Le Vieux garçon et la petite fille (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 24 mai 1822.
Personnages
M. DUBOCAGE
JULES LEFEBVRE, son neveu
MATHILDE, sa nièce
PIERROT, jardinier de M. Dubocage
JAQUELINE, jardinière de M. Dubocage
LAPIERRE, domestique de M. Dubocage, personnage muet
Un salon donnant sur un jardin ; dans le fond, une grille.
Scène première
JAQUELINE, assise sur une chaise et travaillant, PIERROT, entrant
PIERROT.
Eh bien ! Jaqueline, est-ce que tu n’as pas entendu sonner là-bas à la petite porte du parc ?
JAQUELINE.
Si fait, mais on disait que not’ maître, M. Dubocage, ne voulait pas recevoir aujourd’hui d’étrangers.
PIERROT.
Parce qu’il veut être seul et en famille. Il attend aujourd’hui son neveu, M. Jules, mon ancien maître, avec qui il était brouillé depuis douze ans, et qui arrive d’Amérique avec dix enfants.
JAQUELINE.
Eh bien ! ça n’est pas celui-là, puisqu’il n’avait avec lui qu’une petite fille !
PIERROT.
C’est égal, fallait toujours voir. Songe donc que par sa protection il se pourrait bien que notre mariage...
Regardant par la droite et allant ouvrir.
Tiens, regarde, il aura fait le tour, car le voilà à la grille du fond.
Scène II
JAQUELINE, PIERROT, JULES LEFEBVRE, MATHILDE, qu’il tient par la main
JULES, entrant.
Enfin, on veut bien nous ouvrir...
PIERROT, le regardant.
Eh ! oui, Dieu me pardonne ! dis donc, Jaqueline, il n’est presque pas changé. Ou je ne m’appelle pas Pierrot, ou c’est mon ancien maître, M. Jules Lefebvre.
JULES.
Qui a prononcé mon nom ?
PIERROT.
Comment, Monsieur, vous ne reconnaissez pas celui qui doit tout à vos bontés, ce petit Pierrot que vous avez placé près de votre oncle, quand vous êtes parti pour l’Amérique ?
JULES.
Il serait possible !
Air des Filles à marier.
Hé quoi ! tes yeux ont su me reconnaître !
PIERROT.
Ils vous auraient r’connu toujours !
JULES.
Ton aspect seul en mon cœur fait renaître
Le souvenir de mes premiers beaux jours,
Ô bords chéris ! doux pays de la France !
Lieux enchanteurs dont je m’étais banni,
Je vous revois ! heureux celui
Qui peut toucher, après quinze ans d’absence,
Le sol natal...
Donnant une poignée de main à Pierrot.
Et la main d’un ami !
PIERROT, à Jaqueline.
D’un ami, tu entends ; voilà un bon maître ! Je présuppose que c’te petite fille est à vous ?
MATHILDE.
Précisément.
JULES.
C’est ma chère Mathilde !
PIERROT.
Je m’en doutais.
À Jaqueline.
C’est une des dix ! Vous auriez aussi bien fait d’amener tout votre monde, car monsieur votre oncle a une fameuse envie de les embrasser.
JULES.
Il est donc vrai... lui qui avait juré de ne plus nous revoir, consent à nous pardonner.
MATHILDE.
Tu vois donc bien, mon papa, maman qui ne voulait pas le croire !
JULES, à Pierrot.
Oui, ma femme nous avait envoyés d’abord...
JAQUELINE.
Comment, vot’ femme ! Monsieur nous disait que vous étiez veuf.
JULES.
Non pas, grâce au ciel !
PIERROT.
Dame, il l’a dit : veuf avec dix enfants.
JULES.
Dix enfants... je n’ai que celui-là !
MATHILDE.
Certainement, je suis fille unique !
PIERROT.
Ah ! mon Dieu, vous êtes perdu ! car monsieur votre oncle ne vous recevait qu’à cause du veuvage, et surtout à cause des dix enfants.
JULES.
Explique-toi, de grâce !
PIERROT.
Depuis douze ans, c’est-à-dire depuis vot’ mariage, Monsieur ne voulait plus entendre parler de vous ; lorsqu’il y a quelques mois, un de ses correspondants, qui arrivait d’Amérique, lui a dit qu’il avait vu... à... où vous étiez...
JULES.
À New York.
PIERROT.
Oui ; qu’il avait vu à New York un négociant français, nommé Lefebvre...
JULES.
Ah ! mon Dieu, j’y suis maintenant, et Je devine d’où vient cette méprise ! Il y a effectivement à New York un de mes compatriotes que l’on nomme Lefebvre... (des Lefebvre, il y en a partout). Celui-là est bien veuf et père de dix enfants ; avec cette différence, qu’il est riche et que je n’ai rien ; qu’il est négociant et que je suis militaire.
Tirant une lettre de sa poche.
Justement la lettre de mon oncle était adressée à M. Lefebvre, négociant. Mais où diable pouvais-je soupçonner !...
Lisant la lettre.
« Que tout soit oublié ; au reçu de ma lettre pars sur le champ avec toute ta famille. » Le mot toute est souligné, j’ai cru que cela avait rapport à ma femme ! Que faire, mes amis, et quel parti prendre ?
PIERROT.
Dame, il ne sera pas aisé de faire entendre raison à vot’ oncle, parce qu’il a une passion pour les enfants.
MATHILDE.
Eh bien ! ne suis-je pas là ?
JAQUELINE.
Ça ne lui suffit pas : son bonheur est de se voir entouré d’une légion de petites filles ou d’un régiment de petits garçons ; quelquefois, il réunit dans son parc tous ceux du village. L’autre jour, il s’est fait jouer, pour sa fête, une comédie de M. Berquin, et il a fait venir de Paris des costumes qui sont encore dans le garde-meuble.
MATHILDE, qui a écouté avec attention.
Vraiment !
JAQUELINE.
Air du Ménage de garçon.
Tous les enfants du voisinage
Avec leurs bonn’s sont v’nus ici.
Afin d’ jouer leur personnage.
Monsieur votre oncle était ravi !
J’étions presque à la scèn’ dernière,
Et tout allait bien sans broncher,
Quand à huit heur’s la troupe entière
Fut obligé d’ s’aller coucher !
Ils nous ont escroqué le dénouement ; Monsieur était furieux.
JULES.
S’il en est ainsi, il nous recevra mal ; ta mère surtout, qu’il a juré de ne jamais voir ; et nous ferons aussi bien de partir.
MATHILDE.
Non, mon papa, je t’en conjure...
JULES.
Que veux-tu donc faire ?
MATHILDE.
Je ne sais ; mais n’y aurait-il pas quelque moyen ?...
JULES.
Aucun ! il faut se décider : partir ou rester.
PIERROT.
Eh bien ! à votre place, je ne ferions ni l’un ni l’autre.
MATHILDE.
Bah !
PIERROT.
Écoutez : il y a M. de Frémoncourt, que vous devez connaître et qui est un ami de votre oncle ; il demeure à une demi-lieue d’ici, au village de Réthal. Il pourrait vous donner un bon conseil ou parler en votre faveur.
