Le Vieux mari (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 2 mai 1828.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, conseiller aulique

ALPHONSE DE BKUCHSAL, son neveu

OLIVIER, cousin de Mathilde

VICTOR, valet d’Alphonse, en livrée de chasseur

MICHEL, vieux domestique de monsieur de Bruchsal

UN CHEF D’OFFICE

MADAME DE LINSBOURG

MATHILDE, sa nièce

UN DOMESTIQUE

DEUX FEMMES DE CHAMBRE

UN BIJOUTIER

LINGÈRES

MODISTES

FOURNISSEURS

VALETS

 

À Düsseldorf, au premier acte ; et dans une terre à six lieues de la ville, au deuxième acte.

 

 

ACTE I

 

Un salon richement meublé. À gauche de l’acteur, une fenêtre donnant sur la rue. À droite, la porte d’un appartement : plus bas, une table.

 

 

Scène première

 

MADAME DE LINSBOURG, OLIVIER

 

OLIVIER.

Quoi, ma tante, vous voilà à Düsseldorf ! Vous avez pu vous décider à quitter votre terre ?

MADAME DE LINSBOURG.

Ce n’est pas sans peine, mon cher Olivier... Voyager dans cette saison, et à mon âge, il a fallu toute ma tendresse pour ma chère Mathilde.

OLIVIER.

Elle vous a donc écrit ?...

MADAME DE LINSBOURG.

Oui, la lettre la plus singulière, à laquelle je n’ai rien pu comprendre. Ces petites filles ne s’expliquent jamais qu’à moitié... je m’en souviens.

Air du vaudeville du Château perdu.

Comme elle aussi, jadis, dans ma jeunesse,
J’étais timide et ne parlais jamais...
En fait d’hymen et même de tendresse
Je déguisais mes sentiments secrets...
Va dans mon cœur l’amour qui pouvait naître
Par la pudeur fut si bien combattu,
Que bien des gens l’ont pu savoir peut-être,
Mais mon mari n’en a jamais rien su !

Tout ce que j’ai pu voir dans sa lettre, c’est qu’elle était triste, malheureuse ; j’ai pris la poste aussitôt, et me voilà.

OLIVIER.

Ah ! c’est le ciel qui vous envoie. Moi, d’abord, je n’ai plus d’espoir qu’en vous.

MADAME DE LINSBOURG.

Que se passe-t-il donc ?

OLIVIER.

On la marie aujourd’hui même.

MADAME DE LINSBOURG.

Mathilde !

OLIVIER.

Oui, ma tante

MADAME DE LINSBOURG.

Aujourd’hui ?

OLIVIER.

Dans deux heures. Toute la ville de Düsseldorf est invitée. On se rassemble déjà dans l’autre salon.

MADAME DE LINSBOURG.

Est-il possible !

OLIVIER.

Vous avez dû voir les voitures dans la cour, les cochers avec les bouquets, ce mouvement, ces préparatifs... Et moi-même, quoique j’en enrage, car vous savez combien j’aime ma cousine, vous me voyez obligé de faire les honneurs, en grande tenue, l’habit noir et les gants blancs.

MADAME DE LINSBOURG.

Sans me prévenir, sans daigner me consulter, moi, sa tante, la veuve du président de Linsbourg !

OLIVIER.

Je vous dis quo c’est une infamie !

MADAME DE LINSBOURG.

Mais je devais m’attendre à tout de la part de son tuteur ; l’être le plus ridicule, le plus sot... un monsieur Rudmann, un vieux négociant qui n’a que de vieilles idées, car tout est vieux chez lui, jusqu’à sa société, où il n’admet que des douairières. Aussi j’ai bien juré de n’y jamais mettre les pieds... Ah ! mon Dieu ! à propos de cela, est-ce que je ne suis pas chez lui, par hasard ?

OLIVIER.

Non, cet hôtel est celui de monsieur de Bruchsal, le futur en question.

MADAME DE LINSBOURG.

Comment ! la noce se fait chez le marié ?

OLIVIER.

Le tuteur a trouvé cela plus économique.

MADAME DE LINSBOURG.

Mais ça ne s’est jamais vu ! c’est de la dernière inconvenance ! C’est fort beau du reste. Il est donc riche, cet homme ?

OLIVIER.

Que trop... il a une terre superbe à six lieues de Düsseldorf, qu’il avait fait acheter, ainsi que cet hôtel, quand on le nomma intendant des finances de cette province.

MADAME DE LINSBOURG.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Avant d’arriver il commence
Par acquérir cet hôtel élégant ;
Puis une maison de plaisance...

OLIVIER.

Un fonctionnaire prudent,
N’eût-il pas même un sou vaillant,
Si dans la finance, par grâce,
Il obtient un poste important,
Peut acheter, sitôt qu’il entre en place,
Bien sûr de payer en sortant.

Depuis un an, il n’était pas encore venu à Düsseldorf, et la première fois qu’il y fait un voyage, c’est pour m’enlever ma cousine.

MADAME DE LINSBOURG.

Et tu l’as souffert, toi qui es si mauvaise tête ?

OLIVIER.

Parbleu ! si ce n’était son âge...

MADAME DE LINSBOURG.

Son âge ! comment ! c’est un vieillard ?

OLIVIER.

Eh ! sans doute, voilà une heure que je vous le dis... plus de soixante ans.

MADAME DE LINSBOURG.

Soixante ans ! quelle horreur ! moi qui me suis toujours figuré son mari un beau jeune homme, les yeux noirs, l’air sentimental... Soixante ans ! je ne la laisserai pas sacrifier ainsi.

OLIVIER, se frottant les mains.

C’est cela, ma tante, parlez pour moi.

MADAME DE LINSBOURG.

Laisse-moi faire... Eh ! justement la voici, cette chère enfant.

 

 

Scène II

 

MATHILDE, en toilette de mariée, MADAME DE LINSBOURG, OLIVIER

 

MATHILDE, courant à madame de Linsbourg.

C’est vous, ma bonne tante !

MADAME DE LINSBOUBG.

Elle est encore embellie. Viens donc que je t’embrasse. Il y a si longtemps...

Elle l’embrasse à plusieurs reprises.

MATHILDE.

Ah ! je vous attendais avec une impatience...

MADAME DE LINSBOURG.

Chère petite ! tu étais bien sûre que je quitterais tout pour toi ; et si j’en avais le temps, je commencerais par te gronder.

MATHILDE.

Moi, ma tante ! et pourquoi ?

MADAME DE LINSBOURG.

Tu me le demandes ? Ce cher Olivier m’a tout raconté. Tu sens bien que lui-même y a tant d’intérêt... Mais, grâce au ciel, on peut encore te sauver, et je m’en charge.

MATHILDE.

Comment ?

MADAME DE LINSBOURG.

Dis-moi d’abord tes petits secrets ; voyons, tu aimes quelqu’un ?

MATHILDE, troublée.

Que dites-vous ?

MADAME DE LINSBOURG.

C’est tout naturel, à ton âge ; d’ailleurs, ta lettre le faisait entendre.

OLIVIER, se rapprochant.

Il serait possible !

MADAME DE LINSBOURG.

Oui, oui ; j’ai vu cela.

MATHILDE, voulant l’empêcher de parler.

Mais, ma tante...

MADAME DE LINSBOURG,

C’est justement parce que je suis ta tante que cela me regarde ; il faut que je le connaisse ; c’est un jeune homme, n’est-ce pas ? cela va sans dire ;

Elle regarde Olivier.

et son nom ?

Mathilde ne répond rien et paraît embarrassée de la présence d’Olivier. Après un silence.

Je comprends.

Air polonais.

Bas à Olivier.

Tu le vois bien, c’est pour toi fort heureux.
Dans ces lieux
Elle craint la présence ;
Oui, tu le vois, ton aspect en ces lieux
De ses feux,
Empêche les aveux.

OLIVIER, de même.

Me promettez-vous
De lui parler de ma constance ?
Me promettez-vous...

MADAME DE LINSBOURG, de même.

Je promets tout... mais laisse-nous ;
Si tu veux par moi
Être mari... tâche d’avance
D’en remplir l’emploi,
Ainsi donc, va-t’en et tais-toi !

Ensemble.

MADAME DE LINSBOURG.

Tu le vois bien, c’est pour toi fort heureux.
Dans ces lieux
Elle craint ta présence.
Tu le vois bien, la présence eu ces lieux
De ses feux,
Empêche les aveux.

OLIVIER.

Oui je le vois, c’est pour moi fort heureux ;
Dans ces lieux
Elle craint ma présence.
Je le vois bien, ma présence en ces lieux
De ses feux,
Empêche les aveux.

Olivier sort.

 

 

Scène III

 

MATHILDE, MADAME DE LINSBOURG

 

MADAME DE LINSBOURG, à Mathilde.

Maintenant tu peux tout m’avouer ; j’ai bien devine à ton embarras que c’était lui.

MATHILDE.

Qui donc ?

MADAME DE LINSBOURG.

Ton cousin, que tu aimes.

MATHILDE.

Olivier ! mais non, je vous assure.

MADAME DE LINSBOURG.

Comment, mademoiselle, ce n’est pas ce pauvre garçon ?

MATHILDE.

Et pourquoi voulez-vous que ce soit lui ?

MADAME DE LINSBOURG.

Parce que, des cousins, c’est tout naturel, c’est l’usage ; du moins, de mon temps, c’était ainsi ; mais maintenant  qu’on a tout changé... Enfin, vous aimez quelqu’un, et je veux savoir...

MATHILDE, lui prenant la main.

Eh bien ! ma tante, c’est vrai, ou du moins j’ai cru un moment... mais ne me demandez pas son nom, je ne puis vous le dire ; je ne le reverrai sans doute jamais.

MADAME DE LINSBOURG.

Et tu y penseras toujours ?

MATHILDE.

Non ; j’espère l’oublier tout à fait. J’ai déjà commencé ; car celle union était impossible, en supposant qu’il se fut occupé de moi ; vous savez que mon tuteur n’aurait jamais consenti à me marier à un jeune homme ; il me l’avait déclaré.

En confidence.

Il a les jeunes gens en horreur.

MADAME DE LINSBOURG.

C’est ce que je disais tout à l’heure, la maison la plus ennuyeuse...

MATHILDE.

Et pour être plus sûr de son fait, tous ceux qu’il recevait avaient au moins soixante et dix ans.

MADAME DE LINSBOURG.

Miséricorde ! des Lovelaces du temps de Frédéric-Guillaume ; et c’est parmi ces antiquités que tu as choisi un mari ?

MATHILDE, soupirant.

Que voulez-vous ? il a bien fallu... j’ai choisi le plus jeune ; monsieur de Bruchsal n’a que soixante ans.

MADAME DE LINSBOURG, ironiquement.

Que soixante ans ! oh ! je conçois qu’il a dû te paraître un petit étourdi !

