La Famille extravagante (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 7 juin 1709.

 

Personnages

 

MADAME RISSOLÉ, mère de Piétremine, amoureuse de Cléon

PIÉTREMISE, Procureur, Tuteur et amoureux d’Élise

LUCRÈCE, sœur de Piétremine, amoureuse de Cléon

SUZON, fille de Piétremine, amoureuse de Cléon

CLÉON, amant d’Élise

ÉLISE, amante de Cléon

BAZOCHE, clerc de Piétremine

LISETTE, servante de Piétremine

SAINT-GERMAIN, valet de Cléon

 

La Scène est à Paris, dans la Maison de Piétremine.

 

 

Scène première

 

LISETTE, seule

 

Me voici seule enfin, parlons un peu raison ;

Cléon et son Valet sont dans cette maison

Cachés depuis hier, et par mon assistance :

Si notre Maître en a la moindre connaissance,

Je suis perdue ; aussi je suis riche à jamais,

Si de Cléon je fais réussir les projets !

Il ne contente pas par de vaines paroles,

Il nous a consigné déjà cinq cents pistoles ;

Et s’il enlève Élise à notre Procureur,

Je puis bien m’assurer qu’il fera mon bonheur.

Il faut gagner le Clerc, il fera cette affaire :

Mille écus bien comptant, et l’espoir de me plaire,

Me répondent de lui. Voici ce dont j’ai peur.

Le Procureur céans à sa mère, sa sœur,

Et sa fille ; elles sont sans cesse à leur fenêtre,

Déjà plus d’une fois voyant Cléon paraître,

Elles m’ont demandé (mais chacune en secret)

Quel était ce Monsieur si charmant, si bien fait,

Qui passait si souvent. Elles en sont charmées,

Et sont folles assez pour croire en être aimées.

Les voici toutes trois avec le Procureur,

Tâchons de pénétrer jusqu’au fond de leur cœur.

 

 

Scène II

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, LUCRÈCE, SUZON, LISETTE

 

PIÉTREMISE.

Ma mère, finissez vos proverbes des halles,

Sentences du vieux temps, fades et triviales ;

On n’entend que cela dans toute la maison,

Et ma fille et ma sœur les mettent en chanson :

Jour et nuit l’une et l’autre à composer s’applique :

De pitoyables vers, de mauvaise musique...

MADAME RISSOLÉ.

Soit, vous n’entendrez plus proverbes ni chansons,

Mais revenons un peu, de grâce, à nos moutons :

Ce sont vos actions, et non pas mon langage,

Qu’il vous faut condamner. Ce second mariage...

PIÉTREMISE.

Eh bien j’adore Élise, et prétends l’épouser ;

Vos proverbes en vain s’y voudraient opposer :

Élise est ma pupille, étant sous ma tutelle,

Ma mère en ma faveur je veux disposer d’elle.

LUCRÈCE.

Entendez-nous.

PIÉTREMISE.

Ma sœur, j’en ai trop entendu.

SUZON.

Mais, mon père...

PIÉTREMISE.

Ma fille, autant de temps perdu.

MADAME RISSOLÉ.

Vous devez avant tout pourvoir votre famille ;

Mariez votre sœur, mariez votre fille.

PIÉTREMISE.

Et notre mère aussi, n’est-ce pas ?

MADAME RISSOLÉ.

Pourquoi non ?

Et, sans tous les caquets et le qu’en dira-t-on...

Un jeune homme... suffit.

PIÉTREMISE.

À votre âge, ma mère.

MADAME RISSOLÉ.

Suis-je si décrépite et hors d’état de plaire ?

PIÉTREMISE.

Non pas ; mais...

MADAME RISSOLÉ.

Rira bien qui rira le dernier

Vous n’avez qu’à toujours demain vous marier.

Je vous suivrai de près.

LUCRÈCE.

Je ne tarderai guère.

À me pourvoir aussi.

PIÉTREMISE.

Vous, ma sœur ?

LUCRÈCE.

Oui, mon frère.

PIÉTREMISE.

À l’amour jusqu’ici vous aviez résisté.

LUCRÈCE.

Il ne faut qu’un moment.

SUZON.

Pour moi de mon côté

Je suivrai leur exemple.

PIÉTREMISE.

Oh ce n’est pas de même.

SUZON.

Pardonnez-moi, mon Père, et déjà quelqu’un m’aime.

Que j’aime aussi.

PIÉTREMISE.

Comment chacune a donc le sien ?

LISETTE.

On veut vous imiter.

PIÉTREMISE.

Je l’empêcherai bien.

MADAME RISSOLÉ.

Mariez-vous, vous dis-je, et puis laissez-nous faire...

PIÉTREMISE.

Oh morbleu ! ces discours me mettent en colère,

Je sens monter ma bile, il vaut mieux m’en aller.

 

 

Scène III

 

MADAME RISSOLÉ, LUCRÈCE, SUZON, LISETTE

 

LISETTE.

Il est si transporté qu’il ne saurait parler ;

Au désespoir au moins vous allez le réduire.

MADAME RISSOLÉ.

La chose est maintenant au point où je désire ;

J’aurais donné sujet a chacun de crier,

D’aller de but en blanc ainsi me marier.

Il m’en fournit enfin un prétexte valable :

On dira que voyant mon fils déraisonnable,

J’ai voulu le punir. Cependant, c’est l’amour,

Mes enfants, qui m’occupe et la nuit et le jour.

LISETTE.

Et qui donc aimez-vous ?

MADAME RISSOLÉ.

Tu le sais bien, Lisette :

Mais n’en dis rien, au moins.

LISETTE.

Allez, je suis discrète.

À Lucrèce.

Et vous ?

LUCRÈCE.

Tu le sais bien aussi.

LISETTE.

Je m’en souviens,

Et cet amant souvent a fait nos entretiens.

À Suzon.

Quant a vous, c’est celui qui l’autre jour...

SUZON.

Lui-même,

Celui que je t’ai dit.

LISETTE.

Vous aimez, on vous aime,

Mais cet amour encor n’a parlé que des yeux.

LUCRÈCE.

Ô ! contrainte cruelle !

MADAME RISSOLÉ.

Ô ! langage ennuyeux !

LUCRÈCE.

Très ennuyeux, sans doute, et c’est le seul langage,

Que dans cette maison l’on peut mettre en usage.

On n’en sort point. Mon frère est brutal ; un amant

Ne veut point essuyer un mauvais compliment.

Ne parler que des yeux !

SUZON.

Oh je fais davantage.