JULES.
Tu m’y fais songer, un ancien ami de mon père ; c’est effectivement notre seule ressource ! Mais une demi-lieue j’ai renvoyé ma voiture...
Montrant Mathilde.
et cette enfant ne pourrait pas...
PIERROT.
Vous nous la laisserez.
Air de la valse de Philibert marié.
J’aurons ben soin de toute demoiselle ;
Et quand vot’ femme arrivera ce soir,
Chacun de nous, en serviteur fidèle,
Fera d’ son mieux pour la ben recevoir !
MATHILDE, à Jaqueline.
Viens dans le parc, je te ferai connaître
Quels sont à moi mes projets et mes vœux ;
Et toi, mon père, à ton retour peut-être
Tu trouveras le bonheur en ces lieux.
Ensemble.
JULES.
Oui, mes amis, je vous laisse avec elle :
C’est mon bonheur ainsi que mon espoir ;
Et je saurai reconnaître le zèle
Qui vous engage à la bien recevoir.
PIERROT et JAQUELINE.
J’aurons ben soin de voûte demoiselle, etc.
Jules sort par la droite, Mathilde et Jaqueline par le fond.
Scène III
PIERROT, puis M. DUBOCAGE
PIERROT, regardant à gauche.
Eh ! jarni, c’est not’ maître ; je ne l’ons jamais vu si dispos, il marche presque avec un bras ! Il a avec lui deux domestiques chargés de joujoux ; voilà Lapierre avec un cheval sous un bras et un vaisseau de ligne sous l’autre ; et des raquettes, des ballons, des tambours et des poupées, ça me fait l’effet d’un jour de l’an.
DUBOCAGE, entrant appuyé sur le bras d’un domestique.
Va doucement, je te dis ; va doucement ; bien.
Se mettant dans son fauteuil.
Qu’on porte tout cela dans mon appartement, et que l’on prenne garde de rien casser. Ah ! te voilà, Pierrot. As-tu fait préparer les chambres que j’ai commandées, une pour mon neveu et les autres pour sa famille.
PIERROT.
Oui, Monsieur ; mais songez donc, dix enfants, quel tapage cela va vous faire ! Quel désordre dans la maison ! Je ne parle pas de mes fleurs et de mes plates-bandes, j’en ai fait mon deuil ;
À part.
et depuis huit jours je n’y touche plus.
DUBOCAGE.
Eh bien ! mon ami, c’est ce qui me charme d’avance ! je suis fatigué du calme où je vis habituellement ; j’ai soixante ans, autant de mille livres de rentes, et je me lasse de manger ma fortune tout seul.
PIERROT.
C’est la faute de Monsieur, qui n’avait qu’à parler, il ne manquerait pas de convives.
DUBOCAGE.
Oui, des étrangers, tandis qu’ici je vais me trouver une famille toute faite, qui animera ma solitude, qui égayera ma vieillesse. Songe donc ! huit garçons et deux filles : quelle variété de caractères ! quelle diversité de goûts, de penchants, d’inclinations ! C’est la société en abrégé ! Je me vois d’avance au milieu de tout cela, chéri, respecté, et surtout obéi, car j’aurai sur mes petits sujets un pouvoir absolu ; ce sera une monarchie patriarcale tempérée par des joujoux et des friandises.
Air de Turenne.
À ce prix seul oubliant ma colère,
À mon neveu j’ai rendu mes bontés ;
Il vient suivi de sa famille entière,
Car il me faut dix enfants bien comptés !
Je veux qu’ils soient ici comme les nôtres ;
Mais si d’un seul je suis frustré,
Dès demain je me marierai !
PIERROT, à part.
Dieux ! aime-t-il les enfants des autres !
DUBOCAGE.
Écoute ici. Pierrot, j’ai envie que tu montes à cheval et que tu ailles à la ville prochaine... Hein ! qu’en dis-tu ?
PIERROT.
Je dis que j’aimerais mieux que vous eussiez une autre envie, parce que six lieues à franc étrier, et autant pour revenir, ça me mettra sur les dents.
DUBOCAGE.
Paresseux ! c’est égal, tu iras ; c’est le plus prochain bureau de poste, il doit y avoir des lettres pour moi, et il faut que je sache des nouvelles de mon neveu, et pourquoi il n’arrive pas.
PIERROT, jetant sur la table son chapeau, qu’il avait pris.
Parbleu, si ce n’était que cela, vous pouvez être tranquille ; il se porte bien, quoiqu’il soit un peu changé.
DUBOCAGE.
Tu l’as donc vu, ils sont donc ici, et tu ne me le dis pas !
PIERROT.
Non, Monsieur, non certainement, il n’y a encore personne d’arrivé.
À part.
Aussi ils ne sont pas convenus de ce qu’il fallait dire !
DUBOCAGE.
Ah çà ! morbleu, veux-tu t’expliquer ?
PIERROT.
M’y voilà, Monsieur ; c’est Jaqueline qui arrive de Réthal, et qui a vu toute la famille chez M. de Frémoncourt, où ils sont descendus en secret pour se reposer un instant, et de là venir vous surprendre !
DUBOCAGE.
Il serait possible ? avant une heure je vais les voir... Et qu’est-ce que t’a dit Jaqueline, comment les a-t-elle trouvés ?
PIERROT.
D’abord, Monsieur, elle a vu une petite fille charmante.
DUBOCAGE, se frottant les mains.
C’est très bien ; mais les autres, parle-moi donc des autres, mes petits neveux surtout !
PIERROT.
Oh ! pour vos neveux, ce sont des jeunes gens ceux-là... il n’y a rien à en dire.
DUBOCAGE.
Tu crois donc que nous vivrons bien ensemble ?
PIERROT.
Oh ! ils ne vous embarrasseront pas, et vous pourrez en faire tout ce que vous voudrez.
DUBOCAGE.
Voyez-vous, ces petits gaillards ; mais quand donc arriveront-ils ?
PIERROT.
Pour ça, il ne risque rien d’attendre, quand il lui en viendra...
Scène IV
DUBOCAGE, PIERROT, MATHILDE, habillée en petit garçon, avec un tambour
MATHILDE, en dehors.
Ohei ! ohei ! la poste aux ânes !
Air du Mari de circonstance.
On dit qu’il faut que j’ sois savant,
Le latin ne m’amuse guère,
Moi, je me sens né pour la guerre ;
Et la grammaire et l’ rudiment,
J’ vous mèn’ tout ça tambour battant,
Pan, pan.
Le bruit, voilà mon élément,
À moi seul je fais plus d’ tapage
Que tous les p’tits garçons d’ mon âge ;
Et quand ils s’en vont disputant,
J’ les accorde tous en frappant.
Pan, pan.
PIERROT.
Par exemple, celui-là, d’où sort-il ?
MATHILDE.
Dites donc, vous autres, savez-vous où est mon oncle Dubocage ?
DUBOCAGE.
Le voilà, mon petit ami, le voilà.
PIERROT.
Eh ! oui, c’est lui-même.
À part.