MATHILDE, souriant.

Pas tout à fait ; mais il est si bon, si aimable...

Air : De l’aimable Thémire. (Romagnesi.)

Jamais il ne se fâche,
Va toujours il sourit ;
Lorsqu’à plaire il s’attache,
Que de grâce et d’esprit !...
En parlant il fait même
Oublier qu’il est vieux...
Et je crois que je l’aime,
Quand je ferme les yeux.

Dès le premier jour, il avait deviné ma situation ; ses regards me suivaient avec un intérêt si tendre !... Que vous dirai-je ? la maison de mon tuteur m’était devenue insupportable ; je savais que le mariage seul pouvait m’affranchir de cet esclavage, et lorsque monsieur de Bruchsal se proposa, je l’acceptai avec reconnaissance.

MADAME DE LINSBOURG.

C’est cela, je m’en doutais, un mariage de désespoir !

MATHILDE.

Mais du tout, ma tante ; je vous jure que je serai très heureuse.

MADAME DE LINSBOURG.

Très heureuse ; c’est que tu ne sais pas... c’est que tu ne peux pas savoir...

MATHILDE.

Quoi donc, ma tante ?

MADAME DE LINSBOURG, à part.

Pauvre petite ! à son âge, j’aurais dit comme elle.

Haut.

Songe donc, mon enfant, un mari de soixante ans ! et qui a la goutte peut-être par-dessus le marché !

MATHILDE.

Mais...

MADAME DE LINSBOURG.

C’est clair ; ils l’ont tous.

MATHILDE.

Il ne me l’a pas dit.

MADAME DE LINSBOURG.

Est-ce qu’on dit ces choses-là ? comme ça serait gracieux pour moi ! au lieu d’un neveu leste et vif qui me donne la main, c’est moi qui serais obligée de lui donner le bras.

Air : Amis, voici la riante semaine, (Le Carnaval.)

À cet hymen, ma nièce, je m’oppose,
Et la vertu te le défend aussi ;
Tu ne sais pas à quel risque on s’expose,
Lorsque l’on prend un vieillard pour mari ;
Que de périls menacent une belle !
Que de faux pas, quand on n’a, mon enfant,
Pour soutenir la vertu qui chancelle
Qu’un vieil époux qui peut en faire autant !

Ainsi, n’y pensons plus.

MATHILDE.

Ma tante !...

MADAME DE LINSBOURG.

Plus tard nous causerons de tes amours et du bel inconnu ; l’important maintenant est de rompre ce mariage ridicule.

MATHILDE.

Le rompre !... Ô ciel ! ma tante, que dites-vous ? quand tout est signé, que tout est prêt pour la cérémonie !

MADAME DE LINSBOURG.

Peu importe !

MATHILDE.

L’affliger, le désespérer, lui qui est si bon !

MADAME DE LINSBOURG.

Je l’exige, ma nièce, ou je ne vous revois de ma vie.

Air : Non, non, je ne partirai pas. (Le mal du pays.)

Il finit rompre de pareils nœuds,
Ou je quitte à l’instant ces lieux !...

MATHILDE.

Calmez votre colère...

MADAME DE LINSBOURG.

Non... je renonce à vous,
Et je pars pour ma terre
S’il devient votre époux.
Lui !... votre époux ! (Bis.)

Ensemble.

MATHILDE.

Ô ciel ! rompre de pareils nœuds,
Je ne puis me rendre à vos vœux.
Ne quittez pas ces lieux,
Non, non, non, non, ne quittez pas ces lieux !

MADAME DE LINSBOURG.

Il faut rompre de pareils nœuds ;
Pour toujours je quitte ces lieux,
Recevez mes adieux...
Non, non, non, non, recevez mes adieux !

Elle sort sans écouter Mathilde.

MATHILDE, seule.

Ma tante !... mon Dieu ! comment la retenir ?... Ah ! voici monsieur de Bruchsal ; il pourra peut-être lui faire entendre raison.

 

 

Scène IV

 

ALPHONSE, vêtu en vieux, il sort de l’appartement à droite en grande toilette, MATHILDE

 

MATHILDE.

Ah ! monsieur, venez vite, je vous en prie.

ALPHONSE, souriant.

Vile, c’est un peu difficile pour moi, ma chère Mathilde ; pardon, je vous ai fait attendre ; vous, vous êtes jolie tout de suite ; mais à un vieillard, il lui faut du temps...

« Pour réparer des ans l’irréparable outrage ; »

Enfin, me voilà en costume de marié, tout comme un autre... Qu’avez-vous ? vous paraissez agitée ?

MATHILDE.

C’est vrai, j’ai bien du chagrin.

ALPHONSE, avec bonté.

Contez-moi cela tout de suite, ma chère amie, pour que j’en aie aussi.

MATHILDE.

Cette bonne tante, dont je vous ai si souvent parlé...

ALPHONSE.

Madame de Linsbourg ? elle est arrivée, m’a-t-on dit.

MATHILDE.

Oui ; et elle vient de repartir sur-le-champ.

ALPHONSE.

Comment ?

MATHILDE, avec embarras.

Elle s’est fâchée, je ne suis pourquoi elle a des préventions contre ce mariage, elle n’aime que les jeunes gens.

ALPHONSE.

Je comprends ; cela veut dire qu’elle n’aime pas les vieillards.

MATHILDE.

Oui, monsieur.

ALPHONSE.

Et vous, qui avez été élevée par elle, partagez-vous ses sentiments sur la vieillesse ?

MATHILDE.

Non, monsieur.

Air : Vos maris en Palestine. (Le comte Ory.)

Je la respecte et l’honore,
 Et je pense, en vérité,
Qu’on lui doit bien plus encore
Quand chez elle esprit, bonté,
Changent l’hiver en été.

ALPHONSE.

Savoir vieillir sans trop déplaire
Est difficile, je le sens.

MATHILDE.

Ah ! pour moi, quand viendra ce temps...
Je sais ce qu’il faudra faire :
Je vous regarde... et j’apprends.

Et quand ma tante vous connaîtra mieux, elle sera comme moi ; mais pour cela, il faut qu’elle vous voie, et si elle s’en va...

ALPHONSE.

Soyez tranquille, je me charge de la calmer ; nous irons tous deux lui faire visite.

MATHILDE.

Oh ! que vous êtes bon, monsieur ! C’est que, dans deux heures, elle aura quitté Düsseldorf.

ALPHONSE.

J’irais bien tout de suite ; mais c’est que tout est disposé pour notre mariage ; on nous attend, et quand on vieillit, on devient un peu égoïste, et surtout très pressé.

Air : Muse des jeux et des accords champêtres.

Prêt à former cet heureux mariage,
Je craindrais trop de perdre un seul moment ;
Car le bonheur est, hélas ! à mon âge,
Un vieil ami qu’on voit si rarement !
De sa visite, alors qu’il nous honore,
Vite ouvrons-lui... dès qu’il vient d’arriver...

MATHILDE.

Le lendemain il peut venir encore.

ALPHONSE.

Oui... mais il peut ne plus nous retrouver !

Ainsi permettez que d’abord je m’assure du titre de votre époux. Après la cérémonie, je vous conduirai chez votre tante, et je suis bien sur qu’elle consentira à venir vivre avec nous.

MATHILDE.

Il serait possible !

ALPHONSE.

Cet arrangement vous plaît-il ?

MATHILDE, souriant.

Eh mais, il faut bien que je m’essaie à vous obéir, monsieur.

ALPHONSE, lui baisant la main.

Non, non, jamais, chère Mathilde. C’est moi qui veux suivre vos ordres, deviner vos désirs, et... Qui vient là ?

MATHILDE.

Victor, qui paraît avoir à vous parler.

 

 

Scène V

 

ALPHONSE, MATHILDE, VICTOR

 

ALPHONSE, à Victor.

Qu’est-ce que c’est ?

VICTOR, lui faisant des signes.

Pardon, je voulais dire à monsieur... les marchands qui ont fait les fournitures pour la noce se sont présentés avec leurs mémoires.

ALPHONSE, vivement.

Déjà ! morbleu, c’était bien la peine de nous interrompre ; qu’ils aillent au diable !

MATHILDE.

Eh ! mon Dieu ! vous vous emportez comme un jeune homme.

ALPHONSE.

Non ; c’est que ces imbéciles choisissent si mal leur moment ; venir parler d’argent, quand il est question de bonheur !

Il baise la main de Mathilde.

VICTOR, continuant ses signes.

C’est ce que j’ai pensé ; je leur ai dit de revenir après la cérémonie.

ALPHONSE.

C’est bien.

VICTOR.

J’avais aussi à dire à monsieur...

À Alphonse et le tirant par son habit.

Il faut que je vous parle en particulier.

ALPHONSE, surpris.

Hein !

À Mathilde.

Pardon, ma chère amie, quelques commissions importantes ; je vous suis dans le salon.

MATHILDE.

Ne vous faites pas attendre,

Bas.

et puis, pour ma tante ; vous savez...

Air : Et tes serments, ma chère.

Ah ! de grâce, aimez-la !
Ce que, dans votre zèle,
Vous aurez fait pour elle,
Mon cœur vous le paiera.

ALPHONSE.

D’après cette promesse,
Pour la tante je vais
Ce soir me mettre en frais
De soins et de tendresse...

Lui baisant la main.

Et vous ne m’en rendrez
Que ce que vous pourrez.

Mathilde sort, Alphonse la conduit jusqu’à la porte.

 

 

Scène VI

 

VICTOR, ALPHONSE

 

ALPHONSE, à Victor, avec inquiétude.

Qu’y a-t-il donc ?

VICTOR.

Tout est perdu.

ALPHONSE, vivement.

Ah ! mon Dieu !

VICTOR.

Eh bien ! monsieur, ne sautez donc pas comme cela : à votre âge, c’est dangereux. Vous n’aviez pas pensé au contrat ; ou va signer.

ALPHONSE.

Eh bien ?

VICTOR.

J’ai pensé que vous ne pourriez pas signer le nom de votre oncle.

ALPHONSE.

Je signerai le mien. Alphonse de Bruchsal ; je supprimerai le prénom.

VICTOR.

Monsieur, cela finira mal pour nous.

ALPHONSE.

C’est possible ; mais quand on est amoureux, quand on en perd la tête, quand on a affaire à un tuteur qui n’aime que les vieillards...

VICTOR.

Monsieur Rudmann, passe encore ; mais votre oncle, que dira-t-il, lui qui ne peut souffrir le mariage ni pour lui ni pour les autres ? il est capable de vous déshériter.

ALPHONSE.

Mon oncle ! mon oncle, qui jamais n’est venu ici, que personne n’y connaît ! et quel tort puis-je lui faire dans cette circonstance ?

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Arlequin-Joseph.)

