Le Veau d’or (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie en un acte, mêlée de chants.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 26 février 1841.

 

Personnages

 

LEDOUX

LE DUC DE BEAUFORT

ABEL, jeune élégant

ÉDOUARD, clerc d’avoué

UN JOCKEY

JULIETTE, couturière

 

La scène est à Paris, dans la chambre de Ledoux.

 

Une mansarde. Porte au fond ; cheminée à droite ; sur le devant du théâtre un petit bureau en noyer.

 

 

Scène première

 

ÉDOUARD, devant le bureau à écrire, JULIETTE, entrant avec un pain et un pot de crème qu’elle place sur la cheminée

 

JULIETTE.

Ah ! monsieur Édouard, déjà à l’ouvrage chez notre vieux voisin.

ÉDOUARD, se levant et voulant courir à elle.

Juliette !...

JULIETTE.

Non, monsieur, ne vous dérangez pas !... Vous étiez mieux tout à l’heure... vous étiez occupé... continuez... Il paraît que monsieur Ledoux est déjà sorti ?...

ÉDOUARD.

Lui... il se lève avant le jour.

JULIETTE.

Depuis un mois qu’il habite cette maison... tous les matins obligé de courir pendant trois ou quatre heures... à pied... à son âge !... et puis il revient prendre sa simple tasse de café... pauvre homme... il n’est pas heureux... comme nous !

ÉDOUARD, en soupirant.

Heureux...

JULIETTE.

Eh ! que nous manque-t-il donc ?... vous, premier clerc d’avoué, et touchant cinquante francs par mois !...

ÉDOUARD, avec humeur.

C’est joli.

JULIETTE.

Certainement, quand je pense à tous ceux qui n’en gagnent que la moitié... et moi, monsieur, ouvrière lingère, gagnant quarante, et quelque fois cinquante sous par jour...

ÉDOUARD.

Ah ! voilà ce qui me désespère.

JULIETTE.

Vous êtes jaloux de ce que je gagne plus que vous ?...

ÉDOUARD.

Eh ! non... mais de te voir si pauvre... si misérable.

JULIETTE.

Vous êtes bien bon... moi je me trouve très riche... surtout quand je vois... tant de ces pauvres jeunes filles, bien plus à plaindre – il faut toujours regarder au-dessous de soi... c’est le moyen d’être heureux... mais vous, monsieur, vous avez de l’ambition...

ÉDOUARD.

Parbleu ! ici, au sixième étage, où nous habitons, j’ai beau regarder au dessus de moi... je n’aperçois jamais...

JULIETTE.

Que le ciel... et cela console...

ÉDOUARD.

Oui, s’il daignait nous écouter... s’il nous accordait... ce que je lui demande tous les jours...

JULIETTE, souriant.

Eh ! quoi donc... d’être aimé de moi ?

ÉDOUARD, vivement.

Oui, cela avant tout.

JULIETTE.

Eh ! bien... il me semble qu’il vous a exaucé...

ÉDOUARD.

Pour mon malheur.

JULIETTE.

Comment, monsieur...

ÉDOUARD.

Quand on s’aime... quand on demeure là, près l’un de l’autre, porte à porte, sur le même pallier... et que depuis plus d’un an on n’obtient rien ! rien... que de l’amitié...

JULIETTE.

Et de l’espérance...

ÉDOUARD.

Oui, quand nous serons mariés, dites-vous toujours... et voilà pourquoi je rêve la fortune... pourquoi je porte envie à ceux qui sont riches... ah ! si je l’étais, si j’avais des millions...

JULIETTE.

Qu’en feriez-vous ?

ÉDOUARD.

Je te couvrirais d’or et de diamants.

JULIETTE.

La belle avance !

Air de l’Elisire d’Amore.

Quoi ! désirer la richesse !...
Pour singer les grands seigneurs
Qui couvrent d’or leurs maîtresses
Et vous marchandent leurs cœurs.
Laissez là leurs goûts bizarres,
Monsieur, rappelez-vous-bien,
Que les amours les plus rares
Sont ceux qui ne coûtent rien.

ÉDOUARD.

Tu dis vrai !... que les coquettes,
Les beautés de grands seigneurs,
À prix d’or fassent emplettes
De leur teint, de leurs couleurs !
Les grâces sont moins avares,
Et près de toi, je vois bien
Que les attraits les plus rares
Sont ceux qui ne coûtent rien.

JULIETTE.

À la bonne heure... monsieur, j’aime mieux vous voir ainsi plus gai... plus raisonnable... et avec du courage et de la patience... nous ferons comme tout le monde, nous arriverons.

ÉDOUARD.

Notre voisin, monsieur Ledoux, ce pauvre diable qui n’a pas le sou, a, je ne sais comment, quelques affaires assez embrouillées...

JULIETTE.

Ce sont les mauvaises...

ÉDOUARD.

Non pour les avoués, ce sont les bonnes... et il m’en a donné une, pour mon propre compte, qui peut me rapporter quelque argent...

JULIETTE.

Vous voyez bien...

ÉDOUARD.

Aussi, je reconnais cela en lui faisant gratis quelques écritures dont il a besoin...

JULIETTE.

Et moi, je lui monte le matin son déjeuner en même temps que le mien... et dans la journée, je lui ourle des serviettes, parce que ce pauvre homme, qui, malgré son air dur et sauvage, est excellent pour moi, m’a recommandée à une superbe boutique où j’aurai de l’ouvrage pour longtemps... des chemisiers...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que c’est que çà ?

JULIETTE.

Une nouvelle invention... pour fournir de chemises tous les élégants de Paris, et çà rapporte beaucoup... parce que tout le monde en porte...

ÉDOUARD.

Excepté ceux qui n’en ont pas !

JULIETTE.

Et de plus... voici qu’hier il m’est encore arrivé une commande particulière, un élégant !... un beau jeune homme, très aimable... qui avait des gants jaunes... et qui est venu lui-même.

ÉDOUARD, fronçant le sourcil.

Qu’est-ce que c’est...

JULIETTE.

Il est aussi de la connaissance de monsieur Ledoux... il m’était envoyé par lui.

ÉDOUARD.

Ah ! çà... il connaît donc tout le monde... ce monsieur Ledoux ?...

JULIETTE.

Et des gens comme il faut...

ÉDOUARD.

Allons donc, avec son habit râpé et son chapeau sexagénaire, je ne peux pas croire qu’il soit lié avec des gants jaunes... ils ne pourraient jamais se donner la main.

JULIETTE.

Pourquoi pas ? il est bien venu ce matin, je vous le dis à vous en confidence... une jeune dame... avec un chapeau à plumes et un cachemire... qui demandait monsieur Ledoux... et elle s’est trompée de porte... elle a frappé à la mienne...

ÉDOUARD.

Pas possible !... elle était jeune ?...

JULIETTE.

Et très jolie... elle avait pleuré ; elle avait les yeux rouges, un mouchoir à la main...

ÉDOUARD.

C’est inconcevable...

JULIETTE.

Et en bas, à la porte... un très joli équipage... et tenez, tenez, regardez-donc ce domestique en livrée...

 

 

Scène II

 

ÉDOUARD, JULIETTE, UN JOCKEY, élégamment habillé

 

LE JOCKEY.

Me voilà arrivé jusqu’aux toits, et je n’ai pas encore rencontré un chat... C’est surprenant...

Apercevant Édouard et Juliette.

J’ai parlé trop vite.

S’avançant.

Monsieur Ledoux ?

ÉDOUARD.

C’est ici.

LE JOCKEY.

Dites lui s’il vous plaît que mon maître est en bas, dans son tilbury... Monsieur Abel... Vous devez le connaître ?...

ÉDOUARD.

Je n’ai pas cet honneur.

JULIETTE.

Monsieur Abel... C’est cet élégant, dont je vous parlais qui est venu hier me faire ma commande...

LE JOCKEY.

C’est ce que je disais. Tout le monde connaît monsieur Abel, mon maître ! un des membres du Jockey-Club... Un élégant, qui ne joue plus au billard, que monté sur un poney... Tout Paris nous admire... C’est nous qui avons les plus beaux chevaux anglais... Ils sont toujours devant le café de Paris.

ÉDOUARD.

Monsieur Ledoux est sorti.

LE JOCKEY.

Merci !... Élisabeth a le temps d’écumer et de piaffer... Mon maître qui veut absolument lui parler, et qui l’attendra plutôt jusqu’à ce soir... Je vais toujours le prévenir.

Il sort.

JULIETTE.

Eh ! bien, monsieur, qu’en dites-vous ?

ÉDOUARD.

Que c’est original !... monsieur Ledoux, un homme à bonnes fortunes... et intimement lié avec des habitués du café de Paris !

JULIETTE.

Lui que je vois souvent le soir au café de l’Ambigu, jouer aux dominos !...

ÉDOUARD.

Je voudrais bien savoir s’il y joue à cheval !

JULIETTE.

Taisez-vous. On parle dans l’escalier.

 

 

Scène III

 

ÉDOUARD, JULIETTE, LEDOUX

 

LEDOUX, entrant en parlant à la cantonade.

Que diable !... on regarde à ce qu’on fait... Descendre les marches quatre à quatre !...