Ah çà ! que disait donc M. Jules ?
MATHILDE.
Comment ! dans ce fauteuil... Tiens, par exemple, a-t-il l’air patraque.
DUBOCAGE, riant.
Ah ! ah ! est-il naïf... Viens donc m’embrasser.
MATHILDE.
Volontiers.
DUBOCAGE.
Comment te nomme-t-on ?
MATHILDE.
Achille.
DUBOCAGE.
Eh mais ! ce nom-là te convient assez, car tu as l’air d’un petit diable. Et comment te trouves-tu ici ? Pierrot m’avait dit que ton père et tous tes frères étaient à Réthal, chez M. de Frémoncourt.
ACHILLE.
Ah ! Pierrot vous a dit cela, eh bien ! c’est vrai.
PIERROT.
Tiens, j’ai menti juste, c’est-i heureux !
ACHILLE.
Mais pendant que mon papa s’était enferme pour causer avec ce M. de Frémoncourt, qui est un vieux...
DUBOCAGE.
Pas tant, il est plus jeune que moi.
ACHILLE.
C’est égal, c’est un vieux ; il n’en finissait pas ; ça nous a ennuyés, nous sommes sortis sans permission, nous avons laissé les autres qui sont des bambins, et nous sommes venus avec Fortuné, Théodore, Oscar et Coco...
PIERROT.
Oscar et Coco. Ah çà ! ils sont donc décidément une douzaine ?
DUBOCAGE.
Ces chers enfants ! pour m’embrasser plus tôt ; c’est charmant. Tu avais donc bien envie d’arriver ?
ACHILLE.
Dame ! quand nous avons vu ces beaux marronniers et ce parc, nous sommes montés sur le mur.
Air : Si vous n’étiez pas si jolie.
« En sautant, vous cassez l’ treillage,
« Dit un garde-chasse en courroux ;
« Vous êt’s chez monsieur Dubocage. »
Alors nous avons sauté tous.
PIERROT.
La, v’là, l’ treillage en décadence.
ACHILLE.
Ailleurs c’eût été fait de nous.
Voyez quel bonheur, quand j’y pense,
Que cela soit tombé sur vous.
DUBOCAGE.
C’est le garde qui vous a conduits ici ?
ACHILLE.
Non, les autres sont restés sur le canal, parce qu’il y a une barque ; et Oscar et Coco se sont mis à naviguer. C’est Coco qui est le grand amiral.
DUBOCAGE.
Mais toi, mon petit garçon, tu as voulu voir ton oncle ?
ACHILLE.
Sans doute, moi et Théodore, parce que nous avions faim.
DUBOCAGE.
Sont-ils gentils ! Et Théodore, où est-il ?
ACHILLE.
En bas, le long des espaliers, il est resté à manger des pêches, parce qu’il est très gourmand mon frère Théodore.
DUBOCAGE.
Et toi ?
ACHILLE.
Oh ! moi, je n’ai pas voulu.
DUBOCAGE.
C’est bien.
ACHILLE.
Parce que des pêches, ça me fait mal, j’aime mieux autre chose !
DUBOCAGE.
Eh bien ! voyons, Pierrot, donne-lui autre chose à cet enfant.
PIERROT.
Dame ! Monsieur ! il y a dans cette armoire un beau pâté de foies gras.
DUBOCAGE.
Veux-tu te taire ? un pâté superbe qui m’arrive de Strasbourg ; je défends bien qu’on y touche ! D’abord, c’est trop lourd, et ensuite j’y compte pour mon dîner d’aujourd’hui ; diable ! il ne s’agit pas ici de plaisanter. Apporte tout autre chose, ce qu’il y aura.
Pierrot sort.
Scène V
DUBOCAGE, ACHILLE
DUBOCAGE, à part.
Mais, quand j’y pense, si j’invitais aujourd’hui M. de Frémoncourt à venir entamer avec nous le pâté de foies gras, il sera enchanté de se trouver avec mon neveu.
Il approche de lui la table, et se dispose à écrire ; pendant ce temps, Achille a pris une corde et s’amuse à sauter en chantant sur l’air : Je n’ saurais danser.
Petit Jean, hauss’-moi
Pour voir les fusées volantes,
Petit Jean hauss’-moi
Pour voir les fusées voler.
DUBOCAGE.
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc là ?
ACHILLE, toujours de même.
P’tit Jean m’a haussé,
J’ai vu les fusées volantes.
P’tit Jean m’a haussé,
J’ai vu les fusées voler.
Là, c’est-i vexant ! Dire que je ne pourrai jamais faire de doubles tours !
DUBOCAGE, lui faisant signe de la main.
Mon petit bonhomme, si tu voulais attendre un peu, ça me distrait.
ACHILLE.
Dites donc, mon oncle, est-ce que vous ne jouez pas à la corde ?
DUBOCAGE.
Quelle question !
ACHILLE.
Dame ! c’est que tout le monde joue à la corde ; mais c’est égal, je ne vous force pas, pourvu que je fasse mes doubles tours.
DUBOCAGE.
Oui ; mais je te dis que cela me fait un bruit qui me gêne ; joue à autre chose.
ACHILLE.
Tiens, je ne demande pas mieux, pourvu que je joue.
Il prend les chaises et les fauteuils, les met les uns sur les autres près de la table, tout cela en chantant ; M. Dubocage, toujours écrivant, témoigne son impatience, mais sans tourner la tète vers Achille, qui achève d’entasser les chaises, et qui se dispose à monter sur la table.
DUBOCAGE, l’apercevant.
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc là ? tu vas te casser la cou.
ACHILLE.
Il n’y a pas de danger ; je joue à la forteresse et je monte à l’assaut. Pif, paf, pan ; vois-tu, ce sont les Turcs qui résistent.
Toutes les chaises se renversent.
Patatras ! voilà la citadelle à bas.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, quel tapage et quelle poussière ; et mes chaises qui doivent être brisées. Je te défends de toucher à aucun meuble, et de rien casser.
ACHILLE.
Alors, comment voulez-vous qu’on s’amuse ?
DUBOCAGE.
Au fait,
Air de la Robe et les Bottes.
Voilà quels sont les plaisirs de l’enfance.
Dans cet âge innocent et pur,
Voilà ses jeux : et pourtant, quand j’y pense.
Ce sont aussi les jeux de l’âge mûr.
Oui l’homme est tel dans tonte sa carrière,
Il se croit grand quand il détruit ;
Il se croit fort quand on le laisse faire,
Se croit heureux alors qu’il fait du bruit.
À la fin de ce couplet, Achille tire de sa poche une balle qu’il fait sauter et l’envoie sur la table où écrit M. Dubocage.
DUBOCAGE.
La ! c’est encore pire, il a renversé l’encre sur mon papier, c’est une lettre à recommencer ; c’est un démon que cet enfant-là.
Le prenant par le bras et le forçant à s’asseoir près de lui, de l’autre côté de la table.
Je t’ordonne de ne pas sortir de là, et de t’amuser sur place, entends-tu ? Je ne sais plus où j’en suis. Voyons...
