Le Vieux pensionnaire (Jean-François Alfred BAYARD - Hyppolite LE ROUX)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 septembre 1829.

 

Personnages

 

DUTILLEUL, vieux garçon

GIRAUD, marchand de nouveautés

MADAME GIRAUD, sa femme

CÉLESTIN, commis-voyageur

CAROLINE, fille de Giraud

PAUL, fils de Giraud

MARGUERITE, vieille bonne

 

 

La scène se passe à Paris, chez Giraud.

 

Le théâtre représente un salon très simple. Portes à gauche, à droite et dans le fond ; une fenêtre donnant sur la rue ; à droite du spectateur, une glace, une table sur laquelle est un registre, une chaise à côté ; à gauche, un fauteuil, et une chaise sur laquelle sont étalées des étoffes.

 

 

Scène première

 

PAUL, et ensuite MARGUERITE

 

PAUL, assis près de la table, et ayant près de lui un verre d’eau et un morceau de pain dans lequel il mord.

C’est-il vexant d’être au pain et à l’eau !... avec ça qu’il n’y a rien de plus dur que le pain sec.

Se levant.

Ce que c’est pourtant qu’une belle mère... pendant qu’elle déjeune, me voilà ici, et ma sœur au comptoir... Pauvre Caroline !...

Montant sur une chaise près de la fenêtre.

Eh ! mais, c’est elle qui remet une lettre à Toinette... À qui ma sœur peut-elle écrire ?... Ah ! Toinette remet la lettre à un jeune homme qui a des moustaches.

Descendant de la chaise.

Que c’est beau d’avoir des moustaches !... Si j’en avais, on ne me met trait pas au pain sec.

Mordant son pain.

Ah !

MARGUERITE, entrant par la droite du spectateur, et tenant à la main une cage.

Oui, vous croyez que je vais laisser mon oiseau dans la boutique... Oh ! que non pas, ça ne me quitte jamais.

PAUL.

Voilà quelqu’un... Ah ! c’est un serin.

MARGUERITE.

Dites donc, mon petit ami... chez M. Giraud ?

PAUL.

Vous y êtes... Chante-t-il votre oiseau ?

MARGUERITE.

Est-ce que je ne pourrais pas voir M. Dutilleul ?

PAUL, occupé de la cage, et donnant du pain au serin.

Dam, je ne crois pas, parce que, voyez-vous, il déjeune avec papa et ma belle-mère... Tiens, il ne mange pas ! il paraît qu’il n’aime pas le pain sec, votre oiseau... absolu ment comme moi.

MARGUERITE.

Laissez donc... vous allez l’étouffer.

PAUL.

Eh bien ! il boira de l’eau... encore comme moi, ça fait passer.

Il boit le verre d’eau.

MARGUERITE.

Vous ne pourriez pas dire à M. Dutilleul...

PAUL.

Que vous l’attendez ?... tout de suite. Voyez-vous, Dutilleul, c’est mon bon ami, c’est-à-dire, pas ce matin pourtant.

Air : Une fille est un oiseau.

Grâce à bon ami, voilà
Comme aujourd’hui l’on me traite !

MARGUERITE.

Vous êtes donc à la diète !...

PAUL.

À-peu-près...

MARGUERITE.

Et pourquoi ça ?

PAUL.

Pour avais cassé, ma chère,
Ses lunettes... un seul verre !...
On m’a mis, avec colère,
Au pain sec !... J’ai le cœur fier,
Je cass’rai l’autr’ par vengeance !...
Et puis après ça, je pense
Qu’il n’y verra pas plus clair !...

Mais je vais toujours lui dire que vous êtes ici, et en même temps ; je, tâcherai d’attraper

Montrant son pain.

de l’accompagnement... J’y vais.

Il monte la scène et redescend.

Il est bien gentil, votre oiseau.

L’agaçant.

Petit fifi...

Il sort par le fond.

MARGUERITE, seule posant sa cage sur la table.

Je crois bien... ça vous a-t-il un caquet affilé, ces petits bourgeois !

Regardant autour d’elle.

Un beau logement tout de même... et les magasins... la boutique... c’est superbe !...

 

 

Scène II

 

DUTILLEUL, MARGUERITE

 

DUTILLEUL[1].

On me demande, moi... qui diable ?... Eh ! je ne me trompe pas...

MARGUERITE.

C’est ce bon M. Charles !

DUTILLEUL.

C’est Marguerite ! ma foi, qui s’y serait attendu ! 

MARGUERITE.

Dam ! monsieur, je suis été dans votre ancienne boutique d’épiceries, rue de la Lune ; on m’a renvoyée ici, et j’ai accouru bien vite. Je savais bien que j’allais vous surprendre.

DUTILLEUL.

C’est vrai, c’est vrai... Toi à Paris !... et par quel hasard as-tu quitté Coulommiers, où je suis né natif en 70 ?

MARGUERITE.

Vous savez bien que j’ai perdu ma maîtresse, mademoiselle Sophie Duperrier.

Pleurant.

Ah ! monsieur, quelle maison j’avais là ! Malgré ses tracasseries, pauvre demoiselle, c’était bien la meilleure fille, et le plus mauvais caractère...

DUTILLEUL.

Oui, je sais... je l’aimais beaucoup ; en 1800, je lui faisais une cour assidue, et, je l’avouerai, elle m’a toujours manqué.

MARGUERITE.

Eh bien ! monsieur, mademoiselle Sophie vous regrettait aussi... Vrai... la preuve, c’est qu’elle parlait souvent de vous, et toujours pour faire votre éloge. « Marguerite, qu’elle me disait, quand tu seras sans place, souviens-toi de ce bon M. Charles ; va lui rendre les mêmes services qu’à moi, soigne le bien, et je suis sûre qu’il sera enchanté de t’avoir auprès de lui. » Aussi, monsieur, quand je me suis vue à la porte, j’ai pris mon oiseau... c’est tout ce que j’ai eu de la succession, et j’y ai dit : « Allons voir M. Charles, il a un ménage, c’est moi que j’en aurai soin, je travaillerai, et il nous nourrira tous les deux. »

DUTILLEUL.

Certainement.

MARGUERITE.

N’est-ce pas, monsieur, que vous ne me fermerez pas votre maison ? ni à fifi non plus !... il paie son écot, il chante... et je me rappelle, vous avez toujours aimé les bêtes... qui vous le rendent bien.

DUTILLEUL.

Merci, mon enfant, merci.

MARGUERITE.

Ainsi, monsieur, vous me prenez à votre service... Je vas aller chez vous.

DUTILLEUL.

Chez moi, c’est très bien... il n’y a qu’une petite difficulté, c’est que je n’ai plus de chez moi.

MARGUERITE.

Comment, monsieur, est-ce qu’on vous aurait mis comme nous ?...

Elle indique la porte.

DUTILLEUL.

Non, mais depuis que j’avais vendu mon fonds, j’étais ennuyé d’être seul avec une petite bonne qui voulait me mener, et qui avait trois ou quatre amoureux, quand je ne lui en permettais qu’un... Ma foi, j’ai loué mon appartement, et je me suis mis en pension chez Giraud, mon ancien ami.

MARGUERITE.

Comment, monsieur, vous vous êtes mis en pension !

DUTILLEUL.

Comme tu vois.

MARGUERITE.

Vous, dans un magasin de nouveautés !... dans le ménage d’un autre !

DUTILLEUL.

C’est-à-dire, Giraud s’occupe de son commerce, ça ne me regarde pas.

MARGUERITE.

Mais il est veuf, M. Giraud.

DUTILLEUL.

Il s’est remarié depuis dix mois à une petite femme charmante ; il vit avec elle dans une douce intelligence... ses en fans aussi sont charmants... C’est tout cela qui m’a décidé.

Air : Dans cette maison, à quinze ans.

D’un père de famille ici,
Oui, j’ai toutes les jouissances ;
Mais sans en avoir, comme lui,
Les embarras et les dépenses !
Bref, moyennant trois mille francs,
Dégagé de tout soin pénible,
Je me suis fait pour mes vieux ans,
Une famille... des enfants...
Au meilleur marché possible.

Je paie ma pension, voilà tout... et je la paie bonne ; car enfin, quand on a été vingt-cinq ans épicier droguiste, on peut bien se permettre quelques douceurs, et avec mes sept mille livres de rente...

MARGUERITE.

Dieu ! sept mille livres de rente ! comme ça ferait un joli ménage d’homme seul !

DUTILLEUL.

Et puis, qu’est-ce qu’il me faut à moi ? des petits soins, des égards... Pourvu que je sois tranquille, que je déjeune à dix heures, que je dîne à cinq, que je me couche à neuf, neuf et demie, qu’on ne dérange pas l’heure de mes promenades, qu’on ne me contrarie jamais, qu’on soit toujours de mon opinion, c’est-à-dire, de celle de mon journal... mon Dieu ! je n’en demande pas davantage.

MARGUERITE, pleurant.

Là, c’est-il avoir du malheur ! nous v’là sur le pavé.

DUTILLEUL.

Allons, allons, ne te désole pas... Je penserai à toi... que diable, je te placerai.

MARGUERITE.

Oh ! ça ne sera pas la même chose... Un vieux garçon ! ça m’allait si bien !... Mais tenez, monsieur, je sais ce que c’est qu’un pensionnaire ; mademoiselle Sophie a voulu en avoir un.

DUTILLEUL.

Hein ! Sophie a eu un pensionnaire ?

MARGUERITE.

Rien qu’un, monsieur... soixante-dix ans et la goutte... mais c’est égal.

Air : de Marianne.