JULIETTE.

C’est ce jockey que vous avez rencontré ?...

LEDOUX.

Oui, ma petite voisine... Bonjour ! comment ça va-t-il ?... Il m’est presque tombé sur la tête.

JULIETTE, vivement.

Il vous a fait bien mal !...

LEDOUX.

À moi... ce ne serait rien. Le front est dur et solide, malgré ses cinquante-cinq ans... Il n’en est pas de même de mon chapeau... quoiqu’il ne soit pas aussi âgé... il s’en faut !... car il a à peine dix ans... et le voilà dans un état... Moi je tiens à mes amis... et quand on les attaque, ou qu’on les froisse...

ÉDOUARD.

Nous savons cela...

LEDOUX.

Bonjour mon cher Édouard, Je vous vois là à l’ouvrage pour moi... C’est bien, jeune homme, de l’activité dans les doigts...

ÉDOUARD.

Comme vous dans les jambes.

JULIETTE.

Vous avez l’air fatigué... Vous venez de loin ?

LEDOUX, s’asseyant.

Paris n’en finit plus !... Il s’étend tous les jours...

JULIETTE.

En revanche il y a les omnibus.

LEDOUX, vivement.

Non pas... j’en suis revenu... Il n’y a rien de traitre comme les omnibus... J’aime bien mieux les fiacres...

JULIETTE.

Et pourquoi ?

LEDOUX.

Parce que je n’en prends jamais !... Tandis que les autres... six sous... On se laisse séduire par le bon marché... et sans s’en douter, il se trouve au bout de quatre ou cinq fois qu’on a pris un fiacre... On est dedans !... J’aime mieux aller à pied...

ÉDOUARD.

Parce que vous êtes économe.

JULIETTE.

C’est la vraie richesse !...

LEDOUX.

Mieux que cela, mes enfants, c’est un plaisir... un plaisir réel... une jouissance à la portée de tout le monde.

Voyant le pot de crème sur la table.

Qu’est ce que c’est que ça ?

JULIETTE.

Votre crème que je vous ai montée en même temps que la mienne.

LEDOUX.

Merci, ma chère enfant... tu es si bonne pour moi, qu’il faudra que tu me fasses penser à...

JULIETTE.

À me promettre quelque chose ?... Eh bien, je vous demanderai...

LEDOUX.

Pourvu que ça ne soit pas cher, bien entendu...

JULIETTE.

Une chose qui ne vous coûtera rien... une seule.

LEDOUX.

Demandes-en deux ; ne te gêne pas...

JULIETTE.

Eh bien ! dites-moi comment un pauvre homme comme vous reçoit la visite de belles dames et de jockeys élégants ?...

LEDOUX.

Ah ! tu es curieuse ?...

JULIETTE.

Non... mais je voudrais savoir...

LEDOUX.

Ça ne se peut pas... parce que dans mon état il faut être discret.

JULIETTE.

Vous avez donc un état ?

LEDOUX.

Non sujet à patente !...

JULIETTE.

Et lequel ?

LEDOUX.

Je ne peux pas le dire... Il est donc venu une dame ?...

JULIETTE.

Oui, monsieur... vous demander.

LEDOUX.

Comment était-elle ?

JULIETTE.

Jeune et jolie...

LEDOUX, d’un ton brusque.

Tant pis ; je n’aime pas les jolies dames... excepté toi... Juliette !

JULIETTE.

Et elle m’a touchée... car elle pleurait.

LEDOUX.

Ah ! tu crois à cela... tu crois aux larmes... pauvre fille !...

JULIETTE.

Air du vaudeville du Petit Corsaire.

Savez-vous d’où venaient ses pleurs ?

LEDOUX.

J’ignore qui les a fait naître ;
Mais peu m’importe !...

JULIETTE.

Ses douleurs,
C’est vous qui les causez peut-être !...

ÉDOUARD.

Oui, qui la faisait soupirer ?

LEDOUX, à Édouard.

Mieux que moi vous pourriez le dire :
À votre âge on les fait pleurer,
Au mien, mon cher, on les fait rire !

JULIETTE.

Et vous ne courrez pas chez elle !...

LEDOUX.

Elle reviendra ainsi que mon ami Abel, qui m’a envoyé son jockey, pour me demander mon heure...

JULIETTE, étonnée.

Votre heure !...

LEDOUX.

Sans doute... je n’ai pas envie de me déranger.

Regardant par dessus l’épaule d’Édouard, qui écrit toujours.

C’est bien... c’est très bien, et si je pouvais reconnaître cela un jour...

ÉDOUARD.

Je vous remercie, monsieur ; quand je rends service c’est sans intérêts.

JULIETTE.

Et moi, monsieur, tantôt je vous rapporterai les trois serviettes que vous m’avez priée de vous ourler... Vous n’aviez pas songé à la marque, les blanchisseuses sont si négligentes... je mettrai un L en coton rouge.

LEDOUX.

Vivent les femmes pour comprendre le ménage !... C’est vraiment une économie de se marier, et si je trouvais une femme aussi sage, aussi rangée... ou plutôt j’ai une idée...

JULIETTE.

Et quelle est-elle ?...

LEDOUX.

De t’épouser.

ÉDOUARD, se levant.

Ah ! mon Dieu !...

JULIETTE.

Vous voulez rire...

LEDOUX.

Non, j’ai un faible... je dirai même plus, j’ai de l’attachement pour toi.

JULIETTE.

Et moi aussi, monsieur Ledoux ; mais ça n’irait pas jusqu’au mariage.

LEDOUX, secouant la tête.

Peut-être !

ÉDOUARD, vivement.

Comment cela ?

LEDOUX, à Édouard.

Vois-tu bien, je n’aurais qu’un mot à dire... et elle y consentirait tout de suite...

JULIETTE.

Ça, c’est autre chose !...

LEDOUX.

Tu verrais...

ÉDOUARD, bas à Juliette.

Sais-tu qu’il me fait peur, avec son sang-froid et son aplomb ?

JULIETTE.

Soyez tranquille et retournez à votre étude... moi je vais à mon magasin.

Air : Salut, noble comtesse.

Adieu... Chez ma lingère
Je me rends : il le faut ;
Mais tous trois, je l’espère,
Nous nous verrons tantôt.

ÉDOUARD et LEDOUX.

Adieu... Chez sa lingère
Elle part : il le faut ;
Mais tous trois, je l’espère,
Nous nous verrons tantôt.

Juliette sort.

 

 

Scène IV

 

ÉDOUARD, LEDOUX, LE DUC

 

LEDOUX.

Cette petite fille-là m’inspire le plus vif intérêt... Si elle se trouvait dans la peine, s’il fallait absolument... je ne regarderais pas à lui prêter... vingt francs !

LE DUC, entrant.

Ah ! je te trouve enfin, mon cher Ledoux.

LEDOUX.

Ah ! c’est vous, monsieur le duc.

ÉDOUARD.

Un duc !...

Il va pour se lever.

LEDOUX, à Édouard.

Continue, continue.

LE DUC.

Je suis venu deux fois hier... Je n’avais pas vu ton nouveau logement...

LEDOUX.

Il est un peu haut.

LE DUC.

En bon air... tout près du boulevard... Tu sais d’ailleurs que je ne viens pas pour le logement.

LEDOUX.

Je sais que vous venez pour moi.

LE DUC, lui donnant une poignée de main.

Oui, pour presser la main de mon ami Ledoux.

ÉDOUARD.

Son ami !... Je n’en reviens pas !...

LE DUC.

Et cette santé ?...

LEDOUX, montrant son lait qu’il verse dans un poêlon.

Comme vous voyez : je suis en train de faire mon déjeuner...

ÉDOUARD.

Et il ne s’interrompt pas !... c’est incroyable !

LE DUC.

On gagne de l’appétit quand on a ton activité... quand on marche... quand on court...

LEDOUX.

Cela fatigue... je me fais vieux.

LE DUC.

Pourquoi ne vas-tu pas en carrosse ?...

LEDOUX.

C’est que je n’en ai pas.

LE DUC.

Parle... le mien est à ta disposition : tous les matins il sera à ta porte...

ÉDOUARD.

Tous les matins à sa porte !

LEDOUX.

Monsieur le duc, vous êtes trop bon.

LE DUC.

Ah ! ça, dis-moi... je viens pour causer avec toi... Peut-on devant ce jeune homme ?...

LEDOUX.

C’est un autre moi même...

LE DUC.

C’est bon... tu devines le motif de ma visite... c’est pour notre grande entreprise, qui est tout à fait dans ta main, sans toi notre chemin de fer ne marche pas, il est embourbé, il reste en route.

ÉDOUARD, à part.

Est-ce que ce serait quelque ingénieur des Ponts et Chaussées ?...

LE DUC.

J’espère que tu feras quelque chose pour un ancien ami, et que tu vas mettre les fers au feu.

LEDOUX.

Je vais d’abord mettre au feu.

LE DUC.

Quoi donc ?...

LEDOUX.

Mon café.

LE DUC.

Il s’agit bien de cela !... Tu sais que demain nous avons rendez-vous avec la commission ; il faut bien lui dire quelque chose, et nous ne pouvons parler sans toi.

LEDOUX.