Achille a pris le tambour qui est sur la table, et il se met à frapper de toutes ses forces.
DUBOCAGE, se levant en sursaut.
Ah ! mon Dieu, j’ai manqué sauter au plafond.
Achille joue toujours.
Mais veux-tu te taire ?
ACHILLE.
Est-ce que je bouge ? Vous m’avez dit de m’amuser sur place ; tant pire, je m’amuserai.
Air : Pan, pan.
Vous venez de me le permettre.
DUBOCAGE.
Te tairas-tu, petit démon ?
ACHILLE.
Pon, pon, pon.
DUBOCAGE.
Allons écrire ailleurs ma lettre
J’en perdrai, je crois, la raison.
ACHILLE.
Pon, pon, pon.
DUBOCAGE.
Holà ! quelqu’un ! ici Lapierre !
Viens, mène-moi dans mon salon.
ACHILLE.
Pon, pon, pon.
DUBOCAGE.
Les autres vaudront mieux, j’espère ;
Ah ! le méchant petit garçon !
ACHILLE.
Pon, pon, pon.
Dubocage sort appuyé sur le bras de Lapierre, et Achille le reconduit jusqu’à la porte de son appartement en jouant du tambour.
Scène VI
MATHILDE, puis JAQUELINE et PIERROT
MATHILDE.
Victoire ! victoire ! j’ai mis mon bon oncle en déroute.
PIERROT, à Jaqueline, en entrant et tenant un pot de confitures.
Aussi, tu ne me prévenais pas. Est-ce que je pouvais deviner ? j’ai cru que les dix y étaient déjà.
JAQUELINE.
Es-tu simple !
À Mathilde.
Eh bien ! Mademoiselle, comment cela va-t-il ?
MATHILDE.
À merveille ; mon oncle est joliment en colère, et grâce au ciel il me déteste déjà ; mais il faut continuer. Vous savez que vous devez m’obéir et me seconder, votre mariage en dépend ; car je me charge de tout auprès de mon oncle.
JAQUELINE et PIERROT.
Oh ! nous voilà, que faut-il faire ?
MATHILDE.
Apportez-moi d’abord le pâté de Strasbourg dont il a parlé.
PIERROT.
Oh ! non, ça c’est du sérieux et du solide.
Air de Taconnet.
Monsieur votre oncle se mettrait en colère.
MATHILDE.
Il est si bon !
PIERROT.
Mais n’ faut pas l’obstiner.
MATHILDE.
Qui te fait peur ?
PIERROT.
J’ connais son caractère.
Hors un tel crime il peut tout pardonner ;
De lui je crains quelque apostrophe.
Comm’ bien des gens qu’on pourrait désigner,
Le long du jour Monsieur est philosophe ;
Mais il est homme à l’heure du dîner.
MATHILDE.
Veux-tu être marié, oui ou non ?
PIERROT.
Oui, Je le veux.
JAQUELINE.
Eh bien ! fais donc ce qu’on te dit.
MATHILDE.
Il s’agit ici d’une conspiration contre mon oncle. Toi, Jaqueline, à cette table. Pierrot de l’autre côté. Nous avons peu de temps ; c’est là le cas de montrer du courage et de l’activité : avant un quart d’heure il faut que ce pâté ait disparu, et je compte sur vous. Adieu, je reviens à l’instant.
Scène VII
PIERROT, JAQUELINE, tous deux assis devant la table
PIERROT, sautant sur le pâté et en coupant une tranche.
Dieu de Dieu, qu’est-ce qu’elle a dit là !
JAQUELINE.
Eh bien ! que fais-tu donc ?
PIERROT, la bouche pleine.
Dame ! je veux être marié, et, tu l’as entendu, il n’y a pas d’autre moyen.
Voyant qu’elle le regarde.
Ah çà ! aide-moi donc un peu, je ne peux pas tout faire dans le ménage.
JAQUELINE.
Dès que tu le veux, Pierrot, il le faut bien.
Mangeant.
Hum ! c’est assez friand tout de même.
PIERROT.
Ne t’amuse pas à parler, tu sais qu’il n’y a pas de temps à perdre ; il faut que cela soit fait vite et bien, et mon estomac a de la conscience.
JAQUELINE, mangeant toujours.
Écoute donc, je fais de mon mieux. Mais si, comme elle le disait, c’est là une conspiration, sais-tu que c’est drôle !
PIERROT.
Oui, ça n’est pas mauvais, surtout quand elle est aux truffes ; mais c’est joliment dangereux.
JAQUELINE.
Pourquoi cela ?
PIERROT.
C’est que j’étouffe, et qu’on ne nous a pas dit de boire.
Scène VIII
PIERROT, JAQUELINE, MATHILDE, en gros petit garçon mis avec un autre habit
MATHILDE.
Eh bien ! est-ce fait ?
PIERROT.
Pas tout à fait encore, et cependant je ne nous sommes pas épargnés.
JAQUELINE.
Air de Voltaire chez Ninon.
Dam ! nous nous appliquons beaucoup.
MATHILDE.
Je reconnais votre mérite.
PIERROT.
Que je lui donne un dernier coup !
MATHILDE.
J’entends mon oncle, partez vite.
C’est bien ainsi ! c’est ce qu’il faut.
PIERROT.
Laissez-moi l’achever, de grâce ?
Je suis prudent, et d’ notr’ complot,
Je n’ veux pas qu’il reste de trace.
Mathilde les pousse dehors tous les deux.
Scène IX
MATHILDE, se mettant à la table devant le pâté, et ayant l’air d’en manger avec appétit, M. DUBOCAGE
DUBOCAGE, appuyé sur le bras d’un domestique.
Enfin, j’ai terminé ma lettre. Tiens, Lapierre, fais-la porter chez M. de Frémoncourt. Il parait que monsieur Achille à pris le parti de battre la retraite. Mais qu’est-ce que je vois donc là ? ça n’est pas lui.
THÉODORE, d’un air niais.
Bonjour, mon oncle Dubocage. On m’a dit que vous étiez dans votre cabinet à travailler, et je n’ai pas voulu vous déranger.
DUBOCAGE.
À la bonne heure, au moins, celui-là n’a pas l’air tapageur. Et qui es-tu, mon petit ami ?
THÉODORE.
C’est moi que je suis Théodore.
DUBOCAGE.
Ah ! oui, je sais ; mais que fais-tu donc là ?
THÉODORE.
C’est un pâté que j’ai trouvé dans cette armoire.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, mon pâté de foies gras !
THÉODORE.
Écoutez donc, moi j’avais faim, et j’en ai mangé un petit morceau.
DUBOCAGE.
Un petit morceau ! et plus de la moitié a disparu. Malheureux enfant, veux-tu venir ici ? Il y a de quoi le rendre malade ! Et mon ami Frémoncourt que j’ai invité à venir entamer... cela se trouve bien, c’est tout au plus s’il arrivera pour les restes.
THÉODORE.
Dites donc, mon oncle ?
DUBOCAGE.
Eh bien ! qu’est-ce que tu veux ?
THÉODORE.
Dame ! je voudrais savoir...