Mon amant a trouvé le plus joli langage,

Les soirs sous ma fenêtre, il demeure arrêté :

Il tousse, il éternue.

LISETTE.

Eh bien.

SUZON.

De mon côté

Je tousse et j’éternue aussi.

LISETTE.

Belle manière

De se faire l’amour !

SUZON.

Toute la nuit entière...

Mais mon père revient.

MADAME RISSOLÉ.

Allons, montons là-haut,

Mes enfants, nous prendrons les mesures qu’il faut.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, seule

 

Je ne me trompais point, chacune croit qu’on l’aime,

Et sans en rien savoir elles aiment le même.

Cet amant perdu, qui leur parle des yeux,

C’est Cléon qui rôdait toujours près de ces lieux.

Dans l’espoir seul d’y voir Élise à sa fenêtre.

Comme en divers moments elles l’ont vu paraître,

Chacune a pris pour soi les signaux amoureux

Que Cléon ne faisait qu’à l’objet de ses vœux.

 

 

Scène V

 

PIÉTREMISE, LISETTE

 

PIÉTREMISE.

Lisette, sais-tu bien que ma famille est folle ?

LISETTE.

Elle est bien amoureuse, au moins.

PIÉTREMISE.

Cela désole :

Parce que j’aime, il faut que chacun aime ici ;

Je me marie, on veut se marier aussi.

Je m’en moque, et je fais ce soir mes fiançailles.

LISETTE.

Et sans doute demain, Monsieur, les épousailles ?

PIÉTREMISE.

Et de très grand matin. Que j’ai bien eu raison

De tenir renfermée Élise en ma maison :

Ne voyant que moi d’homme, elle a perdu l’idée

De Cléon, dont ailleurs elle était obsédée.

LISETTE.

Quel est-il ce Cléon ?

PIÉTREMISE.

Je ne l’ai jamais vu ;

Feu son père pourtant, m’était assez connu,

Mais cela ne fait rien à sa présente affaire :

Pour la hâter, mon Clerc jadis Clerc de notaire

Dresse notre contrat.

LISETTE.

Il se mêle de tout

Votre Clerc.

PIÉTREMISE.

Il n’est rien dont il ne vienne à bout,

C’est le plus habile homme.

LISETTE.

Ah pour habile passe,

Mais pour homme, il n’en a tout au plus que la face,

C’est un nain ; cependant il a bien quarante ans.

PIÉTREMISE.

Quel qu’il soit, je suis fort content de ses talents.

LISETTE.

Laissons cela, parlons du festin, de la danse.

PIÉTREMISE.

Oh tout est commandé, même payé d’avance.

Cela me coûte un peu : mais j’ai plusieurs procès

Où je redoublerai le mémoire des frais :

C’est de l’argent qui doit retourner dans ma poche :

Et mon Clerc... Mais il vient.

 

 

Scène VI

 

PIÉTREMISE, BAZOCHE, LISETTE

 

PIÉTREMISE.

Bonjour, Monsieur Bazoche.

BAZOCHE.

Serviteur.

PIÉTREMISE.

Laisse-nous, Lisette.

LISETTE.

J’entends bien.

Elle écoute derrière.

Écoutons quel sera pourtant leur entretien.

PIÉTREMISE.

Hé bien, tout est-il prêt ? avez-vous mis les clauses,

Comme je souhaitais ?

BAZOCHE.

J’ai bien mis d’autres choses,

Au contrat que j’ai fait vous ne reconnaissez

Que le quart des grands biens d’Élise.

PIÉTREMISE.

C’est assez,

Et ce contrat est-il à l’autre tout semblable ?

BAZOCHE.

On ne peut distinguer le faux du véritable ;

Le notaire tantôt n’y reconnaîtra rien.

PIÉTREMISE.

Vous êtes assuré de l’escamoter bien.

BAZOCHE.

Si j’en suis assuré ; laissez, laissez-moi faire,

J’ai bien fait d’autres tours étant Clerc de Notaire.

PIÉTREMISE.

Vous aurez cent louis, comme je vous ai dit ;

Les voilà bien comptés.

BAZOCHE.

Monsieur, cela suffit.

PIÉTREMISE.

Adieu.

BAZOCHE, allant après lui.

Mais cependant, si pour plus d’assurance,

Et pour m’encourager, vous les donniez d’avance ;

Des scrupules souvent me prennent.

PIÉTREMISE.

Les voilà ;

Et rejetez bien loin tous ces scrupules-là.

BAZOCHE, mettant la bourse dans sa poche.

Ils sont passés.

PIÉTREMISE.

Je vais amener le Notaire ;

Tenez les contrats prêts, je ne tarderai guère.

 

 

Scène VII

 

BAZOCHE, LISETTE

 

BAZOCHE.

Voilà ma conscience à présent en repos.

LISETTE.

Peut-on avoir l’honneur de vous dire deux mots ?

BAZOCHE.

Plutôt quatre ; tu sais que ma joie est extrême

Lorsque je t’entretiens, et que toujours je t’aime.

LISETTE.

Si vous m’aimez, voici le temps de l’éprouver ;

Il faut... Mais je ne sais si je dois achever.

BAZOCHE.

Parle ; est-ce la pudeur qui te ferme la bouche ?

Te repentirais-tu d’avoir été farouche ?

Et l’amour m’aurait-il vengé de ta froideur ?

Ne t’aurait-il point fait quelque blessure au cœur ?

Je suis bon Médecin, et je t’offre mon aide.

LISETTE.

Oui vous êtes d’amour, je pense, un vrai remède,

Et je m’en servirai quand j’en aurai besoin :

Maintenant je vous veux charger d’un autre soin.

Vous avez cent louis.

BAZOCHE.

Oh ! oh !

LISETTE.

Seriez-vous homme.

À les quitter ?

BAZOCHE.

Non pas.

LISETTE.

Mais pour prendre une somme

Un peu plus forte.

BAZOCHE.

Ah bon, à cela je consens.

LISETTE.

Au lieu de cent louis, toucher trois mille francs.

Cela vous plairait-il ?

BAZOCHE.

Très fort ; et pourquoi faire ?

LISETTE.

Vous le saurez. D’ailleurs vous cherchez à me plaire,

Et vous me plairez fort si vous faites cela :

Mais il faut me jurer...

BAZOCHE.

J’en jure, touche-là,

Il n’est rien que pour toi je ne puisse entreprendre ;

Faut-il nuire, obliger, faut-il pendre, dépendre,

Faire du mal, du bien, jurer à faux, à vrai ?

De mon amour pour toi tu peux faire l’essai.

