Le Tombeau de Maître André (Claude-Ignace BRUGIÈRE DE BARANTE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 29 janvier 1695.

 

Personnages

 

MAÎTRE ANDRÉ, cabaretier (MEZZETIN)

MARINETTE, femme de maître André

COLOMBINE, fille de maître André

PIERROT, domestique de maître André

ARLEQUIN, amant de Colombine

SCARAMOUCHE, soldat

UN TAMBOUR (MEZZETIN)

DEUX GARÇONS cabaretiers chantants

LES SUIVANTS de la pompe funèbre

 

La scène est dans le cabaret de maître André.

 

 

Scène première

 

MEZZETIN, en tambour, une bouteille à la main, SCARAMOUCHE en soldat

 

MEZZETIN.

À la rivière, à la rivière, si tu as envie de t’abreuver.

SCARAMOUCHE.

Tu as beau faire, la bouteille m’appartient, et je l’aurai.

MEZZETIN.

C’est donc quand je l’aurai bue.

SCARAMOUCHE, tirant l’épée.

Ah, morbleu, c’est trop m’insulter. L’épée à la main, coquin.

MEZZETIN.

Je le veux bien. J’ai déjà remarqué la place ou je te veux donner le coup.

SCARAMOUCHE.

Et moi, si je te prends, avec mon doigt, je te lèverai si haut, que tu auras plutôt peur de la faim que de la chute.

MEZZETIN.

Nous verrons : mais il faut faire les choses dans les formes ; car il n’est pas séant de sortir de ce monde sans prendre congé de ce qu’on aime. Faisons mutuellement nos adieux à la bouteille.

SCARAMOUCHE.

Soit, je veux bien t’accorder ce délai.

MEZZETIN habille la bouteille de noir, et chante.

Digne rejeton de la treille,
Soyez témoin de mes transports jaloux.
Pour ne vous perdre pas, ô beauté sans pareille,
Je m’expose aux plus rudes coups.
Ah ! ma chère bouteille,
Votre charmant glou, glou,
Nuit et jour me réveille.
Que mon sort serait doux,
Si je vivais pour vous !

TOUS DEUX, ensemble.

Que mon sort serait doux,
Si je vivais pour vous.

SCARAMOUCHE.

Hé bien, es-tu prêt à présent à te lasser tuer ?

MEZZETIN.

Écoutes, n’y aurait-il point moyen d’accorder cette affaire, en buvant chacun notre moitié ? car je prévois un grand malheur ; le vainqueur sera pendu, et le mort ne boira pas.

SCARAMOUCHE.

Ah, poltron, tu as peur !

MEZZETIN.

Non pas, mais c’est que je raisonne sur les événements. Oh, voici Arlequin, veux-tu l’établir juge de notre différend ?

SCARAMOUCHE.

J’y consens.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, MEZZETIN, SCARAMOUCHE

 

ARLEQUIN.

Bonjour, nos amis : comment va la joie ? Hé bien, êtes-vous toujours altérés ? Voici un temps bien salé, n’est-ce pas ?

MEZZETIN.

Tu viens à propos, par il faut que tu nous juges.

ARLEQUIN.

Écoutez, Vous pourrez bien aller tous deux aux galères, si je m’en mêle. Mais de quoi s’agit-il ?

SCARAMOUCHE.

De juger un petit différend qui est entre nous.

ARLEQUIN.

Vous me prenez à propos pour vous juger, car je suis à jeun. De quoi est-il question ?

MEZZETIN.

D’une bouteille.

ARLEQUIN.

Et qui est la partie intervenante ? La colle de poisson, peut-être ?

SCARAMOUCHE.

Non, c’est une bouteille que nous avons volée.

ARLEQUIN.

Oh, si ce n’est que cela, il n’y a rien de plus aisé à décider. Je m’en vais l’avaler, et vous me verrez boire tous deux.

MEZZETIN.

Ce n’est pas ainsi que nous l’entendons.