DUBOCAGE, le contrefaisant.
Je voudrais savoir...
Le regardant.
C’est singulier, il a bien quelque chose de la famille, et malgré cela il a un air niais.
Haut.
Voyons mon garçon, que veux-tu savoir ?
THÉODORE.
Je voudrais savoir à quelle heure est-ce qu’on dîne.
DUBOCAGE.
Ah çà ! mais il ne songe donc qu’à manger, celui-là ; il n’y a pas d’exemple d’une pareille gourmandise. Est-ce que tout à l’heure tu n’as pas cueilli des pêches ? pas cueilli des pêches ?
THÉODORE.
Oh ! trois ou quatre ; pour les prunes, je n’ai pas compté ; mais pour les abricots je n’ai pas pu en manger beaucoup, parce qu’ils étaient trop haut, et que pour en abattre il fallait jeter de grosses pierres.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, des pierres ! et ma melonnière qui est dessous, mes cloches de verre bleu et mes vases du Japon !
THÉODORE, riant niaisement.
Dame ! tout cela a été brisé, puisque je m’en ai fait des castagnettes.
DUBOCAGE.
Et tu m’annonces cela avec une tranquillité... Est-il possible d’être plus bête que cet enfant-là ! Où sont tes frères ? amène-les-moi tout de suite ; car s’ils lui ressemblent, ils feront quelques sottises.
THÉODORE.
Que je vous les amène ?
DUBOCAGE.
Oui. Ils doivent être dans mon parc, et je veux les voir tous ensemble.
THÉODORE.
C’est que je n’aime pas beaucoup à courir.
DUBOCAGE.
Eh bien ! il faut t’y habituer : cela te fera du bien, cela te fera digérer.
THÉODORE, mettant la main à son estomac.
Oh ! je digère bien sans cela. Ah ! la... la... la... dites donc mon oncle ; ah! la... la... la... Dieu, que ça fait mal !..
DUBOCAGE.
Eh bien! qu’as-tu donc ?
THÉODORE, pleurant en faisant des contorsions.
Je n’en sais rien, mais je suis malade.
DUBOCAGE.
Mais qu’est-ce que tu éprouves ?
THÉODORE.
Est-ce que je sais ? puisque je suis malade, c’est fini, je vais mourir ; ah ! mon Dieu, je vais mourir.
DUBOCAGE.
Mais encore, où as-tu mal ?
THÉODORE.
Partout, et puis encore autre part... dans l’estomac.
DUBOCAGE.
Parbleu ! c’est bien facile à deviner ! c’est une indigestion ; s’il va s’aviser d’être malade ici, nous serons bien. Holà ! quelqu’un, Jaqueline ! Ah ! le maudit enfant ! la moitié d’un pâté de foies gras. Jaqueline, Pierrot !
Scène X
MATHILDE, M. DUBOCAGE, JAQUELINE, PIERROT
DUBOCAGE.
Vite et vite, Jaqueline, emmène cet enfant ; qu’on fasse chauffer de l’eau et qu’on lui donne du thé.
THÉODORE, pleurant toujours.
Eh ! je ne veux pas en prendre.
DUBOCAGE.
Allons, un autre embarras ; tu vois bien, mon petit ami, que c’est pour te guérir.
THÉODORE.
Justement, ça va être mauvais, et ça me fera du mal ; je n’en veux pas.
DUBOCAGE.
Eh bien ! si tu ne le prends pas, tu mourras.
THÉODORE, pleurant toujours.
Eh ! non, je ne veux pas mourir, et je ne veux pas prendre du thé... ah ! ah ! à moins que mon oncle n’en prenne devant moi.
DUBOCAGE.
Par exemple, celui-là est trop fort ; qu’il aille au diable.
THÉODORE, faisant des contorsions.
Ah ! la... la... la... voilà que ça augmente, c’est vous qui en êtes cause et qui ne voulez pas que je guérisse ; je le dirai à mon papa... ah ! ah !
DUBOCAGE.
Eh bien ! voyons, puisqu’il le faut, j’en prendrai avec toi ; là, es-tu content ? Justement il m’est contraire. Jaqueline, fais-m’en vite une petite tasse bien léger surtout, et emmène-le, que je ne l’entende plus.
Jaqueline et Théodore sortent.
Scène XI
DUBOCAGE, PIERROT
DUBOCAGE.
Mais a-t-on jamais vu cette idée ?
Air de l’Écu de six francs.
Eh bien ! réponds-moi, que t’en semble ?
Est-il un enfant plus gâté ?
Il nous faudra trinquer ensemble.
Moi qui ne peux souffrir le thé.
D’après une telle tactique,
Je tremble fort, sur mon honneur,
Pour le jour où notre docteur
Va lui commander l’émétique.
PIERROT.
Ah çà ! not’ maître, je n’en reviens pas ! Qu’est-ce qu’il a donc not’ petit bourgeois ?
DUBOCAGE.
Il a qu’il est malade pour avoir mangé ce qui manque à ce pâté de foies gras.
PIERROT.
Par exemple, s’il n’y a que cela qui lui ait donné une indigestion, je suis bien tranquille pour lui.
DUBOCAGE.
Tu crois cela ? Eh bien ! je soutiens, moi, qu’il n’en faudrait pas tant pour rendre malade une grande personne.
PIERROT.
Hein ? qu’est-ce que vous dites donc là ?
DUBOCAGE.
Tu ne sais pas comme c’est lourd ; c’est pire qu’un plomb sur l’estomac, surtout quand on mange tout cela sans boire ; et il y a des exemples de personnes qui en sont mortes.
PIERROT.
Ah ! mon Dieu ! Dites donc. Monsieur, je vais aller près de not’ petit maître ; je surveillerai à ce que Jaqueline lui fasse du thé, et je le prendrai pour lui.
DUBOCAGE.
Comment ! pour lui ?
PIERROT.
Non, je veux dire pour vous ?
DUBOCAGE.
À la bonne heure, mon garçon ; tu me rendras là un vrai service.
PIERROT.
Oh ! Monsieur, ce n’est pas pour vous, je vous jure.
DUBOCAGE.
C’est égal, cela me fera grand bien.
PIERROT.
Et à moi donc ; j’y vais tout de suite.
Scène XII
DUBOCAGE, puis ÉDOUARD
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, quelle famille, et comme tout cela a été élevé ! l’un tapageur insupportable, l’autre d’une bêtise surnaturelle ! et les autres... Hein ? qu’est-ce qui vient là ?
MATHILDE, en jeune homme à la mode et habillée
dans le dernier genre, le lorgnon, la cravate bien serrée, etc., parlant à la cantonade.
Eh bien ! prenez donc garde, Messieurs ; je ne suis pas habitué à ces manière-là, et je n’irai pas me compromettre jusqu’à jouer avec vous.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, quel est ce petit jeune homme ? si ce n’était sa taille, on le prendrait pour un des élégants de Paris.
ÉDOUARD, saluant avec aisance et du haut de la tête.
Pardon, Monsieur, ma demande ne va pas vous paraître bien bon genre : mais quand on est obligé de s’annoncer soi-même... N’est-ce pas au maître de la maison que j’ai l’honneur de parler ?
