Le Vieillard amoureux (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en trois actes et en vers.

 

Personnages

 

MONDOR, oncle d’Armedon et de Cléonide

ARGANT, ami de Mondor

ARMEDON, amoureux de Cléonide

CLÉONIDE

LUCETTE, Suivante de Cléonide

UN NOTAIRE

UN LAQUAIS

 

La Scène est dans la Maison de Mondor.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONDOR, ARGANT

 

ARGANT, à part.

C’est lui-même... Feignons de n’être instruit de rien.

MONDOR, à part.

Je ne sais où j’en suis...

Haut.

Bonjour, mon ancien.

ARGANT.

Votre ancien ! Donnez l’épithète à quelqu’autre.

Mon ancienneté ne va qu’après la vôtre ;

Vous fûtes mon aîné, vous le serez toujours.

Après tout, la santé fait l’âge et les beaux jours,

Et vous en possédez une des plus passables :

Sans les infirmités qui sont indispensables

À tous ceux qui n’ont pas mal employé leur temps,

On ne vous donnerait que soixante et dix ans.

MONDOR.

Grand merci, mon très cher, de votre courtoisie.

Il est vrai, j’en conviens, j’ai joui de la vie ;

Mais sans avoir fait tort à l’avenir.

ARGANT.

Ma foi,

L’avenir est passé pour vous, comme pour moi.

MONDOR.

Je compte en avoir un.

ARGANT.

Si vous m’en voulez croire,

Jouissez par autrui.

MONDOR.

Quelle est donc cette histoire ?

ARGANT.

Vous êtes riche.

MONDOR.

Eh non ! c’est encore une erreur.

Je ne sais pas d’où vient qu’ils ont tous la fureur

De me croire un Crésus : c’est un bruit populaire ;

Et si jamais je meurs, on verra le contraire.

ARGANT.

Vous n’emporterez rien. Laisser n’est pas donner ;

Malgré soi-même, enfin, ce n’est qu’abandonner

Des biens dont pour jamais on perd la jouissance.

Les survivants n’en ont nulle reconnaissance.

Aussi les Ris, les Jeux, et les Plaisirs en deuil,

Mènent joyeusement le défunt au cercueil,

Entre nous seulement, et sans nulle apostrophe,

Les oncles sont sujets à cette catastrophe :

Ne vivant que pour eux, ils meurent tout entiers.

Ce ne sera pas vous ; car vos deux héritiers,

Ces aimables enfants d’une sœur, et d’un frère,

Ces jeunes orphelins qui n’ont que vous pour père,

Que le Ciel vous gardait exprès pour vos vieux ans...

MONDOR.

Ma nièce et mon neveu ne sont pas mes enfants.

ARGANT.

Que s’en faut-il ?

MONDOR.

Ah, ah ! la demande est plaisante !

Parbleu ! la voix du sang est-elle si pressante

Pour de faux héritiers, pour des collatéraux ?

On aime ses enfants avec tous leurs défauts ;

La nature a pour eux les dernières faiblesses.

Il n’en est pas ainsi des neveux et des nièces ;

L’amitié ne se rend qu’à des réalités ;

Ce n’est que leurs vertus, leurs belles qualités,

Leur mérite éclatant, qui font, malgré soi-même,

Qu’on les souffre à la longue, et qu’ensuite on les aime.

ARGANT.

Mais, de toute façon n’ont-ils pas mérité ?...

MONDOR.

Mais ce n’est ni mon sang, ni ma postérité.

J’aurais peut-être pu les marier ensemble ;

Mais ils sont si bornés que rien ne leur ressemble ;

Ils n’ont pas seulement eu l’esprit de s’aimer :

L’une au fond d’un Couvent veut s’aller renfermer,

Et l’autre a la fureur de partir pour les Îles.

Le monde n’est pas fait pour ces deux imbéciles ;

Encor vous diront-ils peut-être, que c’est moi

Qui les force en secret à subir cette loi.

ARGANT, à part.

Je ne le sais que trop.

Haut.

Cela pourrait bien être.

MONDOR.

S’ils persistent toujours, je n’en suis pas le maître ;

Vous voyez qu’il faudra me faire un autre sort,

Et me dédommager... Aurais-je si grand tort ?...

Me voilà resté seul... Serais-je si blâmable,

Si je m’associais une compagne aimable ?

ARGANT.

Une femme ?

MONDOR.

Eh ! quoi donc ?... Palsembleu ! je me sens.

L’hymen ne convient-il qu’à des adolescents ?

Ce sont de beaux époux !

ARGANT.

Oui, la chose est certaine ;

On n’est propre à l’hymen qu’après la soixantaine !

L’ami du célibat et de la liberté,

Ce fléau de l’hymen, qui m’a tant répété :

« Je passe une amourette à l’humaine folie ;

« Mais qu’un sage s’enchaîne, et pour jamais se lie ;

« Qu’il se charge d’un poids qui s’aggrave toujours ;

« Que, jusqu’en son hiver, il cherche les Amours :

« J’aimerais mieux aller, la tête la première,

« Me jeter, disiez-vous, au fond de la rivière »...

MONDOR.

Eh bien ! concluez-en que j’étais dans l’erreur ;

Sans peine je verrai rire de mon bonheur.

ARGANT.

Auriez-vous fait un choix ?

MONDOR.

Adorable... Elle est telle

Qu’elle pourrait fort bien se passer d’être belle.

ARGANT.

De quel âge ?

MONDOR.

Oh ! sachez, pour trancher tout discours,

Que je ne me veux pas marier tous les jours.

ARGANT.

Fort bien... Mais croyez-vous qu’un jeune objet partage

Les soupirs et les feux d’un mari de votre âge ?

Pouvez-vous vous flatter ?...

MONDOR.

Je l’aimerai du moins :

À m’en faire adorer je mettrai tous mes soins.

ARGANT.

C’est beaucoup présumer de votre savoir-faire.

Le beau présent qu’un cœur plus que sexagénaire !

Mais par où voulez-vous mériter du retour ?

Eh ! peut-on faire naître et nourrir de l’amour

Avec des fluxions, des rhumes, des catharres.

MONDOR.

Il est d’heureux époux, ils ne sont pas si rares.

ARGANT.

Mais la décrépitude, et la caducité

N’est pas ce qui concourt à leur félicité.

L’Hymen est jeune, il veut qu’un époux lui ressemble.

Ce n’est que demi-mal, quand on vieillit ensemble,

D’ailleurs, recevrait-on le don de votre main,

Sans l’appas d’un douaire aussi gros que prochain ;

Parlons de bonne foi : croyez-vous qu’à votre âge,

On vous épouserait sans l’espoir du veuvage

Qu’avant, peu la future est en droit d’espérer ?

Je vous donne trois mois pour vous faire enterrer,

Et trop heureux encor d’avoir cette ressource !

MONDOR.

Je trouverai moyen de prolonger ma course :

Mais, en tout cas, j’aurai satisfait mes désirs ;

Si j’en meurs, ce sera de la main des Plaisirs.

ARGANT.

Oh ! n’en meurt pas qui veut ; craignez tout le contraire.

Vous y réfléchirez. Je vais à quelque affaire :

Nous en reparlerons ; et j’espère, au surplus,

Que le bon sens chez vous reprendra le dessus.

Argant sort.

 

 

Scène II

 

MONDOR, seul

 

Poursuivons...

Il appelle.

Cléonide... Achevons avec elle.

Le pourrai-je ?...

 

 

Scène III

 

MONDOR, CLÉONIDE

 

MONDOR.

Apprenez une bonne nouvelle,

Et remerciez-moi de bien d’autres bontés,

Dont je vais vous donner de vrais garants.

CLÉONIDE.

Comptez...

MONDOR.

Il pourra m’en coûter ; mais je me sacrifie.

Vous voilà parvenue au moment de la vie

Où l’on doit décider de tout son avenir.

Pour quelque temps chez moi je vous ai fait venir ;

Pour vous laisser le choix.

CLÉONIDE.

Je vous suis obligée.

MONDOR.

Sans doute ; c’est à quoi vous êtes engagée.

Enfin, j’ai voulu voir et juger par mes yeux

Du parti qui pouvait vous convenir le mieux,

J’ai lu dans votre cœur sans ombre et sans mystère.

Moi, je suis enchanté de votre caractère...

CLÉONIDE.

Votre prétention...

MONDOR.

C’est une vérité ;

Recevez cet aveu de ma sincérité.

CLÉONIDE.

Hélas ! je craignais bien de n’être plus aimée

D’un oncle que j’adore.

MONDOR.

Oui, mon âme est charmée,

Et je ne plaindrai point la dépense, les soins ;

Pour vous en assurer, ce seront mes témoins.

Enfin, je le vois trop, le monde vous dégoûte,

N’est-ce pas ? Vous déplaît, vous répugne ? Ah ! sans doute.

CLÉONIDE.

Mon oncle, vous savez qu’il m’est si peu connu.

MONDOR.

Il n’en vaut pas la peine, et vous en avez vu

Assez pour en juger : le reste est un abîme

Ou la vertu se perd ; c’est le séjour du crime ;

Ce n’est que perfidie, horreurs, et trahisons.

Le défaut de fortune, et mille autres raisons

Vous doivent engager à le fuir.

CLÉONIDE.

Toutes celles

Qui restent dans le monde, eh ! mais, comment font-elles ?

MONDOR.

Ont-elles eu le choix ? Tout, jusqu’à vos appas,

Ou je suis bien trompé, n’y réussirait pas ;

Car ce n’est pas toujours assez que d’être belle,

Il faut en avoir l’air...

CLÉONIDE.

La chose m’est nouvelle.

MONDOR.

Tous vos traits sont fort bien ; mais ils n’ont point de jeu.