Contre sa tournure caduque
J’ai changé mes vingt-cinq printemps ;
J’ai pris ses rides, sa perruque,
Et jusqu’à ses pas chancelants...
J’ai pris ses soixante ans, sa goutte,
Et bien loin de s’en offenser,
Mon cher oncle voudrait sans doute
Pouvoir toujours me les laisser !

En attendant, je vais signer le contrat en son nom ; de là à l’église ; et hâtons-nous, car jusqu’à ce moment, je n’existerai pas. Surveille surtout ce monsieur Olivier, ce petit cousin, qui me déplaît souverainement.

VICTOR.

Comment, monsieur, vous en êtes jaloux ?

ALPHONSE.

Quand on a soixante ans, on est jaloux de tout le monde. Si tu savais combien mon rôle est terrible ! tandis que je fais le piquet ou le whist des grand’mamans, je vois Mathilde folâtrer et danser avec son cousin, le seul jeune homme qui, à cause de la parenté, ait accès dans la maison ; et quand on est seul, on a tant de mérite ! À chaque instant, il regarde Mathilde ; il lui prend la main devant moi, sans se gêner ; je suis censé avoir la vue basse ; il lui parle à l’oreille, pour se moquer de moi, pour me tourner en ridicule, et je ne peux pas me fâcher ; car, auprès du tuteur, je me suis vanté d’être un peu sourd. Mais, patience, je lui revaudrai cela ; et aujourd’hui, aussitôt le mariage célébré, je me brouille avec toute la famille.

VICTOR.

Et sous quel prétexte ?

ALPHONSE.

Est-ce que j’en ai besoin ? est-ce qu’à mon âge, on n’est pas humoriste, quinteux, bizarre ? la vieillesse a ses privilèges, et j’en profite. Mais juge donc quel triomphe, si malgré tout cela, je pouvais me faire aimer de Mathilde.

VICTOR.

Quoi ! monsieur, elle ne se doute pas un peu ?...

ALPHONSE.

Comment lui faire un pareil aveu ? Une jeune personne aussi modeste que timide pourrait-elle se prêter à une ruse semblable ? Non, elle ne connaîtra la vérité que quand elle sera à moi, quand elle m’appartiendra : le lendemain de notre mariage.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Lue lettre pour monsieur le baron.

ALPHONSE.

« Le baron de Bruchsal. » C’est bien cela.

Le domestique sort. Alphonse lit.

« Monsieur et très honoré maître... » Qui m’écrit ainsi ? ce n’est pas toi ?

VICTOR.

Non, monsieur.

ALPHONSE, continuant.

« Vous avez bien raison, et moi aussi, de détester le mariage, il ne peut que porter malheur. C’était pour assister à celui de ma nièce, que vous m’aviez permis d’aller passer quinze jours au pays ; mais ces repas de noce sont si longs, que la première quinzaine je suis resté à table, et la seconde, dans mon lit, sauf voire respect... »

S’interrompant.

D’où diable me vient une pareille confidence ?

Regardant la signature.

« Michel Goinffer. »

VICTOR.

N’est-ce pas le nom du vieux valet de chambre de votre oncle ? Comment lui écrit-il à Düsseldorf ?

ALPHONSE.

Voyons.

Continuant de lire.

« Je vous prie donc, mon très honoré maître, de ne pas vous mettre en colère, comme c’est votre habitude, si vous ne trouvez rien de prêt à l’hôtel, parce qu’il m’a été impossible d’arriver avant vous à Düsseldorf, comme vous me l’aviez ordonné ; mais je sais que vous devez y être le 20... »

Parlé.

Ô ciel ! c’est aujourd’hui !

Lisant.

« Et je ferai mon possible pour m’y trouver le même jour ; vous promettant bien que j’ai assez de noce comme ça. MICHEL GOINFFER. » Me voici bien dans un autre embarras ; mon oncle qui va arriver chez lui, dans son hôtel ; quel parti prendre ?

VICTOR.

Je vous le demande ?

ALPHONSE, après un moment de réflexion et d’incertitude.

Ma foi, le plus simple est de me marier sur-le-champ.

VICTOR.

Mais votre oncle, eu arrivant, va descendre ici.

ALPHONSE.

Il ne m’y trouvera plus.

VICTOR.

Comment ?

ALPHONSE.

La cérémonie terminée, je pars avec ma femme.

VICTOR.

Partir ! et où irez-vous ?

ALPHONSE.

Au château de Ronsberg, à la terre de mon oncle ; je serai toujours chez moi. Tu m’y joindras.

VICTOR.

Oui, monsieur.

ALPHONSE.

Guette le vieux Michel.

VICTOR.

Soyez tranquille.

ALPHONSE.

Air du quatuor de la Reine de seize ans.

De la disgrâce
Qui nous menace
Un trait d’audace
Peut nous sauver.

 

 

Scène VII

 

VICTOR, ALPHONSE, OLIVIER entre, et voyant Alphonse et Victor, il s’arrête au fond pour les écouter

 

ALPHONSE, à Victor.

Mais, sentinelle
Sûre et fidèle,
Sache avec zèle
Tout observer.

Pour couronner notre entreprise,
À mon cocher donnant le mot,
Je veux, au sortir de l’église
Enlever ma femme aussitôt.

OLIVIER, à part.

Qu’entends-je, ô ciel ! et quel complot !

ALPHONSE.

Dans leur château, monsieur, madame,
Tous les deux iront se cacher...

OLIVIER, de même.

Vouloir nous enlever sa femme !...
Je saurai bien l’en empêcher.

Ensemble.

ALPHONSE et VICTOR.

De la disgrâce
Qui nous menace
Ce trait d’audace
Peut nous sauver ;
Valet fidèle,
Fais sentinelle,
Sache avec zèle
Tout observer.

OLIVIER, à part.

De la disgrâce
Qui nous menace
Un trait d’audace
Peut nous sauver ;
Cousin fidèle,
Fais sentinelle,
Sache avec zèle
Tout observer.

Alphonse et Victor entrent dans l’appartement à droite.

 

 

Scène VIII

 

OLIVIER, seul

 

Enlever ma cousine ! l’emmener au château de Ronsberg ! nous saurons bien les y retrouver ; et je vais d’abord, de la part du mari, y inviter toute la famille, et même ma tante, qui, par bonheur, n’est pas encore partie. Puisqu’ils veulent être seuls, ce sera un bon tour à leur jouer.

Il s’assied à la table, et écrit.

 

 

Scène IX

 

OLIVIER, à la table, MICHEL, en veste de voyage, et une valise sous le bras

 

MICHEL, le nez en l’air.

Pas mal, pas mal, notre nouvel hôtel est assez bien ! je suis content du rez-de-chaussée et du grand escalier ; mais il faudra voir les chambres de domestiques, c’est l’essentiel. Par exemple, je n’ai pas encore aperçu une figure de connaissance, ce qui me fait espérer que ni monsieur ni ses gens ne sont encore arrivés.

Apercevant Olivier.

Qu’est-ce que je vois là ? un étranger...

Ôtant son chapeau.

quelqu’un sans doute qui venait pour mon maître, et qui s’écrit en son absence.

OLIVIER, appelant sans se déranger.

Holà ! quelqu’un des gens de monsieur de Bruchsal !

MICHEL, s’avançant.

Voilà, monsieur.

OLIVIER.

Je n’avais pas encore vu celui-là.

MICHEL.

J’arrive à l’instant ; depuis trente ans, j’ai l’honneur d’être le valet de chambre de monsieur le baron, et l’avantage d’être son intendant ! Oserais-je demander ce qu’il y a pour le service de monsieur ?

OLIVIER.

Des commissions à faire de la part de ton maître.

MICHEL, surpris.

De mon maître ; il est donc ici ?

OLIVIER.

Et où veux-tu qu’il soit ?

MICHEL.

Il est donc arrivé aujourd’hui, de bien bonne heure ?

OLIVIER.

Aujourd’hui ! voilà plus de trois semaines.

MICHEL.

Est-il possible ! et depuis quand monsieur s’avise-t-il d’avoir comme ça des idées, de lui-même et sans m’en prévenir ? il me dit : « Je ne serai à Düsseldorf que le 20, je n’y serai pas avant. » Et moi qui me fiais là-dessus, et qui étais tranquillement à être malade...

OLIVIER.

Est-ce qu’il te doit des comptes ? est-ce qu’il ne peut pas changer ?

MICHEL.

Non, monsieur ; c’est toujours, chez nous, arrêté et réglé d’avance ! depuis trente ans, monsieur se lève et se couche à la même heure.

Air du Ménage de garçon.

Son costume est toujours le même :
Habit brun, cheveux à frimas !...
Il a toujours même système,
Mêmes amis, mêmes repas...
Quel bon maître ! il ne change pas !...
Enfin, lorsque la destinée
L’met en colèr’ le jour de l’an...
Il s’y maintient toute l’année,
Tant il a peur du changement !

Et m’exposer à être en retard ! ne pas me prévenir !

OLIVIER, se levant.

Il avait bien autre chose à penser, surtout au moment de son mariage !

MICHEL, stupéfait.

Son mariage ! qu’est-ce que cela signifie ?

OLIVIER.

Que ton maître se marie !

MICHEL.

Mou maître, le vieux conseiller, le baron de Bruchsal ?

OLIVIER.

Lui-même.

MICHEL, avec colère.

Monsieur, vous l’insultez, et je ne souffrirai pas...

OLIVIER.

Ah çà, il qui on a-t-il donc ? je te dis de porter à l’instant toutes ces lettres à la famille de sa femme.

MICHEL.

De sa femme !... est-ce que ce serait vrai ?

On entend dans la coulisse la ritournelle du chœur suivant.

OLIVIER, à Michel.

Tiens ! tiens ! entends-tu ? on m’appelle.

LE CHŒUR, en dehors.

Air du Maçon.

Ensemble.

Quel bonheur ! quelle ivresse !
Quel beau jour ! quel plaisir !
Allons, que l’on s’empresse,
Il est temps de partir !

OLIVIER.

Quels accents d’allégresse
Viennent de retentir !
On m’appelle, on s’empresse ;
La noce va partir.
Quel beau jour ! quelle ivresse !

MICHEL.

Je n’en puis revenir !

OLIVIER.

On m’appelle, on s’empresse,
La noce va partir.

MICHEL.

De douleur, de tristesse.
Ah ! je me sens mourir !

LE CHŒUR, en dehors.

La noce va partir.
Olivier sort en courant.

VOIX, en dehors.

La porte !... la voiture de la mariée !... rangez-vous !

 

 

Scène X

 

MICHEL, puis VICTOR, qui entre au moment où Michel regarde par la fenêtre

 

MICHEL, seul.

C’est donc pour cela qu’il m’a trompé, qu’il m’a éloigné ; il craignait ma vue et mes reproches.

Regardant par la fenêtre.