DUBOCAGE.
Oui, mon petit Monsieur.
ÉDOUARD.
C’est monsieur Dubocage, mon respectable oncle.
DUBOCAGE.
Comment ! vous êtes mon neveu ? Ah ! mon Dieu, un fat de douze ans, il ne manquait plus que cela.
ÉDOUARD.
Monsieur Édouard Lefebvre, dont vous avez peut-être entendu parler. Comme j’annonçais le plus de dispositions, je suis le seul de mes frères qui ait été élevé à Paris ; mon père m’y avait envoyé au lycée.
DUBOCAGE.
Et vous avez appris là...
ÉDOUARD.
Un peu de tout, quoique je n’aie été qu’en cinquième.
Air du Fleuve de la vie.
Oui, l’étude à tel point m’ennuie
Que, me hâtant d’être savant,
Grec, histoire, géographie,
J’ai tout appris en un instant.
DUBOCAGE.
Moi, je m’étonne avec justice,
Voyant votre âge et vos talents.
Que vous ayez trouvé du temps
Pour aller en nourrice.
ÉDOUARD.
Voyez-vous, mon oncle, quand par hasard, le dimanche ou le jeudi, il était permis de sortir, j’allais chez M. de Villerbois, le correspondant de mon père, une maison très riche. Il a un fils de douze ans, avec qui nous étions très en froid, d’abord parce qu’il s’en fait accroire, et après cela parce que nous ne sommes pas de la même opinion. Alors, au lieu d’aller jouer dans le jardin avec lui et les autres petits garçons, je restais toujours dans le salon, au coin de la cheminée, derrière les jeunes gens du meilleur ton. J’écoutais et je regardais ; et quand j’étais seul devant une glace, je répétais.
DUBOCAGE.
Je conçois qu’avec de pareils modèles...
ÉDOUARD.
Oh ! je les possède à merveille ; tenez, mon oncle...
Arrangeant sa cravate et prenant un ton de fat.
Il fait aujourd’hui le temps le plus incohérent... Longchamps était d’un ennui scandaleux... À propos de ça, avez-vous vu Misanthropie et repentir ? Je ne sais pas si vous serez de mon avis, moi je ne trouve pas ça moral ; et puis ce mari, c’est commun en diable, et on ne voit que cela. Dites-moi, mon cher, avez-vous là votre tilbury ? j’ai envie d’aller voir la petite Léontine : on dit qu’elle est rentrée au Gymnase.
DUBOCAGE.
Allons, allons, mon neveu Édouard est ‘un véritable perroquet.
ÉDOUARD.
Et ma cravate, comment la trouvez-vous ?
DUBOCAGE.
Est-ce que je m’y connais ?
ÉDOUARD, prenant son lorgnon.
C’est juste vous qui êtes en province, vous ne pouvez pas connaître le bon genre.
DUBOCAGE.
Dieu me pardonne, je crois qu’il me lorgne ; c’est fini, voilà le pire de tous ; les autres au moins avaient les défauts de leur âge, mais celui-ci... Mais que veut Jaqueline avec cet air effrayé ?
Scène XIII
DUBOCAGE, ÉDOUARD, JAQUELINE, UN DOMESTIQUE
JAQUELINE.
Ah ! Monsieur, une nouvelle : vous savez bien, messieurs vos neveux, qui étaient sur le canal, Étienne, Germain, Oscar et Coco...
DUBOCAGE.
Eh bien.
JAQUELINE.
Je ne sais comment...
ÉDOUARD.
J’y suis : mes frères auront fait quelques inconséquences, ils ont si peu d’usage ! soyez tranquille, je m’en vais leur apprendre...
À Jaqueline, la lorgnant.
Bonjour, mon ange.
À Dubocage, lui donnant une poignée de main.
Adieu, mon Oncle, de tout mon cœur.
Il sort en courant.
Scène XIV
DUBOCAGE, JAQUELINE, LE DOMESTIQUE
DUBOCAGE.
Eh bien ! que voulais-tu me dire ?
JAQUELINE.
Que ces Messieurs ont si bien manœuvré que la flotte a essuyé une avarie.
DUBOCAGE.
Qu’est-ce que tu m’apprends là ?
JAQUELINE.
La barque est sens dessus dessous.
DUBOCAGE.
Ah ! les malheureux enfants !
JAQUELINE.
Rassurez-vous, Monsieur, il n’y a que deux pieds d’eau ; mais ils sont trempés de la tête aux pieds, et on craint la fluxion de poitrine.
DUBOCAGE.
Qu’on les fasse changer à l’instant, qu’on les tienne bien chaudement. Ah ! mon Dieu, que vais-je devenir ?
JAQUELINE.
Et puis il y a encore deux ou trois petits enfants qui vous demandent ; c’est, je crois, le reste de la famille.
DUBOCAGE.
Je ne veux plus en entendre parler ; qu’ils aillent au diable !
JAQUELINE.
Oh ! Monsieur, il y a une petite fille qui est si gentille !
DUBOCAGE.
Ça m’est égal, j’ai assez d’enfants comme ça, la crainte, l’inquiétude... je suis sûr que j’en ferai moi-même une maladie. Eh bien ! qu’est-ce encore ?
Scène XV
DUBOCAGE, JAQUELINE, PIERROT
PIERROT.
Ah ! Monsieur, votre neveu Achille, ce petit tapageur...
DUBOCAGE.
Est-ce qu’il était aussi sur l’eau ?
PIERROT.
Sur l’eau ? au contraire...
DUBOCAGE.
Comment ! au contraire ?
PIERROT.
Il était, avec deux de ses frères, dans ce cabinet de travail qui est à l’autre bout du château ; ce cabinet qui donne sur le jardin, et qui est rempli de papiers.
DUBOCAGE.
Eh bien ! après ?
PIERROT.
Je les ai vus ouvrir la fenêtre, et sauter l’un après l’autre.
Air : Lise épouse le beau Gernance.
Quoiqu’Achille soit ingambe,
Il s’est écorché la jambe ;
Mais ce qui m’a fait frémir,
C’est son frère Casimir !
Pour sauter il n’est pas d’ force,
Il est si lourd, si pesant !
S’il n’ s’est donné qu’une entorse,
J’y en fais bien mon compliment.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu, Jaqueline, vas-y vite. Mais aussi quelle idée à eux d’aller sauter par cette fenêtre, et pourquoi faire ?
PIERROT.
Pourquoi ? Parce qu’apparemment la porte était fermée en dehors, et qu’ils ne pouvaient pas rester dans le cabinet, à cause de la fumée.
DUBOCAGE.
Et cette fumée, d’où venait-elle ?
PIERROT.
Elle venait des papiers qui brûlaient.
DUBOCAGE.
Des papiers ! et comment brûlaient-ils ?
PIERROT.
Parce que c’était votre neveu Casimir qui, en lançant un pétard, y avait mis le feu, dont il s’est brûlé la main.
DUBOCAGE.