C’est juste... c’est moi qui vous donne la parole.

ÉDOUARD.

Est-ce que ce serait le président de la Chambre ?

LEDOUX, préparant son café.

Eh bien ! pendant que je déjeune... nous allons causer. Consent-on aux 18 ½ !...

LE DUC.

Il le faut bien.

LEDOUX.

Vous disiez jamais !

LE DUC.

Avec toi on dit toujours cela... et puis l’on finit par céder.

LEDOUX.

À la bonne heure... touchez là... Je vais mettre aujourd’hui deux morceaux de sucre de plus dans mon café... c’est un extraordinaire pour vous, monsieur le duc, et pour votre visite.

LE DUC.

Bien obligé !... puissent-elles ne pas se renouveler !

LEDOUX.

Heureusement ; vous finiriez par ruiner un pauvre diable comme moi.

LE DUC.

Tu verras les premiers commis ?...

LEDOUX.

Si vous le voulez.

LE DUC.

Tu connais tous ces gens là, toi.

ÉDOUARD, à part.

Est-ce que ce serait un directeur général ?

LEDOUX.

Je les verrai... mais vous me paierez mes fiacres ?

LE DUC.

Eh ! mon Dieu, oui !

LEDOUX.

Car les visites à pied... fatiguent et usent en diable les souliers... mon cordonnier lui-même en est effrayé.

LE DUC.

C’est bon ! c’est bon... Il nous faudrait aussi avoir dans notre manche...

Il le tire par le bras.

LEDOUX.

Prenez donc garde vous déchirez la mienne... et je n’ai pas le moyen de me donner un habit neuf tous les jours...

LE DUC.

Tu comprends bien que...

LEDOUX.

Eh ! bien oui !... avez vous confiance en moi ?... Je vous dis que je me charge de tout !... là !...

LE DUC.

Allons, c’est bien.

ÉDOUARD, s’approchant de lui.

Monsieur Ledoux ?

LEDOUX.

Qu’est-ce ?

ÉDOUARD, à demi-voix.

Air du vaudeville de la Partie carrée.

N’est-ce donc pas Ledoux que l’on vous nomme ?
Et par hasard me serais-je abusé ?...
Seriez-vous prince, ou bien quelque grand homme,
Quelqu’homme d’État déguisé ?

LEDOUX.

Moi... déguisé ! Dans mes goûts économes
Tu vois l’habit que je porte toujours...
Il est toujours le même... et nos grands hommes
En changent tous les jours !

As-tu fini ta copie ?

ÉDOUARD.

Oui mon voisin, la voici.

LEDOUX.

C’est moulé... voyez plutôt, monsieur le duc... et il m’écrit tout cela gratis... Brave jeune homme ! aussi je jure bien que si je peux lui être utile... sans qu’il m’en coûte rien...

LE DUC.

Ça me paraît difficile.

LEDOUX.

Moins que vous ne croyez... attendez donc... nous disons, monsieur le duc, que l’affaire est superbe, immanquable... pour vous... car pour moi, je n’y suis pour rien... ça ne me regarde pas...

LE DUC.

C’est ainsi que je l’entends... tu ne paraîtras même pas.

LEDOUX.

Raison de plus pour avoir quelqu’un qui m’y représente incognito... et me tienne au courant.

LE DUC.

Un fondé de pouvoir...

LEDOUX.

Justement

Désignant Édouard.

le voici... mais à ce pauvre garçon, il lui faudra des appointements...

LE DUC.

Que tu lui donneras.

LEDOUX.

Non pas moi, mais vous.

LE DUC.

Moi !

LEDOUX.

C’est-à-dire les actionnaires dont vous défendez les intérêts.

LE DUC.

C’est différent ! je ne demande pas mieux.

LEDOUX.

Cinq mille francs de traitement.

LE DUC.

En quelle qualité ?

LEDOUX.

Comme secrétaire de l’administration.

LE DUC.

Mais pour cela il faut des actions ?

LEDOUX.

Vous lui en donnerez : des actions gratis... dites industrielles.

LE DUC.

Et qui les lui procurera ?

LEDOUX.

Les actionnaires... dont vous défendez les intérêts.

LE DUC.

À la bonne heure ! et les dividendes ?

LEDOUX.

Ça ne vous regarde pas... ni eux non plus... c’est un employé à moi...

LE DUC.

Que nous payons.

LEDOUX.

Voilà !...

À Édouard.

Saluez jeune homme ! Vous êtes employé et actionnaire dans une belle et noble entreprise fondée dans l’intérêt du pays et de la gloire nationale, par monsieur le duc...

LE DUC, lui donnant sa carte.

De Beaufort, rue Bellechasse, n° 20. Demain vous entrez en fonctions.

À Ledoux.

Air des Deux maîtresses.

À tes affaires je te laisse.
Je reviendrai ce soir ici ;
Et je compte sur ta promesse.
Adieu, mon véritable ami.

LEDOUX, à la cheminée.

Pardon, si je demeure.

LE DUC.

Ensemble
Point de façons...

LEDOUX.

C’est que vraiment
Vous vous en allez, et je tremble
Que ma crème n’en fasse autant.

Ensemble.

ÉDOUARD.

D’une place, j’ai la promesse,
D’un noble duc j’obtiens l’appui ;
À moi si le sort s’intéresse,
Je vois bien que c’est grâce à lui.

LE DUC.

À tes affaires je te laisse, etc.

LEDOUX.

À mes affaires, il me laisse
Et reviendra ce soir ici,
Car il compte sur ma promesse.
Adieu, mon véritable ami.

Le duc sort.

 

 

Scène V

 

LEDOUX, ÉDOUARD

 

LEDOUX.

Eh ! bien, mon garçon, que te disais-je ?... te voilà placé... Cinq mille francs de traitement.

ÉDOUARD.

Cela me paraît un rêve !

LEDOUX.

Un rêve doré !... voilà comme je suis... mes amis peuvent toujours compter sur moi, dès que ça ne me coûte rien.

ÉDOUARD.

Mais qui donc êtes-vous ? quel titre faut-il vous donner, vous qui dans votre mansarde et sous les toits, recevez des dandys, des grandes dames... des ducs... qui les faites obéir à vos moindres caprices... qui donnez des places à volonté ? Êtes-vous ministre, par hasard ?

LEDOUX.

Non ! je suis d’une étoffe plus solide !

ÉDOUARD.

Mieux qu’un ministre !... vous n’êtes pourtant pas...

LEDOUX.

Je ne suis rien... que monsieur Ledoux... je n’ai besoin de personne... et tout le monde a besoin de moi...

ÉDOUARD.

Comment ?

LEDOUX.

Cela t’étonne ?... Apprends donc, mon garçon, car tu vas surveiller mes intérêts, et il faut que je te les fasse connaître... Apprends donc que de nos jours, il existe peu de principes, peu de religion ; il en est une cependant que tout le monde professe !... une divinité devant qui chacun se prosterne...

ÉDOUARD.

Et laquelle ?

LEDOUX.

N’as-tu pas entendu dire qu’autrefois les Juifs adoraient le Veau d’or ?... Eh ! bien, notre siècle est un peu juif, et la seule idole qu’on encense, c’est l’or.

ÉDOUARD.

L’or !...

LEDOUX.

Oui, mon jeune ami... et j’en vends... je le vends même très cher... car tout le monde en veut... et j’en ai...

ÉDOUARD.

Quoi ! vous êtes...

LEDOUX.

Je suis négociant ; l’or est une marchandise... une denrée comme une autre, excepté qu’elle est plus précieuse et plus respectable.

ÉDOUARD.

Allons donc !

LEDOUX.

Oui, mon garçon... c’est de notre siècle la seule chose qu’on respecte encore... on rit de la naissance et des titres... on se moque de tout ! on ne se moque pas de l’or ; au contraire... et tu le vois, je ne suis pas beau, je n’ai pas d’instruction, pas d’esprit... je suis une bête... un butor... un animal !... mais ma bêtise est dorée... et ils viennent tous ici adorer le Veau d’or.

ÉDOUARD.

Non, monsieur, ne croyez pas cela !

LEDOUX.

Et pourquoi pas ?

Air : Contentons-nous d’une seule bouteille.

Bien loin qu’ici je blâme leur conduite,
J’approuve fort leurs calculs prévoyants ;
Et si le rang, les titres, le mérite,
Si la vertu, l’esprit et les talents,
Nombreux amis, beauté qui vous adore,
Sont en tout temps des biens qu’on estima,
Combien on doit estimer plus encore
L’or avec qui l’on acquiert tout cela !

ÉDOUARD.

Et comment êtes-vous parvenu à une telle fortune ?

LEDOUX.

En n’ayant jamais de passions et en exploitant celles des autres... L’amour, la vanité, l’ambition, et cætera, tout cela coûte cher... et pour les payer, ils viennent à moi.

ÉDOUARD.

À merveille !... et toujours calme et de sang-froid, vous n’avez jamais éprouvé aucun de ces sentiments qui font battre le cœur ?

LEDOUX.