Ah ! mon Dieu, oui ! ce tapage, ce monde qui se presse, ces pauvres qui encombrent la rue ; et sur toutes les physionomies, cet air triste et lugubre ; c’est bien une noce ; ah ! mon Dieu, le voilà, le voilà qui monte en carrosse, je ne vois que son dos ; mais c’est bien lui, rien qu’à son habit brun et sa perruque, je le reconnaîtrais entre mille ! il n’y a plus à en douter !

VICTOR, à part, après avoir regardé par la fenêtre.

Bon ! les voilà partis ; nous sommes sauvés !

MICHEL.

Je ne sais pas si c’est l’idée ; il me semble déjà maigri et rapetissé.

VICTOR, le saluant.

N’est-ce pas à monsieur Michel que j’ai l’honneur de parler ?

MICHEL.

Lui-même.

À part.

Que me veut encore celui-là ?

VICTOR.

C’est moi qui, en votre absence, occupais, par intérim, la place de valet de chambre.

MICHEL.

Un nouveau domestique ! et un jeune homme encore !... je vous dis que, quand je ne suis pas là, il ne fait que des étourderies, et je n’aurais jamais dû le quitter, surtout depuis sa dernière maladie ; car, il a beau dire, sa tête n’est plus la même ; et on aura profité de sa faiblesse, de son inexpérience, pour le sacrifier.

VICTOR.

Y pensez-vous ? une femme charmante !

MICHEL.

Raison de plus ! mon pauvre maître, un si brave homme ! un si honnête homme ! quelle perte j’ai faite là !

VICTOR.

Un instant, il n’est pas encore défunt.

MICHEL.

C’est tout comme... il n’en vaut guère mieux ; et je ne pourrai jamais me faire à le voir marié ; c’est plus fort que moi ; lui qui me répétait, il n’y a pas encore dix ans : « Tiens, mon vieux Michel, ne nous marions jamais, nous en serons plus heureux, nous vieillirons ensemble. » Et après trente ans de service, voir arriver une femme ! comme ça va tout changer, tout bouleverser ! il ne m’obéira plus, d’abord, c’est sûr.

S’essuyant les yeux.

Enfin, puisque c’est sans remède, je vais toujours me rendre à la cérémonie, pour assister...

VICTOR, à part.

Ah ! diable !

Haut.

Y pensez-vous ? dans ce costume ? quand tous ses gens ont des livrées neuves, vous allez faire scandale.

MICHEL.

C’est juste, c’est juste, l’étiquette avant tout ; quelle que soit la conduite de monsieur envers moi, il faut encore lui faire honneur ; je vais mettre mes plus beaux habits.

Sanglotant et reprenant sa valise.

Je vais aussi préparer mon bouquet et mon compliment ; mon pauvre maître !

À Victor.

Où sont les chambres de domestiques, monsieur ?

VICTOR, le poussant et lui montrant la porte à droite.

Au quatrième, de ce coté ; allez vite, car la cérémonie doit être avancée.

MICHEL, sortant.

Ah ! c’est un coup dont je ne me relèverai pas ! ni monsieur non plus !

Il sort. On entend le bruit d’une voiture qui entre dans la cour.

VICTOR, seul.

Dieu merci, nous en voilà débarrassés ; il était temps... j’ai entendu une voiture entrer dans la cour et je tremblais.

Il regarde par la fenêtre.

Et mais, ce n’est pas de la noce ! un landau de voyage ! des chevaux de poste... Ah ! mon Dieu ! quoique je ne l’aie jamais vu, rien qu’au costume, c’est notre oncle, j’en suis sûr, le voilà qui monte ; ma foi ; laissons-le s’en tirer comme il pourra, et courons rejoindre mon maître.

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, arrivant par le fond

 

Michel ! Michel !... comment, morbleu ! personne ! toutes les portes ouvertes, cela fait une maison joliment tenue, et une belle manière de prendre possession...

Il regarde autour de lui.

Mais où diable s’est donc fourré ce maudit concierge ? et ce paresseux de Michel ! il devrait être ici depuis longtemps ; il m’a fait sans doute préparer un appartement, un bon feu ; mais je ne sais où ; je ne connais pas mon hôtel, je suis harassé, et pour m’achever, attendre une heure dans la rue ; un embarras, une queue de voitures qu’il a fallu laisser défiler devant moi.

Se jetant dans un fauteuil.

On m’a dit que c’était une noce.

Haussant les épaules.

Hum ! encore un imbécile qui était fatigué d’être heureux ! Je vous demande à quoi ça sert de se marier ? à se rendre l’esclave d’une coquette ou d’une prude, ou d’une folle, et avoir toujours l’argent à la main ; car c’est là tout le rôle d’un mari, des compliments à recevoir et des mémoires à payer. Ce pauvre benêt, que je viens de rencontrer, va-t-il en avoir ! la corbeille, le repas, le... Quelle est cette figure ?

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, UN CHEF D’OFFICE

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Que voulez-vous, mon ami ?

LE CHEF D’OFFICE.

Pardon, monsieur, je désirerais parler à madame ou à monsieur de Bruchsal.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, avec humeur.

Madame !... monsieur de Bruchsal, c’est moi.

LE CHEF D’OFFICE.

Vous, monsieur ! eh bien ! je m’en doutais presque ; parce qu’à la tournure, quoique je n’eusse pas encore eu l’honneur de voir monsieur...

D’un air satisfait.

Monsieur a-t-il été content du déjeuner ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL, le regardant.

Du déjeuner ?

LE CHEF D’OFFICE.

Celui que m’a commandé votre valet de chambre.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à part.

Voyez-vous, ce gourmand de Michel !

LE CHEF D’OFFICE.

Ce n’était qu’un ambigu, comme monsieur l’avait désiré ; mais le dîner de noce sera beaucoup mieux.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Le dîner de noce ; et quelle noce ?

LE CHEF D’OFFICE.

La vôtre.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

La mienne !

LE CHEF D’OFFICE.

Je pense du moins que la cérémonie est terminée, puisque vous voilà de retour.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Je suis marié ! moi ?

LE CHEF D’OFFICE.

De ce matin ; c’est un mariage qui fait assez de bruit, la file des voitures tenait toute la rue.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, se levant.

Toute la rue ! est-ce que par hasard ce serait ma noce que j’ai vu passer ?

LE CHEF D’OFFICE.

Eh ! oui, monsieur ; toute la ville vous le dira.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, s’emportant.

Eh ! morbleu, toute la ville a perdu la tête, et vous aussi ; je suis garçon, grâce au ciel, et si vous en doutez encore, tenez, voilà mon domestique qui vous le certifiera. Arrive donc.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, LE CHEF D’OFFICE, MICHEL, en toilette et le bouquet à la main, il sort de l’appartement à droite

 

MICHEL, d’un air composé.

Permettez, monsieur, que je joigne mes félicitations...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Te voilà ; c’est bien heureux !

MICHEL, cherchant à retenir ses larmes.

Oui, monsieur, oui ; je suis peut-être en retard, ça n’est pas de ma faute...

Sanglotant.

Ah ! monsieur... ah ! notre maître ! qui m’aurait dit cela de vous !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Hein ! Qu’est-ce que c’est ?

MICHEL.

Pardon ; j’ai tort de vous en parler ; car, enfin, la sottise est faite, et puisque c’est fini, je souhaite que votre femme vous rende aussi heureux que vous le méritez.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ma femme !

LE CHEF D’OFFICE.

Vous l’entendez.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Et toi aussi ! tu oses me soutenir que je suis marié ?

MICHEL.

Hélas ! monsieur, j’étais comme vous ; je ne voulais pas le croire ! il a fallu que je le visse de mes propres yeux ; oui, notre maître, je vous ai vu tout à l’heure monter dans la voiture de la mariée.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, hors de lui.

Tout à l’heure !

MICHEL.

Oui, monsieur.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Écoute, Michel : si c’était un autre que toi, je l’aurais déjà fait sauter par la fenêtre ; mais je ne puis croire qu’un vieux et fidèle serviteur ose se jouer à ce point ; je ne me suis pas marié, cependant, sans m’en apercevoir... que diable ! je suis bien éveillé, je suis dans mon bon sens, j’ai bien ma tête à moi...

MICHEL.

Vous le croyez, monsieur ; c’est ce qui vous trompe ; je vous ai toujours dit que depuis voire dernière maladie...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, le repoussant.

Va-t’en au diable !

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, LE CHEF D’OFFICE, MICHEL, UN BIJOUTIER, LINGÈRES, MODISTES, FOURNISSEURS, des mémoires à la main

 

LE CHŒUR.

Air : Au lever de la mariée, (Le Maçon.)

Nous venons tous rendre hommage
À monsieur le marié...

Présentant tous leur mémoire à monsieur de Bruchsal.

Le bonheur d’un bon ménage
Ne peut être trop paye ;
Nous venons tous rendre hommage
À monsieur le marié !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, étourdi.

Non, je ne sais si je veille !

Aux fournisseurs.

Qu’est-ce donc ?... et que voulez-vous ?...

LE BIJOUTIER.

Les mémoires... pour la corbeille...

UNE MODISTE, présentant le sien.

Frais de noce, trousseau, bijoux.

LE BIJOUTIER, de même.

Dix mille florins !... c’est pour rien !

MICHEL.

Là, monsieur... je le disais bien !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Comment, morbleu !

LE CHŒUR.

Nous venons tous rendre hommage, etc.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Un instant, un instant !

Aux fournisseurs.

Qui vous a dit de m’apporter ces mémoires ?

LE BIJOUTIER.

C’est votre valet de chambre, monsieur.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, courant à Michel.

Comment, drôle, c’est toi ?

MICHEL, se débattant.

Eh ! monsieur, prenez donc garde ; ce doit être l’autre, votre nouveau.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Mon nouveau !

MICHEL.

Vous voyez, monsieur : pour un instant que je vous laisse seul, vous avez de jeunes domestiques, vous avez fait des dettes, vous avez fait un mariage, vous aurez bientôt cinq ou six enfants.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Des enfants !

MICHEL.

Oui, monsieur ; maintenant vous êtes capable de tout.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Il deviendrai fou ! Et sur quelles preuves oses-tu me soutenir...

MICHEL.

Des preuves ! encore une que j’oubliais, et que j’ai là dans ma poche, des lettres d’invitation que vous envoyez à votre nouvelle famille.

Il lui montre plusieurs lettres.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Des lettres !...

En lisant quelques-unes. 

Eh ! oui, je les invite à venir à mon château de Ronsberg, où je me rends avec ma femme... Ah ! je le tiens maintenant !...

Finale.

Air du finale du premier acte du Plus beau jour de la vie.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Quel que soit l’imposteur !...

À Michel.

Mes chevaux, ma voiture !
Ah ! rien n’égale ma fureur !...

Il va pour sortir.

LES FOURNISSEURS, s’opposant à sa sortie.