Par exemple, vos yeux sont pleins d’un certain feu

Qui devrait éclater et briller davantage :

Mais contents d’être beaux, ils n’en font point d’usage ;

La langueur y domine, ils parlent rarement,

Et semblent ne s’ouvrir que pour voir seulement.

La bouche n’est pas mal ; mais, s’il faut vous le dire,

Sur ces lèvres de rose, il manque un doux sourire,

Certain je ne sais quoi, qu’elles devraient avoir ;

Et d’ailleurs vous craignez d’y laisser entrevoir

Les plus rares trésors, qui sont en pure perte ;

À peine en ai-je pu faire la découverte.

CLÉONIDE.

Je n’ai pas le moindre art ; à franchement parler,

Je laisse aller mes traits comme ils peuvent aller.

MONDOR.

Tenez, vous vous plissez le front, et c’est dommage.

CLÉONIDE.

Je me corrigerai, je suis encore en âge.

MONDOR.

À seize ans ?... L’habitude en est prise ; au surplus,

Votre ingénuité vous nuirait encor plus ;

Votre aimable candeur, votre heureuse franchise,

Vos bonnes qualités passeraient pour sottise,

Et feraient ricaner les caillettes, les sots,

Qui font le plus grand nombre ; et vos moindres propos

Déchaîneraient sur vous ce maudit persifflage,

Que le défaut d’esprit met partout en usage.

Pour avoir dans le monde un sort rempli d’attraits,

Il y faut cent défauts que vous n’aurez jamais.

Tout bien considéré, vous convenez vous-même

Que vous n’y seriez pas heureuse. Je vous aime,

J’ai réglé votre sort au gré de vos désirs,

Vous allez retourner dans le sein des plaisirs,

Dans cet asile heureux où règne l’innocence ;

Vous allez y jouir, grâce à ma bienfaisance,

Des jours de l’âge d’or... Vous avez peu de bien ;

Pour parfaire la dot, je fournirai du mien.

J’y joindrai même encor, la somme est toute prête,

Un petit superflu qui sera fort honnête.

CLÉONIDE, en soupirant.

Que ne vous dois-je pas ?... Monsieur, de grâce, au moins,

Gardez-vous mon cousin ?

MONDOR.

Non ; mais j’étends mes soins

À lui faire, à-peu-près, un sort tel que le vôtre :

S’il n’en est pas content, il peut s’en faire un autre...

Adieu, ma chère nièce ; adieu. Demain matin,

Vous partez, s’il vous plaît, pour votre heureux destin.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CLÉONIDE, seule

 

Que devient tout-à-coup cette amitié si tendre ?

Un changement si prompt ne saurait se comprendre.

Qui peut, depuis un temps, ainsi l’aliéner ?

Ah ! les infortunés ont beau s’examiner.

 

 

Scène V

 

CLÉONIDE, ARMÉDON

 

CLÉONIDE.

Je sais votre disgrâce.

ARMÉDON.

Hélas ! je sais la vôtre.

Ah ! sommes-nous assez malheureux l’un et l’autre !

CLÉONIDE.

Vous l’êtes plus que moi.

ARMÉDON.

Je vous perds, il est vrai.

CLÉONIDE.

Du sort que vous plaignez j’ai déjà fait l’essai ;

Et véritablement je ne fus jamais faite

Que pour vivre ignorée au fond d’une retraite,

Dans l’oubli de moi-même, et de tout l’univers ;

Là, je n’aurais rien vu de tout ce que je perds ;

Je n’aurais jamais su, dans cette paix profonde,

Que je suis si peu propre à vivre dans le monde.

ARMÉDON.

Qui pourrait s’y flatter d’un avenir plus doux ?

CLÉONIDE.

Cet heureux avenir n’était fait que pour vous.

ARMÉDON.

Que dites-vous ? C’est moi qui n’y dois rien prétendre ;

Notre oncle a trop pris soin de me le faire entendre.

Mais de quelle autre erreur il me tire aujourd’hui !

Quand j’ai vu qu’il cherchait à m’éloigner de lui,

(Pardonnez, cet aveu ne doit pas vous surprendre)

J’ai cru qu’épris pour vous d’une amitié plus tendre,

Il songeait à vous faire un sort digne de vous :

Loin de voir ce partage avec un œil jaloux,

Il m’aurait tenu lieu d’une fortune extrême ;

Je disais dans mon cœur, satisfait de moi-même :

« J’y gagne beaucoup plus, puisqu’au gré de mes vœux,

« Cléonide, du moins, aura des jours heureux ;

« L’Hymen s’empressera de lui rendre les armes ;

« Dans un état brillant mes yeux verront ses charmes

« Et ses divins attraits ».

CLÉONIDE.

Que parlez-vous d’attraits ?

Je n’en ai jamais eu, je n’en aurai jamais.

ARMÉDON.

Comment ! vous prétendez n’être pas adorable

Avec tant de beauté ?

CLÉONIDE.

La mienne est déplorable,

Et j’ignore comment vous pouvez m’en trouver.

ARMÉDON.

Il ne faut que des yeux, un cœur pour le prouver,

Il faut vous adorer, pour vous rendre justice.

CLÉONIDE.

Eh ! non, vous vous trompez.

ARMÉDON.

Quel est donc ce caprice ?

CLÉONIDE.

Ce qu’on en dit est vrai ; le peu que j’ai d’appas,

(Si j’en ai,) ne vaut point qu’on en fasse du cas ;

Ils sont si gauches... oui...

ARMÉDON.

Qui vous tient ce langage ?

CLÉONIDE.

Quelqu’un.

ARMÉDON.

Encor ?... Qui peut vous faire cet outrage ?

CLÉONIDE.

C’est notre oncle.

ARMÉDON.

Notre oncle !... Il ne sait ce qu’il dit.

CLÉONIDE.

Ce n’est pas tout, il traite aussi mal mon esprit ;

Si j’en crois son rapport, qui n’est que trop sincère,

Ce n’est qu’une pitié, ce n’est qu’une misère,

Et je sens en effet que ma simplicité

Me rendrait le jouet de la société.

ARMÉDON.

Quel blasphème !

CLÉONIDE.

Comment ?

ARMÉDON.

J’en meurs pour lui de honte.

CLÉONIDE,

Vous croiriez qu’il se trompe ?

ARMÉDON.

Au moins sur votre compte.

CLÉONIDE.

Je ne dois point le croire ?

ARMÉDON.

En rien du tout.

CLÉONIDE.

D’honneur.

ARMÉDON.

Regardez dans mes yeux, vous verrez son erreur.

CLÉONIDE.

Ne me flattez-vous point ?

ARMÉDON, se troublant.

Moi !

CLÉONIDE.

Quel trouble vous presse ?

ARMÉDON.

Cléonide, à mon tour, sur ce qui m’intéresse

Puis-je vous consulter ?

CLÉONIDE.

En pouvez-vous douter ?

Parlez ; c’est l’amitié qui va vous écouter.

ARMÉDON.

Cet oncle...

CLÉONIDE.

Eh bien ? qui peut avec moi vous contraindre ?

Ah ! les infortunés sont-ils faits pour se craindre ?

ARMÉDON.

Avec quelque justice, il ne m’épargne pas,

Et me traite aussi mal qu’il a fait vos appas.

CLÉONIDE, à part.

Pour plaire et pour charmer comment faut-il donc être ?

ARMÉDON.

Cléonide, il prétend qu’on n’a jamais pu naître

Avec plus de travers, avec plus de défauts ;

Je les rassemble tous.

CLÉONIDE.

Il n’est rien de plus faux.

ARMÉDON.

Je ne suis propre à rien ; dans l’ombre la plus noire

Il faut me séquestrer.

CLÉONIDE.

Gardez-vous de le croire.

ARMÉDON.

Vous croyez qu’il me juge avec trop de rigueur ?

CLÉONIDE.

Lisez dans mes regards, ou plutôt dans mon cœur.

ARMÉDON.

Quoi ! véritablement je pourrais ne pas être

Tel qu’il le dit ?

CLÉONIDE.

Ah, Ciel !

ARMÉDON.

Vous me faites renaître...

Que vois-je ? vous pleurez sur mon sort rigoureux !

Les plus sensibles cœurs sont ceux des malheureux.

À part.

Grands Dieux ! aurais-je pu, sans être téméraire ?...

Renfermons un aveu qu’il n’est plus temps de faire.

 

 

Scène VI

 

CLÉONIDE, ARMÉDON, LUCETTE

 

LUCETTE.

Je vois qu’on a pleuré ; je conçois vos tourments :

Qui ne compatit pas aux malheureux Amants

Me paraît pire encor qu’un oncle, ou qu’un Arabe...

Eh bien ! vous restez-là sans dire une syllabe !

Vous vous déconcertez !... Exhalez vos regrets.

Suis-je un témoin suspect ? Je sais tous vos secrets.

ARMÉDON.

Quels secrets ?

LUCETTE.

De vos cœurs. Éclatez sans mystère :

L’amour au désespoir est-il fait pour se taire ?

ARMÉDON.

L’amour ?

LUCETTE.

Apparemment... Quel est cet embarras ?

Est-ce qu’en bonne foi vous ne vous aimez pas ?

ARMÉDON.

Nous nous aimons ! Qui ? nous ?

LUCETTE.

Les Amants sont risibles,

De croire que leurs feux puissent être invisibles ;

Souvent même, avant eux, chacun en est instruit.

Le vôtre est aussi clair que le jour qui nous luit.

ARMÉDON.

Cléonide !

CLÉONIDE.

Armédon !...

ARMÉDON.

À quoi dois-je m’attendre ?

Elle sait mon secret, et vient de vous l’apprendre.

LUCETTE.

Comment ! vous vous aimez au moins depuis un an,

Et vous n’avez pas plus avancé le roman !

Vous en êtes tous deux encore à vous le dire !

Vous êtes gens secrets ! Ma foi, je vous admire...