Dans la vill’ ça f’sait du scandale !
Je n’suis pas méchant’, mais c’pendant,
Pour la cuisine et la morale,
Moi, ça m’vexait à tout moment !
Aussi que d’traits
Je lui faisais !
En y pensant j’en ai ben quelqu’s regrets ;
C’est toujours ça...
C’est c’qu’on vous f’ra...
Qui sait enfin où l’on vous mènera !
Car, au mien, sans craindre qu’on m’gronde,
Je n’laissai que l’choix, j’eus raison,
D’sen aller dans une autr’ maison,
Ou ben dans l’autre monde.

Et c’est ce qu’il fit, ça lui est remonté dans l’estomac.

DUTILLEUL, effrayé.

Ah ! mon Dieu... mais ici tout le monde est d’accord pour m’aimer, pour me soigner.

On entend du bruit au fond.

Ah ! les voilà, ces excellents amis... tu vas voir.

 

 

Scène III

 

MADAME GIRAUD, GIRAUD, DUTILLEUL, MARGUERITE

 

MADAME GIRAUD, tenant un papier à la main.

Je vous assure, mon ami...

GIRAUD.

Taisez-vous donc, madame Giraud.

Voyant Dutilleul.

Eh ! ce bon Dutilleul... pourquoi n’es-tu pas revenu nous trouver ? Tu n’avais pas d’appétit ce matin... c’est peut-être parce qu’on a avancé le déjeuner d’une heure... cela t’a dérangé... aussi, je viens de me fâcher... je veux qu’on respecte tes habitudes.

DUTILLEUL.

Il n’y a pas de mal du tout... pourvu que cela ne revienne pas trop souvent.

À part, à Marguerite.

Hein ! comme c’est agréable !

MADAME GIRAUD, avec aigreur.

Dam ! ça doit arriver plus d’une fois... dans le commerce, on vit comme on peut... on ne prend pas toujours les heures des autres.

GIRAUD.

Taisez-vous donc, madame Giraud... Que diable ! le pensionnaire paie... il a droit à des égards, le pensionnaire, et je veux qu’il en ait pour ses mille écus.

À Dutilleul.

Ce n’en pas que j’y tienne au moins, mais tu me les a payés d’avance, ça m’a fait plaisir.

DUTILLEUL.

Ah ! mon Dieu, ça m’était égal... Je vous présente une ancienne gouvernante de ma famille, Marguerite, qui, après avoir perdu sa maîtresse, venait à Paris pour entrer à mon service.

MADAME GIRAUD.

Cette grande fille-là ?... Nous avons ce qu’il nous faut... Toinette, une cuisinière excellente... et certainement nous ne la renverrons pas.

GIRAUD.

Mais, taisez-vous donc, madame Giraud.

DUTILLEUL.

Eh ! non, non... ce n’est pas là ce que je vous demande ; vous m’aiderez à la placer, voilà tout ; et en attendant, comme elle n’a pas déjeuné, et qu’elle a un bel appétit... n’est-ce pas ?...

MARGUERITE.

Je crois bien.

GIRAUD.

Il fallait donc prévenir... tu te gênes toujours... Une fois pour toutes, regarde-toi ici comme chez toi, entends-tu... dispose, ordonne... Allons, madame Giraud, il faut qu’elle déjeune, cette fille.

MADAME GIRAUD, s’asseyant.

Qu’elle aille trouver Toinette à la cuisine.

GIRAUD.

C’est juste... elle prendra ce qu’il y a.

MADAME GIRAUD, à part avec malice.

Il n’y a rien.

DUTILLEUL, à madame Giraud qui ne bouge pas.

À merveille !... ne vous dérangez pas... ça me regarde... je vais la recommander...

Air : du Château de mon oncle.

DUTILLEUL, à Marguerite.

Allons, prends mon bras,
Ma vieille Marguerite...
À notre âge, hélas !
On ralentit le pas !

À M. et madame Giraud.

Je ne dirai pas
Qu’elle eut un grand mérite...
Mais, je m’en souviens,

La regardant en lui souriant.

Elle était assez bien !
Son temps fut le mien ;
Et, près d’elle, il me semble
Rajeunir un peu...
Je me sens tout en feu...
Je nous vois, morbleu,
Quand nous dansions ensemble...
Comme j’étais fait !
Quel regard ! quel jarret !
À rire, à causer,
On passait la nuit blanche...
Pour se reposer
Jusqu’à l’autre dimanche...
Ah ! le joli temps !
Mais, j’avais vingt ans...
Elle avait vingt ans.

Ensemble, avec Marguerite, en se regardant tous les deux.

Nous avions vingt ans.

Reprise ensemble.

DUTILLEUL.

Allons, prends mon bras,
Ma vieille Marguerite ;
À notre âge ! hélas !
On ralentit le pas...

À M. et madame Giraud.

Pour aller là bas,
Un instant je vous quitte...

À Marguerite.

Tu vois, je reçois ;
C’est un petit chez moi !

GIRAUD, à Marguerite.

Donne-lui le bras,
Ma bonne Marguerite ;
À son âge, hélas !
On ralentit le pas !

À Dutilleul.

Mais, ne reste pas,
Et reviens-nous bien vite...
En un mot, chez moi,
Agis comme chez toi !

MADAME GIRAUD, se levant et à part.

Dieu ! quel embarras !
Avec sa Marguerite,
Ne faudrait-il pas
Les avoir sur les bras ?
C’est bien du tracas...
Mais, en vain, je m’irrite ;
Giraud veut, je crois,
Qu’il soit maître chez moi !

MARGUERITE, à Dutilleul.

Mieux qu’eux, sans tracas,
La vieille Marguerite
Vous pouvait hélas !
Rendre heureux, ici bas !
Vous ne voulez pas ;
À regret je vous quitte...
Pourtant, croyez-moi,
On n’est bien que chez soi !

Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène IV

 

MADAME GIRAUD, GIRAUD

 

GIRAUD.

Allez, ma bonne !... et surtout ne vous laissez manquer de rien !... Là, madame Giraud, vous ne montrez pas le moindre empressement.

MADAME GIRAUD.

À vous laisser seul, n’est-ce pas ?... Non, M. Giraud, vous savez que j’ai à vous parler.

GIRAUD.

Ah ! oui, de ce mémoire... je vous ai dit que je ne voulais pas le payer, je ne le paierai pas... je vous donne une somme par mois, c’est convenu... je n’y ajouterai rien.

MADAME GIRAUD.

Mais le pensionnaire !... c’est un surcroît de dépense.

GIRAUD.

Bah ! laissez donc... quand il y a pour cinq, il y a toujours pour six.

MADAME GIRAUD.

Mais les mille écus qu’il vous donne...

GIRAUD.

C’est pour mon commerce... c’est pour mes affaires !... Oh ! Dutilleul n’est pas difficile...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Qu’importe un plat de moins à table ?
Sur l’appétit il est si peu porté !...
Mais il aime qu’on soit aimable ;
Payez alors en amabilité.
Calcul bien clair ; ce qu’il cherche, je pense,
C’est le bonheur... Je veux qu’il soit content,
Et qu’il en ait pour son argent...
Mais sans augmenter la dépense.

Voilà tout ce que je vous demande !...

MADAME GIRAUD.

Et moi, je vous déclare que cela ne se peut pas... je n’y tiens plus à votre pensionnaire.

GIRAUD.

Moi, j’y tiens... un vieux garçon, un ancien voisin qui a vu élever mes enfants, qui a sept mille livres de rente et de l’argent dans son portefeuille... Madame Giraud, le commerce va trop mal pour le renvoyer.

MADAME GIRAUD, avec humeur.

Qu’est-ce que cela me fait ?...

GIRAUD.

Et puis, ce qui vous contrarie peut-être, c’est l’intérêt qu’il prend à mon repos, à mon honneur !... et s’il voyait rôder autour de vous un certain jeune homme... Ah ! si je le rencontrais !...

MADAME GIRAUD.

Ce jeune homme !... C’est une indignité... M. Giraud, vous êtes un jaloux.

GIRAUD.

Oui, madame, jaloux, et ce n’est pas sans raison.

MADAME GIRAUD.

Vous êtes un monstre.

GIRAUD.

Il y a longtemps que je le sais... ma première femme me le disait.

MADAME GIRAUD.

Et M. Dutilleul, votre ami intime, c’est un Argus que vous placez auprès de moi... je ne le souffrirai pas !...

GIRAUD.

Chut ! taisez-vous donc, je l’entends.

MADAME GIRAUD, criant plus fort.

Non monsieur, non... et je l’enverrai promener avec sa pension.

GIRAUD.

Par exemple !... si vous dites un mot, je diminue encore la dépense.

MADAME GIRAUD.

Ah ! mon Dieu, il ne manquerait plus que cela.

GIRAUD, bas et lui imposant silence.

Silence, ou je diminue,

MADAME GIRAUD, plus bas.

Vous ne diminuerez pas.

Ils se querellent à voix basse.

 

 

Scène V

 

MADAME GIRAUD, DUTILLEUL, GIRAUD

 

DUTILLEUL, à lui-même, rentrant par le fond.

Là... Toinette et Marguerite sont les meilleures amies du monde... Eh bien ! qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?

GIRAUD, embarrassé.

Nous ? rien, rien du tout, je t’assure... Nous parlions de toi, nous nous occupions de ton bonheur.

Poussant madame Giraud.

Soyez donc aimable, madame Giraud, ou je diminue.

MADAME GIRAUD, à Dutilleul, avec dépit.

Oui, c’était de vous, assurément... Nous pensons toujours à vous...

DUTILLEUL, les examinant, et passant entre eux.

Ô mes excellents amis ! c’est singulier l’effet que je produisais... madame Giraud a la figure toute renversée... et toi...

 

 

Scène VI

 

MADAME GIRAUD, DUTILLEUL, CAROLINE, GIRAUD, puis PAUL

 

CAROLINE, accourant, par le magasin.