ARLEQUIN.

Mais qui payera les épices du juge ?

SCARAMOUCHE.

Écoutes, écoutes. Je suis entré ce matin dans un cabaret, j’ai vu la susdite bouteille sur la table : j’ai fait signe à Mezzetin de la prendre pendant que j’amusais la petite fille.

ARLEQUIN.

Où l’ont vos témoins ?

MEZZETIN.

Il n’y avait que la bouteille.

ARLEQUIN.

N’est-ce point quelque faux témoin ? Est-elle bien pleine, au moins ?

Il prend la bouteille, et la soulève.

SCARAMOUCHE.

Oh, je te le garantis fane reproche.

ARLEQUIN.

Mettez-moi donc en posture de vous juger ; il n’est pas de la bienséance qu’un juge donne ses audiences de bout, comment dormirait-il ?

MEZZETIN.

Tiens, assis-toi sur mon tambour.

ARLEQUIN, étant assis.

Fort bien. Or sus, plaidez. Surtout, point de supposition. Venez au fait avant que de commencer.

SCARAMOUCHE.

Je vous disais donc, monsieur...

ARLEQUIN.

Attendez. Il me vient un scrupule. Nous disons en justice que teflis unus, teflis nullus, un seul témoin ne peut agir. N’en auriez-vous point quelqu’autre ? Là ; quelque grignon de pain, quelque morceau de fromage ?

MEZZETIN.

Voici un pain de deux liards, que j’avais pris pour boire mon vin.

SCARAMOUCHE.

Et voici un cervelas que j’avais pris dans le même dessein.

ARLEQUIN, prenant le pain et le cervelat.

Oh, votre affaire va aller bon train. Voici deux témoins qui pourront bien nuire au premier.

MEZZETIN.

Nous étions sortis ce matin ensemble...

ARLEQUIN.

Attendez, tournez-vous un peu, que j’interroge les témoins.

Il boit et mange.

Ces raisons ne sont pas méchantes. Poursuivez.

MEZZETIN.

Nous avons vu la bouteille sur la table ; et à cet aspect, monsieur...

SCARAMOUCHE.

Tu as menti, c’est moi qui l’ai vue.

ARLEQUIN.

Point d’injures, vous faites comme les procureurs. Le cas est douteux, faisons le recollement des témoins.

Il boit et mange.

Ils parlent juste, il n’y a pas un seul article d’oublié. Je crois que vous gagnerez tous deux votre cause.

Voyant qu’il n’y a plus de vin dans la bouteille.

Je m’en vais juger, les témoins n’ont plus rien à dire. Paix-là, silence.

Je ne suis pas de ces donneurs d’arrêts,
Que dans le cabinet leur dicte une coquette.
Comme juge sensé je mange et bois les frais
De votre burlesque procès.
Des sottises d’autrui le barreau fait goguette.
Ma réponse en deux mots me va justifier.
Pour vous mettre d’accord, c’est ainsi que j’ordonne :
Tenez, prenez le verre, et vous prenez l’osier.
Adieu, jusqu’au revoir, la bouteille était bonne.

MEZZETIN.

Et j’en reçois le prix, je l’ai bien mérité.

Rappelant Arlequin qui s’en va.

Monsieur, monsieur, l’on a corrompu mes témoins, faites que je leur parle.

ARLEQUIN.

Venez dans deux heures, je vous les ferai voir tout corrompus.

Il s’en va.

Mezzetin et Scaramouche disent qu’il faut penser a l’enterrement de maître André, ils concertent entre eux de marier Scaramouche avec sa veuve, et Arlequin avec Colombine sa fille. Scaramouche dit à Mezzetin qu’il est en peine de lui trouver une fille pour le marier. Mezzetin dit qu’étant amis, il y aurait assez de ces deux femmes pour tout trois. Ils s’en vont après cette scène, qui se fait de caprice.