LISETTE.

Il ne faut que tromper.

BAZOCHE.

Qui ?

LISETTE.

Monsieur Piétremine.

BAZOCHE.

Quoi notre Procureur ? Aisément je devine ;

Faire épouser Élise a quelqu’autre ?

LISETTE.

À Cléon.

BAZOCHE.

Cléon ! je le connais, c’est un joli garçon,

À part.

À qui le Procureur à la mort de son père,

A volé tant de bien.

LISETTE.

Ferez-vous cette affaire ?

BAZOCHE.

Oui-dà je la ferai, mais pour l’amour de toi.

Ce sont trois mille francs que l’on me donne à moi ?

LISETTE.

Autant.

BAZOCHE.

Ce n’est pas trop ; mais, parce que je t’aime.

Et quand les donne-t-on ?

LISETTE.

Quand ? à cette heure même.

BAZOCHE.

Va donc me les chercher.

LISETTE.

Ils sont dans la maison.

BAZOCHE.

Je vais tout préparer pour cette trahison

Faire un Contrat au nom de Cléon et d’Élise,

Que notre Procureur sans crainte de surprise

Va signer, en croyant signer le sien.

LISETTE.

Fort bien.

Allez dans votre Étude, et ne négligez rien.

Mais si l’on vous offrait une plus forte somme

Pour nous trahir ?

BAZOCHE.

Oh non, je deviens honnête homme :

Je quitte le métier après ce grand coup-là ;

Friponner un fripon est mon nec plus ultra.

 

 

Scène VIII

 

LISETTE, seule

 

Monsieur Bazoche va travailler avec zèle ;

Pour Élise et Cléon quelle bonne nouvelle !

Qui croirait après tout qu’on trouvât tant d’esprit

Dans un corps si mal fait, si laid et si petit !

Sa figure est, ma foi, des plus désagréables :

Si tous les Procureurs avaient des Clercs semblables,

On ne verrait pas tant de désordre chez eux,

Et les enfants qu’ils ont leur ressembleraient mieux.

Ah ! voici le valet de Cléon.

 

 

Scène IX

 

SAINT-GERMAIN, LISETTE

 

SAINT-GERMAIN.

Piétremine

Vient de sortir ; j’étais caché dans la cuisine,

Où je mourais de faim. J’ai passé cette nuit

Caché dans votre cave à côté d’un gros muid.

Je l’ai percé, néant, rien n’est venu. La rage

Puisse crever ton Maître ; ha quel maudit ménage !

Je n’ai mangé ni bu depuis hier.

LISETTE.

Comment,

Il n’était rien resté du souper ?

SAINT-GERMAIN.

Non vraiment ;

Les Clercs laissent-ils rien jamais sur leurs assiettes ?

Chacun sait qu’ils ont soin de les rendre bien nettes.

LISETTE.

Tu te plains, et ton Maître est aussi mal que toi

Là-haut dans le grenier.

SAINT-GERMAIN.

Bon, voilà bien de quoi :

Au-dessus de la chambre où couche sa maîtresse,

Songe-t-il à manger dans l’ardeur qui le presse ?

Il vit d’amour, mon Maître.

LISETTE.

Hé bien, fais comme lui ;

Pour te nourrir tu n’as qu’à m’aimer.

SAINT-GERMAIN.

Vraiment oui ;

T’aimer pour me nourrir ce serait le contraire,

Cela me sècherait encor plus.

LISETTE.

Comment faire ?

Personne ne saurait sortir de ce logis,

Piétremine a ses clés dans sa poche.

SAINT-GERMAIN.

Tant pis ;

Il n’y fallait donc pas entrer. Ah je déteste

Et je maudis cent fois l’occasion funeste

D’hier au soir.

LISETTE.

Tantôt ta peine finira ;

Un splendide festin ici se donnera.

SAINT-GERMAIN.

Si j’attrape un chapon aussitôt je l’empoche.

LISETTE.

Adieu, Je vais chercher de l’argent pour Bazoche.

SAINT-GERMAIN.

Bazoche ? Garde-toi de te fier à lui,

C’est un fripon.

LISETTE.

D’accord : mais enfin aujourd’hui

Il nous sert.

SAINT-GERMAIN.

Et comment ?

LISETTE.

Tu sauras toute chose ;

Les affaires vont bien, je te quitte et pour cause.

 

 

Scène X

 

SAINT-GERMAIN, seul

 

Les affaires vont bien, vont mal, et Saint-Germain,

Pendant tout ce temps-là meurt de soif et de faim,

Et de peur ; car enfin si Monsieur Piétremine

Me trouve en sa maison, il a l’humeur mutine.

 

 

Scène XI

 

MADAME RISSOLÉ, SAINT-GERMAIN

 

MADAME RISSOLÉ, essoufflée.

De quel coté peut-il avoir tourne ses pas ?

SAINT-GERMAIN, bas.

Quelqu’un vient, cachons-nous.

MADAME RISSOLÉ.

Je ne me trompe pas.

C’est mon amant là-haut que j’ai vu ; c’est lui-même.

Et voici son ami de plus. Quel stratagème

Vous a donc fait entrer ici tous deux !

SAINT-GERMAIN.

Comment

Tous deux ?

MADAME RISSOLÉ.

N’êtes-vous pas l’ami de mon amant !

Avec lui plusieurs fois je vous ai vu paraître,

Et même hier encor étant à ma fenêtre...

SAINT-GERMAIN, bas.

Elle veut me parler de Cléon. Mais comment

Et par quelle raison le croire son amant ?

MADAME RISSOLÉ.

Je viens de l’entrevoir là-haut : à l’instant même

Je l’ai perdu de vue ; ah ! quelle peine extrême !

Où croyez-vous qu’il soit ?

SAINT-GERMAIN.

Ma foi je n’en sais rien.

MADAME RISSOLÉ.

Étant son bon ami vous le connaissez bien ;

Mes yeux ont dans les siens pour moi cru voir sa flamme.

Ne me trompait-il point ? M’aime-t-il ?

SAINT-GERMAIN.

Mais, madame...

MADAME RISSOLÉ.

Parlez sincèrement, vous connaissez son cœur.

SAINT-GERMAIN, bas.

Pour nous tirer d’affaire, appuyons son erreur.

Haut.

Oui de votre fenêtre au profond de son âme,

Vos yeux ont su lancer une si vive flamme,

Qu’il est tout plein de vous. J’ai fait de vains efforts

Pour vous en arracher, il a le diable au corps.

Je lui dis tous les jours : Que prétendez-vous faire !