Bon ami, bon ami, voici la loge.

Elle lui remet un papier.

DUTILLEUL.

Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ?

CAROLINE.

Ça... mais vous savez bien... vous avez dit que vous nous mèneriez tous ce soir à Franconi, pour voir l’éléphant, et j’ai envoyé cherché la loge. C’est gentil, n’est-ce pas ?

DUTILLEUL, lisant.

Six places, trente francs... Ah ! tu trouves ça gentil, toi ?

GIRAUD, se fâchant.

Comment, mademoiselle, vous vous êtes permis... est-ce que tu n’as pas demandé ?...

DUTILLEUL.

Si fait, si fait, ne crie pas... Elle m’a pris au mot un peu vite... mais c’est égal, j’aurai beaucoup de plaisir à Franconi, à voir l’éléphant.

MADAME GIRAUD.

Il est vrai que Caroline est d’une indiscrétion... Est-ce au moins une première loge, mademoiselle ?

Elle la prend des mains de Dutilleul.

CAROLINE.

Oui, madame.

DUTILLEUL.

Parbleu !

GIRAUD.

C’est charmant... vous irez au spectacle ce soir ; moi, j’ai des affaires qui me retiennent... mais tu te charges de toute ma famille, tu donneras le bras à ma femme... Je suis tranquille... ce cher Dutilleul !

À part.

Quel débarras !

DUTILLEUL, à part.

Et moi, qui me couche ordinairement à neuf heures.

PAUL, accourant.

Voilà le journal de bon ami.

Il va le lui donner ; Giraud le saisit vivement en passant devant les enfants, et au moment où Dutilleul va le recevoir.

GIRAUD.

Eh ! donne, pour voir la rente.

À Dutilleul.

C’est que depuis que tu es ici, j’ai renvoyé mon abonnement... ton journal suffit pour nous deux et pour mes commis.

DUTILLEUL, à part.

C’est donc pour ça que je le lis toujours si tard.

PAUL.

Papa, il y a du monde au magasin.

MADAME GIRAUD.

J’y vais, et en même temps, je dirai qu’on avance le dîner d’une heure, à cause du spectacle.

DUTILLEUL, à part.

Allons, encore !

MADAME GIRAUD, à demi-voix à Dutilleul, et avec mystère.

Monsieur Dutilleul, il faut absolument que j’aie une explication avec vous.

DUTILLEUL.

Avec moi ?

Madame Giraud lui fait signe de se taire et sort par le fond.

CAROLINE, de l’autre côté, et avec le même mystère.

Bon ami, il faut absolument que je vous parle.

DUTILLEUL.

Hein ?

Pendant cette fin de scène, Caroline va s’occuper à ranger des étoffes sur la chaise, à gauche du spectateur.

GIRAUD, à madame Giraud qui sort.

Eh ! vite, on appelle... pour moi, je cours toucher de l’argent... Ah ! dis-moi donc, Dutilleul, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?

DUTILLEUL.

Rien, mon ami... et je vais me promener comme tous les jours, pour voir arriver le bateau à vapeur.

PAUL, assis près de la table, et ouvrant le journal.

Bon ami, je vais avec toi.

GIRAUD.

Tu ne te rappelles donc pas que tu dois me rendre un petit service. Depuis que j’ai un commis de moins, je suis en retard pour mes factures... tu m’as promis de les vérifier.

Lui montrant un registre sur la table.

Tiens, les voilà ; tu iras voir le bateau à vapeur une autre fois.

DUTILLEUL.

Mais je t’assure que ma santé...

GIRAUD, reposant vivement le registre.

Comment ?... Est-ce que tu es malade ?... voici Caroline, Paul ; je vais t’envoyer ma femme... ta santé avant tout... Hein ! bon Dutilleul, es-tu heureux ! Pas de tracas, de contrariétés ; tes aises, du repos et une famille complète, pour mille écus... tu m’avoueras que ce n’est pas cher...

Air du Verre.

Ah ! rends grâce à notre amitié !

DUTILLEUL, impatienté.

S’il faut pourtant que j’en convienne,
De ton bonheur j’ai la moitié,
Mais ta famille...

GIRAUD, vivement.

Elle est la tienne.
Oui, père et mari sans contrat,
Tu réunis... quel avantage !...
La liberté du célibat
À la douceur du mariage !...

À part.

Pourvu que ma femme ne me fasse pas enrager.

À Dutilleul.

Va, tu as pris le bon parti... N’oublie pas mes factures.

Il rentre par le magasin.

 

 

Scène VII

 

CAROLINE, DUTILLEUL, PAUL

 

DUTILLEUL, à lui-même.

Ses factures ? diable ! ça me contrarie un peu... J’ai déjeuné trop tard, je vais dîner trop tôt, je ne me promènerai pas, je me coucherai après l’éléphant, qui ne se couche pas lui-même avant onze heures... pauvre bête !... Ca dérange mes habitudes... il n’en faut pas davantage pour que je sois malade.

PAUL, lisant.

Oh ! les belles lettres ! Journal de Paris... de la politique... Je n’y comprends rien.

DUTILLEUL, avec un peu d’humeur et prenant son journal.

Allons, laisse mon journal... veux-tu aussi lire avant moi ?

CAROLINE.

Bon ami !

DUTILLEUL.

Que me veux-tu ? te voilà toute tremblante... est-ce que je te fais peur ?

PAUL, se levant.

Est-elle bête, ma sœur !... elle a peur de bon ami.

DUTILLEUL.

Air : Muse des Bois.

Les rapprochant.

Moi, t’effrayer !... mes enfants, au contraire...
Venez à moi, quand par fois rigoureux,
De vos parents, vous craindrez la colère ;
Venez à moi... nous nous entendrons mieux,
Chez un vieillard, on voit plus d’indulgence...
Il sent hélas ! que l’instant n’est pas loin,
Où ces doux soins qu’il accorde à l’enfance,
Enfant lui-même, il en aura besoin !

Paul lui a repris le journal et est allé se rasseoir. À Caroline.

Voyons, Caroline, que me veux-tu ?

CAROLINE.

Hier, bon ami, papa disait que si nous savions bien vous prendre, vous ne nous oublieriez pas.

DUTILLEUL.

Ah ! ton père te disait...

CAROLINE.

Que maintenant que vous demeurez avec nous, vous seriez notre second père, et que vous nous marieriez.

DUTILLEUL.

Par exemple ! faire les mariages des autres, moi qui n’ai jamais pu faire le mien.

CAROLINE.

C’est que, voyez-vous, il se présente une bonne occasion.

DUTILLEUL.

Qu’est-ce que c’est ?

CAROLINE.

Un jeune homme bien aimable, pas très riche... mais si vous l’aidiez un peu de vos conseils et de votre fortune...

DUTILLEUL.

Plaît-il ?

CAROLINE.

Il compte sur vous pour le présenter ; il est si timide.

Avec volubilité.

Vous le présenterez à papa, il vous remerciera, il me demandera, il m’épousera, et voilà.

DUTILLEUL, l’imitant.

Et voilà !... non pas, mademoiselle, non pas... Je ne me mêle jamais des affaires des autres ; jamais, entendez-vous... J’ai été vingt-cinq ans dans une boutique d’épicerie, succursale des loges de portier, et je sais ce que c’est que la discrétion.

CAROLINE.

Ah ! mon Dieu, il va venir... et vous me refuserez cela, à moi, bon ami... c’est mal à vous... Notre belle-mère ne nous aime pas, et je comptais sur vous, qui êtes si bon.

DUTILLEUL.

Je suis bon... je suis bon... certainement, mais...

Tirant son mouchoir.

Allons... allons... tu vas m’attendrir à présent... Pauvres enfants !... calme-toi.

PAUL.

Oh ! ma sœur qui pleure...

DUTILLEUL, allant à lui.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là toi ?

PAUL.

Moi, bon ami, je fais des cocottes.

DUTILLEUL.

Dieu me pardonne, avec mon Journal de Paris... Donnez-moi ça, monsieur.

Paul se sauve de l’autre côté de la table avec les fragments du journal.

C’est qu’il a tout déchiré.

Lisant un morceau.

Turquie... Là ! il a mis la Turquie en pièces... Petit cosaque !

CAROLINE.

Ainsi, bon ami, vous dites...

DUTILLEUL, à Caroline.

Je dis... je dis...

À Paul.

L’autre morceau ?

PAUL.

Tiens, je ne veux pas, c’est ma grande cocotte.

DUTILLEUL.

Veux-tu me rendre la Turquie, tout de suite.

PAUL.

Tu ne l’auras pas.

DUTILLEUL.

Je l’aurai.

Il court, de mauvaise humeur, autour de la table.

PAUL, riant.

Oh ! bon ami qui se fâche !

CAROLINE, à part.

Et moi qui lui ai dit de venir.

Haut.

Mais, bon ami, si le jeune homme se présentait...

DUTILLEUL, avec colère.

Allez-vous-en au diable, et lui aussi.

 

 

Scène VIII

 

MADAME GIRAUD, DUTILLEUL, CAROLINE, PAUL

 

MADAME GIRAUD, entrant par le fond.

Eh bien ! mademoiselle, que faites-vous ici ? pourquoi n’êtes-vous pas au comptoir ?

CAROLINE.

Mais, madame...

MADAME GIRAUD.

Taisez-vous... toujours sur les talons de M. Dutilleul, à le tourmenter, à l’ennuyer ; mais, patience, on vous en débarrassera, et d’abord, M. Paul, en pension.

PAUL.

En pension, moi !... bon ami, je ne veux pas.

MADAME GIRAUD.

Et un mariage pour mademoiselle, en province, un pharmacien de Saint-Germain.

CAROLINE.

En province !...un pharmacien !... Ah ! bon ami, je vous en prie.