Mais je puis me tromper. Supposez, en tout cas,

Que je n’ai rien dit : non, vous ne vous aimez pas...

En effet, je n’y vois aucune convenance.

Pardonnez mon erreur, et mon impertinence ;

Je suis une étourdie, excusez-moi tous deux.

ARMÉDON.

L’ironie est de trop ; épargne un malheureux

Que tout semblait devoir condamner à se taire.

À Cléonide.

Vous avez entendu ; ce n’est plus un mystère ;

Mon trouble sert de preuve et de conviction.

Lui pardonnerez-vous son indiscrétion,

Et la mienne ?

CLÉONIDE.

Il faut bien pardonner l’une et l’autre.

ARMÉDON.

Elle a dit mon secret, a-t-elle dit le vôtre ?

CLÉONIDE.

Elle a deviné tout.

ARMÉDON.

Est-il croyable ? Ah, Dieux !

Cléonide, j’ai pu trouver grâce à vos yeux !

Est-il possible ?

LUCETTE,

Eh ! oui, très possible, vous dis-je.

Pour des cœurs de votre âge où donc est le prodige ?

C’en serait un vraiment de ne pas vous aimer :

Qui pourrait mieux que vous se plaire et s’enflammer ?

ARMÉDON.

Mon oncle me croyait incapable de plaire.

CLÉONIDE.

Et moi, Lucette, et moi.

LUCETTE.

Croyez tout le contraire.

Eh ! ne voyez-vous pas qu’il vous dégrade exprès,

Que même à tout le monde il cache vos attraits,

Pour ne vous pas pourvoir ? Voilà tout son système.

À Armédon.

Pour vous, en conséquence, il agit tout de même.

ARMÉDON.

Vous m’aimez ?

CLÉONIDE.

À jamais.

LUCETTE.

Elle est de bonne foi.

ARMÉDON.

Eh bien ! dans l’univers tout est changé pour moi :

J’y suis un être heureux. Ô mon oncle ! ô fortune !

N’attendez plus de moi nulle plainte importune ;

Les biens réels sont ceux que m’accorde l’Amour.

LUCETTE.

Oui ; mais on n’en vit pas : gare un fâcheux retour

Vers ceux dont on ne peut se passer de la vie.

Si quelqu’un mourait, passe. Ah ! qu’une apoplexie

Viendrait bien à propos ! Vous qui les dispensez,

Pour qui les gardez-vous ?

ARMÉDON.

Tes vœux sont insensés...

Mais du moins à mon cœur laisse un moment d’ivresse ;

C’est mon premier bonheur.

LUCETTE.

Jouissez, le temps presse ;

Car nous partons demain, et vous dès aujourd’hui.

Savez-vous qu’il voulait me garder avec lui ?

CLÉONIDE.

Qui ? mon oncle ?

LUCETTE.

Lui-même.

ARMÉDON.

Et pourquoi faire encore ?

LUCETTE.

Peut-être je le sais, peut-être je l’ignore.

Soyez très assuré qu’il m’en presse instamment...

Mais écoutez-moi bien. Vous savez constamment

Qu’il ne donnerait rien pour toute chose au monde ;

Il a tiré, pour moi, d’une armoire profonde,

Les antiques habits de sa défunte sœur :

Il me garde, dit-il, encor quelque douceur...

Mais je pars avec vous.

ARMÉDON.

Écoutez, Cléonide ;

C’est l’Amour qui m’inspire, et qui sera mon guide.

CLÉONIDE.

Où peut-il vous mener, qu’allez-vous devenir ?

ARMÉDON.

Puisqu’il faut, en s’aimant, songer à l’avenir,

J’y vais sacrifier sous de plus doux auspices.

L’un et l’autre, attendons des instants plus propices :

N’engagez point vos vœux jusques à mon retour ;

Différez : manque-t-il de prétexte à l’amour ?

CLÉONIDE.

Réglez à votre gré ce qu’il faut que je fasse.

ARMÉDON.

Apprenez mon projet. Cet oncle qui nous chasse,

Me laisse deux choix ; l’un me priverait de vous,

Je ne le prendrai point : mais, l’autre un peu plus doux,

Ne fait que m’éloigner pour un temps de vos charmes,

Je m’y tiens. Il pourra vous causer des alarmes ;

Mais l’espérance aura de quoi les adoucir.

Recevez mes adieux. Je compte réussir ;

J’en ai même un garant que je crois infaillible ;

Puisque je vous ai plu, tout le reste est possible :

Je ne vais plus penser qu’à traverser les mers,

La fortune m’attend au bout de l’univers,

Et je vais accomplir ce que l’amour projette ;

Mais avant jurons-nous, dans les mains de Lucette,

Que l’absence, le temps, les contradictions,

Les malheurs, les délais, les persécutions,

Sur vous, comme sur moi, n’auront point de puissance.

CLÉONIDE.

Oui, quoique séparés par un espace immense,

Vous n’en serez jamais moins présent à mes yeux.

Mon âme et mon esprit vous suivront en tous lieux,

Mon cœur est votre bien, et ma vie est la vôtre ;

Je conserverai tout pour être l’un à l’autre.

Comptez sur mon courage, et sur mes sentiments ;

J’en jure.

LUCETTE.

Et vous aussi ?... Je reçois vos serments ;

J’en serais caution, s’il était nécessaire.

Allez, partez, volez, vous ne pouvez mieux faire ;

Vous êtes dans le cas ; pour être heureux un jour,

Il faut que la fortune ait pitié de l’amour.

ARMÉDON.

Je vais donc déclarer mon choix et ma réponse

À mon oncle.

LUCETTE.

Il revient ; sa vieille toux l’annonce :

Eh ! c’est Monsieur Argant !

 

 

Scène VII

 

ARGANT, CLÉONIDE, LUCETTE, ARMÉDON

 

ARGANT.

Mais vous êtes donc fous,

Mes enfants ?

LUCETTE.

Pourquoi non ! Les Amants le font tous.

ARGANT.

Quelle est donc, s’il vous plaît, cette fureur extrême

De fuir votre oncle ?

ARMÉDON.

Nous !

ARGANT.

Je le sais de lui-même.

Vous allez le quitter sans espoir de retour :

C’est vous qui le voulez, et cela dès ce jour.

Vous allez le réduire à faire une folie ;

Il en est bien capable, à moins qu’on ne le lie.

LUCETTE.

La vesperie est bonne, et vient fort à propos.

ARMÉDON.

Mais, Monsieur...

ARGANT.

Eh ! morbleu, demeurez en repos :

La patience est-elle une chose si rare ?

Je conviens avec vous qu’il est quinteux, bizarre,

Qu’il n’aime, et n’aimera jamais que son argent ;

Mais enfin c’est un oncle, il faut être indulgent.

 

 

Scène VIII

 

MONDOR, ARGANT, ARMÉDON, CLÉONIDE, LUCETTE

 

MONDOR.

Ami, vous les grondez ; je vous en remercie :

Mais c’est peine perdue, aucun ne s’en soucie.

Il leur fait des yeux.

Écoutez-les, tous deux ne conviendront de rien.

À son neveu et à sa nièce.

Eh ! taisez-vous, ingrats ; finissons l’entretien :

Puisqu’enfin la raison n’est pas à votre usage,

Je veux être à-la-fois le maître, et le plus sage.

À sa nièce.

Votre départ est tout arrêté pour demain.

LUCETTE.

Nous ne partirons pas.

MONDOR, à sa nièce.

Vous l’espérez en vain.

LUCETTE.

Tant-mieux.

MONDOR.

Quand il s’agit de faire une folie,

Qui décide à jamais du reste de la vie,

Je crois qu’on y devrait regarder à deux fois :

Je vous donne quinzaine.

ARGANT.

Eh ! donnez-lui le mois,

MONDOR.

Elle n’en voudrait pas.

ARGANT.

Est-il vrai, Cléonide ?

MONDOR.

Oui : d’ailleurs, c’est assez pour qu’elle se décide !

Quinze jours employés à bien s’examiner

Sont plus que suffisants pour se déterminer.

LUCETTE, à Cléonide.

Prenons, prenons toujours.

MONDOR, à Argant.

Voyez sa répugnance.

ARMÉDON.

Ai-je part au délai ?

MONDOR.

Non. La saison s’avance,

Et vous ne pourriez plus partir que dans un an.

Puisque vous le voulez, pour suivre votre plan,

Le plutôt vaut le mieux, le temps vous y convie.

ARMÉDON, à part.

Que ne puis-je parler ?

MONDOR.

Puisque c’est votre envie,

Je me garderai bien de vous en détourner.

À Armédon.

Venez, pour ce départ je vais tout ordonner.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉONIDE, ARMÉDON

 

Cléonide paraît sans diamants dans cette Scène.

CLÉONIDE.

Sans doute ce moment est le seul qui nous reste ;

Vous venez m’annoncer un départ trop funeste.

Je vais vous perdre. Encor dans cette extrémité,

Il n’est à votre absence aucun temps limité !

L’espérance peut-elle effacer les images

Des dangers continus, des écueils, des naufrages

Qui se retraceront sans cesse malgré moi ?

Puis-je être un seul instant sans un mortel effroi ?

Vous allez traverser de vastes précipices ;

Si vous trouvez les vents et les ondes propices,

Au fond de mon désert pourrai-je le savoir ?

Les temps toujours sereins que vous pourrez avoir,

Ne seront pas pour moi : toujours de noirs présages ;

Dans mon cœur agité, j’aurai tous les orages

Qui peuvent arriver. Pardonnez ma terreur,

Si je suis faible, hélas ! c’est mon premier malheur.

À mes pleurs cependant gardez-vous de vous rendre,

ARMÉDON.

Je ne partirai point.

CLÉONIDE.

Vous semblez me l’apprendre

D’un air désespéré : quel est donc ce discours ?