Jamais !... une fois seulement, il y a une vingtaine d’années... il m’en souvient encore !... j’étais garçon de caisse, portant le portefeuille de maroquin vert et la sacoche sur le dos, et ne songeant qu’à mon état, lorsqu’un matin... je me sens triste, moi qui étais toujours malin et goguenard ! voilà que je ne me sens plus d’appétit... moi qui mangeais toujours si bien !

ÉDOUARD.

Cela venait d’une maladie... d’une fièvre...

LEDOUX.

Non !... ça venait d’une petite fille !... d’une ouvrière en face de chez nous, qui toute la journée travaillait en chantant... Et moi je m’arrêtais... je causais sans défiance, sans malice avec cette coquette qui riait toujours... et qui était jeune et jolie... exprès pour m’attraper !... Enfin c’était de l’amour !... je ne l’aurais jamais cru... mais ils le disaient tous... elle aussi ! et moi comme un imbécile que j’étais, je la quittai, j’allai au pays, à Strasbourg, c’était loin, chercher les papiers pour me marier !... Il faut me le pardonner, je te l’ai dit, j’étais malade ; mais arrivé au pays, je le devins tout-à-fait ; une fièvre réelle... et un médecin allemand... on me crut mort ! on l’écrivit à Nantes ! ce n’était pas vrai ; mais deux mois après... quand j’y revins, c’était tout comme !

ÉDOUARD.

Comment cela ?

LEDOUX.

Elle s’était crue veuve, mon cher ami, et sa douleur n’avait pas même attendu les délais fixés par le Code civil... elle était partie pour une terre voisine, avec un grand seigneur du pays, un duc, qui l’avait consolée et enlevée !

ÉDOUARD.

Ce n’est pas possible ?

LEDOUX.

C’est ce que je me disais ! mais il n’y avait pas moyen d’en douter. Et cependant nous étions fiancés... mieux encore !...

À demi-voix.

Quand je partis, j’aurais juré que j’étais père... c’était pour cela que je partais !... et me trahir ainsi !... la colère, la douleur et un coup de sang... je manquai d’en suffoquer !...

ÉDOUARD.

Mais les conseils de la raison...

LEDOUX.

Et des sangsues !... je fus guéri, guéri de ma passion et de toutes les autres ; j’oubliai une perfide et tout ce qui tenait à elle... tout cela d’ailleurs était mort... peu m’importait ! Je ne m’en informai pas !... je ne m’informai de rien... que du nom de ce grand seigneur... de ce ravisseur... jurant de me venger !... et je l’ai fait !

ÉDOUARD.

Vous l’avez défié ?...

LEDOUX.

Non : je lui ai prêté de l’argent ! je lui en prête encore tous les jours, et quelque riche qu’il soit, il succombera lentement et sans qu’il sans doute, sous le poids de ma vengeance... c’est le duc... ce grand seigneur qui sort d’ici !

ÉDOUARD.

À qui vous m’avez recommandé !

LEDOUX.

Lui-même...

ÉDOUARD.

Et qu’aurais-je à faire auprès de lui ?

LEDOUX.

Je vais te le dire : Voilà un grand seigneur qui avait mis une partie de sa fortune dans un chemin de fer... une détestable affaire... qui ne peut pas aller et doit ruiner tout le monde... excepté nous.

ÉDOUARD.

Comment cela ?

LEDOUX.

Tu ne me comprendrais pas... tu ne sais pas ce que c’est que des actionnaires.

ÉDOUARD.

Non, monsieur... mais je sais seulement que je préfère tout autre moyen de m’enrichir...

LEDOUX.

Et comment ?...

ÉDOUARD.

Donnez-moi les moyens d’acheter une charge d’avoué !...

LEDOUX.

Cela vaut...

ÉDOUARD.

Cent cinquante à deux cent mille francs.

LEDOUX.

Et tu as pour hypothèque ?

ÉDOUARD.

Mon honneur... mon travail... une bonne conduite.

LEDOUX.

Ce sont des accessoires qui souvent ne nuisent pas... mais il me faudrait... As-tu tes papiers... ton acte de naissance... ton diplôme d’avocat ?

ÉDOUARD.

Ils sont chez moi...

LEDOUX.

Va me les chercher... et s’il se présente une occasion de te rendre service... et de t’avancer cent cinquante mille francs... sans que ça ne coûte rien...

On sonne.

On vient... c’est quelque client, laisse-moi tranquille.

ÉDOUARD, à part, en allant ouvrir.

Ah ! pour un cœur de fer, quel brave homme !...

À Abel.

Entrez, monsieur.

ABEL, entrant.

Merci monsieur.

LEDOUX.

Ah ! c’est monsieur Abel !

Édouard sort.

 

 

Scène VI

 

ABEL, LEDOUX

 

ABEL.

J’ai failli vingt fois me casser le cou en montant... et ton domicile est aussi élevé que l’intérêt de l’argent que tu nous prêtes.

LEDOUX.

Ah ! voilà un de mes fidèles... un des adorateurs du veau d’or...

ABEL.

Je suis étonné que la fumée de nos sacrifices ne t’engraisse pas davantage !... car, Dieu merci, nous encensons tes autels !...

LEDOUX.

Il faut que jeunesse se passe... vous vous corrigerez, monsieur Abel, et ce sera alors le retour de l’Enfant prodigue.

ABEL.

Je voudrais déjà y être, ne fût-ce que pour tuer le veau gras.

LEDOUX.

Eh bien ! par exemple !

ABEL.

As-tu déjà peur pour ta tête et le reste !...

LEDOUX.

Non, vraiment ; mais que vous est-il donc arrivé... il y a un mois que nous ne vous avons vu ?

ABEL.

C’est que j’étais en fonds, j’avais gagné au jeu...

LEDOUX.

Quelle mauvaise chose que le jeu, quand on y gagne.

ABEL.

Et de plus j’étais amoureux ; j’ai fait la rencontre de la plus jolie petite grisette... un ange ! un bijou !...

Air : Je l’aime, je l’aime (La Figurante.)

Je l’aime, je l’aime,
Oui, depuis ce temps,
Son souvenir même
Trouble tous mes sens.

Belle, mais trop fière,
Sans art ni grandeurs,
Ma jeune ouvrière
Gagne tous les cœurs.
La coquette brille
Grâce aux bijoux d’or,
Pour être gentille
Elle a mieux encor :
C’est son doux visage,
Son grand œil baissé
Soudain, qui d’un sage,
Font un insensé !

Ensemble.

LEDOUX.

Il l’aime, il l’aime,
Oui, depuis ce temps, etc.

ABEL.

Je l’aime, je l’aime ;
Aussi je le sens,
Son souvenir même, etc.

ABEL.

Aussi j’en suis amoureux fou... je veux devenir sage, rangé... et pour commencer, je vais l’enlever.

LEDOUX.

L’enlever... ça n’est plus de mode !

ABEL.

Justement, ça fera de l’effet parmi les jeunes gens fashionables, les lions, de mes amis... un plan admirable. Une nouvelle duchesse de ma connaissance la fait venir chez elle pour de l’ouvrage... arrivée là, elle trouve un déjeuner splendide... on l’invite à s’asseoir... le champagne s’en mêle... et le reste se devine. Mais comme la duchesse n’a pas en ce moment une robe présentable, et qu’il y aura une foule de faux frais... tu vas me prêter mille écus.

LEDOUX.

Mille écus !...

ABEL.

Et je souscris à ton ordre un billet de six mille francs.

LEDOUX.

J’en ai déjà pour cinquante mille écus de vous.

ABEL.

Et j’ai reçu quarante mille francs !

LEDOUX.

Songez donc que vos billets ne valent rien... vous n’êtes pas majeur...

ABEL.

Si je l’étais... aurais-je besoin de toi... ce qui n’empêche pas les effets d’être excellents... puisque nous les postdatons et qu’ils partent seulement de ma majorité.

LEDOUX.

Et s’il vous arrivait un accident... comment voulez-vous que je réclame des billets qui se trouveraient datés et signés six mois après votre décès ?

ABEL.

C’est juste !

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Le fait d’abord pourrait sembler étrange ;
Puis sur la place en voyant ici-bas
Circuler des lettres de change
Souscrites après mon trépas,
Les usuriers dont cette ville abonde
Se diraient tous, qu’hélas ! je suis parti
Pour emprunter encor dans l’autre monde,
Ne pouvant plus le faire en celui-ci !

LEDOUX.

Écoutez, monsieur Abel, je vous porte beaucoup d’intérêt...

ABEL.

C’est-à dire, tu me prends beaucoup d’intérêts.

LEDOUX.

Vous n’avez que quinze mille livres de rentes, et c’est assez d’avoir mangé la moitié de votre patrimoine ; ainsi...

ABEL.

Ainsi... tu me refuses... Eh ! bien, adieu !... je cours m’adresser à ma sœur qui en demandera à son tuteur... et j’espère...

LEDOUX.

Ah ! vous avez une sœur... je l’ignorais.

ABEL.

Une sœur ravissante, qui a autant de patrimoine que moi... quinze mille francs de rente, tout ce qu’il faut pour plaire...

LEDOUX.

Attendez donc, attendez donc, une idée qui me vient... est-elle mariée ?

ABEL.

Qu’est-ce que çà te fait ?... la famille cherche un parti, moi-même je m’en occupe, je crois...

LEDOUX, réfléchissant.