 

 

Scène III

 

MARINETTE, PIERROT

 

Le théâtre représente une chambre dont on détache la tapisserie, avec plusieurs hardes qu’on met par monceaux sur une table.

MARINETTE, pleurant.

Ah, ah, ah, je n’en puis plus !

PIERROT.

Ne criez donc pas si haut, vous étourdissez ce pauvre mort.

MARINETTE.

Puis-je modérer ma douleur ! Le pauvre homme ! Nous étions bien nés l’un pour l’autre ! il n’a jamais dit oui à ce que je lui demandais, et j’ai toujours dit non à ce qu’il voulait que je fisse. Ah, Pierrot ! je lui ai bien dit qu’il se crèverait à force de boire.

PIERROT.

Bon bon : le crèverait ; vous vous moquez. Buvant toujours de la même façon, n’était-ce pas vivre de régime ?

MARINETTE.

Perdre un mari à la fleur de mon âge ! car je n’ai que trente ans, tu le fais bien.

PIERROT.

Oh, sans mettre la main au feu, cela est vrai. Il y a plus de dix ans que je vous l’ai entendu dire.

MARINETTE.

Je n’aurais plus le plaisir de le mettre au lit comme je faisais, quand il revenait à la maison tout ivre et tout crotté. Pour cela, il n’était point incommode quand il avait bu.

PIERROT.

C’était l’homme du monde qui rotait le plus discrètement.

MARINETTE.

Mais, mon pauvre Pierrot, as-tu pris soin de songer à nos petites affaires ?

PIERROT.

J’ai déjà mis à l’écart toute la vaisselle d’argent, et une partie du linge. Je suis expéditif dans des affaires de pareille conséquence. Il faut prendre garde que votre fille ne s’en aille le dire à personne, C’est une petite créature bien remuante.

MARINETTE.

Tu as raison, Pierrot. Mais si nous consultions notaire, je crois qu’avec les lumières qu’il nous donnerait, il nous ôterait tout scrupule.

PIERROT.

Bon : je suis plus d’à-moitié notaire, car j’ai le cœur dur et sans foi. Il faut que vous fassiez passer les trois quarts du bien du défunt, et ce qu’il y a de meilleur chez vous, pour vos bijoux de noce, c’est bien assez de laisser à votre fille aînée le bouchon, la maison est déjà bien achalandée.

MARINETTE.

Je suivrai ton avis, Pierrot, car tu es homme d’esprit.

PIERROT.

On voit bien que vous ne savez encore ce que c’est que d’être veuve.

MARINETTE

Oui, j’y suis résolue, je détournerai adroitement tout ce qu’il y aura de meilleur.

PIERROT.

Cela fera d’un grand soulagement pour le tuteur, que vous choisirez après à votre fantaisie. Mais que nous veut votre fille Colombine ?

MARINETTE.

Hélas : ne saurait-elle nous laisser pleurer à notre aise !

 

 

Scène IV

 

COLOMBINE, MARINETTE, PIERROT

 

COLOMBINE, tout effrayée.

Ah, ma mère, ma mère !

MARINETTE.

Qu’avez-vous donc ma fille ?

COLOMBINE.

Ah, ma mère ! je crois que mon père remue. Venez voir.

PIERROT.

Oh, je vous le garantis mort : il a laissé du vin dans son verre.

MARINETTE.

Hélas, serait-il bien vrai ? Le pauvre homme ! Pierrot, qu’en crois-tu ?

PIERROT.

Bon : Est-ce qu’on attrape le monde comme cela ! Puisqu’il a fait la figure de mourir, il faut qu’il achève de bonne grâce.

COLOMBINE, à Marinette.

Vous avez bien peu d’empressement d’aller vérifier l’espérance que j’ai de voir revivre mon père.

MARINETTE.

Voyez, voyez ce qu’elle veut dire ! Mon cher mari... Pierrot, as-tu rongé à la tapisserie qui est dans la chambre ? hem ? Ah, ah !

Elle pleure.