Ah ! mon Dieu ! mais à ce compte-là le feu est donc à la maison ? Et cet imbécile qui ne me le dit pas d’abord ! Le feu, le feu chez moi ! va vite avertir les gens du château et les paysans des environs.
Pierrot sort.
Que ne puis-je y courir moi-même ! mais être forcé de rester là ! Ah ! quel tourment d’avoir des enfants, dit surtout ! obligé de les surveiller, de ne pas les quitter un instant, il n’y a pas une minute de repos à espérer. Et leur père qui va arriver, que lui dirai-je, et comment faire ? Au milieu de tant de désastres, l’eau, le feu, et mes neveux, tous les fléaux à la fois. Et personne auprès de moi, pas un domestique, je n’aurai pas même de nouvelles ! Personne n’arrivera-t-il à mon secours ?
Scène XVI
DUBOCAGE, MATHILDE, en petite fille, un livre à la main, qu’elle pose sur la table
DUBOCAGE.
Encore un enfant ! allons, il est dit qu’aujourd’hui je n’en sortirai pas ! Qui êtes-vous ?
MATHILDE.
Mathilde, votre petite-nièce.
DUBOCAGE.
Ma petite-nièce ! on m’avait pourtant assuré que mon neveu n’avait que dix enfants, et de bon compte en voilà au moins quinze qui, depuis ce matin, arrivent ici pour me faire enrager.
MATHILDE.
Oh ! moi, je ne viens pas pour cela ; au contraire, je vous apporte de bonnes nouvelles.
DUBOCAGE.
Il serait possible ! Eh bien ! mon enfant, le feu qui était chez moi ?
MATHILDE.
A été éteint aussi promptement qu’il avait été allumé.
DUBOCAGE.
Je respire !... et tes frères ?
MATHILDE.
Mes frères, vous ne les verrez pas de sitôt ; les uns sont dans leur lit, et les autres ne peuvent plus remuer ; mais le docteur m’a dit qu’il n’y avait pas le moindre danger à craindre.
DUBOCAGE.
À la bonne heure.
MATHILDE.
Jaqueline, Pierrot et mon autre sœur sont restés auprès d’eux, et moi je suis venue avec vous, qui êtes seul, craignant que vous ne fussiez tourmenté, et m’accusant déjà d’être la cause de votre inquiétude.
DUBOCAGE.
Je te remercie, mon enfant. Je vois qu’on avait raison ; dans cette famille-là les petites filles valent mieux que les garçons. Comment êtes-vous venus ici ?
MATHILDE.
Dans la voiture de M. de Frémoncourt, tandis que lui arrive à pied avec mon père ; j’attendais là, à côté, dans votre bibliothèque.
DUBOCAGE.
Oui, je le vois, tu avais là un livre. Est-ce que par hasard tu serais une savante comme ton frère Édouard ?
MATHILDE.
Non, mon oncle, je sais bien peu de chose ; mais vous qui êtes si instruit, qui avez tant de connaissances, si vous étiez assez bon pour me donner de temps en temps quelques leçons ?
DUBOCAGE.
Comment ! de temps en temps, tous les jours ; mes matinées n’en finissaient pas, je ne savais qu’en faire, et me voilà une occupation toute trouvée ; je serai enchanté d’avoir un élève comme toi ; par exemple, pour le chant je ne suis pas un professeur de première force ; j’adore les sonates de Nicolaï, mais je ne sais pas une note de musique ; et quant à la danse,
Montrant sa jambe.
il ne faut pas que tu comptes sur moi.
MATHILDE.
Comme c’est heureux ! ce sont justement les seules choses que je sache un peu.
DUBOCAGE.
Et qui t’a donc appris tout cela ?
MATHILDE.
Ma mère !... si vous l’aviez connue, vous l’auriez aimée.
DUBOCAGE.
Ce n’est pas vrai.
MATHILDE.
Si, mon oncle, elle était si bonne !... Ton oncle, me disait-elle, est le meilleur des hommes, le plus tendre des parents ; il n’a été injuste qu’une fois en sa vie, ce fut envers moi ; prouve-lui un jour, Mathilde, que j’étais digne de cette amitié qu’il m’a refusée ; qu’il sache que c’est moi qui t’ai appris à l’aimer, et que ce soit là ma seule vengeance.
DUBOCAGE, ému.
Comment ! elle te disait cela ?
MATHILDE.
Tous les jours ; et vous vous plaignez, dit-on, d’être seul, d’être abandonné ; c’est ma mère qui aurait embelli votre solitude, qui aurait charmé vos vieux jours, bien mieux que des enfants tels que nous, qui ne pouvons rien pour votre plaisir ou votre bonheur, si ce n’est de vous aimer.
DUBOCAGE, à part.
Cette chère femme, est-il possible ! Je me repens d’avoir été si sévère ; oui, oui, je conçois que si elle existait encore, si elle était ici, une femme jeune et aimable, qui tiendrait ma maison, qui en ferait les honneurs... D’un autre côté, mon neveu et puis cette petite fille, surtout en mettant tous les autres en pension ; certainement il y aurait eu moyen d’être heureux ; et je ne l’ai point voulu... Pauvre femme ! la condamner ainsi sans la voir, sans la connaître ! Elle avait raison, j’ai été injuste à son égard.
MATHILDE, qui l’a observé.
Mon oncle, qu’avez-vous ?
DUBOCAGE, avec douceur.
Laisse-moi, mon enfant, j’ai besoin d’être seul.
Mathilde s’éloigne.
Je souffre beaucoup.
Elle revient et se met près de lui.
DUBOCAGE, l’apercevant tout près de lui.
Ah ! tu es encore là ?
MATHILDE.
Je m’en allais ; mais vous m’avez dit : Je souffre, j’ai cru que vous me rappeliez.
DUBOCAGE, l’embrassant.
Oui, oui, reste mon enfant ; tu avais raison, je souffre déjà moins.
MATHILDE.
Que puis-je faire pour vous distraire ?
En souriant.
Voulez-vous que je vous lise quelque chose, ou que je vous joue une sonate ?
DUBOCAGE.
Une sonate ! je ne pourrai plus me passer de cette enfant-là ; c’est un trésor pour mes soirées d’hiver. Pour le moment, j’aime mieux que tu me lises... cela me calmera. Quel est ce volume que tu avais à la main ?
MATHILDE, un peu honteuse.
Mon oncle, c’est un livre de contes de fées.
DUBOCAGE.
Ah ! tu aimes les contes ?
MATHILDE.
Et vous.
DUBOCAGE.
Eh mais ! je ne dis pas non ; à ton âge et au mien, on a souvent les mêmes goûts ; les vieillards et les enfants se ressemblent beaucoup, les extrêmes se touchent. Lis, ma fille, je t’écoute.
Il est assis dans son fauteuil, le pied sur un tabouret ; c’est sur ce tabouret que Mathilde est assise ; elle hésite un instant, le regarde, a l’air de prendre courage, et lit.
MATHILDE.
« Il était une fois un oncle qui avait l’air méchant, méchant, et qui pourtant était bien bon. »
DUBOCAGE, souriant.