Elle n’est pas mariée, dites-vous ?... attendez donc... nous pourrions nous arranger...

ABEL.

Bah ! est-ce que tu voudrais épouser ma sœur ?

À part.

Un beau-frère millionnaire...

Haut.

Sais-tu que ce projet me sourit beaucoup ; mais cela ne sourira peut-être pas autant à ma sœur, à cause de ton diable de physique.

LEDOUX.

Si c’est là le seul obstacle...

ABEL.

C’est quelque chose... tu ne te vois pas...

LEDOUX.

Si ce n’était pas moi ?

ABEL.

Ça serait mieux...

LEDOUX.

Si on lui proposait un jeune avoué de vingt-six ans ?

ABEL.

C’est justement quelque chose comme çà que nous cherchons.

LEDOUX.

Honnête... laborieux, intelligent... jouissant d’un immense crédit, et qui trouvera dès ce soir, sur la dot de sa femme, les capitaux nécessaires.

ABEL.

Eh ! mais, il faudra voir !

 

 

Scène VII

 

ABEL, LEDOUX, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, remettant des papiers à Ledoux.

Voilà ce que vous m’avez demandé.

LEDOUX.

Monsieur Abel, consultez d’abord votre sœur, et puis revenez avec un billet de six mille francs, dans la forme des précédents, et je vous donne mille écus.

ABEL.

Un petit coup de fouet à Élisabeth, et tu ASTÉRIE. tout cela dans dix minutes.

Il sort.

LEDOUX.

Doucement, donc... ne descendez donc pas si vite !... l’escalier ne vaut rien... là !... qu’est ce que je disais ?... prenez donc garde... vous allez vous blesser !...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ÉDOUARD, puis LEDOUX

 

ÉDOUARD, seul.

Et il se dit méchant... voilà un jeune homme qu’il protège comme moi.

Allant à la porte.

Il le reconduit jusqu’à la moitié... non, jusqu’au bas de l’escalier... pour qu’il ne lui arrive pas d’accident... ah ! le voilà qui remonte... il a pensé tomber... ah ! un si digne homme !...

LEDOUX, rentrant.

Diable de fou ! va... il m’a fait peur !...

À Édouard.

Eh ! bien... que te disais-je ? depuis ton départ, je t’ai trouvé des fonds... sans bourse délier.

ÉDOUARD.

Laissez donc...

LEDOUX.

Deux cent mille francs... hypothéqués sur... sur ta bonne mine et ta tournure.

ÉDOUARD.

Ce n’est pas possible.

LEDOUX.

C’est un capital comme un autre... il y a bien des gens à Paris qui en vivent... et dès demain peut être, ce sera une affaire conclue ; aussi, je me sens tout guilleret... tout joyeux.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, LEDOUX, JULIETTE

 

JULIETTE, qui a entendu les derniers mots.

Mon voisin, je vous en fais mon compliment.

LEDOUX.

C’est Juliette... je suis bien aise de te voir.

JULIETTE.

Voilà vos trois serviettes ourlées.

LEDOUX.

Tu n’as pas oublié la marque ?

Regardant.

Non, voici les deux. L. Léonard Ledoux.

JULIETTE.

Apprenez-moi donc le motif de cette grande joie.

LEDOUX, montrant Édouard.

Tu vois bien ce jeune homme... dès demain, il sera avoué.

JULIETTE.

Édouard avoué !... quel bonheur !...

LEDOUX, à Juliette.

Oui, mais, comme pour être avoué, il est obligé d’emprunter deux cent mille francs, et que son établissement lui coûtera quelques petits frais... j’ai trouvé moyen de l’enrichir tout de suite,

ÉDOUARD, à Ledoux.

Et comment ?

LEDOUX.

Je le marie.

JULIETTE, interdite.

Vous le mariez !...

LEDOUX.

Une femme de trois cent mille francs... quinze mille livres de rentes... eh ! bien, tu restes immobile... tu ne m’entends donc pas ?...

ÉDOUARD.

Si, monsieur, niais je refuse !

LEDOUX.

Tu refuses ?... Tu n’es donc pas dans ton bon sens ?... tu es donc malade ?... Est-ce que je n’ai pas dit : Trois cent mille francs ?... Sais-tu ce que çà fait ?...

ÉDOUARD.

Qu’importe ! je n’y tiens pas.

LEDOUX.

Tu ne tiens pas à l’argent !...

ÉDOUARD.

Non, monsieur.

LEDOUX, froidement.

C’est quelque spéculation, et il y a quelque chose que tu ne me dis pas... d’autres motifs... d’autres raisons... plus avantageuses ?...

ÉDOUARD.

Oui, monsieur.

LEDOUX.

À la bonne heure donc !

ÉDOUARD.

Air d’Aristippe.

J’adore une femme parfaite,
Et cette femme la voici.

Il montre Juliette.

LEDOUX.

Il se pourrait !... et toi Juliette ?

JULIETTE.

Et moi, monsieur, je l’aime aussi.

LEDOUX, à Édouard.

Tu lui voyais sans doute un peu d’aisance.

ÉDOUARD.

Je lui voyais un physique enchanteur.

LEDOUX, à Juliette.

Tu n’as donc pas consulté la prudence ?

JULIETTE.

Je n’ai consulté que mon cœur.

ÉDOUARD.

Et si je cours après la fortune,

Montrant Juliette.

c’est pour la ramener à ses pieds.

LEDOUX.

Tu n’y ramèneras que la misère. Voyons, persistes-tu ?

ÉDOUARD.

Oui, monsieur.

LEDOUX.

Air de l’Espionne.

Morbleu ! ce fol amour
Renverse dans ce jour
Le plan le plus habile.

À Édouard et à Juliette.

Vous vous aimez... fort bien ;
Je ne prête plus rien :
Qu’on me laisse tranquille !

ÉDOUARD.

Selon vos vœux
Recevez mes adieux ;
Pour prendre patience
À notre cœur
Il reste par bonheur
L’amour et l’espérance.

Ensemble.

LEDOUX.

Morbleu ! ce fol amour, etc.

ÉDOUARD et JULIETTE.

Renoncer en ce jour
Au plus fidèle amour,
Cela n’est pas facile.
Puisqu’il est ce matin
Cruel, dur, inhumain,
Laissons-le donc tranquille.

Édouard sort.

 

 

Scène X

 

LEDOUX, JULIETTE, se tenant à l’écart

 

LEDOUX.

En voilà un par exemple qui m’a bien trompé !... Moi qui lui croyais de l’esprit, du bon sens, du jugement. Fiez vous donc à la jeunesse !

JULIETTE, s’avançant timidement.

Monsieur...

LEDOUX.

Ah !... tu es encore là ?...

JULIETTE.

Monsieur...

LEDOUX.

Laisse-moi tranquille... Une belle spéculation que vous avez faite tous les deux en commandite !... Et moi qui en étais presque fâché pour lui... Je ne sais plus ce que j’ai, moi... je me dérange. Allons, allons,

Il s’assied.

Occupons-nous de nos affaires, çà vaudra mieux... Quelques effets protestés... c’est l’inconvénient de l’état... çà regarde mon huissier.

JULIETTE.

Monsieur...

LEDOUX.

Je t’ai déjà dit de me laisser tranquille... Tu vois que je travaille.

JULIETTE.

Je viens de réfléchir...

LEDOUX.

À quoi ?

JULIETTE.

À la proposition que vous faites à Édouard.

LEDOUX.

Eh bien !... puisqu’il refuse...

JULIETTE.

C’est vrai !... Mais moi, monsieur, je l’accepte pour lui. Je ne veux pas l’empêcher de faire sa fortune, et dès demain je m’éloigne, je pars...

LEDOUX.

En vérité !...

JULIETTE.

Il m’oubliera peut être... et alors...

Essuyant ses yeux avec son tablier.

il consentira à en épouser une autre.

LEDOUX.

À la bonne heure !... Au moins la petite comprend les affaires mieux que lui. C’est trois cent mille francs nets qu’il gagne... très bien...Et toi, qu’est-ce que tu veux ?

JULIETTE.

Moi ?

LEDOUX.

Oui.

JULIETTE.

Rien.

LEDOUX.

Comment, rien de dividende !... pas autre chose.

Avec colère.

Ils ont tous une manière d’arranger les affaires... et si je ne m’en mêlais pas pour eux...

Se levant.

Viens ici... il va être avoué... il va être riche, toucher une belle dot... C’est bien... c’est convenable... Mais toi, à ton tour, il faut que cela t’assure un sort et un avenir...

JULIETTE.

Lequel ?

LEDOUX.

Celui que tu voudras.

JULIETTE.

Je veux qu’il soit heureux ; c’est tout ce que je demande.

LEDOUX.

Et toi ?

JULIETTE.

J’en mourrai peut-être... Voilà tout...

LEDOUX.

C’est bien assez. Mais d’ici là, qu’est-ce qui te restera ?

JULIETTE.

Le bon Dieu, qui ne m’abandonnera pas... et puis votre estime, à vous...

LEDOUX.

À moi...

JULIETTE.

Oui, vous ne me la refuserez pas... car vous êtes ému...

LEDOUX.

Ce n’est pas vrai.