Cette dame pourrait être votre grand’mère.

MADAME RISSOLÉ.

Pourquoi dire cela ?

SAINT-GERMAIN.

Mon Dieu, j’ai mes raisons.

Voulez-vous l’envoyer aux petites maisons ?

MADAME RISSOLÉ.

Il est d’autres moyens...

SAINT-GERMAIN.

J’en dis bien davantage,

Et ne m’arrête point seulement sur votre âge ;

Je m’efforce à trouver mille défauts en vous,

La foi que vous gardez surtout a votre époux.

MADAME RISSOLÉ.

Mon époux ? il est mort.

SAINT-GERMAIN.

Je le sais bien, Madame,

Et que sa cendre encor fait durer votre flamme.

MADAME RISSOLÉ.

Non, non, elle est éteinte et j’en su m’en guérir :

C’est sa faute, pourquoi s’est-il laissé mourir ?

Aimer un mari mort ! fi donc quelle folie !

On a bien de la peine à les aimer en vie.

Parlons de votre ami : qu’il m’a paru bien fait ?

SAINT-GERMAIN.

Tenez, regardez-moi, vous voyez son portrait.

MADAME RISSOLÉ.

Ah ! que sa taille est bien au-dessus de la vôtre.

SAINT-GERMAIN.

Nous portons cependant les habits l’un de l’autre.

MADAME RISSOLÉ.

Cela ne se peut pas, vous paraissez rempli.

SAINT-GERMAIN.

Il les porte d’abord pour y donner le pli,

Et je les use après.

MADAME RISSOLÉ.

Pourquoi donc ce ménage ?

SAINT-GERMAIN.

C’est que nous nous aimons on ne peut davantage ;

Nous demeurons ensemble, et c’est une union,

Sous nous servons l’un l’autre en toute occasion ;

Je le peigne, il m’étrille, il m’emprunte, il me prête,

Je le tiens toujours propre et souvent le vergète,

Il épouste parfois aussi mon juste-au-corps ;

À nous complaire enfin nous mettons nos efforts.

MADAME RISSOLÉ.

Vous êtes son valet ?

SAINT-GERMAIN.

C’est à peu près de même.

MADAME RISSOLÉ.

Je comprends bien cela. Mais croyez-vous qu’il m’aime ?

SAINT-GERMAIN.

En pouvez-vous douter ?

MADAME RISSOLÉ.

Que fait-il à présent ?

Si son cœur ressentait ce que le mien ressent !

SAINT-GERMAIN.

Il est plus amoureux encor que vous, je gage :

Mais c’est qu’il est timide on ne peut davantage :

C’est un amant transi...

MADAME RISSOLÉ.

Fi, cela me déplaît ;

J’aime un amant folâtre.

SAINT-GERMAIN.

Oh, jamais il ne l’est.

MADAME RISSOLÉ.

Un amant enjoué.

SAINT-GERMAIN.

Si j’avais été femme,

Ma foi j’aurais été de votre goût, Madame ;

Ah ! que j’aurais aimé ces jeunes gens badins

Sans cesse à vos genoux à vous baiser les mains,

Qui vous donnent cent fois occasion de dire ?

Contrefaisant sa voix.

Mais arrêtez-vous donc, fi donc, est-ce pour rire ?

Allons, petit fripon, vous perdez le respect.

MADAME RISSOLÉ.

Ah ! c’en est trop aussi, l’on doit...

SAINT-GERMAIN.

À votre aspect

Mon Maître pâlira. De loin ses yeux font rage :

Mais de près il est sot à force d’être sage.

MADAME RISSOLÉ.

Qu’il soit comme il voudra, c’est un garçon bien fait ;

Dans le monde on n’a pas toute chose à souhait :

On prend ce que l’on trouve, en ce siècle où nous sommes,

Et l’on n’a jamais vu telle disette d’hommes.

Allons, je veux passer sur les défauts qu’il a ;

Je m’en vais le chercher là-haut.

SAINT-GERMAIN, voulant l’arrêter.

Demeurez là,

Je le ferai descendre.

MADAME RISSOLÉ.

Il faut que de ma bouche

Il apprenne à l’instant que son amour me touche ;

Il faut prendre la balle au bond : souvent le temps...

SAINT-GERMAIN.

Mais du moins qu’avec vous...

MADAME RISSOLÉ.

Non, je vous le défends.

 

 

Scène XII

 

SAINT-GERMAIN, seul

 

Elle va tout gâter ; que va-t-elle lui dire ?

Que lui répondra-t-il ? Le voici, je respire ;

Je puis le prévenir.

 

 

Scène XIII

 

CLÉON, SAINT-GERMAIN

 

CLÉON.

Saint-Germain, quel malheur !

Je viens de rencontrer la sœur du Procureur.

SAINT-GERMAIN.

Quoi, Lucrèce ?

CLÉON.

Oui Lucrèce.

SAINT-GERMAIN.

En voilà bien d’une autre,

Nous avons donc ainsi trouvé chacun la nôtre ?

J’ai rencontré la mère.

CLÉON.

Ah malheureux ! pourquoi

Ne te pas mieux cacher ?

SAINT-GERMAIN.

Et vous tout comme moi,

Pourquoi vous montrez-vous ? Mais enfin à la Belle

Qu’avez-vous dit ?

CLÉON.

J’ai dit que je venais pour elle,

Que je l’aimais.

SAINT-GERMAIN.

Comment ?

CLÉON.

Trop longtemps interdit,

Cette feinte à propos m’est venue en l’esprit.

Voyant sortir quelqu’un de la chambre d’Élise,

J’ai cru que c’était elle : Ô ciel ! quelle surprise ?

Quand, m’approchant plus près j’ai connu mon erreur.

C’était Lucrèce. Un froid m’a glacé tout le cœur ;

Mais reprenant mes sens : Adorable Lucrèce,

Ai-je dit, pardonnez un excès de tendresse

Qui m’a fait hasarder... Au fond je ne sais pas

Ce que j’ai pu lui dire en un tel embarras.

Mais j’enrage ; elle croit mon amour si sincère,

Qu’elle veut en parler tout à l’heure à son frère :

Elle a même ajouté que s’il la refusait

À me suivre partout elle se disposait,

Et que pour s’affranchir d’un trop rude esclavage,

Elle se laisserait enlever.

SAINT-GERMAIN.

Bon, courage.

Apprenez que la vieille... Elle vient sur vos pas.

 

 

Scène XIV

 

MADAME RISSOLÉ, CLÉON, SAINT-GERMAIN

 

MADAME RISSOLÉ.