ARMÉDON.

Je suis né malheureux, je le serai toujours ;

Le malheur ne sait point abandonner sa proie.

CLÉONIDE.

Ah, Ciel ! expliquez-vous, que faut-il que je croie ?

Vous ne partirez point ?

ARMÉDON.

Eh ! que faire avec rien ?

Mon oncle ne peut pas me confier mon bien ;

Au simple revenu, jusques à certain âge,

Les lois, pour mon malheur, en ont borné l’usage,

Et le fonds dans ses mains doit rester en dépôt.

Sans nul autre secours, il consent qu’au plutôt

Je parte pour jamais : ma présence l’ennuie ;

Il répond de mes biens, et non pas de ma vie.

CLÉONIDE.

Ah ! Dieux, quelle rigueur !

ARMÉDON.

L’aurais-je pu prévoir ?

Qui m’aurait dit qu’un jour mon plus grand désespoir

Serait de ne pouvoir m’éloigner de vos charmes !

Ô Ciel ! d’où tires-tu la source de mes larmes !

CLÉONIDE.

Armédon, m’aimez-vous ?

ARMÉDON.

Pourriez-vous ajouter

Ce doute à mes malheurs ?

CLÉONIDE.

Je n’en veux point douter.

Écoutez : vous comptiez sur un heureux voyage,

L’espoir d’une fortune armait votre courage ;

Suivez donc ce projet. Votre oncle, un peu plus doux,

Aurait pu vous aider : la nature, entre nous,

Lui parle de trop loin pour qu’il la puisse entendre,

On n’est pas obligé d’avoir un cœur si tendre ;

J’ai tout prévu ; prenez ces superfluités.

Elle veut lui donner un écrin.

Ce sont entre mes mains des inutilités,

Qui sans doute pourront profiter dans les vôtres.

Faisons-nous notre sort, ne devons rien à d’autres.

ARMÉDON.

Cléonide, arrêtez, épargnez-vous ces soins !

Qui ? moi, vous dépouiller, augmenter vos besoins !

Non, je n’aurai jamais ce reproche à me faire.

Je partirai...

CLÉONIDE.

Cruel !

ARMÉDON.

Dussé-je vous déplaire,

Je ne veux que l’amour que vous m’avez donné.

 

 

Scène II

 

CLÉONIDE, ARMÉDON, LUCETTE

 

LUCETTE.

Silence, qu’on m’écoute, et qu’on soit étonné...

J’étouffe... Ah ! le vieux fou !

Elle rit.

CLÉONIDE.

Qu’as-tu donc tant à rire ?

LUCETTE.

Ce que j’ai ? J’en mourrai.

Elle rit.

Souffrez que je respire.

Elle rit.

CLÉONIDE.

Parle donc, si tu peux.

LUCETTE.

C’est bien dit, si je puis.

ARMÉDON.

Encor ! Mais finis donc ; achève donc tes ris.

LUCETTE.

J’ai fait... Apprenez donc... Je me perds dans les nues.

CLÉONIDE.

Mais quelles nouveautés te seraient survenues ?

LUCETTE.

Tout est en l’air, l’Hymen, la Fortune, et l’Amour

CLÉONIDE.

Est-ce en notre faveur ?

LUCETTE.

Faites-moi votre cour.

ARMÉDON.

Quoi ! notre oncle, Lucette... Ah ! serait-il possible ?

Notre oncle aurait-il pu redevenir sensible ?

LUCETTE.

Ah ! je vous en réponds ; je doutais du pouvoir

Que j’ai sur lui.

CLÉONIDE.

Quels biens nous allons te devoir !

LUCETTE.

Je vous annonce un fait que vous ne croirez guère,

Et qui va vous paroître un songe, une chimère ;

Un conte qui n’a pas l’ombre du sens commun,

Qui ressemble au prestige, et qui n’en est pas un,

Dont l’accomplissement peut, d’un moment à l’autre,

Avoir lieu.

ARMÉDON.

Quel bonheur !

LUCETTE.

Il s’agit bien du vôtre !

ARMÉDON.

Finis, ne nous tiens pas plus longtemps en échec.

LUCETTE.

Faites provision d’égards et de respect.

CLÉONIDE.

Pour qui donc tout cela ?

LUCETTE.

Pour certaine Suivante ;

Votre oncle est amoureux de votre humble servante.

ARMÉDON.

Amoureux !

LUCETTE.

En secret je vous le fais savoir ;

Je suis enfin contrainte à m’en apercevoir.

CLÉONIDE.

Te l’a-t-il dit ?

LUCETTE.

Pour nous apprendre qu’on nous aime,

Eh ! faut-il nous le dire ? On le voit par soi-même.

Joignez à cet amour, qu’il veut se marier,

Et qu’à Monsieur Argant il vient de confier

Ce beau dessein.

ARMÉDON.

Tu crois qu’il t’aime en conséquence ?

À t’épouser aussi tu peux croire qu’il pense ?

Notre oncle a-t-il un cœur si facile à charmer ?

LUCETTE.

Achevez : je n’ai pas de quoi m’en faire aimer ;

Il faudra voir : craignez, si cet hymen me tente,

Faisant la révérence.

Que je ne sois dans peu Madame votre tante.

CLÉONIDE, à Armédon.

Ne la fâchez donc point.

ARMÉDON.

Ce n’est pas mon dessein :

Mais...

LUCETTE.

Mais que votre oncle ait le jugement bien sain,

C’est une affaire à part : ah ! son cœur ne l’est guère.

Et, quant à moi, voyons si c’est une chimère ;

Revenons ; tous les faits ne sont pas d’aujourd’hui.

Premièrement, il veut me garder avec lui ;

Appuyer sur ce vers.

Il m’a fait des présents et m’en promet encore.

Ce qui prouve encor mieux l’amour dont il m’honore,

Est le petit délai qu’il vient de vous donner :

Je n’avais qu’à rester, et vous abandonner,

Vous ne l’auriez pas eu ; la chose est très certaine.

Il veut gagner du temps, et croit dans la quinzaine

Pouvoir m’amadouer : telles sont ses erreurs.

Combien ne m’a-t-il pas lâché d’avant-coureurs,

Jolis petits propos, et gentilles sornettes ?

À me lorgner sans cesse il use ses lunettes,

Il prend l’air sémillant, ses yeux sont pleins de feu,

Quand il peut me voir seule, et me parler un peu.

Ce n’est pas de l’amour, et de l’amour honnête

Qui cherche à se donner l’essore L’aveu s’apprête :

Il ne m’en coûtera qu’un accueil plus humain,

Tout est à moi, le cœur entraînera la main.

J’ai le vol des vieillards ; on m’a, vingt fois pour une,

Prédit très clairement cette bonne fortune.

CLÉONIDE.

Lucette, en peut-il être une aux dépens d’autrui ?

ARMÉDON.

Mais le concevez-vous ? Notre oncle amoureux : lui !

CLÉONIDE.

Eh ! comment se peut-il ?

LUCETTE.

Je vous fais une histoire.

À Armédon.

Supposez cependant ce qui vous reste à croire.

Oui, s’il veut m’épouser... me rendrai-je à ses vœux ?

Que me conseillez-vous ?...

ARMÉDON.

Je suis trop malheureux.

Il sort, et Cléonide le suit.

 

 

Scène III

 

LUCETTE, ARGANT

 

ARGANT.

Que disent nos Amants ?

LUCETTE.

Leur sort est bien à plaindre.

ARGANT.

J’espère tout pour eux, s’ils savent se contraindre :

Surtout jusqu’à la fin il faut qu’ils tiennent bon ;

Et j’ai fait refuser à ce pauvre Armédon

Les moyens de partir. Il se perd, s’il s’écarte ;

Pour toute chose au monde, il ne faut pas qu’il parte :

Les cordons de la bourse allaient se dénouer,

À regret, il est vrai ; j’ai tout fait échouer.

LUCETTE.

Deviez-vous l’empêcher d’aller faire fortune ?

ARGANT.

Chimère toute pure ; il n’en ferait aucune :

Sa fortune est ici.

LUCETTE.

J’y vois bien des hasards.

ARGANT.

Moins grands qu’ils ne devraient s’offrir à tes regards.

L’orage est passager, c’est une fausse alarme

Qui finira dans peu.

Finement.

Je détruirai le charme

Qu’on a, sans le vouloir, jeté sur le vieillard.

LUCETTE.

Vous semblez m’accuser.

ARGANT, ôtant son chapeau.

J’ai pour toi trop d’égard.

Du moins entendons-nous, réunissons nos armes ;

Il faut, puisque tu l’as affolé de tes charmes,

En réparer la faute.

LUCETTE.

Est-ce ma faute à moi ?

Et peut-on s’empêcher de plaire malgré soi ?

ARGANT.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que cet insensé t’aime ?

LUCETTE.

Cela peut être ; il s’est enflammé de lui-même.

ARGANT.

Ses feux t’ont réjouie ?

LUCETTE.

Oh ! c’est un autre cas.

ARGANT.

On ne plaît pas longtemps, quand on ne le veut pas.

Passons. Heureusement, je connais sa faiblesse ;

Je vais, pour le guérir, employer mon adresse.

Il craint la raillerie ; il faut de toutes parts,

Sans nul ménagement, t’offrir à ses regards,

La lui faire sentir, l’en accabler d’avance.

Ce moyen est plus sûr qu’aucune remontrance ;

Et la plaisanterie, employée à propos,

Vaut mieux que la sagesse, et les meilleurs propos,

L’amitié quelquefois peut être un peu sévère ;

Je doublerai la dose, en cas qu’il persévère.

LUCETTE.

Il est en bonnes mains, Monsieur.

ARGANT.

C’est un ami,

Lucette ; il ne faut pas le servir à demi.

Mais, c’est lui ; je te laisse.