JULIETTE.

Vous penserez quelquefois à cette petite Juliette... qui vous rendait service quand elle pouvait... C’est trop juste... il faut que celui qui a quelque chose aide celui qui n’a rien... et vous vous direz : C’était une brave fille.

LEDOUX, un peu ému.

Oui, une brave fille, qui n’avait pas le sens commun. Il n’y a que ce moyen d’expliquer la chose... car voilà la première... mon, la seconde personne d’aujourd’hui qui refuse de l’argent, et qui n’y tient pas... Je ne m’y reconnais plus, et je me demande : Où en sommes-nous ? Est-ce que le siècle se désorganise... est-ce que la machine se détraque ?... À commencer par moi, qui, en écoutant cette petite fille, me sens là... comme une espèce de...

On entend fredonner un air.

Ah ! grâce au ciel, voilà monsieur Abel ; nous revenons au réel, au positif.

 

 

Scène XI

 

LEDOUX, JULIETTE, ABEL, tenant à la main une cravache qu’il pose sur la table à droite

 

ABEL.

Je viens pour notre affaire.

LEDOUX.

À la bonne heure !... Nous voilà rentrés dans notre siècle...

ABEL.

J’ai vu ma sœur... j’ai vu son tuteur. La charge d’avoué a fait le meilleur effet... et l’on demande maintenant à connaître le jeune homme... Une entrevue... C’est tout naturel.

LEDOUX.

C’est bien !...

À part.

Il va parler de ça devant cette petite...

Haut, à Juliette.

Laissez nous Juliette... laissez-nous un instant.

JULIETTE.

Oui, monsieur, c’est que...

ABEL, à part, la regardant.

Ah ! mon Dieu !

LEDOUX.

Qu’est-ce donc ?...

JULIETTE.

Je voulais encore vous dire quelque chose.

LEDOUX.

Tout à l’heure, quand monsieur n’y sera plus... Attends-moi là...

JULIETTE.

Oui, monsieur, je vais continuer vos serviettes.

LEDOUX.

C’est bien !... Il ne faut pas que les chagrins nous fassent perdre notre temps, sans cela autant vaudrait du plaisir.

Elle entre dans la chambre à droite.

 

 

Scène XII

 

LEDOUX, ABEL

 

LEDOUX, à Abel, qui, stupéfait, la regarde toujours sortir.

Eh ! bien, qu’avez-vous donc ?

ABEL.

Une aventure délicieuse... une rencontre incroyable... Je t’apporte mon billet de six mille francs, pour les mille écus que tu dois me donner... Cent pour cent d’intérêt, rien que ça... N’importe, de l’argent...

LEDOUX, allant ouvrir sou bureau.

De l’argent ! vous savez bien que je n’en ai jamais chez moi.

ABEL.

C’est plus prudent.

LEDOUX.

Mais nous avons des mandats sur la banque.

ABEL.

Alors écris vite... Je suis pressé !

LEDOUX, qui a été ouvrir son bureau, à gauche, et revient tenant un mandat sur la banque.

Et pourquoi donc... d’où vous vient cette hâte soudaine ?

ABEL, s’appuyant sur son épaule.

Tu ne sais pas... Je puis te raconter cela à toi, vieux roquentin. Parce qu’on dit que dans ton temps, dans ta jeunesse... Si toutefois tu as été jeune...

LEDOUX.

Jamais !

ABEL.

Je m’en doutais... N’importe, tu as eu, dit-on, plus d’une occasion... Attendu que la clef d’or...

LEDOUX.

Est celle de tous les cœurs.

ABEL.

Depuis la belle Danaé...

LEDOUX.

Et le vieux Jupiter...

ABEL.

Jusqu’à toi, qui lui ressembles !

LEDOUX.

C’est possible par la barbe.

ABEL.

Non, par la pluie d’or, que je viens t’emprunter pour séduire... pour enlever...

LEDOUX.

En vérité !

ABEL.

Une petite ouvrière... gentille, ravissante et naïve...

LEDOUX.

Comme elles le sont toutes.

ABEL.

Celle-là fait exception, et tu serais de mon avis...

LEDOUX, souriant.

Si je la connaissais.

ABEL.

Non ! si tu avais des yeux ! Car elle demeure ici... dans ta maison !

LEDOUX.

Ah ! bah !...

ABEL.

Sur ton pallier... Sous les toits ! asile de la vertu... Si tu n’y demeurais pas...

LEDOUX.

Comment ! ce serait...

ABEL.

La porte à côté.

LEDOUX.

Cette petite Juliette...

ABEL.

Elle même ! N’est-ce pas qu’elle en vaut la peine ?...

LEDOUX.

Et c’est pour elle ?... C’est pour ça que vous venez m’emprunter ?...

ABEL.

Ces trois mille francs, que je te paie six mille.

LEDOUX.

Du tout !

Serrant le mandat et dans sa poche et lui rendant son billet.

Je ne veux pas.

ABEL.

C’est toi qui recules devant cent pour cent de bénéfice, qui refuses mille écus de la main à la main !...

LEDOUX, vivement.

Mille écus... C’est vrai,

Se reprenant.

Mais après tout, il ne manque pas de bonnes affaires... et je n’irai pas ainsi vendre l’honneur de cette jeune fille.

ABEL.

Toi !...

LEDOUX.

Oui, moi.

ABEL.

Je comprends ! Tu veux plus.

LEDOUX.

Monsieur !

ABEL.

Tu veux quatre mille francs d’intérêt, je te connais... Allons, je te les signe.

LEDOUX.

Eh ! non... Je ne veux pas de votre signature...

ABEL.

C’est un affront que tu me fais.

LEDOUX.

Comme vous voudrez.

ABEL.

Quand j’ai ta promesse !

LEDOUX.

Vous m’en avez tant donné...

ABEL.

Tu tiendras la tienne.

LEDOUX.

Ça ne me plaît plus...

ABEL.

Et pourquoi, vieux coffre-fort ?

LEDOUX.

Je ne prête qu’aux gens honnêtes et polis.

ABEL.

Poli avec toi, veau d’or, que je vais briser et jeter par la fenêtre.

LEDOUX.

Un instant ! je loge au sixième ! et je ne permets pas de plaisanteries d’un genre aussi élevé, à un freluquet tel que vous !

ABEL, furieux.

Freluquet...

Il court à la table sur laquelle il a laissé sa cravache et revient le bras levé sur Ledoux qui, pendant ce temps a ouvert son bureau et qui présente à Abel le canon d’un pistolet.

LEDOUX, ironiquement.

Bas les armes ! il serait trop aisé pour s’acquitter de nous jeter par la fenêtre ! c’était l’usage autrefois, mais maintenant que nous sommes tous égaux, mon gentilhomme, quand on insulte ses créanciers...

ABEL.

Soit !... ils vous demandent raison...

LEDOUX.

Ils vous demandent de l’argent !... payez d’abord... Nous nous battrons après...

ABEL.

Morbleu...

LEDOUX.

Je suis l’offensé, je tire le premier, et je vous préviens que je suis sûr de mon coup !

ABEL.

Monsieur !

 

 

Scène XIII

 

LEDOUX, ABEL, JULIETTE, accourant au bruit

 

Air nouveau de M. Hormille.

Ensemble.

LEDOUX, son pistolet à la main.

De la cruelle offense
Que l’on me fait chez moi,
J’aurai bientôt vengeance,
Freluquet, tu le vois !

ABEL.

De la cruelle offense
Que tu me fais chez toi,
J’aurai bientôt vengeance :
Rapporte-t-en à moi.

JULIETTE.

On parle de vengeance,
Ah ! mon Dieu !... mais pourquoi !
Quelle est donc cette offense ?...
Ô ciel ! je meurs d’effroi !...

ABEL.

Oui, le traître a juré ma perte
Et veut m’assassiner.

LEDOUX.

Non pas ;
Seulement vous casser un bras ;
Car je perdrais à ce trépas
Cinquante mille écus... et certes,
Mon cher, vous ne les valez pas.

Ensemble.

LEDOUX.

De la cruelle offense, etc.

ABEL.

De la cruelle offense, etc.

JULIETTE.

On parle de vengeance, etc.

Abel sort.

 

 

Scène XIV

 

JULIETTE, LEDOUX

 

JULIETTE.

Monsieur, monsieur n’êtes vous pas blessé ?

LEDOUX.

Du tout... ce n’était rien... un peu de vivacité dans le dialogue ; ça arrive tous les jours dans notre état.

Remettant le pistolet dans le bureau.

Et si l’on n’avait pas la parole en main... heureusement, je n’en suis pas à mon début.

JULIETTE.

Comment donc cela est-il arrivé ?

LEDOUX.

Pour toi, mon enfant... car tu m’as fait manquer là une belle affaire.

À part, en secouant la tête.

Il aurait été jusqu’à quatre mille francs !...

Vivement.

Je ne fais que des bêtises aujourd’hui... Ces jeunes gens là me gâtent... ce que c’est que la société qu’on fréquente... Mais quand il est arrivé tu avais à me parler... dis vite, car je suis pressé.

JULIETTE.

Eh ! bien, monsieur, je vous ai dit que je voulais m’en aller...

LEDOUX.