Je cherchais en haut, et vous êtes en bas.

De votre passion suffisamment instruite...

CLÉON, à Saint-Germain.

Que veut dire cela ?

SAINT-GERMAIN.

Vous verrez dans la suite.

MADAME RISSOLÉ.

Je viens vous secourir.

SAINT-GERMAIN.

L’agréable secours !

MADAME RISSOLÉ, à Cléon.

Vous ne languirez pas longtemps dans vos amours.

CLÉON, étonné.

Comment ?

MADAME RISSOLÉ.

Votre valet m’a tout dit.

CLÉON.

Lui, madame ?

Bas, à Saint-Germain.

Quoi d’Élise et de moi tu découvres la flamme ?

Veux-tu nous perdre ?

SAINT-GERMAIN, bas, à Cléon.

Hé non, attendez un moment.

MADAME RISSOLÉ.

Je viens vous assurer de mon consentement.

Je veux, malgré mon Fils...

CLÉON.

Avec cette assurance,

Madame, j’ose encor former quelque espérance.

MADAME RISSOLÉ.

Espérez, espérez.

CLÉON, se jetant à ses genoux.

Que cet espoir m’est doux !

Souffrez qu’en ce moment j’embrasse vos genoux.

MADAME RISSOLÉ, à Saint-Germain.

Votre maître vraiment n’a point tant d’indolence.

SAINT-GERMAIN.

Il faut donc que l’objet ait beaucoup de puissance,

Vous avez là des yeux perçants, aigus...

MADAME RISSOLÉ.

Ho ! ho !

SAINT-GERMAIN, bas.

Dans l’éclaircissement gare le qui pro quo.

MADAME RISSOLÉ.

Hé bien, mon cher, à quand cet heureux hyménée ?

CLÉON.

Pour moi toujours trop tard en viendra la journée ?

Mais votre fils...

MADAME RISSOLÉ.

Mon fils, vous dis-je, est un benêt.

Je ne regarde point ici son intérêt.

Comme il te fait, fais-lui. Son Élise qu’il aime,

Par exemple il l’épouse, et j’en ferai de même.

CLÉON, surpris.

Il l’épouse ?

MADAME RISSOLÉ.

Demain, sans mon consentement.

Qu’ai-je besoin du sien ?

SAINT-GERMAIN, bas.

Voici le dénouement.

CLÉON, bas.

Quelle surprise !

MADAME RISSOLÉ.

Allez, je serai votre femme,

Je m’embarrasse peu qu’il l’approuve ou le blâme.

CLÉON, à Saint-Germain, bas.

D’où vient donc que tu m’as joué d’un pareil tour ?

SAINT-GERMAIN, bas, à Cléon.

Il l’a fallu pour mieux cacher votre autre amour.

MADAME RISSOLÉ, à Cléon.

Vous ne dites plus rien, près de m’avoir pour femme !

SAINT-GERMAIN.

C’est sa timidité qui lui reprend, Madame.

Je vous l’avais bien dit.

MADAME RISSOLÉ.

Il se corrigera.

SAINT-GERMAIN.

Non, je crois que jamais cela ne changera.

MADAME RISSOLÉ.

Il n’importe, il me plaît, et l’affaire est conclue,

Marchandise qui plaît est à demi vendue.

CLÉON, à part.

J’enrage.

MADAME RISSOLÉ, croyant qu’il soupire.

Ce soupir augmente mon amour ;

Mais adieu, je pourrais soupirer à mon tour :

Il faut me contenir.

CLÉON, à part.

Que la peste te crève.

MADAME RISSOLÉ.

Vous soupirez encore ? Ah je demande trêve,

Je m’en vais revenir ; je veux laisser passer

Un torrent de soupirs qui viennent m’oppresser.

 

 

Scène XV

 

CLÉON, SAINT-GERMAIN

 

CLÉON.

Peut-on encor songer à l’amour à cet âge.

Elle a perdu l’esprit, avec son mariage.

 

 

Scène XVI

 

CLÉON, SUZON, SAINT-GERMAIN

 

SUZON, en entrant, à part.

Mariage ! ce mot me réjouit ; voyons.

SAINT-GERMAIN, à Cléon.

Voici quelqu’un encor.

CLÉON, à Saint-Germain.

Oh pour le coup fuyons ;

C’est sans doute la sœur.

SAINT-GERMAIN.

Non, Monsieur, c’est la fille.

CLÉON, à Saint-Germain.

Je serai rencontré de toute la famille.

SUZON, à Cléon.

Ah ! c’est vous à la fin, je vous vois de plus près,

Je n’aimais point du tout nos entretiens muets :

Votre geste et vos yeux d’une façon charmante

Avaient beau s’exprimer, je n’étais point contente.

Quand viendra le moment de me voir près de lui ?

Disais-je : je n’osais l’espérer aujourd’hui ;

Cela vous ennuyait autant que moi, je gage :

Mais que disiez-vous là, parlant de mariage ;

Venez-vous à mon père ici me demander ?

SAINT-GERMAIN, à part.

Autre pièce nouvelle...

À Cléon.

Allons donc sans tarder,

Monsieur, répondez-lui.

CLÉON, bas.

La cruelle aventure :

Oh ! je crois pour le coup que c’est une gageure.

SAINT-GERMAIN, à part.

Il faut la soutenir ;

À Suzon, bas.

je vais parler pour vous.

Oui, Monsieur vient ici pour être votre époux.

CLÉON, bas.

Que vas-tu dire encore ?

SAINT-GERMAIN.

Mais l’espoir et la crainte

Combattant en son cœur le tiennent en contrainte,

Lui coupent la parole.

SUZON.

Et pourquoi donc cela ?

Sans mon cœur je ressens aussi ces choses-là,

Et si je parle bien.

SAINT-GERMAIN.

C’est que dans une femme

La parole jamais ne manque qu’avec l’âme,

Bas, à Cléon.

Si vous ne dites mot vous allez gâter tout.

CLÉON, à Saint-Germain.

Je me lasse à la fin...

SAINT-GERMAIN, à Cléon.

Allez jusques au bout.

CLÉON, à Suzon.

L’amour que vos beaux yeux...

À Saint-Germain.

Que veux-tu que je dise ?

SAINT-GERMAIN.

Achevez, dussiez-vous dire quelque sottise.

CLÉON, à Suzon.

Craignant que votre père enflammé de courroux,

Me rencontrant ici ne se venge sur vous,

Je demeure sans voix dans ce triste silence ;

Voyez de mon amour toute la violence.