Eh quoi ! partir... sans solder ma facture !
Non, non, monsieur... c’est une horreur !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Je ne dois rien... allez-vous-en au diable !

LES FOURNISSEURS, lui barrant le passage.

Comme mari... vous oies responsable,
Et vous paierez...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, furieux.

Quel complot effroyable !

MICHEL.

Quel embarras !

TOUS.

Vous ne partirez pas.

MICHEL, le calmant.

Monsieur... monsieur...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Redoutez ma colère !

MICHEL, à part.

Dieux ! il va se faire
Une mauvaise affaire !

LE CHŒUR.

Songez-y, monsieur, la justice est sévère ;
Payez-nous, ou bien nous arrêtons vos pas.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Craignez ma colère !

TOUS.

Non, non, point d’affaire !

MICHEL, à son maître.

Payez-les... sinon nous resterons en gage.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, tirant son portefeuille.

Morbleu ! c’est bien dur, et de bon cœur j’enrage.

TOUS.

Je vois que monsieur va se montrer plus sage !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, leur donnant des billets.

Tenez... votre argent... le voici !
Quel ennui !

Ensemble.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Dix mille florins ! quel tour abominable !...
Le mari,
Morbleu ! me paiera tout ceci !

MICHEL, le regardant.

Quel joli moment !... comme c’est agréable
De jouer ainsi
Le rôle de mari !

TOUS, recevant de l’argent.

Je l’avais bien dit, il devient raisonnable
C’est toujours ainsi
Que finit un mari.

TOUS, l’entourant et le saluant.

Ah ! monsieur, pardon... recevez notre hommage ;
L’amour vous sourit, le plaisir vous attend...
Combien il est doux l’instant du mariage !
Pour un tendre époux quel moment enivrant !...
Nous bénissons tous un si beau mariage ;
Recevez nos vœux et notre compliment !

Ensemble.

TOUS.

Adieu, bon voyage !
Ah ! pour vous quel moment !

MONSIEUR DE BRUCHSAL et MICHEL.

De bon cœur j’enrage !...
Sans perdre un instant mettons-nous en voyage ;
Cet hymen vraiment,
Aura fait mon tourment !
Parlons sur-le-champ,

Ils sortent tous, en entourant monsieur de Bruchsal et Michel.

 

 

ACTE II

 

Un salon de campagne ouvrant sur des jardins. Porte au fond ; portes latérales ; deux croisées au fond. À droite, la porte de l’appartement de Mathilde ; à gauche, un guéridon chargé de viandes froides, de fruits, etc., avec deux couverts.

 

 

Scène première

 

MATHILDE, ALPHONSE, DEUX FEMMES DE CHAMBRE qui portent des cartons, ensuite VICTOR

 

Ils entrent par le fond ; Mathilde donne à une de ses femmes son châle et son chapeau ; Alphonse jette de côté son manteau de voyage.

ALPHONSE, donnant la main à Mathilde.

N’êtes-vous pas trop fatiguée, ma chère amie ?

MATHILDE, s’asseyant.

Un peu ; les chevaux allaient si vite ; je me sens encore tout étourdie ; mais ce ne sera rien.

ALPHONSE.

Je vous demande pardon de ce brusque départ ; j’ai voulu vous épargner les curieux, les visites ; on m’en avait annoncé qui ne nous auraient pas été agréables.

MATHILDE.

Vous avez très bien fait, monsieur.

ALPHONSE.

Et puis, dans ces premiers moments, on n’est pas fâché d’être seul, et chez soi. Dans cette terre du moins, nous ne craindrons pas les importuns.

Regardant la table.

Je vois avec plaisir que Victor a fait exécuter mes ordres. Vous avez besoin de prendre quelque chose, n’est-ce pas ? un fruit, une tasse de thé ; justement j’en ai demandé en descendant de voiture... Eh ! tenez, le voilà.

VICTOR, sortant du cabinet à gauche, apporte un plateau qu’il pose sur le guéridon, et, s’approchant d’Alphonse, il lui dit à voix basse.

À mon départ l’ennemi était maître de la place.

ALPHONSE, bas à Victor.

Il était temps de se sauver.

Haut.

C’est bien, laissez-nous.

Aux femmes de chambre, en leur montrant la porte à droite.

Voici l’appartement de votre maîtresse ; vous pouvez le préparer, et vous retirer par le petit vestibule. Nous n’aurons plus besoin de vous.

Les femmes entrent dans l’appartement, et Victor sort par le fond.

 

 

Scène II

 

MATHILDE, ALPHONSE

 

MATHILDE, à part, un peu inquiète.

Ah ! mon Dieu ! on nous laisse seuls.

Duo.

Air : Di piacere mi balza il cor.

ALPHONSE, à part.

Près de ma femme
Me voici donc... pour mon cœur doux instants !...
Ah ! qu’à ma flamme
Il tarde de n’avoir déjà plus soixante ans !

MATHILDE, à part.

Mon trouble augmente.

ALPHONSE.

Qu’avez-vous donc ?... quel effroi
Près de moi ?...

MATHILDE.

Non !... mais ma tante...
Je la croyais en ces lieux.

ALPHONSE.

J’exaucerai vos vœux.

Ensemble.

MATHILDE.

Non, plus d’effroi
Et, près de moi.
Que mon mari
Soit mon meilleur ami !

ALPHONSE.

Oui, sans effroi
Regardez-moi :
Votre mari
N’est-il pas votre ami ?

Alphonse conduit Mathilde à la table, la fait asseoir, et s’assied auprès d’elle à sa gauche.

Permettez que je vous serve.

Il verse le thé, et lui offre des fruits.

Ces petits soins ont tant de charmes : c’est un si grand bonheur d’être hi, dans son ménage, de pouvoir s’occuper uniquement de celle qu’on aime, et qui vous appartient pour toujours !

Mathilde soupire involontairement. À part.

Ah ! mon Dieu ! Ce mot la fait soupirer.

Haut et inquiet.

Qu’est-ce que c’est, chère amie ? quelle inquiétude, quel chagrin vous tourmente ?

MATHILDE.

Moi, monsieur ?

ALPHONSE.

Auriez-vous déjà des regrets ? ou peut-être quelque autre souvenir...

MATHILDE.

Quoi, vous pourriez penser ?...

ALPHONSE.

Quand ce serait vrai, il n’y aurait rien d’étonnant ! et je pardonne d’avance.

MATHILDE.

Bien vrai ! cela ne vous fâchera pas ?

ALPHONSE, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut, avec trouble.

Il y a donc quelque chose ?

MATHILDE, timidement.

Je conviens que je m’étais fait d’avance du mariage, et surtout de mon mari, une idée, un portrait...

ALPHONSE.

Qui me ressemble ?

MATHILDE, de même.

Très peu ! Je me figurais quelqu’un qui aurait à peu près vos traits, vos manières, toutes les bonnes qualités que j’aime en vous ; mais toutes ces qualités-là j’aurais voulu...

ALPHONSE.

Eh bien ?

MATHILDE.

Qu’il les eût depuis moins longtemps.

Ils quittent la table, et viennent sur le devant de la scène. Mathilde se trouve à droite du spectateur.

ALPHONSE.

Je comprends, qu’il fût plus jeune.

MATHILDE, vivement.

Oui, qu’il eût mon âge ! et des yeux si expressifs, une voix si tendre...

ALPHONSE, souriant.

Enfin, un portrait de fantaisie, qui ne ressemblât à rien.

MATHILDE.

Si ; je crois que cela ressemblait à quelqu’un.

ALPHONSE, à part.

Ô ciel !

MATHILDE.

Quelqu’un que j’ai rencontré, avant mon mariage.

ALPHONSE, vivement.

Et vus osez !...

MATHILDE, effrayée.

Non, monsieur, non, je n’ose pas ! c’est parce que vous m’avez dit que cela vous ferait plaisir ; car, sans cela...

ALPHONSE.

En effet, vous avez raison.

À part.

Maudite curiosité !

Haut.

Achevez, je vous en prie ! Vous diriez que ce jeune homme...

MATHILDE.

Ai-je dit un jeune homme ? je n’en sais rien, car je l’ai si peu vu ; trois ou quatre fois, à un bal que donnait un de nos voisins, un banquier de Düsseldorf.

ALPHONSE, avec joie.

Qu’entends-je ! et son nom ?

MATHILDE.

Ah ! mon Dieu ! monsieur, vous devez le connaître ; car, d’après quelques mots qui lui sont échappés, j’ai toujours pensé depuis qu’il devait être un de vos parents, et sans doute votre neveu.

ALPHONSE.

Ah ! que je suis heureux !

MATHILDE.

Et de quoi donc ?

ALPHONSE.

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

Je peux trembler qu’un autre ne vous aime ;
Mais un neveu !... je le vois sans chagrin ;
Car mon neveu, c’est un autre moi-même,
Ce qui me plaît, il le trouve divin,
Et ce que j’aime, il l’adore soudain !...
Aussi, mes biens et mes trésors, ma chère,
Tout ce que j’ai de mieux en ce moment,
Tout, après moi, lui revient... il le prend ;
Et je vois sans trop de colère
Qu’il commence de mon vivant.

MATHILDE.

Vraiment ! si je l’avais su ! moi qui craignais de vous en parler !

ALPHONSE.

Au contraire, ne me laissez rien ignorer. Racontez-moi tous les détails ; dites-moi ce que vous pensez de lui.

MATHILDE.

Beaucoup de bien ; d’abord, il vous ressemble beaucoup ; et un jour que nous causions en dansant, car on danse pour causer, il me dit qu’il s’appelait Alphonse de Bruchsal, qu’il habitait ordinairement Berlin, mais qu’il serait heureux de se fixer à Düsseldorf, de m’y revoir...

ALPHONSE.

Voilà tout ?

MATHILDE.

Oui, monsieur.

ALPHONSE, lentement et la regardant.

C’est singulier ; je croyais qu’il vous avait pris la main et qu’il l’avait serrée.

MATHILDE, troublée.

Comment ? c’est vrai, monsieur, je l’avais oublié.

À part.

Ah ! mon Dieu ! comme il faut prendre garde avec les maris !

Haut.

Qui donc a pu vous apprendre ?...

ALPHONSE.

Voyez, Mathilde, comme il faut toujours dire la vérité à son époux. Tout ce que vous venez de me raconter, je le savais d’avance et de mon neveu lui-même.

MATHILDE.

Ah ! c’est bien mal à lui, c’est bien indiscret ; je ne l’aurais pas cru... et je n’avais pas besoin de cela pour l’oublier ; car, je vous l’ai dit, monsieur, j’y pensais si peu, si peu, que cela ne valait pas la peine d’en parler ; seulement, et d’après ce qu’il m’avait dit de lui, de sa famille, il me semblait que cela annonçait des intentions, et j’attendais toujours qu’il se fil présenter chez nous, lorsqu’un soir on annonce monsieur de Bruchsal. Ce nom fit battre mon cœur ; je levai la tête, mais ce n’était point lui.