PIERROT.

Hé, là, là, ne vous affligez pas tant ; il ne restera pas une toile d’araignée.

Vers Colombine.

Oh, que cela est vilain de vouloir faire revivre les gens qui sont morts !

COLOMBINE.

Mais il me semble que tout est en désordre ici. De quoi t’avises-tu, Pierrot, de détendre la tapisserie ?

PIERROT.

C’est, que nous sommes si affligés, votre mère et moi, que nous ne savons ce que nous faisons.

MARINETTE.

Oui, Pierrot a raison.

COLOMBINE.

Mais si un notaire venait pour faire au moins un inventaire ?

PIERROT.

Bon, bon : pourquoi dépenser de l’argent ? Laissez-moi faire ; je m’en vais apprendre à lire, et je vous inventoriserai après, tout cela par cœur.

COLOMBINE, à Marinette.

Mais allez voir au moins, si je me suis trompée. Je gagerais que mon père n’est pas mort.

PIERROT, à Marinette.

Hé bien, contentons donc votre fille, allons voir si le mort est en vie.

MARINETTE.

Allons donc.

Pierrot et Marinette rentrent.

COLOMBINE, seule.

Malheureuse que je suis, où sera mon recours ? Je n’ai personne dans mes intérêts, on me vole, on me pille, ils sont tous d’intelligence pour me ruiner. Oui, dans le désespoir où je suis, si je trouvais quelque honnête homme qui voulut m’enlever, je le suivrais de bon cœur. Mais que vois-je ? c’est Arlequin, le meilleur ami de défunt mon pauvre père. Ma douleur se réveille à son aspect.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, COLOMBINE

 

ARLEQUIN, habillé à la romaine, à part.

Je me suis habillé en héros, pour consoler ma maîtresse avec plus d’énergie.

COLOMBINE.

Seigneur, mon père est mort, je l’ai vu ce matin
Tomber en expirant sur un verre de vin :
Ce vin dont il remplit lui-même les futailles,
Ce vin qui tant de fois abreuva ses entrailles :
Ce vin qui de courroux fume encore aujourd’hui,
De voir qu’il est tiré pour d’autres ne pour lui ;
Qu’au milieu du repas une main indiscrète
N’eut osé sans l’aigrir répandre sur l’assiette ;
Ce vin, dis-je, l’objet de ses tendres désirs,
Vient d’être le témoin de ses derniers soupirs.
Excusez ma douleur à ce récit funeste,
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

ARLEQUIN.

Ma chère, l’eusses-tu dit ?

COLOMBINE.

Arlequin, l’eusses-tu cru
Qu’il fut mort, le pauvre homme, aussitôt qu’il eut bu ?
Le ciel n’a pas voulu qu’il vécut davantage.
Si le pauvre homme encor n’avoir fait ce voyage,
Qu’après avait pour moi fait le choix d’un époux,
Je trouverais mes maux moins cuisants et plus doux.

ARLEQUIN.

En cela le bon homme a manqué, je l’avoue.
Mais quoi : de nos désirs la fortune le joue.
La chose est plus touchante alors que l’on est deux,
Chacun y met du lien pour se consoler mieux.

COLOMBINE.

Non, ne m’en parlez pas, être fille à mon âge,
Parmi tant de douleurs c’est un triste apanage.
L’année est, je vous jure, ingrate en épouseurs.

ARLEQUIN.

C’est une marchandise un peu rare, et d’ailleurs
Vous ne savez que trop qu’en ce siècle de pierre,
De dix filles qu’on voit neuf sont sur la litière.
Elles cèdent d’avance au fumet d’un amant.
La fille cil un métal qui s’allie aisément :
Et quand au lieu de bled, la faisons plus seconde
Eut d’homme tout exprès ravitaillé le monde,
Pas une, nonobstant la disette du pain,
Avec un tel renfort ne fut morte de faim.

COLOMBINE.

