en aurait point encore cassées.

DURAMINTE.

Le beau raisonnement ! Oh bien si vous faites grâce à celui-là, faites donc pendre votre fripon de Falaise qu’on a surpris dérobant votre vaisselle d’argent.

PHILANDRE.

Il ne la pas emportée ?

DURAMINTE.

Non, mais ce n’est pas sa faute, car il a été pris sur le fait ; et j’attendais votre retour pour voir ce que vous prétendez faire de ce voleur.

PHILANDRE.

Oh pour celui-là mon sentiment est... qu’on lui paye ses gages et qu’on le renvoyé.

DURAMINTE.

Comment donc lui payer ses gages ? Employons-les plutôt à le faire pendre.

PHILANDRE.

Ah ma femme, ne faisons pendre personne, plaignons plutôt ce malheureux, et rendons grâce au Ciel d’être nés dans un certain état, et avec de certaines inclinations.

DURAMINTE.

Que voulez-vous dire par là ?

PHILANDRE.

Je veux dire que souvent tel est superbe de sa sagesse et de sa probité, qui peut-être ne vaudrait pas mieux que ceux qu’il condamne et qu’il déteste s’il se trouvait dans les mêmes circonstances. Puisque la volonté de ce misérable n’a point eu d’effet : demeurons en repos.

DURAMINTE.

Allez vous mériteriez qu’il vous eût emporté tout votre bien. Mais voici votre Cocher dans un joli état, excusez encore son ivrognerie.

 

 

Scène VII

 

PHILANDRE, DURAMINTE, L’ÉTRILLE

 

PHILANDRE.

Qu’est-ce qu’il y a, mon pauvre l’Étrille ?

L’ÉTRILLE.

Oh palsembleu, Monsieur, il n’y a pas moyen de vivre avec vos chevaux, ils n’entendent ni rime ni raison.

PHILANDRE.

Il a quelquefois des expressions aussi plaisantes.

DURAMINTE.

Oui, tout-à-fait récréatives.

L’ÉTRILLE.

Je les conduisais avec votre carrosse où vous m’aviez dit, et me reposais sur ce qu’ils étaient souvent rétifs ? mais il leur a pris tout d’un coup un caprice et des transports... Croyez-vous bien qu’ils ont eu l’insolence de me renverser de dessus mon siège ?

DURAMINTE.

C’est bien plutôt le vin qui t’a renversé, ivrogne que tu es.

L’ÉTRILLE.

Le vin me renversé, moi ; au contraire, c’est ordinairement ce qui me soutient.

DURAMINTE.

Et où est mon carrosse ?

L’ÉTRILLE.

Votre Carrosse, Madame ? je crois que vous n’en avez plus, vos chevaux l’ont mis en pièces, et cependant foi de Cocher, ils n’ont bu d’aujourd’hui que de l’eau.

DURAMINTE.

Et que sont-ils devenus enfin ?

L’ÉTRILLE.

On les a arrêtes.

PHILANDRE.

Ah ! heureusement il n’y a que demi mal. Et qui a eu la bonté de les retenir ; il faut récompenser ces gens-là.

L’ÉTRILLE.

Ce sont plusieurs petits Marchands, dont ils ont renversé l’étalage, et qui ont eu la bonté, comme vous dites, de les mettre entre les mains d’un Commissaire qui les a envoyés en fourrière.

DURAMINTE.

Justement pour nous faire payer le dégât qu’ils ont fait ?

PHILANDRE.

Cela est juste.

DURAMINTE.

Comment, cela est juste ?

PHILANDRE.

Oui les maîtres sont responsables de leurs domestiques et de leurs chevaux.

DURAMINTE.

Mais est-il juste que l’ivrognerie de votre Cocher nous mette dans un tel embarras ?

L’ÉTRILLE.

Oui, cela est juste ; car je me suis enivré à votre santé et de vos deniers. Monsieur m’a donné pour boire, et j’ai bu.

DURAMINTE.

Mais on t’avait donné de l’argent pour boire et non pour t’enivrer.

L’ÉTRILLE.

Oh Madame, on ne peut trop faire d’honneur aux libéralités d’un Maître comme Monsieur, et d’ailleurs quel plaisir y aurait-il de boire, si l’on ne s’en ressentait pas ?

DURAMINTE.

Et vous pouvez avoir la patience d’entendre toutes ses raisons ?

PHILANDRE.

Je ne les trouve point si mauvaises ; son plaisir est de boire, il s’y est abandonné, le vin la surpris.

L’ÉTRILLE.

Mon Monsieur, le vin ne me surprend jamais, je bois toujours pour m’enivrer. Je vous ai ouï dire cent fois à vous-même qu’il fallait chercher sans cesse à se rendre heureux, et je ne le suis jamais tant que quand je suis ivre ; je ne songe plus que je sois Cocher, je m’imagine que la terre n’est pas digne de me porter, c’est pourquoi je vais boire sur nouveaux frais, pour travailler de plus en plus à mon bonheur.