CLÉON.

Hé quoi ! n’auriez-vous pas la force de parler

À mon père ?

SAINT-GERMAIN.

D’abord il faut vous en aller,

Il ne faut pas qu’ici l’on vous rencontre ensemble.

Montez là-haut.

SUZON.

J’y vais. Mais enfin il me semble

Que Monsieur ne venant ici que pour me voir,

Il faut bien qu’il me voie.

SAINT-GERMAIN.

Il vous verra ce soir ;

Laissez-nous seuls, vous dis-je, aborder votre père.

SUZON.

Prenez bien votre temps.

SAINT-GERMAIN.

Allez, laissez-nous faire.

SUZON, revenant sur ses pas.

Mais, Monsieur, si mon Père allait vous refuser,

Ne vous rebutez pas ; Je puis vous épouser

Sans son consentement ; ma mère a fait de même,

Et ma grand’mère aussi.

SAINT-GERMAIN.

Vraiment lorsque l’on s’aime

C’est la règle à présent.

SUZON.

Les Pères de tout temps

Ont dans notre famille été d’étranges gens,

Et les filles toujours ont eu de l’industrie.

SAINT-GERMAIN.

Ce que c’est que savoir sa généalogie,

Et qu’il est beau surtout d’imiter ses aïeux.

CLÉON, à Saint-Germain.

Ne finiras-tu point tes discours ennuyeux.

SAINT-GERMAIN, à Suzon.

Ma foi, vous nous perdez a rester davantage.

SUZON.

Adieu, puisqu’il le faut.

SAINT-GERMAIN.

Adieu donc, bon voyage.

 

 

Scène XVII

 

CLÉON, SAINT-GERMAIN

 

CLÉON.

Tout extravague ici, grand’mère, fille et sœur.

SAINT-GERMAIN.

En voilà de tout âge et de toute couleur.

CLÉON.

Que je suis malheureux !

SAINT-GERMAIN.

Blondes, blanches et brunes ;

On vous peut appeler homme à bonnes fortunes...

CLÉON.

Je n’ai pu d’aujourd’hui parler un seul moment

À ma charmante Élise : il faut que justement

Je trouve en mon chemin les objets que j’évite ;

Tout ceci me recule, et j’en crains fort la suite,

Que j’aille, que je vienne, ou là-haut, ou là-bas,

Ces trois folles sans cesse observeront mes pas.

Enfin je vois Élise.

 

 

Scène XVIII

 

CLÉON, ÉLISE, SAINT-GERMAIN

 

ÉLISE.

Ah ! Cléon !

CLÉON.

Ah Madame !

Pouvez-vous concevoir le trouble de mon âme ?

ÉLISE.

Je viens le dissiper, je m’en flatte du moins,

Et vous dire qu’après tant de peine et de soins

Notre bonheur est proche.

CLÉON.

Et sur quelle assurance ?...

ÉLISE.

Lisette a mis le Clerc de notre intelligence,

Et le contrat, dit-elle, est fait en votre nom.

CLÉON.

Que peut-on espérer d’un fourbe, d’un fripon ?

ÉLISE.

Les mille écus que vient de lui porter Lisette...

CLÉON.

Sachez une autre chose encor qui m’inquiète.

ÉLISE.

Je m’en doute.

CLÉON.

La mère, et la fille et la sœur,

D’un fol entêtement...

ÉLISE.

Je sais cela par cœur,

Lisette m’a tout dit.

CLÉON.

De plus...

 

 

Scène XIX

 

CLÉON, ÉLISE, SAINT-GERMAIN, LISETTE

 

LISETTE.

Mademoiselle,

On n’attend plus que vous.

CLÉON.

Quelle triste nouvelle !

LISETTE.

Depuis assez longtemps le Notaire est là-bas.

Et Piétremine ici peut monter sur mes pas ;

Descendez.

CLÉON.

Si ce Clerc par un retour indigne...

ÉLISE.

Je ne signerai rien sans voir ce que je signe.

Demeurez en repos.

 

 

Scène XX

 

CLÉON, LISETTE, SAINT-GERMAIN

 

CLÉON.

Ah ! que d’affreux moments !

Lisette, à revenir sera-t-elle longtemps ?

LISETTE.

Elle sort.

CLÉON.

Si ce Clerc...

LISETTE.

J’en réponds sur ma vie ;

Allez, de vous servir il montre trop d’envie :

J’ai vu les deux Contrats ; l’un est en votre nom,

Et c’est celui qui doit se rencontrer le bon.

Pour les abuser tous il fera lire l’autre,

Et, pour faire signer, présentera le vôtre.

Pour bien escamoter ses doigts paraissent faits,

Quand il aurait été joueur de gobelets :

Mais adieu, je m’en vais songer à mon affaire,

Et mettre le couvert.

SAINT-GERMAIN.

Si j’étais nécessaire...

LISETTE.

Je t’entends ; viens, suis-moi. Vous, n’appréhendez rien,

Bazoche m’a fait signe, et le tout ira bien.

 

 

Scène XXI

 

CLÉON, seul

 

Jusqu’au dernier moment je ne suis point tranquille,

Je crains que le projet ne devienne inutile.

Comment pouvoir tromper Notaire et Procureur ?

Cela ne se peut pas sans un coup de bonheur,

Quoiqu’ait promis ce Clerc en recevant la somme...

 

 

Scène XXII

 

PIÉTREMISE, CLÉON

 

PIÉTREMISE, apercevant Cléon.

J’ai signé. Voyons si Lisette... Mais quel homme...

CLÉON, voyant Piétremine.

Ô ciel !

PIÉTREMISE.

Que faites-vous, Monsieur, dans ma maison ?

CLÉON, embarrassé.

Monsieur, je viens... j’étais... Mais j’en rendrai raison

Une autre fois.

PIÉTREMISE.

Comment ?

CLÉON, à part.

Quelle cruelle peine !

PIÉTREMISE.

Oh ! nous saurons pourtant quel dessein vous amène.

Au voleur, au secours.

CLÉON.

Ai-je l’air d’un voleur ?

PIÉTREMISE.

Que sais-je ? vous avez celui d’un suborneur

Sous des habits dorés on voit tant de canailles.

CLÉON.

Quoi...

PIÉTREMISE.

Vous avez passé par-dessus les murailles,

Ma maison est fermée. Au voleur, au voleur.

 

 

Scène XXIII

 

PIÉTREMISE, CLÉON, LISETTE

 

LISETTE, à part.

Ô ciel ! tout est perdu. Que voulez-vous, Monsieur ?