Ah, monsieur, laissons-là toutes ces malheureuses.
Pour moi, j’ai des raisons qui sont bien plus fâcheuses.
Je perds un père, hélas ! qui m’aimait tendrement.
Mais ma mère aujourd’hui me vole impunément.
Unie avec Pierrot, qui n’est qu’un rien qui vaille,
Ils veulent me réduites à coucher sur la paille.

ARLEQUIN.

Sur la paille ? Ou mes yeux ne s’y connaissent pas,
Ou vous méritez bien sans doute un matelas.
Enfin sans barguigner, ni faire la revêche,
Permettez avec moi que l’Hymen vous dépêche.
De vos yeux fulminants mon poitrail rissolé,
D’un feu grégeois pour vous est à demi brûlé.
C’en est fait, les fripons m’en donnent pour mon compte
Au plus fin cotignac vos lèvres feraient honte.

COLOMBINE.

Qu’entends-je ? Quoi mon père à peine a clos les yeux,
Que vous me proposez de nous unir tous deux ?
Il semble à tous moments encor que tout l’altère.
Je crois le voir armé de ce funeste verre,
Dont le vin trahissant sa soif et son espoir ;
Répandu sur la nappe a dicté mon devoir.
Puis-je, dans ma douleur, aux nœuds du mariage
Assujettir l’amour qui pour moi vous engagez
Vous me percez le cœur, et dorez le couteau.

ARLEQUIN.

Va, je fois ton amant, et non pas ton bourreau ;
Prends deux jours, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

COLOMBINE.

La vengeance en ce cas pour moi seule a des charmes.
Et pour faire enrager ma mère en cet état,
Je t’épouse, pourvu que ce soit sans éclat.

ARLEQUIN.

La clause en est touchante, et bien considérée,
Mérite entre nous deux d’être un peu digérée.
Seul dans mon cabinet je vais la consulter.
Adieu, pour un moment il nous faut écarter.

COLOMBINE.

Après un traitement si rude et si funeste,
L’espoir de la vengeance est le seul qui me reste.

 

 

Scène VI

 

MARINETTE, ARLEQUIN

 

MARINETTE, seule

Je viens de donner ordre à presque toutes mes affaires. Mais voici quelqu’un. Pleurons.

Elle pleure.

ARLEQUIN, dans son habit.

Ah, madame, que j’ai de joie de vous voir pleurer ! Qu’il vous sied bien ce mouchoir, et que vous feriez une belle action et rare, de vous pendre de regret, après la perte que vous venez de faire.

MARINETTE.

Effectivement, monsieur, j’ai perdu un honnête homme.

ARLEQUIN.

C’était l’escarboucle des maris, et vous ayant épousée, l’on peut dire que c’était une perle dans du fumier, et un diamant enchâssé dans du plomb.

MARINETTE.

Que la justice que vous lui rendez me fait de plaisir dans mon affliction !

ARLEQUIN.

Comme je sas qu’une veuve est une compote de douleur, qui à force de le consumer au feu de la mélancolie, devient toute en bouillie...

MARINETTE.

Que vos expressions sont touchantes !

ARLEQUIN.

De même une fille est une allumette, qui s’enflamme par les deux bouts, quand on ne la marie pas.

MARINETTE

Hé bien, monsieur, que voulez-vous dire par-là ?

ARLEQUIN.

Je veux dire, madame, que je vous offre une façon de mari pour mademoiselle votre fille Colombine.

MARINETTE.

Quoi, vous avez la hardiesse de parler de mariage dans une maison toute remplie de deuil ?

ARLEQUIN.

Croyez-moi, ne, perdez pas l’occasion. Les filles sont d’un pauvre débit dans le temps où nous femmes, les hommes deviennent plus rares que jamais, et je connais maintes femmes qui s’estimeraient bienheureuses d’être reçues à y mettre l’enchère.

MARINETTE, en colère.

Vous êtes un insolent de demander ma fille, lorsque je suis à marier.

ARLEQUIN.