DUTILLEUL, allant des uns aux autres.

Allons, madame, allons, ne vous fâchez pas.

Air de la Fête du Village.

MADAME GIRAUD, à Dutilleul.

C’est vous aussi qui flattez leur caprice !
Vous les gâtez !

DUTILLEUL, avec bonté.

Non ! mais grâce pour eux !

MADAME GIRAUD.

C’est inutile !

CAROLINE.

Est-on plus malheureux ?
N’espérez pas que j’obéisse !

MADAME GIRAUD.

Il le faudra bien !

CAROLINE et PAUL.

Nous n’en ferons rien !

DUTILLEUL, les grondant.

Taisez-vous !... Eh bien ?...

À madame Giraud.

C’est par trop d’injustice !

MADAME GIRAUD, aux enfants.

Sortez tous les deux !

CAROLINE, à madame Giraud.

Je cède à vos vœux !

À Dutilleul.

Mais je vous en veux !

DUTILLEUL, étonné.

Eh quoi ! tu m’en veux ?

CAROLINE et PAUL.

Nous t’en voulons tous deux !

Ensemble.

DUTILLEUL.

Quand je plaide pour eux.

CAROLINE et PAUL.

Pour vous en ces lieux
On nous rend malheureux !

MADAME GIRAUD.

Bientôt de ces lieux
Vous sortirez tous deux.

DUTILLEUL.

Je plaide pour eux !
Qu’ont-ils donc tous les deux ?

 

 

Scène IX

 

MADAME GIRAUD, DUTILLEUL

 

DUTILLEUL, les suivant.

Mais je vous assure que je n’y suis pour rien.

MADAME GIRAUD.

Allez-vous leur demander grâce ?... Voilà l’effet de votre bonté.

DUTILLEUL, à lui-même, sur le devant de la scène.

C’est ça, les reproches de tout le monde... les enfants, la belle-mère.

MADAME GIRAUD, après avoir regardé avec soin autour d’elle, s’approchant de lui avec mystère et lui prenant la main.

M. Dutilleul, je crois que vous êtes un honnête homme.

DUTILLEUL.

Dam ! je le crois aussi... du moins, jusqu’à présent...

MADAME GIRAUD, de même.

Giraud vous estime ; il vous aime ; il a besoin de vous, et vous êtes incapable de lui donner des conseils pernicieux.

DUTILLEUL.

Moi, mais assurément.

À part.

Où veut-elle en venir ?

MADAME GIRAUD.

Vous ne trahirez pas la confiance d’une femme honnête, qui a recours à vous comme à un ami, un protecteur.

DUTILLEUL, ôtant sa casquette.

Madame...

À part.

Le diable m’emporte si je comprends...

MADAME GIRAUD, avec explosion.

Ah ! monsieur Dutilleul, je suis bien malheureuse !

DUTILLEUL, tout alarmé.

Ô ciel ! qu’est-ce donc ?

MADAME GIRAUD, avec volubilité.

Vous connaissez votre ami Giraud, M. Dutilleul ?... vous savez ce qu’il peut être ?... mauvais ton, manières communes, peu d’esprit et laid... Ah ! Dieu ! je ne veux pas dire de mal de mon mari, certainement... ma famille me l’a donné, et je le respecte... C’est ma faute, si j’ai pris un mari de près de cinquante ans, avec deux grands benêts d’enfants qui m’appellent leur mère toute la journée et devant tout le monde...

Air : De la Robe et les Bottes.

C’est ce qui me met en colère !
Il est si doux, grâce à des nœuds chéris,
De s’entendre appeler : ma mère !
Par ses enfants, par ceux qu’on a nourris !

DUTILLEUL.

C’est vrai ! Veut-on que l’amour nous enchaîne
À des enfants qu’on n’a pas vu grandir...
Et qui ne causent que de la peine

À part.

Sans rappeler un instant de plaisir.

MADAME GIRAUD.

Eh bien ! monsieur, il ne me tient compte de rien... il est avare, querelleur, boudeur, impérieux.

DUTILLEUL.

Giraud !... par exemple, j’en apprends de belles !

MADAME GIRAUD.

Et puis, il me refuse le nécessaire !... et quoique vous soyez ici, il n’ajoute rien à la dépense ; il dit que lorsqu’il y a pour cinq, il y a toujours pour six...

DUTILLEUL.

Ah ! quand il y a pour cinq !... et mes mille écus !

MADAME GIRAUD.

Aussi je compte sur vous ; si vous prenez parti contre quelqu’un... ce doit être contre mon mari, par préférence.

DUTILLEUL, s’échauffant.

Soyez tranquille, je lui parlerai... je vous défendrai avec une chaleur !...

MADAME GIRAUD.

Oh non ! pas trop... pas trop... il est si jaloux... comme un tigre, monsieur...

DUTILLEUL.

Eh bien !... qu’est-ce que ça me fait ? Jaloux... il ne le sera pas de moi... peut-être...

MADAME GIRAUD.

Eh ! je ne sais pas... il est capable de tout... et tenez ; puisque nous en sommes sur ce chapitre-là, il m’a fait une scène, ce matin, pour un jeune homme que j’ai rencontré dans la société avant mon mariage, M. Célestin Dutroquet... Vous le connaissez ?

DUTILLEUL.

M. Célestin Dutroquet... non... je n’ai pas l’honneur...

MADAME GIRAUD.

Je n’ai fait que l’entrevoir... je croyais qu’il ne m’avait pas remarquée... mais je me trompais. Depuis quelque temps, je le retrouve partout... Mon mari ne l’a jamais vu ; mais on lui a fait des rapports, je le sais...

Semblant l’interroger.

Ce n’est pas vous, M. Dutilleul ?

DUTILLEUL, vivement.

Moi ! madame !... apprenez que ce n’est pas mon genre... je n’ai jamais fait de rapports... et ce n’est pas faute d’avoir vu bien des choses, certainement...

MADAME GIRAUD.

Je vous dis cela, parce que je sais qu’il veut me faire surveiller par vous.

DUTILLEUL.

Hein !... plaît-il ? faire de moi un ?... ce n’est pas dans mes principes, madame.

MADAME GIRAUD.

J’en étais sûre !... mais comme M. Célestin nous a encore suivies hier, je veux vous prier... Chut !... c’est lui !...

DUTILLEUL, se retournant à gauche.

M. Dutroquet ?...

MADAME GIRAUD.

Non, mon tyran !...

DUTILLEUL.

Ah !...

À lui-même.

Croyez donc aux bons caractères... aux ménages paisibles ?... de loin.

 

 

Scène X

 

MADAME GIRAUD, DUTILLEUL, GIRAUD

 

GIRAUD, entrant par le magasin et à la cantonade.

C’est bien... c’est bien... on la paiera cette lettre de change.

Apercevant Dutilleul.

Ah ! Dutilleul, c’est toi que je cherche, mon ami.

À la cantonade.

On y va, vous dis-je...

À Dutilleul.

Mon excellent ami !...

DUTILLEUL.

Qu’est-ce donc ?... cet air agité !...

GIRAUD.

Voilà ce que c’est... il m’arrive une chose désagréable... Je comptais sur une rentrée qui ne s’est pas faite.

MADAME GIRAUD.

Comment ! M. Giraud, vous n’avez pas touché ?...

GIRAUD.

Mon Dieu, non, ma chère amie.

DUTILLEUL, bas à madame Giraud.

Sa chère amie !... le sournois !...

GIRAUD.

Et comme le montant de cette lettre de change devait en acquitter une autre que j’ai en circulation, je me trouve un peu dans l’embarras... et j’ai pensé que ce cher Dutilleul qui est en argent comptant...

DUTILLEUL, étonné.

Moi !

GIRAUD.

Oui... ces deux mille francs que tu as touchés hier...

DUTILLEUL.

Mais je les place... j’ai promis... c’est une affaire convenue.

GIRAUD.

Est-ce que tu n’as plus confiance en moi ?

DUTILLEUL.

Je ne dis pas cela... mais que diable, quand on a pris des engagements...

GIRAUD.

Veux-tu laisser protester mes effets ?... saisir mes marchandises ?... vendre mes meubles ?... les tiens ?...

DUTILLEUL.

Les miens !

MADAME GIRAUD.

Ah ! mon Dieu !

GIRAUD, riant.

C’est une plaisanterie... j’attends des fonds ; et tu ne voudrais pas laisser dans l’embarras des amis...

MADAME GIRAUD.

Avec lesquels vous vivez.

DUTILLEUL.

Ah ! laissez-moi donc !...

GIRAUD.

Tu n’es pas un ami.

Ils le cajolent tous les deux.

DUTILLEUL.

Parce que je n’ouvre pas ma bourse... enfin, pour une fois... avec ça que je n’ai jamais su refuser... Tu dis que c’est deux mille francs ?

GIRAUD.

Deux mille cinq cents... j’ai dit deux mille cinq cents.

MADAME GIRAUD.

Qu’on vous rendra demain... après-demain...

DUTILLEUL.

C’est bon... c’est bon !... je vais voir si je les ai d’abord...

À part.

Et moi, qui ne voulais plus rien mettre dans le commerce.

GIRAUD.

Cependant, si tu ne peux pas...

Air de Michel et Christine.

Point de gêne,
Point de peine ;
Avec nous rien qui te gêne !
Si ce prêt
Te déplaît,
À l’instant
Dis-le-moi franchement.

DUTILLEUL, vivement.

Non, non !

À part.

Ah ! vraiment je l’admire !
Quand je ne peux plus reculer...

MADAME GIRAUD, bas à Dutilleul.

Venez... De vous je vais vous dire
Ce que j’attends...

DUTILLEUL, à part.

Elle me fait trembler !

MADAME GIRAUD, de même.

Mais n’allez pas me compromettre...

Haut.