PIÉTREMISE.

Que l’on m’aille chercher et vite un Commissaire.

LISETTE.

Dans un tel embarras, hélas ! que vais-je faire ?

PIÉTREMISE.

Voila mes clefs, va, cours.

LISETTE.

J’y vais.

PIÉTREMISE.

Dans mon logis

Venir effrontément !

 

 

Scène XXIV

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, CLÉON

 

MADAME RISSOLÉ.

Que faites-vous, mon Fils ?

Il vous sied bien vraiment de vous mettre en colère

Contre Monsieur qui doit être votre beau-père.

PIÉTREMISE.

Mon beau-père ? Quoi c’est... allez vous radotez.

MADAME RISSOLÉ.

Je radote ? comment pendard, vous m’insultez !

PIÉTREMISE.

Je ne souffrirai point pareille extravagance,

Et...

MADAME RISSOLÉ, à Cléon.

De votre beau-fils châtiez l’insolence.

PIÉTREMISE.

Morbleu !

 

 

Scène XXV

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, CLÉON, LUCRÈCE

 

LUCRÈCE.

Qu’a donc mon Frère à se mettre en courroux ?

C’est contre mon amant : ah ! mon Frère, tout doux,

Vous devez approuver un amour légitime,

Monsieur est honnête homme et peut m’aimer sans crime ;

S’il est caché céans, c’est pour l’amour de moi,

Il m’a donné son cœur, il a reçu ma foi :

De notre engagement je venais vous instruire.

PIÉTREMISE.

Que diable celle-ci vient-elle encor me dire ?

CLÉON, à part.

S’est-on jamais trouvé dans un semblable cas ?

LUCRÈCE.

Mon Frère, au nom du Ciel, ne le rebutez pas.

MADAME RISSOLÉ.

Quoi, Monsieur ?...

LUCRÈCE.

Oui, Monsieur me veut prendre pour femme,

Je l’aime, couronnez une si belle flamme.

PIÉTREMISE.

Ma mère, vous disiez...

MADAME RISSOLÉ.

Oh ! je l’épouserai.

LUCRÈCE.

Vous, ma Mère ?

MADAME RISSOLÉ.

Moi-même, ou je l’étranglerai.

 

 

Scène XXVI

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, LUCRÈCE, SUZON, CLÉON

 

SUZON.

Vous querellez, Monsieur, et pourquoi, ma Grand-mère ?

MADAME RISSOLÉ.

Laissez-nous en repos, ce n’est pas votre affaire.

Petit perfide.

SUZON.

Hélas ! ne le grondez donc pas,

Il vient pour m’épouser au moins.

CLÉON.

Autre embarras.

PIÉTREMISE.

Il en veut à ma Fille aussi ?

SUZON.

Vraiment sans doute.

PIÉTREMISE.

Pour le coup je m’y perds, et je n’y vois plus goutte.

SUZON.

En mariage il vient ici me demander :

N’est-il pas vrai, Monsieur ?

PIÉTREMISE.

Il faut vous accorder.

Il veut être à la fois mon gendre, mon beau-père.

Et mon beau-frère encor.

SUZON.

Quel est donc ce mystère ?

CLÉON.

Monsieur, il n’est plus temps de vous rien déguiser...

PIÉTREMISE.

Parbleu, vous n’avez plus qu’à vouloir m’épouser,

Et vous serez l’époux de toute la famille.

SUZON.

Que veut dire cela, mon Père ?

PIÉTREMISE.

C’est, ma Fille,

Que ce galant en veut à toute la maison :

Mais tout à l’heure enfin nous en aurons raison,

Voici le Commissaire.

SUZON.

Affronteur.

MADAME RISSOLÉ.

Ingrat.

LUCRÈCE.

Traître.

 

 

Scène XXVII

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, CLÉON, LUCRÈCE, SUZON, SAINT-GERMAIN, en Commissaire, LISETTE

 

LISETTE, bas, à Saint-Germain.

De leurs mains au plus tôt il faut tirer ton Maître.

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Laisse-faire.

LISETTE.

En passant, j’ai rencontré Monsieur.

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Qu’est-ce donc que ceci ?

PIÉTREMISE.

C’est un larron d’honneur,

Qui subornait ma Mère et ma Sœur et ma Fille.

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Il est arrivé pis dans plus d’une famille.

Mais pour tenir la bride à tous ces fripons-là,

Qui ne font aujourd’hui métier que de cela,

En prison.

CLÉON.

Quoi, Monsieur ?

SAINT-GERMAIN, en Commissaire, le tirant.

En prison tout à l’heure.

MADAME RISSOLÉ.

En prison !

LUCRÈCE, en pleurant.

En prison !

SUZON, en pleurant.

En prison !

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Quoi tout pleure ?

La pitié ne doit point entrer dans votre cœur.

Montrez-vous mère, fille et sœur de Procureur ;

Si le mot de prison rend votre cœur si tendre,

Et que sera-ce donc quand je le ferai pendre !

LUCRÈCE.

Le pendre ?

SUZON.

Pour cela ?

MADAME RISSOLÉ.

Mon fils, allons tout doux.

PIÉTREMISE, bas, au Commissaire.

Quand il sera pendu que diable en aurons-nous ?

Tirons-en de l’argent.

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Je sais bien mon affaire

Faisons-lui toujours peur.

PIÉTREMISE.

Le brave Commissaire !

SAINT-GERMAIN, en Commissaire.

Nous aurons intérêts, dommages et dépens.

 

 

Scène XXVIII

 

MADAME RISSOLÉ, PIÉTREMISE, LUCRÈCE, SUZON, CLÉON, ÉLISE, BAZOCHE, LISETTE, SAINT-GERMAIN

 

ÉLISE.

Je viens pour mettre fin au grand bruit que j’entends.

PIÉTREMISE.

Ah ma femme !

ÉLISE.

Ce nom ne m’est pas dû.

PIÉTREMISE.

Ma bonne,

Quand le Contrat est fait, c’est un nom qu’on se donne.

ÉLISE.

Quand le Contrat est fait on se donne ce nom ?

J’appelle donc Monsieur mon mari.

PIÉTREMISE.

Quoi ?

ÉLISE.

Cléon,

Remerciez Monsieur, d’avoir de bonne grâce

Signé notre Contrat.

PIÉTREMISE.

Oh ! celui-là me passe,

Il veut ma femme encor ; quel diable d’épouseur.

CLÉON.

Je ne veux qu’elle seule, elle fait mon bonheur.