La pauvre femme !

MARINETTE.

Vous êtes un étourdi et un malavisé.

ARLEQUIN.

D’accord.

MARINETTE, pleurant.

Si mon pauvre mari savait cela, fripon !

ARLEQUIN.

Ne lui en dites rien, je vous prie, j’aime mieux vous épouser.

MARINETTE, s’adoucissant.

Vous m’avez mis bien en colère.

ARLEQUIN.

Je vous en demande pardon. J’aime autant épouser la mère que la fille. Mais dites-moi, votre mari ne vous a-t-il pas laissé quelque argent, quelque rente sur l’hôtel de ville ? quelque petite gueuserie comme cela !

MARINETTE.

Je vous vais faire apporter le testament, et vous verrez si une femme comme moi n’est pas de l’argent comptant.

À Colombine.

Petite fille, apportez-moi ce papier ?

ARLEQUIN.

Oh, cela étant, je vous consolerai gaiement.

 

 

Scène VII

 

COLOMBINE, MARINETTE, PIERROT, ARLEQUIN, SCARAMOUCHE

 

COLOMBINE.

Tenez, ma mère, voilà le papier que vous me demandez, voulez-vous que je le lise ?

MARINETTE.

Non, donnez-le à monsieur.

SCARAMOUCHE.

Qu’est-ce que cela ?

ARLEQUIN.

Le testament du pauvre maître André.

SCARAMOUCHE.

Donnez-le-moi, je m’en vais le lire.

ARLEQUIN.

Ce serait un testament énigmatique, car si tu le lisais, on n’y entendrait rien.

PIERROT.

Pour moi, je le lirais bien : mais maître André ne savait pas allez bien l’orthographe.

MARINETTE.

Oh, monsieur, de grâce, donnez-vous la peine de nous en faire la lecture.

ARLEQUIN lit.

Testament fait en faveur des hoirs masculins, féminins et neutres, de maître André leur père putatif, substantif et adjectif.

Primò.
Je laisse cette maison à qui elle appartient.

PIERROT.

Il était le plus libéral homme du monde, il n’avoir rien à lui.

ARLEQUIN lit.

Pour toute funéraille,
Au lieu d’un superbe tombeau,
Je ne veux qu’un simple tonneau
Qui fait à peu près de ma raille.

MARINETTE.

Il n’avait point de vanité, il fuyait toujours la dépense.

PIERROT.

Oh, il y avoir longtemps, que le pauvre homme travaillait à sa fosse, il en tirait plus de vingt bouteilles de vin par jour.

ARLEQUIN lit.

Sans le secours d’aucun huissier,
Je veux que mon testament vaille.
Mon ventre ayant été toujours une futaille,
Je le laisse à mon tonnelier.

PIERROT.

Oh, il était bon mari, il n’y avait rien à perdre avec lui.

ARLEQUIN lit.

Ma femme ne fut pas vestale...

MARINETTE.

Qu’allez-vous lire là ?

ARLEQUIN.

Ce sont ses dernières volontés.

MARINETTE.

Ce ne font que des sottises.

COLOMBINE.

Hé, ma mère, puisqu’il vous les pardonne, laissez-le lire.

ARLEQUIN lit.

Ma Femme ne fut pas vestale.
Je lui pardonne toutefois
D’avoir avec certain grivois
Écorné la foi conjugale.
Seulement d’une chose il faut que je me plaigne.
C’est qu’avec trop d’éclat elle amis sur mon front,
Le bois de cerf d’un pied de long,
Que j’avais pris dans mon enseigne.

Ah, j’entends, j’entends. Il était l’enseigne et le cabaret.

Il continue de lire.

Je lui donne permission
De faire un second mariage :
Car de vouloir tenir jeune femme en veuvage,
C’est vouloir hors de l’eau faire vivre un poisson.
Je lui laisse pour héritage,
Outre le soin de ma maison,
Mes meubles qu’elle usait, par son mauvais ménage
De plus d’une façon ;
Ma fille pour la portion,
Aura la boutique en partage,
Et fera valoir le bouchon.