Baissant les yeux.

C’était vous, monsieur ; l’accueil que je vous fis d’abord, vous ne le dûtes, j’en conviens, qu’à mes souvenirs, à cette ressemblance ; mais plus tard, vos bontés seules ont appelé ma confiance, mon affection ; vous savez le reste.

Vivement.

Voilà la vérité, monsieur ; vous connaissez le fond de ma pensée, et je vous jure désormais de n’en plus avoir une seule qui ne soit pour vous.

ALPHONSE.

Ah ! ma chère Mathilde !

Air de Délia et Verdican.

À ton bonheur je consacre ma vie.

MATHILDE.

De ses bontés que mon cœur est ému !

ALPHONSE.

Par tes attraits mon âme est rajeunie.

MATHILDE.

D’où vient ce trouble à mes sens inconnu ?

ALPHONSE.

Et toi, Mathilde, et toi, m’aimeras-tu ?

MATHILDE.

Oui, je crois que je vous aime
Comme... un mari...

ALPHONSE.

C’est bien peu !

MATHILDE.

Prenez garde ! je vais même
Vous aimer comme un neveu.

ALPHONSE, à ses genoux.

Ah ! je n’y résiste plus !... Mathilde, ma bien-aimée, apprends donc...

 

 

Scène III

 

OLIVIER, ALPHONSE, MATHILDE

 

OLIVIER.

À merveille !

MATHILDE.

Mon cousin Olivier !

ALPHONSE, à part, toujours à genoux.

Au diable la famille !

OLIVIER, lui donnant la main.

Faut-il vous aider à vous relever ? les amis sont toujours là.

ALPHONSE.

Quoi, monsieur, c’est vous !

OLIVIER.

Moi-même ; j’ai bien pensé que vous vous ennuieriez ici tous seuls ; l’hymen est un tête-à-tête qui dure si longtemps ! j’ai couru chez ma tante, et je l’ai décidée à m’accompagner.

MATHILDE.

Ma tante ! elle serait ici ?

OLIVIER.

Sans doute ; vos femmes l’ont fait entrer dans la chambre de la mariée ; elle vous attend.

MATHILDE.

J’y cours.

S’arrêtant devant Alphonse.

Vous permettez, monsieur ?

OLIVIER.

Est-ce qu’il y a besoin de permission ?

ALPHONSE.

Allez, ma chère Mathilde, disposez-la à me recevoir ; je vous rejoins bientôt ;

Bas.

nous reprendrons notre entretien.

OLIVIER, donnant la main à Mathilde et la conduisant à son appartement.

Eh bien ! vous ne me remerciez pas, ma cousine ?

MATHILDE, lui tendant la main qu’il baise.

Oh ! si fait, vous êtes charmant.

Elle entre dans son appartement, Olivier se dispose ù la suivre.

 

 

Scène IV

 

ALPHONSE, OLIVIER

 

ALPHONSE, à part.

Décidément, je ne pourrai jamais m’habituer au système des cousins.

Au moment où Olivier va entrer dans l’appartement de Mathilde, Alphonse accourt, et l’arrête en lui disant.

Ou allez-vous donc, cousin ?

OLIVIER.

Mais je...

À part.

Il est vexé, tant mieux, je lui apprendrai à me jouer de ces tours-là !

Haut.

J’espère, cousin, que vous êtes content de nous voir.

ALPHONSE, brusquement.

Du tout.

OLIVIER, à part.

Il a une franchise originale.

ALPHONSE.

Qui vous a prié d’amener madame de Linsbourg ?

OLIVIER.

Le sentiment des convenances ; ma cousine n’ayant plus de mère, la présence de sa tante était indispensable ; c’est de droit, c’est l’usage.

ALPHONSE.

Eh ! monsieur, on se passera d’elle et de vous.

OLIVIER.

Vous vous vantez, et vous serez peut-être bien aise de nous avoir. Vous ne vous étiez occupé ni du bal, ni du souper ; mais moi qui pense à tout, j’ai pris sur moi...

ALPHONSE.

De quoi faire ?

OLIVIER.

D’amener des convives et des violons ; deux cents personnes qui vont arriver.

ALPHONSE.

J’en suis fâché, monsieur. Ils passeront la nuit à la belle étoile ; car ils n’entreront pas. Mais je ne vous empêche pas d’aller les rejoindre.

OLIVIER.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

À part.

Le petit vieillard devient aussi trop brutal.

À Alphonse.

Savez-vous, cousin, que cette phrase aurait l’air de me mettre à la porte ?

ALPHONSE.

Vraiment !

OLIVIER.

Et que, quoique purent, je serais obligé de...

ALPHONSE, vivement.

Il serait possible !... comme vous voudrez, monsieur, je suis à vous.

OLIVIER.

Qu’est-ce qu’il dit ? je crois qu’il accepte.

ALPHONSE.

Ici même, et sur-le-champ.

OLIVIER.

Ah çà, qu’est-ce qu’il lui prend donc ? il paraît qu’il est encore vert.

Air du vaudeville de Turenne.

Je ne pourrais le souffrir de tout autre ;
Mais votre titre ici retient mou bras...
De ma famille, en ce moment la votre,
L’honneur m’est cher... et dans le monde, hélas !
De ce duel que ne dirait-on pas ?
Je suis galant, ma cousine est gentille,
Et me tuer, c’est vous donner à vous
Un ridicule...

ALPHONSE, avec ironie.

Eh ! non, c’est, entre nous.
En ôter un à la famille.

OLIVIER.

Monsieur, je pardonne tout, excepté une épigramme... et je suis à vous.

ALPHONSE.

Air de Cendrillon.

Cela suffit... dans l’instant au jardin...

OLIVIER.

Que ce rendez-vous a de charmes !

ALPHONSE.

Vous choisirez et l’endroit et les armes.

OLIVIER.

C’est un gaillard que monsieur mon cousin :
Est-il pressé !... malgré ses cheveux blancs,
Vouloir, morbleu ! sans rien entendre,
Se faire ainsi tuer à soixante ans :
Ne pouvait-il donc pas attendre ?

ALPHONSE et OLIVIER.

C’est convenu ; ce soir, dans ces jardins,
À ce rendez-vous plein de charmes
Nous nous rendrons chacun avec nos armes ;
Nous nous battrons en amis, en cousins.

Olivier sort parle fond.

 

 

Scène V

 

ALPHONSE, seul

 

Oui, morbleu, je suis enchanté ! j’avais besoin de trouver quelqu’un sur qui ma colère pût tomber, et j’aime mieux donner la préférence au cousin ; après cela du moins je serai tranquille dans mon ménage.

 

 

Scène VI

 

ALPHONSE, VICTOR

 

VICTOR, accourant.

Alerte ! alerte ! monsieur...

ALPHONSE.

Qu’est-ce donc ?

VICTOR.

Nous sommes débusqués, l’oncle nous suit à la piste !

ALPHONSE.

Mon oncle !

VICTOR.

Sa voiture est au bas du perron.

ALPHONSE, troublé.

Dieux ! serait-il instruit !...

VICTOR.

Je l’ignore ; mais ne perdez pas une minute ; sauvez-vous.

ALPHONSE.

Eh ! où cela ?... ah ! chez ma femme ; arrivera ce qui pourra.

Il va pour ouvrir la porte de Mathilde qui est fermée.

MADAME DE LINSBOURG, en dedans.

On n’entre pas.

ALPHONSE.

C’est la tante ; que le diable l’emporte ! Il faut pourtant que je voie Mathilde... Eh ! mais la fenêtre qui donne sur la terrasse... je pourrai, quand la tante se sera retirée...

VICTOR, aux aguets.

Voici votre oncle, dépêchons-nous !

ALPHONSE, sautant par la fenêtre.

Eh ! vite.

Il disparaît par la fenêtre à droite et Victor sort par la gauche, tandis que monsieur de Bruchsal et Michel entrent par le fond.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL

 

Ils arrivent comme des gens harassés.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Allons, Michel, arrive donc !

MICHEL, d’un ton piteux.

Voilà, monsieur.

Soupirant.

Quel métier ! six lieues de poste ventre à terre, et par des chemins affreux !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, s’asseyant.

C’est vrai, je suis brisé.

MICHEL.

Et moi donc ! Quand je vous disais, monsieur, que le mariage ne vous valait rien !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Tu vas encore recommencer ?

MICHEL.

Non, non ; j’ai tort ; vous m’avez donné votre parole d’honneur que vous n’étiez pas marié, je dois vous croire jusqu’à preuve contraire !... mais, au nom de Dieu, prenez un peu de repos ; car, avec ce train de vie-là, vous ne pouvez pas aller loin.

Il lui montre la table.

Justement, tenez, voilà une table qui vient d’être servie, et un poulet qui a une mine !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ah ! ah ! je ne pense pas que ce soit pour nous... mais, ma foi, je suis chez moi, et ça nu pouvait pas venir plus à propos.

MICHEL.

Oui, monsieur, croyez-moi, mangez, prenez des forces, vous en avez besoin ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

Monsieur de Bruchsal se met à table ; Michel le sert.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, dépliant sa serviette.

Il paraît que mon Sosie ne se laisse manquer de rien.

MICHEL, regardant avec envie.

Dame ! quand on se trouve dans une bonne maison !... Au moins ces petites promenades coup sur coup ont l’avantage de vous faire connaître vos propriétés.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Tout vient confondre ma raison,
Tant l’aventure est peu commune ;
Est-ce un rêve, une illusion ?...

MICHEL, le servant.

Non... ce repas n’en est pas une !
Ne l’épargnez pas, croyez-moi,
Et qu’ici rien ne vous dérange ;
Car, de tous les biens, je le vois,
Le plus sûr est celui qu’on mange.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, mangeant.

C’est singulier que nous n’ayons encore vu personne ! Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’ils ne soient déjà repartis.

MICHEL.

Non, non, rassurez-vous ; j’ai demandé en bas si madame était ici, on m’a dit que oui.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Madame !... ah çà, veux-tu bien te taire !

MICHEL.

Pardon, monsieur, c’est un reste de soupçon... Voulez-vous me permettre de vous servir à boire ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

À ta santé, mon garçon.

MICHEL.

À la vôtre, monsieur ; c’est plus urgent encore...

Il lui verse. Pendant que monsieur de Bruchsal mange et boit, entre madame de Linsbourg.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL, MADAME DE LINSBOURG, paraissant sur le seuil de la porte de l’appartement de Mathilde

 

MADAME DE LINSBOURG, à part.

Pauvre enfant ! elle est toute tremblante ; moi, je suis indignée, et c’est dans ce moment-là qu’il faut que je fasse connaissance avec son mari, avec mon neveu ; me voilà bien disposée pour une première entrevue !...