 

 

Scène VIII

 

PHILANDRE, DURAMINTE

 

PHILANDRE.

Sa naïveté me réjouit : tout ce que je crains, c’est qu’il n’altère sa santé.

DURAMINTE.

Quel dommage !

 

 

Scène IX

 

PHILANDRE, DURAMINTE, CLARINE

 

CLARINE.

Oh pour le coup, Monsieur, voici un bon parti que je vous amène ! et Madame aura bien de la peine à ne se pas rendre à ses belles manières. En arrivant dans cette cour il a fait mettre ses chevaux gris pommelés dans votre écurie, et son carrosse sous votre remise. Il a donné vingt Louis à vos gens pour boire à sa santé.

DURAMINTE.

Et quel est ce fou-là ?

CLARINE.

Ma foi je ne sais, mais il me paraît que l’argent ne lui coûte guères. Le voici.

 

 

Scène X

 

PHILANDRE, DURAMINTE, FASTIDAS suivi de ses LAQUAIS, CLARINE

 

FASTIDAS.

Monsieur, ayant appris en arrivant que votre carrosse avait été endommagé, je viens de faire mettre le mien fous votre remise, et mes chevaux dans votre écurie, et c’est un petit présent que je vous prie d’accepter.

PHILANDRE.

Monsieur, je suis confus de la galanterie que vous me faites, et...

FASTIDAS.

Fi donc, ne parlons plus de cela, c’est une bagatelle, j’en ai encore trois à votre service : parlons d’une autre affaire. Je viens vous demander votre fille en mariage.

DURAMINTE.

Monsieur, c’est bien de l’honneur que vous nous faites ; vous croyez peut-être notre fille plus riche qu’elle n’est.

FASTIDAS.

Madame, je sais qu’elle n’a que cent mille écus, mais je la veux plus pour son mérite et pour sa beauté, que pour toute autre chose.

PHILANDRE.

Ah ma femme cela est bien généreux !

DURAMINTE.

Oui, mais il faut examiner auparavant si elle convient à Monsieur, et si Monsieur lui convient. Il a du bien apparemment, ses belles manières le sont assez présumer.

FASTIDAS.

Je ne possède plus que huit cent mille francs.

PHILANDRE.

Huit cent mille francs, ma femme !

DURAMINTE.

Taisez-vous. Monsieur, c’est beaucoup plus que ma fille n’en mérite, mais avec tout cela je vous dirai que je regarde plus au caractère d’une personne qu’à son opulence, et vous me permettrez de m’informer un peu du vôtre, avant que d’aller plus loin.

FASTIDAS.

Ah Madame, c’est ce que je demande ! le nom de Fastidas est assez connu dans la Finance, et chacun vous dira qu’il n’y a personne en France qui fasse une plus belle ligure que moi. Rien ne me coute, je prends tous les jours de nouveaux domestiques et n’en renvoyé jamais aucun. J’ai régulièrement une douzaine de beaux esprits à ma table. Je donne mille écus d’une Épître Dédicatoire ; il y a cent Poètes dans Paris revêtus de ma Garde-robe.

CLARINE.

Si vous entrepreniez d’habiller tous ceux qui restent encore déguenillés, vos huit cent mille francs n’iraient pas loin.

FASTIDAS.

Que voulez-vous, c’est mon humeur ? J’achète tout ce qui est à vendre, et ne garde jamais rien. Montres, Bagues et autres Bijoux tout cela passe dans un instant de mes mains dans celles du premier qui le vante !

CLARINE.

Ah ! Monsieur, que vous avez là une jolie Tabatière.

FASTIDAS.

Tiens, ma chère, c’est pour toi.

CLARINE, prenant la Tabatière.

Monsieur, je vous remercie.

DURAMINTE.

Que faites-vous, Clarine ? Rendez cela tout à l’heure à Monsieur, je vous trouve bien hardie de le priver de sa Tabatière.

CLARINE.

Ce n’est pas Monsieur que j’en prive, Madame, mais c’est le premier qui l’aurait vanté après moi.

FASTIDAS.

Elle n’est que de cinquante pistoles, Madame, c’est une bagatelle.

PHILANDRE.

Ma femme, après des actions si généreuses pouvons-nous balancer un moment ?

DURAMINTE.

Oh encore une fois taisez-vous. Monsieur je vous trouvais trop de bien pour ma fille, mais je commence à m’apercevoir que vous n’en avez pas assez. Et comment avec tant de prodigalité avez-vous pu conserver huit cent mille francs ?

FASTIDAS.

Bon, mon père m’a laissé en mourant deux millions.

DURAMINTE.

Et y a-t-il longtemps qu’il est mort ?

FASTIDAS.

Un an environ.

DURAMINTE.