Eh mais ! cela n’est pas un conte, il y en a comme cela.
MATHILDE, le regardant.
Oui, mon oncle !
Continuant.
« Et cet oncle avait un prince, son neveu, qui, voulant faire fortune, s’embarqua sur un grand vaisseau. Et il alla bien loin, bien loin, jusqu’à un beau pays où il s’arrêta. Et dans ce pays était une fée qui lui dit : Tu ne viens chercher que la richesse, et si tu veux, je te donnerai le bonheur. »
DUBOCAGE.
J’en aurais bien fait autant.
MATHILDE.
« Et alors il épousa la fée, qui était bonne et très douce, mais qui était une des plus pauvres fées qu’on eût jamais vues, car il était dit qu’elle ne retrouverait ses trésors et sa puissance que quand elle aurait eu une douzaine d’enfants. »
DUBOCAGE.
Parbleu ! voilà un conte qui est original.
MATHILDE.
« Et jugez de leur malheur, ils ne purent avoir qu’une seule petite fille, qui était bien gentille, il est vrai... »
DUBOCAGE.
Eh mais ! quel est ce bruit, et qui vient là nous déranger au moment le plus intéressant ?
Scène XVII
DUBOCAGE, MATHILDE, JULES, entrant brusquement
JULES.
J’ai eu beau attendre M. de Frémoncourt, il ne rentre pas, et j’aime mieux, à tout hasard... C’est mon oncle.
DUBOCAGE.
C’est mon neveu, c’est mon cher Jules.
JULES, l’embrassant.
C’est mon oncle que je revois, et ma fille auprès de lui.
DUBOCAGE.
Oui, mon ami, notre chère Mathilde, que je trouve charmante, et qui sera ma fille d’adoption ; mais s’il faut te parler avec franchise, car moi je ne flatte personne, je ne suis pas aussi content au sujet des autres enfants.
JULES.
Quoi, mon oncle, vous savez déjà...
DUBOCAGE.
Parbleu ! ce n’était pas difficile à découvrir ; mais au fait, ce n’est pas l’instant de gronder, car dans ce moment, soit de leur faute, soit de la mienne, je ne sais comment t’avouer cela, ils sont tous un peu malades.
JULES.
Je présume, mon oncle que vous voulez plaisanter ?
DUBOCAGE.
M’en préserve le ciel ! ton fils Achille a la jambe un peu écorchée, et ton fils Casimir a le pied foulé.
Voyant Jules qui fait un geste.
Calme-toi, mon ami, le médecin prétend qu’il n’y a rien à craindre ; quand à tes fils Arthur, Étienne, Oscar et Coco, ils sont tombés dans le canal, mais, je le répète, pas le moindre danger.
JULES.
Ah çà ! mon oncle, c’est une gageure.
DUBOCAGE.
Ça en a l’air, et pourtant rien n’est plus vrai. Pour ton fils Théodore, il est malade d’une indigestion, et cela ne doit pas t’étonner...
JULES, d’un air piqué.
Non certainement ; mais ce qui m’étonne, c’est de vous voir continuer aussi longtemps une pareille raillerie, quand vous savez que malheureusement je n’ai pas d’autre enfant que celle-ci.
DUBOCAGE.
Que me dis-tu là ?
JULES.
L’exacte vérité.
DUBOCAGE.
Mais quand j’ai vu les autres de mes propres yeux.
JULES.
Vous avez vu mes dix enfants !
DUBOCAGE, regardant Mathilde.
Ma foi, en grande partie. Qu’est-ce que c’est, Mademoiselle ? je crois que vous riez. Voulez-vous avoir la bonté de nous expliquer ce que cela veut dire ?
MATHILDE.
Mon oncle, vous l’auriez peut-être su si vous aviez écouté la fin de mon histoire.
JULES.
Comment ! ma fille se serait permis...
DUBOCAGE.
Écoutez-la, mon ami, elle lit fort bien.
MATHILDE, continuant à lire.
« Or, l’enchanteur, de qui leur sort dépendait, était cet oncle dont nous avons parlé plus haut. Et la petite fille voulant lui prouver qu’un enfant qui nous aime vaut mieux que dix qui nous font enrager, s’avisa de faire à elle seule tous les petits garçons. Et voyant cela, le bon oncle répondit, le bon oncle répondit... »
DUBOCAGE.
Après...
MATHILDE.
« Il répondit, ce bon oncle... »
DUBOCAGE.
Eh bien ?
MATHILDE, lui montrant le livre.
Mon oncle, la page est déchirée.
DUBOCAGE.
Heureusement je l’ai lue autrefois l’histoire, et si j’ai bonne mémoire, voici, je crois, ce qu’il répondit :
Air de Golalto.
Oui, je voulais dans mes enfants nombreux,
Esprit, talent, grâce légère ;
Le ciel a comblé tous mes vœux,
Car je trouve en toi seule une famille entière.
Pour charmer l’hiver de mes ans,
Auprès de moi reste sans cesse ;
En te voyant j’oublierai ma vieillesse :
On rajeunit à l’aspect du printemps.
JULES et MATHILDE.
Ah ! mon oncle, que de bontés !
DUBOCAGE.
Oui, mes enfants, embrassez-moi,
À Mathilde.
et amène-moi ta mère.
MATHILDE.
Elle est ici à côté, dans la bibliothèque ; mais, Jaqueline et Pierrot étaient du complot ; et je crois dans l’histoire qu’on les marie à la fin : vous le rappelez-vous, mon oncle ?
DUBOCAGE.
Pas précisément, mais c’est probable, car toutes les histoires finissent par un mariage.
À Pierrot.
À demain donc le repas de noce !
PIERROT, montrant le pâté.
Nous avons déjà pris un acompte.
Vaudeville.
Air de Meissonnier.
MATHILDE.
Je le sens bien, cette indulgence insigne
À mon enfance ici vous l’accordez ;
Mais l’avenir pourra m’en rendre digne
Attendez !
Mon oncle, attendez !
JAQUELINE.
Sans êtr’ coquett’ stapendant je me forme.
Quand un galant vient me dire : Cédez,
J’ dis, lui donnant un rendez-vous sous l’orme :
Attendez !
Monsieur, attendez !
JULES.
Vous qui, remplis d’une amoureuse ivresse,
Près de l’objet qu’enfin tous possédez,
Jurez d’aimer et de brûler sans cesse,
Attendez !
Un mois attendez !
PIERROT, à Dubocage.
En fait d’ desseins, j’ sais quels étaient les vôtres,
Regardant Jaqueline.
Qui d’ dix paie un reste neuf, mais r’gardez ;
J’ons du courage, et j’ vous promets les autres,
Attendez !
Nout’ maître, attendez !
DUBOCAGE.
Si vous voulez au salon voir paraître
Tableaux de genre et portraits, demandez ;
Si vous voulez des tableaux de grand maître,
Attendez !
Encore, attendez !
MATHILDE.
Si vous voulez applaudir cet ouvrage,
À l’instant même à ce désir cédez ;
Si nous gronder tous plaisait davantage,
Attendez !
De grâce, attendez !