Appuyez-vous doucement sur mon bras.

DUTILLEUL, à part.

Quel embarras !

Haut.

J’accepte votre bras !

À Giraud, en le raillant.

Si monsieur veut bien le permettre.

Jaloux !

GIRAUD.

Moi ! qu’est-ce qu’il a donc avec son air goguenard ?... est ce que ma femme ?... quelle bêtise !

Reprise en chœur.

GIRAUD.

Point de gêne, etc.

MADAME GIRAUD, bas à Dutilleul.

Je vous gêne, (bis.)
Oui, je le vois avec peine...
Aussi c’est
Mon secret
Qui vraiment
Ferait trop mon tourment.

DUTILLEUL, à part.

Que de gêne
Ça m’entraîne !
Pour moi quelle double gêne !
C’est un prêt !
Un secret !
Mais vraiment
Puis-je faire autrement ?

Il s’appuie sur le bras de madame Giraud, et sort avec elle par le fond à gauche du spectateur.

GIRAUD, sortant par la droite.

C’est deux mille cinq cents... entends-tu ?...

 

 

Scène XI

 

CÉLESTIN, entr’ouvrant la porte du fond et ne passant que la tête

 

Personne... Il paraît que tout le monde est sorti... J’entre...

Il entre en scène.

J’aime ça... ne trouver personne quand je cherche quelqu’un... rester seul un moment... ça donne le temps de se remettre... et de préparer ce qu’on va dire... Allons, Célestin, il ne suffit pas de plaire à la jeune personne, il faut encore séduire la famille... depuis le père jusqu’au vieil ami ! je suis en fonds pour ça...

Se regardant dans la glace et retouchant sa cravate et ses cheveux.

Pas mal... la te nue est bonne... c’est tout simple, dans mon état !

Air : La belle chose qu’un assaut ! (Sergent Mathieu.)

Toujours courant, gai voltigeur,
Mercure élégant du commerce,
Pour lui bravant et l’orage et l’averse,
Voilà, voilà le commis voyageur.

Oui, quelque part que le sort le conduise,
Avec bonheur il place tour-à-tour
Près des maris sa marchandise,
Et près des femmes son amour.
Hélas ! si sa constance
Dure un jour au plus tard,
C’est à la diligence
Qu’il faut s’en prendre, car
Toujours courant, gai voltigeur,
etc.

Puis aux pays accommodant sa vie,
Changer sans cesse et d’accents et de tons ;
Être Normand en Normandie,
Crâne à Bordeaux, ferme chez les Bretons.
Bref, par goût, par méthode,
Ami du changement,
Être de chaque mode
L’échantillon vivant.
Toujours courant, gai voltigeur,
etc.

 

 

Scène XII

 

DUTILLEUL, CÉLESTIN

 

DUTILLEUL, entrant sans le voir.

Par exemple ! madame Giraud qui veut m’envoyer près de ce jeune homme... moi, qui me suis mis en pension pour vivre tranquille, et ne m’occuper que de moi.

CÉLESTIN, à lui-même.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... la bonne tête, pour un magasin de nouveautés !... c’est le père.

DUTILLEUL, de même.

Et puis, prêter mon argent... moi, qui me suis mis en pension pour amasser.

Célestin tousse.

Ah ! ah !... un jeune homme !

CÉLESTIN, saluant.

Monsieur...

Dutilleul salue.

vous n’avez pas l’honneur de me reconnaître... c’est possible... quand on ne s’est pas encore vu.

DUTILLEUL.

En effet, je ne me rappelle pas...

CÉLESTIN.

Pour moi, monsieur, je vous connais beaucoup... de réputation ! Négociant distingué... père d’une fille charmante...

DUTILLEUL.

Permettez... je ne suis plus négociant... et je n’ai jamais été père.

CÉLESTIN.

Laissez donc.

DUTILLEUL.

Jamais... ma parole d’honneur !

CÉLESTIN.

Oh ! alors, j’y suis.

À part.

C’est le pensionnaire... le bon ami... imbécile !

Haut.

Je sais, monsieur, vous êtes...

DUTILLEUL, ôtant sa casquette.

Charles Dutilleul, célibataire, épicier retiré, et rentier sur l’état... voilà tout.

CÉLESTIN.

Eh ! oui, je sais, vous dis-je !... Je suis bien aise de vous trouver d’abord... Oh ! je suis instruit... Quand on arrive dans la maison, c’est à vous qu’il faut s’adresser de préférence... et vous deviez m’attendre... vous étiez prévenu.

À part.

Elle lui a tout dit.

DUTILLEUL.

Moi !... je ne crois pas...

À part.

Qu’est-ce que c’est que cet original-là !

CÉLESTIN.

On a dû vous dire mes intentions, mes espérances, et mon état.

DUTILLEUL.

Monsieur est militaire ?

CÉLESTIN.

Pas plus que vous... Je suis commis-voyageur... je fais le coton... et, j’ose le dire, avec quelque intelligence.

DUTILLEUL.

C’est singulier... j’aurais cru...

CÉLESTIN.

Ah ! oui... à cause de mes moustaches, n’est-ce pas ? Elles font bien... c’est la mode... le bourgeois les porte, le commis peut bien les porter... on en trouve partout à présent... sur les boulevards, à la Bourse, dans les bureaux : c’est anglais !... comme nos favoris !... et puis, ça donne de l’agrément dans le monde... près des dames surtout... c’est bien naturel.

Air : Ah ! si mon mari le savait !

Ça leur plaît, parole d’honneur ;
Plus d’une femme s’amourache,
Rien qu’en voyant une moustache,
C’est le signe de la valeur...
Et la beauté fait cas de la valeur !
Ça donne encor de cette humeur guerrière,
Qui, chez nous, fit tant de héros !
Enfin ça rappelle la guerre...

DUTILLEUL, à part.

Oui, la guerre des calicots. Mais voyons, monsieur, avec vos moustaches et vos gros favoris... qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

CÉLESTIN.

Le voici, monsieur... En attendant la mort d’une tante à succession, j’entre chez vous, c’est-à-dire chez M. Giraud, votre ami... je me fais remarquer dans ses magasins, dans ses bureaux... je deviens le premier de ses commis... il m’associe à son commerce...

DUTILLEUL.

Allons donc !... comme vous menez les choses... Est-ce que vous croyez qu’on vous recevra sur votre bonne mine, et vos... si vous n’avez pas d’autre recommandation ?...

CÉLESTIN, vivement.

Si fait... j’en ai d’autres... Parbleu ! c’est vous qui me recommanderez.

DUTILLEUL.

Moi !

CÉLESTIN.

Eh ! bien, est-ce que vous ne savez pas toute l’intrigue ? Une intrigue !...

DUTILLEUL.

Monsieur, apprenez que je suis un homme d’honneur, que je ne permettrai pas qu’on forme des intrigues et qu’on me mette dedans... entendez-vous ! Qu’est ce que ça veut dire, ça ?

CÉLESTIN.

Là ! là !... à qui en a-t-il ? Comme il se fâche, le papa Dutilleul !

Bas à l’oreille.

Mais puisque c’est convenu avec elle.

DUTILLEUL, étonné.

Hein ! qu’est-ce que vous me parlez de... elle ?

CÉLESTIN.

Certainement... elle... vous ne comprenez pas ?

DUTILLEUL.

Si fait... je comprends bien... c’est-à-dire... qu’est-ce que c’est que... elle ?

CÉLESTIN.

Eh ! bien, elle... qui m’attend... que j’aime...

DUTILLEUL.

De l’amour !...

À part.

Ah ! mon Dieu !... serait-ce le jeune homme dont Caroline ?...

On entend du bruit.

CÉLESTIN.

Chut !

 

 

Scène XIII

 

DUTILLEUL, CÉLESTIN, GIRAUD

 

GIRAUD, entrant par la droite du spectateur.

Eh bien ! mon cher Dutilleul... ces mille écus... on vient toucher.

DUTILLEUL.

C’est donc mille écus !... à présent !

À lui-même.

Il faut me dépêcher de les lui donner... il n’y a pas de raison pour que...

GIRAUD, apercevant Célestin qui les salue.

Monsieur...

À part.

Quel est ce militaire ?

CÉLESTIN, bas à Dutilleul.

Dites donc... c’est le père ?...

DUTILLEUL, cherchant dans son portefeuille.

Est-ce que je sais ?... c’est Giraud ; parlez-lui, si vous voulez.

GIRAUD, à Dutilleul.

Tu étais en’ affaire, peut-être ?

DUTILLEUL.

Eh ! non...

Entre ses dents.

Un olibrius qui m’ennuie...

CÉLESTIN, à Giraud.

Monsieur, c’est moi... c’est pour vous que je venais.

Bas à Dutilleul.

Eh ! quoi, vous ne me présentez pas ?

DUTILLEUL.

Du tout, du tout.

À part.

Me mêler de ses amours... il ne manquerait plus que ça.

GIRAUD, à Célestin.

Monsieur me fait l’honneur d’avoir à me parler ?...

CÉLESTIN.

Oui, monsieur.

Donnant un coup de coude à Dutilleul.

C’est bien mal à vous...

À Giraud.

Je viens ici pour cette place de commis vacante chez vous...

GIRAUD.

Ah ! j’entends...

Avec étonnement.

Un commis à mous taches...

CÉLESTIN, vivement.

On les coupera, monsieur... Voici M. Dutilleul, mon protecteur, qui vous dira...

À part, le poussant.

Dites donc quelque chose !...

DUTILLEUL, avec impatience.

Je ne dirai rien.

GIRAUD, vivement.

Comment, mon ami, tu avais quelqu’un à me présenter, et tu ne m’en parles pas.

Tendant la main.

C’est mille écus, tu sais...

CÉLESTIN, montrant Dutilleul.