Argant sort.

 

 

Scène IV

 

MONDOR, LUCETTE

 

MONDOR.

Eh ! bonjour, mon bel Ange.

LUCETTE.

Qui ? moi !

MONDOR.

C’est trop peu dire encore à ta louange.

Je n’en connais aucun qui soit si bien pourvu

De grâces et d’attraits ; et si, j’en ai bien vu.

LUCETTE.

Ménagez-moi, Monsieur, et changeons de langage.

MONDOR, regardant son tablier.

Qu’est-ce à dire Comment : quel est cet équipage ?

LUCETTE.

Celui de mon état.

MONDOR.

Tu te moques de moi ;

Cette misère-là n’est pas faite pour toi.

Ôte-moi ce chiffon.

Il lui ôte son tablier.

LUCETTE.

Êtes-vous raisonnable ?

MONDOR.

Sois ici désormais sur un pied convenable.

Regardant son fichu.

Réforme en même temps ce meuble superflu,

Ce fichu ridicule ; ils ne m’ont jamais plu.

Allons...

LUCETTE.

Oh ! pour cela, je suis votre servante.

MONDOR.

Eh ! non, tu ne l’es plus.

LUCETTE, raccommodant son fichu.

C’est de quoi je me vante.

MONDOR.

Çà, traitons en amis : je suis toujours le tien ;

Ami de cœur, s’entend... Conte-moi donc... Eh ! bien ?

Ah ! c’est moi qui voudrais te dire bien des choses ;

Mais surtout, entre nous, que ce soient lettres closes.

LUCETTE.

Ne pourriez-vous, par grâce, et par précaution,

M’épargner l’embarras de la discrétion ?

Je ne me tais jamais sans des peines extrêmes.

MONDOR.

Il est certains secrets qui se gardent d’eux-mêmes.

Venons au fait. Ma nièce et mon neveu s’en vont,

Je reste seul.

LUCETTE.

Pourquoi ? qu’est-ce donc qu’ils vous font ?

MONDOR.

Ils le veulent tous deux, et ma nièce elle-même.

LUCETTE.

Je suis née, élevée avec elle ; je l’aime,

Je la suivrai partout.

MONDOR.

Tu ne la suivras pas.

LUCETTE.

Qui peut m’en empêcher et retenir mes pas ?

Non ; désabusez-vous : ma Maîtresse m’est chère.

MONDOR.

Ta Maîtresse ?

LUCETTE.

Qui, vraiment.

MONDOR.

Tu ne te connais guère :

Lucette doit régner, et non pas obéir.

LUCETTE.

Si vous continuez, vous m’allez faire enfuir ;

Je hais la raillerie.

MONDOR.

Eh ! je n’en fais aucune :

On veut te marier, te faire une fortune.

LUCETTE.

Quelle âme charitable aurait tant de bonté ?

MONDOR.

Quelqu’un que tu remplis de bonne volonté,

Qui t’aime, qui t’adore, et qui se meurt d’envie

D’être heureux avec toi le reste de sa vie.

LUCETTE.

Attendez... Mais ceci mérite attention.

Monsieur, permettez-vous plus d’une question ?

MONDOR.

Oui, mon cœur.

LUCETTE.

Vous direz vrai.

MONDOR.

Je me le propose.

À part.

Elle entre en pourparler ; c’est toujours quelque chose.

LUCETTE.

Est-il riche ?

MONDOR.

On le croit.

LUCETTE.

Connaissez-vous son bien ?

MONDOR.

Oui-dà, je le connais.

LUCETTE.

Beaucoup ?

MONDOR.

Comme le mien.

LUCETTE.

C’est-à-dire qu’il est d’une richesse extrême...

N’est-ce point un vilain ?

MONDOR, à part.

Eh ! l’est-on, quand on aime ?

LUCETTE.

La figure, et l’âge ?

MONDOR.

Ouf !

LUCETTE.

Vous vous embarrassez.

Eh ! bien ?

MONDOR.

Eh ! mais, en tout, il me ressemble assez.

LUCETTE, avec transport.

Justement, c’est mon homme. Ah ! Dieux ! quelle est ma joie !...

Le Ciel me l’a promis, et le Ciel me l’envoie.

Un grand fonds, dites-vous, de biens, d’âge, d’amour ?

Ah ! c’est lui qu’en secret m’a prédit l’autre jour

Une femme qui m’a dit ma bonne aventure,

Qui lit dans l’avenir comme dans l’écriture.

MONDOR.

Sans doute.

À part.

L’horoscope a fort bien opéré.

Que je me sais bon gré de l’avoir suggéré !

LUCETTE.

Vous vous moquez, je crois, de me voir si crédule.

Oui, ma crédulité vous paraît ridicule.

MONDOR.

Peux-tu me soupçonner d’avoir un si grand tort,

Et me croire assez sot pour faire l’esprit-fort ?

Je ne suis pas du nombre... Oh ! c’est elle, je gage,

Qui m’a prédit aussi, pour la fleur de mon âge,

Le bonheur le plus grand... En dépit des jaloux,

Entre nous, avant peu, je dois être l’époux

Du plus charmant objet qui soit dans la nature.

LUCETTE.

Oh ! sachez le meilleur de ma bonne aventure,

Et ce qu’on m’a prédit de plus doux.

MONDOR.

Des enfants ?

LUCETTE.

Quel conte ! Je serai veuve avant dix-huit ans.

MONDOR.

Plaît-il ? Et quel quantième avons-nous de votre âge ?

LUCETTE.

Dix-sept ans et demi, je n’ai pas davantage :

Cela fait à-peu-près la clause de six mois.

MONDOR.

Au diable l’horoscope, et la clause à la fois !

Vous en avez menti, déloyale Sybille.

LUCETTE.

Qui peut ainsi contre elle enflammer votre bile ?

MONDOR.

L’intérêt que je prends à ton futur époux.

LUCETTE.

Le plaisant intérêt ! que vous importe à vous ?

MONDOR.

Il vivra, n’en déplaise à l’organe du Diable :

J’en réponds corps pour corps, et j’en suis plus croyable.

LUCETTE.

Mais vous vous prenez là d’une étrange pitié !

Vous prétendez avoir pour moi de l’amitié !

MONDOR.

La plus tendre.

LUCETTE.

Elle est belle ! en voici bien la preuve !

Vouloir à dix-huit ans m’empêcher d’être veuve !

MONDOR.

Est-ce un si grand bonheur ?

LUCETTE.

Ah, Dieux ! si c’en est un !

MONDOR.

Un époux, quel qu’il soit, est donc bien importun ?

LUCETTE.

À la longue ; d’abord, rien n’est plus véritable.

MONDOR.

Combien doit-il durer, pour être supportable ?

LUCETTE.

Mais le moins vaut le mieux.

MONDOR, à part.

Je le mérite bien.

Haut.

Mais si je le nommais ?

LUCETTE.

Oh ! le nom n’y fait rien.

MONDOR, à part.

Mais ceci paraît prendre une méchante allure.

Dois-je poursuivre, ou non ? Je ne sais que conclure.

 

 

Scène V

 

MONDOR, LUCETTE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Une lettre qu’on vient d’apporter à l’instant.

MONDOR.

Donne... Attend-on réponse ?

LE LAQUAIS.

Oui, Monsieur, on l’attend.

MONDOR, voulant lire la lettre.

Ah, ah ! j’ai peine à voir.

LUCETTE.

Eh ! prenez vos lunettes.

MONDOR.

Qu’est-ce ? Ordinairement ma vue est des plus nettes.

LUCETTE.

Voit-on clair à présent ? Tenez, Monsieur, je crois

Que l’on n’a plus les yeux aussi bons qu’autrefois.

MONDOR.

Tiens, lis.

À part.

Qu’on a bien fait d’apporter cette lettre,

Pour me donner un peu le temps de me remettre !

LUCETTE lit.

« Certain Renard... Je lis ce que le texte dit.

MONDOR.

Beau début ! C’est sans doute un Fermier qui m’écrit.

LUCETTE lit la Fable qui suit.

« Certain Renard, jadis grand croqueur de Poulettes,

« En vit une dodue et des plus gentillettes :

« Or voir et convoiter un si friand morceau,

« Ce fut alors tout un pour le vieux Jouvenceau ;

« Quand un Singe, voyant tout son petit manège,

« Lui dit : Quand tu pourrais l’attirer dans le piège,

« Eh bien ! que ferais-tu ? Va, ce n’est plus le temps :

« As-tu donc oublié que tu n’as plus de dents » ?

MONDOR.

Réponse au Singe ; et toi, sers-moi de Secrétaire.

Le Renard profita de l’avis salutaire,

Il laissa la Poulette, il lui fit ses adieux,

Il la perdit de vue ; il pourra trouver mieux.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ARGANT, LUCETTE

 

ARGANT.

Qu’a produit l’apologue, et qu’en dit le bonhomme ?

LUCETTE.

Il paraît furieux ; ce dernier coup l’assomme.

Le trait à pénétré jusqu’au fond de son cœur.

L’apologue est de vous : Vous êtes donc Auteur ?

ARGANT.

À moi n’appartient pas un honneur si sublime ;

J’en ai fourni le trait, un autre a mis la rime.

Ma foi, j’en use ainsi, quand j’ai besoin de vers ;

Et j’en laisse la gloire à ceux dont je me sers.

Ainsi l’ami Mondor...

LUCETTE.

Oh ! le remède opère.

ARGANT.

Tant mieux ; c’est pour son bien que je le désespère.

Point de fausse pitié ; ce serait encor pis.

Rendons-lui sa raison, il n’importe à quel prix.

LUCETTE.

Oh ! c’est à faire à vous pour emporter la pièce.

ARGANT.