Douze cent mille francs dissipés en si peu de temps ; mais Monsieur si vous alliez toujours du même train, avec les cent mille écus que je donne à ma fille et les huit cent mille francs qui vous ressent, vous redevriez encore cent mille francs au bout de l’année.

FASTIDAS.

Bon, bon, à quoi vous amusez-vous d’aller calculer tout cela ? Je ne me fais jamais rendre compte moi ; j’ai un Intendant Manceau qui règle toutes mes affaires, je ne me mêle que de ligner le total au bout du mois.

CLARINE.

Voilà une Maison en de bonnes mains.

FASTIDAS.

Hélas, le pauvre homme se plaint souvent qu’il y met encore du sien.

PHILANDRE.

Ah ! Monsieur que je vous embrasse, je suis charmé de votre caractère : vous méritiez de naître Prince avec une si belle âme. En effet y a-t-il rien de il beau que de se faire honneur de son bien ? quelle volupté que d’en faire part aux autres. C’est se mettre, pour ainsi dire, au dessus de l’homme que de s’attacher sans cesse à faire des heureux.

DURAMINTE.

Oui, mais à force de faire des heureux, on devient à son tour misérable, et souvent criminel ; c’est le fort des prodigues.

PHILANDRE.

Bon, bon, un prodigue ne va pas chercher des chagrins dans l’avenir ; il jouit avec douceur du temps présent au milieu des louanges qu’on lui donne ; il se rappelle avec plaisir le passé à la vue de ceux sur qui il a répandu ses bienfaits.

DURAMINTE.

Et s’il n’a obligé que des ingrats ?

PHILANDRE.

Des ingrats ? il n’y en a point dans le monde ; et ce que vous appelez souvent ingratitude, n’est quelquefois qu’un manque de mémoire.

DURAMINTE.

Vous voulez me soutenir qu’il n’y a point d’ingrats ?

PHILANDRE.

Hé bien, quand il yen aurait ; n’est ce pas toujours une espèce de plaisir pour ceux qui ont obligés, que le droit d’avoir des reproches à leur faire.

DURAMINTE.

Tout cela est et bel et bon ; mais Monsieur, donc je suis la très humble servante, me permettra de lui refuser ma fille. Je ne veux pas après une année de bombance, la voir malheureuse pour le relie des ses jours. Monsieur n’a qu’à remmener ses chevaux et son carrosse.

FASTIDAS.

C’est assez m’en dire, Madame, et les gens de mon humeur ont bientôt pris leur parti. Monsieur je suis votre très humble serviteur.

 

 

Scène XI

 

PHILANDRE, DURAMINTE, CLARINE

 

DURAMINTE.

Cela vous fait un peu enrager, mon mari, avouez-le franchement.

PHILANDRE.

Moi ? point du tout ; pour le consoler de votre refus j’avais envie d’accepter son Carrosse, persuadé que je suis, que le plus grand chagrin qu’on puisse faire à un Prodigue ; c’est de refuser ce qu’il nous donne ; et je ne veux chagriner personne.

DURAMINTE.

Ah je le vois bien ! Mais que nous veut encore cette figure hétéroclite ?

PHILANDRE.

Ah ma femme, c’est un de ces Messieurs, qui m’a fait l’honneur de venir me trouver à ma campagne, un homme fort riche et fort arrangé.

CLARINE.

Nous allons bientôt voir ce qu’il a dans l’âme.

 

 

Scène XII

 

PHILANDRE, DURAMINTE, FORMICIN, CLARINE

 

FORMICIN.

Monsieur, sur la parole que vous m’avez donnée, je me rends ici pour terminer l’affaire donc je vous ai parlé.

PHILANDRE.

Monsieur, soyez le bien venu.

DURAMINTE.

Peut-on savoir, Monsieur, quelle parole vous a donné mon mari, et de quelle affaire il s’agit ?

FORMICIN.

D’épouser votre Fille, Madame.

DURAMINTE.

Mais, Monsieur, vous ignorez sans doute que c’était à moi que vous deviez vous adresser ?

FORMICIN.

Madame, j’en ai porté les premières paroles à Monsieur, et je venais ici dans le dessein de vous prier de joindre votre consentement au sien.

DURAMINTE.

Mon mari, Monsieur, est un homme un peu facile, il n’a pas la force de refuser personne, c’est son tempérament ; mais pour moi j’examine d’un peu plus près les choses, et le mariage m’en paraît ; une assez délicate pour devoir y faire beaucoup d’attention. Qui êtes-vous, Monsieur ?

FORMICIN.

Madame, j e suis un vieux Garçon qui par son épargne en faisant plaisir à tout le monde sur de bons gages, ai trouvé le moyen d’amasser trois cent mille francs. Je n’ai jamais dépensé un sol mal à propos, je me suis même souvent passé du nécessaire ; de sorte que maintenant j’ai plus de cent mille écus d’argent comptant.