Monsieur vous dira que je suis exact, rangé, que je compte très bien, et que j’ai une main superbe pour les écritures.

GIRAUD.

C’est bon, c’est bon... du moment que Dutilleul répond de vous...

Tendant la main pour recevoir.

Merci, mon ami.

DUTILLEUL, sans lâcher les billets et passant vivement entr’eux.

Je réponds de lui à présent... mais non pas... que diable... Je ne suis pas le maître de la maison ; c’est toi que ça regarde... il faut que tu connaisses ce jeune homme... mon protégé... que je ne connais pas... je ne sais seulement pas son nom !

CÉLESTIN, à Giraud.

Demandez dans les cotons... j’y suis connu.

Montrant Du tilleul.

Monsieur vous dira...

Se reprenant.

C’est-à-dire, on vous dira généralement que Célestin Dutroquet... commis voyageur... d’une famille honnête...

DUTILLEUL, serrant les billets.

Ô ciel ! monsieur, permettez... vous avez dit Dutroquet ?...

CÉLESTIN.

Certainement...

DUTILLEUL.

Célestin ?...

CÉLESTIN.

Sans doute.

DUTILLEUL, vivement à Giraud.

Mon ami, mon ami...

À part.

Quelle audace !... et il prétend que c’est convenu... ah ! madame Giraud...

Haut.

Tu ne peux pas recevoir monsieur... tu ne le recevras pas !

CÉLESTIN.

Hein ! plaît-il ?... qu’est-ce que vous dites ?

À part.

Ah ! ça, est-il girouette !

GIRAUD.

À qui en as-tu donc ?... si j’ai besoin d’un commis, et que monsieur me convienne ?...

DUTILLEUL.

Eh ! non, te dis-je... c’est impossible... et monsieur va s’en aller... il sait trop ce qu’il me doit, ce qu’il te doit, ce qu’il se doit à lui-même...

CÉLESTIN, vivement.

Monsieur, je ne dois rien à personne.

Air : De la ville et le village.

GIRAUD, à Dutilleul.

Mais enfin m’expliqueras-tu ?...

DUTILLEUL.

Non !

CÉLESTIN, à Dutilleul.

Du moins, vous allez m’apprendre...

DUTILLEUL, à Célestin.

Rien du tout !

À Giraud.

Tu m’as entendu !

À Célestin.

Et vous, vous devez me comprendre !

À part.

Je m’intéresse à lui vraiment :
Pauvre homme ! il ignore sa honte...
Et je me sens le front brûlant
Comme si c’était pour mon compte.

Pendant ce temps, Giraud et Célestin se sont rapprochés derrière Dutilleul, et cherchent à s’entendre, lorsque celui-ci, les voyant s’accorder, se jette entre eux.

DUTILLEUL, à Giraud.

Non ! malheureux Giraud ! tu ne recevras pas M. Célestin Dutroquet, ou je te quitte pour toujours.

GIRAUD.

Me quitter !... toi !

CÉLESTIN.

M. Dutilleul, c’est une indignité.

DUTILLEUL.

M. Dutroquet, c’est une horreur.

CÉLESTIN.

Morbleu ! c’en est trop... et si monsieur veut m’entendre...

DUTILLEUL.

Non, monsieur... non... il ne vous entendra pas...

À Giraud, lui remettant les billets.

Tiens, tiens, tes mille écus... et va-t’en.

GIRAUD.

Eh oui, on les attend...

À Célestin.

Monsieur, puisque votre protecteur ne vous protège pas... il est le maître, ce cher ami... votre serviteur de tout mon cœur.

Il rentre à droite.

CÉLESTIN.

Non, monsieur, je m’attache à vos pas, et je vous prouverai...

Célestin suit Giraud, Dutilleul court après lui, et le retient par le collet de son habit.

 

 

Scène XIV

 

DUTILLEUL, CÉLESTIN

 

DUTILLEUL.

Vous n’irez pas !... non, non, vous n’irez pas.

CÉLESTIN.

Voulez-vous lâcher mon habit ! M. Dutilleul, ça ne peut pas se passer ainsi.

DUTILLEUL.

Comme il vous plaira... il ne faut pas croire que vous me ferez peur avec vos moustaches...

À part.

Il n’est pas militaire !

CÉLESTIN.

Il me menace, je crois !...

DUTILLEUL.

Air : Époux imprudent.

À cause de mon air tranquille,
Vous avez cru, mon ami, m’effrayer !
Mais, lorsqu’on m’échauffe la bile,
Je ne suis pas facile à manier...

À part.

C’est un moyen sûr de le renvoyer !...

Haut.

Oui, vos propos seraient moins héroïques
Si vous saviez, monsieur, que dans mon temps,
Avec honneur, pendant vingt ans,
J’ai servi...

À part.

toutes mes pratiques !...

CÉLESTIN.

Ah ! ça, monsieur, qu’est-ce que cela vous fait, que j’entre, que je sorte ?...

DUTILLEUL.

Cela me fait beaucoup... je suis chez mon ami Giraud... malheureusement... et je ne souffrirai pas que sous mes yeux il se passe des choses...

CÉLESTIN.

Allons donc... vous êtes un méchant homme, voilà tout.

DUTILLEUL.

Je suis un épicier retiré qui se connaît en honneur, et qui trouve indigne que vous abusiez de sa confiance et de sa crédulité pour porter le désordre dans un ménage honnête et paisible.

CÉLESTIN.

Mais c’est de la folie... J’étais si heureux... ce bon M. Giraud... il me recevait...

DUTILLEUL.

Et madame Giraud, croyez-vous qu’elle eût consenti ?...

CÉLESTIN.

À tout, monsieur, oui, à tout...

DUTILLEUL.

Taisez-vous, homme immoral !... madame Giraud est une femme qui se respecte.

CÉLESTIN.

Qu’est-ce que ça me fait à moi ? ma conduite est toute naturelle... et vous-même... quand vous étiez jeune et sensible...

DUTILLEUL.

Moi, monsieur, certainement, j’ai été jeune et sensible autant qu’un autre, plus qu’un autre, peut-être... mais j’ai toujours eu le plus profond respect pour les maris négociants et les pères de famille... Savez-vous, jeune homme, que c’est qu’un père de famille, un négociant... un mari ?

CÉLESTIN, avec colère.

Savez-vous ce que vous dites ?

DUTILLEUL.

Hein ?...

CÉLESTIN.

Allez-vous-en au diable.

DUTILLEUL.

Vous êtes un impertinent.

CÉLESTIN, s’approchant de lui avec colère.

Et vous...

Passant devant lui.

Mais non, tenez, vous êtes un vieillard.

DUTILLEUL.

Un vieillard qui vous apprendra...

À part.

Il n’est pas militaire ! Ciel ! madame Giraud !

 

 

Scène XV

 

CÉLESTIN, DUTILLEUL, MADAME GIRAUD

 

MADAME GIRAUD, entrant vivement par la droite du spectateur.

Quel bruit ! on se querelle...

Apercevant Célestin.

Ah ! c’est lui !...

CÉLESTIN, apercevant madame Giraud.

Madame Giraud !... c’est la belle-mère, je la reconnais... nous allons voir.

DUTILLEUL, se plaçant entre eux avec dignité, et les éloignant toujours l’un de l’autre.

N’approchez pas, monsieur, n’approchez pas... Ne craignez rien, madame Giraud, je suis là.

CÉLETIN.

Madame, je vous parlerai, en dépit de ce vieil entêté.

DUTILLEUL.

Vous dites ?...

À madame Giraud.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

MADAME GIRAUD, tremblante.

Monsieur, je vous en supplie...

CÉLESTIN.

Je suis entré chez vous, madame, je n’en sortirai pas que vous ne m’ayez entendu... et s’il faut me débarrasser de ce bonhomme, parlez... je le jette par la porte, par la fenêtre, comme vous voudrez.

DUTILLEUL, saisissant vivement son parapluie.

Malheureux ! si tu me touches, je te passe mon parapluie au travers du corps.

Il se met en garde.

MADAME GIRAUD.

Du scandale... de la violence ! M. Dutilleul, ne vous exposez pas.

DUTILLEUL.

N’ayez donc pas peur ; il n’est pas militaire.

CÉLESTIN.

Ah ! ça, ils ont tous perdu la tête dans cette maison... Madame...

MADAME GIRAUD.

Laissez-moi, laissez-moi... si Giraud l’entendait... Ah ! surtout qu’il n’en sache rien... Monsieur, vous voulez donc faire mon malheur... Sortez, ou je vais me trouver mal.

DUTILLEUL.

Vous l’entendez, monsieur, éloignez-vous.

CÉLESTIN.

Oui, monsieur, mais j’aurai une explication avec vous ou avec M. Giraud... Je demeure à deux pas ; voici mon adresse... dans un quart-d’heure...

DUTILLEUL...

J’y serai... heure militaire...

MADAME GIRAUD, tombant dans les bras de Dutilleul.

Grand Dieu !

DUTILLEUL, dans une pose académique.

Elle s’évanouit... M. Célestin Dutroquet, au nom de l’honneur, sortez.

CÉLESTIN.

Dieu ! suis-je vexé !... Madame, j’ai bien l’honneur...

À Dutilleul, avec force.

Je vous attends.

Il va pour sortir.

DUTILLEUL, soutenant madame Giraud.

C’est bon, c’est bon.

CÉLESTIN, revenant.

Heure militaire.

DUTILLEUL.

C’est entendu... militaire.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

DUTILLEUL, MADAME GIRAUD

 

DUTILLEUL, tenant madame Giraud.

Oui, certainement, j’irai... Comme c’est agréable d’avoir la femme d’un autre sur les bras.

MADAME GIRAUD, évanouie dans les bras de Dutilleul.