Eh ! morbleu, qu’il marie Armédon et sa nièce ;

Ce n’est que pour leur bien que j’agis aujourd’hui :

Qu’est-ce qu’il m’en revient de plus ?

LUCETTE, à part.

Le mal d’autrui.

Ma foi, cet honnête-homme a l’air de la rancune.

ARGANT.

De ces deux orphelins qu’il fasse la fortune.

 

 

Scène VII

 

ARGANT, LUCETTE, ARMÉDON

 

ARMÉDON.

Ah, Monsieur !

ARGANT.

Qu’avez-vous ?

ARMÉDON.

Je suis au désespoir.

ARGANT.

De quoi ?

ARMÉDON.

D’être accusé du crime le plus noir,

D’une scélératesse.

LUCETTE.

Eh ! quelle est-elle encore ?

Envers qui donc ?

ARMÉDON.

Envers un homme que j’honore,

Que j’aime malgré lui, que j’aimerai toujours,

Pour qui je donnerais le reste de mes jours :

C’est mon oncle, en un mot.

ARGANT.

Qu’avez-vous pu lui faire ?

ARMÉDON.

Jadis j’en fus aimé ; j’ai cessé de lui plaire ;

C’est du moins sans avoir rien fait pour l’offenser :

Mais je ne soutiens pas qu’il ait pu le penser,

Et qu’il se croie en droit d’ajouter à ma peine

L’insupportable poids de son injuste haine.

LUCETTE.

Mais entre vous et lui qu’a-t-il pu se passer ?

ARMÉDON.

Ce que, de tout mon cœur, je voudrais effacer.

Moi qui n’ai jamais su faire un vers de ma vie,

Il me croit cependant l’auteur d’une infamie,

Qui, sous mon nom, sans doute, a passé dans ses mains.

Maudit art, n’es-tu fait que pour nuire aux humains ?

N’en punira-t-on point l’abus trop ordinaire ?

Si j’en savais l’auteur indigne et téméraire,

Morbleu !...

LUCETTE, lui donnant un papier.

Tenez, Monsieur ; n’est-ce point cet écrit ?

ARMÉDON.

Je l’ignore.

LUCETTE.

Lisez, ce n’est qu’un jeu d’esprit.

On a fait pour le mieux, du moins on le suppose,

Demandez à Monsieur, il en sait quelque chose.

À Argant.

Tirez-le d’embarras, il est trop agité.

ARMÉDON.

Monsieur sait le secret de cette iniquité ?

Ah ! daignez...

LUCETTE.

Ils sont deux Auteurs de compagnie.

ARMÉDON.

Venez donc me laver de cette ignominie.

ARGANT.

Il n’est pas temps.

ARMÉDON.

Comment !... Je dois être étonné :

Les délais n’ont point lieu, quand on est soupçonné,

Et l’éclat le plus prompt convient à l’innocence.

ARGANT.

On l’a fait pour un bien ; donnez-vous patience.

ARMÉDON.

On n’essuya jamais un refus si fatal ;

Je ne veux point d’un bien qui vient d’un si grand mal.

Commencez par détruire un soupçon qui m’accable :

Le plus grand de mes maux est d’être cru coupable.

 

 

Scène VIII

 

MONDOR, ARMÉDON, ARGANT, LUCETTE

 

ARMÉDON, aux genoux de Mondor.

Je me jette à vos pieds.

MONDOR.

Disparais de ces lieux,

ARMÉDON.

Pour la dernière fois...

MONDOR.

Ôte-toi de mes yeux ;

Un désaveu n’est pas une preuve contraire ;

C’est de tous tes pareils la ressource ordinaire.

ARMÉDON.

Si vous ne voulez être injuste à mon égard...

MONDOR.

Porte sous d’autres cieux les charmes de ton art :

Ils y sont peu connus, ils y feront fortune.

Tu ramperais ici dans la foule importune

De ceux qui font métier de cette indignité.

ARMÉDON.

Je n’ai ni leur talent, ni leur malignité.

MONDOR.

Tu peux continuer, tu feras des chefs-d’œuvre !

Contemple, admire-toi dans tes premières œuvres.

Va, sur le double Mont, pour un si beau morceau,

Demander une place à côté de Rousseau.

ARMÉDON, montrant Argant.

Mais Monsieur vous dira...

Argant lui fait signe.

Je n’entends point par signe.

Parlez donc... Quel silence ! il m’offense et m’indigne.

Vous me feriez penser...

MONDOR.

Que Monsieur les a faits ?

ARMÉDON.

Il le sait.

MONDOR.

Sors d’ici pour n’y rentrer jamais.

Armédon sort.

Obéis... Mais voyez son audace infinie !

Vouloir jusques à vous glisser la calomnie !

ARGANT.

Oh ! je veux qu’il s’explique, et je vais lui parler.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MONDOR, LUCETTE

 

LUCETTE.

Monsieur, à quel courroux vous laissez-vous aller !

Un sage comme vous !

MONDOR.

Tu te rends son refuge ?

LUCETTE.

Mais la prévention est un fort mauvais juge ;

Le soupçon le plus fort n’est souvent qu’une erreur.

MONDOR.

Eh ! morbleu, que veux-tu répondre en sa faveur ?

Je me serai trahi, puisqu’il faut te le dire ;

Dans mes yeux, dans mon cœur il n’a que trop su lire ;

Il était à portée : Argus trop assidu,

Il a tout pénétré. Quel autre l’aurait pu ?

Mais brisons là-dessus, et cesse de le plaindre.

Lucette, je reviens, il n’est plus temps de feindre ;

Pardonne les détours dont je me suis servi ;

Il en coûte assez cher à mon cœur asservi ;

Ils n’ont plus lieu : je cède, et je te rends les armes.

Un aveu moins direct offenserait tes charmes ;

Lucette ne doit point triompher à demi ;

Reconnais un Amant dans le plus tendre ami,

Permets-moi de confondre et l’un et l’autre titre ;

Dispose de mon sort, l’Amour t’en rend arbitre.

LUCETTE.

Qui ? moi !

MONDOR.

Depuis longtemps tu l’as dû pressentir :

Quand on dit qu’on t’adore, est-ce qu’on peut mentir ?

LUCETTE.

Vous m’aimez ?

MONDOR.

D’où vient donc cette surprise extrême ?

Est-ce à la Beauté même à s’étonner qu’on l’aime ?

Point d’incrédulité, je ne la puis souffrir.

LUCETTE.

Monsieur, je croirai tout, pour vous faire plaisir.

MONDOR.

Crois aussi que c’est moi que le Ciel te destine.

LUCETTE.

Ah ! c’est trop exiger.

MONDOR.

Eh ! non, Beauté divine :

C’est moi qu’on t’a prédit ; oui, moi-même, mon cœur :

Accomplis l’horoscope, et fais-en ton bonheur.

LUCETTE.

L’horoscope, Monsieur ! Ah, Ciel !

MONDOR.

Il me désigne...

Quel trouble est donc le tien ? N’en serais-je pas digne ?

LUCETTE.

Avez-vous oublié ce qu’il a prononcé,

Ce veuvage très prompt clairement annoncé ;

Et qui doit arriver ? Quel désir est le vôtre !...

Je ne serai jamais que la veuve d’un autre...

Qui ? moi : vous préférer ! Non, j’ai trop d’amitié...

MONDOR.

Toute prédiction ment au moins de moitié.

LUCETTE.

J’y crois, cela suffit. Ainsi quelle apparence

Que j’aille vous donner l’heureuse préférence,

Et pour si peu de temps faire votre bonheur ?

Non ; ma délicatesse autant que mon honneur

En seraient trop blessés.

MONDOR.

Quelle faiblesse extrême !

Quelle crédulité !

LUCETTE.

Vous m’approuviez vous-même.

Pourquoi voulez-vous faire à présent l’esprit-fort ?

Vous êtes convenu que vous auriez grand tort.

Eh ! vivez, je m’y tiens.

MONDOR.

L’effet dût-il s’ensuivre,

Je veux mourir heureux. Mais le bonheur fait vivre ;

Je me sens là de quoi durer encor longtemps.

Est-ce une rareté qu’un homme de cent ans ?

LUCETTE.

Eh ! ne nous flattons point ; telle est ma destinée,

D’être veuve six mois après mon hyménée ;

Mon sort est d’entraîner celui de mon époux :

Les astres iront-ils se déranger pour vous ?

Mon veuvage doit être une bonne fortune :

Ainsi donc...

MONDOR.

Laisse-là cette idée importune.

As-tu donc résolu de me désespérer ?

LUCETTE.

Mais je l’aime encor mieux que de vous enterrer.

MONDOR.

Enterre-moi, morbleu ! ce sera mon affaire.

LUCETTE.

Que vous êtes pressant ! Avec vous, comment faire ?

MONDOR.

Est-il si malaisé de répondre à mes vœux ?

LUCETTE.

Non ; jamais vous n’avez été si dangereux.

MONDOR.

Par fois à de beaux yeux j’ai coûté quelques larmes.

LUCETTE.

Et vous voulez aussi, malgré mes faibles charmes,

Que pour vous, avant peu, j’en répande à mon tour ?

MONDOR.

Laisse-là ta pitié, ne sens que mon amour.

LUCETTE.

Quel homme !

MONDOR.

Au diable soit ce malheureux scrupule !

LUCETTE.

Si je vous aimais moins...

MONDOR.

L’obstacle est ridicule.

LUCETTE.

Je le sais. Quel bonheur à jamais échappé !

Bientôt on m’aurait vue, au fond d’un char drapé,

Une douce langueur peinte sur le visage,

Dans un deuil élégant promener mon veuvage,

Y faire honneur, jouir voluptueusement

De tous les attributs d’un état si charmant.

Mais il faut que ce soit aux dépens de vous-même ;

Non, Monsieur, non : plaignez mon infortune extrême.

MONDOR.