Riant.

Monsieur de Bruchsal !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, toujours à table.

Qui m’appelle ? qui vient là ?

MICHEL, apercevant madame de Linsbourg.

C’est peut-être votre épouse.

À part.

Si c’est elle, ça me rassure un peu.

MADAME DE LINSBOURG.

Monsieur, vous pouvez venir, on vous attend !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

On m’attend ? et qui donc ?

MADAME DE LINSBOURG.

Eh ! mais, votre femme.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ma femme !...

MICHEL, triomphant.

Là, monsieur !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à part, se hâtant de manger.

Voilà, parbleu ! qui est trop fort.

Haut.

Je vous demande pardon, madame, je suis à vous dans l’instant.

MICHEL.

Oui, monsieur, il ne faut pas que ça vous empêche de souper.

MADAME DE LINSBOURG, le regardant, et à part.

Eh bien ! il ne se dérange pas ; il reste tranquillement à table, quand je viens l’avertir...

Haut.

Vous ne m’avez donc pas entendue, monsieur ? j’ai eu l’honneur de vous dire...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, jetant sa serviette et se levant.

Que la mariée m’attendait... si vraiment ; mais oserai-je, avant tout, vous demander, madame, à qui j’ai l’honneur de parler ?

MADAME DE LINSBOURG.

Je sais, monsieur, que nous ne nous sommes pas encore vus, puisque ce matin je n’ai pas voulu assister à votre noce.

MICHEL, bas à son maître.

Quand je vous le disais...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Te tairas-tu !

MADAME DE LINSBOURG.

Mais je suis la tante de votre femme, la présidente de Linsbourg.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

De Linsbourg, la veuve du vieux président ?

MADAME DE LINSBOURG.

Oui, monsieur.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Qui avait, dit-on, épousé une femme si sévère, si prude, je veux dire si respectable... et c’est vous, madame, c’est vous qui venez aujourd’hui...

À Michel, lui montrant la table.

Emporte tout cela, et va m’attendre dans la chambre à côté.

MICHEL, hésitant.

Monsieur, c’est que je voudrais...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, brusquement.

Obéis, te dis-je...

MICHEL, à part.

Comme le mariage lui change déjà le caractère !

Il sort en emportant le couvert.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE LINSBOURG, MONSIEUR DE BRUCHSAL

 

MADAME DE LINSBOURG.

Je sens, monsieur, que ma présence en ces lieux a droit de vous étonner, et je vous dois l’explication de ma conduite.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

À merveille ! j’allais vous la demander...

MADAME DE LINSBOURG.

J’ai d’abord été si opposée à ce mariage, que je n’ai pas même voulu y assister ; mais je viens de voir Mathilde...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

On la nomme Mathilde ?

MADAME DE LINSBOURG, étonnée.

Oui, monsieur.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

C’est un joli nom.

MADAME DE LINSBOURG.

Je croyais ne la trouver que résignée à son sort ; mais point du tout ; elle m’a semblé heureuse et satisfaite, et, malgré vos soixante ans, je croirais presque que vous avez su lui plaire.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Moi !...

À part.

Décidément, si c’est une plaisanterie, elle n’a rien d’effrayant, et nous verrons bien...

À madame de Linsbourg.

Ma chère tante, vous avez peut-être l’habitude de vous retirer de bonne heure, et je crains qu’il ne soit déjà trop tard...

MADAME DE LINSBOURG.

Je comprends, monsieur. Je vous laisse.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, lui offrant la main pour la reconduire.

Voulez-vous me permettre, ma chère tante ?

MADAME DE LINSBOURG.

Volontiers, mon cher neveu.

Monsieur de Bruchsal la conduit jusqu’à la porte du fond. Elle sort.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, seul

 

Il ferme la porte et pousse les verrous.

Là, fermons bien ! Si j’y comprends un mot, je veux mourir ; mais c’est égal, voilà assez longtemps qu’ils se moquent de moi ; je vais prendre ma revanche ; puisqu’ils m’ont marié à une jeune personne charmante, à ce qu’il paraît, ma foi,

Se frottant les mains.

allons trouver ma femme.

Il s’avance à pas de loup vers la porte de la chambre de Mathilde ; au même moment, Michel entre du côté opposé et l’arrête par la main.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL

 

MICHEL, tout effaré.

Ah ! monsieur, où allez-vous ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Cela ne te regarde pas !

MICHEL, l’arrêtant.

Si, monsieur ; vous n’irez pas.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Comment ?

MICHEL.

Je ne vous quitte pas, je m’attache à vous ; je sais que vous allez vous battre !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Moi !...

MICHEL.

N’essayez pas de le nier, je viens de rencontrer votre adversaire, qui vous attend avec deux épées sous le bras, pour vous chercher querelle.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Mon adversaire !... une querelle !... et à quel propos, imbécile ?

MICHEL.

À cause de votre femme dont vous êtes jaloux, et à qui il fait la cour.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

On fait la cour à ma femme !...

MICHEL.

Ça vous étonne ! une jeune fille ! car elle est jeune, elle...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, hors de lui.

Ah ! je crois. Dieu me pardonne, que l’enfer s’est déchaîné contre moi ; mais cela ne m’arrêtera pas.

Voulant entrer dans la chambre de Mathilde.

Va-t’en, j’ai besoin d’être seul.

MICHEL, l’arrêtant toujours.

Pour aller vous faire tuer, n’est-ce pas ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Eh ! non...

MICHEL.

Vous en mourez d’envie, je le vois !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Du tout ; au contraire...

MICHEL, suppliant.

Monsieur, monsieur, je vous le demande à genoux !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Tais-toi donc, bourreau !... Voici quelqu’un... Dieu ! serait-ce ma femme ?...

Mathilde entre.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL, MATHILDE, sortant de sa chambre, elle est en toilette du soir, robe blanche croisée, sans garniture, coiffure très simple en cheveux, petit fichu de gaze

 

À l’entrée de Mathilde, monsieur de Bruchsal s’éloigne, et va s’asseoir sur un fauteuil, auprès de la porte du cabinet à gauche.

MATHILDE, à part, regardant monsieur de Bruchsal.

Le voici ! ah ! mon Dieu ! je n’aurai jamais le courage... cependant, après ce que je viens d’apprendre, il le faut bien ; car il n’y a que moi qui puisse obtenir la grâce d’Alphonse ; et puis, ce qui me rassure, c’est que mon mari est là.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à part, et un peu embarrassé.

Je ne sais trop comment débuter, ni comment entrer en ménage ; commençons par me fâcher, ça me servira de contenance.

Haut et s’approchant.

Hum ! hum !

MATHILDE, à part.

Comme il a l’air méchant !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, la regardant de près, et à part.

Ah ! diable ! c’est qu’elle est fort jolie !

MICHEL, à part.

Comme il la regarde !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à Michel, qui est à sa gauche.

N’est-ce pas, Michel, qu’elle est fort bien ?

MICHEL, de mauvaise humeur.

Qu’est-ce que ça fait ? il s’agit bien de cela ; je vous demande de quoi monsieur va s’occuper dans un pareil moment ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à Mathilde.

C’est moi que vous cherchiez, madame ?

MATHILDE, tremblante.

Oui, monsieur.

MICHEL, à part.

Voilà le coup de grâce.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à part.

Au moins, je ne puis pas me plaindre, ils m’ont choisi une petite femme charmante...

À Michel.

Va le coucher, mon ami.

MICHEL, bas.

Monsieur, je n’ose pas ; vous irez vous battre avec l’autre.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, de même.

Est-ce que j’y pense ?

Regardant Mathilde.

et maintenant moins que jamais ; laisse-nous.

MICHEL, à part.

Je ne peux pas m’y décider.

Air : La voilà, de frayeur. (Léonide.)

Ensemble,

MATHILDE.

Quel moment ! quel effroi !
Son regard m’inquiète ;
Quelle frayeur secrète
Vient s’emparer de moi ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à Michel.

Bonne nuit, laisse-moi...

Regardant Mathilde.

Quelle grâce parfaite !...
Et quelle ardeur secrète
M’agite malgré moi ?

MICHEL.

Bonne nuit... quel effroi
Me trouble, m’inquiète ?
Quelle frayeur secrète !...
Je tremble, non pour moi.

 

Faut-il encor que je demeure ?...
Monsieur n’a plus besoin de moi ?...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Non, demain... pas de trop bonne heure.

MICHEL, à part.

De chagrin j’en mourrai, je crois ;
Qui, moi, son fidèle acolyte,
Sans frémir je n’y puis songer,
C’est dans le moment du danger
Qu’il faut, bêlas ! que je le quitte !

Ensemble.

MATHILDE.

Quel moment ! quel effroi ! etc.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Bonne nuit, laisse-moi... etc.

MICHEL.

Bonne nuit... quel effroi, etc.

Michel entre dons l’appartement à gauche.

 

 

Scène XIII

 

MATHILDE, MONSIEUR DE BRUCHSAL

 

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ne trouvez-vous pas, madame, que c’est une situation assez singulière que la notre ? et quand je vois cet air de candeur et de modestie... peut-être vous a-t-on mariée, connue moi, sans que vous le sachiez, sans que vous vous en doutiez ; cela peut arriver ; j’en ai la preuve...

MATHILDE.

En vérité, monsieur, vos doutes commencent à m’embarrasser beaucoup ; ce mariage a été si bizarre, si précipité... je n’ai vu mon mari que fort peu. Et si je me suis trompée, jugez-en vous-même. Un vieillard se présente chez mon tuteur, il se nommait monsieur de Bruchsal, aimable, plein d’esprit... tout le monde était séduit par ses manières douces et prévenantes ; on m’ordonne de l’épouser, je m’y résignai sans peine. Voilà tout ce que je puis vous dire.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Et ce vieillard, c’était moi ?

MATHILDE.

C’était la même bonté dans les regards, la même indulgence, la même douceur...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, s’emportant.

Corbleu !...

MATHILDE, effrayée.

Ah ! par exemple, il ne se fâchait jamais, monsieur ; et maintenant, à la manière dont vous me regardez, il me semble que ce n’est plus lui.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, s’arrêtant et à part.

Diable ! n’allons pas détruire la bonne opinion que l’un a de moi ; car je commence à trouver l’aventure charmante.

Haut.

Je ne me fâche pas non plus ; au contraire, je suis enchanté d’avoir pu vous plaire ainsi à mon insu. Mais je cherche comment j’ai pu y parvenir ; j’avoue que ça m’étonne ; et pour qu’une jeune personne se résigne à passer sa vie près de moi...

MATHILDE, s’oubliant.

Ah ! c’est mon plus cher désir.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, l’observant.

Même à présent ?

MATHILDE.

Plus que jamais !

Air : Pour le trouver, j’arrive en Allemagne. (Yelva.)