Mon mari !... mon mari !...

DUTILLEUL, la déposant sur un fauteuil.

Calmez-vous, Giraud ne saura rien, j’irai seul.

Il lui frappe dans les mains.

Revenez... revenez donc...

À la cantonade.

Marguerite, Toinette... tout le monde !

MADAME GIRAUD.

J’étouffe... j’en mourrai.

DUTILLEUL.

Eh ! non, vous n’en mourrez pas ; il n’y aura pas de bruit, pas de scandale... parbleu ! je ne veux pas que votre maison devienne un enfer,

À lui-même.

à présent que j’y demeure.

Il remonte la scène.

Personne ne vient.

On entend du bruit.

Allons, voilà qu’on se dispute à présent... Marguerite !

MADAME GIRAUD, se levant vivement et suivant de l’oreille le bruit qu’on fait au fond.

Ciel ! quelqu’un... Ah ! courons trouver M. Giraud, et qu’il ne se doute de rien.

Elle sort par la droite du spectateur, sans que Dutilleul s’en aperçoive.

 

 

Scène XVII

 

MARGUERITE, DUTILLEUL

 

MARGUERITE.

Me voilà, monsieur, me voilà !

Criant à la cantonade.

Ce n’est pas vrai, que je vous dis.

À Dutilleul.

Me voilà.

DUTILLEUL, la traînant vivement vers le fauteuil.

Eh ! arrive donc... c’est madame Giraud qui se trouve...

Il la cherche.

Eh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’elle est donc devenue ?... À la bonne heure, au moins, ça ne lui dure pas longtemps.

MARGUERITE, toujours à la cantonade dans le fond.

Il vaut mieux que le vôtre, entendez-vous.

DUTILLEUL.

Ah ! ça à qui en as-tu donc, toi ?

MARGUERITE.

À cette grande fainéante, mademoiselle Toinette, qui se permet de parler de vous d’une manière...

DUTILLEUL.

Allons, jusqu’à la cuisine !... c’est donc une caverne que cette maison-là.

MARGUERITE.

Je lui disais que je viendrais souvent ici pour vous voir, voilà tout, pas un mot de plus, monsieur : « C’est bien assez de votre vieux, qu’elle m’a dit. »

DUTILLEUL.

L’insolente !

MARGUERITE.

Mon vieux vaut mieux que le vôtre, que je lui ai répondu. « C’est pas mon bourgeois, qu’elle a fait, un vieux ladre... qu’il faudrait servir comme un saint, sans que ça rapporte un sou de plus ; mais il n’a qu’à bien se tenir, je lui en ferai tant, tant... » Là-dessus, je me suis fâchée, elle aussi...

Sanglotant.

elle a fait prendre la volée à mon serin... alors la moutarde m’a monté au nez, j’ai pas été maîtresse, j’y ai dit des choses... j’conviens qu’elles étaient dures, mais pas encore tant qu’les deux soufflets qu’elle m’a donnés.

Elle se frotte les joues.

J’les ai sur le cœur, monsieur, et je m’en vas. 

DUTILLEUL.

À merveille !... une bataille !

MARGUERITE.

Je vous ai dit que vous n’y resteriez pas.

DUTILLEUL, affectant de la modération.

Si fait, Marguerite, si fait... quelques propos, quelques contrariétés... ça ne sera rien ; d’ailleurs, j’ai payé d’avance, en voilà pour un an. Mais toi, il faut que je te loge quelque part ; j’ai vu dans la maison un écriteau... quelque chambre à louer...

Air : Un jeune Grec.

Tu trouveras peut-être à te loger...
Au sixième... dans la mansarde...
Car on te chasse, et je dois t’héberger...
Conviens du prix... Le reste me regarde...
Ah ! mieux qu’ici dans ton grenier,
Je te promets la paix, le bonheur même...
Et moi, souvent, pour me désennuyer,
Si je ne puis les trouver au premier...
J’irai les chercher au sixième.

MARGUERITE.

Oh ! vous êtes toujours bon... quel dommage que vous ne soyez plus vacant ! Mais c’est égal, je n’aurai jamais d’autre maître que vous.

DUTILLEUL.

C’est bien, Marguerite, c’est bien ; va me chercher mon habit, ma canne, mon chapeau, dans ma chambre... là-bas à droite : il faut que je sorte.

Marguerite sort.

 

 

Scène XVIII

 

DUTILLEUL, CAROLINE, puis PAUL

 

CAROLINE, pleurant, en entrant par la droite.

Ah ! bon ami, c’est bien mal à vous.

DUTILLEUL.

Voyons, qu’est-ce que tu me veux encore, avec tes larmes ?

CAROLINE.

Comment, c’est vous qui avez fait mettre à la porte ce pauvre M. Célestin ?

DUTILLEUL.

Oui, mademoiselle, oui, c’est un petit drôle, un mauvais sujet que j’ai fait chasser.

CAROLINE.

C’est ce qu’il m’a dit, et c’est affreux ! un si bon jeune homme... car enfin, je comptais sur vous... vous savez ce jeune homme aimable dont je vous parlais ce matin.

DUTILLEUL.

Là ! je devinais juste, il te trompait aussi, toi.

À part.

Il paraît qu’il les lui faut toutes !

Criant.

Marguerite ! ma canne, mon chapeau.

CAROLINE.

Mais, vous vous entendez avec ma belle-mère contre nous, vous lui parlez toujours en cachette ; aussi je l’ai dit à papa.

DUTILLEUL.

exemple ! avec son caractère... il ne manquait plus que ça... Et c’est à cause de M. Célestin ?

CAROLINE.

Pourquoi l’avez-vous chassé ?

DUTILLEUL.

Pourquoi je l’ai chassé !... imprudente jeune fille !... pour quoi ? Tu veux que je te le dise... Apprends donc...

S’arrêtant.

Mais non, je ne te le dirai pas... Il y a de ces choses qu’il faut taire aux demoiselles... pour ne pas leur donner des idées... ça vient assez vite...

À Marguerite qui rentre en scène.

Eh ! bien, Marguerite... mes habits... en finiras-tu ?

MARGUERITE.

Eh ! monsieur... je ne trouve rien.

DUTILLEUL, avec humeur.

Cherche-les... donne-les moi... que diable, je perds patience...

MARGUERITE, à part.

Là !... de l’humeur ! J’en étais sûre... ils m’ont déjà gâté son caractère.

PAUL, affublé des habits de Dutilleul, le chapeau sur la tête, et à cheval sur sa canne.

Il entre par la coulisse au-delà de la chambre de Dutilleul, à gauche du spectateur, parcourt le théâtre en chantant, dans sa longueur, et le retraverse de même, de manière à se trouver au milieu et en arrière des autres acteurs, après le refrain.

Air Patati patata.

Au galop ! au galop ! au galop !
Je déserte l’infanterie.
(ter.)
Au galop !
Cavalerie

Au galop.

Agitant la canne.

Pan ! pan ! les ennemis.

DUTILLEUL, à Marguerite.

Mais, enfin, mes habits ?

MARGUERITE, voyant Paul.

T’nez, monsieur, n’est-c’ pas ça ?

DUTILLEUL.

Bon Dieu ! que vois-je là ?
Il court après lui pour reprendre son habit.

Reprise de l’Air en CHŒUR.

Pour le coup, c’en est trop !
Oui, morbleu, c’en est trop,
À la fin tout cela m’ennuie ;
Pour le coup, c’en est trop !
Et je vois bien qu’il faut
M’en aller au plus tôt.

MARGUERITE.

Ah ! pour lui, c’en est trop !
Tout, jusqu’à ce marmot,
Ici le fatigue et l’ennuie...
Oui, pour lui c’en est trop !
Il a beau faire, il faut
Qu’il quitte ces lieux au plus tôt !

CAROLINE.

Ah ! c’est donc un complot !
Tout, jusqu’à ce marmot,
Ici le fatigue et l’ennuie.
Je tremble pour ma dot ;
Pourtant il me la faut,
Et je l’aurai bientôt.

PAUL.

Au galop ! au galop ! au galop !
Je déserte l’infanterie.
Au galop !
(ter.)
Cavalerie
Au galop !

DUTILLEUL, tout essoufflé, tombant dans un fauteuil.

Ah ! c’est pour en mourir.

MARGUERITE, déshabillant Paul.

Voulez-vous rendre cet habit, tout de suite ?... il est dans un bel état. CAROLINE, lui ôtant le chapeau.

Et le chapeau de bon ami.

PAUL.

Je veux lui donner sa canne, moi.

DUTILLEUL, pendant qu’il s’habille, et que chacun lui présente ce qu’il lui faut.

Mettez-vous donc en pension chez un ami !... C’est moi qui souffre tout dans la maison... La femme me fait ses plaintes, l’amant m’insulte... le mari me prend mon argent... les commis me font copier des factures : les enfants me font enrager, la bonne me donne des soufflets... sur les joues de Marguerite... Et pour mettre le comble à tout cela, il faut que je fasse le jaloux pour Giraud... que j’aille trouver le rival, et peut-être...

Il fait le signe des armes.

Oh ! je le sens là... j’en ferai une maladie... Je n’ai pas eu une journée plus orageuse depuis la réduction de la rente... le 3 pour cent !...

Ce qui suit doit être dit ensemble et bruyamment.

MARGUERITE.

Mais, monsieur, vous êtes tout en nage... ménagez-vous donc.

CAROLINE.

Bon ami, m’expliquerez-vous ce que ça signifie ?

PAUL.

Je vais avec toi... je vais avec toi, je ne te quitte pas.

DUTILLEUL, les repoussant.

Adieu, adieu... laissez-moi sortir.

Ils remontent la scène avec lui, en le retenant.