PHILANDRE.

Ma femme, voilà justement notre affaire.

DURAMINTE.

Un peu de patience. Monsieur, vous allez sans doute prendre équipage, si vous ne l’avez déjà.

FORMICIN.

Moi, Madame, Dieu m’en garde, je ne donne point dans de pareilles folies ; je n’ai pas seulement un valet pour me servir, je fais ma cuisine moi-même.

CLARINE.

Vous devez faire une petite chère bien délicate.

FORMICIN.

Personne ne s’en plaint.

CLARINE.

C’est-à-dire, que vous mangez toujours à votre petit couvert.

DURAMINTE.

Et si vous épousiez ma fille, Monsieur, quel serait votre dessein ? quelle figure lui feriez-vous faire dans le monde ? Je vous avertis qu’elle aime un peu les grands airs.

FORMICIN.

Ah Madame, je l’aurais bientôt faite à mon humeur. Je lui ferais doucement entendre l’avantage qu’il y a de garder une poire pour la soif ; et renfermant ; les cent mille écus qu’on dit que vous lui donnez en mariage avec les cent mille que je possède, nous dormirions tranquilles auprès de notre bien, et goûterions le plaisir d’être sûrs de ne manquer de rien pour l’avenir, et de voir toujours les autres plus malheureux que nous.

PHILANDRE.

Cela n’est point si mal raisonné, ma femme.

DURAMINTE.

Comment, vous qui louiez tout à l’heure la prodigalité, vous pouvez approuver la manière de penser de Monsieur ? est-il rien de plus indigne et de plus bas que l’avarice ?

PHILANDRE.

Il est vrai que l’avarice est décriée dans le monde, mais c’est par une espèce de vengeance de la part de ceux qui ont dépensé leur bien. Ne pouvant empêcher les avares de se croire heureux, ils leur ont refusé la douceur d’être reconnus pour tels. Je ne disconviendrai point qu’il ne puisse y avoir de l’illusion dans le procédé de Monsieur ; mais je dis qu’il s’en faut bien qu’il soit aussi déraisonnable que vous le faites.

DURAMINTE.

Ah voici donc la Thèse changée, et pour ne pas chagriner Monsieur, vous allez dire tout le contraire de ce que vous disiez tout à l’heure à l’autre.

PHILANDRE.

En donnant une manière de louange à l’avarice, je ne prétends pas condamner la prodigalité. Il y a deux forces de plaisir à faire usage de ses biens ; celui de la jouissance, et celui de l’opinion. Le plaisir de la jouissance n’est pas le plus considérable, l’habitude en fait perdre le goût : mais il n’en est pas de même des plaisirs de l’opinion, comme leur objet n’est pas solide, on n’en est jamais rassasié. Par exemple ; qu’un autre que Monsieur ait cent mille écus, et qu’il en achète une Terre, voilà son opinion bornée à l’image de cette Terre ; mais celle de Monsieur s’étend infiniment davantage : en ne se défaisant point de son argent, son opinion est toujours riche de tout ce qu’on peut avoir dans le monde pour cent mille écus.

FORMICIN.

Après cela Madame, je crois que vous n’avez plus rien à dire sur ma conduite.

DURAMINTE.

Oh rien du tout, Monsieur ; je vous dirai seulement que vous n’aurez jamais ma fille ; je ne prétends pas qu’elle soit logée, vêtue et nourrie en idée.

CLARINE.

Madame a raison, et je crois qu’avec un homme de votre âge, elle aurait bien d’autres idées à se former.

FORMICIN.

Ainsi je vois bien qu’il n’y a rien à faire ici pour moi. Je vous donne le bonjour.

 

 

Scène XIII

 

PHILANDRE, DURAMINTE, CLARINE

 

PHILANDRE.

En vérité, ma femme, je crois que vous venez de refuser là deux bons partis.

DURAMINTE.

Laissez-moi, et ne me parlez jamais.

PHILANDRE.

Mais enfin si un conseil...

 

 

Scène XIV

 

PHILANDRE, DURAMINTE, RONDIN, CLARINE

 

RONDIN.

J’entre sans dire gare. Holà vous autres, n’est-ce point ici qu’il y a une fille à marier ?

CLARINE.

L’abord est familier.

RONDIN.

Serviteur à toute la Compagnie.

À Philandre.

Je vois à votre mine doucette que c’est à vous à qui j’ai affaire. Me connaissez-vous ?

PHILANDRE.

Non, Monsieur, je n’ai pas cet honneur.

RONDIN.

Je me nomme Jacques Rondin, fils de Christophe Rondin, de son vivant Mouleur de Bois. Je viens vous demander votre fille en mariage ; on m’a dit qu’elle était un peu égrillarde, et qu’il fallait se hâter.

CLARINE.

Voilà une plaisante manière de parler : Et pour qui prenez-vous donc ma jeune Maîtresse ?