Mesdames contre moi n’ayez point de colère ;

Pour obtenir Élise il était nécessaire...

PIÉTREMISE.

Mais sachons donc comment elle peut être à vous ?

LISETTE.

Vous avez cru signer le Contrat comme époux,

Et vous l’avez signé comme tuteur.

PIÉTREMISE.

J’enrage.

Et comment ai-je donc fait un si bel ouvrage ?

LISETTE.

Moyennant mille écus, Bazoche vous trahit :

Demandez-lui plutôt.

PIÉTREMISE, à Bazoche.

Est-il vrai ce qu’on dit ?

BAZOCHE.

Très vrai, Monsieur, j’avais besoin de cette somme,

Pour cesser d’être Clerc et me faire honnête homme.

Dans le monde il faut vivre avec un peu d honneur,

Et pour faire une fin je me fais Procureur.

PIÉTREMISE.

Bazoche me trahit ! lui qui toute sa vie...

LUCRÈCE.

Je n’en suis point fâchée.

MADAME RISSOLÉ.

Et moi j’en suis ravie,

Vous comptiez sans votre hôte, et c’était battre l’eau.

Il faut attendre au soir pour dire le jour beau.

Les violons préludent.

J’entends les violons.

PIÉTREMISE.

Le diable les emporte ;

Il est bien temps de rire.

MADAME RISSOLÉ.

Et pourquoi non ? qu’importe ?

Mes enfants, mal nouveau se guérit aisément ;

Pour un amant perdu, l’on en retrouve cent.

Je sais bien que Marchand qui perd ne saurait rire,

Mais où l’espoir n’est plus, l’amour bientôt expire.

ÉLISE.

Mesdames, contre moi n’ayez point de courroux.

LUCRÈCE.

Élise, votre amour vous excuse envers nous.

PIÉTREMISE.

Et mes cent louis d’or.

BAZOCHE.

Ils me sont dus de reste.

PIÉTREMISE.

Comment ?

BAZOCHE.

Je parlerai. Si quelqu’un me conteste.

À Piétremine.

Vous savez entre nous d’où vient tout votre bien ;

Et, si je dis un mot.

PIÉTREMISE, bas, à Bazoche.

Suffit ne dites rien,

Quitte à quitte ; et pour vous, Cléon, je vous pardonne.

Élise est une fourbe, et je vous l’abandonne :

Puisque fille elle a pu me jouer un tel trait,

Étant femme, jugez ce qu’elle m’aurait fait.

J’aurais droit de plaider pourtant, lorsqu’on dérobe.

SAINT-GERMAIN, quittant sa robe.

Si vous voulez plaider, je vous rends votre robe.

Et vous montre dessous le valet de Cléon.

PIÉTREMISE.

Quoi ma robe servait à couvrir un fripon ?

SAINT-GERMAIN.

Fort à votre service. Allons, que dans la joie.

Et dans les flots de vin notre chagrin se noie ;

Et puisque nous avons ici des violons,

Il en faut profiter, rions, chantons, dansons.

LISETTE.

Il faudrait préparer quelque petite fête.

SAINT-GERMAIN.

Pourquoi la préparer ? nous l’avons toute prête,

Et chacun n’a qu’à mettre un proverbe en chanson ;

On est dans ce goût-là céans.

LISETTE.

Il a raison,

Cela divertira notre bonne Grand-mère ;

Proverbes et chansons surent toujours lui plaire.

SAINT-GERMAIN.

Je sais m’en escrimer aussi, quand je m’y mets ;

Je commence la fête, et j’en ai de tout prêt.

 

 

Les Proverbes, divertissement en Musique

 

SAINT-GERMAIN.

Allons gai, Monsieur le Procureur,

Contre fortune bon cœur.

Et montrez-vous joyeuse,

Famille amoureuse :

De la perte d’un amant

On se console aisément,

Et dans ce siècle nôtre,

Un clou chasse l’autre.

Allons gai, Monsieur le Procureur ;

Contre fortune bon cœur.

 

Et dans ce siècle nôtre,

Un clou chasse l’autre.

Avoir un amant à trois,

C’est aller contre les lois ;

Prenez-en trois chacune,

La chose est fort commune.

Allons gai, Monsieur le Procureur,

Contre fortune bon cœur.

LUCRÈCE.

Chaque jour à l’amour, dormant dans son berceau,

Je jouais quelque tour nouveau ;

Je détournais ses traits, j’éteignais son flambeau,

Je déchirais son bandeau :

Il s’éveilla, je fus surprise.

Tant va ta cruche à l’eau,

Qu’enfin elle se brise.

MADAME RISSOLÉ.

Quand j’étais jeune et belle,

J’étais sotte et cruelle ;

Ô que d’heureux moments perdus !

Le temps passé ne revient plus.

Quelle douceur charmante !

Que l’on vivrait contente,

Si jeunesse savait,

Si Vieillesse pouvait.

SUZON.

Si je trouvais un Amant

De bonne mine,

L’enverrais-je à ma voisine ?

Non, vraiment.

S’il me disait, je t’aime,

Je répondrais de même,

Sans tant de façons,

Sans tant de raisons,

Sans chercher d’excuse,

Sans trouver de ruse,

Tu veux de moi,

Je veux de toi,

Voilà ma foi.

Qui refuse, muse.

Entrée.

LUCRÈCE.

Mon amour, est payé d’indifférence

Par un ingrat qu’une autre a su charmer,

À mes dépens, j’ai de l’expérience.

Il faut connaître avant qu’aimer.

LISETTE.

J’ai l’air joyeux, je ris, et je badine ;

Qui m’en croirait plus facile aurait tort :

Il ne faut pas s’arrêter à la mine.

Il n’est pire eau, que l’eau qui dort.

BAZOCHE.

Assez longtemps j’ai ménagé Lisette,

Mais mon amour n’entend plus de raison ;

Et si jamais je la trouve seulette,

L’occasion fait le larron.

MADAME RISSOLÉ.

À mon époux vivant j’étais fidèle,

J’avais juré de l’être après sa mort,

Mais il n’est point de femme tourterelle,

Les absents ont toujours tort.

LISETTE, au Parterre.

Au gré de nos tendres Amants

J’ai bien conduit cette manœuvre.

Messieurs, si vous êtes contents,

Applaudissez, voici le temps.

Toujours la fin couronne l’œuvre.

SAINT-GERMAIN, au Parterre.

J’invente un proverbe à l’instant,

Qui ne tombera pas à terre :

D’un Juge équitable et savant,

On peut dire communément,

Il juge comme le Parterre.

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