J’y vois pour moi tant d’avantage...
Des conseils d’un ami prudent
On a grand besoin à mon âge...
Le monde est, dit-on, si méchant...
Pour marcher seule en ce monde perfide,
Je suis si jeune...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Et moi si vieux...

MATHILDE.

Eh bien.
Désormais vous serez mon guide,
Moi, je serai votre soutien !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Il est sûr que le mariage envisagé ainsi, comme un point d’appui, aurait bien son côté agréable. Et moi, qui avais des préventions contre lui...

MATHILDE.

Et pourquoi donc ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Vous le dirai-je ? tout m’effrayait ; les embarras du ménage, cet esclavage continuel, jusqu’à ce titre de mari et de femme.

MATHILDE.

Eh bien ! ne m’appelez pas votre femme, appelez-moi votre fille, votre pupille, votre nièce, ce que vous voudrez, pourvu que ce titre me rapproche de vous, et me permette de vous aimer.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Que dit-elle ?

MATHILDE.

Ainsi, du moins, je vivrai près de vous, je serai à la tête de votre maison ; ces embarras du ménage, ces soins qui vous effraient, je vous les épargnerai. Pour que le temps vous paraisse moins long, le soir, je vous ferai des lectures, de la musique ; le matin, je vous entourerai de tous ceux qui vous respectent et vous chérissent ; vos vieux amis seront les miens et ils viendront souvent, car ils seront bien reçus. Heureux vous-même, vous voudrez qu’on le soit autour de vous, et, de temps en temps, nous accueillerons la jeunesse, dont les riantes idées égaieront les vôtres, et vous rappelleront vos jeunes souvenirs.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, s’animant.

Cela commence, rien qu’en vous écoutant... oui, ma chère femme...

MATHILDE.

Nous sommes convenus que vous ne me donneriez plus ce nom-là.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

C’est que maintenant il me plaît beaucoup. Oui, vous serez maîtresse absolue ; vous n’aurez qu’à commander pour être obéie.

MATHILDE, émue, et regardant du coté de son appartement.

Est-il vrai ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Je le jure.

MATHILDE.

Quoi ! vous ne me refuserez jamais rien ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Jamais.

MATHILDE.

Quelle que soit la grâce que je vous demande ?...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

N’importe.

MATHILDE.

Eh bien ! il en est une que j’implore.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Je l’accorde d’avance ; et puisque cotte jolie main est à moi...

Voulant y porter les lèvres.

ne me permettrez-vous pas ?...

MATHILDE, lui prenant à lui-même la main qu’elle embrasse ; et tombant à ses genoux.

Ah ! monsieur, c’est moi qui vous le demande...

MONSIEUR DE BRUCHSAL, attendri.

Quoi !... que faites-vous ?... eh bien, me voilà tout ému. Mon enfant, ma chère enfant, relevez-vous.

On frappe.

 

 

Scène XIV

 

MATHILDE, MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL

 

MICHEL, accourant de côté, sans voir son maître.

Courez tous... dépêchez...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Qu’est-ce donc ?

MICHEL, le voyant.

Ah ! mon Dieu !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Michel ! Qu’as-tu donc ? d’où vient ta frayeur ?

MICHEL.

Il n’y a pas de quoi, peut-être ?... Comment, monsieur, vous voilà ici ? et, dans le moment où je vous parle, vous vous bâtiez dans le jardin.

MATHILDE.

Comment ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ah ! tu vas recommencer !...

MICHEL.

Oui, monsieur, vous êtes là-bas, vous êtes ici, vous êtes partout : il n’y a pas de jeune homme qui ait votre activité. J’étais à la fenêtre de ma chambre, parce que je ne pouvais pas dormir ; je prenais le frais en songeant aux inquiétudes que vous me donnez ; voilà que tout à coup j’entends du bruit au-dessous de moi ; je regarde, vous sortiez de l’appartement de madame par la terrasse...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Moi !...

MICHEL.

Oui, monsieur, vous avez sauté par-dessus le balcon ; le cousin est venu vous joindre, et, un moment après, l’épée à la main dans le taillis...

MATHILDE, troublée, courant à Michel.

Ô ciel ! mon mari ! il faut courir ; où est-il ?

MICHEL.

Eh ! le voilà, devant vous.

MATHILDE.

S’il était blessé !...

MICHEL.

Vous voyez bien que non... mais j’ai ou une peur !...

MADAME DE LINSBOURG, frappant à la porte du fond.

Ouvrez, ouvrez vite !

MICHEL, effrayé.

Ah ! c’est mon dernier jour !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Encore un événement !

MADAME DE LINSBOURG, en dehors.

Mathilde !... mon neveu !...

MATHILDE, courant ouvrir.

C’est ma tante.

 

 

Scène XV

 

MATHILDE, MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL, MADAME DE LINSBOURG

 

MATHILDE.

Eh bien ! ma tante ?

MADAME DE LINSBOURG, courant à monsieur de Bruchsal.

Ah ! le voilà, ce cher neveu ! Que je l’embrasse ! J’avais des préventions contre vous, mon cher ami, je le confesse ; mais votre conduite, votre générosité, dans ce malheureux duel...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Ma générosité !...

MADAME DE LINSBOURG, à sa nièce, en s’essuyant les yeux.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

C’est Olivier qui vient de m’en instruire ;
Car tous les deux sont amis désormais :
Après l’avoir désarmé...

MATHILDE.

Je respire !

MADAME DE LINSBOURG.

Le vainqueur même a proposé la paix !

MICHEL, montrant son maître.

À ce trait-là, moi, je le reconnais.

MADAME DE LINSBOURG.

Mais à votre âge !... un duel !... quelle folie !...
Risquer ses jours !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

J’étais en sûreté !
J’aurais pu même ainsi perdre la vie
Sans nuire à ma santé.

MADAME DE LINSBOURG.

Que voulez-vous dire ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Vous allez le savoir.

À Mathilde.

Dites-moi, je vous prie, croyez-vous que ce soit moi qui me suis battu tout à l’heure ?

MATHILDE, hésitant.

Je ne sais.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, montrant la porte à droite.

Qui ai sauté par la fenêtre de votre chambre ?

MATHILDE, baissant les yeux.

Je ne crois pas.

MADAME DE LINSBOURG, vivement.

Qu’est-ce que j’apprends-là ? Comment ! ma nièce... Quel est l’audacieux ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL, à madame de Linsbourg.

Ah ! ne la grondez pas ! c’est ma femme, c’est moi seul que cela regarde.

À Mathilde.

Mathilde, à moi, votre ami, ne me direz-vous pas qui était là, dans votre appartement ?

MATHILDE, troublée.

Qui ?...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Vous hésitez ; manqueriez-vous déjà à votre promesse de tout à l’heure ?

MATHILDE.

Non, je les tiendrai toutes ; mais vous, monsieur, n’oubliez pas les vôtres. Cette grâce que j’implorais, et que vous m’avez accordée d’avance, je la réclame en ce moment ;

D’un ton tout caressant.

car cette personne qui vous a offensé, en usurpant votre nom, vos droits...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Eh bien ?...

MATHILDE, tendrement.

Elle vous aime, elle vous révère, autant que moi.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Il y paraît !...

MATHILDE.

Elle voudrait votre bonheur...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Joliment !

MATHILDE.

Elle n’aspire, ainsi que moi, qu’à passer sa vie auprès de vous.

MONSIEUR DE BRUCHSAL, frappé dune idée.

Comment !... est-ce que ce serait ?... Non, non, pas possible !... Mais, achevez, je vous en prie ; son nom ?...

MATHILDE.

Vous lui pardonnerez ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL, avec impatience.

Son nom ?

MATHILDE, saisissant sa main.

Vous lui pardonnez, n’est-ce pas ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Eh bien, oui ! ne fût-ce que par curiosité. Mais quel est-il enfin ?

MATHILDE, voyant venir Alphonse et Olivier.

Le voici !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Mon neveu !...

TOUS.

Son neveu !...

 

 

Scène XVI

 

MATHILDE, MONSIEUR DE BRUCHSAL, MICHEL, MADAME DE LINSBOURG, ALPHONSE et OLIVIER, se tenant par la main

 

Alphonse a repris son costume de jeune homme.

ALPHONSE, courant à son oncle.

Ah ! mon cher oncle !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Comment, c’est toi ?... quoi ! cet époux invisible, qui se marie, et qui se bat à ma place !...

MADAME DE LINSBOURG.

À la bonne heure ! c’est beaucoup mieux !

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Non, c’est très mal ! c’est indigne ! et je suis furieux !...

Mathilde passe auprès de monsieur de Bruchsal, et cherche à le calmer.

MICHEL.

De ce qu’il a pris votre place ?

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Non... de n’avoir pas pris la sienne,

À Mathilde.

de ne pas vous avoir épousée ; je m’y étais déjà habitue.

MICHEL, à part.

Voilà qu’il a du regret à présent !...

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Une femme si bonne, si aimable, qui aurait été à la tête de ma maison, qui, tous les soirs, m’aurait fait de la musique, pour m’endormir, voilà la femme qu’il me fallait !

MATHILDE.

C’est tout comme... puisque je ne vous quitterai pas.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Je l’espère bien, et je ne pardonne qu’à cette condition-là. Mais c’est égal, vous m’avez raccommodé avec le mariage, et c’est votre faute, si je rencontre jamais une femme pareille...

MICHEL, à part.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il lui prend encore ?

ALPHONSE, souriant.

Je suis tranquille, mon oncle, il n’y en a pas deux comme elle.

MICHEL, bas.

Il faut l’espérer.

MONSIEUR DE BRUCHSAL.

Hein, qu’est-ce que tu dis, Michel ?

MICHEL.

Je dis, monsieur, que votre neveu est un brave jeune homme qui nous a rendu un fameux service. Et pour vous, comme pour moi, j’aime mieux que ce soit lui...

Montrant Mathilde.

Madame aussi, j’en suis sûr.

Ensemble.

ALPHONSE et MATHILDE.

Air du Coureur de veuves.

À notre tristesse
Qu’une douce ivresse
Succède en ce jour :
Un destin prospère,
Par les mains d’un père,
Bénit notre amour !

MONSIEUR DE BRUCHSAL, MADAME DE LINSBOURG et OLIVIER.

À votre tristesse
Qu’une douce ivresse
Succède en ce jour :
Un destin prospère,
Par les mains d’un père.
Bénit votre amour !

MATHILDE, au public.

Air : Si ça l’arrivé encore. (Romagnési.)

Ô vous de qui dépend ici
Le destin de tous nos ouvrages.
Voici venir un vieux mari
Qui sollicite vos suffrages.
Qu’aux yeux de votre tribunal
Son âge excuse sa faiblesse ;
Et, suspendant l’arrêt fatal.
Laissez-le mourir de vieillesse...
Oui, suspendant l’arrêt fatal,
Laissez-le mourir de vieillesse !

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