RONDIN.

Tu me parais toi une bonne pièce de ménage, et le drôle qui t’aura, n’aura qu’à se bien tenir.

CLARINE.

Voilà un plaisant homme, de me tutoyer ainsi devant mon Maître et ma Maîtresse, sans m’avoir jamais vu.

RONDIN.

Parbleu je te trouve bien plus plaisante toi, de mettre ton nez dans la conversation, avant que ton Maître et ta Maîtresse m’aient encore répondu.

DURAMINTE.

Taisez-vous, Clarine. Il est vrai, Monsieur, que ma fille est à marier, mais je me suis rendue un peu difficile sur le choix de son époux ; on est si trompé tous les jours, et le monde est si rempli de fourbes !

RONDIN.

Oh ! parbleu on ne me reprochera pas cela, je vais rondement dans toutes mes manières ; et si j’ai un défaut, c’est d’être trop sincère.

DURAMINTE.

C’en est souvent un plus grand qu’on ne pense, et la politesse est une si belle chose.

RONDIN.

Fi donc de la politesse, je ne veux point de cela. La politesse est, dit-on, toujours accompagnée de fausseté.

À Duraminte.

Faites paraître votre fille, et je vous dirai franchement si la moulure m’en plaît, ou non ; est-elle jeune d’abord ?

CLARINE.

Ô Ciel ! peut-on demander cela en voyant Madame ? vous devez plutôt vous étonner qu’elle ait une fille à marier.

RONDIN.

Parbleu tu te moques de moi, et Madame me paraît une femme de trente-cinq à quarante ans.

CLARINE.

Ah quelle injure ! Monsieur, vous n’y pensez pas.

RONDIN.

Ma foi, je le dis, parce que je le pense. Que voulez vous, je suis sincère ?

DURAMINTE.

C’est pousser la sincérité un peu loin.

RONDIN.

Dame, je suis fâché que cela vous fâche, et je ne savais pas que vous vous piquassiez encore de jeunesse ; je ne m’étonne pas si vous vous rendez si difficile sur le choix d’un gendre ; c’est apparemment que vous ne voulez pas devenir sitôt Grand’Mère.

DURAMINTE.

Mais, Monsieur, il semble que vous ne soyez venu ici que pour m’insulter.

RONDIN.

Moi, Dieu m’en garde, je n’ai dessein d’offenser personne : aimeriez-vous mieux un flatteur qui vous donnât des louanges ?

CLARINE.

Ma foi, ce serait encore pis, elles sont presque toujours intéressées. Les petits ne louent que pour obtenir, les grands pour ne rien donner, les égaux pour être loués à leur tour.

RONDIN.

Oh, pour moi, je ne veux pas qu’on me loue, et l’on ne me saurait faire un plus grand plaisir que de me dire mes vérités.

CLARINE.

Elles ne doivent pourtant pas être fort agréables pour vous.

DURAMINTE.

Hé bien, Monsieur, puisque vous aimez que l’on vous dise vos vérités, apprenez qu’il n’y a rien dans le monde de plus impertinent que vous, et qu’un sincère à contretemps est un homme bannissable de toutes les sociétés.

PHILANDRE.

Ah, ma femme, que dites-vous là ! que l’on serait heureux de trouver toujours de pareils amis ! Oui, Monsieur, je veux être le vôtre, votre sincérité me charme, et...

RONDIN.

Vous voulez être mon ami ? et quelle obligation vous en aurai-je ? on dit que vous l’êtes de tout le genre humain.

CLARINE.

Bon ; notre Maître aura aussi son fait.

RONDIN.

Allez, allez, soyez seulement mon Beau-père, c’est tout ce que je vous demande à présent.

DURAMINTE.

Mais vous ne savez pas, Monsieur, que je suis la Maîtresse, et que mon mari ne fait rien sans ma permission.

RONDIN.

Ma foi, tant pis pour lui ; et un homme est un benêt, quand il se laisse conduire par sa femme.

CLARINE.

Allons, Monsieur, répondez donc. N’allez-vous pas encore louer Monsieur sur sa sincérité ?

PHILANDRE.

Pourquoi voulez-vous que je le condamne ? Monsieur sur le champ dit avec franchise aux gens ce qu’il pense d’eux. Si ce qu’il pense est faux, cela ne doit point offenser celui à qui il parle ; et si ce qu’il dit est une vérité chagrinante, ne vaut-il pas mieux que celui qu’elle regarde la sache d’abord du premier qui la découvre, que de ne l’apprendre qu’après qu’elle aurait couru par toutes les bouches des médisants ?

RONDIN.

Oh, j’ai cela de bon moi, je ne parle jamais des gens en arrière d’eux.

DURAMINTE.

Il faut donc vous dire aussi les choses en face, et vous déclarer que votre franchise et votre personne ne me conviennent en aucune façon, et que vous pouvez aller chercher une femme ailleurs.