C’est donc à tes genoux, et non pas dans tes bras,

Il se jette à ses pieds.

Que je vais expirer. Je n’en relève pas.

 

 

Scène X

 

MONDOR, ARGANT, ARMÉDON, LUCETTE

 

ARGANT.

Quelle chute ! Au secours !

MONDOR, se relevant avec l’aide des assistants.

Ce n’est rien.

ARGANT.

Venez, vite.

Pauvre Monsieur Mondor, quelle attaque subite !

MONDOR.

Mais...

ARMÉDON.

Mon oncle !...

MONDOR.

Ce n’est qu’un étourdissement.

À part.

Feignons...

Haut.

Cela va mieux.

ARGANT.

Lucette, promptement

Un Médecin.

MONDOR.

Eh ! mais...

ARGANT.

Non.

MONDOR, à part.

Quelle peine extrême !

ARGANT.

Venez : nous aurons soin de vous, malgré vous-même.

On l’emmène.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MONDOR, entrant d’un côté, CLÉONIDE et ARMÉDON, entrant de l’autre

 

ARMÉDON, à Cléonide.

Il nous voit, il sourit, nous sommes confondus.

MONDOR.

Qu’est-ce ? Vous paraissez encor tout éperdus.

Me voilà bien remis, bannissez vos alarmes.

Je vous sais à tous deux très bon gré de vos larmes.

ARMÉDON.

Pour parler d’autre chose, au moins à mon égard,

Soyez persuadé que je n’ai point de part

À tout ce qui s’est fait.

MONDOR.

Laissons-là cette histoire.

ARMÉDON.

Pourquoi ?

MONDOR.

J’ai découvert tout ce que j’en dois croire.

Allez, j’aurai peut-être à vous dire deux mots :

Dans un petit moment qu’on vous trouve à propos ;

Chacun sera content, attendez-vous à l’être.

ARMÉDON, à Cléonide.

Il se moque de nous. Que faire ? Il est le maître.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

MONDOR, seul

 

Continuons de feindre avec tous tant qu’ils sont ;

C’est l’unique moyen de n’avoir pas l’affront

D’avoir été surpris aux pieds d’une soubrette ;

Je serai trop heureux, si ma honte est secrète.

 

 

Scène III

 

MONDOR, ARGANT

 

ARGANT.

Ah ! vous voilà sur pied ?

MONDOR.

Je me porte assez bien,

Il n’en faut plus qu’autant.

ARGANT.

Ce ne sera donc rien ?

Nous avons tous été dans des transes mortelles.

MONDOR.

Je le crois.

ARGANT.

Chacun vient savoir de vos nouvelles.

MONDOR.

Comment ! mon accident a déjà transpiré ?

ARGANT.

Il circule.

MONDOR.

Tant mieux.

ARGANT.

De plus je vous dirai

Que, je ne sais par où, dans tout le voisinage,

On croit que vous pensez encore au mariage :

Le bruit en est si grand, que, de tous les côtés,

On m’est venu parler de nombre de Beautés...

MONDOR.

Les moments leur sont chers, et j’entre dans leur crainte ;

Avant qu’il me survienne une dernière atteinte,

Ils veulent terminer ; rien n’est mieux entendu ;

De grâce, dites-moi, qu’avez-vous répondu ?

ARGANT.

Que faut-il que je dise, et que je leur réponde ?

MONDOR.

Que je suis revenu des vanités du monde.

ARGANT.

L’hyménée en est une.

MONDOR.

On me fait trop d’honneur ;

Ce grand empressement à faire mon bonheur

N’a plus rien qui me flatte.

ARGANT, à part.

Il m’en veut faire accroire.

MONDOR.

Une femme, à mon âge, est une fausse gloire ;

Et je sens, à parler de la meilleure foi,

Que le titre d’époux est au-dessus de moi ;

J’en soutiendrais trop mal la dignité suprême.

ARGANT.

Quoi ! véritablement vous rentrez en vous-même ?

MONDOR.

Il faut bien y rentrer, puisque j’en suis sorti.

ARGANT.

Comment ? vous auriez pris le plus sage parti ?

MONDOR.

Mais n’en ayant point d’autre, il a fallu le prendre.

ARGANT.

Et l’amour ?

MONDOR.

Est bien loin : j’ai cru devoir me rendre

À la raison.

ARGANT.

Oui-dà ?

MONDOR.

Vous en doutez ?

ARGANT.

J’ai tort.

MONDOR.

Quel homme êtes-vous donc ? Vous m’avez cru d’abord,

Lorsque je vous ai fait l’aveu de ma faiblesse.

Quand le bon sens, vous dis-je, a fini mon ivresse,

Vous êtes incrédule !

ARGANT.

Est-ce ma faute, à moi ?

Ce qui tient du prodige est peu digne de foi.

Le bon sens revient-il avec tant de vitesse ?

L’Amour s’envole-t-il aussitôt qu’on l’en presse ?

Du moins ne croyez pas que ce soit sans retour ;

La raison ne fait point tant d’ouvrage en un jour :

La Vieillesse n’a pas, ainsi que la Jeunesse,

Le privilège heureux de varier sans cesse

Ses caprices, ses goûts, ses erreurs, ses désirs.

Elle peut à son gré remplacer ses plaisirs,

S’en faire de nouveaux, et changer de folie.

Il n’en est pas de même au déclin de la vie,

On est dans la disette.

MONDOR.

Il ne reste plus rien

Que le plaisir de croire au mal plutôt qu’au bien.

ARGANT.

Mais ne prenez-vous point un calme peu durable,

Un dépit, pour la fin d’un état déplorable ?

On s’y trompe souvent.

MONDOR.

Ventrebleu ! finissez,

Comment me voulez-vous ; sage ou non ? choisissez.

ARGANT.

Trouvez-vous quelque chose à redire à mon zèle ?

Fut-il jamais ami plus tendre et plus fidèle ?

MONDOR, à part.

Et qui soit plus charmé des sottises d’autrui.

Haut.

Quoi qu’il en soit enfin, à compter d’aujourd’hui,

Répandez mes refus dans ce sot voisinage ;

Dissipez, détruisez ces bruits de mariage ;

Moquez-vous, avec moi, de leur crédulité ;

Qu’il ne soit plus parlé de cette absurdité.

ARGANT.

Le puis-je, en bonne-foi, risquer sans vous déplaire ?

MONDOR.

Oui, morbleu ! risquez tout.

ARGANT.

Il faut vous satisfaire.

 

 

Scène IV

 

MONDOR, ARGANT, LUCETTE

 

LUCETTE, à Mondor.

Un Notaire, Monsieur, est là qui vous attend.

ARGANT.

Un Notaire !

MONDOR.

J’y vais.

ARGANT.

Qu’est-ce donc qu’il prétend ?

À part.

Allons savoir un peu d’où vient cette visite.

À Mondor.

Vous serez obéi ; j’y cours tout au plus vite.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MONDOR, LUCETTE

 

MONDOR, à part.

Quel moment pour un cœur assez mal affermit

Je ne sais ni braver, ni fuir mon ennemi.

LUCETTE, à part.

Que rumine-t-il là ? Quelle en serait la cause ?

MONDOR.

Je sens que ma raison tient à trop peu de chose...

Sortons, allons enfin où je suis attendu...

Plaît-il ?...

LUCETTE.

Je ne dis mot.

MONDOR.

J’ai donc mal entendu...

Le Notaire est donc là ?

LUCETTE.

Je viens de vous le dire...

MONDOR.

Lucette a de la peine à s’empêcher de rire.

LUCETTE.

Eh ! de quoi, s’il vous plaît ? dites-m’en le sujet.

MONDOR.

Ah ! tu voudrais, je crois, me tirer mon projet.

LUCETTE.

En avez-vous un ?

MONDOR.

Oui... Mais ce n’est plus le même.

Je n’en ai pas changé fans une peine extrême...

Cesse de m’arrêter...

LUCETTE.

De quoi m’accusez-vous ?

MONDOR.

Oui, c’est toi... Quand j’y pense ! Ah qu’il m’eût été doux !...

Aimes-tu la campagne ?

LUCETTE.

On ne peut davantage.

MONDOR.

C’eût été mon refuge, et mon heureux partage.

Je comptais m’y cacher, et m’y faire ignorer.

Là, nous n’aurions vécu que pour nous adorer ;

Nous nous en serions fait, à l’insu de l’Envie,

Une douce habitude, une seconde vie.

Où l’Amour pouvait-il mieux combler nos désirs ?

Ah ! l’on ne fait ailleurs qu’effleurer ses plaisirs.

Où l’on aime le mieux, c’est dans la solitude.

LUCETTE.

C’est sur quoi je n’ai fait encore aucune étude ;

Mais au fond d’un désert aller se renfermer,

Pour n’avoir autre chose à faire qu’à s’aimer,

Pour en être occupé sans le moindre relâche,

C’est imposer, Monsieur, une terrible tâche ;

C’est beaucoup présumer des forces de son cœur.

Je ne sais si bientôt les ennuis, la langueur,

De l’amour excédé ne prendraient pas la place ;

Trop de gêne à la fin se rebute et le chasse ;

Et s’il n’est un peu libre, il n’y saurait tenir.

MONDOR.

C’est le nouvel amour que tu veux définir ;

Mais, vive l’ancien !

LUCETTE.

S’ils sont deux, je l’ignore.

MONDOR.

C’est-là le véritable... Il faut...

LUCETTE.

Souffrez encore

Que je vous représente...

MONDOR.

Eh bien ?

LUCETTE.

Qu’en cet instant...

MONDOR.

Eh ! quoi donc ?

LUCETTE.

Un Notaire est là qui vous attend.

MONDOR.

C’est assez... On s’oublie un peu, quand on dispute.

À part.

Ma foi, j’allais encore avoir une rechute.

Haut.

Je récompenserai tes refus obligeants.