COLOMBINE.

Oh, mon père m’a toujours aimée tendrement, et savait bien ce qu’il me fallait.

ARLEQUIN, à Marinette.

Mais, madame, sur tous ces legs-là je ne trouverais pas de la moutarde pour des saucisses.

MARINETTE.

Voyez le reste, monsieur.

ARLEQUIN.

Ce sera pour une autre fois, allons-nous-en aux funérailles.

 

 

Scène VIII

 

On ouvre le fond du théâtre. Tous les acteurs de la comédie y font. Maître André paraît couché sur son tombeau, tenant une bouteille d’une main, et un verre à moitié plein de l’autre. Un tonneau fait la base du mausolée, qui est composé de tous les ustensiles de cuisine et de cabaret. Le deuil marche deux à deux, savoir deux trompettes une guitare et un violon. Arlequin en deuil sur un âne, frappant sur deux timbales : la femme de maître André, sa fille, deux petits garçons, deux petites filles, et tous les garçons du cabaret en deuil. Tous passent devant le mausolée, et se rangent sur les deux côtés du théâtre. Les violons jouent un air convenable au sujet, et un des garçons du cabaret s’avance au milieu, et chante les paroles suivantes.

La parque a fermé pour jamais
Ce gosier friand de bons mets,
Et dont Bacchus tiroir toute sa gloire.
Pour pleurer dignement ce buveur merveilleux,
Mes amis, voulez-vous m’en croire ?
Buvons, buvons à qui mieux mieux,
Jusqu’à ce que le vin nous sorte par les yeux :
Ce seront là des pleurs dignes de la mémoire.

LE CHŒUR.

Maître André, c’est à vous
Que nous buvons tous.

LE GARÇON DE CABARET.

Diogène à maître André
Peut sans honte être préféré,
L’un comme un sage philosophe,
Dans un tonneau finit son sort,
L’autre comme un buveur, voulut après sa mort
Être doublé de même étoffe.

LE CHŒUR.

Maître André, c’est à vous
Que nous buvons tous.

Pendant que les violons jouent, maître André se réveille.

MAÎTRE ANDRÉ, en chantant.

À boire, à boire, à boire.

ARLEQUIN chante.

Je vais répondre à votre impatience :
Mânes plaintifs, cessez de murmurer.

MARINETTE.

Ah, mon cher mari, tu n’es donc pas mort ?

LES ENFANTS.

Ah, mon cher papa, mon cher papa, mon cher papa !

MAÎTRE ANDRÉ après être descendu de dessus le tonneau, chante les paroles suivantes, et tous les acteurs ayant chacun une bouteille et un verre à la main, font toutes les postures marquées par la chanson.

Sus, fus, qu’on le réveille,
Courons tous au buffet,
D’une main prenez la bouteille,
Et de l’autre un verre bien net.
Haut le coude, verrez,
Portez le vin au nez,
Admirez la couleur vermeille.
Trinquez, choquez
Bénissez le dieu de la treille.
Ouvrez la bouche, sablez.
Rubis sur l’ongle, humez la goule.
Reversez dans vos gobelets,
Et préparez au vin une nouvelle route,
Par un doux concert de baquets.
Au fond de notre ventre,
Comme dans {ou vrai centre,
Faisons couler cet agréable jus.

Qu’il est doux de faire la guerre
Avec la bouteille et le verre !
Les vainqueurs comme les vaincus
Également l’ont mis par terre.
Qu’il est doux de faire la guerre
Avec la bouteille et le verre.

ARLEQUIN, au parterre, en chantant.

Qu’il est doux de vous faire rire,
Quand vous apportez de quoi frire.
Votre argent, tout des plus comptants,
Va grossir notre tirelire,
Qu’il est doux de vous faire rire
Quand vous apportez de quoi frire.

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