RONDIN.

Hé bien, voilà parler, cela ; et je vous dirai moi de mon côté, que je ne m’en soucie guères. J’étais venu, et je m’en retourne ; aussi bien quand nos voisines de la Grenouillères ont su ce matin que je m’allais marier, elles m’ont demandé en passant. Allez-vous au

 

 

Scène XV

 

PHILANDRE, DURAMINTE, CLARINE

 

CLARINE.

Il faut avouer que voilà un homme bien impoli ; voyons si celui-ci aura de plus belles manières.

 

 

Scène XVI

 

PHILANDRE, DURAMINTE, DOUILLET, CLARINE

 

DOUILLET.

Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous ?

PHILANDRE.

Non, Monsieur.

DOUILLET.

Je me nomme Douillet.

PHILANDRE.

Monsieur, puis-je savoir quel sujet vous amène ?

DOUILLET.

J’ai appris que plusieurs personnes vous avaient déjà demandé votre fille en mariage ; mais que les sentiments de Madame ne s’étaient point accordés jusqu’ici avec les vôtres sur le choix de son Époux. Les défauts des prétendants ont causé apparemment votre dispute, c’est ce que je ne crains point sur mon sujet ; on ne me reprochera ni l’ambition, ni l’envie, ni l’ingratitude ; encore moins d’avoir détourné les Deniers de l’État ; d’avoir chassé quelqu’un de son poste ; d’avoir mal jugé, mal combattu, trop vendu ; je suis à couvert de tous ces vices ; je ne suis, grâce au Ciel, ni Financier, ni Courtisan, ni Juge, ni Guerrier, ni Marchand.

DURAMINTE.

Et qu’êtes vous donc ?

DOUILLET.

Rien. J’ai du bien, je le dépense sans prodigalité et sans avarice. Je ne me donne aucun soin. On me levé, on m’habille, on me déshabille, on me couche.

CLARINE.

Cela est bien commode.

DOUILLET.

On marche, on lit, on écrit pour moi ; je bois, je mange et je dors : voilà mon plus fort exercice.

CLARINE.

Vous verrez que cet homme-là ne se donnera pas seulement la peine d’être lui-même le père de ses enfants.

DOUILLET.

À vous dire le vrai, je ne me marie que pour avoir une compagnie pour me faire passer le temps.

DURAMINTE.

Je crois qu’en effet une pareille vie doit vous ennuyer ?

DOUILLET.

Point du tout, j’y suis accoutumé, je suis ennemi du travail.

DURAMINTE.

Mais quoi ! N’avez-vous point quelque Charge, qui vous donne du moins un nom dans le monde ?

DOUILLET.

En aucune façon. Une charge sans l’exercer, ne laisse pas de demander des soins que je suis incapable de me donner. Je ne veux augmenter mon revenu ni le diminuer.

PHILANDRE.

Monsieur a raison. Quelle douceur de n’avoir de compte à rendre à personne !

DURAMINTE.

La plaisante félicité que de vivre sans rien faire ! Je voudrais bien vous demander quelle figure fait aujourd’hui un paresseux dans le monde ? de quelle utilité est-il à la société ? Je vous déclare que je ne veux point pour gendre un homme oisif.

CLARINE.

Je suis du sentiment de Madame, il faut à sa fille un homme qui travaille. Oh, je suis ennemie mortelle de la paresse.

PHILANDRE.

Et moi je vous dirai bien plus : J’estime que la paresse est la seule qualité qui renferme de la perfection.

CLARINE.

En voilà bien d’une autre.

PHILANDRE.

La situation où elle nous met, marque que nous sommes tels qu’il faut pour être heureux. Tout ce qui a le nom de vertu, nous fait aspirer à quelque chose que nous ne possédons pas ; mais la paresse en nous laissant comme nous sommes, prouve qu’il ne nous manque rien.

CLARINE, à Douillet.

Après tout ce beau raisonnement-là, croyez-moi, Monsieur, allez vous reposer.

DURAMINTE.

Clarine a raison, et je croirai, Monsieur, vous rendre service en vous refusant ma fille. Le mariage, croyez-moi, ne convient point à un homme de votre humeur ; il est plein d’embarras, et a souvent des suites fâcheuses qui pourraient altérer votre tranquillité.

DOUILLET.

Ma foi, Madame, je crois que vous avez raison. Holà, mes Porteurs.

 

 

Scène XVII

 

PHILANDRE, DURAMINTE, DOUILLET, CLARINE, JASMIN

 

JASMIN.

Ils sont dans l’Antichambre, souhaitez-vous qu’ils entrent jusqu’ici ?

DOUILLET.

Non, non, je veux bien me donner la peine d’aller jusques-là.

CLARINE.

Vous avez raison, de temps en temps un peu d’exercice est nécessaire à la santé.

DOUILLET.