 

 

Scène XIX

 

PAUL, CAROLINE, DUTILLEUL, GIRAUD, MARGUERITE

 

GIRAUD, l’arrêtant.

Et où vas-tu ?

DUTILLEUL.

Va-t’en au diable avec tous les autres.

GIRAUD.

Dutilleul, je pourrais me plaindre de toi...

Étonnement de Dutilleul.

oui de toi... il se passe quelque chose dans ma maison, et tu ne m’en dis rien. Ce jeune homme... ma femme... et toi-même... il y a quelque intrigue.

DUTILLEUL.

Là ! qu’est-ce que je disais !... Tu es un ingrat, Giraud, tu me soupçonnes, lorsque moi-même...

L’amenant mystérieusement sur le devant de la scène.

Si tu savais, Giraud... sais-tu bien ce que tu es ? tu es... un ingrat.

Il lui serre violemment la main, et sort par le fond. Marguerite le suit.

 

 

Scène XX

 

PAUL, CAROLINE, GIRAUD, MADAME GIRAUD

 

GIRAUD.

Ah ! mon Dieu, quel ton ! quelle figure ? Pauvre ami, je lui ai fait de la peine.

MADAME GIRAUD, qui est entrée par la droite du spectateur, au moment où sort Dutilleul.

Enfin, il est sorti... Ah ! je respire. Mais, M. Giraud, qu’avez-vous donc fait à M. Dutilleul ? il se plaint de vous.

GIRAUD.

Il se plaint de tout le monde.

PAUL.

Ah ! oui, il était joliment en colère, bon ami.

CAROLINE.

Il veut nous quitter.

GIRAUD.

Nous quitter ! Là, voyez-vous, madame Giraud, tous les avantages d’une pension, les voilà perdus. J’ai eu tort avec lui, c’est possible ; mais il ne nous quitterait pas pour cela.

Air de la Tarentelle de la Muette.

Oui, je vois ce que c’est !
Mon ami vous déplaît,
Et personne ne fait
Ce qu’il désire !
Je prétends cependant
Qu’il soit heureux, content !
Je veux qu’ici
Il soit comme chez lui.

CAROLINE.

C’est mon frère en jouant
Qui faisait son tourment !...

PAUL, à Caroline.

C’est vous en lui contant
Votre martyre !

MADAME GIRAUD.

C’était à qui mieux mieux !
Mais vous irez tous deux...

GIRAUD, à Caroline.

À Saint-Germain !

À Paul.

Au collège demain !...
Oui, je vois ce que c’est,
etc.

Ensemble.

MADAME GIRAUD.

Oui, voilà ce que c’est !
Je savais qu’il crierait !
Cet homme ici ne fait
Que mon martyre !
Non ; mon cœur maintenant
Ne sera plus content
Que son ami
Ne soit sorti d’ici.

CAROLINE, à Paul.

C’est bien fait... C’est bien fait !
Et voilà ce que c’est !

À elle-même.

Mais quel triste projet
Et quel martyre !
Par bonheur mon amant
Ne voudra pas vraiment
Que mon mari
Soit un autre que lui !

PAUL à Caroline.

C’est bien fait... c’est bien fait !
Oui, voilà ce que c’est !

À lui-même.

Mais quel vilain projet
Et quel martyre !
Par bonheur cependant,
Pour calmer mon tourment,
J’espère ici
Dans notre bon ami !

CAROLINE, à Giraud.

Ah ! de notre belle-mère
Voilà les conseils !... Pourtant
C’est elle que sa colère
Accusait bien hautement !

MADAME GIRAUD.

Comment ?

GIRAUD.

Je le crois sans peine.

MADAME GIRAUD.

Du tout, Ce n’est pas moi !... Mais
C’est votre bonne à la sienne
Qui donna...

GIRAUD.

Quoi ?

MADAME GIRAUD.

Deux soufflets !!

GIRAUD, furieux.

Des soufflets ! Jusqu’à ma cuisinière !

Reprise en CHŒUR (deux fois).

Oui, voilà ce que c’est, etc.

MADAME GIRAUD, avec colère.

Comme c’est agréable, un pensionnaire !

GIRAUD, hors de lui.

Agréable ou non, je le garderai, je garderai Dutilleul malgré vous, quand je devrais rester seul avec lui... oui je me fâcherai, moi je tiens à mon pensionnaire... je ferai maison nette, je vous renverrai tous.

 

 

Scène XXI

 

PAUL, CAROLINE, GIRAUD, MADAME GIRAUD, DUTILLEUL, et ensuite CÉLESTIN

 

DUTILLEUL, qui est entré pendant les derniers mots.

Tu ne renverras personne pour moi ; je ne le souffrirai pas, entendez-vous.

TOUS, s’empressant autour de lui.

Ah ! bon ami ! ce cher ami ! 

DUTILLEUL, essoufflé.

Oui, votre ami, qui n’en peut plus, et qui vous apporte du bonheur ; d’abord, je demande la grâce de tout le monde.

PAUL, sautant de joie.

Je n’irai pas au collège.

DUTILLEUL.

Quant à ta fille, tu me connais, tu as confiance en mai ; je l’ai vue naître, cette chère enfant, je lui fais un cadeau qui ne me coûtera rien, je lui donne un mari.

TOUS.

Un mari !

DUTILLEUL.

Un jeune homme que nous avions tous mal jugé ; je sais tout, grâce à une explication qui aurait bien pu me coûter cher... il voulait me jeter par la fenêtre, et il demeure au cinquième... Enfin,

À Giraud.

je te conterai cela.

À part, en s’essuyant le front.

Dieu ! se donner tant de peines pour la femme et les enfants des autres !

Haut.

Depuis longtemps il aimait Caroline ; il la suivait partout, quand elle sortait avec madame, qui voudra bien, lui pardonner

Bas à madame Giraud.

en faveur du motif.

MADAME GIRAUD.

Quoi, c’était pour elle !

À part.

Quelle indignité !

DUTILLEUL, à Giraud.

Il sera ton gendre, ton associé ; il a quelque bien qu’il mettra dans ta maison : ça ne fera pas de mal, tu me rendras mon argent... et ce gendre, ce mari que je vous donne, le voici.

CAROLINE.

Ah ! c’est lui.

Célestin entre par le fond, sans moustaches ni favoris, et se place entre Dutilleul et Caroline.

GIRAUD.

Comment, le jeune homme de ce matin !... et ses mous taches ?

CÉLESTIN.

Monsieur, je m’en suis privé : on m’a dit que pour entrer dans votre maison, il fallait se raser, et c’est ce que j’ai fait.

MADAME GIRAUD, à part.

Il était beaucoup mieux auparavant.

PAUL.

Dites donc, monsieur, si elles ne vous servent plus vos moustaches, voulez-vous me les donner ?

CÉLESTIN, le repoussant doucement.

Petit farceur ! 

 

 

Scène XXII

 

MARGUERITE, PAUL, CAROLINE, CÉLESTIN, DUTILLEUL, MADAME GIRAUD, GIRAUD

 

MARGUERITE, au fond.

Ah ! ben, oui... pour moi ça.

DUTILLEUL.

Qu’est-ce donc, Marguerite ? qu’y a-t-il ?

MARGUERITE.

Il y a, monsieur, que ce logement dont vous me parliez, c’est pour vous moquer de moi ; ce n’est pas une mansarde, c’est un petit appartement complet au troisième ; ça ne me convient pas.

DUTILLEUL.

Eh bien ! ça me convient à moi, et je le prends.

TOUS, vivement.

Comment, vous nous quittez, bon ami ?

DUTILLEUL.

Oui, mes enfants, oui je vous quitte, et c’est ce que j’ai de mieux à faire pour vous comme pour moi.

GIRAUD.

Eh ! n’es-tu donc plus mon ami ?... mais cela ne se peut pas,

Vivement.

tu es notre pensionnaire, tu nous resteras, tu as payé d’avance.

MADAME GIRAUD.

M. Dutilleul...

PAUL, le prenant pur son habit.

Oh ! d’abord, moi je ne te lâche pas.

CAROLINE, le prenant par le bras.

Ni moi non plus.

DUTILLEUL, attendri.

Mes amis, mes bons amis, allez-vous me faire pleurer à présent ?... Écoutez-moi : Je suis vieux ; le célibat, qui commence si bien, ne finit pas de même... Un vieux garçon est à charge à tout le monde, et réciproquement ; il lui faut ses habitudes, sa tranquillité, sa liberté, et je reprends tout cela. J’ai craint l’isolement ; j’ai voulu essayer d’une pension, j’en ai assez. On gêne, on est gêné chez les autres ; mais il n’y a rien de tel que d’être à son aise, chez soi, au coin de son feu avec sa vieille gouvernante.

Ouvrant ses bras et lui souriant.

Viens, Marguerite, viens.

Marguerite passe auprès de lui, à sa droite, et lui donne le bras.

Je ne m’éloigne que de deux étages ; du moins si vous parlez de votre bonheur, j’y croirai... Vous serez toujours mes amis, ma famille, et je vous verrai souvent, très souvent, mais... chez moi.

MARGUERITE, à part.

C’est-à-dire, chez nous.

DUTILLEUL.

Air : Vaudeville du Baiser au Porteur.

À soixante ans il faut, avec sagesse,
Rentrer chez soi, vivre en paix !... M’y voilà !
Que manque-t-il encore à ma vieillesse ?
Une famille !...

Montrant ceux qui l’entourent.

Ils m’en servent déjà...
Quelques amis ?...

S’avançant vers le public.

J’espère en trouver là.
Soyez les miens, les nôtres !... Si du zèle
Doit vous fixer, nous sommes sûrs de vous ;
Heureux, enfin, si le public fidèle
Pouvait se mettre en pension chez nous !


[1] En robe de chambre et casquette jusqu’à la scène XVIII où il s’habille.

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