Tu fais bien, parce que si ce mariage là ne réussit pas, ce sera un autre...

JULIETTE.

Et pour aller dans mon pays, il faut un passeport.

LEDOUX.

C’est juste !

JULIETTE.

Et comme vous connaissez quelqu’un à la préfecture, si vous voulez me donner une lettre pour lui...

LEDOUX.

Volontiers... je vais le prier de rendre ce service à ma petite voisine Juliette... Ton nom de famille ?...

JULIETTE.

Richebourg.

LEDOUX, étonné.

Richebourg !...

JULIETTE.

Ajoutez que le passeport est pour Nantes, c’est le pays de ma mère... je vais me retirer chez sa sœur qui existe encore...

LEDOUX.

Sa sœur Geneviève ?...

JULIETTE.

Oui vraiment ! ma tante Geneviève.

LEDOUX.

C’est bien ça.

JULIETTE.

Vous connaissez ma tante Geneviève ?

LEDOUX.

Pas personnellement, mais ta mère m’en a souvent parlé... car j’ai connu ta mère autrefois... il y a longtemps...

JULIETTE.

Vous l’avez connue ?

LEDOUX.

Oui, une jeune ouvrière... comme toi !...

JULIETTE.

Et comme moi bien malheureuse... à ce que m’a dit ma tante Geneviève ; car, je n’ai jamais connu ma mère...

LEDOUX, avec un peu d’émotion.

Ah ! elle est morte !...

JULIETTE.

En me donnant le jour... morte de chagrin !

LEDOUX, sèchement.

On t’a trompée.

JULIETTE.

Non, monsieur... un fiancé à elle, un jeune homme qu’elle aimait, qu’elle a cru mort... et alors sans ressource et dans la misère...

LEDOUX.

Elle a écouté les séductions d’un homme riche...

JULIETTE, vivement.

Qui promettait de l’épouser ! Mais plus tard, quand elle a su que celui qu’elle aimait vivait encore...

LEDOUX, avec intérêt.

Eh bien ?...

JULIETTE.

Eh bien !... c’est ma tante Geneviève qui m’a raconté tout cela : elle s’est enfuie... et sans oser se plaindre, ni le revoir, ni lui demander pardon... elle est morte de regrets...

LEDOUX, brusquement et cherchant à s’étourdir.

Allons donc ! tu crois à ces regrets-là !...

JULIETTE.

Si j’y crois !... il faut bien qu’ils soient vrais, quand on en meurt... Enfin ce n’est pas de cela qu’il s’agit... et pourvu que j’aie mon passeport...

LEDOUX.

Tu l’auras... mais on n’en délivre pas sans y mettre l’âge des personnes... et le tien ?...

JULIETTE.

Vingt ans... au mois de juillet prochain.

LEDOUX, comptant sur ses doigts.

Ah ! c’est en juillet !...

JULIETTE.

Vous pouvez compter... juillet 1820.

LEDOUX, avec émotion.

C’est en juillet que tu es née !...

JULIETTE.

Et c’est de là que vient mon nom... du mois de ma naissance... je ne me connais pas d’autre parrain.

LEDOUX, la regardant avec émotion.

Comment !... ça ne serait pas impossible !...

Brusquement.

Allons donc !...

JULIETTE.

Qu’avez-vous donc ?...

LEDOUX, se reprenant.

Rien... rien...

À part.

Je peux encore être trompé... je l’ai été toujours...et cependant c’est singulier... jamais je n’ai éprouvé ce que j’éprouve... C’est comme quelque chose qui me prend sur les nerfs... qui me serre la tête... et pourtant... ça ne me fait pas de peine...Au contraire... je ris... je pleure... et puis... il y a là... comme une voix qui me crie : Va donc !... va donc !... Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !... est-ce qu’il y aurait au monde autre chose que de l’argent ?...

JULIETTE.

Vous pleurez !...

LEDOUX.

Non, non, jamais...

À part.

Eh ! qui me dit après tout...

Haut.

Approche ici... Tu n’as donc jamais connu ta mère ?...

JULIETTE.

Non, monsieur.

LEDOUX.

Et ton père ?...

JULIETTE, naïvement.

Pas davantage...

LEDOUX.

Alors tu as vécu seule ?...

JULIETTE.

Du travail de mes mains.

LEDOUX.

Et sans fortune !...

JULIETTE.

Qu’importe quand on y est habituée !...

LEDOUX.

Et comme tu me disais tantôt... tu ne tiens pas à l’argent... tu n’aimes pas l’argent...

JULIETTE.

Non, monsieur.

LEDOUX, à part.

Ce n’est pas ma fille...

Se reprenant.

Cependant, la manière dont elle a été élevée... l’éducation fait tout ; et plus je la regarde, et plus il me semble... oui... oui... c’est comme un instinct qui depuis longtemps... qui tout à l’heure encore m’a engagé à prendre sa défense... à me brouiller pour-elle avec un de mes meilleurs clients... et si çà continue... si je me mets à l’aimer, me voilà ruiné... Je voudrais l’établir, la marier... c’est trop cher, et je me connais... si elle me coûte quelque chose... je l’aimerai moins... et çà serait dommage...

JULIETTE.

Qu’avez-vous donc ?...

LEDOUX, la regardant tendrement.

Oui... oui... çà serait dommage... car elle est si bonne, si gentille... va-t’en... va-t’en...

On entend le duc ; avec colère.

C’est le duc... je le déteste aujourd’hui plus qu’à l’ordinaire... çà me reprend.

À Juliette.

Descends chez la portière voir s’il n’y aurait pas quelques paquets... quelques lettres.

JULIETTE.

Oui, monsieur.

LEDOUX.

Ne prends que celles qui seront affranchies.

Juliette sort.

Dire que c’est à moi cette belle fille-là ! Quel parti prendre ?... et comment faire, je vous le demande, pour être bon père au meilleur marché possible ?

Voyant entrer le duc.

Ah ! si je pouvais... je lui dois bien ça...

 

 

Scène XV

 

LEDOUX, LE DUC

 

LE DUC.

Tout va bien, mon cher ami... l’annonce seule des capitaux a relevé notre entreprise.

LEDOUX, d’un air préoccupé.

J’en suis charmé... Avez-vous vu, dites-moi, cette jeune fille qui sortait d’ici ?

LE DUC.

Certainement.

LEDOUX.

Elle est bien, n’est-ce pas, monsieur le duc ?

LE DUC.

Très bien ; maintenant, on demande un premier paiement...

LEDOUX.

C’est facile... elle a un air distingué et comme il faut...

LE DUC.

Qui donc ?...

LEDOUX.

Cette jeune fille.

LE DUC.

Oui, sans doute, très distingué... mais vous comprenez...

LEDOUX.

Ça ne m’étonne pas... elle tient à ce qu’il y a de mieux... vous ne devinez pas...

LE DUC.

Du tout... mais si nous n’avons pas ce matin une partie des capitaux... à l’échéance...

LEDOUX.

Justement !... c’est là ce que je veux vous dire... les échéances... les dates... il ne faut jamais oublier çà... vous ne vous rappelez pas qu’en 1820, ou plutôt à la fin de 1819... vous vous êtes arrêté quelques jours à Nantes...

LE DUC.

C’est vrai... j’allais à ma terre de Gaillarbois.

LEDOUX.

Et en face de l’Hôtel des Princes, où vous demeuriez... il y avait une petite grisette... une ouvrière...

LE DUC, riant avec malice.

Comment sais-tu cela ?

LEDOUX.

Joséphine... Richebourg !

LE DUC.

C’est ma foi vrai !... une jolie fille, qui était folle de moi.

LEDOUX, retenant sa colère.

Allons donc...

LE DUC, riant.

C’est-à-dire une aventure impayable... elle avait une inclination... un garçon de caisse... un imbécile...

LEDOUX, reprenant sa colère.

C’est cela même... qu’on avait dit mort...

LE DUC, riant.

Ce n’était pas vrai... mais je supprimai les lettres qui annonçaient sa résurrection... parce que déjà je m’étais mis en tête... tu comprends... de consoler la veuve... inconsolable... que j’emmenai dans ma terre de Gaillarbois... d’où elle s’échappa quelques semaines après... sans que j’aie su pourquoi, et sans que jamais depuis j’aie eu de ses nouvelles... Voilà, mon cher, toute l’histoire.

LEDOUX.

Pas du tout, monsieur le duc, il y a encore un chapitre !

LE DUC.

Et lequel ?

LEDOUX.

C’est que Joséphine est morte en donnant le jour à une fille qui a aujourd’hui près de vingt ans...

LE DUC.

Ah ! bah !...

LEDOUX.

Et comme votre voyage à Nantes date du même temps...

LE DUC, riant.

C’est juste, mon cher, c’est juste... et c’est très curieux, très original... mais silence, à cause de ma femme... de la duchesse...

LEDOUX.

Ah ! monsieur le duc, vous connaissez ma discrétion...

LE DUC.

J’y compte !...

S’appuyant sur l’épaule de Ledoux.

Et dis-moi, Ledoux, la petite est-elle gentille ?

LEDOUX, avec amertume.

Comment donc ?... elle a de qui tenir !

LE DUC.

Tu crois !...