Monsieur, tout à vous. Madame puisqu’il faut à votre fille un époux qui travaille, je vous le souhaite.

 

 

Scène XVIII

 

PHILANDRE, DURAMINTE, CLARINE

 

PHILANDRE.

Clarine, en refusant cet homme, ma femme ne sait ce qu’elle refuse.

CLARINE.

Et que refuse-t-elle après tout ? rien.

DURAMINTE.

Quoi, je ne pourrai pas trouver un mari raisonnable pour ma fille ! C’en est fait, je ne veux plus écouter personne.

CLARINE.

Ah ! de grâce, Madame, écoutez encore celui-ci.

 

 

Scène XIX

 

PHILANDRE, DURAMINTE, LISIMON, CLARINE

 

CLARINE, bas à Lisimon.

Songez à bien jouer votre rôle.

LISIMON, bas à Clarine.

Ne t’en mets point en peine.

À Philandre.

Monsieur, c’est votre réputation qui vous attire aujourd’hui ma visite ; il y a longtemps que je cherche un véritable honnête homme, un homme sans défauts, et l’on m’a assuré que je le trouverais en vous. J’avais autant d’ardeur de rencontrer une femme sincère, et Madame votre Épouse a, dit-on, cette qualité sur toute autre.

DURAMINTE.

Hé bien, Monsieur, supposé que vous trouvassiez tout cela ici, de quel avantage cela pourrait-il être pour vous ?

LISIMON.

De quel avantage, Madame ? j’ai du bien, et je ferais tout mon bonheur de le partager avec une aimable personne qui devrait sa naissance et son éducation à des parents d’un mérite aussi rare.

DURAMINTE.

C’est-à-dire, que vous venez nous demander notre fille en mariage.

LISIMON.

Oui, Madame, c’est ce qui m’amène ; et l’espoir de l’obtenir est la seule chose qui m’a détourné du dessein que j’avais de me retirer pour jamais dans le désert le plus affreux, pour me séparer du reste des hommes.

PHILANDRE.

Et pourquoi, Monsieur ?

LISIMON.

C’est que je les hais tous ; jamais je ne les ai trouvé si méchants et si perfides qu’ils le sont aujourd’hui ; la Nature semble être à son dernier degré de corruption.

PHILANDRE.

Vous avez là pour un jeune homme des sentiments bien cruels.

LISIMON.

Oh ! je ne puis assez vous les exprimer, mais si je hais les méchants, je hais encore plus ceux qui les excusent dans leurs vices ; ces gens qui trouvent tout bon, et qui n’ont pas la force de haïr personne.

CLARINE.

Madame, voici justement ce qu’il vous fallait pour faire enrager votre mari.

PHILANDRE.

Et pourquoi, Monsieur, voulez-vous haïr quelqu’un ? La peine est toute du côté de celui qui hait. Et pourquoi voulez-vous vous faire de la peine parce que vous ne croyez pas les autres raisonnables ? Mon caractère est bien différent du vôtre ; je ne cherche tous les jours qu’à me faire des amis, et...

LISIMON.

Qu’entends-je ? Des amis ; y en a-t-il dans le monde ? Chacun s’aime et n’aime que soi. Tout se réduit là : l’amitié n’est qu’une chimère, ou plutôt une espèce de trêve que les hommes sont entr’eux, à la haine qu’ils ont naturellement les uns pour les autres.

PHILANDRE.

Ah Monsieur, puisque vous pensez de la sorte, allez plutôt vous renfermer dans votre désert, vous ne méritez pas de vivre avec les hommes, et moins avec moi qu’avec tout autre, et ma fille n’est pas pour vous.

LISIMON.

Ah, j’y renonce de bon cœur, il suffit qu’elle vous appartienne. Je reconnais qu’on m’a trompé dans l’idée qu’on m’a donné de vous, et je vais suivre mon premier dessein.

DURAMINTE.

Arrêtez, Monsieur ; mon mari vous refuse, et moi je vous accepte, vous cherchiez un homme sans défauts, et une femme sincère ; vous ne trouvez que la moitié de ce que vous cherchiez, il faut vous contenter.

LISIMON.

Ah, Madame, comment pourrai-je vivre avec un esprit de la sorte ?

DURAMINTE.

J’y vis bien moi, Monsieur, allez, allez, quand nous serons deux à le combattre, nous le mettrons bien à la raison.

LISIMON.

Je vois tant de rapport de votre humeur à la mienne, Madame, que je crois ne pouvoir mieux faire que de sacrifier le repos de mes jours à ce qui vous fera plaisir, et me voilà résolu d’épouser Mademoiselle votre fille.

DURAMINTE.

Ah je suis au comble de mes vœux ! Venez Monsieur, je vais vous présenter à elle ; et mon Mari dût-il en enrager, vous l’épouserez dès ce soir. Allons, que l’on prépare tout pour le Divertissement.