À part.

Serviteur... Je m’en vais attraper bien des gens.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ARGANT, LUCETTE, CLÉONIDE, ARMÉDON

 

ARGANT.

Tout est désespéré, tout est perdu, vous dis-je ;

J’avais tort de traiter son retour de prodige,

De miracle impossible ! Ah ! malheureux enfants !

ARMÉDON.

En quoi donc ?

ARGANT.

Savez-vous ce qu’on fait là-dedans ?...

Ah, le traître ! il était tout à l’heure avec elle.

Vous-même interrogez...

ARMÉDON.

Qui donc ?

ARGANT.

Mademoiselle.

CLÉONIDE.

Ah ! ma chère Lucette !

ARGANT.

Elle en sait plus que moi.

ARMÉDON.

Ne nous diras-tu rien ?

LUCETTE.

J’en atteste ma foi,

Je ne sais pas un mot de tout ce qui se passe.

ARGANT.

Les serments sont de trop, daignez en faire grâce.

Elle nous trahit tous, je vous en donne avis.

CLÉONIDE.

Elle ?... Auprès de notre oncle elle nous a servis.

Son amitié fidèle a fait tout son possible

Pour le rendre envers nous plus tendre et plus sensible :

Nous en sommes témoins, même encore aujourd’hui.

Si jamais nous rentrons en grâce auprès de lui,

Nous ne devons ce bien qu’à sa tendresse extrême ;

J’aimerais mieux douter de la vérité même.

ARGANT.

Ils ne sont pas tous deux convenus de leurs faits ?

Tout ne réussit pas au gré de ses souhaits,

Et l’hymen ne va pas couronner son attente ?

Saluez tous les deux Madame votre tante.

C’est à quoi je m’étais toujours bien attendu.

LUCETTE.

Votre zèle a toujours été mal entendu,

Trop dur et trop ardent ; modérez-en la dose :

S’il arrive malheur, il en sera la cause,

Permettez ce reproche un peu trop mérité.

Vous m’accusez à tort ; voici la vérité.

Quand je dois plus à ceux dont ils ont reçu l’être,

Qu’au sang infortuné dont le sort m’a fait naître,

Je pourrais l’oublier, et leur manquer de foi !

Mon état vous abuse. Apprenez que pour moi,

Aux dépens des remords, il n’est point de fortune ;

Que jamais à ce prix je n’en veux faire aucune.

Je m’imagine aussi que vous ne savez pas

Que la reconnaissance est de tous les états.

CLÉONIDE.

Apaise-toi, Lucette, et sachons ce mystère.

ARGANT.

Aurait-il sans dessein fait venir un Notaire ?

Il s’agit d’un contrat, d’une donation,

D’un mariage enfin ; il n’est plus question

Que de savoir pour qui la fête se projette.

Eh ! qui diantre peut-il épouser que Lucette ?

LUCETTE.

Je suis la seule au monde ! il n’en démordra pas.

ARGANT.

Ce que j’en dis n’est pas pour nuire à tes appas.

C’est ta faute, du moins, s’il en épouse une autre.

LUCETTE,

Quel homme ! Autre procès. Quelle idée est la vôtre !

ARGANT.

Rien n’était plus aisé que de parer le coup,

Et de gagner du temps. T’eût-il coûté beaucoup

D’avoir pour son amour un peu de complaisance,

Et de lui laisser prendre une fausse espérance ?

Tu pouvais le mener jusqu’au dernier moment,

En feignant pour ses feux quelque ménagement,

De certaines bontés qui sont sans conséquence.

LUCETTE.

De certaines bontés ! Vous vous moquez, je pense.

Qu’il aille ailleurs chercher de certaines bontés ;

Je ne sais ce que c’est, et vous vous mécomptez.

ARGANT.

Tu reproches mon zèle, et tu m’en fais un crime ;

Tu n’en as point pour eux ; ils en sont la victime :

Mais je vais, en leur nom, former en ce moment

Une opposition, un bon empêchement.

ARMÉDON.

Non, Monsieur, s’il vous plaît ; mon oncle est bien le maître.

N’en faites rien, de grâce ; il est libre, il doit l’être.

Sa personne, son sort, son bien, tout est à lui ;

Il en peut, à son gré, disposer pour autrui :

Ce serait violer, en cette conjoncture,

Les droits de la raison, et ceux de la nature.

Parce qu’il est notre oncle, il nous serait permis

De nous rendre à jamais ses plus grands ennemis,

D’empêcher son bonheur ! Non.

À Cléonide.

Vous pensez de même ?

CLÉONIDE.

Puis-je autrement penser, puisque c’est vous que j’aime ?

ARGANT.

Mais vous n’entendez rien aux affaires.

ARMÉDON.

D’accord.

ARGANT.

Votre bien à tous deux est dans son coffre-fort ;

Il vous en doit un compte ; il faut qu’il vous le rende :

C’est l’opposition qui forme la demande.

ARMÉDON.

Ce moyen nous révolte.

ARGANT.

Allons, vous êtes fous,

ARMÉDON.

Nous aimons beaucoup mieux qu’il ait tort avec nous.

 

 

Scène VII

 

MONDOR, ARGANT, ARMÉDON, LUCETTE, CLÉONIDE

 

MONDOR, à son neveu et à sa nièce.

Fort bien, votre présence est ici nécessaire.

Nous voici rassemblés pour une grande affaire.

J’ai lieu de me flatter, ma nièce et mon neveu,

Que vous y voudrez bien accorder votre aveu.

CLÉONIDE.

N’avez-vous pas sur nous une entière puissance ?

ARMÉDON.

Comptez sur une aveugle et prompte obéissance ;

Vous n’avez qu’à vouloir, et qu’à nous désigner...

MONDOR.

On va vous apporter un papier à signer,

Qui fera mon bonheur.

ARMÉDON.

Il fera donc le nôtre.

MONDOR.

Peut-être.

CLÉONIDE.

Quel soupçon !

ARMÉDON.

Ah ! quel doute est le vôtre !

LUCETTE, à Armédon et à Cléonide.

Fort bien.

ARGANT.

C’est donc enfin le compte de leur bien ?

MONDOR.

Ils verront.

ARGANT.

Ils verront ! Ils n’y connaîtront rien.

Je stipule pour eux ; la Justice demande

Qu’un tiers, entr’eux et vous, l’examine et l’entende.

MONDOR.

Soit, vous serez l’arbitre.

ARMÉDON.

Il nous sera plus doux

De nous en rapporter aveuglément à vous.

MONDOR.

J’aime leur confiance.

CLÉONIDE.

Elle est à juste titre.

ARMÉDON.

Le plus profond respect sera mon seul arbitre.

MONDOR.

Je vous suis obligé, mes enfants. Cependant,

Monsieur peut s’en mêler ; il est sage et prudent,

Et des plus consommés dans les grandes matières ;

Il se plaît à répandre, à prêter ses lumières.

CLÉONIDE.

Nous le remercions.

ARGANT, haussant les épaules.

Ils me font tous pitié.

ARMÉDON.

Nous ne voulons pour tiers que la tendre Amitié.

 

 

Scène VIII

 

MONDOR, ARGANT, CLÉONIDE, ARMÉDON, LUCETTE, UN NOTAIRE

 

MONDOR.

Approchez, Monsieur Ouste, et faites la lecture.

ARMÉDON.

Non, Monsieur, il ne faut que notre signature.

ARGANT, à Armédon.

Arrêtez, qu’allez-vous faire ?

ARMÉDON, signant.

Notre devoir.

ARGANT.

Il faudrait voir du moins.

CLÉONIDE, signant.

Nous n’avons rien à voir.

MONDOR.

C’en est donc fait ; il faut y joindre aussi la mienne.

Il signe, et présente la plume à Argant.

À vous.

ARGANT.

Non pas.

MONDOR, à Lucette.

Lucette y mettra bien la sienne.

LUCETTE.

Je ne sais pas signer.

MONDOR.

Signe ; c’est pour ton bien.

LUCETTE.

Je vous suis obligée, et je n’en ferai rien.

MONDOR, donnant le papier à Argant.

Il faudra s’en passer. Monsieur, vous pouvez lire.

Tenez, voyez.

ARGANT.

Sachons ce que ceci veut dire.

MONDOR.

Or sus, que croyez-vous avoir signé tous deux !

ARMÉDON.

Nous avons obéi ; nous nous croyons heureux,

Si vous êtes content de notre déférence.

MONDOR.

Il m’est doux d’en avoir une entière assurance.

Eh bien, ami Lecteur ?

ARGANT.

Serait-ce tout de bon ?

Je ne me trompe pas. Cléonide, Armédon,

Embrassez-vous.

CLÉONIDE, embrassant Armédon.

Pourquoi ?

ARGANT.

C’est votre mariage.

CLÉONIDE.

Mon cher oncle !

ARMÉDON.

Ah ! Monsieur !

MONDOR.

Croyez son témoignage.

ARGANT.

Voici bien pis encore ! il vous donne son bien.

MONDOR.

Après ma mort, s’entend.

ARGANT.

Je n’y comprends plus rien.

ARMÉDON.

Eh ! vivez seulement.

MONDOR.

Je l’espère de même.

CLÉONIDE.

Aimez-nous.

MONDOR.

Il faut bien, parbleu ! que je vous aime ;

Vous aurez tout mon bien : mais n’y revenez plus.

ARGANT.

Cet article est de trop : item, deux-mille écus

Pour Lucette.

LUCETTE.

Ah, ah ! diantre ! il faut donc que je signe.

ARGANT.

Leur ferais-tu ce tort ?

LUCETTE, signant.

Ô l’oncle le plus digne

Et le plus généreux !

MONDOR, à Argant.

Êtes-vous convaincu !

ARGANT.

Sur le rapport d’autrui, je ne l’aurais pas cru.

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