LEDOUX, de même.

Ça vous a frappé vous-même : une figure superbe, une tournure distinguée... vous me l’avez dit tout à l’heure en l’apercevant...

LE DUC.

Comment, ce serait cette jolie fille... en effet, il y a quelque chose...

LEDOUX, de même.

Beaucoup, morbleu, beaucoup ! Elle va se marier... je sais cela... car elle demeure sur le même pallier que moi, et je suis presque son tuteur ; elle épouse un bon parti, un jeune avoué auquel je m’intéresse.

LE DUC.

J’en suis enchanté pour elle.

LEDOUX.

Je le crois bien... mais ça ne suffit pas, et vous qui avez des biens immenses, quoique grevés d’hypothèques, vous qui allez faire des bénéfices énormes dans votre chemin de fer... vous ne voudrez pas qu’une personne qui vous touche d’aussi près, se marie sans dot... vous ne le souffrirez pas...

LE DUC.

Si vraiment !...

LEDOUX.

Ce n’est pas possible...

S’échauffant.

On a des sentiments... on a des entrailles... on est père... ou on ne l’est pas.

LE DUC.

Certainement... mais tu sens bien que nous autres séducteurs... s’il fallait que nos triomphes d’autrefois nous coûtassent aussi chers...

LEDOUX, avec amertume et s’échauffant.

Eh ! pourquoi pas ?... N’avez-vous pas enlevé cette jeune fille, qui plus tard en est morte de remords et de regrets... tout ça se paie !... et ce garçon de caisse, cet imbécile, comme vous l’appelez, qui l’aimait ; qui sans vous aurait été un brave garçon, un bon mari, un bon père... est peut-être devenu, de rage et de désespoir, un homme dur, sec, égoïste, sans pitié, ne rêvant que la vengeance et l’exerçant sur tout le monde ? d’un bon cœur, vous avez fait peut-être un cœur d’airain, une âme damnée ?... Tout ça se paie, monsieur le duc, tout ça se paie un jour... la difficulté est de l’évaluer... car ça n’a pas de prix... mais pour un homme comme vous... ça vaut bien au moins une centaine de mille francs...

LE DUC.

Allons donc !...

LEDOUX, avec colère.

Ah ! vous marchandez !... cent vingt-cinq... y compris le trousseau, et vous les donnerez pour la dot de cette jeune fille... de ma pupille !...

LE DUC.

Monsieur Ledoux...

LEDOUX, de même.

Ou je vais tout dire à la duchesse.

LE DUC.

Un moment...

LEDOUX.

Et mieux encore, je retire mes fonds et mes capitaux de votre entreprise... je vous ruine !...

LE DUC.

Vous n’y pensez pas... pour un motif pareil.

LEDOUX.

Je fais comme vous, je ne donne-rien !...

LE DUC.

Mais écoutez-moi, écoutez-moi de grâce !... Je ne demanderais certainement pas mieux que de doter cette petite fille... la mienne.

LEDOUX, avec colère.

La vôtre !...

LE DUC.

De lui donner cent mille francs.

LEDOUX, avec colère.

Cent vingt-cinq, cent cinquante ; car, dans ma colère, je ne sais pas où j’irais...

LE DUC, l’arrêtant.

Calmez-vous ! calmez-vous ! Nous disons vingt-cinq.

LEDOUX.

Cent vingt cinq...

LE DUC.

Cent vingt-cinq, je voudrais les lui donner... ce ne serait rien pour moi dans tout autre moment... mais dans celui-ci, vous le savez...

LEDOUX.

Quand vous allez gagner à la vapeur... un ou deux millions, peut-être.

LE DUC.

Ce n’est pas cela que je veux dire... mais il y a des moments où l’on n’est pas en argent comptant.

LEDOUX.

N’est-ce que cela... j’en ai toujours. Je vous prête la somme par première hypothèque... à douze pour cent.

LE DUC.

À huit, ou je ne veux plus entendre parler de rien.

LEDOUX

À huit, soit... mais alors c’est moi qui la dote.

LE DUC.

Et notre premier versement ?...

LEDOUX, tirant un papier de sa poche et le lui montrant.

Le voici en un mandat sur la banque.

Le duc veut le prendre.

Oh ! non... en temps et lieu !... ma parole doit vous suffire...

LE DUC.

Tu es notre sauveur.

Ensemble.

Air du Maçon.

Touchez-là (bis) : c’est dit, c’est entendu,
C’est conclu,
Convenu !
Que tout soit oublié
Et que tout soit payé ;
Nous serons de moitié.
Vive l’argent et l’amitié !

 

 

Scène XVI

 

LEDOUX, LE DUC, JULIETTE

 

JULIETTE, essoufflée.

Ah ! mon Dieu, monsieur Ledoux, si vous saviez...

LEDOUX, riant.

Qu’est-ce donc ?

Au duc.

C’est elle... c’est la petite.

JULIETTE.

Monsieur Édouard...

LEDOUX.

Eh bien ?

JULIETTE.

Il s’est pris de querelle en bas, au café, pour vous.

LEDOUX.

Pour moi... le brave jeune homme !

JULIETTE.

Quelqu’un qui disait : « Ce monsieur Ledoux est un Arabe... un cœur de bronze... » enfin des choses que je n’oserais pas dire...

LEDOUX.

Va toujours... en fait d’injures, maintenant on en voit tellement sur la place... qu’elles sont en baisse... on n’y croit plus.

JULIETTE.

« Oui, disait l’autre jeune homme, je le dirai devant tout le monde... – Pas devant moi, » a répondu Édouard, et ils sont sortis pour se battre... Eh quoi ! ça ne vous fait rien...

LEDOUX.

Ça me fait hausser les épaules... mais nous arrangerons cela.

JULIETTE.

En attendant, ils sont peut-être tués... l’un ou l’autre... ou tous les deux... car c’est un combat à mort... a dit monsieur Abel...

LEDOUX, vivement.

Hein ? Monsieur Abel... que dis tu ? ce jeune homme... ce dandy... ces gants jaunes... qui tantôt était ici ?...

JULIETTE.

Lui-même...

LEDOUX.

Ah ! malheureux... Qu’on les arrête... qu’on les sépare... l’imprudent me doit cinquante mille écus... il n’y pense pas... il l’a oublié... il est mineur... et si Édouard le tue...

JULIETTE.

Dame ! il tâchera de se défendre.

LEDOUX.

Qu’il s’en garde bien... qu’il n’y touche pas... je suis ruiné, et si Édouard est vainqueur...

 

 

Scène XVII

 

LEDOUX, LE DUC, JULIETTE, ÉDOUARD

 

JULIETTE.

C’est lui... le voilà...

LEDOUX.

Ma créance est à tous les diables... c’est la main d’un ami... au moment même où je faisais sa fortune... les hommes sont tous des ingrats...

À Édouard qui entre.

Il est mort, n’est-ce pas ?

ÉDOUARD.

Non monsieur.

LEDOUX.

Blessé seulement... vite un médecin !...

ÉDOUARD.

C’est inutile... il est très bien portant... grâce aux gardes du commerce.

LEDOUX.

Comment cela ?

ÉDOUARD.

Ils l’ont arrêté pour une lettre de change de deux mille francs... juste au moment...

LEDOUX.

Où il allait se faire tuer... sans égard pour sa signature... Braves gardes du commerce !... J’ai toujours eu du respect pour ce corps aussi utile que respectable... Où est-il cet imprudent ?...

ÉDOUARD.

En bas, entre leurs mains... Il demande que vous l’en tiriez...

LEDOUX.

Demain... demain... nous avons le temps... et j’attendrais même sa majorité que ça serait peut-être encore plus sûr... Je verrai... En attendant, mes amis, occupons-nous de nos affaires... Je t’avais bien dit que tu serais avoué...

ÉDOUARD.

Moi !...

LEDOUX.

Voilà la femme qui t’apporte cent vingt-cinq mille francs...

ÉDOUARD.

Et comment cela ?...

LEDOUX.

Ça ne vous regarde pas... On vous le dira... et pour payer le reste de ta charge, ça me regarde... je fournirai les sommes nécessaires, hypothéquées sur la dot de ta femme... Et de temps en temps... j’irai vous voir... à cinq heures... vous demander à dîner...et puis un jour... puisqu’après tout, on ne peut emporter sa fortune avec soi, et qu’il faut malheureusement la laisser à quelqu’un... c’est ta femme qui sera mon héritière...

LE DUC.

En vérité !...

LEDOUX.

Vous voyez, monsieur le duc, ce que je fais pour vous...

LE DUC, lui serrant la main.

Ledoux, je vous en remercie.

JULIETTE, à Ledoux.

Et que puis-je faire, monsieur, que puis-je faire pour vous ?

LEDOUX.

M’embrasser...

JULIETTE, l’embrassant.

Ah ! de grand cœur.

LEDOUX.

C’est dit... c’est dit... tu auras tout après moi... Et même je ne dis pas... il est possible... que plus tôt... Allons... allons, du calme... du sang-froid... J’allais perdre la tête...

LE CHŒUR

Air : Au profit des amours.

Profitons des beaux jours ;
Les honneurs, la richesse
Valent-ils la tendresse
Et les jeunes amours ?

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