CLARINE.

J’ai déjà entendu des violons là-dedans qui commencent à s’accorder.

 

 

Scène XX

 

PHILANDRE, CLARINE

 

CLARINE.

À la fin, Monsieur, vous voilà donc sorti de votre caractère.

PHILANDRE.

Moi ? point du tout ; et ce que j’en ai fait n’était que pour donner un Époux à ma fille. Je ne blâme point la manière de penser de ce jeune homme, quoiqu’elle soit fort différente de la mienne.

CLARINE.

Hé bien, s’il est ainsi, apprenez qu’il pense tout autrement qu’il ne vous a parlé, et que tout ceci n’était qu’un stratagème amoureux concerté entre votre fille, lui, et moi, pour faire donner votre femme dans le panneau.

PHILANDRE.

Je suis charmé de vous avoir si bien secondé sans être prévenu ; ne détrompons ma femme que quand le mariage sera achevé, et voyons toujours le Divertissement.

 

 

Divertissement

 

Entrée de
PLUSIEURS PERSONNAGES de divers caractères

 

PHILANDRE.

C’est le plaisir qui justifie.

L’opinion fait le bonheur,

L’Avare avec soin multiplie

L’Or qu’il chérit avec ardeur,

Le prodigue le sacrifie,

L’ambitieux suit la grandeur,

L’Indolent la voit sans envie,

Le Brave fait tout pour l’honneur

Et le Poltron tout pour la vie.

C’est le plaisir qui justifie.

Entrée.

HORTENSE.

Aux plus amoureux

On n’est pas toujours favorable,

On les plaint sans les rendre heureux,

Un jeune cœur ne le croit point coupable,

De préférer l’Amant le plus aimable,

Aux plus Amoureux.

Entrée.

UN GASCON indiscret.

L’Amant discret a l’art de plaire ;

Mais que son fort est rigoureux !

Cadédis, comment peut-il faire,

Pour se taire,

Quand on a couronné ses feux :

Pour moi se ferait un martyre ;

J’estime moins dans l’Empire amoureux,

Le plaisir d’être heureux,

Que celui de le dire.

Entrée.

UNE FEMME grondeuse.

Pour éviter un ennuyeux loisir,

Toujours je gronde au gré de mon désir.

Contre chacun je me déchaîne.

C’est enrichir sur le plaisir,

Que de le choisir,

Où les autres trouvent la peine.

Vaudeville.

PHILANDRE.

Haïr n’est point du tout mon fait :

La haine pour celui qui hait

Est une peine sans seconde ;

Au contraire il est doux d’aimer,

Et j’aime à m’entendre nommer,

Ami de tout le monde.

LA FEMME d’un jaloux.

L’Amant discret par cent détours,

Sait réussir dans ses amours,

Sans que l’Époux jaloux en gronde.

Heureux entre tous les Amants,

Il peut se dire en même temps,

Ami de tout le monde.

UN FLATTEUR.

L’Amour propre des grands Seigneurs,

Fait le revenu des Flatteurs,

C’est où leur fortune se fonde.

En parlant trop sincèrement.

On n’est pas ordinairement,

Ami de tout le monde.

RONDIN.

Quand j’aime, j’aime uniquement,

Je parle toujours franchement,

Comme le corps, j’ai l’âme ronde,

Il ne faut rien faire à demi,

Je compte pour rien un Ami,

Ami de tout le monde.

UN IVROGNE.

Prêtez l’argent sans intérêt,

Ne le redemandez jamais,

Qu’en bon vin votre cave abonde.

Ouvrez la porte à tous venants,

Et vous ferez en peu de temps,

Ami de tout le monde.

UN GASCON.

Mille beautés de toutes parts,

Voulaient surprendre mes regards,

J’enchantais la brune et la blonde,

D’une trentaine j’ai fait choix,

On ne peut pas être à la fois,

Ami de tout le monde.

UNE COQUETTE.

L’Époux commode l’entend bien,

Il ne s’embarrasse de rien.

Cependant chez lui tout abonde ;

Pour peu que sa femme ait d’esprit,

Il est bien tôt par son crédit

Ami de tout le monde.

UN COMPLAISANT.

Aux Badauds donnez de l’Encens,

Aux Gascons des repas friands,

Aux Bretons buvez à la ronde,

Ne demandez rien aux Normands,

Et vous serez avec le temps

Ami de tout le monde.

UNE PETITE FILLE.

Maman n’entend pas bien cela,

De gronder lorsque mon Papa

S’en va de la brune à la blonde.

Je serais la femme à tretous,

Si je me voyais un Époux

Ami de tout le monde.

AU PARTERRE.

C’est votre Jugement certain,

Qui des Pièces fait le destin ;

Sur votre goût chacun se fonde,

Quand le Parterre est satisfait,

Nous pouvons nous dire en effet,

Amis de tout le monde.

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